L’Écriture
et l’autorité de Dieu
Comment lire la Bible aujourd’hui ?
Édition originale publiée en anglais sous le titre Scripture And The Authority Of God. Tous droits réservés. La présente traduction est publiée en accord avec The Society for Promoting Christian Knowledge, London, England ©Nicholas Thomas Wright 2005, 2011, 2013
Édition française :
Direction : Jonathan Boulet
Direction éditoriale : Katie Badie
Édition & fabrication : Coraline Fouquet
Traduction : Marie Lefebvre-Billiez
© Éditions Scriptura, 2021
6 rue Lhomond, 75005 Paris
Textes bibliques (sauf indications contraires) : Nouvelle Bible Segond © Société biblique française – Bibli’O, 2002.
Couverture & mise en page : © Coraline Fouquet
Photo de couverture : Priscilla Du Preez, Unsplash
Texte de la 4e de couverture : Michel Block
ISBN : 978-2-37559-011-9 (SB0022)
Dépôt légal : 1er semestre 2021
Numéro d’impression : 012242
Imprimé en France
www.editions-scriptura.com
N. T. WrightL’Écriture
et l’autorité de Dieu
Comment lire la Bible aujourd’hui ?
Nicholas Thomas Wright est professeur-chercheur de Nouveau Testament et du christianisme primitif à l’Université de St Andrews en É cosse. Il est l’auteur de soixante-dix livres, y compris Les guides bibliques pour tous ; les séries largement renommées Christian Origins and the Question of God ; et les bestsellers Chrétien, tout simplement, Surpris par l’espérance, How God became King et Creation, Power and Truth (publiés en anglais par SPCK et en français par Excelsis).
Pour Stephen Sykes et Robin Eames
PRÉFACE
À la seconde édition
Écrire un livre sur la Bible ressemble à construire un château de sable en face du mont Blanc. Tout ce que vous pouvez espérer est attirer le regard de ceux qui scrutent en bas au lieu de lever les yeux, ou de ceux qui sont tellement habitués à cet horizon qu’ils ont fini par ne plus remarquer sa beauté si particulière.
Mais, assurément, il nous faut attirer l’attention des gens et leur permettre de poser un regard neuf sur des questions anciennes. On a beaucoup parlé de « la bataille pour la Bible ». Dans la génération passée, la Bible a été utilisée de manière abusive, mise en débat, abandonnée, vilipendée, justifiée, les savants l’ont déchiquetée puis d’autres ont recollé ses morceaux ; elle a été prêchée et on a prêché contre elle, on l’a placée sur un piédestal et on l’a foulée aux pieds. La plupart du temps, elle a été traitée comme des joueurs de tennis traitent la balle. Plus vous voulez remporter le point, plus vous frappez fort sur la pauvre chose.
Prise dans son ensemble, l’Église ne peut clairement pas vivre sans la Bible, mais elle ne semble pas vraiment savoir comment vivre avec non plus. Pratiquement toutes les Églises chrétiennes affirment quelque chose dans leur confession de foi sur l’importance de la Bible. Pratiquement toutes ont trouvé des formules, parfois subtiles, parfois non, pour mettre en avant ostensiblement certaines parties de la Bible et mettre de côté discrètement les autres. Est-ce important ? Si non, pourquoi ? Si oui, que faut-il y faire ?
L’ÉCRITURE ET L’AUTORITÉ DE DIEU
Pour répondre à ces questions, laissez-moi retourner au mont Blanc et au château de sable. Au cours des dernières années, j’ai participé à de nombreuses discussions sur ce qu’est la Bible et la place qu’elle devrait avoir au sein de la mission et de la pensée chrétiennes. À mesure que je m’y consacrais, je suis arrivé à cette conclusion de plus en plus pressante : nous devons encourager de nombreuses personnes dans et hors de l’Église à regarder la Bible avec un œil neuf. Non seulement ses collines, mais aussi ses escarpements et ses crevasses, ses falaises et ses pentes enneigées, pour finir par son sommet lui-même, si éblouissant et dangereux. J’espère que la signification de tout ceci deviendra clair à mesure que nous poursuivons.
Question ancienne : comment la Bible peut-elle « faire autorité » ? Cette question a ricoché à travers des milliers de débats dans la vie de l’Église dans le monde entier. Il suffit de mentionner le sujet de l’éthique sexuelle pour voir à quel point la question de l’autorité biblique peut être à la fois importante et difficile. Il suffit de penser aux soi-disant « guerres de Jésus » en Amérique du Nord pour voir combien de controverses peuvent émerger autour de l’interrogation suivante : les quatre évangiles du Nouveau Testament présentent-ils de façon fiable Jésus et la raison de sa mort ? Et il suffit de mentionner le succès monstre du Da Vinci Code de Dan Brown pour nous rappeler que les questions des origines du christianisme, et l’interrogation sur la fiabilité du Nouveau Testament, sont des enjeux tels qu’ils peuvent projeter toute notre culture dans un véritable tumulte.
Et il ne s’agit ici que du Nouveau Testament. Qu’en est-il de l’Ancien – les « Écritures hébraïques », comme elles sont parfois appelées ? Que de malentendus sur ces sujets. Certains chrétiens semblent considérer que la totalité de la Bible, de Genèse à
Apocalypse, a la même autorité et la même validité – même si Jésus lui-même semble avoir mis de côté les lois alimentaires et posé de sérieuses questions quant au respect du sabbat ; même si Paul crie sur les toits que l’ancien commandement de circoncire les enfants mâles n’est plus pertinent pour ceux qui suivent Jésus ; et même si la lettre aux Hébreux explique de façon très claire que l’unique sacrifice de Christ, le Souverain Sacrificateur, a rendu obsolètes les règles détaillées du temple et le système de sacrifices. Dans le même temps, d’autres chrétiens ont compris la phrase de Paul « Christ est la fin de la loi » (Rm 10.4) comme leur donnant la joyeuse permission d’ignorer l’ensemble de tout l’Ancien Testament. Y a-t-il une solution à ce problème ?
La Bible étant le centre de mon travail professionnel depuis de nombreuses années, je suis maintenant persuadé que nous posons certaines questions de la mauvaise manière. Dans un de mes articles écrit il y a quelques années, j’ai exploré une de ces questions cruciales, à savoir : comment ce qui est principalement une narration peut-il faire autorité 1 ? Dans le chapitre 5 de The New Testament and the People of God (Fortress Press, 1992), j’ai ensuite développé l’argumentation suivante : le récit biblique est une pièce de théâtre en cinq actes, dans laquelle nous sommes appelés à improviser l’acte final. Le livre que vous avez entre les mains est bâti sur ces deux précédents essais et cherche à poser la question à nouveau, dans le contexte actuel.
J’ai tout particulièrement essayé de faire face à la question suivante : comment pouvons-nous parler de la Bible comme faisant autorité d’une manière ou d’une autre si la Bible elle-même
1. Cet article, « How Can The Bible Be Authoritative ? » a été publié dans Vox Evangelica 21, 1991, 7-32. Comme certains des autres articles que j’ai écrits au fil des années, il est disponible sur www.ntwrightpage.com.
L’ÉCRITURE ET L’AUTORITÉ DE DIEU
déclare que toute autorité appartient au seul vrai Dieu et que ceci est désormais incarné en Jésus lui-même ? Jésus ressuscité, à la fin de l’évangile de Matthieu, ne dit pas : « Toute autorité dans le ciel et sur la terre a été donnée aux livres que vous allez écrire ». Mais il dit bien : « Toute autorité m’a été donnée dans le ciel et sur la terre ». Si nous prenons la Bible aussi sérieusement que nous le devrions, alors nous devrions réfléchir à deux fois à la question suivante : quelle signification cela peut-il avoir que l’autorité de Jésus soit exercée d’une manière ou d’une autre à travers la Bible ? À quoi cela ressemble-t-il, concrètement ? Et surtout, que se passe-t-il si nous appliquons le critère redéfini par Jésus lui-même de ce que « l’autorité » veut dire ?
Dans cette nouvelle édition, j’ai ajouté deux chapitres pour essayer de montrer le plus clairement possible, avec deux cas pratiques, comment cette redéfinition peut fonctionner. Les deux sujets que j’ai choisis – le sabbat et la monogamie – n’ont pas fait l’objet de débats houleux dernièrement. Pour cette raison, ils sont sans doute de meilleurs lieux pour penser ces problématiques, que des sujets mettant facilement le feu aux poudres. Je ne me fais pas d’illusions : je n’ai pas dit le dernier mot sur ces sujets. Mais je suppose que, pour de nombreux chrétiens, ils ouvriront au moins de nouveaux horizons et seront utiles, en eux-mêmes, et pour illustrer notre thème dans son ensemble. Je suis reconnaissant à l’éditeur de l’édition originale de ce livre en anglais pour la possibilité d’en élargir la portée.
C’est en participant à deux commissions que j’ai été particulièrement stimulé pour écrire ce livre. Ces commissions abordaient la nature de la « communion » (comme dans l’expression « Communion anglicane »), et, naturellement, les questions autour de la Bible y ont été centrales. La Commission
internationale doctrinale et théologique anglicane s’est réunie sous la présidence de l’évêque Stephen Sykes de 2001 à 2008. La Commission de Lambeth, présidée par l’archevêque Robin Eames, s’est réunie trois fois en 2004 et a publié ses conclusions (le rapport Windsor) le 18 octobre de cette année-là. L’axe principal de ce livre s’est développé, en discussion avec mes collègues, au travers du travail de ces deux commissions. Le chevauchement de certains passages avec certains paragraphes du rapport Windsor est une indication de la dette que j’ai contractée auprès de mes collègues et des conversations qui m’ont forcé à penser ces problématiques à nouveau et à clarifier ce que j’essayais de dire. Je dédie ce livre avec une profonde gratitude à Stephen et Robin pour la façon dont ils ont présidé aux discussions animées des deux commissions et parce qu’ils m’ont aidé à repenser plus profondément ces problématiques pertinentes.
Ce livre ne prétend pas être exhaustif, ni sur le plan des sujets abordés, ni au niveau des débats avec d’autres auteurs qui pourraient en être attendus. À ce stade, il s’agit plutôt d’une contribution aux réflexions actuelles. J’espère que ceux qui ont grommelé contre la longueur de certains de mes autres livres ne vont pas ronchonner contre tout ce que je n’ai pas dit dans ce qui s’avère être un traitement très résumé, voire télégraphique, des sujets abordés. J’aimerais penser qu’un jour viendra où je pourrai approfondir la question, notamment pour interagir avec les nombreux auteurs dont j’ai beaucoup appris et qui vont peutêtre reconnaître que je leur ai emprunté certaines de leurs idées ou que j’entre en dialogue avec elles, dans les pages qui suivent.
De plus, je suis extrêmement reconnaissant à ceux qui ont lu le texte et l’ont commenté dans de brefs délais : le Dr Andrew Goddard, le professeur Richard Hays, le Dr Brian Walsh et mon frère
L’ÉCRITURE ET L’AUTORITÉ DE DIEU
le Dr Stephen Wright. Ils ne sont pas responsables de ce que je dis, et vont continuer à être en désaccord avec moi sur certains points, mais ils m’ont grandement aidé à rendre les choses plus claires. Je suis reconnaissant comme toujours à SPCK, et notamment à Simon Kingston, Joanna Moriarty, Sally Green, Yolande Clarke et Trisha Dale pour leur aide à différents stades du travail.
J’utilise les termes « Ancien Testament » et « Nouveau Testament », pleinement conscient que certains considèrent aujourd’hui ces expressions comme inadéquates ou préjudiciables, préférant des expressions comme « Écritures hébraïques » (même si certaines sont araméennes) et « Écritures chrétiennes ». C’est en tant que chrétien que j’écris, et, dès le début, j’argumenterai que ceux qui suivent Jésus considèrent les anciennes écritures israélites comme ayant atteint le paroxysme de leur accomplissement en Jésus lui-même, initiant la « nouvelle alliance » prophétisée par Jérémie. Nous ne pouvons pas prétendre qu’il existe des étiquettes neutres. J’espère que ceci, et d’autres détails linguistiques, ne distrairont pas les lecteurs du contenu de ce que je dis.
Le prologue qui suit plante le décor, mettant la discussion autour de la Bible dans son contexte, celui de l’histoire de l’Église puis celui de la culture contemporaine. Ceux qui savent déjà tout cela et qui sont pressés d’en venir au cœur de ce que j’ai à dire, peuvent, s’ils le souhaitent, sauter au chapitre 1, où le récit commence vraiment.
Ma propre Église a utilisé depuis des siècles une merveilleuse prière que je m’approprie en terminant cette tâche :
Tu as voulu Seigneur, que la Sainte Écriture soit rédigée pour notre instruction : donne-nous de l’écouter, de la lire, de la méditer, de l’apprendre et de nous en nourrir ; pour être affermis pour toujours dans l’espérance de la vie éternelle que tu nous donnes en Jésus-Christ notre Sauveur. Amen.
Tom Wright
Auckland Castle
PROLOGUE
La place et le rôle de la Bible au sein de la mission de l’Église et de la vie ordinaire sont de nouveau sujets à contestation. Des « batailles pour la Bible » ont lieu en ce moment dans diverses parties de l’Église – principalement mais pas uniquement au sein des débats sur l’éthique sexuelle. Ces batailles ont besoin d’être comprises comme faisant partie d’enjeux beaucoup plus larges dans l’Église et le monde. Jusqu’à ce que nous reconnaissions ce fait, que nous le comprenions et que nous le gérions, les débats que nous allons continuer à avoir à propos de l’autorité de l’Écriture, sans parler de passages et de sujets particuliers, resteront un dialogue de sourds. Avant de m’attaquer à ces problématiques directement, je dois mentionner quelques sujets préliminaires – d’où un prologue.
Tout d’abord, nous ferons une esquisse rapide de la place de la Bible dans l’histoire de l’Église, suivie d’une analyse du rôle de l’Écriture au sein de la culture contemporaine.
L’ÉCRITURE AU SEIN DE L’ÉGLISE
Les 1500 premières années
La Bible a toujours été au centre de la vie de l’Église chrétienne. Jésus lui-même était profondément façonné par les Écritures qu’il connaissait : les anciens textes hébreux et araméens dont les récits, les chants, la prophétie et la sagesse imprégnaient le monde juif de
L’ÉCRITURE ET L’AUTORITÉ DE DIEU
son époque. Les premiers chrétiens ont sondé ces mêmes Écritures dans leur effort pour comprendre ce que le Dieu vivant avait accompli à travers Jésus, et dans leur empressement à réordonner leur vie en conséquence. Au début du deuxième siècle, ils collectent alors de nombreux premiers écrits chrétiens et leur accordent le même respect et le même statut que les Écritures israélites d’origine. À la fin du deuxième siècle, certains des plus grands penseurs chrétiens étudient et présentent l’Écriture, à la fois les anciens textes israélites et ceux qu’avaient écrits en grec ceux qui suivaient Jésus. C’était une de leurs tâches principales pour poursuivre la mission de l’Église et pour la fortifier contre les persécutions extérieures et les controverses internes. Nous pensons souvent aux auteurs tels que Origène, Chrysostome, Saint-Jérôme et Saint-Augustin – et, bien plus tard, Thomas d’Aquin, Luther et Calvin – comme de « grands théologiens ». Mais ils se seraient eux-mêmes considérés en premier lieu comme des enseignants de la Bible. Effectivement, la distinction moderne entre « théologie » et « études bibliques » n’aurait jamais traversé l’esprit d’aucun d’eux.
De la Réforme à nos jours
Les Réformateurs du seizième siècle ont fait appel aux Écritures pour contrer les traditions qui s’étaient développées dans l’Église pendant le Moyen Âge. Les Églises issues de la Réforme insistent toutes (comme l’avaient fait les Pères primitifs) sur l’importance centrale de la Bible. Qu’elles soient luthériennes, réformées, anglicanes, presbytériennes, baptistes ou méthodistes, et même les nouvelles Églises pentecôtistes, toutes font de l’Écriture le centre de leur foi, de leur vie et de leur théologie. Ceci a différencié les Églises issues de la Réforme des orthodoxes orientaux et des catholiques romains, qui envisagent un fonctionnement plus complexe et plus
interdépendant entre l’Écriture et la vie de l’Église. Mais ces Églises plus anciennes n’ont jamais renoncé et ont toujours insisté sur le fait que l’Écriture demeure la parole de Dieu écrite. En fait, elles ont même ouvertement critiqué les Églises issues de la Réforme non seulement à cause de différences d’interprétation concernant des textes en particulier, mais aussi à cause de ce qui leur semblait une attitude désinvolte vis-à-vis de l’Écriture elle-même.
Dévotion et vie de disciple
L’Écriture n’a jamais été, pour les courants principaux de l’Église chrétienne, un simple livre de référence quand il s’agit de discuter de certains sujets. Dès le tout début, l’Écriture a eu une place de choix dans la vie d’adoration de l’Église, indiquant par là qu’elle était comprise non seulement comme partie prenante de la pensée de l’Église mais aussi de sa louange et de sa prière. Voyez l’utilisation évidente des Psaumes au cœur de l’adoration chrétienne dans de nombreuses traditions. De plus, la lecture de l’Évangile au sein de la liturgie eucharistique dans de nombreuses branches de l’Église (si ce n’est dans toutes) témoigne de la croyance suivante, implicite mais puissante : la Bible continue à être centrale dans la manière dont Dieu s’adresse à son peuple et dans la façon que son peuple a de répondre. L’habitude très répandue de lire la Bible et d’étudier l’Écriture en privé était autrefois un phénomène particulièrement protestant mais elle est aujourd’hui largement encouragée chez les catholiques romains également. Cette habitude, centrale dans la dévotion chrétienne, a de nombreux antécédents.
L’Écriture joue un rôle essentiel non seulement pour la dévotion, mais aussi pour la vie de disciple. Lire et étudier l’Écriture a été considéré comme crucial dans notre façon de grandir dans
L’ÉCRITURE ET L’AUTORITÉ DE DIEU
l’amour de Dieu : comment comprendre Dieu et son amour plus pleinement, comment développer les muscles moraux nécessaires pour vivre en accord avec l’Évangile de Jésus même lorsque tout nous pousse de l’autre côté. Puisque ce sont là des aspects vitaux de la vie chrétienne, la Bible a été intégrée au sein de la structure de la vie chrétienne normale à tous les niveaux.
Différentes Églises ont développé des manières différentes de faire de cette théorie une réalité. Ma propre Église (l’Église d’Angleterre, qui fait partie de la Communion anglicane) n’a pas, de manière classique, exprimé ses convictions à propos de l’Écriture en écrivant des traités massifs et des recueils doctrinaux sur tous les sujets possibles. Ceci fermerait les dossiers et éviterait aux chrétiens ordinaires d’avoir besoin de lire, de réfléchir et de prier. Au contraire, elle a insisté pour que la lecture de l’Écriture soit le point central de son culte public. Elle a encouragé tous les chrétiens à lire et étudier l’Écriture pour eux-mêmes. Et elle a chargé ses dirigeants, en particulier ses évêques, de la tâche solennelle et centrale d’étudier et d’enseigner l’Écriture et d’ordonner la vie de l’Église en conséquence.
L’ÉCRITURE AU SEIN DE LA CULTURE
CONTEMPORAINE
La Bible ne vit pas seulement au sein de l’Église, parce que l’Église (si elle est fidèle à sa propre nature et vocation) est toujours ouverte au monde de Dieu. Notre culture contemporaine affecte les questions que l’on se pose à propos de la Bible, et elle le fait de plusieurs façons.
Je veux à présent m’arrêter sur cinq domaines de la culture contemporaine, sachant que chacun d’entre eux interagit avec les autres selon des schémas complexes qui s’emboîtent : la culture, la politique, la philosophie, la théologie et l’éthique. Cette liste n’est aucunement exhaustive. Mais elle donne une indication de la raison pour laquelle il est intrinsèquement difficile, surtout dans la société occidentale actuelle, d’utiliser l’Écriture pour imposer une reconnaissance et un assentiment partagés par toute l’Église, sans parler du monde qui nous regarde.
L’Écriture et la culture
L’interaction continue et largement débattue entre la culture « moderne » et « postmoderne » a créé une atmosphère d’incertitude, au moins au sein de la société occidentale. Trois domaines peuvent facilement être identifiés.
Premièrement, les anciens grands récits portant sur qui nous sommes et pourquoi nous existons ont été récusés et déconstruits.
Dans un sens, ceci retourne la rhétorique moderniste contre ellemême. Le modernisme (ce mouvement qui a commencé avec les Lumières au dix-huitième siècle), a frayé son chemin, à travers des auteurs comme Voltaire, en attaquant le grand récit dominant raconté par l’Église. La postmodernité a désormais fait de même avec tous les grands récits par lesquels les êtres humains ordonnent leur vie (les « méta-narrations »), notamment les récits du « progrès » et des « Lumières », dont le modernisme lui-même avait fait son fonds de commerce. La Bible, de façon assez évidente, présente des récits qui, pris individuellement, en disent beaucoup sur Dieu, le monde et l’humanité. Mais dans sa forme canonique, de Genèse à Apocalypse, elle constitue en outre un récit global qui semble être précisément ce à quoi les gens d’aujourd’hui ont appris à résister.
L’ÉCRITURE ET L’AUTORITÉ DE DIEU
Comme toutes les méta-narrations, elle est immédiatement suspectée d’être racontée pour favoriser les intérêts de quelqu’un. On la soupçonne de relever d’enjeux de pouvoir.
Deuxièmement, la notion de vérité a été questionnée et, de fait, attaquée. Beaucoup font cohabiter aujourd’hui deux types assez différents de « vérité ». Si nous demandions, « est-il vrai que Jésus est mort sur la croix ? », nous voudrions normalement dire : « cela s’est-il réellement passé ? » Mais si nous demandions, « la parabole du fils prodigue est-elle vraie ? », nous éliminerions rapidement l’idée qu’elle se soit « réellement passée » : ce ne serait plus une parabole. En revanche, nous insisterions sur le fait que cette parabole est « vraie » puisque nous découvrons dans cette narration une image de Dieu et de son amour, et plusieurs niveaux de la folie humaine, qui sonnent juste à tous les niveaux de la connaissance et de l’expérience humaines.
Jusqu’ici, tout va bien. Même si la plupart des gens ne s’arrêtent pas toujours pour songer à ces différents sens du mot « vrai » et à ses implications pour d’autres sujets. Au contraire, la modernité tardive a essayé de caser de plus en plus de domaines du discours humain dans le premier type de « vérité », transformant tout en « fait ». Ce faisant, elle a essayé de tout emballer dans le genre de carton qui peut être pesé, mesuré et vérifié comme s’il s’agissait d’une expérience de sciences dures, de chimie ou même d’une équation mathématique. Mais cette tentative est allée trop loin, notamment dans des domaines comme l’histoire ou la sociologie. Désormais, la postmodernité nous a poussés de l’autre côté : elle suppose que toute « vérité », y compris les « faits » supposés de l’expérience scientifique, peuvent être réduits à des jeux de pouvoir (les scientifiques travaillaient, peut-être, pour une entreprise qui voulait gagner de l’argent en vendant un certain type de
médicament, et ainsi de suite). Ainsi, toute prétention à la vérité s’effondre dans une prétention au pouvoir, comme Nietzsche l’écrivait il y a un siècle déjà. Toute affirmation sur « la façon dont les choses sont » devient une variation sur « la façon dont je les vois » ou même « la façon dont cela me convient de les voir ».
Ou peut-être devrions-nous insister pour dire « la façon dont nous (dans une culture particulière) les voyons ». L’idée de « construction sociale » a profondément affecté la façon dont nous comprenons la « vérité » dans son ensemble : ce qui de prime abord apparaissait comme des concepts stables et quantifiables devient « la façon dont cette société particulière a construit sa vision de la réalité ». Puisque la Bible a beaucoup de choses à dire à propos de la vérité – et puisqu’elle a aussi beaucoup à dire sur la façon dont les gens individuellement se positionnent par rapport à cette vérité – il est devenu facile d’imaginer que ses prétentions peuvent et devraient se réduire à des points de vue particuliers, très relatifs et dépendant des situations. « Ce qui est vrai pour toi » peut être différent de « ce qui est vrai pour moi » ; la « construction sociale de la réalité » peut être très différente d’une société à une autre. Ce déplacement culturel, qui aurait été incompréhensible à bien des gens jusqu’à récemment, apparaît désormais comme si évident à notre monde que, paradoxalement, il est devenu l’une des vérités absolues qu’on ne peut pas remettre en question aujourd’hui. Troisièmement, nous devons faire face au problème de l’identité personnelle. La question « Qui suis-je ? » ne trouve plus de réponse aussi évidente qu’autrefois. Personne n’est plus « le maître de son destin, le capitaine de son âme ». On regarde à l’intérieur de soimême et on trouve de bouillonnants flux et reflux de différentes pulsions. Le principe d’incertitude d’Heisenberg se résume au discours populaire suivant : le fait même d’observer quelque chose
L’ÉCRITURE ET L’AUTORITÉ DE DIEU
change la chose que l’on observe. Ce principe fonctionne tout aussi bien quand on se regarde dans le miroir. La Bible a beaucoup à dire sur ce que nous sommes en tant qu’êtres humains, et/ou membres du peuple de Dieu, et/ou personnes qui suivent Jésus – notamment le fait que nous soyons faits à l’image de Dieu et appelés à être un peuple dans lequel cette image se renouvelle. Il se trouve donc que garder dans nos pensées et dans nos cœurs ce que la Bible dit de ce que nous sommes, et faire de notre mieux pour vivre en conséquence, heurte de plein fouet notre culture. En effet, celle-ci questionne et met au défi non seulement la vision chrétienne de ce que nous sommes, mais toute vision fixe et stable de toute identité personnelle.
Ainsi, (a) comprendre le monde, (b) comprendre la réalité, (c) me comprendre moi-même menacent de s’effondrer dans un marécage et un brouillard où l’on ne peut rien savoir, et où même savoir ce que veut dire « savoir » disparaît. Pour ceux qui font l’expérience du monde et d’eux-mêmes de cette façon – et un seul coup d’œil à la plupart des journaux et magazines nous montre que c’est bien l’air culturel ambiant que beaucoup de gens respirent au quotidien – l’incertitude à propos de tout est un mode de vie. Cette incertitude, en retour, enfante naturellement un nouvel empressement anxieux pour la certitude : d’où l’appel du fondamentalisme, qui n’est pas tant aujourd’hui un retour à une vision du monde prémoderne qu’une forme, précisément, de modernisme (par exemple lire la Bible avec une grille de lecture et une quête pseudo-scientifique pour la « vérité objective »). Chaque aspect de tout ceci affecte la façon dont on lit l’Écriture en général, et son utilisation au sein de l’Église en particulier.
Dans ce livre, je ne plaide ni pour une diversité de modernisme, ni pour un retour au prémodernisme, ni même pour une
capitulation face au postmodernisme. Mais j’espère qu’il existe un chemin à travers toute cette boue et ce désordre, un chemin pour vivre par et pour la parole de Dieu, au sein de la communauté du peuple de Dieu, avec une intégrité chrétienne et biblique.
L’Écriture et la politique
La culture affecte de façon évidente un second domaine : celui de la politique. La réalité se réaffirme elle-même brutalement : quelqu’un trace une ligne dans le sable au Moyen-Orient ou en Irlande du Nord, et quelqu’un d’autre se fait tuer s’il la traverse.
La terrible tragédie du 11 septembre 2001 était, d’un côté, un moment classique postmoderne (les grands symboles d’un empire économique et militaire moderniste étant littéralement déconstruits par un récit alternatif incarné). Cette tragédie était aussi, d’un autre côté, une réaffirmation solide de la réalité, notamment de la mort elle-même, face à un monde qui pensait qu’il pouvait continuer à se réinventer lui-même et générer une infinie diversité d’espaces privés pour son propre amusement et profit.
Les questions politiques nous pressent. La démocratie occidentale contemporaine est en crise : bien plus de gens votent lors d’émissions de « télé-réalité » que lors d’élections majeures ; un débat légitime est neutralisé par des majorités trop écrasantes, par un gouvernement étouffant le débat parlementaire, par des conseillers en communication, et par un lobbying antidémocratique. Le spectre droite/gauche (que beaucoup supposent faire partie de la réalité immuable, mais qui, en réalité, est un simple héritage de la Révolution française) force les partis, les commentateurs et les électeurs à développer une mentalité inappropriée de « contrat global » : si je me décide à avoir une certaine position
L’ÉCRITURE ET L’AUTORITÉ DE DIEU
sur un sujet, alors on suppose que je suis engagé à avoir une position similaire sur de nombreux autres sujets. Les anciens modèles qui nous permettaient de découvrir qui nous étions et ce que nous étions censés faire (par exemple ceux de la Guerre froide) ont disparu, nous laissant douloureusement conscients que nous n’avons aucune idée de ce qui va désormais se passer. Ainsi, nous n’avons aucune stratégie pour y faire face (d’où les Balkans, le Moyen-Orient, et notamment Israël/Palestine, la famine, le sida, et d’autres désastres).
La carte de ce que nous appellerions la morale politique s’est réduite à une peau de chagrin. L’Holocauste et la bombe nucléaire ont jeté une ombre morale sur les cinquante dernières années. Concrètement, tous les débats moraux et politiques ont pris place dans un monde où nous savons que certaines choses sont « à l’envers », sans avoir la moindre idée de la façon de les remettre à l’endroit. L’élan majoritaire a été de ne surtout pas être comme Adolf Hitler – un objectif noble, sans aucun doute, mais guère utile pour savoir comment faire face dans le détail à un monde très différent.
D’importants et puissants mouvements, comme le féminisme et le post-colonialisme, nous ont tirés par la manche à chaque coin de rue : ils ont souvent puisé leur énergie dans l’élan postmoderne, mais ils ont aussi souvent créé leur propre morale, avec leurs certitudes nouvelles (le « politiquement correct »).
Que se passe-t-il quand nous lisons la Bible dans un tel monde ? Il se trouve que ses récits d’exode et de conquête, de libération et de monarchie, d’exil et de retour, ainsi que le message universel de Jésus – celui du règne de Dieu ! – résonnent de façons nouvelles que nous ne pouvons et ne devons pas ignorer. Mais pendant deux siècles, on a prétendu que la Bible n’avait
rien à dire à propos de la politique (depuis les Lumières, ceci est devenu axiomatique). L’Église s’est donc retrouvée handicapée pour relire les textes de façon sérieuse, responsable et contemporaine, et aborder les problématiques politiques urgentes de notre époque. Les théologiens, depuis Irénée au deuxième siècle jusqu’à Richard Hooker au seizième, ne s’y reconnaîtraient tout simplement pas !
L’Écriture et la philosophie
La culture et la politique nous renvoient, en troisième lieu, à la philosophie. Qu’on veuille bien l’admettre ou pas, les grandes questions soulevées par la philosophie sont à la base des problématiques qui se posent à toute société. D’où proviennent nos connaissances ? Qui sommes-nous ? Comment pouvons-nous rendre compte du monde dans son ensemble ? Est-ce une unité ou doit-il être divisé en une sorte de dualité « matérielle » et « spirituelle » ? Dans ce cas, laquelle des deux est la partie la plus importante, celle qui est vraiment « réelle » ? Quelle est la nature du mal, et que devons-nous en faire, si tant est qu’il faille en faire quelque chose ? Comment les humains peuventils se comporter de façon appropriée dans le monde ? Voici quelques problématiques classiques abordées par la philosophie occidentale.
Les deux dernières ont reçu une réponse spécifique de la part des Lumières. Au sein des différents courants de cette explosion culturelle se trouvait une nouvelle façon d’envisager la question du mal, mise en lumière notamment par les guerres de religion du dix-septième siècle et par le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Cette thèse supposait un monde divisé en deux, avec Dieu au-dessus et un monde de pure causalité en dessous. Dans une
L’ÉCRITURE ET L’AUTORITÉ DE DIEU
telle conception, Dieu n’est pas en charge des affaires courantes du monde matériel, et il n’y intervient pas. S’il le faisait, ou l’avait fait, alors ce tremblement de terre à Lisbonne (et nous pourrions ajouter « Auschwitz ») semblerait incompréhensible. Mais si nous laissons Dieu en dehors de l’équation, et supposons qu’à la place il va pourvoir à une consolation spirituelle dans le présent et à une espérance spirituelle pour l’avenir, détaché du monde matériel, alors le monde appartient et se trouve entre les mains… de la race humaine. Plus particulièrement, il appartient à ceux qui étaient en train de développer de nouvelles technologies au moment précis où les philosophes étaient en train d’élaborer ces thèses. Ces nouvelles technologies allaient fournir une maîtrise et des possibilités inédites pour exploiter le monde naturel. Dieu est au ciel ; nous allons résoudre les problèmes du monde, avec notre industrie, notre énergie et (bien sûr) nos empires.
Eh bien, non. Nous ne l’avons pas fait. Les Lumières n’ont pas rempli leurs promesses. Les peuples n’ont pas arrêté de se combattre, et les pays des Lumières se sont eux-mêmes retrouvés confrontés à des contradictions internes avec des aboutissements aussi « rationnels » que le Goulag et l’Holocauste : voici les triomphes des Lumières. La plus grande des nations fondées sur les Lumières, les États-Unis d’Amérique, est parvenue de facto à la tête d’un empire qui s’enrichit à chaque minute alors que le monde reste pauvre et s’appauvrit. Tout ceci, et bien d’autres éléments, ont fourni le terreau fertile dans lequel la postmodernité a germé et s’est développée, comme un mouvement de protestation mais également une sorte de philosophie à part entière. En conséquence, on a délaissé, au vingtième siècle, les grandes questions au profit, d’un côté, de la philosophie analytique (« soyons au moins sûrs de ramener les gens à la raison, même si nous ne
savons pas de quoi nous parlons »), ou, d’un autre, de l’existentialisme (« Comment puis-je vivre de façon authentique dans ce monde étrange et bizarre ? »). Mais ces deux mouvements se sont trouvés être des voies sans issue. À quoi bon ramener les gens à la raison dans le monde de la réalité virtuelle où l’image est tout et le contenu rien ? À quoi bon être « authentique » si je ne sais pas qui « je » suis d’un moment à l’autre ?
Ce que j’essaie de dire est que ces anciennes façons de penser le monde ont laissé une trace quand on étudie la Bible, et quand on l’enseigne dans les universités, les facultés, les Églises et dans de nombreux ouvrages considérés comme des références – et que ces modes de pensée ont eux-mêmes été discrédités par la culture majoritaire (beaucoup de professeurs enseignent encore les résultats « objectifs » de recherches entreprises « sans présupposés », et considèrent toute tentative de questionner cette méthode comme témoignant d’une mentalité naïve ou fondamentaliste précritique). Il existe aujourd’hui une nouvelle vague d’études bibliques, ou plutôt de nouvelles vagues, dans lesquelles des mouvements postmodernes comme ceux susmentionnés – le féminisme et le post-colonialisme par exemple – apportent de nouveaux points de vue. Comme je l’ai dit, tout ceci est en cours actuellement et influence la façon dont les gens lisent la Bible et en parlent, qu’ils en soient ou non conscients, et sans doute d’autant plus qu’ils l’ignorent. Existe-t-il une façon de lire la Bible qui soit en phase avec les courants tourbillonnants du débat philosophique sans se laisser entraîner par Scylla ou capturer par Charybde ?
L’Écriture et la théologie
En quatrième lieu, la théologie elle-même, et tout ce qui concerne les travaux récents sur la Bible, notamment dans la
L’ÉCRITURE ET L’AUTORITÉ DE DIEU
culture américaine consciente de sa pluralité, a fourni un contexte tout aussi confus (même s’il est désormais assez riche) pour lire la Bible. La place de la Bible au sein de la théologie était un sujet de débat fréquent quand la théologie libérale était à son apogée dans les années 1960 et 1970, sans que les réponses apportées ne soient aujourd’hui considérées comme solides. Bien que John A.T. Robinson fût considéré comme un excellent bibliste, son livre le plus célèbre, Dieu sans Dieu (Nouvelles Éditions Latines, 1964), ne s’est pas senti obligé de prendre la Bible à bras-le-corps pour concevoir de nouveaux modes de pensée chrétiens. Au contraire, il considérait que l’Écriture faisait partie du problème plutôt que de la solution. La résurgence de la théologie trinitaire à l’œuvre depuis les années 1970 (que l’on pense à des théologiens aussi divers que Jürgen Moltmann, Colin Gunton et Rowan Williams) s’est produite sans implication détaillée explicite ni exégèse de la Bible, sans doute parce que les biblistes disponibles pour les théologiens systématiques n’étaient pas très intéressés par la doctrine de Dieu, ni même par la « doctrine » tout court.
Peu, voire aucun des théologiens systématiques ou philosophiques des deux dernières générations ont écrit des ouvrages sérieux sur l’Écriture elle-même, c’est-à-dire sur ce que le texte dit effectivement. Un exemple remarquable et instructif en est le récent livre Holy Scripture : A Dogmatic Sketch (CUP, 2003). En lisant ce livre, personne ne peut savoir quoi que ce soit à propos de ce que la Bible contient. Webster répondrait que ce commentaire est hors de propos. Mais puisque sa thèse est que l’Écriture est la source centrale de toute pensée chrétienne, il aurait peut-être été approprié (et pas au-delà de l’intelligence d’un tel érudit) de fonder sa démonstration, également, sur l’Écriture elle-même. Peut-être les théologiens ont-ils été refroidis par l’exemple de Karl Barth,
qui a fourni un grand nombre d’exégèses dans sa Dogmatique, dont peu ont résisté à un examen approfondi2 .
De fait, les théologiens systématiques ont souvent écrit à propos des premières croyances chrétiennes comme si l’érudition biblique consistait à faire prendre forme à quelques racines grecques – ou comme si les seuls biblistes qui comptaient vraiment étaient ceux qui arrivaient à « découvrir » à l’intérieur du texte biblique les idées exactes que les théologiens eux-mêmes y cherchaient. Plus personne ne croit vraiment à la vieille idée selon laquelle les biblistes, équipés d’outils et de méthodes neutres et objectifs, fournissent des « faits » à propos de l’Écriture que les théologiens systématiques peuvent alors « interpréter ». N’importe qui, ayant travaillé comme bibliste, sait, ou devrait savoir, que nous, les biblistes, approchons le texte avec autant de stratégies interprétatives et d’attentes que qui que ce soit d’autre. L’intégrité consiste non pas à n’avoir aucun présupposé mais à être conscient de ses propres présupposés et à s’obliger à écouter et interagir avec ceux qui en ont des différents. Mais parfois, quand cela leur convient, certains écrivent encore comme s’il y avait toujours du vrai dans cette ancienne manière de voir.
En élargissant notre perspective nous découvrons que le mouvement connu sous le nom de « Radical Orthodoxy » a essayé de promouvoir une sorte de théologie médiévale reformulée, mais la Bible est étrangement absente de son schéma. À l’inverse, la Bible a bien nourri une grande partie de la théologie venue d’Afrique et
2. Il existe deux exceptions notables à ce stade. L’imposant commentaire de 1 Corinthiens d’A.C. Thiselton, Eerdmans, 2000, est impressionnant et assez unique, en plus de ses deux précédents tomes sur l’herméneutique philosophique – The Two Horizons, Paternoster, 1980, et New Horizons in Hermeneutics, HarperCollins, 1992. Et le travail d’Oliver O’Donovan, notamment son dernier livre, The Desires of the Nations, CUP, 1996, inclut une réflexion approfondie sur le contenu, et pas seulement sur le fait, de l’Écriture.
L’ÉCRITURE ET L’AUTORITÉ DE DIEU
d’autres endroits du monde non-occidental. Mais jusqu’à récemment, peu en Occident l’ont prise au sérieux ; résultat, elle a eu un faible impact. Le travail sur les relations entre le christianisme et le judaïsme, l’islam, l’hindouisme et d’autres communautés, a pris une ampleur grandissante, mais en son sein, la Bible est souvent apparue comme un point embarrassant.
En réalité, une grande partie de la théologie contemporaine a utilisé la Bible comme une simple ressource – importante, riche et stimulante parfois, problématique et déroutante d’autres fois – mais sans aucune vision globale de la façon dont la théologie contemporaine pourrait se soumettre à son autorité ou rendre compte, en théorie, de ce qu’une telle autorité pourrait être. Au sein de l’étude biblique elle-même, les « guerres de Jésus » des années 1990 en Amérique, « la nouvelle perspective sur Paul », de plus en plus contestée, et la mise en lumière par le féminisme (et d’autres mouvements) des « textes de la terreur » (ces passages de la Bible utilisés pour justifier la violence et l’oppression) portent tous la trace de l’interaction, souvent passée inaperçue, entre les pressions culturelles, politiques et philosophiques déjà soulignées. Avec tout ceci, on pourrait facilement pardonner à quiconque jetterait l’éponge, se demandant comment obtenir quoi que ce soit de la Bible à part quelques stimuli pour nos dévotions privées. Et même dans ce cas, certains critiques ont suggéré que certains passages devraient porter des étiquettes « attention danger ». Comment nous en sortir ?
L’Écriture et l’éthique
Cinquièmement, les questions d’éthique – qui ont concentré une grande partie du débat sur l’Écriture et son autorité – sont entremêlées avec, ou devrions-nous dire rebondissent sur les
murs de tout ce qui est mentionné ci-dessus. Un exemple évident est la tentative actuelle, quelque peu frénétique, de relancer les débats à propos de la guerre et de la paix. Ceux qui n’avaient jamais entendu l’expression « guerre juste » ont soudain découvert le besoin d’y penser – avec des pulsions bibliques, voire des impératifs évangéliques, tendant vers le pacifisme. Jésus aurait-il été un pacifiste ? S’il ne croyait pas à la violence, pourquoi a-t-il renversé les tables des changeurs ? L’affirmation de Paul concernant « les autorités » instituées par Dieu, et leur droit de « porter l’épée » (Rm 13.1-7), autorise-t-elle les chrétiens à s’engager dans les forces armées ? Très peu de chrétiens occidentaux l’auraient remis en question jusqu’à récemment.
De même, les questions actuelles autour du genre et de la sexualité ont émergé, se font formées et reformées à l’intérieur des contextes culturel, politique, philosophie et théologique de notre époque. Un bon exemple, pertinent pour nos sujets actuels, est le débat qui fait rage entre les « essentialistes » et les « constructivistes » sur la question de l’homosexualité. Les premiers ont insisté sur une position plus moderniste à propos de « l’identité » objective de chaque personne, qui constituerait son « orientation » ou préférence sexuelle, donnant lieu à la quête incessante d’un « gène gay ». Les seconds ont plaidé la cause d’un récit flottant librement, parfaitement postmoderne, d’une sexualité dans laquelle le choix du type d’activités se fait au fur et à mesure, sans qu’on ait besoin d’expliquer, d’excuser, ou de justifier son comportement par rapport à des normes extérieures, à une réalité objective, ou une « identité » supposée. Ce débat rejoue dans une autre gamme certaines, bien que pas toutes, des anciennes discussions sur « l’inné » et « l’acquis ». Quelles relations, à supposer qu’il y en ait, tout ceci entretient-il avec la Bible ?