Itinéraires - Balises pour explorer la Bible

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Itinéraires Balisoerser la Bible

pour expl


Direction : Jonathan Boulet Direction éditoriale : Katie Badie Édition & fabrication : Coraline Fouquet © Éditions Bibli’O, 2021 6 rue Lhomond, 75005 Paris Textes bibliques (sauf indications contraires) : Nouvelle Bible Segond © Société biblique française – Bibli’O, 2002. Couverture & mise en page : © Coraline Fouquet ISBN : 978-2-85300-797-9 (SB9005) Dépôt légal : 1er trimestre 2020 Imprimé en Pologne www.editionsbiblio.fr


Itinéraires Balisoerser la Bible

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Jean-Claude Verrecchia



ABRÉVIATIONS BHS : Biblia Hebraica Stuttgartensia © 1967, 1977, Deutsche Bibelgesellschaft, Stuttgart. LXX : Septante, traduction grecque de l’Ancien Testament. Version standard, éd. Alfred Rahlfs, Second Revised Edition, éd. Robert Hanhart © 2006, Deutsche Bibelgesellschaft, Stuttgart. NBS : Nouvelle Bible Segond © Villiers-le-Bel : Société biblique française – Bibli’O, 2002. NFC : La Bible Nouvelle Français courant © Paris : Société biblique française – Bibli’O, 2019. PDV : Parole de Vie © Villiers-le-Bel : Société biblique française – Bibli’O, 2000. TOB : Traduction œcuménique de la Bible © Paris : Les éditions du Cerf/Société biblique française – Bibli’O, 2010. Sauf indication contraire, les citations de la Bible sont empruntées à la NBS.



Préalables



Et si la Bible n’avait jamais existé ? Et si la Bible n’avait jamais existé ? Voilà sans doute une bien curieuse manière de commencer un ouvrage qui prétend encourager et faciliter la lecture de ce livre. Le christianisme surtout, mais aussi le judaïsme – bien que d’une autre manière – ont depuis des siècles rivalisé d’arguments, de preuves, de démonstrations savantes mais aussi de vulgarisations plus ou moins éclairées pour convaincre le plus grand nombre que la Bible est un livre à part, irremplaçable, incomparable, le livre par excellence. Et ils ont réussi : la courbe des ventes ne fléchit pas. Quasi quarante millions de bibles intégrales écoulées par les Sociétés bibliques dans le monde en 20191, dont un millioncent-mille en français. Des traductions nouvelles qui s’ajoutent chaque année, pour des groupes linguistiques qui ne disposaient pas encore de traduction dans leur langue. D’innombrables applications numériques qui permettent un accès sur nos téléphones, ordinateurs et tablettes (près de dix millions de téléchargements de bibles intégrales en 2019). Et si la Bible n’avait jamais existé ? J’entends monter du monde entier la voix puissante des chrétiens de toute confession, chanter à l’unisson la même antienne : « La Bible a changé ma vie. » Qu’ils lisent mon livre jusqu’au bout, et ils verront que je puis me joindre à leur chorale. Mais je dois également écouter l’autre voix puissante qui aussi se fait entendre. Depuis la Révolution, la société française nourrit envers le sentiment religieux une méfiance certaine. Notre débat typiquement français sur la laïcité en est la preuve douloureuse. La Bible n’échappe pas à ce climat d’hostilité. L’exclusion pour faute grave d’un professeur des écoles qui avait étudié dans sa classe deux textes de la Bible (sept heures durant) en est une preuve parmi tant d’autres, même si le tribunal administratif a exigé sa réintégration. Il n’est pas rare d’entendre à la radio tel chroniqueur ou tel homme politique tourner en ridicule la lecture de la Bible. 1 - 25% de ces Bibles intégrales ont été téléchargées par Internet. On notera avec intérêt et surprise que les Sociétés bibliques ont diffusé en 2019 plus de Bibles en Chine (trois millions trois-cent-mille) qu’aux ÉtatsUnis (deux millions neuf-cent-mille). Il y a toutes les raisons de penser que depuis 2018, date du rapport sur lequel je m’appuie, la Chine devance les États-Unis.


Et si la Bible n’avait jamais existé ?

Un public non négligeable s’en satisferait sans doute. Il ne se gênerait probablement pas pour objecter que la Bible – et certains de ses lecteurs les plus assidus – n’a pas toujours changé les vies dans le bon sens. Leur feraient certainement écho les victimes qui tombent tous les jours sous des bombes larguées par des armées qui ont placé leur confiance dans le Dieu de la Bible, les femmes battues qui avaient pourtant convolé en justes noces devant un prêtre ou un pasteur, les enfants victimes de l’inceste ou de la pédophilie dans les paroisses, et pas seulement catholiques, les divorcés, les sidéens, et les membres de la communauté LGBT+, souvent encore laissés aux marges des Églises. Ne conviendrait-il pas de se mettre sur le terrain de ces réfractaires bibliques ? Ne pourrait-on pas essayer d’imaginer à quoi ressemblerait notre société si la Bible n’avait jamais existé ? J’ai décidé d’imaginer une telle société, en limitant cependant la réflexion à notre univers culturel. Ma démarche tiendra en ceci : enlever du répertoire des arts toute trace, toute référence à ce que les chrétiens appellent « les Saintes Écritures », la plus infime soit-elle. Je me limiterai à la peinture, à la littérature, à la musique et au cinéma. Je m’imagine donc en déconstructeur iconoclaste. Il me faut simplement un escabeau pour pouvoir décrocher des murs des musées tous les tableaux des maîtres illustres représentant une scène biblique ; une

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poubelle pour y jeter toutes les œuvres de littérature qui citent la Bible ou y font référence ; une autre poubelle pour y entasser les partitions musicales qui chantent ou jouent la Bible ; une autre enfin, pour purger les cinémathèques de tous les films qui y font allusion. Si j’en ai le temps, j’envisage même de prendre la pelle et la pioche pour détruire des monuments célèbres (après tout, un court-circuit y a presque réussi). Et si la

Bible n’avait jamais existé ? Mon entreprise machiavélique de déconstruction commence un jeudi matin de 2020, à Paris, dans la cour du Louvre. Visiblement, le ciel n’est pas avec moi. Même à l’heure indiquée sur le billet d’entrée, la queue pour pénétrer dans le musée est longue, et en plus, il pleut. Mais Léonard de Vinci le vaut bien. Je ne suis pas le seul à penser ainsi. Les bousculades et piétinements dans les méandres de l’exposition le confirment. Finalement, c’est plus d’un-million de visiteurs qui sont venus rendre visite au génie florentin, mort en terre de France, à Amboise, en 1519. Léonard ne passa pas vraiment pour un homme d’Église. Il fut plutôt un génial bricoleur, un touche-à-tout, tour à tour peintre (mais il n’a laissé qu’une quinzaine de tableaux), botaniste, ingénieur spécialiste de la mécanique des fluides… Le laïcisme latent qui règne dans le monde des arts et des lettres ne me laisse pas prévoir une tonalité religieuse à l’exposition. Tel n’est pas le cas. Le catalogue officiel annonce cent-soixantedix-neuf œuvres exposées. Soixante-et-


une d’entre elles sont en rapport avec la Bible. Certes, l’exposition montre plusieurs états d’une même œuvre : réflectographie(s) infrarouge(s) ; étude(s) préalable(s) d’un personnage. Mais quand même, un tiers de l’exposition fait une belle place à la Bible. Si la Bible n’avait jamais existé… un tiers de l’exposition consacrée à Léonard de Vinci partirait immédiatement à la poubelle ! Je sors du Louvre bien décidé à aller plus loin dans mon entreprise. N’avais-je pas entendu et lu à plusieurs reprises que les deux tiers des œuvres du catalogue de ce musée – le plus grand du monde – sont en rapport avec la Bible ? Sur les trente-mille œuvres du catalogue général, je pourrais donc être amené à en supprimer vingtmille. Du pain sur la planche assurément ! Mais après la pluie, je me trouve à présent confronté à Atlas, la base de données du musée du Louvre. J’ai très vite l’impression que le géant de la mythologie grecque condamné à porter le monde sur ses épaules n’est pas prêt à me faciliter la tâche. Il me nargue de toute sa hauteur : « Bonne chance, petit, si tu penses pouvoir mener à son terme ta tâche purificatrice. » Très vite je perds pied, noyé au milieu des multiples tableaux représentant l’univers créé par Dieu, des scènes du Déluge, des innombrables Nativités, des multiples David, et des Moïse, et des Vierges encore vierges, et des vierges devenues Marie, et des mères de Jésus avant d’être les mères de Dieu, et des Cènes plus ou moins saintes, et des saintes trinités, et des Goliath décapités, sans parler de toutes les bêtes et bestioles de la ménagerie biblique, au format micro ou macroscopique : celles du père Noé dans son grand bateau, celles du livre de Daniel, et les monstres de l’Apocalypse. Atlas se fait de plus en plus réprobateur : « Crois-tu que je vais te laisser toucher à Jérôme Bosch, à Luca Giordano, à Titien, à Raphaël, à Rembrandt, à Nicolas Poussin, à Véronèse, au Greco, à Fra Angelico, à Léonard de Vinci, à Fra Bartolomeo, à Van Dyck, à Ingres, à Botticelli, à… ? » Je me bouche vite les oreilles pour ne plus entendre cette liste interminable des maîtres de la peinture. Et si la Bible n’avait jamais existé ? « Impossible », me répond Atlas, qui en plus a alerté tous ses collègues des autres grands musées d’Europe (Florence, Berlin, Madrid, Londres, Amsterdam, Saint-Pétersbourg) pour les mettre en garde contre ma folle entreprise. Il a même poussé son zèle jusqu’à appeler personnellement le conservateur du musée Marc-Chagall de Nice, sachant très bien que, si je parvenais à y entrer, ce serait pour le détruire entièrement puisqu’il est totalement consacré à des œuvres en rapport avec la Bible. Malgré son courroux, qui ne me laisse aucune porte de sortie, Atlas me donne un bon conseil : « Au lieu de vouloir faire comme si la Bible n’existait pas, regarde plutôt ce qu’elle a produit. » Il me fait suivre une référence bibliographique, qui me fait rendre les armes, du moins sur ce terrain de la peinture. Je vous donne la référence en question. C’est une publication de Régis Debray et François Lebrette : La Bible. Ancien et Nouveau

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Testament à travers 200 chefs-d’œuvre de la peinture (Paris : Presses de la renaissance, 2004)1. Quatre-cent-quarante-cinq pages, présentées de manière très pédagogique : un texte de la Bible sur la page de gauche : une œuvre d’art correspondante sur la page de droite. La création d’Adam (Genèse 1.26-29 ; 2.7) vue par Albert Dürer ; les rois David et Saül (1 Samuel 16) vus par Rembrandt ; Jean-Baptiste enfant (Luc 1.80), vu par Léonard de Vinci ; l’aveugle de Jéricho (Marc 10.46-52), vu par Le Greco… Présentation remarquable, mais une sélection seulement dans ce que Régis Debray appelle « la plus grande pinacothèque du monde », rassemblée par un penseur laïc, proposée par un éditeur non spécialisé dans le religieux ! Battu à plate couture sur le terrain des arts picturaux, j’ai le moral dans les chaussettes. Faut-il s’entêter au point de livrer bataille sur le terrain de la littérature ? Par le plus pur des hasards, je croise un ami universitaire qui, après m’avoir entendu décrire mon projet littéraire, me fait ce commentaire que je prends comme un avertissement : « Tu vas y passer toute ta vie. » Je découvre effectivement que d’autres ont fait le travail avant moi, mais dans l’autre sens. Plus de quatre-cents spécialistes de littérature ; dix années de travail ; deux-mille-trois-cent-quarante pages publiées sous le titre La Bible dans les littératures du monde, sous la direction de Sylvie Parizet (2 volumes, Paris : Le Cerf, 2016). Et si la Bible n’avait jamais existé ? Impossible, selon le maître d’œuvre du projet. La « fécondité du texte biblique est proprement vertigineuse, […] la [Bible] a été et reste la référence absolue pour nombre d’auteurs. […] Même chez les écrivains athées, la référence au texte biblique semble souvent être la mieux à même d’exprimer la gravité des enjeux éthiques et métaphysiques qu’ils tentent ainsi de mettre en lumière2. » Le saviez-vous ? Le croiriez-vous ? Parmi ceux qui n’ont pas ignoré la Bible, auxquels pourtant on n’accorderait que très difficilement le bon Dieu sans confession, Charles Baudelaire, Guillaume Apollinaire, Georges Bataille, Albert Camus.

Inimaginable. Épuisé par un combat sans doute déjà perdu, les forces nécessaires commencent à me manquer pour la partie concernant la musique. Le lecteur devra donc se contenter d’une liste très sommaire des œuvres à supprimer du répertoire, car la Bible n’existe pas (je m’entête). À la poubelle donc : 1 - La sélection va évidemment bien au-delà des collections du Louvre. 2 - Sylvie Parizet, p. 5, 11.

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• Monteverdi : Les vêpres de la vierge • Vivaldi : les deux Gloria • Jean-Sébastien Bach1 : l’Oratorio de Noël ; La Passion selon Saint Matthieu ; La Passion selon saint Jean ; la Messe en si ; les cantates (plus de deux-cent-cinquante) ; l’essentiel de l’œuvre pour orgue • Marc Antoine Charpentier : Te Deum (l’Eurovision devra se trouver une autre musique pour son indicatif) • Haendel : Le Messie • Haydn : La Création ; Joseph ; Les sept paroles du Christ en croix • Mozart : le Requiem ; l’Ave Verum ; La Flûte enchantée (malgré sa franc-maçonnerie supposée) • Beethoven : la Missa solemnis • Schubert : les Messes • Mendelssohn : les oratorios Paul, Élie ; Les Psaumes ; la symphonie Réformation • Brahms : le Requiem allemand • Mahler : la symphonie Résurrection • Rossini : Moïse en Égypte • Verdi : Nabucco ; le Requiem • Wagner : Parsifal • Fauré : le Requiem ; le Cantique de Jean Racine • Poulenc : Gloria ; le Stabat mater • Stravinsky : Abraham et Isaac • Schoenberg : Moïse et Aaron ; L’échelle de Jacob • Messiaen : La Nativité ; le Quatuor pour la fin des temps Si cette liste est trop « classique » pour vous, les lignes qui suivent peuvent vous concerner. N’oubliez donc pas de détruire : • Tous les Negro spirituals • Tout le répertoire Gospel, du Golden Gate Quartet jusqu’à Mahalia Jackson • Ajoutez aussi les albums comme Jesus is King de Kanye West Dernière manche du combat : le cinéma. Et si la Bible n’avait jamais existé ? Le septième art s’est emparé très tôt des grandes scènes bibliques. Il en a tiré un nombre 1 - Je commets ici un véritable parricide : la mise à mort de celui qui est considéré par nombre de musiciens comme leur père.

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important de péplums qui ont connu un succès certain mais qui ont généralement mal vieilli et dont on pourrait aujourd’hui se passer sans trop de peine. Salomé est l’un des personnages de la Bible qui a marqué les réalisateurs. Pas moins de six films lui ont été consacrés (1910 : Ugo Falena ; 1918 : Gordon Edwards ; 1923 : Charles Bryant ; 1953 : William Dieterle ; 2002 : Carlos Saura ; 2013 : Al Pacino). Samson et Dalila ont aussi retenu l’attention (1949 : Cecil B. DeMille ; 1984 : Lee Philips) ; Samson (2018 : Bruce Macdonald). Dans la même catégorie, on peut classer David et Bethsabé (1954 : Henry King) ; Ben Hur (1959 : William Wyler) ; et surtout Les dix commandements (Cecil B. DeMille : 1956). Mention spéciale pour les films consacrés à Jésus, généralement assez mauvais : Jésus-Christ superstar (1973 : Norman Jewison) ; Jésus de Nazareth (1977 : Franco Zeffirelli, esthétiquement intéressant) ; Jésus de Montréal (1989 : Denys Arcand, plus créatif que les précédents) ; La Passion du Christ (Mel Gibson : 2004, sombrement sanguinolent). Une autre catégorie se veut plus proche d’un évangile, tel L’évangile selon saint Matthieu (1964 : Pier Paolo Pasolini). On pourrait rapidement conclure que, si la Bible n’avait jamais existé, si donc tous les films précités (et beaucoup d’autres qui leur ressemblent) étaient retirés des cinémathèques, la perte serait minime. Mais une amie cinéphile me fit remarquer que ma liste était datée et que surtout je passais à côté de l’essentiel. À ma liste de navets avérés, elle me fit ajouter des films à l’audience significative, parfois primés, dont certains véritables chefs-d’œuvre. Amadeus (1984 : Milos Forman) ; Mission (1986 : Roland Joffé) ; Le nom de la rose (1986 : Jean-Jacques Annaud) ; Thérèse (1986 : Alain Chevalier) ; Le festin de Babette (1987 : Gabriel Axel) ; Les ailes du désir (1987 : Wim Wenders) ; La dernière tentation du Christ (1988 : Martin Scorcese) ; Tu ne tueras point (1988 : Krzysztof Kieslowski) ; Crimes et délits (1989 : Woody Allen) ; Le roi lion (1994 : Rob Minkoff, Roger Allen) ; Le seigneur des anneaux (trilogie à partir de 2001 : Peter Jackson) ; Bruce tout puissant (2003 : Tom Shadyac) ; Le monde de Narnia (2005 : Andrew Adamson) ; L’arbre de vie (2011 : Terrence Malick) ; Noé (2014 : Darren Aronofsky) ; La forme de l’eau (2017 : Guillermo del Toro). Des séries télévisées sont aussi à ajouter à cette liste, comme : Jane the virgin (cent épisodes, 2014-2019 : Jennie Snyder Urman) ; Messiah (dix épisodes, 2020 : Michael Petroni)1. Deux leçons émergent de ce catalogue bien trop succinct. • La première est que les tentatives qui consistent à restituer plus ou moins fidèlement les récits bibliques sont rarement satisfaisantes. 1 - Cette liste est largement incomplète. N’hésitez pas à la compléter. Vous ne ferez que renforcer mon argument !

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Les cinéastes y hésitent entre la fidélité à la lettre de la Bible et la fiction. Leur imagination a donné naissance à beaucoup de créations hybrides, donc monstrueuses. • La deuxième leçon est bien plus positive. Sous l’influence de la Bible et à partir de la Bible, les créateurs ont été amenés à poser des questions de fond, intemporelles en même temps qu’universelles. Quelques exemples suffiront ici. Dans Amadeus, Milos Forman pose magistralement la difficile question du choix entre l’œuvre et le créateur. Entre Salieri, parangon de justice et de vertu, mais piètre musicien, et Mozart, parangon de dépravation mais génial musicien, qui est l’amadeus, l’aimé de Dieu ? Dieu fait-il une distinction entre l’œuvre et son créateur ? Dans Mission, Roland Joffé aborde magnifiquement la douloureuse question du colonialisme, y compris dans sa dimension religieuse. Dans Le nom de la rose1, Jean-Jacques Annaud, dans le style de l’intrigue policière, pose la question du rapport entre la connaissance et la foi : tout livre est-il bon à lire ? Rire et foi sont-ils compatibles ? Dans La dernière tentation du Christ2, Martin Scorcese aborde l’épineux sujet de l’incarnation de Jésus le Christ, le Dieu devenu homme, en des termes qui certes peuvent perturber le spectateur croyant, mais qui sont bien plus pertinents que nombre de traités savants produits sur le sujet par les théologiens. À ces exemples-là, il faut certainement ajouter l’abondante production des films fantastiques, de l’Odyssée de l’espace (1968 : Stanley Kubrick), à la série des Star wars (1977-2019 : Georges Lucas, Irvin Kershner, Richard Marquand, J.J. Abrams), tous pétris d’apocalyptique3. Tous à la poubelle !

Et si la Bible n’avait jamais existé ? Mon pari n’est pas tenable ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Il me faudrait aller dans tous les grands musées du monde pour y décrocher une large partie des œuvres exposées. Il me faudrait une masse pour détruire un nombre incalculable de statues. Il me faudrait fermer nombre de salles de concert, vider les cinémathèques. Il me faudrait un bulldozer pour aplanir les synagogues, les églises, les temples, mais aussi les mosquées, car 1 - D’après le roman d’Umberto Eco. 2 - D’après le roman de Nikos Kazantzákis. 3 - Les lecteurs cinéphiles pourront avantageusement compléter leur réflexion en consultant l’ouvrage suivant : Bible and Cinema. Fifty Key Films, éd. Adele Reinhartz, Londres : Routledge, 2013.

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sans la Bible, même l’islam, dont le Coran fondateur est la réécriture, n’existerait pas. L’actualité récente m’a rappelé qu’il existait un délit nommé crime de guerre. Cela ne concerne pas seulement les nazis et les autres coupables de génocides. Le délit englobe toute destruction d’œuvres quelles qu’elles soient qui appartiennent au patrimoine de l’humanité. L’Unesco a ainsi classé crime de guerre la destruction des sites de Palmyre (Syrie), de Mossoul et de Nimrod (Irak) par les hordes terroristes se réclamant d’un islam qui n’existe pas. Je mets donc immédiatement fin à mon sot projet et je rentre dans le rang. Le doute initial – et si la Bible n’avait jamais existé – devient une affirmation sans équivoque : la Bible est là, tout entière, véritable patrimoine de l’humanité1. Imaginez la force qu’aurait cette affirmation si je l’avais étayée par la contribution de la Bible à la philosophie, à l’éthique, à l’économie, à l’architecture, au droit ! Cela étant dit, je ne pousse pas un cri de satisfaction béate. Tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Car si la Bible est achetée, cela ne veut pas dire qu’elle est lue. Quand on achète un roman, on le lit. Quand on se procure une Bible, il n’est pas certain qu’on la lise. Je me demande même si le ratio possession d’une Bible/lecture ne serait pas parmi les plus faibles du monde. Et même si la Bible est lue, rien ne garan-

tit qu’elle soit comprise. Je suspecte un certain nombre d’acheteurs de la considérer comme un totem, un peu comme le fer à cheval soi-disant protecteur, ou comme la mezouzah juive apposée sur le linteau des portes des habitations. Il faut dire que la Bible n’y met pas forcément du sien. On croit acheter un livre et on hérite d’une bibliothèque. On croit en lire le texte original, et on n’a qu’une traduction parmi tant d’autres, car la Bible est écrite dans des langues bien étrangères, et pour compliquer davantage, dans d’autres alphabets. On croit que le monde de la Bible est comparable au nôtre, mais il en est en fait très différent. Les histoires racontées par la Bible se situent loin de nous, en Arabie Saoudite, en Irak, au Levant (la Palestine, Israël), en Égypte, en Syrie, en Jordanie, en Turquie, ou plus près en Italie ou en Grèce. Et que dire des idées qu’elle exprime ! Il semble que la Bible ne connaisse pas l’égalité des sexes. Il semble qu’elle ignore superbement la démocratie. Il semble qu’elle justifie la violence. Il semble qu’elle soit très binaire : les bons d’un côté (les Juifs), les méchants de l’autre (les non-Juifs) ; les hétérosexuels mariés d’un côté, avec les célibataires chastes, tous les autres… en enfer. Il semble aussi qu’elle fasse fi des plus élémentaires acquis de la science en matière d’origine du monde. Il semble enfin que sa morale soit ringarde, aux antipodes des tendances d’aujourd’hui. Il semble que…

1 - Voir le livre La Bible patrimoine de l’humanité, Villiers le Bel : Bibli’O, 2010.

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Si je croyais un seul instant à une seule des précédentes affirmations, je n’écrirais pas ce livre. Je crois qu’on touche ici au grand malentendu qui concerne la Bible. Il tient en ceci : quand je lis une œuvre de Molière, ou de Zola, je suis maître de ma lecture. Ma démarche est culturelle, ou artistique, sans recherche d’implications existentielles. En revanche, le lecteur de la Bible s’inscrit, qu’il le veuille ou non, dans une longue chaîne de lectures préalables. D’autres ont lu le texte avant lui, souvent plus que des individus isolés, des lecteurs institutionnels, représentant tel ou tel clocher, défenseurs de telle ou telle interprétation ou théorie, des gardiens du temple qui montent la garde pour éviter tout dérapage. Je lis Molière ou Zola. Je puis en tirer un moment de délectation esthétique. Je ne suis pas en charge d’interpréter ces auteurs. Par contre, quand je lis la Bible, la question de son interprétation est inévitable. La lecture est insuffisante. Elle doit être suivie de l’interprétation. Reste à savoir comment interpréter. Beaucoup d’ouvrages ont été écrits pour servir d’introduction à la Bible. Peu abordent la question de son interprétation, du moins à un niveau de vulgarisation acceptable. C’est le projet de ce livre. Il s’agira d’abord de décrire le plus simplement possible, mais le plus précisément possible comment la Bible a été fabriquée. Puis, il s’agira de dire comment on peut l’utiliser. Permettez-moi quelques comparaisons. Vous achetez un lave-vaisselle. La petite brochure qui vous est remise contient tout d’abord une description numérotée des différents éléments de votre machine. Puis, dans une seconde partie, le fabricant vous dit comment vous pouvez l’utiliser. Vous avez la possibilité de choisir entre plusieurs modes de lavage : éco, complet, en une heure, rinçage seulement, etc. Il en est de même avec la Bible. Il n’y a pas qu’un seul mode d’emploi, mais plusieurs. Encore faut-il le savoir, encore faut-il être informé quant aux implications du mode de lavage choisi. Autre exemple : l’achat d’un meuble en kit, à monter soimême. Que de scènes de ménage, ou de crises de fou rire autour de la notice IKEA, entre monsieur sûr de son coup qui n’a pas besoin de lire la notice, et qui se plante lamentablement, et madame, à l’esprit pratique inné, qui lui tombe sur le dos à chaque coup de marteau inapproprié et l’enjoint de la laisser faire ! Il en résulte souvent des meubles montés de travers, qu’il faut démonter et remonter plusieurs fois, non sans dommage, et qui finissent souvent par avoir une drôle d’allure, sans compter les pièces en trop et les pièces manquantes, et aussi les appels désespérés au SAV pour se plaindre que vraiment c’est mal fichu. La lecture de la Bible ne souffre aucun bricolage. Elle ne souffre pas non plus la précipitation. Lire la Bible peut sembler facile. Mais la lecture et l’interprétation de la Bible sont des opérations complexes.

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Libérez de l’espace. Déployez le mode d’emploi sur la grande table de la salle à manger. Lisez attentivement (plusieurs lectures sont peut-être nécessaires) la notice que voici. Prenez votre temps. Ne croyez pas tout terminer en une fois… il vous faudra toute une vie. Plutôt que de vous en prendre à l’auteur de la Bible, soyez suffisamment modeste pour vous remettre en cause vous-même. Je n’ai pas à défendre le produit « Bible ». Je n’ai pas à en assurer la vente. D’autres le font, très bien. Mais je puis vous assurer que lire la Bible, c’est : • • • • • • • • •

S’offrir à petits frais un voyage aux confins de l’Orient. Rencontrer d’autres cultures. Passer par le majestueux portail d’entrée de la culture universelle. Se regarder dans le miroir de la condition humaine. Apprendre à poser des questions importantes, dont certaines resteront peut-être sans réponse. Écouter, mais aussi apprendre à se taire. Oser interpréter. Naviguer entre l’exode, l’exil, et le retour au pays. Chercher l’équilibre entre le déjà et le pas encore.

>> Retour sur investissement assuré !

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La Bible : fiche signalétique Bible : Nom féminin singulier, venant du latin biblia, qui signifie les livres. La Bible n’est donc pas UN seul livre, mais une bibliothèque regroupant plusieurs livres, écrits par plusieurs auteurs. Il existe plusieurs versions différentes de la Bible.

LANGUE La majorité des livres de l’Ancien Testament ont été écrits en hébreu. Quelques passages des livres d’Esdras et de Daniel ont été écrits en araméen. Les livres deutérocanoniques de l’Ancien Testament ont été écrits en grec. Les livres du Nouveau Testament ont tous été écrits en grec.

DATE Les livres qui composent l’Ancien Testament ont été écrits entre le Xe et le IIIe siècle avant notre ère. Certains spécialistes remontent toutefois jusqu’au XIIIe siècle avant notre ère. Les livres qui composent le Nouveau Testament ont été écrits entre l’an 50 et l’an 100 de notre ère, environ.


Bible hébraïque Écrite en hébreu, avec quelques passages en araméen. Cette Bible correspond à l’Ancien (ou premier) Testament des Bibles protestantes actuelles. Mais l’ordre des livres et leur classification peuvent varier.

TABLE DES MATIÈRES DE LA BIBLE HÉBRAÏQUE TORAH Genèse Exode Lévitique Nombres Deutéronome

LES PROPHÈTES Premiers prophètes Josué Juges 1-2 Samuel 1-2 Rois Derniers prophètes Ésaïe Jérémie Ézéchiel

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Douze prophètes Osée Joël Amos Abdias Jonas Michée Nahum Habacuc Sophonie Aggée Zacharie Malachie

LES ÉCRITS Psaumes Job Proverbes Ruth Cantique des cantiques Qohéleth Lamentations Esther Daniel Esdras-Néhémie 1-2 Chroniques


Bible grecque Traduction en langue grecque de la Bible hébraïque, commencée en Égypte au IIe siècle avant notre ère. Appelée Septante (soixante-dix), du nombre des traducteurs impliqués (abrégée LXX).

TABLE DES MATIÈRES DE LA BIBLE GRECQUE (LXX)1 PENTATEUQUE ET LIVRES HISTORIQUES Genèse Exode Lévitique Nombres Deutéronome Josué Juges Ruth 1 Règnes (1 Samuel) 2 Règnes (2 Samuel) 3 Règnes (1 Rois) 4 Règnes (2 Rois)

1 Paralipomènes (1 Chroniques) 2 Paralipomènes (2 Chroniques) 3 Esdras Esdras-Néhémie Esther (augmenté) Judith Tobit 1 Maccabées 2 Maccabées 3 Maccabées 4 Maccabées

LIVRES POÉTIQUES ET PROPHÉTIQUES Psaumes Odes Proverbes Ecclésiaste Cantique des cantiques Job Sagesse de Salomon Siracide Psaumes de Salomon Osée Amos Michée Joël

Abdias Jonas Nahum Habacuc Sophonie Aggée Zacharie Malachie Ésaïe Jérémie Baruch Lamentations Lettre de Jérémie Ézéchiel Susanne Daniel Bel et le dragon

1 -Selon l’édition d’Alfred Rahlfs, Septuaginta id est Vetus Testamentum Graece juxta LXX Interpres, Stuttgart : Bibelanstalt, 1935, 2 vols. Cette édition a été révisée par J. Hanhart en 2006, et est publiée en un seul volume : Rahfls Hanhart, Septuaginta, editio altera, Stuttgart : Deutsche Bibelgesellschaft. Une édition critique de la Septante, totalement révisée, est en cours de publication : Septuaginta : Vetus Testament Graecum, Göttingen : Vandenhoeck und Ruprecht, 1962.

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Cette Bible correspond largement à l’Ancien (ou premier) Testament des confessions catholiques et orthodoxes1. En voici l’agencement tel que proposé par la TOB2.

TABLE DES MATIÈRES DE LA TOB LE PENTATEUQUE Genèse Exode Lévitique Nombres Deutéronome

LES LIVRES PROPHÉTIQUES Josué Juges 1er livre de Samuel 2e livre de Samuel 1er livre des Rois 2e livre des Rois Ésaïe

LES AUTRES ÉCRITS Psaumes Job Proverbes Ruth Cantique des cantiques Qohéleth (l’Ecclésiaste) Lamentations Esther

Daniel et Daniel grec (Suzanne ; Bel et le dragon) Esdras Néhémie 1er livre des Chroniques 2e livre des Chroniques

Jérémie Ézéchiel Osée Joël Amos Abdias Jonas

Michée Nahoum Habaquq Sophonie Aggée Zacharie Malachie

LIVRES DEUTÉROCANONIQUES (CATHOLIQUES

LIVRES DEUTÉROCANONIQUES (ORTHODOXES

Esther grec Judith Tobit 1er livre des Maccabées 2e livre des Maccabées Sagesse Siracide (l’Ecclésiastique) Baruch Lettre de Jérémie Psaume 151

3e livres des Maccabées 4e livre des Maccabées 3e livre d’Esdras 4e livre d’Esdras Prière de Manassé

ET ORTHODOXES)

SEULEMENT)

1 - Voir page 144 et suivantes pourquoi certains livres ont été ajoutés à la liste de la Bible hébraïque. 2 - Il est à noter que le Psaume 151 fait maintenant partie du canon catholique. Voir La Bible : traduction officielle liturgique (Mame : 2013).

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Bible chrétienne La Bible chrétienne ajoute à l’Ancien (ou premier) Testament le Nouveau (ou second) Testament, au contenu suivant :

TABLE DES MATIÈRES DU NOUVEAU TESTAMENT ÉVANGILES Matthieu Marc Luc Jean

LETTRES Romains 1-2 Corinthiens Galates Éphésiens Philippiens Colossiens 1-2 Thessaloniciens 1-2 Timothée

Tite Philémon Hébreux Jacques 1-2 Pierre 1-2-3 Jean Jude

ÉCRITS Actes des Apôtres Apocalypse

Genres littéraires1 Les livres de la Bible sont écrits en divers genres littéraires, entre autres : • • • • •

Annales historiques (1-2 Chroniques) Correspondance (les lettres de Paul, Pierre, Jacques, Jean, Jude) Discours (dans l’évangile selon Matthieu ; dans le livre des Actes) Drames romanesques (Ruth, Esther) Écrits fondateurs (Genèse 1–11, les quatre évangiles)

1 - Pour une excellente présentation des genres littéraires, voir Olivier Millet et Philippe de Robert, Culture biblique Paris : PUF, 2001, p. 85-196.

25 - PRÉALABLES


• • • • • • •

Épopées (Josué ; Juges) Histoire des patriarches (Genèse 12–50) Littérature de sagesse (Proverbes, Qohéleth) Lois (Lévitique ; Deutéronome) Poésie (Psaumes) Prophéties (douze prophètes) Prophéties apocalyptiques (Ézéchiel, Daniel, Apocalypse de Jean)

La bibliothèque biblique est organisée selon ces différents genres littéraires, et non par ordre chronologique des événements ou de la rédaction.

ITINÉRAIRES - 26


Table des matières Abréviations..........................................................................................................................................................................7

Préalables........................................................................................................................................9 Et si la Bible n’avait jamais existé ?............................................................................................................................ 11 La Bible : Fiche signalétique.........................................................................................................................................21 Image d’Épinal....................................................................................................................................................................27

Naissance dU nouveau Testament................................................................................. 37 Sur la route de Damas.................................................................................................................................................... 39 À Capharnaüm................................................................................................................................................................... 45 Quand la parole devient écriture............................................................................................................................... 49 Des écrits deviennent le Nouveau Testament...................................................................................................... 59

Naissance de l’ancien Testament................................................................................... 73 Le cercle des poètes........................................................................................................................................................75 Le cercle des prophètes................................................................................................................................................89 Le cercle de Moïse........................................................................................................................................................... 93 Des trois cercles aux Écrits, aux Prophètes et à la Loi....................................................................................... 97

Transmission............................................................................................................................... 121 Les manuscrits de la Bible..........................................................................................................................................123 Traductions...................................................................................................................................................................... 139

Interprétation........................................................................................................................... 161 Sur la route de Gaza..................................................................................................................................................... 165 Lectio divina : De l’autre côté du lac........................................................................................................................173 L’auteur avant tout : Le baptême de Jésus.............................................................................................................179 Le texte avant tout : Saül devient roi..................................................................................................................... 185 Le lecteur avant tout : L’onction à Béthanie........................................................................................................ 193 Qui es-tu, toi qui veux comprendre ?..................................................................................................................... 199 Envol...................................................................................................................................................................................203



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