ROMA LIVRES
SANS AUCUN REMORDS
DANS LA MÊME COLLECTION Ilaria Gaspari – L’ÉTHIQUE DE L’AQUARIUM
EDOARDO MASPERO
SANS AUCUN REMORDS ROMAN
Jusqu’au 31/01/2018, recevez gratuitement le texte original italien en vous rendant sur le lien suivant www.editionsdegrenelle.fr/collection-roma-livres/
REMERCIEMENTS : Agatha : à toi je dois toute chose, et chacun de mes sourires. Luca Caldarola, Piero Poncetta, Jonny Castelnuovo, Fausto Consorti, Giovanni Nava.
« Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. »
Titre original : Nero catrame 2016 © Gremese International s.r.l.s. — Roma Traduction de l’italien : Laurent Desroches Couverture : Patrizia Marrocco Impression : Peruzzo Industrie Grafiche — Mestrino (PD) Copyright de l’édition française : 2017 © Éditions de Grenelle sas Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, enregistrée ou transmise, de quelque façon que ce soit et par quelque moyen que ce soit, sans le consentement préalable de l’éditeur. ISBN 978-2-36677-145-9 Dépôt légal : octobre 2017 Imprimé en Italie
À Fiammetta et à Fede qui m’ont soutenu, encouragé et, plus que tout, écouté
When I get to the bottom I go back to the top of the slide Where I stop and I turn and I go for a ride Till I get to the bottom and I see you again. The Beatles – Helter Skelter L’homme est presque toujours aussi méchant qu’il lui est nécessaire. S’il se conduit droitement, c’est sans doute qu’il n’a pas besoin de recourir à la méchanceté. J’ai vu des gens pourvus d’une âme douce et innocente commettre les actes les plus atroces pour échapper à quelque danger, qu’il leur était impossible d’éviter autrement. Giacomo Leopardi – Pensées (CIX) N’allez pas croire que je veuille vous révéler quelque mystère, ou écrire un roman. Edgar Allan Poe – Double assassinat dans la Rue Morgue This is the way, step inside Joy Division – Atrocity Exhibition Je cherche une issue de secours à ma vie. Uomini di mare – La mia vita
Une myriade de petits yeux qui brillent dans la nuit. C’est l’image qui me vient à l’esprit lorsque je regarde à travers le hublot de l’avion. Une myriade de petits yeux qui brillent dans la nuit. Qui vous épient comme s’ils vous connaissaient, comme s’ils savaient chaque secret de votre passé, de votre présent et de votre futur. Qui scrutent froidement chaque recoin de votre âme jusqu’à en dénicher la plus vive et criante faiblesse ; et, une fois qu’ils l’ont découverte, c’est comme si elle remontait depuis vos entrailles pour vous exploser dans la gorge, tel un hurlement désespéré que personne n’entendra jamais. Ces petits yeux me regardent parce qu’ils savent que je suis sur le chemin du retour, moi qui m’étais promis de ne plus jamais revenir. Ils savent que je ne peux plus leur échapper. L’homme assis à ma droite épluche un journal, dont je peux lire la page de gauche. Il s’agit d’une affiche pour un livre. Je lis le titre : Le cas Giulia Mandolfini : vérité et horreur cachée. Giulia Mandolfini est une jeune fille qu’on a violée, puis assassinée. J’étais au courant de cette affaire car pendant mon absence, de temps à autre, il m’arrivait d’acheter un journal italien où l’on trouvait toujours quelques articles qui parlaient de cette fille. Ils en ont même fait un livre, maintenant. Le type à ma droite interpelle l’hôtesse et lui commande un Sprite. Vérité et horreur. Les mots du roman restent figés dans ma tête, comme s’ils avaient été greffés à mon cerveau ou tatoués sur ma peau. J’ai d’ailleurs l’impression que les petits yeux parlent, à présent. Immobiles, dans l’obscurité, ils ont l’air de ressasser : « Vérité et horreur, vérité et horreur, vérité et horreur ». Ils le crient même, en déchirant la nuit. 11
L’hôtesse revient avec le Sprite ; l’homme la remercie. Il remonte ses lunettes, tourne la page du journal et reprend sa lecture. Le commandant de bord annonce que d’ici dix minutes nous atterrirons à Milan Malpensa. Les hôtesses nous font signe d’attacher nos ceintures. Je m’exécute tout en me demandant quel effet ça fera de rentrer à la maison, de revoir Arianna, l’amie qui doit venir me chercher à l’aéroport, et puis de retrouver les autres, aussi. Je ne cesse de penser aux mots « vérité et horreur ». Je m’aperçois que les manœuvres d’atterrissage sont sur le point de commencer. Je regarde une dernière fois par le hublot et puis… et puis je ferme les yeux. À peine me voit-elle, Arianna me prend dans ses bras. Elle dit que je lui ai manqué, elle veut savoir comment s’est passé le voyage. Je lui dis, dans un sourire, que tout a été pour le mieux. Elle porte un débardeur qui dissimule à peine son top, un jean moulant et une paire de Converses noires basses, avec les petits anneaux sur les côtés. Je la trouve identique à notre dernière rencontre, il y a six mois. Ses yeux marron sont les mêmes qu’avant, et je me demande bien pourquoi ils ne m’ont jamais manqué. Ses cheveux lui tombent droit sur les épaules, avec ces reflets châtains qui semblent danser dans le vent. Elle me prend par la main et m’embrasse sur la joue, puis me serre à nouveau dans ses bras. Son corps est plaqué contre le mien et je ressens comme une sorte de poids lugubre qui m’oppresse, mais je ne lui dis rien. Elle répète que je lui ai manqué, et je suis contraint de lui répondre : « Toi aussi. — Tu vas devoir me raconter, enfin… nous raconter tout un tas de choses, j’imagine ! s’exclame-t-elle. — Pas tant que ça, tu sais… lui dis-je. — T’as plus donné de nouvelles, pourquoi t’as pas posté 12
des photos de ton voyage sur Facebook ? demande-t-elle avec un sourire perplexe. — Bah… je sais pas, fais-je en haussant les épaules. — Mais Adam, personne va savoir que t’as été en voyage ! », s’indigne-t-elle en secouant la tête. Je hausse à nouveau les épaules, sans répondre. Elle me tient toujours par la main, et je continue à marcher derrière elle. « Les autres ont trop hâte de te revoir », me susurre-t-elle. Je lui réponds que moi aussi j’ai hâte, sans trop savoir si je dois la croire ou non. Sur le parvis de l’aéroport, une longue file de taxis. Leurs enseignes lumineuses dardent l’obscurité de la nuit. Devant nous, un homme, la cinquantaine, est accompagné d’une femme bien plus jeune, l’accent sud-américain, une petite robe verte, les jambes élancées. À son passage, deux chauffeurs échangent un regard furtif et ricanent. « En tout cas… on n’a pas arrêté de parler de toi ! reprend Arianna. — Ça me fait plaisir, lui dis-je sachant pertinemment qu’elle ment. — Quand même, t’es parti longtemps, t’as pas eu le mal du pays ? — Un peu. » Nous sortons du parking de l’aéroport et elle déverrouille la voiture. Une Audi Q5 blanche. « Allez, monte », m’enjoint-elle en ouvrant la portière. Je mets les valises dans le coffre puis m’installe devant, à ses côtés. « Tu sais, Adam, me confie-t-elle en allumant le moteur, je te trouve un peu froid… — Mais non, c’est juste le décalage horaire », lui dis-je. Elle ne réplique pas, fait mine d’ajuster ses cheveux puis nous partons. Pendant tout le trajet, en attendant la sortie qui nous mènera au centre de Milan, Arianna ne cesse de parler et moi je hoche la tête continuellement ; parfois, j’essaie de 13
feindre l’étonnement et on dirait même qu’elle parvient à croire à mes rires faussement spontanés. J’allume une cigarette en regardant par la vitre, et je comprends qu’il y a une chose sur laquelle elle n’a pas tort : je me sens froid. Come as you are, de Nirvana, passe à la radio. J’écoute les paroles : Take your time, hurry up The choice is yours, don’t be late Take a rest, as a friend, as an old memoria. J’avale encore deux bouffées de cette cigarette dont je n’ai plus envie et la passe à Arianna, qui tire deux taffes avant de la jeter par la fenêtre. J’observe dans le rétroviseur les étincelles du mégot qui s’écrase sur l’asphalte et disparaît dans la nuit, derrière nous. Lorsque nous arrivons en bas de chez moi, Arianna me fait la bise et me prévient qu’il y aura une fête, le lendemain soir, chez Francesca. « T’as intérêt à en être, y’aura tout le monde ! me menacet-elle en souriant. — OK, pourquoi pas, lui dis-je. — Je compte sur toi : habille-toi bien, comme au bon vieux temps, ajoute-t-elle en me faisant un clin d’œil. — Promis… », lui dis-je. Elle me sourit et s’approche pour me faire une autre bise. « Allez, repose-toi mon chou », chuchote-t-elle. Elle remonte dans le véhicule, fait marche arrière, klaxonne pour me saluer une dernière fois et file. Depuis la place de la descente où elle m’a déposé, j’aperçois ma maison et je me dis, j’ignore pourquoi, qu’elle doit être vide. Arrivé sur le pas de la porte, je constate que celle-ci est fermée. Je sonne : personne. J’allume une cigarette et je me souviens que ma mère, avant de partir, avait écrit pour me dire 14
que si elle n’était pas là, elle laisserait les clés sous le paillasson du garage. Je descends au garage et récupère les clés. J’ouvre la porte, la referme, puis survole la maison du regard. Rien n’a changé. Je file dans ma chambre et, là encore, tout est exactement comme je l’avais laissé avant mon départ. Le poster de Taxi driver est au sol. Je le ramasse et le raccroche au mur. On y voit De Niro marchant seul dans la rue, les mains dans les poches, le regard hagard, désenchanté, abattu. Le message qui figure sous ses pieds indique : « Un homme seul et oublié qui essaie désespérément d’être vivant ». Je m’étends sur le lit et je ferme les yeux. J’allume la chaîne et lance Speaking in Tongues de Talking Heads. Je me regarde dans le miroir et je constate que j’ai maigri. D’un geste rapide, je me passe la main dans les cheveux, puis je descends au salon ; plus précisément, vers la réserve d’alcool. Je l’examine avec attention. Plusieurs bouteilles de vodka et de gin sont rangées l’une derrière l’autre. Je choisis la deuxième, m’en verse un verre plus qu’abondant, le mélange avec un lemon soda que je trouve dans le frigo et, ma boisson en main, je retourne dans ma chambre pour m’assurer que l’herbe que j’avais laissée dans le tiroir de la commode, juste avant de partir, s’y trouve encore. Dieu soit loué, elle y est et je me roule un joint sur-le-champ, avant de sortir sur le balcon pour le fumer. Les étoiles scintillent dans le ciel. On dirait qu’elles respirent en silence. J’aimerais les écouter, mais les mots que j’ai lus dans l’avion me trottent encore dans la tête. « Vérité et horreur ». Je fume lentement, me délectant du crépitement de l’herbe qui se consume. Ce n’est pas la meilleure qualité, mais elle se laisse fumer, tout de même. Je savoure mon cocktail pendant que Burning down the house de Talking Heads passe en fond. Je me demande ce qu’il se passerait si je le faisais vraiment ; et j’imagine un feu immense dans le cœur de la nuit qui s’embrase et dévore chaque immeuble alentour. 15