Le Vietcong au sommet de Notre-Dame
Les escaladeurs de la cathédrale
au tournant de la guerre du Vietnam parlent
Éditions Favre SA
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ISBN : 978-2-8289-2050-0
© 2023, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse •••
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Préface
Cinquante ans de silence, et un retour vers le futur Jacques Poget
Étonnant
objet que ce petit livre. Un scoop ! Sous le raccourci accrocheur du titre, la revendication très politique et idéologique d’un attentat. Les audacieux escaladeurs de Notre-Dame se démasquent, un demi-siècle après le haut fait qui avait stupéfié, encouragé, amusé, ou inquiété et indigné des millions de gens dans le monde entier. Un « cold case » comme il y en a peu. La police française n’a jamais résolu l’énigme et voici, enfin, Le Dit du drapeau vietcong à Notre-Dame de Paris par ces trois idéalistes et activistes qui ne reculaient pas devant le danger et demeurèrent imperméables à la gloriole. Masqués pendant un demi-siècle
Conduit avec humour, le récit de leur équipée, palpitant bien que la fin soit connue, tient en haleine le lecteur fasciné par cet alliage, dans la foi révolutionnaire, de méticulosité et d’amateurisme. Mais ce qui compte pour les auteurs n’est pas vraiment l’anecdote, c’est le contexte politique, donc social et économique, de l’époque. Montrer la dimension idéologique. Découvrir et révéler comment leur geste infime s’intègre dans la lente, longue et vaste dynamique de la décolonisation. Et savoir, écrivent-ils, « si la société vietnamienne a encore quelque chose à dire au monde » .
Ils veulent donc saisir les causes d’un cataclysme planétaire, cette victoire en 1975 des Vietnamiens sur les États-Unis qui transforma la perspective du monde entier sur le cours de l’Histoire en devenir et amorça un changement profond des rapports de force.
Mais surtout ils veulent comprendre ce qui est arrivé au projet révolutionnaire d’une société nouvelle qui les portait alors. Où est passé l’avenir auquel on croyait ? Les septuagénaires qu’ils sont devenus jettent un regard sobre sur les années qui suivirent leur geste aussi flamboyant qu’anonyme. Désillusionnés certes, mais pas aigris, pleins de questions et non d’amertume, ils veulent comprendre non seulement « le Pour Quoi » de leur geste, mais surtout pourquoi, comment, à quel moment le beau dessein, à la fois généreux et rationnel, s’est corrompu, dénaturé.
Ils tressent trois fils. L’histoire de l’exploit, minuscule et signifiant. L’histoire de la guerre de libération. L’histoire de l’idée d’une société inédite. À ces trois récits entrelacés, il manquait un élément, une respiration. Ce sont les « bulles » du souvenir personnel ; elles éclatent çà et là, brefs encadrés qui évoquent le vécu de chacun des protagonistes. Ces parenthèses plus intimes restituent l’atmosphère de ces années, comme une bouffée d’air encore chargé des effluves d’autrefois.
La posture idéologique des trois auteurs peut déconcerter au premier quart du XXIe siècle : leur méthode se base sur « l’analyse marxienne du capital et se raccorde de façon critique à l’expérience des premières années du mouvement ouvrier de la IIIe Internationale, à l’exclusion de ce que le stalinisme allait en faire » .
Voilà une belle constance, cinquante ans de fidélité à l’idéal de leur jeunesse ; une intransigeante cohérence intellectuelle assez rare –et qui explique que les trois stégophiles aient gardé le silence. Ils n’ont même pas songé durant tout ce temps à revendiquer leur exploit ; et pourtant leur fierté affleure ici et là : « Notre geste n’a évidemment pas modifié le rapport de force guerrier, mais il a, par sa classe et sa réussite, souligné la marginalisation du pouvoir subalterne de Saïgon et la légitimité prééminente du Front national de libération. » Tout y est : la phraséologie vintage, l’analyse, le constat objectif, la proclamation. Ce qui n’exclut pas, ailleurs, l’humour et une fine autodérision. Saluer la « classe » du beau geste accompli !
Et, tout à la fin, dans l’épilogue, surgit un brin d’émotion, qu’habituellement ils contiennent pudiquement.
À suivre les trois fils, tressés bien serrés, de leur épopée historique, le lecteur éprouve la texture et le grain, la densité et la couleur de ces décennies de guerre froide politisées, idéologisées. Il fait aussi, en creux, une rencontre ; celle de trois hommes à la conviction intacte, qui ne renient en rien les buts ultimes qu’ils visaient il y a cinquante ans, mais qui avec honnêteté expriment leurs doutes sur les moyens, et leur déception sur les résultats intermédiaires. Tout cela dans un refus foncier non seulement de la gloriole (on l’a dit), mais de l’illusion, du romantisme, de l’idéalisme et surtout de la complaisance.
Finalement, et c’est essentiel : le lecteur du XXIe siècle sent d’où surgissaient alors cette conviction et la nécessité d’agir. Or elles sont toujours là et s’affirment chaque jour, notamment chez la jeunesse et certains grands-parents… Selon Bacchus, le grimpeur, ils se multiplient même, « ces gestes qui se veulent exemplaires, dans un autre contexte, mondial, plus dangereux encore, celui du réchauffement climatique et des catastrophes pour l’humanité que provoque et provoquera encore de plus en plus ce phénomène irrémédiable »
Les grimpeurs de Notre-Dame étaient habités par la conviction qui impose l’action ; certitude et détermination qui sont toujours à l’œuvre aujourd’hui dans la société. Pour des causes différentes ; avec des grilles de lectures différentes ; sous des formes différentes – mais toujours là.
Décembre 2022
J. PogetStructure de l’ouvrage
LerÉcit de L’action accomplie en janvier 1969 dans les hauteurs de Notre-Dame de Paris et de son écho se trouve au centre de l’ouvrage. Il est précédé par un exposé de la conduite de l’engagement américain qui motiva cet acte, le cheminement des trois auteurs vers un engagement politique étant jalonné par des phylactères dans le texte.
Le récit central de l’acte de Notre-Dame est suivi d’une esquisse des lignes de force qui conduisirent à la victoire de 1975, à la réunification précipitée en 1976 de ce pays détruit et ses conséquences tragiques avec un retour sur l’héritage idéologique de la direction vietnamienne. Suit un aperçu des traits caractéristiques – avec développements en annexe – de l’évolution de cette société où fut introduite l’économie de marché dès 1986 sous le contrôle hégémonique d’un parti « marxiste-léniniste » qui persiste à prétendre diriger la société vers un devenir communiste.
L’épilogue évoque ce que cette guerre de libération de trente ans a dit au monde au XXe siècle, avec une interrogation quant au devenir d’une telle forme socio-économique et à ce qu’elle pourrait signifier, aujourd’hui encore, sous le règne planétaire du néolibéralisme.
… Bacchus, Noé, Olaf, natifs de trois villages du canton de Vaud, en Suisse, avec un rouleau de soie, une longue corde, une scie à métaux et quelques francs français. Ce samedi 18 janvier 1969, nous allions escalader en libre et à mains nues la flèche Viollet-leDuc de Notre-Dame dans la nuit et déployer à la croix culminant à 96 mètres un grand drapeau du FNL, Front national de libération du Sud-Vietnam, sans la certitude de pouvoir en revenir. L’accès, le cheminement vers la flèche, son ascension et la fuite furent préparés sur la base du grand atlas de l’architecture de Notre-Dame1 à la bibliothèque du palais de Rumine de Lausanne.
Brève excursion de trente heures que nous voulions inscrite à une charnière de l’histoire du monde. Et elle le fut. Le drapeau « vietcong » flotta tout le dimanche, jour pivot de la guerre du Vietnam : le samedi se tenait la première réunion des négociations quadripartites de Paris avec la reconnaissance mondiale, enfin, du FNL comme représentant d’un peuple en guerre pour sa libération. Lundi allait se dérouler la grande manifestation du mouvement antiguerre autour du Capitole à Washington pour y accueillir Nixon président lors de son investiture, lui qui promit la paix pour être élu, mais fera la guerre dès le lendemain jusqu’à sa déchéance cinq années et un million de morts plus tard.
Nous n’avons pas revendiqué ni raconté ce geste et c’est lorsque la flèche en feu s’effondra en avril 2019 qu’il parut évident que nous devions faire ce retour d’un demi-siècle, le raconter, le resituer avec nos motivations d’alors, et nous demander si la société vietnamienne a encore quelque chose à dire au monde.
Il y a un demi-siècle nous sommes allés à Paris… en 2CV…
La guerre américaine
Les USA financent la reconquête coloniale française dès 1946
L’intervention américaine au Vietnam commença tôt par un soutien financier et aérien à la guerre française. L’intérêt de la France était de reprendre possession de ses colonies après la Seconde Guerre mondiale, celui des USA d’arrêter la vague révolutionnaire en Orient après la victoire de la révolution chinoise de 1949.
La brève idylle américano-vietminh antijaponaise.
Août 1945 : au centre, l’instructeur OSS Henry Prunier, avec à sa droite Hô Chi Minh et, à sa gauche, le futur héros et général Vo Nguyen Giap.
Le Vietcong au sommet de Notre-Dame
L’assistance américaine à la guerre française a été de l’ordre de 20 milliards de dollars valeur de 2010, les USA assurant 80 % de l’effort de guerre en 1954. Il fut même envisagé par l’amiral Redford et F. Dulles (Pentagon papers, 1971) de larguer trois bombes nucléaires tactiques sur les concentrations de troupes du Vietminh. Eisenhower ne prit pas le risque d’une troisième guerre mondiale, l’URSS disposant de la bombe depuis août 1949.
La France perdit la bataille décisive de cette guerre de reconquête dans la cuvette de Dien Bien Phu début mai 1954.
Les USA prennent le relais du colonisateur
Les USA refusèrent de signer les Accords de Genève de juillet 1954. Sous la pression de la Chine et de l’URSS, qui craignaient l’extrême sensibilité et l’agressivité américaines, le Vietminh, qui a gagné une bataille décisive, mais pas la guerre, dut se résoudre à accepter
une partition du pays en une partie nord – la République démocratique du Vietnam (RDV) – et une partie sud où les USA gardent les mains libres. Eisenhower y envoya mille conseillers militaires en soutien à la dictature du catholique anticommuniste Ngo Dinh Diem qu’ils mirent en place immédiatement.
Diem refusa d’organiser les élections prévues en 1956 par les Accords de Genève pour une réunification négociée du Vietnam. Il s’engagea dans une campagne d’élimination des partisans et cadres du Vietminh avec guillotines itinérantes et exécutions publiques. Ce non-respect des accords et la répression menèrent en décembre 1960 à la création au Sud du Front national de libération (FNL), dit « Vietcong », abréviation dépréciative de « communistes vietnamiens » , par les survivants Vietminh au Sud et ceux qui s’étaient repliés au Nord selon les accords.
« Nous avons été stupéfaits de découvrir à quel point le peuple du Sud-Vietnam avait été patient et endurant des souffrances qui lui étaient infligées et n’avait entrepris jusque-là aucune riposte, respectueux qu’il était des accords de Genève. Jusqu’à ce que de petites communautés villageoises soient entièrement menacées d’extermination. 1964, l’année de notre arrivée, marque vraiment la charnière entre
Deux fondatrices du FNL : à gauche, Nguyen Thi Binh, membre du comité central, avec Nguyen Thi Dinh, générale de l’armée des longs cheveux.
ce qu’on avait appelé jusque-là “la guerre spéciale”, qui avait échoué, et les premiers bombardements sur le nord du pays, c’est-à-dire le début de l’escalade qui allait conduire à une vraie guerre1 »
1 Madeleine Riffaud (résistante sous l’Occupation et combattante, reporter, hôte du FNL (la « huitième sœur ») avec Joris Ivens) : Dans les Maquis « vietcong », Julliard, 1965.
Kennedy, l’engagement irréversible
J. F. Kennedy devint président des USA en janvier 1961. Il envoya jusqu’à 16 000 conseillers et équipements en soutien au régime Diem. Il autorisa l’usage du napalm qui colle à la cible et brûle les chairs en causant d’atroces souffrances. Quatre cent mille tonnes de napalm furent larguées jusqu’en 1973.
Alors qu’il soutint la biologiste et généticienne Rachel Carson, autrice de Printemps silencieux dénonçant l’usage des pesticides dans l’agro-industrie, Kennedy autorisa l’épandage de l’agent orange de Monsanto1. Ce cocktail herbicide dévastateur contenant de la dioxine défolie les forêts et détruit les cultures : 70 millions de litres seront répandus sur 31 000 km2 – la superficie de la Suisse sans le massif alpin – jusqu’en 1971, exposant trois mille villages et quelque cinq millions de personnes à une dose cinquante fois supérieure à la concentration recommandée par les fabricants pour l’agro-industrie. Selon le NIH, National Institute of Health, 400 000 Vietnamiens sont morts par exposition aux défoliants.
1 Evelyn F. Krache Morris, Into the Wind: The Kennedy Administration and the Use of Herbicides in South Vietnam, Georgetown University, 2012.
Grand-mère et son petit-fils brûlé au napalm, village de Trang Bang, juin 1972.
Forêts de mangroves avant et après pulvérisation de l’agent orange (opération Ranch Hand).
Lyndon B. Johnson prit le relais après l’assassinat de Kennedy fin 1963. Il autorisa en 1965 le déploiement de marines sur le terrain sans déclaration de guerre. Il lança en mars, suite à plusieurs défaites militaires de l’armée d’un million d’hommes de Diem face
au FNL, l’opération de bombardement sur le Nord-Vietnam « Rolling Thunder », qui allait durer trois ans et demi, destinée à détruire son infrastructure (routes, ponts, voies ferrées, ports, usines, dépôts, centrales électriques). Sur un territoire de 157 000 km2 (soit l’équivalent du quart de la superficie de la France) fut largué un tonnage de bombes égal à ce qui tomba sur toute l’Europe de l’Ouest durant la Seconde
La guerre américaine
Guerre mondiale, soit trois millions de tonnes au rythme de huit mille sorties par mois, chaque kilomètre de route recevant une moyenne de vingt-quatre bombes. Cinquante mille soldats et 180 000 civils au Nord furent tués.
Le Vietcong au sommet de Notre-Dame
Johnson et McNamara lancèrent en 1967 l’opération climatologique « Popeye », préfiguration de la géo-ingénierie de modification locale ou planétaire du climat devenue aujourd’hui une nouvelle orientation des tenants des énergies fossiles, le climatoscepticisme n’étant plus guère tenable. Nixon et Kissinger poursuivirent cette guerre météorologique en secret jusqu’à sa dénonciation en 1972 par le New York Times. Elle consistait à ensemencer d’iodure d’argent les nuages au-dessus de la piste Hô Chi Minh au Vietnam, Laos et Cambodge et ainsi prolonger de 30 à 45 jours les pluies de la mousson pour perturber l’acheminement de matériel et subsistance du Nord.
L’opération Search and Destroy
En 1966-67, le général Westmoreland engagea au Sud le corps expéditionnaire porté à 380 000 hommes dans une campagne d’opérations héliportées avec soutien aérien Search and Destroy de traque de sites abritant des unités du FNL. Elle consistait à incendier les villages suspects, à saccager ou emporter leurs réserves de vivres, à repérer et détruire les abris souterrains.
L’objectif n’était pas de tenir le terrain, mais de tuer plus de combattants de l’ennemi que celui-ci n’en pouvait recruter au Sud et infiltrer du Nord : 15 000 Vietnamiens par mois mis hors de combat de janvier à juin 1967 alors que le FNL n’en pouvait recruter que 3500 et le Nord en infiltrer 7000 selon estimations américaines. Cette guerre d’usure paraissait dès lors gagnable militairement et coûta très cher aux forces du FNL et à la population.