Valérie Favre. La première nuit du monde

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Valérie Favre

La première nuit du monde

Valérie Favre

La première nuit du monde


Valérie Favre La Première Nuit du monde   10 Préfaces

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Fragments Balls & Tunnels Ghosts

58 Entretien entre Valérie Favre, Joëlle Pijaudier-Cabot et Estelle Pietrzyk 175 Interview with Valérie Favre by Joëlle Pijaudier-Cabot and Estelle Pietrzyk 187 Valérie Favre im Gespräch mit Joëlle Pijaudier-Cabot und Estelle Pietrzyk

73   88 178 191

96 145 182 194

160 170 184 197

Les Théâtres

Corine Pencenat La peinture comme devenir-monde de la pensée Painting: the advent of a world of thought Die Malerei als Welt-Werden des Denkens

Thomas l’Obscur

8

Daniel Payot Main pensant la nuit Hand that thinks night Nacht denkende Hand

Dessins Heike Fuhlbrügge Interstices précaires dans les dessins et les collages de Valérie Favre Precarious interstices in Valérie Favre’s drawings and collages Prekäre Zwischenräume in den Zeichnungen und Collagen von Valérie Favre

200 Liste des expositions 201 Bibliographie

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Valérie Favre La Première Nuit du monde 10

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Préfaces

Fragments Balls & Tunnels Ghosts Entretien entre Valérie Favre, Joëlle Pijaudier-Cabot et Estelle Pietrzyk Interview with Valérie Favre by Joëlle Pijaudier-Cabot and Estelle Pietrzyk Valérie Favre im Gespräch mit Joëlle Pijaudier-Cabot und Estelle Pietrzyk

Les Théâtres Corine Pencenat La peinture comme devenir-monde de la pensée Painting: the advent of a world of thought Die Malerei als Welt-Werden des Denkens

Thomas l’Obscur Daniel Payot Main pensant la nuit Hand that thinks night Nacht denkende Hand

Dessins

170 184 197

Heike Fuhlbrügge Interstices précaires dans les dessins et les collages de Valérie Favre Precarious interstices in Valérie Favre’s drawings and collages Prekäre Zwischenräume in den Zeichnungen und Collagen von Valérie Favre

200 201

Liste des expositions Bibliographie

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Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2013-2014

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014-2015

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014-2015

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014-2015

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014-2015

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Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2013-2014

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014-2015

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014-2015

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014-2015

Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014-2015

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Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014-2015

46 Ghost (Fisch und Pferd), 2013-2014 Huile sur toile, 40,5 · 60 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub

50 et 40 (détail) Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014 Huile sur toile, 41 · 30 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub

46 Ghost (Ring), 2014-2015 Huile sur toile, 60 · 80 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Uwe Walter

51 Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 Huile sur toile, 40 · 30 cm Galerie Barbara Thumm, Berlin Photo Uwe Walter

54 Redescription / n ach Goya (Rotkäppchen Zyklus), 2012 Huile sur toile, 170 · 130 cm Collection particulière Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub

48 et 26 (détail) Ghost, 2013-2014 Huile sur toile, 40 · 60 cm Galerie Barbara Thumm, Berlin Photo Jens Ziehe

51 Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 (Avant-dernier état) Huile sur toile, 43,3 · 30,5 cm Galerie Barbara Thumm, Berlin Photo Uwe Walter

54 et 206 (détail) Ghost, 2011-2012 Huile sur toile, 30 · 24 cm Collection particulière Photo Uwe Walter

48 et 8 (détail) Ghost (Theater 2), 2013-2014 Huile sur toile, 44,5 · 73 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub 49 et 5, 23 (détails) Ghost (Vase mit Lampen), 2014 Huile sur toile, 40 · 65 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub 49 Ghost, 2014-2015 Huile sur toile, 50 · 75,5 cm Galerie Barbara Thumm, Berlin Photo Uwe Walter 50 Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2013-2014 Huile sur toile, 43,5 · 30 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub 50 Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014 Huile sur toile, 43,5 · 30 cm Collection particulière, France Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub 50 Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014 Huile sur toile, 41 · 30 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub

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51 Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 Huile sur toile, 40 · 30 cm Collection Wemhöner, Herford Photo Jens Ziehe 51 Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 Huile sur toile, 40 · 30 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Uwe Walter 52 et 6, 205 (détails) Ghost (Fligendes Pferd), 2014 Huile sur toile, 44,5 · 73 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich (v. avec Gabriela) Photo Thomas Strub 53 et 42 (détail) Ghost, 2014-2015 Huile sur toile, 44,5 · 73 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Uwe Walter 53 Ghost, 2014-2015 (Avant-dernier état) Huile sur toile, 40 · 60 cm Collection de l’artiste Photo Uwe Walter

54 Ghost, 2012 Huile sur toile, 40 · 30 cm Collection particulière Photo Uwe Walter

55 et 25 (détail) Redescription / n ach Goya (Rotkäppchen Zyklus), 2013 Huile sur toile, 43,5 · 30 cm Collection Florian Froehlich, Porrentruy Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub 55 et 43 (détail) Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 Huile sur toile, 40 · 30 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Uwe Walter 55 Ghost (d’après La Villa d’Este de Maximilien de Meuron) 2014-2015 Huile sur toile, 194 · 184 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Stefano Iori 56 et 45 (détail) Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 Huile sur toile, 60 · 50 cm Collection particulière Photo Jens Ziehe


Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014-2015

46 Ghost (Fisch und Pferd), 2013-2014 Huile sur toile, 40,5 · 60 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub

50 et 40 (détail) Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014 Huile sur toile, 41 · 30 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub

46 Ghost (Ring), 2014-2015 Huile sur toile, 60 · 80 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Uwe Walter

51 Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 Huile sur toile, 40 · 30 cm Galerie Barbara Thumm, Berlin Photo Uwe Walter

54 Redescription / n ach Goya (Rotkäppchen Zyklus), 2012 Huile sur toile, 170 · 130 cm Collection particulière Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub

48 et 26 (détail) Ghost, 2013-2014 Huile sur toile, 40 · 60 cm Galerie Barbara Thumm, Berlin Photo Jens Ziehe

51 Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 (Avant-dernier état) Huile sur toile, 43,3 · 30,5 cm Galerie Barbara Thumm, Berlin Photo Uwe Walter

54 et 206 (détail) Ghost, 2011-2012 Huile sur toile, 30 · 24 cm Collection particulière Photo Uwe Walter

48 et 8 (détail) Ghost (Theater 2), 2013-2014 Huile sur toile, 44,5 · 73 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub 49 et 5, 23 (détails) Ghost (Vase mit Lampen), 2014 Huile sur toile, 40 · 65 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub 49 Ghost, 2014-2015 Huile sur toile, 50 · 75,5 cm Galerie Barbara Thumm, Berlin Photo Uwe Walter 50 Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2013-2014 Huile sur toile, 43,5 · 30 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub 50 Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014 Huile sur toile, 43,5 · 30 cm Collection particulière, France Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub 50 Ghost (nach Goyas Hexenflug), 2014 Huile sur toile, 41 · 30 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub

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51 Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 Huile sur toile, 40 · 30 cm Collection Wemhöner, Herford Photo Jens Ziehe 51 Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 Huile sur toile, 40 · 30 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Uwe Walter 52 et 6, 205 (détails) Ghost (Fligendes Pferd), 2014 Huile sur toile, 44,5 · 73 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich (v. avec Gabriela) Photo Thomas Strub 53 et 42 (détail) Ghost, 2014-2015 Huile sur toile, 44,5 · 73 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Uwe Walter 53 Ghost, 2014-2015 (Avant-dernier état) Huile sur toile, 40 · 60 cm Collection de l’artiste Photo Uwe Walter

54 Ghost, 2012 Huile sur toile, 40 · 30 cm Collection particulière Photo Uwe Walter

55 et 25 (détail) Redescription / n ach Goya (Rotkäppchen Zyklus), 2013 Huile sur toile, 43,5 · 30 cm Collection Florian Froehlich, Porrentruy Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Thomas Strub 55 et 43 (détail) Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 Huile sur toile, 40 · 30 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Uwe Walter 55 Ghost (d’après La Villa d’Este de Maximilien de Meuron) 2014-2015 Huile sur toile, 194 · 184 cm Galerie Peter Kilchmann, Zurich Photo Stefano Iori 56 et 45 (détail) Ghost (nach Goyas Hexenflug) 2014-2015 Huile sur toile, 60 · 50 cm Collection particulière Photo Jens Ziehe


Entretien entre Valérie Favre, Joëlle Pijaudier-Cabot et Estelle Pietrzyk Comment décririez-vous la spécificité de cette exposition à Strasbourg par rapport aux autres projets que vous avez conçus par le passé ? Valérie Favre : Pour ma précédente exposition [« Selbstmord. Suicide », Neue Berliner Kunstverein, du 8 juin au 28 juillet 2013, NDLR], j’avais montré la série des Suicides, une série que j’ai mis dix ans à peindre. Pour le musée, c’est un tout autre déploiement. J’avais envie de réunir des œuvres issues de plusieurs séries que je voulais faire jouer ensemble. J’ai souhaité montrer trois ou quatre zones de travail avec d’une part, des séries en cours les Ghosts, Les Théâtres et, d’autre part, une série terminée, les Fragments. Je peins de manière sérielle depuis longtemps. Mes séries forment une sorte de construction, non pas une construction au sens de quelque chose de stable, de solide, je dirais plutôt comme ... un château de sable. Et c’est là le côté « suicidaire » de ma démarche, si j’ose dire ; pour emprunter les mots à la fois vagues et très précis de Maurice Blanchot, je dirais que cette entreprise, plus justement cette tentative, de « faire de la peinture », est en grande partie de l’ordre de l’impalpable. C’est une traversée de l’espace et une interrogation sur le temps, reliées par des points fixes que sont ces séries de peintures qui sont toutes, plus ou moins, liées entre elles. Ce sont des îles, des îlots, qu’égrène un grand voyage en mer. Joëlle Pijaudier-Cabot : « Suicidaire », n’est-ce pas un mot trop fort pour qualifier votre travail ? La peinture, c’est une accumulation de strates, c’est du temps arrêté. Cette réflexion, j’ai voulu la développer avec l’exposition de la NBK. Lorsque, à côté de la série des Suicides, j’avais montré la pièce De la fragilité des fleurs, qui est un regard sur la peinture de nature morte. On y voyait des fleurs fanées, usées par le temps qu’elles avaient passé comme « modèle » à l’atelier, puis par le temps de l’exposition. Elles étaient disposées dans cinq vases et on voyait aussi une série de quatre-vingt-onze petites peintures de ces mêmes fleurs. Il y avait également de grandes bâches peintes avec de larges bandes de peinture bleu indigo et un journal de bord. L’ensemble formait une parenthèse, une bulle où le temps continuait de s’écouler à l’intérieur d’un environnement, je veux parler de celui des Suicides, où le temps s’était arrêté. C’était déjà une rencontre de plusieurs sortes de temporalités. Estelle Pietrzyk :

Pour revenir à ce mot « suicidaire », je pense, en effet, qu’il caractérise ma démarche qui relève d’une entreprise impossible. Depuis plus de trente ans, j’utilise la peinture pour développer des récits, ouvrir des espaces simultanés, mais hélas, la peinture n’est pas assez malléable pour ça ! La photographie, le cinéma, le théâtre auraient été des médias bien plus appropriés ! Un tableau me prend deux ans, une série parfois vingt ans : fondamentalement, le temps joue contre moi. Paradoxalement, je me dis aussi qu’il n’y a rien de plus extraordinaire que de passer ma vie à développer quelque chose qui sera impossible à voir ! Du moins dans son intégralité. On en percevra seulement des fragments. Même si chaque tableau peut, et c’est heureux, être vu pour lui-même. Mais ce n’est pas là le fond de ma démarche. EP : Comment l’exposition est-elle organisée ? Je voulais que la première œuvre soit la peinture de la série Balls and Tunnels réalisée en 2015, car abstraite. Ce tableau est une façon d’ouvrir l’exposition sur un aspect qui occupe une place à part dans mon travail puisque, a priori, je peins des tableaux figuratifs. La présence simultanée de peintures abstraites et figuratives dans une même exposition était pour moi essentielle. Cela vient peut-être du fait que j’ai regardé avec vif intérêt le travail de Gerhard Richter. Cette série est surtout un rituel que je pratique annuellement depuis 1995, et je voulais, dès le début, montrer le dernier élément pour la première fois. EP : Ce rituel consiste en la réalisation, chaque année, d’une œuvre unique qui, je vous cite : « nécessite le moins de décisions possible ». On peut penser ici à On Kawara, à Opa ka ? Oui, ce sont des artistes qui comptent beaucoup pour moi. Les Balls and Tunnels sont le fruit d’une décision fondatrice : ne faire qu’un tableau par an jusqu’à ma mort et remettre ainsi en question, d’une manière un peu ironique, tous les autres tableaux figuratifs de l’année. Ce qui est dommage, c’est de ne pas avoir pris cette décision beaucoup plus tôt ! Concrètement, je prends une toile libre et j’y fais des taches d’encre pour la tendre ensuite sur châssis. Je fais tout le contraire de ce qu’on m’apprenait à faire lorsque j’étais petite fille et que je devais suivre les cours de l’école ménagère chaque mercredi. J’allais à l’école à Neuchâtel et dès l’enfance, les filles suivaient ce programme domestique, sinon elles n’étaient pas autorisées à passer la maturité fédérale [certificat attribué à la fin des études secondaires en Suisse, NDLR]. Pendant ce temps, les garçons avaient congé ou pouvaient faire du sport. Ça semble d’un autre temps, et pourtant ce n’est pas si loin ! Déjà, à l’époque, ce système profondément injuste me choquait terriblement. Les Balls and Tunnels sont une petite revanche amusante. Au lieu de blanchir, je salis. Ensuite, c’est une succession de gestes qui sont toujours les mêmes, où je laisse les couleurs se rencontrer au hasard sur la toile. JPC : À la suite de cet unique tableau présenté en ouverture de l’exposition, vous investissez une vaste salle pour présenter de grands polyptyques, les derniers Théâtres. Est-ce là une façon de lier le projet strasbourgeois à votre dernière exposition en France, au Carré d’Art à Nîmes, en 2009, dans laquelle était présenté le premier tableau de cette série ? 58

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Entretien entre Valérie Favre, Joëlle Pijaudier-Cabot et Estelle Pietrzyk Comment décririez-vous la spécificité de cette exposition à Strasbourg par rapport aux autres projets que vous avez conçus par le passé ? Valérie Favre : Pour ma précédente exposition [« Selbstmord. Suicide », Neue Berliner Kunstverein, du 8 juin au 28 juillet 2013, NDLR], j’avais montré la série des Suicides, une série que j’ai mis dix ans à peindre. Pour le musée, c’est un tout autre déploiement. J’avais envie de réunir des œuvres issues de plusieurs séries que je voulais faire jouer ensemble. J’ai souhaité montrer trois ou quatre zones de travail avec d’une part, des séries en cours les Ghosts, Les Théâtres et, d’autre part, une série terminée, les Fragments. Je peins de manière sérielle depuis longtemps. Mes séries forment une sorte de construction, non pas une construction au sens de quelque chose de stable, de solide, je dirais plutôt comme ... un château de sable. Et c’est là le côté « suicidaire » de ma démarche, si j’ose dire ; pour emprunter les mots à la fois vagues et très précis de Maurice Blanchot, je dirais que cette entreprise, plus justement cette tentative, de « faire de la peinture », est en grande partie de l’ordre de l’impalpable. C’est une traversée de l’espace et une interrogation sur le temps, reliées par des points fixes que sont ces séries de peintures qui sont toutes, plus ou moins, liées entre elles. Ce sont des îles, des îlots, qu’égrène un grand voyage en mer. Joëlle Pijaudier-Cabot : « Suicidaire », n’est-ce pas un mot trop fort pour qualifier votre travail ? La peinture, c’est une accumulation de strates, c’est du temps arrêté. Cette réflexion, j’ai voulu la développer avec l’exposition de la NBK. Lorsque, à côté de la série des Suicides, j’avais montré la pièce De la fragilité des fleurs, qui est un regard sur la peinture de nature morte. On y voyait des fleurs fanées, usées par le temps qu’elles avaient passé comme « modèle » à l’atelier, puis par le temps de l’exposition. Elles étaient disposées dans cinq vases et on voyait aussi une série de quatre-vingt-onze petites peintures de ces mêmes fleurs. Il y avait également de grandes bâches peintes avec de larges bandes de peinture bleu indigo et un journal de bord. L’ensemble formait une parenthèse, une bulle où le temps continuait de s’écouler à l’intérieur d’un environnement, je veux parler de celui des Suicides, où le temps s’était arrêté. C’était déjà une rencontre de plusieurs sortes de temporalités. Estelle Pietrzyk :

Pour revenir à ce mot « suicidaire », je pense, en effet, qu’il caractérise ma démarche qui relève d’une entreprise impossible. Depuis plus de trente ans, j’utilise la peinture pour développer des récits, ouvrir des espaces simultanés, mais hélas, la peinture n’est pas assez malléable pour ça ! La photographie, le cinéma, le théâtre auraient été des médias bien plus appropriés ! Un tableau me prend deux ans, une série parfois vingt ans : fondamentalement, le temps joue contre moi. Paradoxalement, je me dis aussi qu’il n’y a rien de plus extraordinaire que de passer ma vie à développer quelque chose qui sera impossible à voir ! Du moins dans son intégralité. On en percevra seulement des fragments. Même si chaque tableau peut, et c’est heureux, être vu pour lui-même. Mais ce n’est pas là le fond de ma démarche. EP : Comment l’exposition est-elle organisée ? Je voulais que la première œuvre soit la peinture de la série Balls and Tunnels réalisée en 2015, car abstraite. Ce tableau est une façon d’ouvrir l’exposition sur un aspect qui occupe une place à part dans mon travail puisque, a priori, je peins des tableaux figuratifs. La présence simultanée de peintures abstraites et figuratives dans une même exposition était pour moi essentielle. Cela vient peut-être du fait que j’ai regardé avec vif intérêt le travail de Gerhard Richter. Cette série est surtout un rituel que je pratique annuellement depuis 1995, et je voulais, dès le début, montrer le dernier élément pour la première fois. EP : Ce rituel consiste en la réalisation, chaque année, d’une œuvre unique qui, je vous cite : « nécessite le moins de décisions possible ». On peut penser ici à On Kawara, à Opa ka ? Oui, ce sont des artistes qui comptent beaucoup pour moi. Les Balls and Tunnels sont le fruit d’une décision fondatrice : ne faire qu’un tableau par an jusqu’à ma mort et remettre ainsi en question, d’une manière un peu ironique, tous les autres tableaux figuratifs de l’année. Ce qui est dommage, c’est de ne pas avoir pris cette décision beaucoup plus tôt ! Concrètement, je prends une toile libre et j’y fais des taches d’encre pour la tendre ensuite sur châssis. Je fais tout le contraire de ce qu’on m’apprenait à faire lorsque j’étais petite fille et que je devais suivre les cours de l’école ménagère chaque mercredi. J’allais à l’école à Neuchâtel et dès l’enfance, les filles suivaient ce programme domestique, sinon elles n’étaient pas autorisées à passer la maturité fédérale [certificat attribué à la fin des études secondaires en Suisse, NDLR]. Pendant ce temps, les garçons avaient congé ou pouvaient faire du sport. Ça semble d’un autre temps, et pourtant ce n’est pas si loin ! Déjà, à l’époque, ce système profondément injuste me choquait terriblement. Les Balls and Tunnels sont une petite revanche amusante. Au lieu de blanchir, je salis. Ensuite, c’est une succession de gestes qui sont toujours les mêmes, où je laisse les couleurs se rencontrer au hasard sur la toile. JPC : À la suite de cet unique tableau présenté en ouverture de l’exposition, vous investissez une vaste salle pour présenter de grands polyptyques, les derniers Théâtres. Est-ce là une façon de lier le projet strasbourgeois à votre dernière exposition en France, au Carré d’Art à Nîmes, en 2009, dans laquelle était présenté le premier tableau de cette série ? 58

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Madame rĂŞve, 2012-2013

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Madame rĂŞve, 2012-2013

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Thomas l’Obscur M. B. 2014-2015 La copie du livre de Maurice Blanchot Thomas L’Obscur est un projet nouveau, très différent de mes travaux antérieurs. J’ai accompagné le travail sur papier (texte manuscrit et dessins) de plusieurs huiles sur toile. Ces tableaux m’ouvrent d’autres voies dans le champ de la peinture, posant la question de la tentation de la disparition.

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Thomas l’Obscur M. B. 2014-2015 La copie du livre de Maurice Blanchot Thomas L’Obscur est un projet nouveau, très différent de mes travaux antérieurs. J’ai accompagné le travail sur papier (texte manuscrit et dessins) de plusieurs huiles sur toile. Ces tableaux m’ouvrent d’autres voies dans le champ de la peinture, posant la question de la tentation de la disparition.

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Thomas l’Obscur M. B., 2014

Thomas l’Obscur M. B., 2015

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Thomas l’Obscur M. B., 2014

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Valérie Favre

La première nuit du monde

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