Bellissima - Aurelio Picca

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AURELIO PICCA

BELLISSIMA ROMAN




ROMA LIVRES

BELLISSIMA


DANS LA MÊME COLLECTION Edoardo Maspero – SANS AUCUN REMORDS Ilaria Gaspari – L’ÉTHIQUE DE L’AQUARIUM AA. VV. – PETITES HISTOIRES SANS FRONTIÈRES*

* Recueil de nouvelles écrites par Alberto Bevilacqua, Giuseppe Bonaviri, Vincenzo Consolo, Alessandra Lavagnino, Nicola Lecca, Carlo Lucarelli, Dacia maraini, Dante Marianacci, Raffaele Nigro, Aurelio Picca, Carlo Sgorlon.


AURELIO PICCA

BELLISSIMA ROMAN


Titre original : Bellissima © 2018 Bompiani-Giunti Editore S.p.A., Firenze-Milano Bompiani, an imprint of Giunti Editore S.p.A. Couverture : Patrizia Marrocco Traduction de l’italien : Mario Cuxac Impression : Peruzzo Industrie Grafiche – Mestrino (PD) Copyright : 2018 © NEW BOOKS S.R.L. Rome Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, enregistrée ou transmise, de quelque façon que ce soit et par quelque moyen que ce soit, sans le consentement préalable de l’éditeur. ISBN 978-2-36677-163-3 ISSN 2607-9135


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Les boules en ivoire s’entre-heurtaient violemment. Et les bruits secs des chocs étaient assourdis par le tapis vert du billard. Alfredo avait la queue de billard en main, mais sa tête était déjà dans le train qui allait l’emmener chez Clara. Ce soir il abandonnait ses amis. Lui qui était beau et jeune, sans le savoir. Alfredo, penché sur le billard, avait les yeux noirs, les cheveux longs ; il avait le torse large, il savait aimer, mais de cela il ne se rendait pas compte, comme si toute sa vie se jouait cet été-là. Chaque chose en suspens sous le soleil, brûlée par le soleil. Alfredo était un homme encore plein d’innocence. Et dans ses yeux, il avait l’eau de la mer.

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C’était la nuit précédente qu’il s’était décidé à partir. D’une fenêtre du palais arabe, quelqu’un avait tiré sur la foule. Les coups de feu avaient perforé le tapage et les rires, mais par chance n’avaient touché personne. Pour les derniers badauds de la place, il s’agissait manifestement d’un geste de pure folie : la main d’un homme, réveillé et dérangé par les cris et le vacarme venant d’en bas, avait pressé la détente, pointant, au hasard, le canon vers la foule. Cette nuit-là, la fortune souriait indubitablement à Alfredo et à ses amis. La déesse avait dévié le projectile vers une trajectoire aussi vide qu’un trou noir. La vie de ces jeunes gens était sauve. « Ne t’inquiète pas pour nous, lui dirent ses amis. Il n’y a aucun problème. Si tu veux partir, vas-y. » Alfredo se sentit alors libre de rejoindre Clara. Au petit matin, ils l’accompagnèrent à la gare. Le train l’attendait. Alfredo s’apprêtait à voyager du nord au sud : du ciel à la mer. Il allait rejoindre Clara. Après avoir tenté de s’en éloigner dans l’espoir de détruire l’obsession qui le consumait. Mais où était Clara ? Alfredo n’avait aucune adresse. Il n’avait à l’esprit que le nom d’un village envahi par une mer éternellement bleue. Rien d’autre. 10


Alfredo avait fui loin de Clara, mais le désir de l’avoir à nouveau près de lui et de lui déclarer son amour était maintenant si fort qu’il ne pouvait attendre une seule minute de plus. Telle une maladie incurable, le besoin qu’il avait d’elle le rongeait de l’intérieur. Alfredo avait fui loin d’elle, oui. Il avait fui parce que Clara n’était pas seulement sienne. Il était vraiment bête de penser cela. Mais Alfredo était tellement aveuglé par cette obsession qu’il ne pouvait mesurer sa bêtise. Et puis il était jeune. Jeune au point de croire que l’amour, son amour, personne ne devait l’effleurer. Cela faisait exactement un an qu’Alfredo aimait Clara et, qu’en même temps, il aurait voulu ne pas l’aimer. Parfois, il aurait même souhaité la détacher de son corps et s’en débarrasser. Mais il l’aimait. Clara s’était nichée en lui, plus profondément qu’il ne pouvait l’imaginer. Tout avait eu lieu ce jour-là : ils faisaient une course de voiture. Sans scrupule, son adversaire le plus redouté, Claudio, les lèvres fines et des gouttes de sueur perlant sur son front, lui avait craché au visage : « Je sais que maintenant Clara est avec toi. Mais moi je lui ai tout fait. Tu m’as compris, non ? » 11


Alfredo en avait eu le souffle coupé. Et dans le virage avant la dernière ligne droite, il avait senti ses poumons et sa gorge exploser, mais il n’avait pas levé le pied de l’accélérateur. La voiture avait zigzagué, avant de sortir du dernier virage à sept mille tours-minutes. Ce « tout » lancé par Claudio à Alfredo s’était insinué en lui comme un poison. Un poison que même la passion de Clara ne réussissait pas à éliminer. « Tu vas le comprendre à la fin qu’avec Claudio il ne s’est rien passé ? Parce que ce n’était qu’une histoire d’enfants, en tout cas pour moi. Tu vas réussir à te mettre dans la tête que je n’aime que toi ? Alfredo, écoute-moi, je t’aime ! C’est avec toi que je veux être, c’est toi que j’aime ! S’il te plaît arrête de te torturer. » Clara n’avait de cesse de lui expliquer que cette histoire était terminée. Il n’y avait plus rien. Seul leur amour comptait : parce qu’il était plus grand que le monde. Mais il n’y avait rien à faire. Alfredo l’aimait, et pourtant le poison qui courait dans ses veines, par moments, le rendait fou. Et cela arrivait surtout dans ses rêves. Alfredo rêvait d’un ruisseau de sang. Une petite source qui jaillissait du mur et puis, se ramifiant comme la veine du dos de la main, imbibait les draps. Ce sang, c’était celui de 12


Mer, ciel, amour et mort. Voilà à quoi se résume l’histoire d’Alfredo, Clara et Anna. Cette histoire, je l’ai écrite en volant leurs vies oubliées au milieu d’un été de la fin des années soixante-dix. Je l’ai écrite en voulant raconter aussi votre tragédie. Cette tragédie que certains se font tatouer sur la peau et qu’ils appellent jeunesse. J’ai attendu plus de 20 ans avant de raconter cette histoire pourtant simple. Je voulais me leurrer, vous leurrer, en prétendant l’avoir inventée. Au lieu de ça, je dis maintenant la vérité. Clara était bellissima. Bellissima comme le titre de la chanson du juke-box qu’ils écoutaient. Bellissima comme l’été. Cet été où, je me souviens, les léopards avaient les yeux jaunes et se noyaient dans la mer. Les corps des personnages s’enchaînaient. Et ils s’aimaient pour la première et la dernière fois. Je les observais, je mémorisais chaque détail. Intensité de la lumière et signe du destin. J’ai finalement attendu tout ce temps pour raconter leur histoire, afin qu’ils puissent ressusciter. Et ne plus jamais mourir. Aurelio Picca AURELIO PICCA est né en 1957 à Velletri, près de Rome. Poète et écrivain, il est l’auteur de nombreuses œuvres depuis 1990, dont les romans Tuttestelle (1998, non traduit) qui a remporté le Superprix Grinzane Cavour et le Prix Alberto Moravia, et Se la fortuna è nostra (2011, non traduit) qui a reçu les prix Hemingway et Flaiano. En tant que journaliste, il collabore entre autres avec la Repubblica et le Corriere della sera.


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