CARLO SGORLON
LE BOUQUETIN BLANC ROMAN
ROMA LIVRES
LE BOUQUETIN BLANC
DANS LA MÊME COLLECTION Edoardo Maspero – SANS AUCUN REMORDS Ilaria Gaspari – L’ÉTHIQUE DE L’AQUARIUM AA. VV. – PETITES HISTOIRES SANS FRONTIÈRES* Aurelio Picca – BELLISSIMA
* Recueil de nouvelles écrites par Alberto Bevilacqua, Giuseppe Bonaviri, Vincenzo Consolo, Alessandra Lavagnino, Nicola Lecca, Carlo Lucarelli, Dacia maraini, Dante Marianacci, Raffaele Nigro, Aurelio Picca, Carlo Sgorlon.
CARLO SGORLON
LE BOUQUETIN BLANC ROMAN
Titre original : Lo Stambecco bianco 2012 © NEW BOOKS s.r.l.s. – Roma Couverture : Patrizia Marrocco Traduction de l’italien : Ombretta Macchi Impression : Peruzzo Industrie Grafiche – Mestrino (PD) Édition française distribuée par : Éditions de Grenelle sas – Paris, 2018 Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, enregistrée ou transmise, de quelque façon que ce soit et par quelque moyen que ce soit, sans le consentement préalable de l’éditeur. ISBN 978-2-36677-172-5 ISSN 2607-9135
I LE CLANDESTIN
Le bateau s’enfonça au milieu des îles slaves, au large de Rijeka et, une fois les chaloupes mises à la mer en silence, le débarquement des clandestins commença. Mansour s’éloigna avec eux. Ils étaient plus d’une centaine. Ils furent pris en charge par deux guides taciturnes et eurent à parcourir plusieurs parties du trajet à bord de camions branlants, sur des routes que Mansour ne voyait pas, mais qui devaient certainement être en très mauvais état, à en juger par les rebonds et les fortes secousses. Pendant la journée, on les faisait dormir dans de grands hangars vides et délabrés, sur des couches de foin et de paille et, la nuit, le transport reprenait. 7
On leur distribuait des pains ronds parfumés et du chevreau rôti, ou du poisson cuit à la braise. La nourriture n’était pas mauvaise, mais elle leur parvenait de manière sporadique et en quantité très insuffisante par rapport au nombre qu’ils étaient. La nuit, il faisait froid, surtout dans les zones de montagne, et chacun se couvrait du mieux qu’il pouvait, mais ils avaient tous l’air de découvrir avec stupeur qu’ici, le climat était bien différent de celui de l’Égypte ou de la Syrie. Mansour, instinctivement, ne s’éloignait jamais d’un Jordanien du nom de Youssouf. « Ne me suis pas, fiston, je t’en prie, lui dit l’homme. — Pourquoi ? — Je suis déjà assez accablé par mes problèmes et mes préoccupations. Je ne peux pas, en plus, me faire du souci pour toi. — Mais je ne suis pas en train de vous suivre. Je marche de mon côté, dit Mansour en restant fier. » À vrai dire, il continua à suivre Youssouf à distance car il avait l’impression de se sentir plus en sécurité en restant à proximité. Au bout de deux nuits, les guides slaves annoncèrent qu’ils étaient arrivés à la frontière et donc que leur tâche était accomplie. Ils esquissèrent un salut et rebroussèrent chemin. Les clandestins restèrent en groupe compact, tant qu’ils marchaient dans les bois et les montagnes. Puis, ils se dispersèrent dans dix directions différentes. Rester groupés aurait signifié se faire immédiatement repérer et renvoyer à la frontière. 8
Mansour suivit Youssouf de loin pendant encore un certain temps, jusqu’au moment où l’homme s’arrêta pour l’attendre et lui dire un peu brusquement : « Au nom du Tout-Puissant, laisse-moi tranquille ! — Et toi, tu vas où ? — C’est mon affaire. J’ai une adresse. Mais je n’aurai aucune chance s’ils me voient arriver avec quelqu’un d’autre. — Je comprends, dit Mansour. » Il s’assit sur le tronc d’un arbre abattu, en attendant que Youssouf disparaisse. Qu’allait-il faire à présent ? Il n’en savait rien, mais il pensa que, chemin faisant, ses idées deviendraient plus claires. En premier lieu, il fallait se rendre dans des zones habitées, se retrouver au milieu de la population. Mansour prenait conscience de sa solitude, mais il éprouvait, dans le même temps, le sentiment profond et inexplicable que quelque chose le protégeait et le guidait dans ce pays étranger. Cette conviction lui rappelait un passage qu’il avait lu dans le livre de son oncle Ismaïl et selon lequel parmi l’infinité d’étoiles, il en existait une qui avait été chargée par le Miséricordieux de veiller sur lui. Quand il lisait les récits d’aventures, il avait l’impression qu’un halo indéfini détournait le protagoniste d’une extrême malchance, qu’il s’agisse d’Ali le pêcheur ou du voleur de Bagdad. N’était-ce possible que ce halo le protégeât, lui 9
aussi ? Il savait qu’il se trouvait dans un pays d’infidèles que des chefs de guerre arabes avaient failli conquérir bien des siècles auparavant. Mais lui ne détestait pas les Européens juste parce qu’ils étaient chrétiens. Il éprouvait toujours, et de manière instinctive, de la sympathie pour les gens. Il traversa des villages, plus ou moins grands, il vit des gens marcher, se déplacer en voiture ou à bicyclette, entrer dans des magasins, s’arrêter pour discuter ou pour se serrer la main. C’étaient là des futilités du quotidien mais elles révélaient à Mansour quelque chose auquel il n’était pas habitué. C’était une vie quotidienne paisible très différente de celle du Liban, où depuis trop longtemps sévissait une guerre féroce qui avait décimé toute sa famille. Lui n’avait malheureusement jamais connu la paix dans son pays. Il sentait une certaine sérénité et sécurité émaner des lieux plus habités vers lesquels il se dirigeait. Il était seul, sans argent, et il ne savait pas par où commencer pour chercher son père Walid. Toutefois, il se trouvait dans un pays en paix, ce qui représentait pour lui une grande source de bien-être et de calme. Il était curieux de tout : des routes blanches ou grises de goudron, des filles et des garçons de son âge qu’il croisait à vélo ou sur des mobylettes vrombissantes. Avant de l’éloigner, Youssouf lui avait fait cadeau d’un billet de banque italien. Mansour entra dans un magasin pour acheter du pain. Il avait faim, mais il était également curieux de connaître la valeur de 10
cet argent. Après son achat, on lui rendit de nombreux billets de petite coupure et quelques pièces de monnaie. Mansour comprit alors que Youssouf avait été généreux et regretta qu’il ne fût pas encore là pour le remercier chaleureusement. Il aperçut, à côté d’une maison en pierre, une construction plus petite dans laquelle était stocké du foin. Il y entra et s’assit sur l’herbe sèche pour manger son pain en paix. De la grange, il ne voyait plus le village mais il en entendait encore les bruits. Par moments, il entendait le rire d’une fille ou le moteur d’une voiture, ou encore des vielles femmes qui causaient. Il arrivait parfois à déchiffrer les mots qui parvenaient à ses oreilles. Le fait d’avoir fréquenté un vieux couturier italien de Beyrouth commençait à porter ses fruits. Quand il eut fini son pain, il s’allongea sur le foin en essayant de remettre un peu d’ordre et de concret dans ses projets. La destination de Walid était la Suisse. Une connaissance libanaise de son père s’était installée à Neuchâtel et lui avait écrit que cette ville ne manquait pas d’opportunités de travail. Walid s’y était donc probablement rendu, et c’était là-bas que Mansour espérait le retrouver. Mais, pour aller en Suisse, il lui fallait de l’argent, ne serait-ce que pour prendre le train. Mansour achetait du pain tous les jours et voyait rapidement diminuer l’argent provenant de la générosité de Youssouf. Il se mit à chercher du travail, mais personne n’avait besoin de lui. Il eut l’impression que tous ceux qu’il interpellait ne voyaient en 11
Alors qu’une guerre civile fait rage au Liban, le jeune Mansour part se réfugier en Italie pour fuir le conflit qui déchire son pays. Il espère retrouver son père Walid, qui l’a précédé dans la recherche d’un emploi et d’un avenir plus radieux. Mais en Italie l’attendent la déception et l’affliction d’une perte douloureuse (Walid a été tué par la rudesse de l’hiver alors qu’il tentait de rejoindre la Suisse). Mansour réussit pourtant à opposer à sa douleur une incroyable volonté de s’adapter aux situations et un désir irrépressible de survivre. Une fois logé chez Gregorio, un homme sage et solitaire qui le prend sous son aile, et entré dans les bonnes grâces d’Inès, une riche veuve, Mansour arrive parfaitement à s’intégrer dans ce monde nouveau. Avec leur aide, il réussit même à déjouer la menace de la construction d’une route dans la montagne – infrastructure indispensable pour les projets de spéculation d’un groupe d’affairistes. Ainsi faisant, il contribue à préserver cet environnement qui lui est étranger mais dont la majesté, la pureté et les mystérieuses légendes, comme celle du bouquetin blanc, l’envoûtent. Des thèmes extrêmement actuels, comme les rapports entre le monde musulman et le monde occidental ou encore la question de la sauvegarde de la nature, qui trouvent dans ce roman le rythme de l’épique et du mythe. CARLO SGORLON est un écrivain italien né en 1930 et mort en 2009. L’ensemble de son œuvre s’est vendu à environ trois millions d’exemplaires. Certains de ses romans et nouvelles ont été traduits dans onze langues, dont le chinois. Parmi les nombreux prix qui l’ont récompensé, il s’est vu décerner les prix Supercampiello (reçu deux fois), Strega, Napoli, Flaiano – national et international – Hemingway, Nonino, Penne, Basilicata, Rhegium Julii, Taranto, P.E.N.