Hétérotopies couverture : Vladimir Tatline, projet pour un Monument à la Troisième Internationale, 1919-1920 jaquette : Farah Atassi, Space for Objects, 2013 (détail)
Des avant-gardes dans l’art contemporain
Hétérotopies
couverture : Theo Van Doesburg (1883-1931) jaquette : Ryan Gander, La Joute (My Neotonic Ovoid Contribution to Modernism), 2016 (détail)
Les mots et les choses 4 ». Foucault ne faisait que reprendre un terme qu’il avait lui-même proposé afin de nommer quelque chose qu’il voulait soigneusement distinguer de l’utopie. Sans doute prenait-il cette peine parce qu’il soupçonnait qu’on pourrait – qu’on allait, et malgré lui, bien sûr – confondre l’une et l’autre, l’utopie et l’hétérotopie (et j’y songe justement à l’instant : les avant-gardes ne sont pas hétérotopiques et si l’une des notions devait être leur affaire, ce serait plutôt l’utopie). Il écrivait : « Les utopies consolent […]. Les hétérotopies inquiètent. » Et, un peu plus loin : « Les utopies permettent les fables et les discours : elles sont dans le droit fil du langage, dans la dimension fondamentale de la fabula ; les hétérotopies […] dessèchent le propos, arrêtent les mots sur euxmêmes, contestent, dès sa racine, toute possibilité de grammaire ; elles dénouent les mythes et frappent de stérilité le lyrisme des phrases 5. » « Contester, dès la racine, toute possibilité de grammaire… » De nouveau, il me faudrait de la place pour montrer, et pas seulement affirmer (ce que je me contenterai de faire ici), combien l’idée la plus classique de l’art s’est efforcée de promouvoir le contraire. Faire quasi-grammaire ou syntaxe (ce n’est pas sans rapport avec le concept de composition que j’opposais à l’instant à celui de juxtaposition) avec ou depuis les ingrédients de l’art plastique de la peinture, telle fut en effet longtemps la grande gageure. De cette gageure, la modernité, justement, s’est défaite au profit de cette beauté peu ou prou invoquée depuis le texte princeps de Baudelaire. Mais le contemporain, où en est-il ? Où en est-il s’il ne veut pas, s’il ne veut plus, de la modernité ou s’il entend, la concurrençant, gagner sur elle ? Ce ne serait pas l’un des moindres paradoxes de notre temps que de s’apprêter à juger hétérotopiques des opérations dont l’ambition et même l’enjeu seraient en dernière analyse de défaire les modernes en art.
1
Clement Greenberg, « Towards a Newer Laocoon », Partisan Review, 1940. Pascal Krajewski vient de proposer une traduction de ce texte dans la revue Appareil [en ligne], mise en ligne le 12 juillet 2016 (http://appareil.revues.org/2288).
2
Michel Foucault, Le Corps utopique, les hétérotopies, Fécamp, Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p. 36. Nous sommes à la toute fin du propos. Le navire n’est donc pas seulement, ni explicitement, le meilleur des exemples donnés par M. Foucault lui-même, c’est aussi le dernier. « Le bateau, le grand bateau du xixe siècle, écrit-il, est un morceau d’espace flottant, un lieu sans lieu, vivant par lui-même, fermé sur soi, libre en un sens, mais livré fatalement à l’infini de la mer… »
3
Michel Foucault, Le Corps utopique, les hétérotopies, op. cit., p. 28-29.
4
« Hétérotopie : tribulations d’un concept entre Venise, Berlin et Los Angeles », postface à Michel Foucault, Le Corps utopique, les hétérotopies, op. cit., p. 39.
5
Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 9-10.
6
Ibid., p. 10. Je souligne la présence, déjà dans ce texte, de la référence au rectangle.
12
Dernier mot, dernier trait à souligner. Après avoir dit l’opposition de l’hétérotopie à la grammaire, aux mythes et au lyrisme des phrases, Foucault se souvenait, dans Les Mots et les Choses, que « certains aphasiques n’arrivent pas à classer de façon cohérente les écheveaux de laines multicolores qu’on leur présente sur la surface d’une table ; comme si ce rectangle uni ne pouvait servir d’espace homogène et neutre où les choses viendraient à la fois manifester l’ordre continu de leurs identités ou de leurs différences et le champ sémantique de leur dénomination. Ils forment, en cet espace uni où les choses normalement se distribuent et se nomment, une multiplicité de petits domaines grumeleux et fragmentaires où des ressemblances sans nom agglutinent les choses en îlots discontinus6… » Dois-je commenter ? Dois-je dire combien de rectangles picturaux dus aux modernes (mais des architectures également, voire des pièces musicales, des cellules rythmiques, des écarts tonals) me viennent à l’esprit à la lecture de ces lignes ? Puis-je dire que me convient, et, plus objectivement, que devrait convenir en général l’idée que j’en tire (pourquoi pas d’autres, par conséquent, aussi bien que moi ?) que la modernité stricto sensu est, aura été en tout cas, profondément aphasique ? Quoi qu’il en soit, il y a bien ces valeurs à ne pas mésestimer : les « petits domaines grumeleux et fragmentaires », les « petits îlots discontinus ». Juxtaposition, fragmentation, discontinuité, voilà en définitive des traits plastiques. Qu’ils soient fort peu discursifs, ces traits, qu’ils soient, a fortiori, non bavards, c’est-à-dire peu faits, si peu faits aux logiques intentionnelles des projets et aux perspectives prometteuses des avant-gardes prétendues doit-il suffire à les défaire de nos mémoires ? J’espère qu’au moins on en doutera.
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Des roseaux et des ruines. D’utopies en hétérotopies
De Michel Aubry à Xavier Veilhan, de Bertrand Lamarche à Cyprien Gaillard en passant par Farah Atassi, Ryan Gander, Anri Sala et Haegue Yang, les artistes réunis dans l’exposition « Hétérotopies. Des avant-gardes dans l’art contemporain », malgré la diversité et les humeurs disparates de leurs productions, ont un dénominateur commun : la relation au modernisme historique. Depuis une vingtaine d’années, pour nombre d’artistes, se référer au modernisme – citer ses formes, évoquer son idéologie et explorer son histoire – est devenu un véritable modus operandi. Il faut savoir reconnaître là comme un véritable fait d’époque. Des expositions telles que « Painting the Glass House : Artists revisit Modern Architecture » (2008, The Aldrich Contemporary Art Museum, Ridgefield, Connecticut), « Modernologies » (2009, MACBA, Barcelone), « Les lendemains d’hier » (2010, musée d’Art contemporain de Montréal), « Modernism as a Ruin. An Archaeology of the Present » (2009, Fondation Generali, Vienne), « Rehabilitation » (2010, Wiels, Bruxelles), « Modernity ? » (2007, Documenta 12, Kassel), « The Way We Live Now, Modernist Ideologies at Work » (2015, Carpenter Center for the Visual Arts Harvard University) ou encore « Re-Corbusier » (2015, Fondation Le Corbusier, Paris), ont montré que le modernisme était au cœur des préoccupations esthétiques contemporaines.
Marjolaine Lévy
Le modernisme auquel se réfèrent les œuvres qui témoignent de ce phénomène est celui des avant-gardes historiques de la première moitié du xxe siècle et de leurs héritiers, et plus précisément celui des architectes et des designers. Si les architectures les plus connues de Le Corbusier et de Ludwig Mies van der Rohe, si le design iconique de Wilhelm Wagenfeld ou de Marcel Breuer tiennent une place de premier ordre dans bien des productions de la période récente, certains artistes choisissent toutefois de travailler sur des architectes et des designers moins célèbres, parfois inconnus. Que les acteurs des histoires racontées par ces œuvres contemporaines soient des figures de premier plan ou plus secondaires, des pionniers ou des suiveurs, tous appartiennent à ce moment de l’histoire où, du Bauhaus à De Stijl, du purisme au constructivisme, une religion du Nouveau et un culte de la Fonction, dans une conjonction de morale, de passion technique et de culture du beau, se sont emparés de la conscience esthétique et où, au nom des effets sociaux de l’art, la question même de la disparition de celui-ci s’est posée.
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Si les œuvres présentées au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg et à l’Aubette revisitent, chacune à sa façon, le grand récit moderniste, toutes peut-être commercent avec l’utopie moderniste d’une manière que permet sûrement d’éclairer le célèbre texte qu’écrivit Michel Foucault en 1967, à l’occasion d’un séjour en Tunisie : « Des espaces autres ». « Des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies ; et je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir1. » Comme exemples d’hétérotopies, Foucault cite notamment les prisons, les maisons de repos, les cliniques psychiatriques, les cimetières, mais également les salles de théâtre et de cinéma, les bibliothèques, les musées et les jardins.
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Konstantin Melnikov, Villa Arbat, 1929
Kasimir Malevitch, Architectones, vers 1920
Theo Van Doesburg (1883-1931)
Theo Van Doesburg, Salle des fĂŞtes, Aubette, 1928
Alexandre Rodtchenko, Le Club ouvrier, 1925
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Oskar Schlemmer, Ballet triadique, 1922
Naum Gabo (1890-1977)
Piet Mondrian (1872-1944)
Robert Mallet-Stevens, Villa Noailles, 1923-1925
Le Corbusier, La CitĂŠ radieuse, 1952
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Ryan Gander, Samson’s Nudge, or Vitrail composition abstraite désaxée, 2016 Sculpture, 2 × 75 × 100 × 130 cm
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Ryan Gander
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Ryan Gander, This Is Creative Play, This Involves Some Risk Taking – Auto Abstraction, 2016 Accrochage de salon selon la méthode Cuisenaire. Pin teinté sur contreplaqué en cerisier, 400 × 900 cm
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Edi Rama, Preparatory Drawings for the Tirana Faรงades Project, 2000 Feutre sur papier, dimensions variables
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Edi Rama Anri Sala
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Anri Sala, Dammi i colori, 2003 Vidéo, couleur et son, 14’
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Xavier Veilhan, Les Rayons (Strasbourg), 2016 Caoutchouc, polypropylène, acier, aluminium, nylon, 1200 × 1200 × 650 cm
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Xavier Veilhan Nicolas Godin
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Xavier Veilhan, Le Corbusier, 2014 Carbone, contreplaqué, acier, 100 × 36 × 21 cm
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Haegue Yang, Sonic Rotating Geometries Type F – Nickel Plated #19, 2013 Tôle d’acier, revêtement par poudrage, roulements à billes, grille métallique, cloches nickelées, anneaux métalliques, peinture, 100 × 100 × 8 cm
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Haegue Yang
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Haegue Yang, Sonic Rotating Geometries Type F – Nickel Plated #19, 2013 (détail) Tôle d’acier, revêtement par poudrage, roulements à billes, grille métallique, cloches nickelées, anneaux métalliques, peinture, 100 × 100 × 8 cm
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Farah Atassi, Space for Objects, 2013 Huile sur toile, 190 × 180 cm
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Farah Atassi
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Farah Atassi, Space for Objects, 2013 (détail) Huile sur toile, 190 × 180 cm
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Michel Aubry
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Michel Aubry, Mise en musique du pavillon de l’URSS de Melnikov, 1925, 2013 Canne de Sardaigne, bois, 260 × 300 × 120 cm
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Cyprien Gaillard
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Bertrand Lamarche
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Bertrand Lamarche, Le Haut du Lièvre, 2012 (détail) Maquette, matériaux mixtes, câbles, LED, programmateur MIDI, 500 × 50 × 16 cm
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Ryan Gander La Joute
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Ryan Gander, Up ended Breuer Chair After Seven Inches of Snowfall, 2016 Chaise et neige en résine sculptée, 85 × 89 × 85 cm
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Hétérotopies couverture : Vladimir Tatline, projet pour un Monument à la Troisième Internationale, 1919-1920 jaquette : Farah Atassi, Space for Objects, 2013 (détail)
Des avant-gardes dans l’art contemporain
Hétérotopies
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