À la dérive de Lorenzo M. Crisci

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ROMA LIVRES

À LA DÉRIVE

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Collection dirigée par Silvana Cirillo Comité de rédaction : PAOLO DI PAOLO FILIPPO LA PORTA TOMMASO POMILIO CHRISTIAN RAIMO

DANS LA MÊME COLLECTION Edoardo Maspero – SANS AUCUN REMORDS Ilaria Gaspari – L’ÉTHIQUE DE L’AQUARIUM AA. VV. – PETITES HISTOIRES SANS FRONTIÈRES* Aurelio Picca – BELLISSIMA Carlo Sgorlon – LE BOUQUETIN BLANC

* Recueil de nouvelles écrites par Alberto Bevilacqua, Giuseppe Bonaviri, Vincenzo Consolo, Alessandra Lavagnino, Nicola Lecca, Carlo Lucarelli, Dacia maraini, Dante Marianacci, Raffaele Nigro, Aurelio Picca, Carlo Sgorlon.

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LORETO M. CRISCI

À LA DÉRIVE ROMAN

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Titre original : Bruciato marcio 2017 © Gremese International s.r.l.s. – Roma Traduction de l’italien : Valérie Di Meo Impression : Peruzzo Industrie Grafiche – Mestrino (PD) Copyright de l’édition française : 2019 © Éditions de Grenelle sas – Paris. Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, enregistrée ou transmise, de quelque façon que ce soit et par quelque moyen que ce soit, sans le consentement préalable de l’éditeur. ISBN 978-2-36677-188-6 ISSN 2607-9135 Dépôt légal : Février 2019 (Imprimé en Italie)

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PRÉFACE

Si tu es serein, ce n’est pas le bon endroit. Fuis. Ou reste. Sors de ta tour d’ivoire. Si des lamentations se font entendre, ignore-les. Ici, il y a la rage de celui qui est dernier et qui ne s’en contente pas, de celui qui nage, l’inquiétude du bourreau qui attaque pour ne pas être attaqué et celle de la victime qui se fait baiser, la douleur de celui qui en veut à la terre entière et qui voudrait tout casser comme Paul Simonon avec sa basse, juste pour voir sa montre s’arrêter : Stop. 21 h 30. Ici il y a l’embarras de celui qui ne s’exprime pas mais qui rougit, de celui qui est muet, qui écoute jusqu’à ce qu’il sente sa tête éclater. Ici, il y a des miracles, ceux de celui qui prie et attend qu’ils tombent du ciel et ceux qui se les construisent tout seuls en mettant de côté l’espoir. Ici, il y a les troubles de celui qui regarde derrière lui par peur d’être suivi, de celui qui éloigne les personnes par peur d’une étreinte que, en réalité, il désire. Ici, il y a la marginalisation de celui qui est unique mais pas dans le bon sens du terme, de celui qui passe ses anniversaires tout seul et souffle sur les bougies aussi fort qu’il peut, en faisant toujours le même vœux. Ce livre est un ramassis de personnes, une masse désordonnée, un public distrait par des lumières en ruines. Loreto M. Crisci 7

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CHAPITRE 1

Mercredi matin, le soleil haut dans le ciel est brûlant. C’est étrange mais je ne sens pas ce feu, il touche ma peau mais je ne m’en aperçois pas. Je tourne mon visage de l’autre côté. Je ressens une forte douleur dans le cou et soudain un frisson me parcourt le dos : une décharge électrique. J’ai froid, ce froid que je m’attends à trouver en enfer, ce froid qui m’oblige à sucer la bite d’un nègre en échange d’une couverture pour me réchauffer. Les huit salopards, Tarantino nous l’enseigne. Des pensées malades m’assaillent malgré moi ; elles restent gravées comme de faux souvenirs, des impressions de déjà-vu, avec mon cerveau en bouillie qui les mange et les recrache toute la journée. Toute la journée coincé en proie à des visions. Je regarde Pollon en me faisant un rail. Un autre, et puis encore un. Toujours tout répéter deux fois comme le « Tuca Tuca ». Peut-être même trois, encore une fois, sniff. Un mécanisme triadique, thèse, antithèse et synthèse, la trinité. Le calme est de courte durée, je suis agité et me mets à balancer tout ce que je trouve, un verre tombe par terre, il se casse. Certains sons inattendus réveillent. Je suis dans un bureau de poste. Une odeur putride 9

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dans les airs, une horde de vieux dégoûtants, des employés en sueur étonnamment satisfaits de ce travail de merde. Cette odeur persiste : elle est nauséabonde, comme toutes les odeurs d’attente. J’essaie de ne pas y penser, de l’empêcher d’entrer dans mes narines mais c’est impossible, elle ne veut pas partir. C’est une puanteur qui, dans cette vie, ne part pas. Elle reste, indélébile, on la sent de plus en plus chaque jours si la situation reste telle qu’elle est, s’il n’y a pas ce changement salvateur. Une cage de Faraday dans laquelle on meurt tous d’une immobilité qui fait peur, coincés dans un univers statique, dans un tableau qui n’est pas le nôtre. L’éternité, vue de l’extérieur, semble fascinante mais, de l’intérieur, c’est comme être dans un glacier. Matteo, mon frère, est avec moi. Distants à première vue, en réalité nous sommes unis à notre façon, sans besoin de le montrer. — T’as quel numéro ? demande Matteo. Je ne réponds pas. Il me secoue. — T’es là ? — Oui, excuse-moi. Tu disais ? Il me répète : « T’as quel numéro ? » — Quatre-vingt-treize, lui dis-je en regardant devant moi. Il me demande : « Mais qu’est-ce que tu regardes ? » Il essaie en vain de suivre mon regard. — La fille au deuxième guichet. — Celle avec les lunettes et l’horrible jupe longue ? — Oui, exactement. Incrédule : « T’es sérieux ? » — Oui, je suis sérieux. Pourquoi ? 10

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— Je peux t’assurer que même une nonagénaire dégage plus de sex-appeal. Cette fille ne doit même pas savoir à quoi ressemble une bite. — Je peux t’assurer, au contraire, que ça doit être un sacré bon coup. — Je ne vois pas ce que tu lui trouves d’érotique. Mon regard demeure rivé sur la fille, je n’arrive pas à m’en détacher, j’aime rester sur un point fixe quand cela en vaut la peine. « Tu ne trouves pas, toi aussi, que l’érotisme n’apparaît que lorsqu’il est caché ? » — C’est vrai qu’une femme vêtue de façon trop provocante perd toute forme de mystère, mais ce n’est pas toujours le cas, me répond-il. Prend Jayne Mansfield, sur la photo où il y a aussi Sophia Loren qui la regarde scandalisée. Elle est pratiquement seins nus et elle était toujours en tenue légère, tout comme Marilyn Monroe. Mais Jayne Mansfield et Marilyn Monroe étaient super bandantes. Moi je me les ferais même maintenant qu’elles sont mortes ! Cette fille-là, en revanche, a tout l’air d’être une sainte-ni-touche frigide. Je ne réponds rien, je préfère me taire que me répéter. Il me comprend et fait de même, il reste un moment silencieux, puis change de sujet. « Tu sais, j’ai lu tes poésies, elles m’ont beaucoup plu. Je sais que je ne suis pas un expert et que mon opinion n’a pas beaucoup d’importance, mais c’est ce que je pense. » Je le remercie, peut-être froidement, mais c’est normal. Ici, la sincérité tu l’attends de la part de ceux qui te sont lointains, de ceux qui peuvent se passer de toi, parce que ceux qui te sont trop proches ne parviennent pas à te blesser, ceux qui te sont proches préfèrent que 11

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ce soient les autres qui te dévorent. Il continue : « Au moins tu n’écris pas sur l’amour comme un enfoiré de pédé. » — Ça ne sert à rien, je lui réponds. — C’est-à-dire ? demande-t-il. — Ici-bas, si ce n’est pas politiquement correct, tu ne peux rien dire, lui dis-je. Un handicapé ne doit pas être appelé handicapé, pour ne pas choquer les gens, mais si le prix Nobel de la paix est remporté par le président d’un pays en guerre, personne ne semble y prêter attention, je reprends après un court instant. Dans ce monde si ta voix se distingue du chœur, on te coupe le micro. C’est le soir, pas très loin de la maison il y a une brasserie qui porte un nom aussi beau que maudit, Jolly Roger. Je sors pour m’y rendre. Il y a ceux qui disent que le surréalisme consiste en une surprise magique, comme trouver un lion dans l’armoire où on voulait prendre une chemise ; bah, dans ce cas précis le réalisme, à l’inverse, c’est passer une porte derrière laquelle on s’attendait à voir quelque chose de magique et des personnages sortis de l’objectif de Diane Arbus, pour finalement trouver une brasserie comme tant d’autres remplie de gens comme tant d’autres. Trop souvent le charme des choses s’arrête là, au nom sur l’enseigne. Je vois un groupe de connaissances. Je m’approche. — Lorenzo ! À la fin tu as tenu ta promesse ! s’exclame l’un d’eux, pompette. Quand nous avons parlé au téléphone, est-ce que je t’ai dit aussi, parmi tout le reste, qu’aujourd’hui c’est l’anniversaire d’Umberto ? 12

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Je lui réponds : « Oui, mais où est-il ? » — Je crois qu’il est sorti fumer une cigarette. Sa façon de parler – il a du mal à articuler – m’énerve. — Bizarre, j’étais dehors à l’instant et je ne l’ai pas vu. — Le voilà, dit-il. Juste derrière toi ! Je me retourne et le vois. Je vais vers lui, en m’éloignant en toute hâte. Je le salue : « Umberto ! » Il me voit et me demande surpris : « Lorenzo ! Comment se fait-il que tu sois dans le coin ? » — Ça fait des mois que je me dis qu’il faut que je vienne prendre une bière dans ce bar. Au fait, bon anniversaire ! Antonio m’a dit que c’était aujourd’hui. Il me remercie et me dit : « Je t’aurais écrit ces joursci, excuse-moi de ne pas avoir été là, jeudi dernier, à la projection du court-métrage. Malheureusement, j’étais de service au boulot ». Pendant qu’il parle, ses yeux ne savent pas où se poser, il est distrait et ça se sent, ses mots ont du mal à sortir. — Ne t’inquiète pas. — Comment ça s’est passé ? demande-t-il. J’espère que ça a été. — Oui, c’était une soirée... Il m’interrompt avant que j’aie le temps de finir ma phrase. Des personnes l’appellent, c’est son anniversaire. Il se sauve après m’avoir tendu une drink card, j’ai le droit à une bière gratuite. Je reste seul. Immobile. Quelques instants à regarder ce qui se passe autour, en tournant sur moi-même comme une girouette. Je ne me sens pas à ma place, un alien, comme ceux qui sont parmi nous. Pas ceux 13

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imaginaires, ceux qui le deviennent. À trop s’isoler on devient une île. La mer immense augmente les distances. Les choses, vues de loin, floues, finissent par nous donner l’impression de ressembler à une galaxie ou à une explosion de lumière inattendue. J’aperçois une fille au visage familier, elle travaille comme caissière dans le supermarché où je vais faire mes courses. Elle est complètement défoncée, avec le regard perdu, elle me dégoûte. « Je préférerais cent fois boire de la pisse de nègre plutôt qu’une goutte de salive de cette toxico », je me dis dans ma tête. Je n’en veux pas à ceux qui se droguent, ils sont en colère tout comme moi, je voudrais juste qu’ils aient le courage de tout faire péter, de combattre jusqu’au bout, d’y laisser jusqu’à leurs dernières forces, jusqu’à ce que la seule option valable soit de se laisser emmener par le courant. Je voudrais juste qu’il y ait la lucidité de tout ça, des sentiments qui ne soient pas corrompus, la lucidité de regarder le monde dans son éclat dégoûtant, sans filtres, sans retouches. Je vais vers le bar. Je fais un signe au barman et m’assieds sur un tabouret, il me répond, je lui tends la drink card. — Vous avez une préférence ? me demande-t-il. — Non, n’importe. Les bières ont toutes le même goût. Il sort une bière et me l’ouvre sur le comptoir. Je le remercie, prends la bière, descends du tabouret et me mets à errer dans le bar. Je reconnais Francesco, je le salue. — Lorenzo. Comment tu vas ? me dit-il. Ça fait un bout de temps qu’on ne s’est pas vus. 14

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— Ça va. Et toi ? — Je n’ai pas à me plaindre, je voudrais baiser plus. Enfin, comme tout le monde. Je lui souris. — Vous ne vous connaissez pas tous les deux, pas vrai ? dit Francesco en s’adressant à son ami qui se tient à côté de lui. — Non, répond le garçon. Il se présente, je fais de même. Il me dit s’appeler Alessio, c’est un blondinet maigre avec le ventre de quelqu’un qui boit beaucoup. — De quoi vous parliez ? je lui demande. — Alessio me cassait les couilles avec Asimov et les lois de la robotique, dit Francesco. — J’exposais juste un concept, dit Alessio. — Bien sûr et j’apprécie beaucoup ta façon de penser. Mais je t’avais juste demandé un putain de joint ! Je suis curieux de connaître le lien entre l’herbe et Asimov, je lui demande. Francesco se met immédiatement de côté. Alessio bombe le torse et commence à parler : « Je disais, pour résumer, que la prohibition ne sert à rien, ce n’est qu’une fiction. Tout le monde sait qu’on fume de l’herbe dans ce bar », dit Alessio. Puis, s’adressant à Francesco : « Tu as déjà vu quelqu’un se faire arrêter ou entendu parler de quelqu’un qui l’a été, qui a reçu ne serait-ce qu’une amende ou une mise en garde ? » — Non, dit Francesco. Il a l’air de s’ennuyer. — Tout ça c’est des chimères, dit Alessio. Nous vivons dans une bulle de savon prête à exploser, une frontière étroite nous sépare tout juste de l’anarchie. 15

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Notre génération est vraiment en train de connaître l’inquiétude et la rébellion, les précédentes non, elles s’étaient arrêtées là, en pose, comme sur une photo souvenir. Putain de merde ! Moi, je veux juste boire, fumer et baiser, comme tout le monde. Il cite la première loi de la robotique, il tient à démontrer sa thèse, c’est un garçon qui aime la sensation d’être mieux que les autres. Dans ce monde, c’est ce que nous cherchons tous. Au final, qu’est-ce qui compte vraiment à part démontrer qu’on en a une plus grande que les autres ? — Un robot ne peut pas porter atteinte à un être humain ni ne peut permettre que, à cause de son manque d’intervention, un être humain subisse des dommages, dit-il. Puis il continue : « Si nous appliquions cette même loi, en remplaçant bien sûr les robots par l’Homme, cette seule et unique loi suffirait, tu ne trouves pas ? » J’entends parler d’inquiétude mais je ne la vois pas. C’est un fantôme ou un courant d’air ? Qu’est-ce qui nous provoque des frissons dans le dos ? Je ne comprends pas l’anticonformisme, ça me semble stupide, il est si facile de lui mettre une étiquette, parce que tout ce qui est antisystème se transforme obligatoirement en système. Je vois des moutons qui attendent de se faire enculer par des bergers, j’ai l’impression d’être en Sardaigne. J’entends Bukowski être cité sans être compris, je l’imagine dégoûté par cette fausse désobéissance : la fausse désobéissance lasse. Je l’imagine vivre aujourd’hui sans boire une goutte d’alcool. Je l’imagine 16

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tous les dimanches à l’église. Bukowski au premier rang. Je l’imagine heureux de son travail à la poste. Employé modèle. Je l’imagine écrire : « Aujourd’hui je vois plus de rébellion dans un thé et des biscuits que dans la drogue et les tatouages. » Je ne lui réponds rien, tout reste dans ma tête. Je pense qu’il a dit une connerie, mais j’acquiesce.

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CHAPITRE 2

Si on y réfléchit, la vie est courte. Parcourir deux fois la même route est une folie. Je le sais bien, mais l’accepter est tout de même complexe, ça peut donner la nausée, comme l’odeur de l’essence croupie. Je ne l’aime plus, peut-être ne l’ai-je jamais aimée, ça m’arrive souvent de le penser. La vie est un ensemble de « maintenant » dont on fait l’inventaire pendant que les choses changent. Tout ce que nous possédons c’est l’instant présent. L’amour, un feu de paille destiné à s’éteindre. Je continue malgré tout à la suivre, je suis fatigué, mes chaussures sont abîmées et je commence à avoir mal aux pieds. Je continue à courir. Ce qui me pousse c’est peut-être un sentiment primordial d’appartenance, peut-être simplement l’angoisse. Voir les gens partir provoque de l’angoisse. Ne me dites pas que ça n’est pas le cas. Syndrome d’abandon, ou peut-être autre chose, peut-être l’envie de voir tout le monde rester à sa place, comme des trophées. Chacun d’entre nous désire posséder des reliques de chasse pour pouvoir les exposer. Nous décidons de nous voir dans une cafétéria. — Merci d’être venue, lui dis-je. 19

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Ennuyée, Chiara me répond : « De rien. » — Comment vas-tu ? — Bien, toi par contre, je te trouve amaigri, dit-elle d’un ton méprisant. — Non, je t’assure que je vais bien, je lui réponds. — Sûrement, continue-t-elle sur le même ton. — Moi, je te trouve plutôt en forme. — Oui, juste un peu fatiguée. Elle ne me regarde pas dans les yeux, elle essaie de se concentrer sur autre chose : cacher ses émotions lui est égal, elle veut juste s’en aller, ses pieds pointent vers la sortie. Je lui demande : « Tu es fatiguée à cause des élections ? » — En partie oui, me répond-elle. Je réfléchis à retourner à la fac. — Génial, lui dis-je. Toujours en physique ? — Non, en septembre l’université met en place un nouveau cours très intéressant de psychologie, mais je devrais commencer à me préparer pour l’examen d’entrée et j’ai peu de temps libre. Je suis distrait, ses mots me touchent mais pas autant que le fait de l’avoir là, de nouveau en face de moi. Je la regarde en essayant de remarquer chaque détail, chaque changement dans ses gestes, dans ses vêtements, dans le choix du maquillage. Elle a un rouge à lèvres plus vif, les couleurs ne sont pas les mêmes que d’habitude, pas le même noir, pas le même gris. Je vois le rouge qui lui enflamme le visage et le corps. — Tu t’es coupée les cheveux ? Elle me répond énervée : « Non, mais qu’est-ce que ça a à voir avec la fac ? » 20

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Désolé : « Rien, excuse-moi. » Mes mains tremblent. « Je voulais juste te dire que tu es resplendissante. » — Lorenzo, s’il te plait ne recommence pas. Je t’ai clairement dit qu’il n’y a plus rien entre nous. J’essaie de revenir au discours sur l’université mais elle ne m’en laisse pas l’occasion. « Je n’ai pas envie de gâcher ma salive inutilement, tu n’écoutes pas. Et je veux te faire remarquer quelque chose, j’ai dit "tu n’écoutes pas", je n’ai pas dit "tu ne m’écoutes pas". C’est un détail important car tu continues et tu continueras toujours à n’écouter que toi. » J’essaie de réagir : « Allez, t’exagères, je voulais juste de faire un compliment. » Elle hausse légèrement la voix : « C’est dingue ! Tu continues à ne pas m’écouter. Ce que disait Marlon Brando a sujet des acteurs est valable pour toi : "L’acteur, c’est-à-dire toi ! C’est une personne qui, si l’on ne parle pas de lui, n’est pas à l’écoute." Donc, faisons comme ça, parles-moi de quelque chose pendant une petite demi-heure et moi je t’écouterai comme je l’ai toujours fait. » — C’est la première fois que je t’entends faire une citation. — On peut demander l’addition ? Parler avec toi me fait me sentir sale. — Mais pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? — Tu manipules les gens en cherchant à les façonner à ton image. Tu t’en rends compte ? — Je ne comprends pas le rapport entre ma phrase et entre ce que tu viens de dire. Putain ! Votre problème à vous les femmes c’est ça, vous essayez toujours de lire entre les lignes, en scrutant les sens cachés et les messages subliminaux. Alors qu’en fait, quand un 21

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homme dit quelque chose, il a voulu dire exactement ce qu’il a dit, il n’y a rien d’autre à déchiffrer. Merde ! C’est incroyable que vous ne réussissiez pas à le comprendre. Elle se lève nerveusement de sa chaise, dit quelque chose, je ne me souviens pas quoi, et s’en va. Quand on monte le volume de la télé, on le fait pour noyer ses pensées dans le chaos, parce que dans le chaos les choses se perdent et il y a certaines pensées que l’on préférerait laisser partir pour ne plus jamais les revoir. Cette fois-ci, ça ne fonctionne pas parce que, bien que le volume soit fort, il ne parvient pas à retenir toute mon attention. Je regarde l’écran, distrait, assis sur le divan et je réfléchis. — Lorenzo, tu ne pourrais pas baisser le volume ? dit ma mère en passant dans le salon. Je la retiens : « Je voulais te dire un truc. » — Bien sûr, dis-moi ! — Je pense que ma relation avec Chiara est définitivement terminée. — Tu as bien fait ! s’exclame-t-elle en se dirigeant vers sa chambre. Je la retiens à nouveau : « Attends ! Je voulais en parler. » Elle marque un nouvel arrêt : « Excuse-moi Lorenzo, mais demain je dois me lever tôt, ça te va si on reporte cette discussion à demain ? » — Je ne comprends pas pourquoi jamais personne n’a envie de m’écouter dans cette maison. Ennuyée : « Mon Dieu Lorenzo ! Tu répètes toujours les mêmes discours déprimants ! Mais tu te rends 22

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compte, tu as vingt-trois ans et tu es toujours là avec ta tronche de six pieds de long, pense donc à profiter de la vie. » Elle poursuit : « Et puis, avec cet air de chien battu, tu me rappelles ton père quand il rentrait à la maison le lundi après un week-end passé à l’extérieur avec sa putain du moment et qu’il voulait que je le console parce qu’il se sentait coupable. Et tu sais ce qu’il m’a dit quand, après des années, je l’ai envoyé se faire foutre en le mettant à la porte ? » En réalité c’est moi qui aie entendu ces mots des centaines de fois. Écouter n’est pas toujours un choix. — Il m’a dit que je ne l’ai jamais aimé. Elle s’approche, me donne un baiser sur le front et dit : « On en reparle demain, ok ? » Je lui réponds que c’est ok, mais ce n’est que par complaisance, on ne peut obliger personne à être là, à écouter. Je reste seul avec la télé allumée et le volume bas. Ma mère n’est pas une mauvaise mère, une de celles qui se foutent de leurs enfants. Celles qui, quand ils sont petits, les « parquent » chez la nounou pour aller sucer des bites et qui, ensuite, quand ils deviennent adolescents, se contentent de fermer la porte de la chambre et n’en ont rien à foutre si on les entend baiser. Ma mère n’est pas comme certaines actrices, elle ne sniffe pas de la coke en me laissant tomber de la fenêtre. Ma mère n’est pas comme ça, elle ne l’était pas et ne le sera jamais. Ma mère est juste une femme fatiguée, qui s’est effacée pour un homme qui n’était pas 23

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le bon. Voilà probablement quelle a été, au début, sa grande erreur. S’effacer. Une erreur commune chez les femmes lorsqu’elles ont la prétention de pouvoir changer un homme. C’est une mère hyper protectrice qui, un jour, a tout simplement décidé de ne plus l’être. Je la comprenais, il arrive un moment où il faut arrêter de penser aux autres parce que les autres ne pensent qu’à eux. Les autres, s’ils le peuvent, ils t’écrasent. Je suis à la bibliothèque, je le fais souvent depuis un an. J’essaie d’écrire mais je n’ai pas beaucoup d’inspiration. Je regarde l’écran, j’espère peut-être un miracle. J’espère que Loris Petrucciani, mon alter-ego, puisse sortir et continuer à ma place. Il arrive souvent qu’on veuille que quelqu’un d’autre continue à notre place, parfois le stylo est lourd et le bras est faible. D’autres fois c’est tout notre corps qui est faible, il a besoin de sucre, celui qui adoucie la pilule et la fait descendre jusque dans l’estomac. Mon regard se pose sur un groupe d’étude pas loin. Il n’y a que des filles, elles me déconcentrent. Mais ce qui me déconcentre ce n’est pas la beauté, la beauté ne déconcentre pas, elle fascine, attire l’attention. Je suis distrait, je suis toujours distrait, mais être distrait c’est aussi se répéter, se perdre parmi les mots. Je les regarde mais je vois flou, comme quand on fixe un point sans le vouloir vraiment. Je me demande pourquoi toutes les pires salopes sont étudiantes en sciences de l’éducation, et ce qu’elles peuvent bien enseigner à leurs élèves à part comment tailler une pipe. Je suis vulgaire, je suis toujours vulgaire mais la vulgarité est 24

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aussi un moyen de se défendre dans ce monde où une arme ne suffit pas, il en faut bien plus pour sauver sa peau. Je déteste ces filles qui veulent gravir les échelons de la société. Des arrivistes. Je les inviterais volontiers à un festin comme celui de Circée, parce que l’horreur fait moins peur quand elle est partagée. Je déteste ces femmes qui ont besoin d’un homme qui les entretienne. Je déteste ces femmes que tu ne peux pas regarder trop longtemps sinon, comme le soleil, elles finissent par t’aveugler. Je marche en me cassant la gueule partout, ça fait mal. Je me cogne la tête sans réfléchir, ou plutôt, je réfléchis par intermittence. Des pensées discontinues comme les nuances de certains tableaux. Je pense aux femmes et je les vois avec une petite étiquette sur le côté, elles ont un prix. Ce cauchemar doit cesser, mais mon regard est encore bloqué. Ce point s’est agrandi, il a pris tout l’espace de la pièce. J’ai peur. Je tremble. Quelque chose est sur le point d’arriver, je le sens. Je ferme les yeux. Tout ralentit, rentre dans l’ordre. Je commence à bouger mes mains sur le clavier comme si je jouais un morceau au piano. Je cherche la musique, je n’entends rien. Une fille assise tout près m’observe, curieuse. Je ne me rends pas tout de suite compte de son regard, je continue jusqu’à ce qu’elle me demande en susurrant : « Tu fais du piano ? » J’ouvre les yeux : « C’est à moi que tu parles ? » — Tu vois d’autres gens qui jouent de l’ordinateur ? me demande-t-elle rhétoriquement. — Touché ! Non, je ne fais pas du piano, je suis écrivain. La fille s’apprête à dire quelque chose mais je l’in25

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terromps : « J’imagine que tu es en train de te demander quel est le lien entre les deux. » — En réalité, non. Elle blague mais je ne suis pas assez intelligent pour le comprendre et je reste silencieux et perplexe. — Tu devrais voir ta tête, me dit-elle. Allez, raconte, je suis curieuse. — Ok, lui dis-je, confus, et je continue : Il y a quelques mois j’ai assisté à un workshop sur l’écriture créative et le prof conseillait, en cas d’absence d’inspiration, de faire semblant de pratiquer une autre forme d’art, comme par exemple jouer d’un instrument ou peindre. — Théorie intéressante. Et ça fonctionne ? — Non, pas du tout. Je cherche juste à m’autoconvaincre que je n’ai pas gaspillé mon argent. Elle sourit et, en me tendant la main, elle se présente. J’en fais autant. Son prénom me plaît, Giada, un de ces noms originaux, mais sans l’être trop. Elle a les cheveux courts et est petite et menue. Quelqu’un nous fait signe de nous taire. J’aimerais continuer à parler, je lui demande si ça lui dit de venir à l’étage du dessous où se trouve un coin restauration. Ça lui va. Je ressens une sorte de répulsion pour le café, ce n’est pas simplement du dégoût mais une véritable haine injustifiée, je prends donc un verre de lait. Anna Freud y verrait un morbide lien maternel, son père Sigmund un « complexe d’Œdipe » refoulé. Mais ce n’est rien de tout ça, c’est juste une histoire de goût. — Tu es vraiment bizarre ! me dit-elle me regardant 26

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boire mon lait. — C’est un compliment ? — En quelque sorte, répond-elle avant de poursuivre : Ça fait longtemps que tu écris ? — Un certain temps. — Qu’est-ce que tu écris ? demande-t-elle encore. — De tout, je lui réponds en sirotant mon lait. Des scénarii, des poésies, des histoires, des articles. Mon père a toujours dit que je cherche juste un moyen de ne pas travailler, mais c’est faux. La vérité, et ils ne l’ont jamais compris, c’est que m’exprimer c’est tout ce que j’ai. — Mais il y a tellement de façons de s’exprimer. Je pose mon verre et lui dis : « Moi je ne connais que celle-là. » Nous continuons à parler pendant une bonne demiheure.

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