Revue Vie Chrétienne N° 34 Mars 2015

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Vie chrétienne Nouvelle revue

C h e r c h e u r s

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M o n d e

BIM B IEMSETSRT IREI LE L DDEE LL AA C OOM MMMUUNNAAU UT ÉT ÉdeV IVEI E CCHHRRÉÉ T I EE NNNNEE E ET TD ED ES ESS EASMAI SM –I SN º– 3N4 º – 2mars 1 – j/anvier avril 2 0 21 50 1 3

Jeûner, pour quoi ? Thérèse et Ignace Prier avec les oraisons du Carême


NOUVELLE REVUE VIE CHRÉTIENNE Directeur de la publication : Jean Fumex Responsable de la rédaction : Marie-élise Courmont Rédactrice en chef adjointe : Marie-Gaëlle Guillet Comité de rédaction : Marie-élise Courmont Jean-Luc Fabre s.j. Marie-Gaëlle Guillet Anne Missoffe Laetitia Pichon Comité d'orientation : Marie-Agnès Bourdeau Nadine Croizier Marie-Claude Germain Anne Lemant Claire Maillard Etienne Taburet Fabrication : SER – 14, rue d’Assas – 75006 Paris www.ser-sa.com Photo de couverture : Shuchunka / iStock Impression : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau

ISSN : 2104-550X 47, rue de la Roquette – 75011 Paris Les noms et adresses de nos destinataires sont communiqués à nos services internes et aux organismes liés contractuellement à la CVX sauf opposition. Les informations pourront faire l’objet d’un droit d’accès ou de rectification dans le cadre légal.

le dossier

Sommaire éditorial l’air du temps La solidarité sauvera le monde par Guy Aurenche chercher et trouver dieu

Jeûner, pour quoi ?

Témoignages Les effets du jeûne Geneviève Letanche Pourquoi tes disciples ne jeûnent-ils pas ? Corinne Dupont Quel sens selon les religions ? Jean-Claude Noyé babillard se former Prier avec les oraisons du Carême Jean-Luc Fabre s.j. En vivant « Amar y servir » Sylvie Dosso Hymne au Christ abaissé et exalté édouard Cothenet Thérèse d’Avila et Ignace Leo Scherer s.j. Le tour des nouvelles Marie-élise Courmont ensemble faire communauté Des chants pour le congrès évangéliser par la création Oser une parole sur l’homosexualité Une région créative Surdité et compagnonnage Une année intense au Pérou Denis, pollinisateur en CVX billet Le psaume des distractions Jean François prier dans l'instant En dégageant un cours d’eau Dominique Pollet

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La revue n’est pas vendue, elle est envoyée aux membres de la Communauté de Vie Chrétienne et plus largement à ses « amis ».

Chacun peut devenir ami ou parrainer quelqu’un. Il suffit pour un an de verser un don minimum de : l 25 € l 35 € si je suis hors de France Métropolitaine l Autre (50 €, 75 €, 100 €…) n Par virement : RIB 30066 10061 00020045801 60 IBAN FR76 3006 6100 6100 0200 4580 160 – BIC CMCIFRPP n Par versement en ligne sur viechretienne.fr/devenirami n Par chèque bancaire ou postal à l’ordre de Vie Chrétienne À envoyer à ser – vie chrétienne – 14, rue d’assas – 75006 Paris – amis@viechretienne.fr

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Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 34


Éditorial

«

une marche ensemble

Voici un numéro fortement marqué par le temps liturgique que nous sommes en train de vivre. Qu’il nous aide dans notre démarche de Carême !

© CVX

Commençons par méditer cet hymne au Christ Serviteur de la lettre de Paul aux Philippiens (p. 24-26). Car le but de notre démarche c’est bien la rencontre avec le Christ, l’Alpha et l’Omega. Ensuite entrons dans les moyens : des propositions sont faites pour la prière (p. 20-21), pour le partage (p. 4-5) et le dossier (p. 7-18) voudrait aider à entrer dans le sens du jeûne. Mais au-delà de l’aide que chacun pourra trouver pour sa démarche personnelle, prenons conscience de l’importance de marcher ensemble. L’hymne aux Philippiens parle du Christ ; mais il indique aussi le chemin d’un vivre ensemble : « Ayez en vous les mêmes dispositions qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2,5). Notre marche n’est pas une marche solitaire ; notre démarche n’est pas individualiste mais communautaire. Et la conversion n’est pas qu’une affaire individuelle. C’est avec et par les autres que nous avançons ; et lorsque l’un progresse c’est le corps entier qui s’en trouve mieux.

»

Avancer ensemble vers Pâques, voilà ce à quoi nous invite l’Église en ce temps de Carême. Avancer ensemble vers le Congrès, voilà ce que propose la CVX à ses membres. Avancer tous ensemble vers une humanité réconciliée.

Marie-Élise Courmont

Pour écrire à la rédaction : redaction@editionsviechretienne.com

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L'air du temps

LA SOLIDARITé SAUVERA LE MONDE ! Comme chaque année depuis 64 ans, le CCFD-Terre Solidaire (Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement), à la demande des évêques de France, invite les chrétiens à mettre la solidarité internationale au cœur de la démarche de Carême, tout spécialement le 5ème dimanche. Membre de la collégialité du CCFDTerre Solidaire, CVX s’associe à cette démarche.

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Être solidaire c’est croire que mon avenir dépend un peu du comportement des autres, de même que leur avenir dépend un peu de mon comportement à leur égard.

Guy Aurenche avocat honoraire, président du CCFDTerre Solidaire, ancien président de l’ACAT (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture). Dernier ouvrage : « La solidarité, j’y crois » Bayard 2014.

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Un prisonnier terriblement torturé me disait comment il retrouva des raisons de résister lorsqu’il apprit qu’à l’extérieur de la prison des démarches étaient entreprises en sa faveur. Un jeune malien vivant à Paris déclarait, en parlant des cours de rattrapage que lui donnait un adulte : « C’est la première fois que l’on s’occupe de moi ! ».

en termes de communauté, de priorité de vie de tous contre l’appropriation des biens par quelques-uns ».1 N’est-ce pas rejoindre la parole du Seigneur : « J’avais faim et vous m’avez donné à manger » (Matthieu, 25-35), ou le récit du « bon samaritain » dans lequel un étranger se fait le prochain d’un blessé dont il ne sait rien ? (Luc 10, 29) Nous sommes au cœur du message évangélique qui annonce à chaque personne et à chaque peuple : « Tu n’es plus seul ! ».

Combien de fois un appel téléphonique, une petite visite nous ontils permis de croire que la vie valait le coup d’être vécue ?

La solidarité s’exprime à travers des gestes individuels que nous qualifions trop souvent de « petits gestes ». Donner à boire à celui qui meurt de soif n’est jamais chose petite : cela sauve la vie.

La solidarité des petits gestes

Une solidarité plus globale

« La solidarité est un mot qui ne plaît pas toujours ; je dirais que parfois nous l’avons transformé en un « gros mot » à ne pas utiliser. Cependant c’est un mot qui signifie beaucoup plus que quelques actes de générosité sporadiques. C’est agir

La solidarité se traduit aussi à travers des démarches plus collectives ou globales. La pensée sociale de l’Église propose diverses pistes pour contribuer à la construction d’un monde plus solidaire.

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Reconnaître la dignité de chaque personne quelles que soient sa culture, sa couleur, ses opinions, sa religion. Ce n’est pas si facile à vivre dans un monde où nous sommes bousculés par des pensées ou des comportements différents. Il ne s’agit pas de tout accepter mais de s’interdire de déshumaniser quelqu’un au motif qu’il ne se conduit pas comme moi. Mettre en œuvre les droits et les devoirs qu’implique la dignité reconnue : pouvoir manger, penser librement, se soigner, travailler pour nourrir les siens… Une telle reconnaissance exige non seulement des comportements individuels mais aussi des démarches sociales et solidaires. Alors surgit la question du "Politique", c’est-à-dire de la construction de la cité. Nourrir la population mondiale est possible, mais il faut le décider et pour y parvenir, adapter les systèmes économiques et financiers qui ne visent qu’à accumuler toujours plus de biens. « S’il vous plaît, continuez la lutte pour la dignité de la famille rurale,


pour l’eau, pour la vie et pour que chacun puisse bénéficier des fruits de la terre ».2

1. Pape François. Discours aux mouvements populaires. Octobre 2014.

Il convient aussi d’affronter sérieusement la question des équilibres écologiques aujourd’hui malmenés3. Nos modes d’exploitation modernes épuisent les ressources de la terre. Nous le constatons pour l’eau, l’air, les matières premières agricoles, etc.

2. Idem. 3. Chaque mouvement est invité à se mobiliser pour le rassemblement mondial sur le climat – à Paris en décembre 2015. 4. Pape François. "La joie de l’évangile". N°279.

Construire de véritables partenariats. Il ne s’agit pas de « faire pour », mais de « faire avec ». Être solidaire au cœur de la mondialisation invite à nouer des « alliances » avec des groupes qui dans les pays du sud ont décidé de relever le défi de la misère. Tel est le sens de l’engagement pour la solidarité internationale.

Vivre la solidarité revient à croire que le plus fragile, au cœur de son dénuement est non seulement capable de se relever mais encore de partager un message d’espérance. La démarche Diaconia vécue par l’église de France a permis de donner aux exclus toute leur place et de faire entendre leur point de vue pour mener l’action. Oui, la solidarité loin de n’être qu’une idée généreuse se révèle être le plus réaliste des choix à

© CCFD Terre Solidaire

Il y a 20 ans, des mamans guinéennes criaient leur douleur en voyant leurs enfants mourir entre deux récoltes. Une organisation s’est mise sur pied et grâce à un partenariat financier et technique, ces paysans ont appris à acclimater une pomme de terre qui aujourd’hui évite les grandes famines dans la région.

▲ être solidaires au cœur de la mondialisation (Femmes dans l’Orissa, Inde, soutenues par le CCFD pour développer leurs cultures et leur commerce)

faire pour aider l’humanité à affronter les défis contemporains. La solidarité nous renvoie à la fraternité qui lie le genre humain, à travers de riches différences. La solidarité, parce qu’elle appelle à créer des relations au service de la vie heureuse pour tous, est source

de joie. Nous sommes invités à la vivre « non pas comme une obligation, comme un poids qui nous épuise, mais comme un choix personnel qui nous remplit de joie et nous donne une identité »4. Guy Aurenche Mars / Avril 2015

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Chercher et trouver Dieu

jeûner, pour quoi ? Pour quoi jeûner ? Par défi ? Pour goûter une aventure physique et spirituelle ? Pour offrir ce manque, ce temps libéré, à Dieu et aux autres ? Les témoignages cités dans ce dossier montrent de multiples façons de motiver son jeûne. Une bénédictine fait « sortir les démons », au risque, parfois, d’être peu sociable ! Dans une retraite « jeûne et prière », Diégo note l’émergence de « libertés nouvelles ». Arnaud qui donne une finalité écologique à son geste se perçoit « plus léger » et « plus solidaire ». Et Delphine qui, durant un Carême, a tenté un sevrage d’écrans s’est découverte pauvre, discernant ses limites. En aucun cas, rappelle l’évangile selon Luc, le jeûne n’est une fin en soi. Mais un passage vers une conversion. Un moyen de nous reconnaître créatures aimées et désirantes, de Dieu. Corps à jeûn, cœurs affamés…

© Pavillon Grangner / Erwin Heerich (1991-1993) – Insel Hombreich–Neuss, Allemagne / Aître

Jean François

Témoignages

éclairage biblique

Un jeûne pour le climat . . . . . . . . . . . . . 8

"Pourquoi tes disciples

Jeûner en retraite. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Sans écran . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 Jeûner en monastère. . . . . . . . . . . . . . . . 11 Contrechamp Les effets du jeûne . . . . . . . . . . . . . . . . . 12

ne jeûnent-ils pas ?” . . . . . . . . . . . . . . 14 Repères ecclésiaux

,

Quel sens selon les religions ?. . . . . . 16 Pour aller plus loin . . . . . . . 18

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Chercher et trouver Dieu

Témoignages

un jeûne pour le climat A l’appel des évêques de France et d’autres organisations, des chrétiens jeûnent chaque premier jour du mois. Tel Arnaud qui, par cette pratique régulière, se sent plus solidaire de toute la création.

J Pour trouver un groupe près de chez soi : rassemblements jeunepourle climat.wordpress. com

Je jeûne, chaque premier jour du mois, comme de nombreux autres chrétiens dans le monde, pour que des décisions soient prises sur la question climatique. En jeûnant j’expérimente les limites de mon corps, de la planète. Jeûner rend mon regard plus sensible aux autres et à mon environnement, aux ombres et aux lumières. Plus léger et perméable, je me sens plus solidaire de toute la création. Je me ressens solidaire aussi, physiquement, de la situation des peuples victimes du changement climatique.

Mon jeûne a une dimension collective. Je réponds à l’appel de seize organisations religieuses et laïques, dont la Conférence des Évêques de France, la Fédération Protestante et l’Assemblée des Évêques Orthodoxes, qui ont lancé cet appel en juin dernier. J’espère, au sens fort de l’Espérance, contribuer avec d’autres à promouvoir une prise de conscience des enjeux climatiques, des enjeux de justice. Et le 1er août, jour de jeûne, nous serons tous ensemble en Congrès CVX.

© ArtPhaneuf / iStock editorial

La plupart d’entre nous jeûnent pendant 24 heures, en groupe ou individuellement. Certains se passent d’un repas, d’autres font un jeûne carbone (sans viande par exemple). Notre jeûne peut avoir un effet si nous sommes suffisamment nombreux pour montrer aux décideurs que nous voulons un autre monde et que nous l’engageons en nous transformant aussi nous-mêmes. ▲ Typhon aux Philippines en 2013

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Je garde en mémoire l’origine de ce mouvement. Alors qu’un typhon dévastait les Philippines en novembre 2013, le délégué philippin Yeb Saño était à la conférence des Nations-Unies pour le climat, à Varsovie. Sa famille a été victime du désastre qui a coûté la vie de milliers de personnes. Il a déclaré qu’il ne mangerait pas jusqu’à ce que la conférence décide des actions pour « arrêter la folie » de la crise climatique. C’est depuis un mouvement mondial et, en décembre 2015 à Paris, les pays devront décider d’un plan d’action mondial pour le climat.

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Arnaud


jeûner en retraite Quel "plus" le jeûne peut-il apporter à une semaine d’Exercices spirituels ? Un nouvel éclairage sur ses propres peurs, ses forces et ses faiblesses, répond Diégo. Et surtout, sur ce qui est réellement vital pour soi.

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En matière de retraite, j’aime la nouveauté pour me laisser surprendre. La perspective de sept jours complets de jeûne insérés dans une retraite de huit jours d’exercices spirituels en silence pouvait tout de même paraître rude. Mais de nombreux témoignages encourageants m’ont engagé à me lancer.

J’ai appris que la compagnie d’autres jeûneurs était un soutien fort, par leur présence, la prière commune et partagée, grâce aussi à la petite « météo personnelle » diffusée par tous chaque matin. L’aspect collectif permet aussi de vivre en communion avec son prochain. Dans la vie ordinaire, le jeûne risque au contraire de vous couper des autres car il est difficile de le maintenir secret. Au début, il m’a été pénible de ne pas avoir une activité manuelle ou intellectuelle prenante pour oublier l’absence de repas, comme on peut le faire chez soi. Mais la faim m’a quitté au cours du troisième jour. Le quatrième, je photocopiai un document à côté d’un chariot couvert de pâ-

© artPhaneuf / iStock

D’emblée, la mine de mes quinze compagnons d’aventure m’a plu : ni exaltée, ni très sûre d’elle, plutôt une figure d’enfant un peu intimidé.

tisseries. Je les ai flairées avec plaisir, comme l’on respire une rose, sans frustration. Au long de ces jours, ma tête s’est réorganisée, comme mon corps ; la ligne de partage entre forces et fragilités se déplaçait. Les pensées négatives qui m’habitaient s’évaporaient. Je distinguais mieux ce qui s’apparentait à une peur injustifiée de manquer ou à un vrai désir de vivre. Des libertés nouvelles se faisaient jour. Nous avons rompu le jeûne avec une pomme. Personne ne l’a terminée.

Ce jeûne m’a été un moyen de combat spirituel. Sentir ce qui relève de l’addiction et ce qui m’est vraiment vital. Dévoiler la créature que je suis, façonnée par le Christ lui-même à partir de la glaise originelle et du souffle de l’Esprit. Mieux accepter les multiples couches ajoutées au long de mon histoire personnelle et écarter des peurs devenues sans objet. Cette expérience m’a permis d’ouvrir des perspectives nouvelles, plus proches de Dieu, des autres, de moi. Diégo Mars / Avril 2015

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Chercher et trouver Dieu

Témoignages

sans écran Dans un précédent Carême, Delphine a tenté un jeûne d’écran. Mais passée la bonne résolution, les difficultés sont apparues. Jusqu’à lui montrer un nouveau chemin et un fruit inattendu.

J

J’avais commencé ce Carême bien décidée. Pour une fois, je ne m’étais pas laissée surprendre par le Mercredi des Cendres. J’avais anticipé, prévu et présenté au Seigneur dès l’imposition des cendres mon « effort ». Cette année, je voulais faire un jeûne d’écran. Je voyais bien que les écrans prenaient de plus en plus de place dans ma vie. Et en jeûnant, je me disais que j’aurais ainsi plus de temps pour la prière, plus de temps pour les autres. Bref, ce que demandait le Carême par le jeûne : s’ouvrir aux autres, s’ouvrir à Dieu. Enfin, ce que je comprenais de l’effort de Carême.

Après cet élan de générosité, il a fallu être concrète : me couper de tout écran était impossible. J’ai besoin de l’ordinateur pour mon travail, et pas seulement au bureau, parfois aussi à la maison lorsque le trop-plein de travail déborde sur mon temps libre. Je m’engageais donc dans ce jeûne avec des exceptions dès le départ. Dès les premiers jours, j’ai senti le manque. J’ai dû lutter contre l’automatisme d’allumer la télé pour souffler un peu. Cette lutte venait me montrer combien il fallait me renouveler. Car le temps ainsi « libéré » n’était pas automatiquement consommé en

temps de prière. Ce n’était pas aussi simple que je l’avais cru au départ ; ce jeûne impliquant carrément d’inventer une nouvelle façon d’utiliser mon temps, une nouvelle façon d’être. Un vrai bouleversement intérieur et pas simplement un effort. Difficile. Et face à cela, j’ai biaisé : « regarder le journal télé, c’est m’ouvrir aux autres… ce n’est pas éloigné de l’objectif. Regarder un film à la télé avec mon époux, c’est du partage… je suis dans la même visée ». Cela passait sur le moment, mais je sentais bien au fond de moi que je trichais.

© Scyther5 / iStock

De ce bouleversement intérieur, de ces biais que je prenais, j'ai pu en parler au Seigneur. Cœur à cœur. J’ai pu lui dire combien c’était difficile pour moi, j’ai pu lui demander son aide… et chuter malgré tout. Enfin, je me suis reconnue pauvre.

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J’ai fini le Carême avec moins d’ambition qu’au départ, avec un jeûne plus adapté à ma réalité, et surtout avec un cœur plus humble. Et Pâques ne fut pas la fin du jeûne, mais un début de résurrection dans mon quotidien. Delphine


jeûner en monastère Comment une moniale vit-elle le jeûne au long de sa vie ? Quel impact cela a-t-il de jeûner en communauté ? Peur, présomption, irritabilité. Le jeûne n’y est pas plus facile qu'ailleurs, mais il est replacé pour mieux s’orienter tout entier vers le Seigneur.

J’aurais aimé jeûner avec héroïsme, c’est-à-dire sans peiner… mais ce n’est pas mon charisme et il me faut accepter que cela soit difficile et que je fasse moins que ce que j’aurais désiré ! Si l’un des buts du jeûne est de nous humilier en nous faisant prendre conscience de notre faiblesse, c’est réussi ! À vrai dire,

saint Benoît, dans sa Règle, ne nous invite pas à faire des exploits ascétiques, mais simplement à retrancher quelque chose à l’ordinaire. Et pour éviter toute présomption et vaine gloire, il nous demande de dire à notre Père spirituel l’effort que nous voulons offrir afin de ne le faire qu’avec « son agrément et le secours de ses prières ». C’est ainsi que dans notre communauté, nous avons l’habitude d’écrire un « billet de Carême » où le jeûne est un élément d’un grand ensemble avec les vertus, la prière, et la lecture, et dont le but est de réorienter l’être tout entier vers le Seigneur. En définitive, comme l’écrivait une ancienne Supérieure Générale à une adolescente : « le jeûne, étant une pénitence, ne doit pas être abandonné parce qu’il coûte. Mais, si d’une part il faut de l’énergie, de l’autre il faut de la prudence ». Constatant qu’on tremble trop pour le corps, et on l’affaiblit en le ménageant outre mesure, elle ajoute : « Je suis persuadée que l’on devrait du moins essayer, et

que Dieu a en réserve des grâces toutes spéciales de force, de courage, de santé, pour ceux qui s’oublient un peu eux-mêmes et s’abandonnent à lui, se souciant plus de la vie spirituelle que de la matérielle. » Une bénédictine de Jérusalem

© Droits Réservés

L

Lors de mon premier Carême au monastère, j’ai voulu jeûner, comme les autres, mais… arrivée à Pâques, j’étais exténuée ! J’avais l’habitude de manger de la viande presque deux fois par jour alors, pas du tout pendant 40 jours, c’était trop ! Par la suite, je me suis aperçue que si j’avais peur, je n’arrivais à rien, mais la peur une fois dépassée, je pouvais jeûner tout un Carême sans trop de mal, avec, cependant, un certain adoucissement par rapport au jeûne communautaire. J’ai constaté aussi que, curieusement, pour raison de santé, il est possible de se priver de quelque chose dont on n’avait pas eu le courage de se priver pour le Seigneur… Cette peur ne venait-elle pas du démon qui redoute tellement de nous voir jeûner ? J’ai remarqué en effet, qu’avec le jeûne, je deviens plus irritable… alors, oui, cela fait sortir les démons… et les miens en premier !

▲ La cour du monastère des bénédictines du Mont des Oliviers

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Chercher et trouver Dieu

Contrechamp

les effets du jeûne Depuis une dizaine d’années, Geneviève Letanche propose des retraites « Jeûne et Exercices spirituels ». Médecin et accompagnatrice, elle analyse pour nous les effets physiques, psychologiques et spirituels qu’elle a constatés chez les retraitants.

L

La spiritualité ignatienne s’adresse à la personne dans toutes ses dimensions et cette retraite associant le jeûne permet d’être présent, avec tout son être. Le corps y a vraiment toute sa place. La méthode Büchinger utilisée pour le jeûne, demande une purge intestinale. Physiquement cette évacuation, met notre organisme en mode « élimination » au lieu d’« assimilation ». Notre société nous pousse souvent à la suralimentation ou à la surconsommation. Le jeûne est une période de désencombrement. Et notre corps vit sur ses réserves en commençant par consommer les déchets : dépôts dans les articulations, dans les artères, réserves inutiles… La quantité de sel ou d’eau en surplus s’élimine spontanément. Nous perdons environ 250 g de graisse par jour. Les organes nobles : foie, cœur, reins… souffrent d’un jeûne seulement si celui-ci dure plus de 40 jours. Les rhumatismes sont donc soulagés, nos artères nettoyées, notre corps se rénove et notre psychisme peut aussi éliminer les souvenirs et pensées parasites. Le tube digestif participe aux défenses immunitaires, et nous aide à nous défendre contre microbes et maladies. Le mettre

au repos lui permet de jouer pleinement son rôle de défense de l’organisme. Les phénomènes inflammatoires régressent, améliorant également les rhumatismes. Nous ressortons plus forts face aux agressions physiques. D’un jeûne à l’autre nous ne réagissons pas de la même manière, et chacun est différent. Certains pourront courir en n’ayant rien mangé de solide depuis cinq jours, d’autres seront fatigués et prendront « le pas du jeûneur ». Impossible de prévoir à l’avance. Le vide physique de l’intestin permet une ouverture, un accueil, une disponibilité plus grande à tout ce qui se passe : écoute de la Parole de Dieu, musique, attention à l’autre, vie de la nature. Il y a de la place pour recevoir. Saint Ignace nous incite fortement à demander ce que nous désirons, à formuler une demande de grâce. « Mon âme a soif de Toi ; après Toi languit ma chair, terre aride, altérée, sans eau » Psaume 62 (63). Le désir est creusé en nous et ces paroles prennent un relief particulier. Lors de la réalimentation, nous sommes attentifs à la quantité

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suffisante. « A quel moment suisje rassasié ? » et je m’arrête de manger. Cela apprend à manger juste ce dont j’ai besoin. Dans la vie : de quoi ai-je vraiment besoin ? Quelle est la juste mesure ? En alimentation, mais aussi en sommeil, loisirs, informations, télévision, travail, relations familiales, amicales…

La juste mesure La retraite permet de remettre à sa juste place la nourriture, mais aussi tout ce qui fait notre quotidien. Par ailleurs, la digestion consomme 20 % de notre énergie, qui va pouvoir se déployer ailleurs. Le sommeil est plus léger, permettant une qualité d’éveil et de présence plus aiguë. Psychologiquement, le jeûne améliore l’humeur, favorise la sensation d’harmonie et de sérénité. Nous sommes plus sensibles à ce qui se passe en nous, aux sentiments qui nous habitent. Les émotions sont vécues plus spontanément, d’une manière proche de celle de notre enfance. Notre nourriture est la Parole de Dieu. Et nous expérimentons qu’elle nous rassasie vraiment. Nous pouvons la goûter, la savou-


Plus perméable à l’action du Seigneur Le jeûne est une expérience de pauvreté : nous avons besoin de peu de choses, et parfois nous nous sentons plus fragiles. Nous avons plus facilement froid, car les repas servent aussi de combustible. Ainsi nous nous sentons plus vulnérables et donc plus perméables à l’action du Seigneur, qui vient toucher nos cœurs ; mais aussi plus indulgents vis-àvis de nos frères. L’autre est aussi pauvre que nous, et nous pouvons lui trouver des circonstances atténuantes : lui, aussi, a été blessé par la vie.

© Maselkoo99 / iStock

rer, elle se fait lait, miel et est parfois plus amère, quand elle touche un lieu de conversion nécessaire. Mais c’est la Parole qui nous fait vivre, qui est présence du Seigneur. « L’homme ne vit pas de pain seulement, mais de toute Parole qui sort de la bouche du Seigneur. » (Deutéronome 8,3). Et la Parole peut faire son œuvre de guérison, de régénération. Notre disponibilité permet de revisiter avec le Seigneur des souvenirs que nous avons enfouis, ou que nous ne voulons pas voir. Là aussi, nous pouvons faire paisiblement le ménage, et nous laisser soigner avec douceur, en éliminant rancœurs, blessures affectives… Plusieurs nous ont dit avoir vidé des abcès de traumatismes de l’enfance, jamais éliminés jusque-là. La Parole de Dieu nous met face à ce choix d’opter résolument pour la vie.

▲ Le jeûne touche en nous ce qui est agressivité et violence

Pendant le jeûne, nous ne mâchons rien. Nous buvons de l’eau, des tisanes, du bouillon, des jus de légumes et de fruits, un peu de miel. Mais rien de solide. Nous perdons donc l’habitude de mordre. Nous apprenons aussi à « lâcher-prise » sur nos habitudes, où les repas sont bien ritualisés. Et le jeûne touche en nous, tout ce qui est agressivité et violence. Ne pas mordre l’autre, savoir écouter et accueillir avant de répondre. Ne pas se sentir d’emblée agressé. Laisser-aller plutôt que de retenir, de se crisper sur la « faute » de l’autre. Un pardon, jusque-là impensable, est enfin possible après un cheminement.

Le jeûne est donc une expérience de tout notre être pour un bienêtre général. Notre corps se fait aussi prière. Notre relation à Dieu n’est plus seulement cérébrale, mais tout notre être se fait désir de Sa présence et accueil de Sa Parole ou de Son Pain.

L’Eucharistie est la seule nourriture solide de la journée. Elle prend un relief particulier. Le Seigneur devient la nourriture essentielle qui nous fait vivre.

• Paray-le-Monial (Saône et Loire) du vendredi 28 août à 19h au dimanche 6 septembre à 9h. Maisons du Sacré Cœur et Cor Christi : maison.sacrecoeur@orange.fr

Geneviève Letanche CVX

Retraites avec jeûne co-animées par Geneviève Letanche : • Centre spirituel du Chatelard (près de Lyon) du samedi 16 mai à 19h au lundi 25 mai à 9h. accueil@chatelard-sj.org

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Chercher et trouver Dieu

éclairage biblique

« Pourquoi tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » 33 Les pharisiens dirent à Jésus : « Les

disciples de Jean le Baptiste jeûnent souvent et font des prières ; de même ceux des pharisiens. Au contraire, les tiens mangent et boivent ! » 34 Jésus leur dit : « Pouvez-vous faire

jeûner les invités de la noce, pendant que l’Époux est avec eux ? 35 Mais des jours viendront où l’Époux © Marriage at Cana / Giorgio Vasari / Museum of Fine Arts of Budapest

leur sera enlevé ; alors, en ces jours-là, ils jeûneront. » 36 Il leur dit aussi en parabole : « Personne

ne déchire un morceau à un vêtement neuf pour le coudre sur un vieux vêtement. Autrement, on aura déchiré le neuf, et le morceau qui vient du neuf ne s’accordera pas avec le vieux. 37 Et personne ne met du vin nouveau

dans de vieilles outres ; autrement, le vin nouveau fera éclater les outres, il se répandra et les outres seront perdues. 38 Mais on doit mettre le vin nouveau

dans des outres neuves. 39 Jamais celui qui a bu du vin vieux ne désire du nouveau. Car il dit : “C’est le vieux qui est bon.” »

Luc 5, 33-39 Traduction Aelf (Association épiscopale liturgique pour les pays francophones)

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La façon dont vivent les disciples de Jésus en lien avec lui, introduit une nouveauté qui déconcerte, déroute les pharisiens, les scribes. « Tes disciples mangent et boivent », s'étonnent les pharisiens. Leurs repères habituels qui sont aussi les repères des autres « nouveaux disciples », ceux de JeanBaptiste qui jeûnent régulièrement, sont mis à mal : « il faut jeûner, c'est dans la Loi ! ». Le comportement de Jésus heurte par sa nouveauté. Il leur répond par trois images successives : La noce : la joie de la présence Que peut vouloir dire faire jeûner les invités d'une noce pendant que l'époux est avec eux ? Pour Luc, Jésus est celui qui vient restaurer, renouer l’alliance entre Dieu et son peuple. C’est Lui l’époux. Avec Lui ce n'est pas le moment du jeûne, cela viendra quand il sera enlevé (la passion, la crucifixion). Les disciples n'avaient pas besoin de le chercher mais au contraire de s'ouvrir à la plénitude de la Présence. Elle correspond à un temps de fête, comme des Noces. Jésus ne condamne pas cette attitude de jeûner. Mais elle est incompatible avec la joie de sa présence. Le vêtement : une conversion radicale Personne ne déchire une pièce d'un vêtement neuf pour la rajouter à un vieux vêtement. Jésus nous fait comprendre qu’entrer dans la foi n'est pas un simple rafistolage de notre manière de vivre, mais une véritable conversion. On ne peut pas rapiécer, raccommoder, il faut changer l'ensemble de nousmêmes, renaître. Jésus ne fait pas dans l'à peu près, mais veut notre conversion radicale, à sa suite. « Prends et reçois, Seigneur, toute ma vie, ma mémoire, mon intelligence ». ES N° 234,4 Des outres et du vin : un conflit intérieur à reconnaître Voilà le conflit entre habitude et nouveauté. Mettre le vin nouveau dans des outres neuves est une manière de dire la difficulté des habitués à l'ancien à s'accorder à la nouveauté du message de Jésus ; en particulier quand il demande la proximité avec les pauvres, les exclus, les pécheurs, les étrangers. Ceux qui ont goûté les rites de l'ancienne Alliance ne sont pas prêts à accepter la nouveauté de l'Évangile. « C’est le vieux qui est bon » traduit nos habitudes, la mémoire d'un passé rassurant, la peur du nouveau…

Alors la pratique du jeûne, quel sens lui donner ? Le jeûne n'est pas une fin en soi, pas un but mais un moyen. Il doit ouvrir à Dieu, à une vie plus généreuse, plus ouverte aux autres. Permettre de me rendre disponible pour Dieu, de me rapprocher de Lui, d’entrer dans son alliance et son intimité. Chacun peut s'interroger sur le sens qu'il donne au jeûne. En vue de quoi ? Pour quoi ? Il peut être profitable de nous souvenir que « L'homme est créé pour louer, respecter et servir notre Seigneur et, par-là, sauver son âme et toutes les autres choses sont là pour l'aider pour la fin pour laquelle il est créé. D'où il suit que l'homme doit user de ces choses » comme le dit le Principe et Fondement au début des Exercices spirituels. User de ces choses pour louer, respecter. Le jeûne doit être vécu dans un souci de conversion, de changement, de retournement non pas vers moi mais pour louer, respecter le Seigneur. Jeûner comme signe de l'amour, du désir de conversion vers « davantage » de Vie. Jeûner pour me reconnaître créature bien aimée du Créateur dont je reçois la Vie. Corinne Dupont

Points pour prier + Imaginer les pharisiens qui scrutent les faits et gestes de Jésus et de ses disciples. + Demander la grâce de boire « le vin nouveau ». + éprouver la tension portée par la question des Pharisiens. Sur quel ton  ? Que cherchent-ils ? Qu'est-ce qui les heurte ? + Entendre la réponse de Jésus. Qui sont les invités à la noce ? l'époux ? Quelle nouveauté apporte Jésus ? A quelle joie m'invite-t-il ? + Laisser travailler les images  : celle du vieux vêtement, des vieilles outres. A quelle conversion Jésus m'invite-t'il ? Quel enseignement « nouveau » à entendre ? + Parler au Seigneur de ce que j'ai découvert. Quel point de ma vie j'éprouve comme devoir convertir radicalement à sa suite, quel vin nouveau est-ce que je désire goûter aujourd'hui ? Mars / Avril 2015 15


Chercher et trouver Dieu

Repères ecclésiaux

Quels sens selon les religions ? Le jeûne se retrouve dans toutes les religions, aussi loin peut-on remonter. Si son sens peut varier (pardon des péchés, unité des croyants, préparation spirituelle…), une même racine profonde se retrouve : plus de liberté et de partage.

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Ascèse du besoin fondamental, éducation du désir, le jeûne échappe aux frontières spatiotemporelles de l’humanité et il a toujours joué un rôle important dans les religions. Dans la perspective spirituelle, il se combine étroitement avec la rétention de la parole ainsi qu’avec la réduction du sommeil et, souvent, le contrôle de la sexualité. C’est dans cette addition de refus volontaires que l’homme religieux trouve une plus grande liberté, une plus grande joie intérieure. Mais le jeûne n’a de sens que s’il nous ouvre aux autres et active

Le jeûne dans la tradition de l’Église C’est la volonté de conformer sa vie à celle du Christ et d’adopter sa loi d’amour qui sous-tend le jeûne des chrétiens. Particulièrement le jeûne de six semaines qui conduit à Pâques. Le Carême pascal est en effet préparation à la

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Jean-Claude Noyé Journaliste à La Vie, il est le fondateur des Assises chrétiennes du jeûne. Il a publié « Le grand livre du jeûne », Albin Michel, 2007.

notre compassion. Aussi n’est-il pas surprenant que les grandes religions, les trois monothéismes particulièrement, aient associé étroitement le jeûne, la prière et le partage.

▲ Iftar ou repas de rupture du jeûne

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fête des fêtes. Dès les origines, il a été considéré comme un temps de purification. Le jeûne physique étant une introduction au jeûne spirituel, c’est-à-dire au jeûne de tout mal, autrement plus difficile. Aujourd’hui, l’Église catholique ne demande guère de jeûner que le Mercredi des Cendres et le Vendredi Saint, sans du reste établir une claire distinction entre le jeûne (la privation volontaire de toute nourriture) et l’abstinence (privation de certains aliments). Le contraste est saisissant avec la pratique ancienne. Jeûner revenant dans l’Église du premier millénaire à se priver de nourriture et de boisson jusque tard dans l’après-midi. Jeûne hebdomadaire du mercredi, en souvenir de la dénonciation de Jésus par Judas, et jeûne du vendredi, en souvenir de sa crucifixion. Instauré plus tard, le jeûne des Quatre Temps visait à solenniser, une fois par trimestre, les quatre saisons. N’oublions pas non plus le jeûne de l’Avent, d’une durée de quatre semaines. Ni le jeûne des veilles de grandes fêtes religieuses, ni même les jeûnes des jours de rogations qui étaient des journées de prières prolongées. Aujourd’hui il faut regarder du côté des Églises d’orient pour


avoir un écho de cette intensité du jeûne. Ainsi, les fidèles coptes orthodoxes égyptiens observent scrupuleusement les jours de « jeûne » fixés dans leur calendrier liturgique. Soit 260 jours pendant lesquels ils ne mangent ni ne boivent avant midi. Leurs repas sont strictement végétaliens pendant les 52 jours du Carême et végétariens pendant leurs autres jeûnes.

Jeûner quand on est musulman Le jeûne observé pendant le mois de ramadan, le neuvième mois lunaire, est le quatrième pilier de l’islam. Temps de rupture par rapport au quotidien, c’est avant tout pour les musulmans l’occasion d’une maturation de leur foi et d’un approfondissement spirituel. Source d’une plus grande charité envers les nécessiteux, il donne une plus grande unité à la communauté des croyants, la umm’a. Il revient chaque année dix jours plus tôt que l’année précédente. Dès les premières lueurs de l’aurore jusqu’au coucher du soleil, les fidèles s’abstiennent totalement de manger, de boire, de fumer et d’avoir des relations sexuelles. Mais aussi, autant que faire se peut, de paroles ou pensées mauvaises. Et même, pour les plus mystiques d’entre eux, de détourner leur pensée de Dieu. Le mois de ramadan est ponctué de journées emblématiques de l’histoire de l’islam. La plus importante étant, le 27 du mois, la laylat al-quadr qui commémore la nuit de la première révélation du Coran. La plupart des musulmans sont assidus à la pratique

de ce jeûne d’une durée de 29 ou 30 jours, le seul obligatoire. Les plus pieux observent aussi de nombreux autres jeûnes diurnes à caractère facultatif.

Jeûner quand on est juif Le rituel annuel juif compte sept jeûnes. Yom Kippour (fin septembre, début octobre), appelé dans le Pentateuque « jour des pardons » ou « shabbat de repos éternel » est la plus respectée des fêtes juives, le jour le plus saint. C’est aussi le jeûne le plus solennel. Il vise à obtenir le pardon des péchés, à retrouver une attitude conforme à la volonté de Dieu. A deux conditions. Un : réparer les fautes commises envers le prochain. Deux : accompagner le jeûne d’une authentique repentance. Son fondement est humain et universel (obtenir le pardon

des fautes), à la différence de tous les autres jeûnes juifs qui commémorent des moments clés de l’histoire juive. Kippour est l’un des deux jeûnes majeurs, c’està-dire marqués par l’interdiction de boire et de manger pendant 25 heures (du coucher du soleil de la veille au coucher du soleil suivant), de prendre un bain, de s’enduire de parfum, de porter des chaussures de cuir, d’avoir des relations sexuelles. L’autre jeûne majeur étant celui du 9 Av (fin juillet, début août), en commémoration de la destruction des deux temples de Jérusalem. Quant aux 5 jours de jeûnes mineurs répartis au long de l’année, ils ne sont régis par aucune autre abstinence que celle du boire et du manger de l’aube à la tombée de la nuit. Jean-Claude Noyé

Le renouveau du jeûne dans la sphère catholique Les signes du renouveau sont bel et bien là. Les sessions « Jeûne et Bible » ou « Jeûne et prière » se multiplient et affichent complet. Les livres consacrés à la question se vendent bien. La presse catholique elle-même n’est pas en reste et multiplie les articles. Beaucoup observent aussi que les « jeûnes » du Mercredi des Cendres et du Vendredi Saint sont davantage respectés. Que manifeste ce retour en grâce du jeûne ? À l’évidence le besoin que chacun ressent désormais avec acuité de s’arrêter, de faire retour sur soi, de retrouver une spiritualité qui n’occulte pas le corps. Il accompagne aussi notre redécouverte de la grande tradition de l’Église. Ce mouvement de réappropriation d’une pratique à la fois millénaire et universelle va-t-il à l’avenir s’amplifier ? Il y a fort à parier que oui.

Session jeûne Prochaine session proposée par Jean Claude Noyé : du 21 au 26 mars 2015. Un jeûne selon la méthode Büchinger, aucun aliment solide. Les jeûneurs se retrouvent chaque soir pour un partage du vécu et un temps spirituel. Au Forum 104, 104 rue de Vaugirard, Paris. Renseignements et inscription auprès de J.C. Noyé, jc.noye@lavie.fr Mars / Avril 2015 17


Chercher et trouver Dieu

pour aller plus loin Des pistes pour un partage :

• S i je pratique le jeûne, y a-t-il eu un déclic ? Comment est-il venu ? Quels sont mes soutiens pour durer (livres, retraite sur le jeûne, groupe…) Quelles difficultés ? Quels fruits je constate pour moi-même, pour mes relations à Dieu, aux autres ?

• S i je ne le pratique pas : qu'est-ce qui m'en empêche (peurs, attachements, inutilité, manque de compréhension de cette ascèse… ?).

• A vec quoi d'autre que la nourriture me semble-t-il nécessaire de prendre de la distance, pour creuser mon désir et me rendre disponible pour la rencontre avec le Christ, avec les autres ?

• E st-ce que je vis cette démarche de Carême communautairement ? Quel soutien de l'église, de mon groupe, de ma CL j'expérimente ? Comment nous encourager et nous soutenir les uns les autres ?

À lire : • Le jeûne, Vives flammes, revue carmélitaine de spiritualité N° 293, éditions du carmel. Décembre 2013. 7 €. Ce supplément rappelle que la mortification volontaire n’a de sens que lorsqu’elle se met au service de l’épanouissement de la vie divine en nous. • Délivrances et guérisons par le jeûne de Sœur Emmanuel Maillard. édition des Béatitudes. Mars 2014. 5,50 €. Avec joie et grande liberté, deux jours sont choisis pour jeûner : le mercredi, jour du pain, veille de l’institution de l’Eucharistie et le vendredi, jour du rappel de la Croix. • Le grand livre du jeûne, Jean-Claude Noyé, Albin Michel. 20,30 €. Vaste revue des diverses modalités du jeûne dans les traditions chrétiennes mais aussi musulmane et juive, ou bouddhiste, il donne aussi des conseils pratiques pour savoir comment, pourquoi et où jeûner aujourd’hui. • L’art de jeûner : manuel du jeûne thérapeutique Büchinger, Françoise Wilhelmi de Toledo, Jouvence. 22 €. Pour pratiquer facilement un jeûne de 7 jours, et les précautions à prendre avant, pendant et après.

« A l’heure où nous terminons ce numéro, un appel inter religieux au jeûne, à la prière et au partage, contre la violence et la division, nous parvient. La semaine du 7 au 14 Mars, choisissons un jour pour jeûner, prier, rencontrer et partager ». Pour en savoir plus : www.editionsviechretienne.com

Et si vous partagiez vos livres "coup de cœur" sur ce thème sur www.editionsviechretienne.com 18 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 34


Babillard © B. Strobel

© Serenethos / iStock

Les Exercices spirituels dans la rue

un chemin France-Libanais en Bretagne

Pour apprendre à se mettre à l’écoute de l’Esprit au cœur de nos villes. Contempler la vie dans les rues d’une ville pour découvrir et éprouver le travail du Père au plus profond de soi.

Une aventure communautaire de la CVX mondiale avec des chrétiens de France et du Moyen-Orient ouverte à la famille ignatienne. Marcher, prier et partager entre « amis dans le Seigneur » en Bretagne pour avancer ensemble sur le chemin de l’Espérance. • Du 22 au 29 juillet 2015 : à l’abbaye bénédictine de Landévennec, près de Brest. Retraite selon les Exercices spirituels de saint Ignace. • 29-30 juillet : au Mont Saint-Michel, traversée de la baie et visites • du 31 juillet au 2 août : à Cergy-Pontoise participation au Congrès de la CVX France. Info : 04 76 90 35 97 et sur www.st-hugues-de-biviers.org

Deux dates sont possibles : Du 1er au 3 mai – La retraite dans les rues de Strasbourg sera animée par le réseau ignatien de l’Est (dont des membres de CVX). Info : reseau.ignatien.strasb@gmail.com Du 20 au 26 juillet – La retraite dans les rues de Lille est animée par Yves Stoesel s.j. et Blandine Somot, CVX, en partenariat avec la fraternité diocésaine des parvis. Inscription : 03 20 26 09 61 ou contact@hautmont.org

Nouvelle collection aux éditions Vie Chrétienne La collection « Matière à exercices » vous propose des livres non seulement à lire, mais aussi à travailler au moyen d’exercices à faire seul, en groupe ou en communauté locale.

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En route vers le congrès

Vacances européennes après congrès

Pour se disposer spirituellement à vivre le congrès, une retraite de 4 jours est proposée. Du 25 juillet (19h) au 30 juillet (9h).

Temps privilégié de détente, de partage et de prière en communauté élargie avec des CVX d’autres pays européens. Balades en montagne, veillées, visites culturelles, jeux. On peut venir seul, en couple ou en famille.

Au centre du Hautmont – Inscription : 03 20 26 09 61 ou contact@hautmont.org

Du 2 août (18 h) au 8 août (9 h) à Saint-Hugues-de-Biviers. Inscription : 04 76 90 35 97

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Pour l’inaugurer, le Père Denis Delobre s.j. nous aide à découvrir notre propre façon de gérer notre temps, cette denrée rare, et à apprendre à le recevoir, en suivant un guide illustre : saint Ignace. Disponible début mars. 11 euros.


Se former

école de prière

Prier avec les oraisons du Carême Elles passent presque inaperçues. Au début de chaque célébration, une prière dite par le célébrant introduit au sens spécifique de cette eucharistie, ce sont les prières d’ouverture ou collectes. Or, prises dans leur succession, elles éclairent d’une manière renouvelée la démarche. Nous vous proposons d’être plus particulièrement attentifs à ces prières pour ce temps de Carême. Mercredi des Cendres Accorde-nous, Seigneur, de savoir commencer saintement, par une journée de jeûne, notre entraînement au combat spirituel : que nos privations nous rendent plus forts pour lutter contre l’esprit du mal. 1er dimanche Accorde-nous, Dieu tout-puissant, tout au long de ce Carême, de progresser dans la connaissance de Jésus Christ et de nous ouvrir à sa lumière par une vie de plus en plus fidèle. 2e dimanche Tu nous as dit, Seigneur, d’écouter ton Fils bien-aimé, fais-nous trouver dans ta Parole les vivres dont notre foi a besoin : et nous aurons le regard assez pur pour discerner ta gloire. 3e dimanche Tu es la source de toute bonté, Seigneur, et toute miséricorde vient de toi ; tu nous as dit comment guérir du péché par le jeûne, la prière et le partage ; écoute l’aveu de

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notre faiblesse : nous avons conscience de nos fautes, patiemment, relève-nous avec amour. 4e dimanche Dieu toi qui as réconcilié avec toi toute l’humanité en lui donnant ton propre Fils, augmente la foi du peuple chrétien, pour qu’il se hâte avec amour au-devant des fêtes pascales qui approchent. 5e dimanche Que ta grâce nous obtienne, Seigneur, d’imiter avec joie la charité du Christ qui a donné sa vie par amour pour le monde. Dimanche des Rameaux et de la Passion Dieu éternel et tout-puissant, pour montrer au genre humain quel abaissement il doit imiter, tu as voulu que notre Sauveur, dans un corps semblable au nôtre, subisse la mort de la croix : accorde-nous cette grâce de retenir les enseignements de sa passion et d’avoir part à sa résurrection.

La prière d’ouverture

son de la messe, dite collecte ou prière d’ouverture.

Dans la tradition ignatienne, la demande de grâce est fondamentale, elle est ce qui mobilise la personne, lui donne aussi d’avancer dans l’échange de paroles avec son Seigneur. Elle n’est pas sans relation avec la première orai-

Cette prière d’ouverture est toujours constituée de deux parties. Une première qui atteste de la foi de l’Église en une dimension ou l’autre du mystère qui s’est exprimé : le mystère de Dieu, de l’Église, de la Bonne Nouvelle.

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La deuxième partie contient la demande proprement dite. En prenant appui sur la première affirmation de la foi, nous demandons pour le peuple chrétien un surcroît de foi, de charité, d’espérance. Normalement cette prière commence par un temps de silence durant lequel chaque


personne participant à la célébration eucharistique peut présenter au Seigneur sa demande spécifique. Le Président prenant ensuite la parole à haute voix réalise ainsi la « collecte de l’Assemblée » qui, ainsi rassemblée, peut s’ouvrir à la liturgie de la Parole, l’écoute de la Parole de Dieu. La demande est toujours faite en Christ, puisque le Christ est le véritable acteur de la liturgie.

Prendre le temps de s’arrêter et de méditer ces prières d’ouverture peut être très profitable. En effet, elles nous guident dans la croissance de notre être chrétien, et nous donnent une expression exacte de la manifestation du Salut. Il peut être également intéressant de considérer comment se déploient ces prières au cours d’un temps liturgique comme ceux de l’Avent, de Noël, de Pâques ou, comme ici, du Carême. Cela peut nous aider à mieux saisir la dynamique propre de ces temps, à ne pas les considérer comme des temps inertes mais bien comme des temps où l’Esprit manifeste le mystère et nous indique le chemin pour nous en approcher. À lire les différentes oraisons du Carême vous percevrez bien leur dynamique d’ensemble, dynamique qui exprime la visée du Carême qui va bien au-delà d’un simple temps d’effort sur soi.

© Chapelle Redemptoris Mater, Vatican

La dynamique d’un temps liturgique

Une proposition de traversée L’effort de conversion du Mercredi des Cendres joue comme un « starter » pour une évolution qui vise surtout à approfondir la connaissance que nous pouvons avoir du mystère du Christ et ce que cela peut produire sur nous en retour, la transformation que nous avons à vivre (1 er dimanche). La contemplation de ce mystère produit en nous la purification du regard (2e dimanche). Dès lors, le retour sur soi opéré

par la découverte de la bonté de Dieu nous conduit à demander à être relevé (3e dimanche). À partir de là, l’amour joue sa dimension attractive, il s’agit non plus de se convertir mais d’entrer plus pleinement dans la manifestation de l’amour, il s’agit de se hâter avec amour (4e dimanche), pour entrer dans l’imitation du Fils (5 e dimanche), qui est rendue possible par le mystère de la Passion (Rameaux). Jean-Luc Fabre s.j. Assistant national de la CVX Mars / Avril 2015 21


Se former

Expérience de Dieu…

En vivant « amar y servir » Ne pouvant participer à une session, Sophie découvre « Amar y Servir », un temps de service bénévole dans un centre spirituel. Ce fut la redécouverte du vivre ensemble, la restauration d'un lien avec les autres, avec soi et avec Dieu par le service avec et pour d'autres.

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Une session sur la création artistique m’intéressait mais le coût dépassait mes possibilités de budget. J’ai alors découvert sur le site du centre spirituel cette proposition d’« Amar y Servir ». Je suis célibataire et suis plus habituée aux retraites solitaires dans un monastère. Mais il se trouvait qu’à cette période de ma vie, j’avais besoin de vivre une « aventure » spirituelle avec d’autres et d’être portée au sein d’un groupe par une communauté croyante et laïque. Ce dernier point était important pour moi car en 2005, j’ai eu à quitter une communauté monastique et avais encore quelques réticences et difficultés à faire communauté en église.

Qu'y ai-je découvert ? J’y ai retrouvé un goût du vivreensemble par le service et dans l’entraide, la joie de chanter et d’animer les offices avec mon équipe, le plaisir des discussions entre nous après avoir visionné un Dvd (Arcabas, Jean XXIII, frère Roger…), les sorties partagées (marche, baignade) ; le tout dans une bonne humeur et une simplicité inattendues. J’ai aussi repris goût au chant et à la musique.

La pause « spirituelle » du soir a permis à chacun de confier un petit « quelque chose » de sa vie, avec sa lumière et ses ombres ; et j’ai personnellement expérimenté la grâce de me sentir reconnue, accueillie et soutenue sur mon chemin. J’ai aussi apprécié la liberté de pouvoir être moi-même, sans fard ni faux-semblant. Être moi-même dans les rires comme dans les pleurs. Ce sentiment, sans sentimentalisme exacerbé, fut assez unanimement partagé par chaque membre du groupe alors que nous étions très différents (âge, milieu, état de vie…) Goût d’être ensemble dans ce centre, avec les permanents… un peu comme une grande famille. Pas de hiérarchie, sans doute parce que tout est orienté vers l’Unique et que nos chemins, si différents soient-ils, ne veulent tendre que vers la Demeure. Quand on arrive à décentrer son propre agir de toute valorisation du petit « moi », la moindre de nos actions vient édifier l’œuvre commune et en devient un joyau de patiente construction. J’ai beaucoup aimé l’éveil corporel du matin proposé par le Père Jean Raison s.j… Vingt minutes, les pieds nus dans l’herbe quand la

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clémence de la météo le permettait, devant le massif de Belledone, de respiration, de contemplation, de réveil en douceur du corps à qui, ici, on redonne ses lettres de noblesse… ni dieu ni diable, mais tout de même temple de l’Esprit… Goût de servir d’autres, venus se ressourcer, venus faire le point, venus s’appuyer sur une communauté humaine, croyante et priante. Le respect du silence fait que les échanges verbaux avec les retraitants sont limités mais justement l’occasion de s’initier à la communication non verbale : un sourire, un regard, une attention… l’autre respecté dans son intériorité pour être mieux reconnu dans sa présence.

Ce que cela a changé en moi ? Cette semaine d’« Amar y Servir » m’a redonné confiance en ma capacité d’un vivre-ensemble, d’un faire-ensemble, d’un êtreensemble pour une humanité restaurée et la Gloire de Dieu. J’y ai repris goût à être avec d’autres, à travailler, prier, chanter, partager, sans crainte d’un jugement quelconque. J’y ai pu être moimême, sans apprêt ni mascarade grâce au regard fraternel de mes


© Droits Réservés

Une phrase moteur pour Sophie : « Chaque petite action est un évènement immense où le paradis nous est donné, où nous pouvons donner le paradis. Qu’importe ce que nous avons à faire… C’est Dieu qui vient nous aimer. Laissons Le faire… ». Madeleine Delbrêl, "Nous autres, gens des rues", éd. Livre de poche.

co-équipier(e)s. Ils m’ont dévoilé un visage que je ne me connaissais pas. Quant à ma relation à Dieu ? Je l’ai redécouverte, fidèle, nouvelle, aussi belle et prometteuse que dans ma vie monastique mais dans une demeure nouvelle. La tentation fut forte, après ce temps, hors-temps, de planter ma tente à Saint-Hugues, entre Chartreuse et Belledone ; entre ciel et terre… Mais il fallut redescendre de la montagne… J’ai rejoint Paris avec le fort sentiment d’avoir le désir d’une communauté pour vivre mon humanité dans la foi. Ce 17 novembre 2014, je participais à une première rencontre d’une équipe CVX à Paris…

Aimer et Servir… Aimer en servant… Servir en aimant… à vous de le décliner comme il vous plaît ! Il s’agit donc d’un temps de service bénévole de sept jours dans une démarche spirituelle au sein d’un centre. En groupe de six à huit personnes, les bénévoles participent au quotidien du centre  qui accueille des retraitants : ménage, service des repas, jardinage, animation liturgique. Le groupe est accompagné par une personne-écoutante ; elle ouvrira son oreille à ce que pourra murmurer, chanter ou crier l’Esprit, afin que chacun puisse vivre au mieux personnellement et collectivement tout ce qu’il a à vivre. Le service vient en soutien au travail des salariés responsables de la bonne marche du centre, dans le souci d’accueillir des retraitants et leur permettre de se ressourcer. L’objectif est d’y découvrir combien « Servir Dieu rend l’homme libre comme Lui ». Retrouver d’autres sessions "Amar y Servir" au centre spirituel de Biviers (04 76 90 35 97) et du Hautmont (03 20 26 09 61)

Sophie Dosso Mars / Avril 2015 23


Se former

Lire la Bible

Hymne au Christ abaissé et exalté Particulièrement médité lors de la semaine sainte, cet hymne tiré de la lettre de saint Paul aux Philippiens est une aide à entrer dans le mystère de Pâques. Encore faut-il aller au-delà des mots souvent entendus pour mieux saisir le bouleversement et la totale nouveauté apportés par le Christ. Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus :

Cette présentation permet de voir les correspondances entre versets.

Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu.

C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom,

Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes.

afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est Seigneur »

Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.

à la gloire de Dieu le Père.

Lettre de saint Paul aux Philippiens – chapitre 2, v 5 à 11

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À juste titre, cet hymne tient une grande place dans les célébrations de la Semaine Sainte. Sa méditation nous conduit à entrer dans le dynamisme du mystère de Pâques. D’innombrables études ont paru sur ce texte qui, en quelques mots, célèbre les mystères de l’incarnation et de l’exaltation du Christ par son Père. Faute de place, je suivrai les options de la traduction liturgique, en invitant nos lecteurs à une comparaison avec la TOB. La première strophe nous fait assister à la descente du Christ Jésus jusqu’à l’anéantissement de

la croix. Par contraste, la seconde met en scène le Père qui intronise le Christ sur tout le cosmos. « Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus ». Cette introduction relie l'hymne au corps de la lettre de Paul, prisonnier, à ses chers Philippiens. Ceux-ci lui ont envoyé un secours bien appréciable. L'Apôtre ne se contente pas de les remercier, il les invite à poursuivre l'œuvre de l'évangélisation. Pour cela, il faut que leur communauté soit bien unie, par l'humilité et la générosité : « Que chacun de vous ne soit pas préoccupé de ses propres

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intérêts ; pensez aussi à ceux des autres » (Philippiens chapitre 2, v4). Le mystère du Christ doit transformer notre vie. « Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu ». La première strophe oppose deux conditions, l'une divine (morphè), l'autre servile (doulos). Après une lente maturation théologique le concile de Chalcédoine (451) proclamera l'unité personnelle du Christ en deux natures : divine et humaine. « Ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu ».


« Prenant la condition de serviteur ». Le mot grec "doulos" peut désigner soit le serviteur à gages, soit l'esclave propriété d'un maître, sans aucun droit. Dans les deux cas, il s'agit d'une situation inférieure, méprisée par les gens de la haute société, comme on le constate à Corinthe (I Corinthiens 1, 26-29). Le Christ rejoint ainsi « les moins que rien », ceux que la société tend à considérer comme « des rejets » selon l'expression vigoureuse du Pape François. Une autre harmonique est à relever : celle du Serviteur de Dieu, dont l'obéissance et la souffrance sont décrits par Isaïe dans un texte lu le Vendredi Saint : ce Serviteur, « méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance… » (Isaïe 53, 4) « Il s’est abaissé ». C'est la descente progressive vers l'abîme de la déréliction. Le Christ ne subit pas passivement la passion ; il s'y engage. Ce qui sauve, ce n'est pas la souffrance comme telle, mais le don de la personne. « Voilà pourquoi le Père m’aime ; parce que je donne ma vie pour la

© Jesus fällt unter dem Kreuz, anonyme italien du 17e siècle / wikimedia

Surprenante, la formule oppose l'attitude du Christ à celle d'Adam qui a voulu devenir comme un dieu, en bravant l'interdit de la connaissance du bien et du mal. A Satan qui lui faisait miroiter la gloire du pouvoir, – tentation si actuelle ! – Jésus opposera le commandement de l'adoration dû au Dieu unique (Matthieu 4, 9) !

recevoir de nouveau. Nul ne peut me l’enlever, je la donne de moimême. » (Jean 10, 17). « Devenant obéissant ». Obéir n’est guère à la mode ! C’est une attitude d'infériorité, dit-on, tout juste bonne pour les enfants ! Or, au sens biblique, obéir signifie prêter l'oreille à l'appel de Dieu, comme le dit le troisième chant du Serviteur : « Chaque jour le Seigneur éveille mon oreille pour qu’en disciple j’écoute. » (Isaïe 50, 4). A la désobéissance d’Adam, Paul oppose l’obéissance du Christ : « De même que par la désobéissance d’un seul homme la multitude a été rendue pécheresse, de même par l’obéissance d’un seul la multitude serat-elle rendue juste. » (Romains 5, 19). Cette obéissance fut vécue au paroxysme lors de l’agonie où le Christ ressentit la faiblesse de la chair, mais s’abandonna à la volonté de son Père (Marc 14, 33-36). « Jusqu’à la mort, et la mort de la croix » . Ces mots nous invitent à méditer sur l'extrême abaissement du Christ. La croix n'est pas seulement le supplice le plus cruel que les hommes aient alors inventé, c'est le plus ignominieux, réservé aux ennemis de l'État et aux esclaves rebelles. Toutes les va-

leurs sont renversées par la croix, « scandale pour les Juifs » qui attendaient un Messie glorieux, « folie pour les Grecs » épris de beauté et de sagesse (I Corinthiens 1, 23) ! Pourtant la croix devient notre fierté (Galates 6, 14), à condition que nous acceptions de nous engager sur le même chemin que le Christ. C’est ce que nous rappelle la vénération de la croix, le Vendredi Saint. « C’est pourquoi Dieu l’a exalté ». A l'inaction de Dieu ressentie comme un abandon (Marc 15, 24) succède son intervention décisive. Pour la résurrection, l'hymne utilise le langage de l'exaltation par influence du quatrième poème du Serviteur (Isaïe 52, 13). Selon une maxime souvent répétée par Jésus « qui s’élève sera abaissé et qui s’abaisse sera élevé. » Ici, il ne s’agit pas de la seule réhabilitation de l’humilié, mais d’une exaltation à portée universelle. « Il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom ». Le Nom est l'expression de la personne et c'est pourquoi les Juifs n'osaient plus prononcer le Nom sacré révélé par Dieu à Moïse. Après la Pentecôte les fidèles invoquent le Nom de Jésus, le seul qui puisse obtenir le salut (Actes 4, 12).

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Se former

Édouard Cothenet Prêtre du diocèse de Bourges et professeur honoraire de l’Institut catholique de Paris, il a conjugué dans sa vie l'étude de l'exégèse et le ministère pastoral. Dernier ouvrage publié : « Communautés chrétiennes du 1er siècle », éd. Salvator, 2015, 20 euros. Un voyage à l’intérieur des premières communautés.

© Red cross / Evelyn de Morgan 1918

© Deposizione Dalla Croce / Pietro Pérugino / Firenze

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Lire la Bible

« Afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers ». Magnifique envolée qui inclut tout le cosmos dans l'hommage au Serviteur exalté par Dieu. Paul s'inspire ici d'un texte d'Isaïe annonçant la conversion des nations : « Devant moi, dit Dieu, tout genou fléchira, toute langue en fera le serment… » (Isaïe 45, 24) « Que toute langue proclame : Jésus Christ est Seigneur ». Le mot Kyrios, bien connu par l'invocation ‘Kyrie eleison’, est

pris au sens fort, comme traduction liturgique du Nom divin. Selon le psaume 110, le Christ est intronisé à la droite du Père, investi de pleins pouvoirs. « A la gloire de Dieu le Père ». Le règne du Christ ne se substitue pas à celui du Père, mais s'y rapporte. La gloire est en effet le resplendissement de l'amour et de la grâce de Dieu dans le monde. Le Christ nous conduit vers son Père, pour que celui-ci devienne tout en tous (I Corinthiens 15, 28), non pour que nous soyons

absorbés en Lui, mais pour que nous partagions son élan filial : Abba ! Père ! Nous n'aurons jamais fini de méditer sur cet hymne, témoin précieux de la célébration du mystère pascal par les premières communautés chrétiennes. Dans la reconnaissance pour l'extrême générosité du Christ, nous sommes invités à rejoindre les plus pauvres, icônes du Serviteur, pour que tout l'univers accède au Royaume du Père. Édouard Cothenet

À vos bibles ! Et si l’on trouvait 10 minutes pour relire la Lettre aux Philippiens dans son ensemble ? 26 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 34


Spiritualité ignatienne

Thérèse d'Avila et Ignace Alors que nous célébrons en ce mois de mars, les 500 ans du retour vers Dieu de Thérèse d'Avila, docteur de l'Église, il est intéressant de souligner les traits communs et les différences avec Ignace, son contemporain, et espagnol comme ellemême. Celle que ses sœurs appelaient « la madre » a beaucoup écrit, beaucoup marché, beaucoup réformé, nous rappelle Léo Scherer s.j.

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« Il faut commencer le chemin, c’est ce qui importe le plus ». Avec son génie et sa spontanéité dans son art de parler de Dieu et aux autres, Thérèse nous rappelle la supériorité de l'expérience sur le savoir. Elle nous invite à tout miser sur Dieu

© Vitrail de la chapelle de Notre Dame de la Compassion, Institut Sévigné, Compiègne

Née en 1515 à Avila dans la vieille Castille, elle entre à 20 ans au Carmel de l'Incarnation. Après sa conversion en 1554, elle va fonder le petit monastère de Saint Joseph et s'appliquer à réformer les carmels, elle parcourt pour cela les routes pour

faire des fondations (Valladolid, Tolède, Salamanque, Séville), et meurt à 67 ans. Pendant que ses frères sont à la recherche de nouveaux continents, dans ce siècle d'or où un monde nouveau est en train de naître, elle vient dévoiler à ses contemporains la profondeur de l'intériorité de l'homme, quand il accepte de se laisser habiter par la présence inouïe de Dieu. Lors de sa conversion, elle est d'abord touchée au cœur en contemplant l'humanité du Christ en sa passion (le Christ

aux liens). Elle va plus tard dans un langage symbolique évoquer les différentes demeures du Château de l'âme, que peut parcourir celui qui se risque à l'aventure avec Dieu en sa relation trinitaire, en écho à cette parole de l'Évangile : «… nous viendrons en lui et nous ferons chez lui notre demeure ». (Jean 14,23)

Spiritualité de Thérèse Il y a d'abord les trois grâces de Thérèse, que nous découvrons dès le récit de sa conversion : « il y a la grâce d'être visité par Dieu, celle de pouvoir le reconnaître, et celle enfin de pouvoir le dire ». Pour cela il faut Lui offrir un espace dans son cœur par la pratique de l'oraison, qui n'est autre qu'un « commerce d'amitié avec Lui ». Ce qu'elle va traduire sous forme de conseils à des débutants par ces simples mots : « mettez-vous en sa Compagnie, regardez Le, il vous dira de quoi lui dire ». Il y a ce que nous avons à entreprendre, se mettre en présence de la Présence, Le contempler et décou-

Léo Scherer s.j., exerce depuis longtemps le ministère d’accompagnement spirituel. Il a formé des générations d’accompagnateurs spirituels, laïcs ou clercs. Il a pu ainsi creuser l’originalité de la tradition de saint Ignace et son rapport aux autres traditions spirituelles, il anime en particulier une session sur Thérèse et Ignace intitulée « transmission et structuration de la foi ».

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Se former

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Spiritualité ignatienne vrir finalement que c'est Lui qui a l'initiative. Il nous précède. C'est Lui qui désire bien plus notre compagnie que nous ne désirons la sienne, c'est Lui qui nous dit à l'oreille que nous sommes précieux à ses yeux, et l'Esprit se joint à notre esprit pour Lui parler.

Chemin inexploré de l'intériorité

© Vitrail du couvent de Santa Teresa, Avila

Enfin s'il faut commencer le chemin, c'est pour nous permettre de découvrir ce chemin inexploré de l'intériorité, comme le lieu secret de notre existence. « Si j'avais compris comme je le fais maintenant, que dans ce petit palais de mon âme habitait un si grand Roi ». Cette brève confidence préfigure ce qu'elle va

écrire dix ans après, en quelques mois, dans un des temps les plus agités de la réforme, avec pour elle-même des migraines et beaucoup de contretemps. Le livre des Demeures, ce traité de l’âme et de l'oraison, s’il s’inscrit dans la longue tradition socratique et spirituelle du « connais-toi toimême », se déplace dès le départ pour répondre à deux questions fondamentales : « Qui d’autre habite en toi ? » et quand tu pries « A Qui parles-tu ? » L’âme devient le lieu d’une hospitalité à la fois ascétique et mystique qui fait place à l’Autre. Précisons ce qu'il nous faut entendre par « ascétique et mystique ». Cette habitation de Dieu, selon une symbolique qui est celle de fiançailles et des épousailles, n'est pas une mystique de l'évasion, elle nous conduit vers les autres, vers ce qu'elle appelle les « œuvres ». Nous en avons un bel exemple dans ce qu'elle nous dit dans la Ve demeure : « Quand je vois les âmes s’adonner diligemment à examiner leur oraison, si encapuchonnées qu’elles n’osent ni bouger, ni détourner leur pensée pour éviter qu’un peu de leur plaisir et de leur ferveur ne se dérobe, j’en conclus qu’elles comprennent bien mal par quel chemin on atteint l'union, et qu’elles pensent que toute l’affaire se réduit à cela. Mais non, mes sœurs, non : le Seigneur veut des œuvres ; si tu vois une malade à qui tu puisses apporter certain soulagement, peu doit t’importer de perdre cette ferveur ; si elle souffre, souffre toi

28 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 34

aussi ; et si c’est nécessaire, jeûne pour qu’elle mange à ta place [...] Telle est la véritable union avec Sa Volonté » Et un plus loin, reprenant ce qu'elle avait déjà amorcé dans le chemin sur la chute du « point d'honneur » elle dira d'une manière incisive « si tu entends vivement louer une personne, réjouis-toi beaucoup plus que si on te louait toimême. C’est facile, à la vérité, car l’humilité, si elle existe, serait plutôt peinée de s’entendre louer. Mais nous réjouir qu’on reconnaisse les vertus de nos sœurs est une grande chose, de même que, si l’on voit en l’une d’elles un défaut, le déplorer comme s’il s’agissait de nous-mêmes, et le cacher ». (§10) Enfin au cœur de la communion mystique la plus profonde : Dieu reste Dieu et l'homme reste l'homme ; il n'y a pas de fusion, contrairement à ce qui est proposé dans certaines mystiques unitives où l'union à Dieu se vit dans l'absorption de l'homme par le divin. Elle pourra dire dans la VIIe Demeure en une simplicité et une clarté étonnante : « notre Dieu de bonté veut que les écailles des yeux de l'âme tombent enfin, pour qu'elle voie et comprenne par un mode extraordinaire quelque chose de la faveur qu'il lui accorde. Les trois personnes de la Très sainte Trinité se communiquent alors à elles, lui parlent et lui donnent l’intelligence et ces paroles par lesquelles Notre Seigneur dit dans l’Évangile qu’il viendra dans l'âme qui l'aime et qui garde ses commandements »


Si Thérèse écrit comme elle parle, elle se donne à lire, en ce temps où l'imprimerie va permettre que les livres puissent se diffuser dans la culture des temps modernes. Les premiers lecteurs sont ses confesseurs, mais les véritables destinataires sont en fait ses sœurs et ses contemporains et nous encore aujourd'hui. Nous pouvons à ce sujet rappeler la découverte d'Edith Stein (1891-1942). Pendant l'été 1921, au cœur de sa quête de vérité, elle trouve chez une amie l'autobiographie de Thérèse. Elle la lut toute la nuit. « Quand je refermai le livre je me dis : ceci est la vérité ». Ajoutons encore une autre chose étonnante. Face à un apprentissage théologique réservé aux clercs, face à un monde qui n'est plus perçu comme « parler de Dieu », des mystiques (Thérèse, Jean de la Croix, Ignace de Loyola) vont reprendre la parole pour parler au nom d'un Autre. Parler au nom d'un Autre, c'est d'abord faire l'expérience, pouvoir la mettre en mots, et accepter que l'énonciation puisse prendre des années. Et de fait, quelques dates vont jalonner son travail d'écriture. En 1562 elle écrit "'la Vida", et pendant que des confesseurs examinent son livre, elle écrit pour ses sœurs, à leur demande, le "Chemin de la perfection". Puis en 1573 c'est le livre "Les fondations" et en 1577 celui des "Demeures", sans parler de ses nombreuses lettres.

© Teresa d'Avila, Rubens, Kunsthistorisches Museum, Ulm

Thérèse se donne à lire

Mais d'où lui vient cette inspiration ? Au moment où l'inquisition vient interdire les livres en castillan, elle entendra son Seigneur lui dire « on pourra bien t'enlever tous les livres, on ne pourra t'enlever les paroles qui viennent de mes lèvres ». Et voilà qu'un miracle se produit : Thérèse devient livre.

Originalité d'Ignace Si Thérèse dévoile ce que Dieu fait en elle, Ignace à l'inverse sera très discret sur sa vie. Il ne livrera des détails sur sa conversion et son itinéraire qu'au terme de sa vie, sous forme d'un testament, à la demande de ses compagnons (Le Récit). Quelle est son originalité ? Il est entièrement tourné vers la pédagogie, celle d'« aider les âmes », c'està-dire « aider une liberté à grandir dans la foi et l'amour ». Ou encore, comme le rappellent les premières annotations des Exercices spirituels. « Pour écarter ce qui fait obstacle, afin de chercher

et trouver Dieu dans la disposition de sa vie ». Il dévoile l'ascèse laissant « le Créateur et Seigneur se communiquer lui-même à l'âme fidèle, l'enveloppant de son amour et sa louange ». Si Thérèse comme Jean de la Croix nous propose un itinéraire spirituel à travers la symbolique du Château ou de la Montagne, Ignace lui, nous propose une « sortie de nous et de notre vouloir propre », pour que le désir de Dieu et le désir de l'homme puissent se rejoindre. Pour cela il nous propose cette « école du cœur » que sont les Exercices spirituels, pour vivre ensuite ce projet audacieux, vivre en plein monde l'union à Dieu. Il s'agit, selon la formule des premiers compagnons, « être contemplatifs en action », ou ce que les chartreux de Cologne rappelaient à saint Pierre Favre, « ce que nous vivons au plus profond de notre chartreuse, vous avez à le vivre en plein monde ».

Pour aller plus loin et découvrir la complémentarité de Thérèse d'Avila et d'Ignace de Loyola, voir le livre de Léo Scherer « être accompagné selon différentes traditions ». éditions Vie Chrétienne 12,50 euros. En vente sur editionsvie chretienne.com et dans toute librairie.

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Se former

Question de communauté locale

le tour des nouvelles Les membres de mon groupe sont assez dispersés géographiquement et je ne les vois pas entre les réunions. J'aimerais passer plus de temps avec eux, mais soucieux de ne pas terminer trop tard, nous commençons la réunion aussitôt arrivés. Personnellement il me manque quelque chose. Pouvons-nous être réellement des compagnons sans partager le quotidien ?

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Nous ne choisissons pas les membres de nos groupes ; bien souvent nous ne les connaissons pas au départ et ne partageons pas les mêmes activités. Nous ne sommes effectivement pas des communautés de vie ; pourtant, à travers le partage de la prière et celui de nos vies, des liens profonds se créent entre nous. Ils sont réels, et ils conduisent à s’intéresser toujours davantage à ce qui fait la vie de nos compagnons. Ce désir d’une plus grande proximité peut se concrétiser par la mise en place de petits moyens : un temps laissé à la convivialité dans nos réunions (Revue n° 22 de mars 2013 « La convivialité : ‘en plus‘ ou un ‘plus ?‘), la décision de vivre des temps ensemble plus longs pour se rencontrer autrement (Revue n° 19 de septembre 2012 « Passer un weekend ensemble »), les attentions et la prière entre les réunions… Tous ces moyens font grandir les liens fraternels. Un des moyens pratiqués dans beaucoup de communautés locales est le tour des nouvelles en début de rencontre. Quoi de plus naturel quand nous retrouvons nos « amis dans le Seigneur »

de leur demander des nouvelles de leur santé, de leurs proches, de leur travail… de tout ce qui compte dans leur vie ? Cet intérêt porté à ce que chacun vit donne chair à cette amitié et permet une meilleure connaissance les uns des autres, dans l’épaisseur de leur humanité. Au fil du temps, ce tour des nouvelles permet d’approcher l’autre dans la singularité de son histoire, de son mode de vie, de ses préoccupations.

Comme un préambule Il s’agit d’un temps bref, spontané, convivial où chacun peut dire ce qui a été important pour lui depuis la dernière rencontre et dont il n’a pas prévu de parler lors du partage proprement dit. Ce tour est un sas qui permet d’arriver, d’entrer dans la réunion et de s’accueillir mutuellement. Moins formel que le partage, il peut se vivre autour d’un verre, en veillant au temps et à ce que chacun puisse s’exprimer brièvement. Si nous considérons la réunion de communauté locale comme un exercice spirituel à vivre comme une contemplation (voir l’article

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dans le n° 32 « Vivre une réunion comme une contemplation »), ce tour des nouvelles serait comme un préambule. « Se remémorer l’histoire » - « Imaginer la scène » permettent, avant d’entrer dans le corps de la prière, de se rendre présent au récit de l’Évangile qui va être prié et de se disposer à entendre cette Parole. De même le tour des nouvelles permet d’accueillir les compagnons dans la réalité et le concret de leur vie, de se mettre en leur présence et de se disposer à les écouter. A l’occasion, ce moment pourra favoriser l’aide et le soutien concret dans les petites choses de la vie courante. A l’occasion, cela permettra d’entendre une question importante ou urgente de l’un d’entre nous, avec la possibilité alors de laisser de côté ce qui était prévu pour lui donner priorité. L'évaluation permet de dire aux autres son ressenti en fin de réunion. Pourquoi ne pas dire ce qui manque et exprimer ce désir de plus de fraternité ? Proposer un tour des nouvelles pourrait contribuer à y répondre. Marie-élise Courmont


Š Dawn Hudson / Hemera


Ensemble faire Communauté

En France

Des chants pour le congrès Pour la première fois, des chants ont été composés par des membres de la CVX pour le Congrès, et, espèrent-ils, pour plus large encore. Cette démarche de création a conduit les auteurs-compositeurs à des expériences spirituelles fortes : entre partage et lâcher-prise.

© Aetb / iStock

abandonner son désir de créateur C’est en juillet dernier qu’ils se sont retrouvés pour mettre en commun leurs créations et les améliorer. Gaëtan de Courrèges, auteurs de nombreux chants utilisés dans les assemblées dominicales, est venu aider ces novices à améliorer textes et musiques. Mais une fois créés, une étape difficile est arrivée : « Nous avons dû confronter nos créations à différents regards extérieurs : d’abord avec l’équipe du Congrès et l’équipe service communauté nationale (ESCN). Nos chants étaient-ils bien en phase avec ce qui sera vécu à Cergy ? étaientils corrects au plan théologique ? Mais aussi au regard des équipes techniques du studio d’enregistrement. Certaines paroles, bien sûr le papier, ne passaient plus une fois mises en musique. Ce fut une expérience spirituelle : abandonner son propre désir de créateur, se laisser déplacer par la parole de l’autre… », souligne Serge-Éric.

ser et de finaliser la couverture, il sera disponible fin avril 2015. De quoi laisser du temps à chacun de se les « mettre dans l’oreille » pour mieux les chanter et les prier lors du Congrès du 31 juillet au 2 août 2015. L’ambition des créateurs ? « Que ces chants rejoignent et touchent le plus de monde possible ! Par exemple, nous avons gardé deux prières d’alliance sur ce CD. Une pour une prière plus personnelle, l’autre pour être priée avec des jeunes, ou pourquoi pas, en famille. Ces chants sont en lien avec le Congrès, mais nous avons été vigilants à ce qu’ils soient simples pour être repris facilement, même lorsqu’il n’y a personne pour lancer le chant », insiste-il. Pour commander le CD : auprès du secrétariat de la CVX contact@cvxfrance.com

L’enregistrement des douze chants retenus pour ce premier album issu de la CVX eût lieu les 29 et 30 décembre. Le temps de le pres-

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© DR

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Que de talents dans la CVX ! en cherchant parmi ses membres, on découvre rapidement des anciens du MEJ (Mouvement Eucharistique des Jeunes) qui ont déjà composé et enregistré pour ce mouvement. C’est autour de ce premier noyau, enrichi d’autres musiciens de la Communauté qu’une petite équipe s’est constituée en 2014 pour proposer des textes et des mélodies en vue du Congrès 2015. « Nous aimerions que ce soit une première étape et être rejoints par d’autres personnes de la communauté pour créer régulièrement des chants », explique Serge-Éric Gasnier, le coordinateur de cette équipe de six personnes venant de toute la France et même au-delà, car l’une d’entre elles travaille à New Delhi.


évangéliser par la création La session annuelle de l’Atelier Art de la CVX invite les artistes, de la Communauté ou non, à se retrouver pour partager sur leur création et, à travers elle, sur une part de leur intériorité. Peut-on être Artiste et Apôtre, se sont-ils demandé en décembre 2014 au Cénacle lors d’un week-end ?

La rencontre ne se fait pas autour de topos, mais elle se bâtit par le partage de la parole sur les créations de chacun. Les participants prennent le temps, à tour de rôle, de présenter une de leurs œuvres et, à travers elle, expriment le message, les sentiments qui parlent dans leur travail. Une manière de passer du personnel au collectif… « Lors de ces partages, nous nous laissons interpeller par ce qui se dit, nous questionnons, et ensemble aidons à porter plus loin la réflexion », souligne Bénédicte Malard, coordinatrice par intérim de l’Atelier Art. « Notre seul regret : nous étions trop nombreux pour laisser place à la légèreté et à la détente. Par bonheur les croquis enlevés de Caroline, pris sur le vif, sa façon de partager ce qu’elle

▲ Les croquis de Caroline Mangepain pris sur le vif, une façon toute personnelle de relire la session.

venait de vivre avec nous ont fait l’unanimité ».

L’Art et l’évangile font-ils encore bon ménage ? « L’Art est par excellence un des lieux pour se laisser habiter par la Bonne Nouvelle et la faire advenir. Notre accompagnatrice, Véronique Fabre, nous a invités à prendre soin de notre lieu d’apôtre et de notre lieu d’artiste, en privilégiant l’intériorité, en habitant le cœur, en se donnant du temps et du silence pour laisser la parole advenir. » La relecture fut un « carnet de gratitudes », accueil, a priori favorable, temps de prière et de méditation… La création : une relecture – l’écriture : une prière – la

© Caroline Mangepain / Droits Réservés

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Que se passe-t-il lorsque des artistes de CVX ou proches de CVX se retrouvent ? Ils parlent d’Art… avec sans doute une touche d’Ignace. Pour la 18 e rencontre annuelle de l’Atelier Art, le thème proposé « Artiste et Apôtre, évangéliser par la création » a rencontré un large écho puisque 32 personnes, dont de nouveaux membres, étaient présentes lors de ce week-end de décembre. Une vaste palette d’artistes, allant du sculpteur au peintre… du clown au calligraphe.

chance d’être un œil – la beauté : une invitation à l’intériorité – le croquis : une rencontre. Un tour de compagnonnage est nécessaire pour trouver une personne pour succéder à la coordinatrice démissionnaire. Malgré un désir très fort de poursuivre l’activité de cet atelier CVX Art par chacun des participants, personne n’est volontaire. Bénédicte Malard assure l’intérim pour que cet atelier puisse durer et continuer à donner de beaux fruits. En attendant la prochaine rencontre annuelle, un très beau projet commun réunira les participants : la réalisation de décors pour le congrès CVX 2015. Ils créeront le fond de scène et 60 bannières. Une manière de s’incarner.

Prochaine session Atelier Art : du 13 au 15 novembre 2015. Pour en savoir plus cvxfrance.com

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Ensemble faire Communauté

En France

Oser une parole sur l’homosexualité Alors que l’homosexualité fait partie des thèmes de société, le sujet est peu abordé en Église. La CVX a proposé un week-end ouvert à toute personne concernée par la question en novembre 2014. Un échange de paroles ressenti comme libérateur.

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Il était très attendu ce weekend de novembre 2014 au Centre du Hautmont !!! Dix membres concernés par l’homosexualité, personnellement ou pour un membre de leur famille, sont venus de toute la France et ont osé l’aventure. Ils nous disent :

Prochain week-end : Du 13 au 15 mars 2015 au Centre Saint-Hugues de Biviers (Isère). 04 76 90 35 97 accueil@sthugues-de-biviers

Ce qu’ils ont fait : – échanger avec des personnes vivant les mêmes situations et appartenant à la CVX ! Quelle bouffée d’air ! – Aborder la question de l’homosexualité dans le cadre ignatien. Ce que je ne peux pas faire dans ma CL. – Partager avec des compagnons concernés par cette problématique en toute humilité, confiance et simplicité. J’ai entendu leur souffrance.

– Réfléchir et discerner sur les « frottements » existant entre cette orientation sexuelle et le positionnement de l’Église sur cette question.

d’autres mots pour dire ce qui est essentiel pour la foi.

– Apprécier l’équilibre entre relecture, enseignement, prière et les carrefours où la parole était libre, simple et respectueuse.

– Aidée à accepter d’avoir des convictions contraires au choix de ma fille, et en même temps l’accueillir telle qu’elle est, là où elle en est. Suivre le Christ m’appelle à vivre cette tension, sans chercher à convaincre ma fille, ni vouloir la changer.

Ce que cela leur a fait :

Ce qu’ils en font :

– Très fier que ma communauté ose s’emparer de ce sujet dans la droite ligne de ce à quoi nous invite le pape François : aller vers les périphéries.

– Le Seigneur m’a montré un chemin et il me laisse libre de m’y engager ou de refuser.

– Évangéliser mon homosexualité.

– Marqué par deux points : les souffrances exprimées dont je ne soupçonnais pas l’importance, ainsi que le sentiment de libération par la parole. J’ai perçu l’Esprit qui libérait d’une prison intérieure. – Pris conscience de ce que pouvait vivre de difficile les personnes homosexuelles, m’invitant à plus de compassion à leur égard, sans jugement. – Pris du recul par rapport aux formulations sévères du Catéchisme, en espérant que l’Église trouve

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– Les personnes homosexuelles, n’ayant pas choisi leur orientation, sont en attente d’un regard bienveillant, non discriminant, de la société et de l’Église. Comment être passeurs entre deux mondes qui s’ignorent et se suspectent ? – J’écouterai différemment la parole de l’Église, me rappelant que même blessée par sa lenteur et la dureté de sa parole, je dois continuer à y voir l’Esprit à l’œuvre. – Mettre en route des ateliers afin d’aider d’autres personnes. – Et nous les animateurs, nous sommes dans l’action de grâce et donnons rendez-vous à tous ceux qui voudraient à leur tour tenter l’aventure. Les animateurs du week-end


une région créative L’Assemblée de la Communauté de 2014 invitait chacun à de la souplesse et de la créativité. C’est ce qu’ont expérimenté des membres de Provence Méditerranée Corse pour mener à bien des recompositions de communautés locales (CL). Les personnes concernées se sont elles-mêmes attelées à ce service.

Depuis de longues années les membres de l’ESCR, après avoir longuement prié – n’en doutons point –, pris un maximum d’informations, s’être mis à l’écoute des uns et des autres, envoyaient par courrier puis par mail la nouvelle composition. Mais cette fois, la recomposition proposée coinçait. Impossible d’offrir quelque chose qui soit ressenti comme porteur de vie par tous. Aussi, sans doute très à l’écoute de l’« appel à davantage de souplesse et de simplicité, tant des mots que de nos fonctionnements pour laisser la part à la créativité » (2e Assemblée de la Communauté Vie Chrétienne, Ascension 2014), l’ESCR invitait un soir de septembre 2014 tous les membres des différentes équipes à se retrouver afin de vivre ensemble un discernement pour proposer la nouvelle composition de trois équipes dans le Var. Après avoir prié pour recevoir chacun d’entre nous, la grâce de l’écoute et du discernement, nous nous sommes retrouvés en différents groupes, composés des différents représentants de toutes les anciennes équipes.

C’est dire qu’aucun nom ne pouvait être prononcé sans que dans le groupe au moins l’un d’entre nous ne puisse éclairer les autres sur les désirs, les attentes, le lieu de résidence, les affinités ou les difficultés relationnelles de la personne. On a beau être membre CVX, on n’en reste pas moins très humain !!! et l’un d’entre nous préféra jeter l’éponge !!! Chaque groupe avait à sa disposition des étiquettes et, sur chacune d’entre elles était inscrit le nom de chacun des appelés à rejoindre une communauté locale, ainsi que la composition des anciennes CL. Charge au groupe, à partir des noms d’une part et du nom des équipes d’autre part, de recomposer de nouvelles communautés locales.

Si mon explication ne vous paraît pas claire, qu’importe, nous devions être sacrément à l’écoute, car lors de la lecture des nominés composant telle et telle équipe, de réelles convergences apparurent de manière évidente. Nous avons alors remis notre copie aux membres de l’ESCR présents et dans les jours qui suivirent chaque communauté locale reçut ses compagnons. La preuve en est donc faite. Celui qui donne les compagnons c’est bien l’Esprit Saint, seule la pédagogie pour se mettre à son écoute change au cours du temps. Nathalie Gadéa CVX Provence Méditerranée Corse

▲ Laisser part à la créativité pour se mettre à l’écoute.

© Sergey Nivens / iStock

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En CVX : on ne choisit pas ses compagnons de route. Ils lui sont donnés par le Saint Esprit qui, par ses messagers – habituellement les membres de l’ESCR – se sont mis à son écoute.

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Ensemble faire Communauté

En France

surdité et compagnonnage Avec un compagnon devenant sourd profond, une communauté locale (CL) a adapté sa pratique. Mais au-delà, c’est une nouvelle expérience spirituelle pour chacun, la surdité devenant « mission commune » pour ces compagnons.

I © Sergio-Kumer / Droits Réservés

Il est conseillé dans les Exercices de prendre le retraitant là où il en est, c’est-à-dire tel qu’il est aujourd’hui. C’est une manière de prendre soin de lui et de l’écouter jusqu’au bout. C’est ce que tente de faire notre CL avec un compagnon devenu sourd profond. Nous avons adapté nos façons de faire pour qu’il soit compagnon comme les autres et participe activement à nos rencontres, au mieux avec sa femme. Sa surdité augmentant, nous avons décidé de toujours préparer nos relectures par écrit et en deux exemplaires, chacun lui en remettant un au moment du partage afin qu’il le lise « en simultané ». Au cours du repas et du 2e tour, jusqu’à l’année dernière, l’un d’entre nous écrivait à ses côtés ce qui se disait, pour lui

▲ Convivialité autour d’un écran.

permettre de suivre la conversation ou le partage. Puis, progrès technologique aidant, l’acquisition d’un micro relié à ses appareils auditifs, passait de main en main. Actuellement, nous utilisons une tablette avec un clavier indépendant en wifi, ce qui permet de taper plus rapidement les interventions et procure davantage de liberté. Il est sans doute plus facile et agréable pour notre ami de lire les notes à l’écran plutôt que sur nos cahiers. Autre avantage : l’ordinateur garde en mémoire ce qui est retranscrit, complétant ainsi le contenu de l’exemplaire papier qui lui est remis. On ne peut cependant tout transcrire simultanément ; on doit sélectionner, aller à l’essentiel. Cela se fait au détriment des rires, des plaisanteries, des émotions. La communication directe mais non verbale prend néanmoins sa place : expressions du visage, regards, gestes de la main, pressions. De son côté, notre compagnon apprend la lecture labiale pour augmenter ses chances de participer à la conversation. Dans un tel contexte, il lui a été donné d’être élu à l’unanimité responsable de notre CL, bien qu’il ait déclaré que c’était inenvisageable du fait de son handicap. Or, il s’est fort bien tiré de cette mission.

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Cet état de surdité de l’un d’entre nous, nous a fait bouger les uns et les autres. Ne serait-ce que par respect et solidarité, chacun prépare la rencontre et fait une relecture allant à l’essentiel. L’attention portée ne grève ni la liberté de parole ni le tempo des rencontres. Le recours aux différents moyens technologiques ôte aussi tout sentiment de culpabilité éventuelle. Il y a tout lieu de se réjouir de voir notre ami prendre part activement au second tour, questionnant, demandant des précisions à l’un ou l’autre, pratiquant le soutien par l’interpellation. Ce sont là des signes que la parole et l’écoute sont bien présentes et que le compagnonnage n’est pas un vain mot. La surdité n’est plus le problème exclusif de notre ami ; elle est un enjeu pour son couple, sa famille et pour notre communauté. Elle devient « mission commune ». Elle est aussi le lieu de vérification de la manière dont nous vivons le compagnonnage et le soutien mutuel. La surdité n’entame pas l’expérience spirituelle partagée. Ne vivons-nous pas, chacun, une expérience enracinée dans le Christ nous menant « aux frontières » ? Une CL de Yvelines Sud


Dans le monde © Droits Réservés

Une année intense au Pérou Soutenus par leur équipe CVX de Belgique, Valérie et Olivier Caillet sont partis pour deux ans comme volontaires avec les religieuses du Sacré-Cœur, pour vivre et travailler dans les Andes. Avec leurs enfants Syméon et Elisa, ils relisent leur première année au Pérou.

N

enfant ou telle famille, nous percevons chaque jour l’œuvre de Dieu à travers l’amour, la créativité, la joie de ce peuple si courageux et travailleur. Nous sommes aussi nourris par les eucharisties célébrées avec les religieuses du Sacré-Coeur, le jésuite responsable de la paroisse et les volontaires. La messe est suivie d’un repas et d’échanges conviviaux où nous partageons nos joies, nos questions. Nous sentons combien c’est bon de commencer ou finir la journée avec le Seigneur, en leur compagnie. Cela nous aide à accueillir et nous centrer davantage sur l’amour de Dieu. Nous avons éprouvé nos limites. Le labourage intérieur se fait lentement pour nous alléger. Grâce aux moments partagés avec les villageois lors des célébrations,

toucher nos limites Quand survient un sentiment d’impuissance, si les larmes montent parfois en confiant tel

© Droits Réservés

Nous vivons à Andahuaylillas, un village d’environ 5000 habitants en majorité agriculteurs. Les problèmes principaux sont la pauvreté, la dénutrition, le travail des enfants, la violence et l’alcoolisme. L’école dans laquelle nous travaillons appartient au réseau « Fe y Alegria », visant une éducation chrétienne et des valeurs humaines. Elle est accessible aux personnes les plus défavorisées. Les points forts du collège : on y valorise l’entraide et la solidarité depuis le plus jeune âge. Nous restons fort touchés par l’enthousiasme et l’accueil des enfants. Le travail de Valérie, en tant que pédopsychiatre, consiste surtout en entretiens individuels, parentaux, familiaux ou avec des professeurs pour les maternelles et primaires. Il y a aussi des observations et animations dans les classes. Olivier donne des cours de religion et fait partie de l’équipe pastorale. Il propose des entretiens individuels et familiaux. Il soutient l’équipe de tutorat et d’école des parents et des lundis civiques.

▲ Les enfants de la maternelle du village.

adorations et processions, cette année, nous avons prié bien plus intensivement les textes et avons ressenti le Christ et le corps de l’Église d’Andahuaylillas très vivant. Nous sentons que Dieu nous porte pour traverser les différences culturelles et les multiples imprévus. Nous apprenons à nous assouplir, à porter un autre regard sur la gestion du temps, la vie, la mort, les croyances, nous-mêmes, les gens, les événements, sur des choses qui nous semblaient normales en Europe. L’adaptation est la fille de la sagesse. Ici, c’est essentiel si on souhaite rester connecté avec le Seigneur. Nous savourons la joie de vivre cette expérience en famille, nos enfants se sont bien adaptés aux changements. Nous prenons chaque jour conscience de la chance que nous avons, devant tant de souffrances, de cultiver notre cœur avec les villageois d’Andahuaylillas. Olivier et Valérie Caillet-Caudron, de la CVX Belgique avec leurs enfants Syméon et Elisa Mars / Avril 2015 37


Ensemble faire Communauté

Dans le monde

Denis, pollinisateur en CVX Membre du Conseil exécutif mondial de la Communauté avec neuf autres personnes, Denis Dobbelstein, Belge, a particulièrement en charge les communautés européennes. Comment est-il arrivé là et que perçoit-il de la CVX ?

P

Peux-tu dire quelque chose de ton « histoire ignatienne » ? A 14 ans, une invitation à rejoindre CVX m’a plongé dans un désarroi sans précédent car j’ai pressenti que l’enjeu dépassait mon entendement. Cependant, je savais que je détenais la clé : il suffisait que je prenne position. Je crois pouvoir dire que j’ai fait mon entrée dans la famille ignatienne par un combat spirituel d’emblée décisif.

© Droits Réservés

Comment la dimension mondiale de la Communauté s’est-elle révélée à toi ? A l’Assemblée mondiale de 1986, j’ai reçu comme une évidence le caractère universel de notre spiritualité. Si des hommes et des

femmes de tous horizons avaient jugé bon d’ordonner leur vie à la manière d’Ignace, cette voie était assurément digne d’intérêt. Qui plus est, les partages de vie à la dimension du monde m’ont rendu sensible à des visages de Dieu qui m’auraient été inaccessibles à l’intérieur des limites imposées par mon histoire et ma culture. Je sais qu’il est malaisé de « vendre » la Communauté mondiale en bloc. Je plaide au moins pour un traitement homéopathique (rires) Depuis que tu as rejoint le conseil exécutif mondial (ExCo ou Équipe Service Mondiale), quels nouveaux visages de la Communauté découvres-tu ? Je prends mieux la mesure de la générosité et du talent qui s’expriment au sein et au nom de la CVX. La Communauté m’étonne encore. Je vois des témoignages bouleversants de radicalité évangélique. Des personnes, des communautés parfois très petites « poussent » la Communauté, en même temps qu’elles appellent, chacun, à une conversion personnelle plus profonde. Je veux aussi évoquer l’accueil exceptionnel qui m’est réservé là où je suis invité. Cela m’enseigne

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l’humilité. Je peux témoigner de l’attachement des communautés visitées à la CVX même, dont je suis juste pour un temps l’un des représentants. Quelle est votre tâche ? Nous accomplissons, mutatis mutandis, les mêmes tâches qu’une équipe service de communauté nationale (ESCN). Je veux surtout évoquer l’esprit qui nous anime. L’équipe mondiale est d’abord une communauté. J’ai désormais une seconde communauté locale. C’est essentiel, cela nous aide à nous préserver de l’activisme. Nous faisons des « visitations », contemplant ce que chaque communauté porte de meilleur, fût-ce en creux. Nous voulons œuvrer comme des pollinisateurs, emportant des intuitions, de l’énergie, des témoignages d’un lieu à un autre, de compagnons à d’autres compagnons. Enfin, l’exercice du croisement des regards contemplatifs nous amène à exprimer, parfois au nom de tous, le désir que nous sentons monter du cœur même de la CVX. C’est la responsabilité un peu folle qui nous a été confiée. Propos recueillis par Laetitia Pichon


Billet

Le psaume des distractions Dimanche. La première lecture puis le psaume. L’assemblée chante : « Voici la demeure de Dieu parmi les hommes ». J’aurai le temps pour les courses ? Et cet article à finir pour ce soir. Ma tante à appeler qui va si mal. Et ma chambre-bureau. J’ai au moins une demi-heure de rangement : impossible de travailler dans un tel capharnaüm. Tiens, ce nom bizarre, c’est une référence biblique. « Voici la demeure de Dieu parmi les hommes »

© 1Raymond / iStock

Ah non mais la réflexion de B. sur mon travail : quelle prétention ! Il a tout lu, lui ? Il sait tout, peut-être ? Je vais l’affronter en face. Les types comme lui ne respectent que la force. C’est comme T. qui m’agresse, dimanche dernier sur le mariage pour tous ! On était encore dans l’église : bravo pour l’exemple chrétien ! Je le lui ai dit. Et j’ai bien fait de répliquer sur le même ton. Les gens de ce bord là, ils se croient tout permis. Si on laisse dire, ils pensent qu’ils représentent la vérité ou le bien. Tiens, moi aussi je suis « encore dans l’église ». L’autre jour l’Évangile parlait de la paille et de la poutre… « Voici la demeure de Dieu parmi les hommes » Dis donc, ça n’arrête pas les distractions aujourd’hui. Cela ferait un bon billet pour la Revue. Fin, spirituel et tout. Un peu décalé. Je pourrais l’entrecouper par le refrain du psaume. Pas mal ! Avec trois distractions : la première, les soucis dérisoires qui m’habitent. Ces micro-événements, ce tumulte infime. C’est bon « tumulte infime », ça sonne comme du René Char. Presque. La deuxième, mes ressentiments envers autrui alors que je suis à la table du Seigneur. Au moins je n’ai pas l’air de me faire valoir. Je ne me fais pas de cadeau. Ah et la troisième ? Peut-être l’orgueil. Oui c’est vrai, il me semble que je me regarde beaucoup depuis tout à l’heure. Y compris pour mettre en scène mes insuffisances. « Voici la demeure de Dieu parmi les hommes » Seigneur qui fais ta demeure en moi, tu sais que je suis merveille et poussière. Seigneur qui t’invites chez moi, je t’en prie, ne fais pas attention au désordre… Jean François

Mars / Avril 2015 39


Prier dans l’instant

en dégageant un cours d’eau Près de chez nous passe un cours d’eau peu profond, au courant vif, bordé de rives boisées. Un arbre est tombé, barrant le lit de la rivière dans toute sa largeur. Débris, branches et troncs se sont amoncelés. L’eau a cherché un passage en rognant les rives, faisant tomber d’autres arbres. En deux ans le barrage est devenu impressionnant. Il fallait agir, mais je ne voyais absolument pas comment aborder cette situation inextricable et si clairement au-dessus de mes forces.

© Valestock / iStock

Nous avons fait appel à un voisin et ami, qui a positionné son tracteur sur la route à une cinquantaine de mètres de là, car le terrain était trop mouillé. À l’aide d’un câble enroulé sur un treuil, nous avons tiré les branches et les troncs l’un après l’autre, libérant parfois un tout petit amas, parfois dégageant d’un coup un espace important où l’eau s’engouffrait. Et petit à petit, heure après heure, la rivière a retrouvé son cours, prête à accueillir même les crues d’hiver. Seigneur, cela m’invite à croire que devant les encombrements de la vie, comme devant mes encombrements intérieurs, faits d’un gros arbre qui tombe ou de petites branches accumulées, tu me donnes des aides pour ouvrir un passage. Avec toi, grâce aux personnes que tu mets sur mon chemin, l’impossible devient possible, petit à petit. Dominique POLLET

Nouvelle revue Vie Chrétienne – Mars / Avril 2015


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