Vie chrétienne Nouvelle revue
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B I M E S T R I E L D E L A C O M M U N A U T É V I E C H R É T I E N N E E T D E S E S A M I S – N º 1 8 – j uillet 2 0 1 2
Vatican II, une « boussole fiable »… L’amitié en communauté locale
Expériences artistiques
Sommaire
éditorial l’air du temps
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chercher et trouver dieu
Expériences artistiques NOUVELLE REVUE VIE CHRÉTIENNE Directeur de la publication : Alain Jeunehomme Responsable des éditions : Dominique Hiesse Responsable de la rédaction : Marie-élise Courmont Secrétaire de rédaction : Marie Benêteau Comité de rédaction : Marie Benêteau Marie-élise Courmont Marie Emmanuel Crahay Yves de Gentil-Baichis Dominique Hiesse Paul Legavre sj Barbara Strobel Comité d'orientation : Marie-Agnès Bourdeau Alain Jeunehomme Noëlle Hiesse Michel Le Poulichet Béatrice Mercier Trésorière : Martine Louf Fabrication : SER, 14 rue d’Assas, 75006 Paris www.ser-sa.com Photo de couverture : ©Droits réservés Impression : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau ISSN : 2104-550X 47 rue de la Roquette 75011 Paris
Témoignages La couleur est mon langage Yves de Gentil-Baichis Avec Rembrandt, saisir l’insaisissable Cécile Crespy Créer pour louer et servir Odile Crochon
le babillard se former Prier avec ma volonté Jean-Claude Dhôtel, s.j. A l’Arche, se laisser aimer étienne de Rivoyre Les trois jeunes gens dans la fournaise Claude Flipo, s.j. Marie, notre sœur Marie Emmanuel Crahay L’amitié en communauté locale Marie-Elise Courmont ensemble faire communauté Partager nos expériences artistiques Travailler au bien-être dans la vie familiale CVX Inde, une communauté engagée CVX aux états-Unis, l’unité apostolique dans la diversité billet Il faut qu’une porte soit fermée Philippe Robert, s.j. prier dans l'instant En contemplant une œuvre Charles Mercier
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Éditorial
Un été pour louer
© Droits réservés
«
Dans notre société où tout va si vite, voici l’été, une saison qui permet à beaucoup de vivre un autre rapport à l’espace et au temps. L’été est propice à davantage de disponibilité, de gratuité dans les activités, dans les relations, dans le regard sur l’environnement. N’est-ce pas aussi l’occasion de se laisser toucher par la beauté ? Le dossier de ce numéro intitulé « Expériences artistiques », invite à un regard contemplatif, à l’accueil de la puissance créatrice manifestée dans les diverses expressions artistiques. Un chemin qui nous ouvre à plus grand que nous-mêmes et peut conduire à la prière et à la louange !
»
Car la louange est avant tout confession de la grandeur de Dieu ; au-delà de Ses dons elle chante Dieu pour ce qu’Il est. Elle peut jaillir devant la beauté d’un paysage ou d’une œuvre, mais aussi dans la rencontre, dans la prière avec l’Écriture, dans le regard sur les évènements où Dieu est à l’œuvre en toute chose… et même dans l’épreuve, comme dans le texte de Daniel, donnant à voir trois jeunes gens, louant et bénissant le Seigneur, au milieu des flammes ! Puissions-nous cet été avec le Syméon de Rembrandt louer le Seigneur pour la venue du Christ parmi nous et avec Marie chanter « Magnifique est le Seigneur » !
Marie-Elise Courmont
Pour écrire à la rédaction : redaction@viechretienne.fr
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L'air du temps
Vatican II Une « boussole fiable » pour notre siècle Que reste-t-il du concile Vatican II cinquante ans après son ouverture ? Le théologien Michel Fédou nous aide à discerner l’importance de cet évènement qui a marqué l’Église.
L
Le 11 octobre 1962 s’ouvrit le Concile Vatican II. Il réunissait plus de deux mille évêques venus du monde entier, et, en l’espace de trois ans, allait produire un important corpus de « constitutions », de « décrets » et de « déclarations ».
Un événement majeur Dans son discours d’ouverture, le pape Jean XXIII avait souligné que la doctrine chrétienne pouvait revêtir des formes variables selon les époques : il fallait donc opérer une « mise à jour » (« aggiornamento ») de cette doctrine. De plus, alors que les conciles antérieurs avaient prononcé des condamnations contre telle ou telle « hérésie », le pape plaidait pour un « magistère à caractère surtout pastoral ». Le ton était ainsi donné ; et même si un certain nombre d’évêques voulurent orienter le Concile dans un sens conservateur, la majorité s’engagea nettement dans la ligne qu’avait ouverte Jean XXIII et que poursuivit son successeur Paul VI.
L’importance de l’événement tient à ce que Vatican II prit acte d’un certain nombre d’évolutions marquantes de l’Église et du monde. Cela était préparé par l’expérience de chrétiens qui, dans les décennies précédant le Concile, s’étaient ouverts aux nouvelles questions de leur temps, ainsi que par les travaux de théologiens qui, comme Henri de Lubac ou Yves Congar, avaient trouvé dans la grande tradition du christianisme une source d’inspiration pour le renouveau de l’Église. Le Concile reconnut que celle-ci ne pouvait plus se comprendre comme étant simplement une « société instituée » : elle était plus encore de l’ordre du « mystère » (« comme le sacrement du salut »), ayant vocation d’être avant tout « corps du Christ » et « temple de l’Esprit ». Le Concile reconnut aussi que le peuple de Dieu tout entier (les laïcs comme les clercs) était appelé à la sainteté ; il fallait donc s’efforcer de rejoindre chaque fidèle et, notamment, lui permettre d’avoir accès à la Parole de Dieu dans sa langue propre et non plus en la-
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tin. Les Pères conciliaires étaient par ailleurs conscients de ce que, dans les pays de chrétienté, beaucoup s’étaient détournés de la foi ; face à ce phénomène, l’Église devait souligner les illusions de l’athéisme, mais savoir aussi lire les « signes des temps » et reconnaître les valeurs authentiques du monde moderne ; elle devait également se porter à la rencontre des « nations », s’ouvrant aux « semences de vérité » qui étaient inscrites dans l’héritage des diverses cultures. L’importance de Vatican II tenait finalement à un changement de regard sur « les autres ». Cela concernait d’abord les relations entre les chrétiens eux-mêmes : l’Église catholique s’engageait résolument dans le dialogue œcuménique avec ceux qui, sans lui être unis, se réclamaient néanmoins de la foi au Christ. Cela concernait aussi l’attitude par rapport aux autres religions : tout en maintenant que le Christ est « le chemin, la vérité, la vie », l’Église reconnaissait « ce qui est vrai et saint » dans ces religions, et affirmait solennellement le principe de la liberté religieuse – chaque croyant ayant
le droit d’exprimer et de célébrer sa foi, pourvu que ce soit dans le respect d’autrui.
Les fruits du concile
Cela s’est d’abord vérifié dans le domaine de la liturgie, par la substitution des langues modernes au latin, mais aussi par la plus grande place qui a été désormais donnée à la Parole de Dieu (en particulier à l’Ancien Testament). En dehors même des célébrations, le développement des groupes bibliques est un fruit remarquable de Vatican II qui, dans Dei Verbum, a souligné toute l’importance d’un contact vivant avec les Écritures. Le concile a également suscité, parmi les chrétiens, une conscience plus vive de leur responsabilité au sein de l’Église, comme de leur nécessaire engagement au service de la société. Il a rendu attentif à la diversité des cultures et à l’exigence de ce qu’on appellerait par la suite l’« inculturation » de l’Évangile. Ses fruits se sont encore manifestés dans les progrès du dialogue œcuménique, ainsi que dans le développement du dialogue interreligieux qui allait être symbolisé par la fameuse « rencontre d’Assise » de 1986. Cinquante après, pourtant, la réception du concile est loin
© iStock
De tels changements, certes, ne s’imposèrent pas du jour au lendemain. Ils ont cependant marqué, sur un certain nombre de points, la manière même de vivre la foi chrétienne. ▲ Place Saint-Pierre, vue depuis la basilique Saint-Pierre de Rome.
d’être achevée. Non seulement les acquis de Vatican II risquent toujours d’être mis en cause, mais les évolutions mêmes du monde et de l’Église invitent à se réapproprier les textes conciliaires pour en découvrir, dans des situations pour une part nouvelles, la portée en quelque sorte « prophétique ». Ainsi, nous n’avons pas fini d’entendre le message de Dei Verbum invitant à se nourrir de la Parole de Dieu, ni celui de Gaudium et spes sur la responsabilité des chrétiens dans le monde ; et s’il est vrai que l’œcuménisme ou le dialogue interreligieux se heurtent parfois à de graves difficultés, cela même ne devrait pas détourner de Vatican II mais inciter plutôt à relire son enseignement sur ces sujets. Qu’il s’agisse en tout cas de la liturgie, du rapport à l’Écriture, de la compréhension de l’Église, du regard porté sur la société, du dialogue avec les autres chrétiens, des relations avec les autres croyants ou de la liberté religieuse, l’événement
de Vatican II doit encore demeurer, selon le mot de Jean-Paul II, une « boussole fiable » pour nous orienter en notre siècle. Michel Fédou, s.j.
Michel Fédou est jésuite, professeur de théologie dogmatique au Centre Sèvres (Facultés jésuites de Paris) et membre du « Groupe des Dombes ». Il est membre du Conseil épiscopal français pour les Relations interreligieuses et les Nouveaux Courants religieux.
Quelques livres sur Vatican II - G. Martelet, Les idées maîtresses de Vatican II. Initiation à l’esprit du Concile, 2e édition, Cerf, Paris, 1985. - Histoire du Concile Vatican II (19591965), sous la dir. de G. Alberigo, Cerf, Paris et Peeters, Louvain. - Ch. Theobald, La réception du Concile Vatican II. 1. Accéder à la source, Cerf, Paris, 2009. - Vatican II. Histoire et actualité d’un concile, revue Études, Hors-série 2010. - J. O’Malley, L’Événement Vatican II, trad. de l’américain, Lessius, Bruxelles, 2011.
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Chercher et trouver et trouver Dieu Dieu
Expériences artistiques
© Agnès Naveaux
L’expérience de celui qui crée est originale. L’artiste dit à sa manière ce qu’il ressent de plus fondamental en lui : ses joies, ses passions, ses tourments. Et pour le dire, il ne fait pas un discours bien construit mais s’exprime avec des sons, des couleurs et des formes à lui. Le langage habituel ne peut traduire le bouillonnement de sa recherche, aussi la phase de création est-elle souvent un combat intérieur. Et parfois, au terme de cet affrontement, l’artiste fait l’expérience d’une sorte d’enfantement dans la joie. Certains, mais pas tous, découvrent alors, dans un mouvement de lâcher prise, que le vrai créateur est au-delà d’eux et que c’est Dieu qui stimulait leur recherche passionnée de l’harmonie et de la beauté. Et qu’Il habite leur peinture, leur musique ou leur sculpture. Mais l’artiste n’est pas seul. Souvent il parvient à communiquer la force et l’intensité de son expérience au public qui vibre, lui aussi, en participant à l’émotion esthétique de celui qui crée. Yves de Gentil-Baichis
Témoignages
éclairage biblique
Laisser surgir l’essentiel. . . . . . . . . . . 8
Avec Rembrandt,
Le défi de la création . . . . . . . . . . . . . 9
saisir l’insaisissable . . . . . . . . . . . . . 14
La grâce du geste . . . . . . . . . . . . . . . 10
Repères ignatiens
éveiller à la peinture. . . . . . . . . . . . . 11
Créer pour louer et servir . . . . . . . . . 16
Contrechamp
Pour continuer
La couleur est mon langage . . . . . . . 12
en réunion . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
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Chercher et trouver Dieu
Laisser surgir l’essentiel Musicienne et comédienne, Annick crée des spectacles avec d’autres, professionnels et amateurs. Elle anime des sessions de chants en polyphonie et percussions corporelles.
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« De chanter avec toi et avec d’autres m’a redonné goût à la vie », m’a-t-on dit souvent au sortir d’un stage. Quoi de plus essentiel que de trouver goût et sens à la vie ? Grande reconnaissance et gratitude lorsque je suis témoin de la vie qui jaillit et se déploie en l’autre au cours d’une création de spectacle, d’un travail de fond ou d’une représentation auprès d’un public. Le travail de création permet d’aller chercher au plus profond de moi ce qui m’est le plus cher, ce qui est essentiel à la vie et ce qui donne vie. C’est un travail d’écoute, de recherche, de réflexion, et aussi de confrontation, de renoncement, de dé-
pouillement pour laisser surgir l’essentiel. Mon expérience personnelle de travail de création me permet de me connaître davantage, dans les côtés sombres et lumineux, il me donne de faire confiance en mes capacités et celles des autres, de découvrir mes avancées, de progresser sur mon chemin d’humanité. C’est un travail d’éveil, de transformation, d’enfantement. Me laisser (re)créer.
me disposer à écouter pour me laisser inspirer, me laisser travailler dans et par tout mon être afin d’être médiatrice de la création d’un Autre. Ce qui est fabuleux, c’est de réaliser que cela passe rarement par les chemins que j’avais prévus. Je suis souvent surprise, bousculée et déplacée dans mes idées initiales. Il est étonnant de constater que les dispositions nécessaires à un travail de création sont les mêmes qu’à un travail de vie spirituelle. Ainsi les mêmes phases sont traversées : doute, lâcher prise, confiance, joie, etc. Il s’agit de se laisser conduire, de se laisser guider par le Dieu de vie.
D’autre part je ne peux pas envisager un travail de création sans m’en déposséder en quelque sorte, sans me détacher et m’en remettre entièrement à un Autre, parce que le vrai Créateur, ce n’est pas moi ! Mon travail est de
© Droits Réservés
« Le souffle d’Etty », plus d’informations sur www.compagnie lepuits.com
▲ « Le souffle d’Etty », spectacle d’après les écrits d’Etty Hillseum, joué par Annick dans la Compagnie du Puits.
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L’art me parle de beauté, d’harmonie, de communion, de joie, de sérénité, de paix, d’amour… j’aurais envie de dire des fruits de l’Esprit. Alors comment ne pas être attirée par l’art ? Quand je chante avec d’autres et que cela est harmonieux, tout mon être vibre et je me sens reliée à Dieu. Quand je vois un enfant ou un adulte, au cours d’un long travail, sortir de lui-même pour exprimer quelque chose, cela m’émeut profondément car il me parle de la vie. Annick
annick.galichet.perso.sfr.fr
Le défi de la création Françoise est sculpteur. Travailler la matière, c’est se confronter à sa résistance. Lent apprentissage d’où naît la vie.
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Pour le sculpteur qui travaille en trois dimensions, le défi est permanent quelque soit le matériau qu’il utilise. La matière est inerte, dit-on. Et pourtant, tout minéral porte en lui une vie de compression, de fusions et de fractures et tout morceau de bois nous raconte une vie de croissance, de tension vers la lumière et de torsions dues au vent. Le sculpteur rencontre les stigmates de la création. Avec son ciseau, son burin ou sa gradine, il lui faut tenir compte des cicatrices du temps : utiliser une fente, contourner un nœud, valoriser une ligne de couleur. Il se met à distance, fait le tour de l’objet pour en saisir la globalité, élabore une tactique, l’apprivoise pour mieux en pénétrer la substance. La liberté de création s’adapte sous la contrainte de ce qui la précède. Depuis quelques années, je privilégie le modelage en papier mâché élaboré avec le journal La Croix exclusivement, non par idéologie mais pour la qualité de sa trame. Pour traduire une image ou une émotion, je transforme cette matière, porteuse des évènements de notre planète, en une pâte épaisse. Je malaxe toute l’actualité du monde, consciente que ce papier destiné au rebut est symboliquement riche des
▲ Sculpture de Françoise.
souffrances et des attentes de mes contemporains.
minéral dont le sculpteur découvre les cicatrices.
Mon objectif est de restituer le mouvement, compromis entre équilibre et déséquilibre. Certains jours, les lignes ou les espaces ne font pas sens, la matière se dérobe et échappe à ma volonté d’équilibre. Modifiant une face, je déforme l’autre et la troisième devient déviante ! L’adversité décuple ma détermination. Je recommence, je persévère, je m’entête. Mais parfois je bannis, dans un geste d’impatience, l’ébauche récalcitrante dans un coin de l’atelier, le temps de me réconcilier avec elle. La sculpture est école de patience, de persévérance et d’humilité, œuvrant comme le tohu-bohu de la Création sur le
J’ai appris de saint Ignace qu’il est souvent profitable de poser les outils, de respirer profondément de me tourner vers Celui qui « m’a modelée dans le ventre de ma mère », et de Lui offrir mon impuissance à l’imiter. Je lui rends ces outils de chair qu’il m’a donnés et cette vie dont je tente de reproduire l’expression. Peu à peu, j’apprends que le défi de la création se relève, non par la force ou la ruse mais en reconnaissant ma propre condition de créature face à son créateur. Il est des combats que l’on gagne en rendant les armes. Je reste en apprentissage. Françoise Juillet 2012
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Chercher et trouver Dieu
La grâce du geste Marie nous partage la manière dont elle fut touchée par un tableau et comment cette expérience artistique a ouvert en elle une dimension profondément spirituelle.
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est-ce possible de représenter si fidèlement les impressions sensitives de la réalité dans une telle liberté de geste ?
les reflets à la surface de l’eau, les rayons de lumière. De multiples sensations m’habitaient, comme si tous ces petits mouvements de vie prenaient chair en moi. En regardant la peinture de plus près, je fus stupéfaite de constater la liberté du geste de l’artiste. Chaque coup de pinceau dégageait une telle force, un tel dynamisme ! Et pourtant, à la fois, ces gestes semblaient totalement aléatoires, enfermés dans aucune forme. On aurait dit des coups de pinceau jetés au hasard sur la toile. J’imaginais le peintre, tel un Jackson Pollock, se défouler sur son tableau. Et pourtant, la vue d’ensemble était si réelle ! Comment
© Palagret / Flickr.
Avez-vous déjà été à Paris au musée de l’Orangerie voir les « Nymphéas » de Claude Monet ? Cette œuvre gigantesque, de deux mètres de haut, recouvre à 360° les quatre murs de deux pièces. Quand nous entrons dans la salle d’exposition, nous sommes alors plongés dans l’univers du peintre, au bord de son étang à Giverny, en pleine nature. On s’y croirait vraiment ! Je me suis assise, et j’ai pris le temps de contempler ce chef-d’œuvre qui m’impressionnait déjà. Je me suis alors surprise à me laisser porter par le bruissement du vent et les petits clapotis de l’eau, à sentir la chaleur du soleil m’éclairer la peau, à contempler le mouvement des feuilles de saule,
▲ Détail des Nymphéas, Monet, musée de l’Orangerie, Paris.
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Je sentais alors à travers cette œuvre une profonde force spirituelle. Cette force qui rend libre, qui dépouille le soi de tout ego et permet de se relier à « ce qui est ». C’est pour moi extraordinaire d’être ainsi capable de s’ouvrir à l’état pur du mouvement de la vie ! Le père Maxime Gimenez, bénédictin de Chevetogne en Belgique, dit en parlant de la foi que l’intériorité authentique n’est pas un état, mais un mouvement de l’esprit : c’est « le fait de pouvoir se maintenir consciemment dans le mouvement pur de la vie où s’opère la réconciliation permanente entre l’intérieur et l’extérieur de toute réalité ». Je percevais à travers cette œuvre cette même réconciliation, cette capacité à se situer en conscience au cœur de « ce qui est », dans une juste présence au mouvement de la vie. Méditer devant cette œuvre, ou en pensant à l’acte de créer de l’artiste, m’apprend à être dans la présence réelle, en me dépouillant de moi-même, dans une ouverture totale du cœur, en m’invitant moi aussi à créer. Marie
Éveiller à la peinture Jacqueline écrit ce témoignage alors qu’elle est depuis trois semaines à Bangui avec l’équipe du Mouvement ATD Quart Monde au centre de nutrition pour petits enfants, installé près du grand marché de « Kilomètre cinq ».
Avec les peintres de l’École des Métiers d’Art de Bangui - où je me suis inscrite comme élève, nous décidons d’entamer, en accord avec le personnel la création de deux peintures murales, une dans chaque salle d’accueil du Centre. Blandine, jeune peintre centrafricaine, engagée dans la lutte pour une juste reconnaissance de la femme dans son pays, donne de son temps et de son talent. Ensemble nous souhaitons faire chanter, sur les murs, la joie et le courage de ces mamans. Carole, quinze ans, m’a vue. Elle s’est d’abord assise pour m’observer, puis elle a pris un pinceau. D’autres enfants sont venus, des mamans aussi, des gardiens du Centre également. Chacun a voulu son portrait, en double, triple ou quadruple exemplaire. Chacun a ri de bienêtre ou d’impatience. Des enfants ont voulu peindre. Les croquis ainsi réalisés vont servir de base aux peintures murales. Avec Blandine nous n’avions prévu aucune esquisse préparatoire. Nous espérions nous adapter aux imprévus, aux rythmes de ces
lieux, aux bonheurs et aux drames de cette lutte pour la vie. Je commence à peindre un homme assis sur une racine d’arbre parlant à une femme qui porte un enfant sur le dos. La maman est belle et stoïque. Blandine croque une mère de famille au travail, en hommage à la vie, à la force et au courage de toutes ces ouvrières. Carole arrive et prend place auprès de nous. Elle s’inspire d’un croquis qu’elle a réalisé en copiant mes gestes. Or elle n’avait jamais peint auparavant. Marco, onze ou douze ans, parle avec véhémence en sango. Du doigt il montre la peinture, les pinceaux, puis sa poitrine… Nous lui faisons place. D’office il choisit un croquis qu’il détache de lui-même d’un carnet et, le geste assuré, devient maître de son tableau. Lui aussi n’a jamais touché un pinceau auparavant. Un autre enfant demande à participer. Je dessine et les enfants mettent des couleurs. Bientôt il n’y a plus assez de brosses ni d’espace sur les murs. Les semaines se suivent, les deux murs se terminent. Blandine et moi-même trouvons les raccords afin d’assurer une homogénéité aux réalisations des enfants. Pendant ce temps, Marco, de luimême, entame un autre mur…
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J
Je suis venue pour peindre. Cela peut sembler dérisoire au vu de tant de besoins, et pourtant, que faire devant autant d’urgences sinon offrir un peu de soi-même ?
La surprise passée, nous l’aidons à continuer, puis à s’arrêter de crainte de surcharger la salle de couleurs, mais lui aurait voulu continuer, toujours. Jacqueline1
1. Nous remercions Jacqueline de ce témoignage que vous trouverez entièrement dans la revue d’ATD n°218 www.editions quartmonde.org
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Chercher et trouver Dieu
« La couleur est mon langage »
Radiographie de l’inspiration d’Arcabas Que se passe-t-il dans la tête et dans le cœur de ceux qui créent en faisant une peinture, en composant une mélodie ou en écrivant une pièce de théâtre ? Les modes d’expression sont tellement différents qu’il est difficile de décrire les lentes maturations, mais aussi les bouillonnements intérieurs des artistes qui laissent parler leur inspiration profonde. Sans avoir une portée universelle, l’expérience du peintre Arcabas, permet de deviner ce que peut être la création artistique1.
Cette rencontre avec Dieu n’a pas lieu dans le cadre de grandes réflexions métaphysiques mais en fréquentant l’Évangile « qui est pour lui la sève dont il a besoin pour vivre et pour peindre ».
Un Évangile présent dans sa vie car il donne aux choses et aux êtres une existence que lui, le peintre, cherche à traduire dans ses tableaux. « J’ai éprouvé, ditil, de la joie à rendre vivantes, les scènes où l’on voyait le Christ agir et parler ». Une joie qui ne s’exprime pas par des phrases mais par la peinture, un langage à ses yeux plus riche que celui des mots.
dedans pour retrouver une sorte de virginité de la sensation. » Et il va plus loin dans sa méfiance à l’égard des mots quand il déclare : « Pour exprimer le mystère chrétien, la peinture joue un rôle que
Les paroles emprisonnent Arcabas ne cache pas qu’il a des difficultés à utiliser les mots. « Les paroles sont des handicaps. Elles sont comme des pierres qui construisent des murs de séparation car les mots arrêtent et enferment les choses. Je suis obligé de les bousculer et de donner des coups de pieds
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1. Le peintre ne fait jamais un exposé théorique sur son fonctionnement esthétique mais, au gré des rencontres et des interviews, il soulève quelques coins du voile. En particulier dans un entretien avec Enzo Bianchi (2002), dans un autre avec Christophe Batailh, (les cahiers de Meylan, 2004), dans Panorama (mai 2007), dans Prier (avril 2010) et surtout dans son dialogue avec le théologien Michel Rondet Les couleurs de Dieu éditions Vie Chrétienne, 2011. En vente sur www. editionsviechretienne.com
Pour Arcabas, le mouvement initial se produit quand il écoute « ce qui murmure » au plus profond de son être car c’est là, dit-il, qu’il trouve son inspiration : la recherche de la Beauté. C’est vers elle que le pousse son désir vital, ce désir qui correspond à la soif d’avancer, d‘aller plus loin, de monter plus haut. Ce désir de rechercher la Beauté, n’est pas une pulsion vulgaire, dégradante, comme le lui ont dit certains piliers d’église, c’est au contraire une porte qui ouvre vers Dieu. Aussi Arcabas aime-t-il citer cette réflexion du Père Ganne pour qui « la beauté est le chemin humble et splendide vers la prière et la rencontre du Dieu vivant ».
▲ Arcabas dans son atelier.
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▲ Installation de l’exposition à Saint Hugues de Biviers en juin 2011.
Le peintre insiste pour dire qu’il a éprouvé de la joie à rendre vivantes par la couleur, les scènes où l’on voit le Christ agir et parler. « La couleur est mon langage et elle m’a permis d’exprimer la joie qui émane de l’Évangile. » Elle joue donc un rôle essentiel dans la peinture d’Arcabas. « Les couleurs me ravissent, c’est le plus beau cadeau qui me soit fait. Elles sont comme des paroles qui permettent de faire éclater la joie. Les couleurs s’incarnent et prennent vie pour exprimer mes pensées et mes sentiments. » Mais Arcabas franchit une étape de plus en reconnaissant que le langage de la peinture n’est pas seulement descriptif. L’incompréhensible de l’abstrait peut être « une autre forme de compréhension », dit-il, et parfois il crie sa joie en admirant l’écla-
tement des couleurs qui se dégage des tableaux non figuratifs. « Quand je fais du non figuratif, dit-il, je peins un paysage intérieur, un paysage que je sens mais que je ne vois pas. » Et l’abstrait peut lui permettre d’exprimer plus et mieux ce qu’il ressent.
*En vente sur www.editionsviechretienne.com
L’Evangile vécu de l’intérieur Mais l’expérience artistique n’est pas seulement celle des créateurs. Ceux qui sont sous le charme d’une musique, fascinés par la contemplation d’une sculpture, ou profondément touchés par une peinture vivent, eux aussi, une expérience artistique. C’est ce qu’exprime bien le théologien Michel Rondet dans Les couleurs de Dieu* quand il contemple certaines scènes évangéliques peintes par Arcabas. « J’ai une grande dette envers vous, dit-il au peintre. Pourquoi vos tableaux m’aidentils à prier davantage que d’autres ? Parce que vos peintures ne sont pas des représentations extérieures aux scènes de la Bible : l’Évangile y est vécu de l’intérieur. » Et Michel Rondet s’interroge : « Comment cette évolution s’est-elle faite ? Je
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le discours théologique ne pourra jamais tenir. Or, peindre est un langage qui favorise un dialogue entre les couleurs comme le musicien le fait avec des notes. Seule, une note de musique n’est rien. Avec d’autres notes, elle devient une mélodie. De même une couleur seule n’est rien mais si on ose mettre une deuxième couleur à côté, c’est une magie. »
ne peux le dire, c’est votre secret et le secret de Dieu. Mais devant l’œuvre réalisée, j’admire votre manière d’habiter l’Évangile que je n’ai trouvée ailleurs que chez Fra Angelico. Le théologien prend l’exemple des pèlerins d’Emmaüs, une scène pour laquelle vous êtes le seul, dit-il à Arcabas, à m’avoir rendu attentif à un élément essentiel : le départ. Vous peignez la table abandonnée, la chaise renversée, la porte ouverte sur le ciel étoilé et ces touches sont très importantes pour moi : elles nous font comprendre que le Christ ressuscité est aussi le grand absent qui ne fait que
▲ Des tableaux qui aident à prier.
passer et que c’est dans la foi que nous le retrouverons. Dans ce tableau, j’aime aussi que tout vienne du regard des disciples qui s’éclaire progressivement quand ils reconnaissent le Christ ». L’expérience artistique n’est donc pas réservée aux seuls créateurs surtout quand ces langages que sont la peinture, la poésie ou la musique touchent un public non spécialiste. Yves de Gentil-Baichis Juillet 2012 13
Chercher et trouver Dieu
Avec Rembrandt, saisir l’insaisissable 25 Or, il y avait à Jérusalem un homme du nom de Syméon. Cet homme était juste et pieux, il attendait la consolation d’Israël et l’Esprit Saint était sur lui.
26 Il lui avait été révélé par l’Esprit Saint qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Christ du Seigneur.
27 Il vint alors au temple poussé par l’Esprit ; et quand les parents de l’enfant Jésus l’amenèrent pour faire ce que la Loi prescrivait à son sujet,
28 il le prit dans ses bras et il bénit Dieu en ces termes : 29 “Maintenant, Maître, c’est en paix, comme tu l’as dit, que tu renvoies ton serviteur.
30 Car mes yeux ont vu ton salut 31 que tu as préparé face à tous les peuples : 32 lumière pour la révélation aux païens et gloire d’Israël ton peuple.”
33 Le père et la mère de l’enfant étaient étonnés de ce qu’on disait de lui.
34 Syméon les bénit et dit à Marie sa mère : “Il est là
pour la chute ou le relèvement de beaucoup en Israël et pour être un signe contesté
35 et toi-même, un glaive te transpercera l’âme ; ainsi seront dévoilés les débats de bien des cœurs.”
Luc 2, 25-35
(Traduction de la TOB)
▲ Syméon au temple avec le Christ enfant, Rembrandt, vers 1969, Stockholm, National museum.
“On ne peut voir un Rembrandt sans croire en Dieu”, a affirmé Vincent Van Gogh. Avec lui, entrons donc dans l’intériorité de la prière afin qu’avec Syméon, nous puissions nous ouvrir à la bénédiction du Seigneur. Syméon au Temple avec le Christ enfant reprend un sujet que Rembrandt avait déjà peint au début de sa carrière (en 1628). Il y revient peu de temps avant sa mort, en le dépouillant de toute mise en scène, à l’image de sa propre vie marquée par le dénuement, le deuil et la solitude. Syméon, le Messie enfant et Marie se détachent sur un fond sombre et vide. 14 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 18
Le vieil homme, à mi-corps, tenant l’enfant au dessus d’un autel invisible, occupe les deux tiers du tableau. Seul son manteau rouge évoque sa fonction de grand prêtre. Un rehaut de gouache blanche souligne la dignité de son visage en extase. Il a les yeux mi-clos et la bouche entrouverte, il prie. « Il le prit dans ses bras et il bénit Dieu ». Nous sommes saisis par la profonde intériorité de ce
visage rayonnant d’une douce lumière. Syméon est « sous la grâce », en communion avec son Dieu. Ses yeux de chair usés, aveugles, voient– ils l’enfant sauveur ? Peu importe, tout son être le touche et le sent, le reconnaît dans la foi. Alors qu’il le tient contre lui, une douceur divine semble inonder tout son être, on se souvient que c’est l’Esprit saint qui poussa Syméon à se rendre au Temple, car « il attendait la consolation d’Israël ». Celui qui vient à lui n’est pas un puissant héros mais un tout petit qui s’abandonne dans ses mains. L’enfant le regarde, un enfant différent des autres, plus sérieux, presque souffrant. Ses yeux gonflés et son nez rougi n’évoquent ils pas déjà sa passion ? Sa main droite s’est libérée des langes, non pour bénir, mais pour se poser sur son cœur, car c’est bien par l’amour, et non par la toute puissance, qu’il va apporter le salut à l’humanité. Syméon a « béni Joseph et Marie ». A l’inverse des jeunes mères penchées tendrement sur le berceau, que Rembrandt a représentées dans les Saintes Familles, Marie est pensive et grave, présente mais effacée. Elle regarde Jésus « en méditant toutes choses en son cœur » (Luc 2,19). Son visage est tout intérieur, ses yeux voient l’invisible, ils considèrent la prophétie terrible qu’elle vient d’entendre : « Il est là pour la chute ou le relèvement de beaucoup en Israël et pour être un signe contesté et toi-même, un glaive te transpercera l’âme ». Joseph portant les deux colombes, la prophétesse Anne, les rabbins et les colonnes du Temple, qui complétaient la scène dans le tableau de jeunesse de Rembrandt, n’ont plus d’importance pour le peintre. L’essentiel est dans la visite, tant attendue par le grand prêtre, du sauveur d’Israël qu’il peut enfin prendre dans ses bras. Syméon et l’enfant Dieu sont dans la même nuée lumineuse. « Car mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé face à tous les peuples : lumière pour la révélation aux païens et gloire d’Israël ton peuple. »
Ce tableau où se mêlent sang et lumière invite à la contemplation. Il est la louange de celui qui s’ouvre à la présence de l’Esprit, ou la prière silencieuse de celui qui relit et relie les évènements de sa vie pour en saisir le sens. Par l’intermédiaire des mains tendues et entrouvertes de Syméon, Rembrandt nous présente le Christ dans une douceur extrême, il nous invite à le prendre et à reconnaître dans son dénuement, l’amour qui vient du Père et qui nous traverse. Cécile Crespy, CVX
POUR PRIER… + Observer les visages de Syméon, de Jésus, de Marie. M’ouvrir à la bénédiction du Seigneur.
+ Demander la grâce d’accueillir, en cet enfant, l’amour qui vient du Père.
+ Contempler Syméon, marqué par une longue attente, me laisser gagner par sa soif intérieure.
+ Contempler Marie, placée en retrait, ses yeux baissés vers son fils. Qu’est-ce qui me touche dans son silence ?
+ « Il bénit Dieu ». Rendre grâce pour les visitations du Seigneur : chez moi, chez mes compagnons, dans le peuple de Dieu…
+ Terminer en relisant, le Cantique de Syméon, versets 29 à 32. Demeurer sur le mot « paix » : « C’est en paix, comme tu l’as dit, que tu renvoies ton serviteur ». Juillet 2012 15
Chercher et trouver Dieu
Créer pour louer et servir « L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu, notre Seigneur »1. Dans les Exercices, Ignace invite le retraitant à avoir un cœur large et généreux. Dans la création artistique, cette attitude est un préalable : quand l’artiste commence son ouvrage, il ne sait pas jusqu’où cela va l’entraîner… il doit s’attendre à tout !
S
1. Exercices Spirituels 23,2.
2. Récit n°7Ignace par lui-même, éditons Vie Chrétienne n°350, p.11.
Son point de départ ? Une intuition, un croquis, une phrase de la Bible, un paysage, une mélodie, un thème… le premier pas est d’affronter « la page blanche » et de se mettre au travail. Cela peut tourner au combat avec la matière ou avec ses émotions. Il lui faut accepter ce qui vient. Parfois le déplacement peut se révéler étonnant : ainsi, sur la toile, la méditation du combat de Jacob, pendant longtemps vécue avec peur et angoisse, laisse progressivement la place à une peinture exprimant l’infinie miséricorde de Dieu !
Se laisser « artisaner » par Dieu 3. ES 234,5. 4. André Gence, peintre et prêtre de la Mission de France.
essaie de faire écho à ce qu’il ressent, à ce qu’il reçoit : il peut transmettre quelque chose de la Parole et rendre grâce à Celui qui l’inspire. « Tout ce que j’ai et je possède ; Vous me l’avez donné, à Vous, Seigneur, je le rends »3.� André Gence4 disait : « Il faut se laisser « impressionner » pour pouvoir exprimer quelque chose. C’est du même ordre que l’inspiration et l’expiration… c’est de l’ordre de la vie ! » Comme avec les talents de l’évangile, l’artiste est appelé à faire fructifier ses dons. C’est un long travail d’apprentissage
Lorsque créer fait peur, c’est l’ego qui a peur ! Si l’artiste accepte de lâcher prise, alors un Autre l’inspire. C’est ce qu’a vécu Ignace quand il cherchait à imiter à la fois Dominique et François avant d’accepter d’être tout simplement lui- même2. Si l’artiste se libère de cette volonté de maîtrise, alors peut advenir ce qui lui est donné. Sa création devient alors « co-création ». Il
16 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 18
et de remise en cause. Attentif aux mouvements intérieurs de consolation et de désolation, il est amené à reconnaître les fruits de son travail comme une parcelle de la Création divine qui continue dans notre monde. Il s’agit pour lui d’inventer avec Dieu une route particulière, avec la certitude que là où il doit aller, le Seigneur le précède.
Avec des compagnons C’est une démarche difficile à vivre isolé, et la solitude est le
lot de la majorité des artistes. Pour Ignace, il est vital de ne pas rester seul, d’avancer avec des compagnons. Se réunir entre personnes animées du même désir de partager vie de foi et expérience artistique peut être bénéfique pour mettre en mots le chemin parcouru dans la démarche de création. Régine du Charlat5, a été longtemps accompagnatrice de l’atelier CVX art6. Elle répétait souvent que ce lieu, en rompant cette solitude, est un lieu unique et précieux pour tout chercheur de beau et de sens. Cet espace d’écoute fraternelle permet à chacun de faire émerger ce qui est important : « Qu’est ce qui se creuse à l’intérieur ? », « Qu’est ce qui cherche à se dire ? ». Au fil des années, le compagnonnage permet aussi d’encourager et de soutenir celui qui va se lancer sur un chemin nouveau. Par exemple, Jean est sculpteur ; il a reçu une commande de sa paroisse qui est pour lui un vrai défi : sculpter en grandes dimensions les apôtres Pierre et Paul. Il demande l’aide de deux sculpteurs du groupe. Finalement, il est incité à se lancer seul : les encouragements lui ont donné confiance en ses capacités et l’ont invité à se laisser conduire intérieurement. Au fur et à mesure de la progression de son travail, le groupe voit son assurance croître. Lui, fait part de ses découvertes techniques mais surtout bibliques et spirituelles.
« Je souhaite que mes statues incitent ceux qui les verront à suivre le chemin ouvert par les deux apôtres. » dit-il enfin, rassuré et heureux. Belle occasion de rendre grâce. Le groupe est ainsi témoin privilégié de la manière dont « le Créateur et Seigneur se communique [au retraitant], l’enveloppant dans son amour et sa louange, et [le] disposant à entrer dans la voie où [il] pourra mieux le servir à l’avenir. »7 Comme l’accompagnateur, il « laisse le Créateur agir immédiatement avec sa créature et la créature avec son Créateur et Seigneur »8 ; car chacun est invité à avancer sur sa propre route, à l’écoute de ses dons et de son désir de créer, dans la confiance au Seigneur qui en dernier ressort, seul accompagne.
Donner à voir le monde La vie quotidienne, les difficultés de chacun, transparaissent inévitablement dans les productions. Le monde réel y est bien présent. Relecture et interpellations sont des outils précieux pour une prise de recul. La « mise en mots » pour le partage permet de prendre la juste mesure de ce qui est donné de vivre. L’artiste ne se réduit pas à sa production, il lui faut accepter de « donner à voir ou à entendre » : on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau.9 Plus modestement, à quoi servirait
de créer sous le regard de Dieu, si c’est pour laisser dormir les œuvres dans le secret des ateliers ou des ordinateurs ? Le combat spirituel pour l’artiste est toujours d’oser s’exposer aux jugements des autres, oser être témoin de la Vie en lui !
La création ne s’arrête pas à la porte de l’atelier, elle s’accomplit dans le regard ou l’oreille de celui qui la reçoit. Au creux de cet accueil, elle se renouvelle sans cesse. Et l’œuvre n’appartient plus à l’artiste, elle se fait médiatrice dans un cœur à cœur entre le Créateur de toutes choses et celui qui accepte de s’arrêter et de se laisser toucher. Cela dépasse très largement l’intention première et les capacités de l’artiste appelé à être « médiateur d’Épiphanie » : un serviteur de ce Dieu qui se manifeste et se rend présent au monde par ce qui est beau et bon. Celui qui œuvre et celui qui reçoit, alors, se rejoignent : « Ce
5. Régine du Charlat est religieuse auxiliatrice et a été pendant de nombreuses années directrice de l’IAS (Institut des Arts Sacrés) à Paris. 6. Voir p.32-33. 7. ES 15,3-4. 8. ES 15,6. 9. Matthieu 5,15.
Juillet 2012 17
Chercher et trouver Dieu
, 2
ème
10. ES 2,5 annotation.
11. Pierre Ganne, théologien jésuite, qui a passé ses dernières années à St Hugues de Biviers.
n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et goûter les choses intérieurement »10.
Et la joie, boussole de la Vie Dans son travail, ses combats, et même ses doutes, ce qui nourrit et guide l’artiste, c’est la joie.
Joie de créer et d’être surpris par ce qui advient, joie de la beauté découverte dans les œuvres, joie de l’a priori positif, du soutien fraternel, de la communion et de la reconnaissance du chemin parcouru en soi et chez les autres ! Comme le dit Pierre Ganne11, « La signature de Dieu, c’est la joie et personne ne peut la contrefaire ! » Odile Crochon Odile Crochon est membre CVX et de l’Atelier CVX Art depuis sa création en 1997.
Pour continuer en réunion
1. « Pour un rendez-vous » : recueil de canevas de réunion, par thèmes. Document de la CVX France en vente (3€) au secrétariat.
Des pistes pour un partage : • Lorsque je pratique une activité artistique ou prends plaisir à goûter une œuvre d’art, quels sentiments me traversent : gratuité, étonnement, émerveillement… ? Quelle place ont ces moments dans ma vie ? • L’expérience artistique est-elle pour moi un chemin ? Puis-je faire mémoire de moments où elle a provoqué quelque chose en moi ? Ouverture à moi-même, à l’autre, à la vie, à Dieu… connaissance intérieure… prière… ? Y a-t-il eu incidence sur mon quotidien ? • Prier avec le tableau de Rembrandt en suivant les points donnés p. 15. Cette façon de prier m’a-t-elle aidé à entrer dans la scène évangélique ? Qu’est-ce qu’elle m’a apporté ? Voir dans le document « Pour un rendez-vous »1, la fiche « Art » p. 12 Des livres à lire : • Christus - L’expérience artistique, un enjeu spirituel. n°211 de juillet 2006. • La beauté sauvera le monde, de Bernard Bro op, éditions du Cerf, 1990 (livre à contempler aussi). • Quand le lointain se fait proche, la musique une voie spirituelle, de Philippe Charru, s.j., éditions du Seuil, 2011.
18 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 18
Le Babillard © B. Strobel
Les couleurs de Dieu Conversation spirituelle entre Arcabas et
Michel Rondet, animée par Yves de
Gentil-Baichis
Éditions Vie Chrétienne, 2011 – 8 € ww w.e dit ion svi ech ret ien ne. com
création Les 7 jours de la off ak hm Macha C
de l’artiste à partir de 7 toiles Ce film est réalisé donne aussi nnée par la Bible, peintre qui, passio est aussi Macha Chmakoff son témoignage. icienne et psychologue clin thérapeute, exerce comme se. elle a étudié l’exégè
Les 7 dernières t paroles du Chris
f Macha Chmakof partir de à isé al Film ré l’huile de 7 peintures à lébration peintes pour la cé Macha Chmakoff Sylvanès. t à l’abbaye de du vendredi Sain la passion ites des récits de Ces 7 paroles extra intensité êmes une immense recèlent en elles-m gotha dedramatique : le Gol souffrance vient un creuset où cent. et espérance s’enla
Durée : 26 min. s de port 12 € + 4 € de frai ue.com www.ame-boutiq f.org ame@chemin-neu 99 45 37 04 78
«L
solitude ; et rien n’est es œuvres d’art sont d’une infinie . Seul l’amour peut les moins apte à les aborder que la critique […] Laissez à vos jugements saisir, les garder et leur rendre justice. ine (…). Tout est là : porter à leur évolution propre, silencieuse, sere er chaque impression, chaque terme, puis enfanter. Il vous faut laiss vous, dans l’obscur, l’indicible, germe de sentiment s’accomplir en à votre propre intelligence l’inconscient, le domaine inaccessible patience et attendre avec une humilité et une velle nou e profondes l’heure de la naissance d’un isse s’ag l qu’i , clarté : cela seul est vivre pour l’art de comprendre ou de créer. »
ria
Lettres à un jeune poète, Rainer Ma Rilke, Gallimard, 2006.
La rivière et son secret Zhu Xiao-Mei Robert Laffont, 330 pages, 20 €
«N
otre renaissance à la musique, à l’art en général, a tout changé, pour moi et pour mes compagnons de camp. La musique nous a rendu notre humanité. Elle nous a fait de nouveau entrevoir, dans un coin de ciel bleu, la possibilité d’un e spiritualité. » Ainsi parle Zhu Xiao-Mei dans ce livre autobiographique. Née à Shangaï de parents bourgeois cultivés, pianiste virtuose, elle est envoyée en camp de rééducation en 1969. Ce livre raconte comment elle a vécu la révolution culturelle maoïste et comment elle est devenue une bonne révolutio nnaire. Mais son désir de musique a resurgi et il s’en est suiv i un long et dur combat pour atteindre son but : retrouver sa carrière de pianiste. M-E. Courmont
Animer les rencontres communautaires Par la musique, la danse et le chant Par le corps et la voix : la communication et la prise de parole Par le geste et un instrument de musique. Faire circuler la parole… Du dimanche 29 juillet à 18h30 – Au samedi 4 août 2012 à 9h Animé par Martine et Benoît Baumgartner, CVX et un jésuite Plus d’infos sur : www.st-hugues-de-biviers.org Juillet 2012 19
Se former
Prier avec ma volonté La prière s’appuie sur la mémoire, elle chemine par l’activité de l’intelligence pour comprendre et pour se soumettre au jugement de Dieu1. On s’y attend : une troisième faculté va entrer en scène dans le déroulement de la prière : la volonté. Si on parle de la volonté en dernier lieu, c’est parce qu’elle est plus immédiatement ordonnée à l’action et qu’à ce titre, elle va opérer le passage entre la prière et la vie, par le désir profond.
P 1. Voir les revues n°16 et n°17 pour les deux premiers volets : « Prier avec ma mémoire » et « Prier avec mon intelligence ».
Plus ou moins conditionnés par les anciens résumés de méthodes pour prier, si nous avons reçu cette formation dans notre jeunesse, nous faisons intervenir la volonté à la fin de la prière pour prendre une résolution. C’est, en effet, l’aboutissement normal d’une prière qui ne voudrait pas être une évasion. Mais, en réduisant le rôle de la volonté au seul projet de résolution, on en fait le parent pauvre de la prière, l’élément le plus sec qui, sous prétexte de revenir, comme on dit, « au concret » - comme si la rencontre avec Dieu était une abstraction ! – évacue tout ce qui s’est passé de chaleureux et de lumineux dans la rencontre. Le menu de la prière donnait alors à peu près ceci. Mémoire : je me souviens du texte sur lequel je vais méditer. Intelligence : je réfléchis point par point, sur ce texte. Volonté : je prends une résolution.
Pour aimer Mais que disait saint Ignace ? Une simple annotation, dans le livre des Exercices, mais qui change la
perspective : « Nous nous servons de l’activité de l’intelligence pour comprendre et de celle de la volonté pour aimer ». Ignace était un homme énergique, volontaire, passionné, oui ! Mais sait-on que chaque matin, en célébrant la messe, et la nuit lorsqu’il priait sur la terrasse de la maison, il pleurait des larmes de tendresse, si abondantes, rapportent les témoins, qu’elles avaient fini par creuser deux sillons sur ses joues ? « Nous nous servons de la volonté pour aimer ». Comme on est loin de la froide et sèche résolution ! Ignace, d’ailleurs, ne parle jamais de résolution. Il parle de fruits, quelque chose de savoureux qu’on va cueillir sur un arbre ; il parle aussi d’élection, c’est-à-dire de choix, mais d’un choix d’amour, d’élection, de dilection, de prédilection. Saint Augustin avait écrit quelque chose d’approchant à propos de cette parole du Christ : « Nul ne peut venir à moi si mon Père, qui m’a envoyé, ne l’attire » (Jean 6, 44). Il avait écrit : « Il existe une volupté du cœur. Si les poètes ont pu dire que chacun est
20 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 18
entraîné par sa propre volupté, non par nécessité mais par volupté, non par contrainte mais par délectation, combien plus ne devons-nous pas dire qu’un homme est attiré par Jésus-Christ quand il est délecté par la vérité, par la béatitude, par la justice, par la vie éternelle. Et tout cela, c’est Jésus-Christ. Hé quoi ! Les sens corporels auront-ils leurs voluptés et l’esprit sera-t-il privé des siennes ? Qu’on me présente un amant, il sentira ce que je dis ; qu’on me donne un désirant, affamé et altéré, aspirant à la fontaine, il saura ce que je dis, mais si je parle à une âme froide, elle ne m’entendra pas ». Comprenne donc qui pourra : loin d’exclure le cœur, la volonté, c’est le cœur, l’affectivité profonde qui produit l’amour, attiré par lui. « Nous nous servons de la volonté pour aimer ».
Comme un ami avec son ami La prière, cet entretien en tête à tête, dont la Bible offre tant d’exemples, « c’est proprement,
© Barbara Strobel
▲ Laisser jaillir notre désir profond.
et de charité, et toute allégresse intérieure qui appelle et attire l’âme, en la reposant et en la pacifiant dans son Créateur et Seigneur » (Exercices n°316).
Ce n’est pas le moindre paradoxe Les méthodes, à ce propos, parlent de la prière que son acte le plus d’« actes ». Mais, à l’évocation volontaire soit en même temps de ce mot, que de souvenirs, le plus passif, que le moment du encore, à exorciser ! Actes de foi, repos et de la paix soit celui qui d’espérance, de charité… Actes prépare le plus immédiatement à avant et après la communion l’action prochaine. Mais paradoxe « Dites votre acte de contrition » vécu en de nombreuses pages (dire un acte !)… Le mot lui- de l’évangile. Joie de Marie, même, pourtant, est juste ; un comblée par le Seigneur, qui part acte n’est pas toujours quelque en hâte, à travers les montagnes, chose qu’on fait en vue d’un chez sa cousine Elisabeth ; joie résultat tangible ; ce peut être des apparitions pascales, où aussi, et c’est le cas dans la prière, Madeleine, tout éblouie par la un mouvement du cœur, provoqué présence de son Seigneur revenu, : « Va vers mes par Dieu qui, parce qu’il se fait s’entend dire frères » ; où les apôtres vont proche, agit directement sur nous et viennent au pas de course, sans autre cause que lui-même. C’est ce que les auteurs spirituels d’Emmaüs à Jérusalem, du cénacle nomment la consolation. Rien de au tombeau, du tombeau au cénacle, de Judée à Tibériade et douceâtre là encore. « J’appelle de Palestine aux extrémités de la consolation, dit saint Ignace, le terre ! cas où se produit dans l’âme une motion intérieure, par laquelle La prière a atteint son but quand elle en vient à s’enflammer on en sort avec le désir, libéré dans l’amour de son Créateur par la rencontre de Dieu, avec et Seigneur Ou encore, toute l’allégresse, la joie dynamique qui augmentation d’espérance, de foi débouche sur l’action. La réso-
lution, s’il en faut, peut préciser ce désir en lui donnant un point d’application, rien de plus. Seulement, tout cela est donné. Autant dire que cela n’arrive pas toujours. Plus souvent peutêtre, et même sans qu’il y ait de notre part faute ou négligence, le Seigneur n’est pas au rendezvous, du moins d’une manière sensible. Pourquoi ? Il le sait, et n’en cherchons pas la raison, sauf pour déceler nos propres insuffisances. Mais une chose est certaine : pour que la rencontre ait lieu quelquefois, il faut toujours que, de notre côté, nous ayons parcouru le chemin.
Jean-Claude Dhôtel s.j., décédé brusquement fin 1992, fut longtemps directeur de la revue Vie Chrétienne et accompagnateur spirituel de la CVX, avant de diriger le département Spiritualité du Centre Sèvres à Paris.
Jean-Claude Dhôtel, s.j. † Extrait du chapitre « Prier avec mon intelligence », du livre Voir tout en Dieu, chercher Dieu en tout
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d
dit saint Ignace, parler comme un ami parle à son ami ou un serviteur à son maître. Tantôt on demande une grâce, tantôt on s’accuse d’une chose mal faite, tantôt on confie ses affaires et on demande là-dessus conseil » (Exercices n°54). On le voit, la prière, à ce moment-là, est tout entière tournée vers l’action, mais elle n’est pas pour autant détournée de Dieu, puisque c’est de l’entretien luimême que le projet d’agir prend sa source.
Juillet 2012 21
Se former
A l’Arche, se laisser aimer étienne a vécu dans une communauté de l’Arche pendant un an en tant que volontaire. Un service qui fut chemin initiatique pour une vraie expérience de Dieu.
D
Dans les communautés de l’Arche, on dit que c’est « le monde à l’envers et l’Évangile à l’endroit ». Ce n’est pas faux !
La providence m’a guidé vers une communauté de l’Arche à côté de Nantes. Je sentais que vivre à plein-temps avec des
personnes handicapées mentales permettrait de libérer en moi des énergies jusqu’à présent restées enfouies. C’est ce qui m’a décidé. Au contact de ces personnes, je sens la possibilité de pouvoir être complètement moi-même. Avec elles, pas de jugement. Seulement l’expérience de la rencontre. Elles accueillent chacun
© Droits réservés
C’est à la suite d’un drame familial, suivi quelques mois plus tard par une rupture sentimentale, que j’ai pris la décision de vivre pendant une année un volontariat. Je n’avais pas
tellement d’autres projets pour la suite. L’urgence pour moi était de trouver un lieu où je pouvais trouver la paix intérieure, et guérir de mes blessures encore bien ouvertes.
▲ Lavement des pieds dans une communauté de l’Arche à Trosly-sur-Breuil.
22 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 18
comme un ami et cherchent uniquement la relation. Cette dimension du cœur m’a fait le plus grand bien. Cette année-là, j’ai vécu différentes expériences spirituelles, mais deux en particulier m’ont profondément marqué. La première fut dans la chambre de Joseph. Un homme de 50 ans, ayant une psychose infantile et qui a été maltraité dans son enfance. D’une nature assez renfermée, il passe son temps à écouter la radio avec son casque, et par moment se bloque pendant des heures sans que l’on sache vraiment pourquoi. Ensemble nous étions en train de faire son sac pour partir en weekend, et j’ai pris le temps avec lui de décider de chaque affaire qu’il voulait emporter. Joseph aime bien qu’on s’intéresse à lui, même s’il ne le manifeste pas toujours extérieurement. J’ai touché la présence de Dieu pendant un très court instant de silence qu’il y eu dans sa chambre entre deux vêtements à mettre dans le sac… Ce temps de silence est venu me caresser l’âme au plus profond. J’ai eu comme l’impression de toucher physiquement du doigt la réalité de l’Amour. Au service du plus faible. Lors d’une formation que l’on a reçue, le formateur a dit cette phrase que j’ai retenue : « Il s’agit de l’accompagner lui, plutôt que de faire quelque chose pour lui ». Tout le mystère de la relation et de la dimension infinie de l’Amour m’a été révélé pendant un court instant dans
ce temps de silence, insignifiant en apparence, mais rempli de la présence de Dieu. J’ai senti comme une évidence libératrice que Dieu « c’est cela », tout simplement. La deuxième expérience de Dieu qui m’a marquée c’est pendant une semaine de retraite que j’ai faite avec la communauté à Nevers, dans le couvent où l’on peut vénérer la chasse de sainte Bernadette. A l’Arche, il y a une tradition de vivre le lavement des pieds en communauté. Nous formons des petits groupes d’une dizaine, et dans une ambiance recueillie, chacun lave les pieds de son voisin à tour de rôle. Quand ce fut mon tour de me faire laver les pieds, j’ai senti à quel point Dieu m’aimait comme un père et voulait me guérir à travers un contact physique dans les parties de mon être les plus abimées et les plus salies. J’ai touché du doigt en partie ce qu’est la miséricorde divine. Cette façon si délicate, si bienveillante que la personne a eu de s’occuper de mes pieds a pris chez moi une dimension spirituelle tellement forte que j’ai été touché au plus profond de mon cœur. La fragilité, voilà ce par quoi j’aimerais terminer ce témoignage. Jean Vanier est un grand défenseur des faibles et des plus fragiles, et il nous aide à comprendre en quoi les personnes handicapées mentales nous aident à faire tomber nos barrières de protection pour rentrer dans la relation à l’autre. Une
relation authentique, simple, vraie. Un cœur à cœur qui permet d’être soi-même, de s’ouvrir à l’autre, et de se laisser aimer. Mgr Jean-Paul James, évêque de Nantes, a dit cette phrase que j’ai trouvée très belle : « Dieu s’est réservé la science du cœur et vous, personnes avec un handicap mental, en êtes les génies ! ». Quel enseignement pour qui cherche des maîtres à aimer ! étienne de Rivoyre
Présentation de l’Arche En 1964 Jean Vanier rencontre deux personnes ayant un handicap mental, est touché par leur détresse, et leur propose de partager sa vie. Ensemble ils s’installent dans une petite maison à Trosly (dans l’Oise) : l’Arche était née. Aujourd’hui, l’Arche est constituée de 140 communautés réparties sur les 5 continents, dont 30 en France. Elle compte plus de 5000 membres. La communauté est le lieu où se nouent des relations d’amitié entre les personnes ayant un handicap mental, et celles – les assistants – qui ont fait le choix de partager leur vie. Beaucoup de jeunes s’engagent pour un volontariat d’une ou plusieurs années. L’Arche comprend trois dimensions distinctes mais inséparables : la dimension communautaire, la dimension professionnelle et la dimension spirituelle. Juillet 2012 23
Se former
Les trois jeunes gens dans la fournaise Nabuchodonosor, devenu maître de son empire après la déportation des Juifs à Babylone, fit ériger une statue d’or de vingt-cinq mètres de haut, et obligea tous ses sujets à l’adorer, sous peine d’être jeté tout vif dans la fournaise de feu ardent. Ainsi commence l’histoire des compagnons de Daniel, Ananias, Azarias et Misaël, trois jeunes gens admis à la cour du roi parmi les pages pour qu’on leur enseignât la langue des Chaldéens, après leur avoir imposé les noms akkadiens de Shadrak, Meshak et Abednego. Cette histoire est racontée au chapitre 3 du livre de Daniel.
L
Le récit
toutes les situations où la foi est mise à l’épreuve. Les trois compagnons de Daniel sont les seuls à ne pas s’incliner devant l’idole. On vint dire au roi : « Il y a des Juifs que tu as préposés à l’administration de la province de Babylone, qui n’ont pas eu égard à toi, ne servent pas tes dieux et n’adorent pas la statue d’or que tu as dressée. » Colère et fureur de Nabuchodonosor qui les fait comparaître : « Si vous ne l’adorez pas, vous serez jetés dans la fournaise, et quel est le dieu qui vous délivrera de ma main ? » Mais ils répliquèrent : « Si notre Dieu que nous servons est capable de nous délivrer de ta main, ô roi, il nous délivrera. Et s’il ne le fait pas, sache que nous ne servirons pas ton dieu. » Alors l’expression du visage du roi changea, et il ordonna de chauffer la fournaise sept fois plus que d’ordinaire, et d’y jeter les trois jeunes gens.
Venons-en à notre récit, dont la leçon éclaire encore aujourd’hui
« Ils marchaient au milieu des flammes, louant Dieu et bénis-
Les exégètes situent la rédaction de cet ouvrage au temps de la persécution des Juifs par Antiochus Epiphane, vers 165 avant J-C, c’est-àdire trois siècles après l’exil à Babylone, alors que les fils d’Israël subissent l’épreuve terrible que racontent les Livres des Maccabées. L’auteur du livre de Daniel, rassemblant des traditions diverses, compose un livre destiné à soutenir la foi des Juifs persécutés. Daniel et ses compagnons ont été soumis aux mêmes épreuves, l’abandon de la Loi, la tentation d’idolâtrie et la menace de mort sous un pouvoir dictatorial. Mais ils ont persévéré, dans l’attente de la venue d’un autre règne, celui du Fils de l’homme qui établira le Règne de Dieu, et dans l’espérance de la résurrection des morts.
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sant le Seigneur, en chantant d’une seule voix ! » Le Cantique des trois enfants a été repris par l’église dans sa liturgie des laudes du dimanche, le jour du Seigneur, qui nous fait chanter dans le Christ victorieux de la mort, le sommet du dessein de Dieu sur le cosmos et sur l’histoire : « Car l’ange du Seigneur était descendu avec eux dans la fournaise et, en écartant les flammes, il soufflait sur eux comme une fraîcheur de brise et de rosée si bien que le feu ne leur causait ni douleur ni angoisse. » Le roi s’émut et se leva en toute hâte : « Je vois quatre hommes en liberté qui se promènent dans le feu sans qu’il leur arrive de mal, et le quatrième a l’aspect d’un fils des dieux. »
L’ange L’ange descendu dans la fournaise et soufflant sur eux préfigure le Christ ressuscité soufflant l’Esprit sur ses disciples pour leur donner pouvoir sur le mal. La
L’Esprit saint a été donné joyeux à l’homme et ne supporte pas la contrainte de la mauvaise tristesse, comme en témoigne François d’Assise : « La plus suave défense contre les mille embûches de l’ennemi, c’est la joie spirituelle. Quand le diable a pu ravir à un serviteur de Dieu la joie de l’âme, il est au comble de ses vœux. Mais quand le cœur est plein de la joie spirituelle, c’est en vain que le serpent répand son venin mortel… Ainsi, lorsqu’un serviteur de Dieu ressent un trouble quelconque, il doit sur-le-champ se lever, prier et demeurer en présence du Père jusqu’à ce qu’il lui ait rendu sa joie salutaire. » Joie de la victoire du Premier-né d’entre les morts, joie du retour au Père que Jésus communique
© Catherine Raphalen
joie dans les persécutions est ainsi devenue le climat de l’église primitive, tel qu’en témoignent les Actes et les Lettres apostoliques, qui ne cessent d’inviter à l’action de grâces pour une vivante espérance : « Vous en tressaillez de joie, bien qu’il vous faille encore quelque temps être affligés par diverses épreuves, afin que, bien éprouvée, votre foi, plus précieuse que l’or vérifié par le feu, devienne un sujet de louange, de gloire et d’honneur, lors de la Révélation de Jésus Christ. Sans l’avoir vu vous l’aimez, sans le voir encore, mais en croyant, vous tressaillez d’une joie indicible et pleine de gloire, sûrs d’obtenir l’objet de votre foi : le salut des âmes » (1 Pierre 1, 6-9).
La louange
peur de « rester éternellement muet ». Quand l’ange passe, en effet, tout retrouve sens et couleur à la lumière de la Résurrection du Seigneur de l’univers : tout peut devenir signe et éveiller à la louange, le soleil et la lune, pluies et rosées, souffles et vents, montagnes et collines, sources et fontaines et tous les oiseaux du ciel, et vous les enfants des hommes, les saints et les humbles de cœur, vous tous qui bénissez le Seigneur, « car il nous a délivrés de l’abîme et sauvés de la mort, en nous tirant du milieu du feu ». Le Cantique convoque toutes les créatures en les voyant comme un reflet de la gloire du Créateur. Hymne de la Création tout entière qui, par la bouche des humbles, chante la gloire du Seigneur et son amour éternel.
C’est pourquoi Ruysbroeck disait que la louange est la meilleure occupation d’un cœur qui aime, et qu’il faut apprendre à louer Dieu tant qu’il encore temps, de
Heureuse manière de prier dans la vie, comme l’indique saint Ignace au terme des Exercices, que celle de contempler les créatures « en regardant comment
aux siens comme une vivante promesse de vie éternelle, joie profonde qui demeure et que « personne ne peut enlever » (Jean 16,23), parce qu’elle est le fruit de l’Esprit. L’expérience nous le montre, la joie spirituelle produit la louange, et la louange entretient la joie. C’est l’allégresse de la consolation sensible qui rend tout facile et aisé, ou plus souvent c’est la paix profonde et discrète qui habite l’âme, y compris dans l’épreuve, comme une braise sous la cendre prête à s’enflammer dès que l’ange souffle sa brise légère. Il suffit d’un instant d’attention à ce qui arrive dans le moment présent, comme une visite d’en haut, pour que cette joie s’éveille : « Écoute, entends-tu la tourterelle ? »
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effet, où les forces viennent à manquer « tandis que l’homme s’en va vers sa maison d’éternité » (Qohéleth 12,5), un âge de la vie où l’on ne peut plus servir, mais où l’on peut toujours louer. Chaque saison apporte sa grâce particulière, mais chaque jour est un don à accueillir : « Vis le jour d’aujourd’hui, Dieu te le donne. Il est à toi : vis-le en lui ! » Précieux avis, qui inspirait à saint Basile de commencer sa journée par la louange : « A la louange du matin, consacre à Dieu les premiers mouvements de ton âme et de ton esprit,
pour que tu n’entreprennes rien avant de t’être réjoui à la pensée de Dieu. » Claude Flipo, s.j.
Claude Flipo est jésuite. Il a été rédacteur en chef de la revue Christus et aumônier de prison. Il a publié Jésus, maître de vie (Salvator, 2010), ou encore Invitation à la prière, aux éditions Vie Chrétienne.
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tous les biens et tous les dons descendent d’en haut ; comme ma puissance limitée, de la puissance souveraine et infinie d’en haut ; et aussi la justice, la bonté, la tendresse, la miséricorde, etc. ; comme du soleil descendent les rayons, de la source les eaux, etc. » Ignace lui-même confiera qu’un jour, à Manrèse, « il se représenta en esprit avec grande allégresse la manière dont Dieu avait créé le monde ». L’homme n’est pas mis au monde seulement pour servir, mais d’abord pour louer et s’accomplir dans l’amour. Vient un temps, en
Éditions la spiritualité ignatienne pour TOUS. Une revue tous les deux mois + 70 titres de livres Plus d’infos sur www.editionsviechretienne.com 26 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 18
Marie, notre sœur Nous fêtons le 15 août l’Assomption de Marie. Dès les premiers conciles de l’église, cette humble fille d’Israël a provoqué d’âpres discussions théologiques. Aujourd’hui, pas moins de dix fêtes la célèbrent dans l’année ! Quelle place a-t-elle chez saint Ignace, dans les évangiles, et dans l’église ?
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Combien de cantiques, de chapelets Marie a-t-elle inspirés ? Combien de prénoms, simples ou doubles, de communautés, de paroisses, de lieux de pèlerinage sous le patronage de Marie ? Même les ignatiens reviennent à Lourdes ! Autant la place de Marie est discrète dans les évangiles, autant elle est apparente dans le catholicisme. Certains estiment qu’on parle trop d’elle, d’autres pas assez… Dans des siècles récents, elle a inspiré deux définitions dogmatiques. Et certains de nos frères protestants se tournent aujourd’hui vers elle alors que leurs anciens reprochaient à l’Église catholique son inflation mariale. D’où viennent tant de contrastes ?
L’église présente Marie comme sa mère, comme notre mère. Mère du Christ qu’elle a porté dans son sein, toute sa vie elle est restée mère. Avant de mourir, Jésus lui a donné Jean comme fils et Jean représentait l’humanité. « Mère du Christ, mère des hommes », chantons-nous. Un autre lien de parenté moins présent dans nos mémoires apparaît pourtant dans les évangiles : Marie est notre sœur, sœur en humanité. J’aime à penser qu’elle est notre « grande sœur ». Voici quelques exemples qui me l’ont suggéré.
Chère Marie, tu dois sourire de nos discours, de nos recours intempestifs, de nos questions indiscrètes sur ta pureté originelle et sur ta sexualité… Sans doute perdons-nous notre temps en questions sans réponse ? Nous aimerions pouvoir nous représenter comment tu as conçu le Fils de Dieu, mais c’est aussi vain qu’imaginer la création de Dieu ou la résurrection du Christ. Alors il nous reste à faire confiance aux mots que donne l’Église, à ce qu’ils évoquent, ils peuvent nous toucher même si
Désarçonnée par la visite de l’ange, troublée par ses paroles, elle pose une question : « Comment cela se fera-t-il ? » (Luc 1, 34). L’ange la rassure avec deux arguments : « L’Esprit Saint viendra sur toi » (Luc, 1, 35). C’est le premier, il a du poids. Mais un autre a pu jouer : « Et voici qu’Elisabeth, ta parente est elle aussi enceinte (…) elle qu’on appelait la stérile » (Luc, 1, 36). Cette nouvelle, a-t-on dit, a suscité le départ de Marie pour aider sa cousine. Chez Luc, la visitation de l’ange à Marie
nous ne pouvons maîtriser leur compréhension.
Dans les évangiles
(Luc 1, 26-38) se trouve entre deux évocations d’Elisabeth. Et si l’aventure de sa cousine avait influencé le oui de Marie ? J’imagine la Vierge confortée par l’accueil de l’inattendu chez sa cousine. « Marie dit alors » (Luc 1, 38) : cet « alors » pourrait le confirmer : l’autre est présent à son insu aux décisions que nous prenons. Aussitôt la Vierge part en hâte chez sa parente retrouver une sœur qui vit une expérience semblable à la sienne, elle court de joie, ensemble elles vont pouvoir bénir le Seigneur auteur de tant de miséricorde, et s’étonner de la merveille qui leur est donnée. Les futures mères ne sont-elles pas heureuses de se rencontrer ? Tant d’artistes l’ont montré de manière émouvante. Cette fraternité nous la retrouvons à certains détails en d’autres passages des évangiles. A la présentation au temple, il est noté que « Syméon reçoit l’enfant dans ses bras » (Luc 2,28). Marie le lui a donc mis. N’y a-t-il pas un geste de détachement de la jeune mère, de confier son bébé premier-né de quarante jours à un homme qui vient au temple ? Quel signe de confiance, d’humanité envers cet homme juste que Marie traite
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comme un frère parce qu’elle a pressenti en lui la présence de l’Esprit. A Cana, devant les verres vides, Marie se tourne vers d’autres, en l’occurrence les serviteurs. Comme une sœur elle les associe à son projet, à sa confiance, à son obéissance à la parole de son fils. Elle leur permettra ainsi de connaître l’origine du vin nouveau, alors que le maître de maison n’en saura rien (Jean 2) !
Chez saint Ignace Cette présence fraternelle de la Vierge, Ignace l’a trouvée aux tournants de sa vie. A Loyola, une nuit, il reçoit une grande consolation à la vue d’une image de Notre-Dame avec le saint Enfant Jésus et à partir de ce jour, « il demeure dans un grand dégoût de sa vie passée et spécialement des choses de la chair. » Marie le provoque à la chasteté mais il ne lui attribue pas cette conversion car il ajoute : « Par cet effet on
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Et quand les frères de Jésus viennent pour se saisir de lui, Marie semble bien être de la partie même si elle n’est nommée qu’après (Marc 3, 21 et 31). Elle partage la démarche. Elle éprouve dans sa chair et dans son cœur le même étonnement que lorsque son fils de douze ans était resté à Jérusalem « chez son Père ». Une au milieu des autres, elle entend son fils confirmer sa foi : « Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère. » (Marc 3, 35)
▲ Reproduction de la Vierge de Montserrat, devant laquelle saint Ignace décide de faire une « veillée d’armes », à l’accueil du centre spirituel de Manrèse, à Clamart (92).
peut juger que la chose était de Dieu. » (Récit n°10) A Montserrat il décide « de faire une veillée d’armes toute une nuit sans s’asseoir ni se coucher, mais tantôt debout et tantôt à genoux, devant l’autel de Notre Dame où il a décidé de laisser ses vêtements et de revêtir les armes du Christ. » (Récit n°17) Le capitaine de son âme, c’est le Christ, mais il désire poser un geste signe de sa mutation intérieure en présence de Marie.
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Douze ans plus tard, à la fête de l’Assomption 1534, il prononce à Montmartre avec ses six premiers compagnons les vœux de pauvreté et chasteté et celui de se rendre à Jérusalem dans les deux ans pour y convertir les infidèles. A Rome, sa première messe, dans la Basilique de Sainte Marie Majeure, et sa profession à l’autel de la Vierge de saint Paul-hors-lesMurs, montrent bien combien Marie est associée aux débuts de la Compagnie de Jésus.
Le Père Giuliani parle d’« un accompagnement marial »1� du retraitant tout au long des Exercices.
Et pour nous Si certains excès de la piété populaire mariale peuvent surprendre ou agacer, le silence voire la méconnaissance de Marie serait une vraie perte pour les chrétiens. Une religieuse qui accompagne ses sœurs aînées me disait que la prière du rosaire reste souvent la seule prière de celles qui atteignent le grand âge. L’une d’elles de 99 ans récite trois chapelets tous les jours ! Marie ne prend pas pour autant la place du Seigneur. « Inutile de remplir le temps, Il est toujours là ! » dit une autre fervente du rosaire. Heureuses femmes qui, grâce au recours à Marie, achèvent leur vie dans la présence anticipée de Celui qu’elles ont cherché et désiré au long de leur existence. « La première en chemin », le succès de ce chant montre que les chrétiens aiment voir en Notre-Dame celle qui les précède et leur indique la route. Le soir du Vendredi Saint, vivant l’expérience la plus douloureuse que l’on puisse imaginer pour une mère, Marie a tenu bon dans la foi, et à cause de cela, elle a frayé un chemin aux croyants et à l’humanité entière. Comme le dit Christiane Hourticq, elle est « passée par le même chemin que nous qui n’avons pas eu d’apparition du Ressuscité, (…)
1. Christus n°183 p. 360. 2. Dans la Lettre aux communautés de la Mission de France n° 172, 1995.
▲ Le Christ accueille Marie après sa mort. “Elle est la première à avoir pénétré (...) au sein de Dieu avec son humanité ressuscitée.” Chapiteau de la Jérusalem céleste. Basilique de Notre-Dame du Port à Clermont-Ferrand.
elle a été au même régime de foi, (…) elle a dû traverser la nuit (…) elle est notre chef de file »2. Marie est la première des créatures dont la vie a abouti, elle est la première à avoir pénétré par grâce au sein de Dieu avec son humanité ressuscitée. Nous le célébrons le 15 août, à la fête de l’Assomption. « Marie notre sœur » est en quelque sorte plus facile à penser que Marie notre Mère. Beaucoup ont écrit sur la place de Marie dans l’économie du salut, mère du Fils de Dieu et mère de l’Église. Le danger est de faire dans nos esprits un parallélisme entre son rôle et celui du Christ ou de l’Esprit. Mais elle n’est pas auteur de la vie, encore moins en une sorte de parité féminine avec le Père, un peu moindre
peut-être mais quand même mère. Ce n’est pas elle qui donne la vie. Ce n’est pas elle que nous prions, que nous adorons, à qui nous rendons grâces. Son service ressemblerait à celui de la sagefemme présente aux naissances, attentive à ce qui vient, prête à intervenir si nécessaire. Et les naissances se répètent au long de l’existence…
3. Le groupe des Dombes est un groupe de dialogue œcuménique fondé en 1937. Il réunit une quarantaine de membres catholiques et protestants. On dit que certains de leurs travaux ont inspiré le concile Vatican II ou le Conseil œcuménique des églises. wwwgroupedesdombes.org 4. Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints, Bayard/ Centurion, 1997-1998.
Considérer Marie comme ma grande sœur m’a aidée à lui donner place dans mon cœur. Mettre en avant sa qualité de sœur ou, comme l’a fait le Groupe des Dombes3, la voir dans la communion des saints4, offrirait un rééquilibrage de son rôle sur notre chemin de foi, en faciliterait l’annonce et de surcroît favoriserait l’œcuménisme. Marie Emmanuel Crahay, as Juillet 2012 29
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L’amitié en communauté locale Nous n’avons pas choisi nos compagnons en communauté locale. Nous ne sommes pas un groupe d’amis. Pourtant des liens se tissent entre nous. Alors quelle est la place de l’amitié dans une communauté locale ?
N 1. Cf. : document pédagogique à l’usage des Équipes Service Régionales « Composition des communautés locales, mouvements et recompositions : petit dossier à l’usage des équipe service pour ne pas perdre le sens ! ».
Nous choisissons nos amis ; mais pas nos compagnons de communauté locale. Et si nous nous retrouvons, ce n’est pas pour former un club de « bons copains ». Au cœur de la démarche il y a le désir de progresser dans sa vie chrétienne et de mieux travailler pour le Royaume. Accueillir l’autre différent, se laisser travailler par sa parole et s’aider mutuellement à discerner en vue de la mission reçue du Christ, en sont les moyens. Aussi est-il recommandé aux équipesservice régionales qui ont en charge les recompositions d’équipe, de veiller d’abord à donner aux personnes des conditions de liberté qui permettent ce discernement. « Cela suppose d’éviter de proposer à des personnes ayant des relations sociales ou amicales fortes d’être dans la même équipe. »1 Ceci étant dit, faut-il en conclure qu’il faut garder de la distance les uns avec les autres et ne pas cultiver les liens dans le groupe ? Certainement pas. Les temps de partage plus gratuits (balades,
repas ensemble, etc.) favorisent une connaissance mutuelle ; le soutien à l’un ou l’autre, l’attention à la vie des autres approfondissent les relations. Ce sont tous ces liens qui se tissent qui instaurent un climat de confiance et de vérité. Et c’est ce climat qui permet l’écoute bienveillante et l’échange au service du discernement. Dans nos communautés locales, nous partageons ainsi une manière d’être ensemble ; et si nous partageons aussi une même expérience spirituelle enracinée dans les Exercices Spirituels et un même désir de servir, nous devenons « amis dans le Seigneur ». C’est l’expression devenue marque d’identité de la famille ignatienne, depuis 2006, année jubilaire, centrée sur l’amitié qui a uni François-Xavier, Ignace et Pierre Favre, alors étudiants. Quant aux liens en dehors du groupe, ils se vivent de façons diverses. Certains membres d’un même groupe partagent activités ou loisirs ; d’autres ne se voient pas entre les réunions. Des liens d’amitié entre deux personnes peuvent
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exister ou naître. Or l’amitié est un bien précieux qu’il convient de cultiver. Mais ces relations privilégiées sont-elles compatibles avec la vie d’un groupe ? Oui dans la mesure où elles ne nuisent pas à la vie ensemble et à la qualité de présence au groupe. Cela peut demander une vigilance pour ne pas faire de cette amitié le centre de tout, pour accueillir chacun avec la même bienveillance, pour éviter les sous-entendus ou les paroles en aparté sur le groupe ou ses membres, pour ne pas avoir de projet sur l’autre… Si cette amitié gênait l’un ou l’autre dans l’exercice de sa liberté dans ce lieu de discernement qu’est le groupe, alors il vaudrait mieux demander à ne pas être dans la même communauté locale. On pourra alors rester « amis dans le Seigneur » et amis, et pratiquer la conversation spirituelle, qui est un autre moyen de s’entraider dans la vie chrétienne. Marie-Elise Courmont
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Ensemble faire Communauté
Atelier CVX Arts
partager nos Expériences artistiques
L’atelier Arts est né du désir de quelques membres de la Communauté de Vie Chrétienne de se rencontrer et d’échanger à partir de leurs pratiques artistiques : désir de partager et d’approfondir le chemin spirituel vécu dans leurs démarches créatives.
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Comme chaque atelier CVX, l’atelier Arts permet aux participants d’approfondir à l’aide de la pédagogie ignatienne, un domaine spécifique de sa vie avec des pairs : d’autres membres qui vivent le même questionnement. Ce qui se joue dans la création artistique étant une expérience spécifique, elle se partage diffi-
cilement en communauté locale, malgré les bonnes volontés. A chaque fin de rencontre, tous expriment leur bonheur de pouvoir sortir de la solitude inhérente à la création artistique : partager et laisser interpeller cette part si importante de leur vie avec des personnes qui ont le même désir, qui vivent une aventure similaire, qui « parlent la même langue ».
Une manière de faire
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Au cours de ces rencontres, chacun présente une œuvre personnelle en précisant ce qui a été vécu intérieurement autour de son élaboration. Le sujet n’est pas forcément religieux : tous les sujets sont possibles, l’important est le désir de vivre notre foi à travers notre art, quelle qu’en soit la facture. Le groupe, après une écoute bienveillante, exprime ce qui le touche, ce qui le rejoint, et
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comment cela fait écho dans sa propre création. En somme, c’est un peu comme une réunion de communauté locale CVX où nous prions ensemble, nous relisons notre vie artistique, nous faisons miroir de ce qui est partagé, nous nous soutenons mutuellement. Le partage autour des œuvres est vraiment le moment le plus essentiel de nos rencontres, celui qui nous nourrit tous. Nous partageons nos recherches, nos tâtonnements, nos doutes, nos avancées, nos surprises… Nous découvrons la manière dont Dieu se révèle, comment son souffle créateur nous précède. C’est toujours un émerveillement devant la qualité des œuvres. C’est surtout le lieu où nous recevons confiance et soutien, pour un nouvel élan.
D’un nouvel élan à un approfondissement La qualité d’écoute permet à chacun de s’exprimer, même pour
Oser dire Le moment où nous présentons une œuvre est toujours vécu avec un peu d’appréhension : exposer c’est s’exposer. Il est difficile de trouver les mots justes pour
Changer de regard Parfois l’œuvre présentée ne parle pas. Prendre le temps de regarder, d’écouter ce que dit l’autre de son travail, en transforme la perception. Ce temps de contemplation permet de se
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ceux qui ont du mal à parler en public, même pour ceux qui débutent. Et la parole dite permet de progresser, en découvrant en soi et par l’accueil des autres que nous sommes capables de faire de belles choses. Ainsi sans les encouragements des membres de l’atelier, je n’aurais jamais osé imaginer exposer. Me confronter au regard des autres auxquels je reconnais une compétence, me conforte. La parole de l’autre me révèle à moi-même et me met en confiance pour aller plus loin. De plus, la relecture au sein de l’atelier, m’a permis de prendre conscience de l’aspect spirituel de mon activité, de mettre en lumière le lien entre ma foi et mon travail. Grâce à la préparation, aux échanges, aux interpellations, je n’ai plus le même rapport à ma peinture : ce qui était un passetemps, plaisant et valorisant, est devenu une participation à la création divine, à ma mesure… Grâce aux rencontres nourries de la pédagogie ignatienne, je suis passée d’une activité centrée sur moi, à la recherche de l’expression d’une harmonie, d’une tendresse, d’une beauté, que je voudrais communiquer aux autres.
dire ce qui nous habite, surtout les difficultés, et encore plus de montrer ce que nous avons fait et qui nous révèle parfois plus intimement que nous ne l’imaginons. L’écoute fraternelle et bienveillante permet une expression en profondeur et en vérité. Lorsque nous nous retrouvons année après année, à cette joie du partage en profondeur, s’ajoute la joie de l’amitié et de l’accompagnement mutuel dans la durée : nous pouvons être témoin de la progression de l’autre et de son cheminement spirituel, nous pouvons plus naturellement nous soutenir et nous interpeller. N’est-ce pas ce que nous vivons au sein de nos communautés locales ?
laisser toucher, interpeller, même par ce « que nous n’aimons pas ». Nous vivons, à chaque fois, la même expérience étonnante et extrêmement positive. Chaque différence exprime une facette de l’indicible. L’art est source pour chacun de nous de renouvellement spirituel. Ne serait-ce pas un acte priant ? une prière pour celui qui crée et pour celui qui reçoit… « L’art dans son ensemble n’est pas une création sans but qui s’écoule dans le vide. C’est une puissance dont le but doit être de développer et d’améliorer l’âme humaine. » Wassily Kandinsky, Du Spirituel dans l’Art. Sylvie Blanc
L’atelier CVX Arts • Année de naissance : 1997. • Nombre de membres en 2012 : environ 50 ; membres de CVX, et non CVX. • Nombreuses pratiques artistiques : peinture, sculpture, photo, danse, conte, clown, musique, reliure, écriture,... • Responsable en 2012 : Françoise Pierson • L’atelier est ouvert à toute nouvelle personne désireuse de participer dans l’ « esprit CVX ». Il propose plusieurs rencontres chaque année : un week-end national et des journées régionales. • En Rhône-Alpes, sont vécus aussi des rendez-vous créatifs une fois par trimestre, occasions de créer côte à côte. Juillet 2012 33
Ensemble faire Communauté
« Travailler au bien-être de la vie familiale » Nouveau chantier de la CVX France Comment la CVX soutient-elle la croissance des couples et des familles ? Comment accueille-t-elle les personnes qui vivent des situations « non-conformes » au regard des normes de l’Église catholique ? C’est pour répondre à ce type de questions que s’ouvre pour toute la CVX France un nouveau chantier apostolique autour des réalités familiales, en cohérence avec les orientations qui ont été votées lors de l’Assemblée à l’Ascension 2012. En voici quelques éléments d’explication.
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La famille est la base de la vie sociale, le premier lieu de notre humanisation. Pour nous chrétiens, elle est souvent le premier lieu de notre évangélisation et du témoignage.
et conjugales inédites vécues par les chrétiens aujourd’hui. Quant à nous, la CVX, nous déclarons dans le Principe Général 4 que la famille est une de nos priorités apostoliques : « Notre but est de devenir des chrétiens engagés en portant témoignage des valeurs humaines et évangéliques qui touchent à la dignité de la personne humaine, au bien-être de la vie familiale et à l’intégrité de la création. » D’ailleurs, la dernière Assemblée mondiale qui se déroulait à Fatima en 2008, parmi ses différentes orientations apostoliques, nous invitait tout spécialement à « travailler pour le bien-être de la vie familiale ».
Les évêques de France, en 2011, prenant en compte la complexité et la vulnérabilité de la famille déstabilisée par les différentes crises de la société, ont proposé une grande réflexion pastorale sur la famille qui a fait ressortir l’urgence de quitter le moralisme pour proposer une nouvelle spiritualité familiale et mieux accompagner les situations familiales
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▼ Familles à saint-Hugues de Biviers.
Un atelier « Couple et famille » Beaucoup d’entre nous sont déjà diversement engagés dans leur
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propre famille, mais aussi dans le secteur social, éducatif ou de la santé au service des familles auprès desquelles ils déploient des trésors d’amour et de créativité. L’idéal serait que naisse en cours d’année un atelier « Couple et famille ». En mettant en commun nos expériences, nos questions, nos difficultés, nos souffrances, nos richesses et nos joies aussi, nous pourrions découvrir comment déployer une action apostolique plus riche et surtout plus évangélique. Il s’agit de nous entraider à agir toujours plus à la manière de Jésus qui nous a révélé la fidélité et la miséricorde infinie de Dieu et qui s’est fait le frère aimant des plus petits et des plus souffrants. Cela devrait nous aider à travailler de façon audacieuse et bienveillante à l’unité de la famille humaine sous toutes ses formes. Les enjeux de ce chantier sont multiples. Il y va de la croissance
Notez déjà sur vos calendriers !
personnelle des membres, du bonheur de la vie conjugale et familiale de chacun, mais aussi de la crédibilité évangélique et du rayonnement apostolique de la Communauté dans l’Église et dans le monde. Travailler à ce chantier au sein de la CVX, c’est apporter notre petite pierre à l’amélioration de la vie familiale de tous au cœur des turbulences relationnelles que connaît notre société.
Au sein de la Communauté Si la communauté est envoyée au monde, elle est aussi traversée par le monde et ses blessures. Elles affectent nos familles. Mais notre foi au Christ ressuscité nous fait découvrir que « la démesure de l’amour du Christ fait son œuvre dans nos existences cabossées, si nous voulons bien les laisser ouvertes à son souffle ». Nous croyons aussi que « le Dieu de la tradition chrétienne est un Dieu proche qui s’engage dans l’histoire humaine avec ses drames » (Véronique Margron dans Fragiles Existences, p. 40 et 68). C’est dans cet esprit que nous désirons aborder en communauté les blessures de la famille et les « situations hors clous » au regard des normes de l'église (divorcés-remariés, concubinage, homosexualité) vécues par certains membres de la communauté. Elles interpellent la Communauté quand une personne divorcée remariée souhaite accompagner une retraite selon les Exercices Spirituels, quand
• Un week-end pour tous les membres qui s’intéressent à la famille - Les 19 et 20 janvier 2013 au Collège Gerson à Paris. • 2 week-ends pour les membres vivant des « situations hors clous » au regard des normes de l’église - Au Centre spirituel de BIVIERS (68) les 27 et 28 Octobre 2012 - Au Centre spirituel du HAUMONT (59) les 31 Mai et 01 Juin 2013 Vous les trouverez dans les programmes des Centres sous le titre : Risquer la parole en communauté sur les « situations hors-clous ». • Un week-end pour les accompagnateurs et assistants - A Paris en Novembre 2013 renseignements : contact@cuxfrance.com Dans ces différents lieux, pour être fidèles à la spiritualité ignatienne, nous emploierons une pédagogie similaire à celle qui a été utilisée lors de l’Université d’été : « Contempler, discerner, s’engager ». Nous partirons de nos expériences partagées, nous nous mettrons à l’écoute de la Parole du Christ et de l’Église et nous ferons circuler la parole entre nous le plus librement possible.
des personnes homosexuelles qui vivent ensemble désirent être dans la même communauté locale, etc. Ces situations peuvent envahir le champ du partage en communauté locale ou rester dans le champ du non-dit provoquant malaise et absence de liberté de parole et d’interpellation, ce qui ne permet pas véritablement le travail de vérité personnel et communautaire. Or, ces questions ne relèvent pas d’enjeux exclusivement individuels, elles ont un impact sociétal, ecclésial et communautaire. Elles interrogent tous les niveaux de la vie communautaire (pré-accueil, accueil, équipes service, communautés locales, assistants et accompagnateurs). Il nous est donc apparu urgent d’ouvrir un chantier sur ces questions délicates pour libérer la parole et pouvoir construire une certaine cohérence communautaire en résonance avec l’Évangile.
Trouver une attitude pastorale juste Dans cette démarche, nous savons que nous serons toujours dans une véritable tension entre la recherche d’une cohérence
communautaire et ecclésiale et le respect du cheminement humain et spirituel des personnes singulières. L’enjeu est bien de proposer une conversion évangélique de toutes les situations et de trouver une attitude pastorale juste dans un « sentir avec l’Église ». Nous sommes persuadées que cette recherche qui nous invite à croiser « amour et vérité » dans un esprit de « résistance et souplesse », comme nous le suggère le père Joseph Moingt dans son dernier ouvrage Croire quand même, peut être bénéfique pour toute la Communauté. Elle peut faire grandir sa capacité de discernement et de témoignage dans un monde en quête d’humanisation. Mais nous percevons aussi que ce sera le lieu d’un combat spirituel dans lequel l’Esprit nous accompagne déjà depuis Nevers. C’est en effet au Congrès de Nevers à la Pentecôte 2010 que l’idée de ce chantier est née. Travailler dans cette perspective nous apparaît comme une œuvre apostolique qui dépasse très largement le simple fonctionnement communautaire mais participe à la mission libératrice du Christ. Claire Le Poulichet Juillet 2012 35
Ensemble faire Communauté
CVX Inde
Une communauté engagée
P 1. Mumbai : le nom indien de Bombay.
Partir en Inde, nous n’y aurions pas pensé si Fatéma et Étienne, de bons amis de Nevers, ne nous avaient pas invités au mariage d’Hatim, le frère de Fatéma à Bombay. Ce fut pour nous l’occasion de mieux comprendre, en rencontrant leurs familles, le formidable défi qu’ils se sont lancés en choisissant librement de se marier il y a 2 ans, elle musulmane de la petite communauté des Dawoodis Bohras et lui catholique. Dès que nous avons su que nous partions, nous avons cherché à entrer en contact avec la Christian Life Community (CLC) de Mumbai1. Nous sommes alors entrés en contact avec Ignatius, Robert et Austin auxquels il faut ajouter Luke notre vice-assistant mondial.
▲ Des membres de communauté Maranatha à Mumbai avec Luke Rogriguez (vice-assistant mondial). De gauche à droite : Perpetua et Ignatius D’Souza, Luke Rodriguez Austin Nazareth, Robert D’Souza et Rodney.
Et le miracle s’accomplit Dès le lendemain de notre arrivée nous avons été reçus à Seva Niketan « la maison du service », cœur de l’activité de la CLC, par la communauté locale Maranatha de Mumbai (12 membres) à laquelle s’était joint (cerise sur le gâteau) Luke qui venait passer quinze jours dans son pays pour revoir sa famille et ses amis. Ensemble nous avons vécu un temps fraternel autour de quelques spécialités concoctées à l’occasion de Noël, nous regardant les uns les autres, si différents et si semblables, réunis grâce à notre appartenance à la CVX. Nous faisons l’expérience d’appartenir à une même famille, à une communauté mondiale dans laquelle nous pouvons nous reconnaître. Nous retrouvons avec plaisir Luke que nous avions rencontré à Nevers, notre ville, lors du Congrès de la CVX France ! Nous prions ensemble.
Une communauté engagée Pour se réunir tous les quinze jours, certains traversent la ville tentaculaire de Mumbai (à peu
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près 17 millions d’habitants) et font plus d’une heure et demi de voyage en train (aller), avec la volonté de rester réunis pour ne pas disparaître - de faire communauté pour ne pas être dissous dans le nombre. Ici à Mumbai, la CLC est engagée avec d’autres, dans l’aide et le soin aux plus pauvres à travers le dispensaire de Seva Niketan, dans l’éducation afin de favoriser la scolarité dans la durée des
▲ Clara et Austin Nazareth, Isabelle et Christopher, leurs enfants, Calvin leur neveu à Naigaon nord de Mumbai.
enfants pauvres dont les familles n’ont pas conscience de l’importance de l’éducation pour leurs enfants. Elle est aussi engagée dans l’éducation civique des indiens catholiques pour les aider à prendre part à la vie politique et citoyenne en mettant au cœur du discernement, non pas l’apparence ni les beaux discours de politiciens la plupart du temps
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Façade de l’ancienne cathédrale de Bassein sur laquelle figure le monogramme jésuite.
corrompus, mais l’adéquation avec la parole de Dieu et tout particulièrement avec la lettre de Paul à Tite, véritable feuille de route pour Austin et ses compagnons. Un travail de fourmi où seule l’espérance reçue du Christ permet de tenir, tant la tâche est immense.
Chez Austin et Clara à Naigaon Nous passons une journée à Naigaon chez Clara et Austin (1h15 de train de Mumbai). Il y a de nombreux chrétiens qui se regroupent dans cette région chargée d’histoire (nous avons vu avec émotion le monogramme Jésuites datant du XVIIe siècle sur le fronton de l’ancienne cathédrale de Bassein), pour tenter de mettre en œuvre les options de l’Évangile. Nos frères Jésuites sont toujours en mission dans cette région. Nous avons pu visiter plusieurs communautés et à chaque fois avons éprouvé de l’affection fraternelle pour ces hommes donnés à cette terre de l’Inde au nom de Celui qu’ici aussi, en France, nous cherchons à suivre et à aimer davantage.
le fait vivre et d’avoir partagé le repas en famille, il passe l’aprèsmidi avec son neveu Calvin à nous conduire en voiture dans la région, à la rencontre des établissements scolaires, des institutions (notamment un centre de désintoxication pour les anciens alcooliques), des communautés jésuites… Chacune des rencontres est l’occasion pour Austin, nouvellement arrivé dans la région, de présenter la CLC, ONG comme il dit, engagée sur les questions des droits de l’homme. Et chemin faisant, d’envisager la création d’une communauté locale dans la région.
La force d’Ignatius Ignatius, l’ancien responsable national, nous donne quelques infos sur la vie de la Communauté. Avec 350 membres, la CLC Inde est présente dans le sud du pays (Madras, Cochin, Trivandrum), sur la côte ouest (Mangalore, Goa, Mumbai) et également dans le nord est (Calcutta, Darjiling, Ranchi, Gaya). Toutes les communautés ne parlent pas la même langue. Il faut
donc prévoir des traducteurs pour se comprendre… Les distances sont considérables et 45 % des membres la CLC sont des jeunes ! Des membres par ailleurs bien reliés aux moyens proposés par la Communauté mondiale et notamment les Exercices Spirituels dont nous sentons bien qu’ils sont en Inde aussi, source spécifique et instrument caractéristique de notre spiritualité. Pas de désespoir chez Ignatius, pas de fatigue, mais une grande sagesse, une grande volonté de poursuivre la route. Nous retrouvons en lui sans doute ce qui faisait la force de Gandhi dont la présence nous a accompagnés durant ce voyage.
Des chemins s’ouvrent Impossible après avoir vécu tout cela d’être comme avant, de penser, de prier comme avant. Un impératif s’impose à nous : parler anglais pour se comprendre ! Et si la CVX mettait en place des cours de langues… pour développer de telles rencontres, afin de s’encourager, se soutenir, s’exhorter mutuellement à poursuivre la route, à vivre une fraternité et une solidarité privilégiant la relation humaine… Denis et Brigitte Pellet-Many
« Je vous présente la CLC »
Messe à Gloria Church (Mumbai).
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Après avoir pris le temps d’écouter Austin nous parler de ce qui
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Ensemble faire Communauté
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CVX aux États-Unis L’unité
apostolique dans la diversité
L
La restructuration de la CVX aux états-Unis
1. On désigne par « Advocacy » des actions menées auprès des instances de gouvernements pour changer les politiques, les pratiques, les idées et les valeurs qui perpétuent l’inégalité, les préjugés et l’exclusion, par des moyens non-violents.
En 2004, la CVX aux états-Unis a accueilli des centaines d’Américains d’origine vietnamienne qui vivaient dans l’esprit ignatien depuis des années. Plus de 300 Américains d’origine coréenne avaient déjà formé des communautés et commencé à prendre contact avec la CVX. Face à ce multiculturalisme, notre gouvernance a alors entrepris un long travail sur plusieurs années pour développer une structure qui permette de tisser des liens entre communautés si diverses.
En juin 2012, 75 à 100 délégués se rencontreront pour la 4ème Assemblée de gouvernance dédiée au processus de discernement et de formulation de cette nouvelle organisation. Lors des Assemblées précédentes, nous avions identifié les objectifs de la CVX aux états-Unis,
▼ Communauté locale de Martha Robbins, Lois Campbell et Carol Gonzales pendant leur retraite annuelle des Exercices, au petit-déjeuner.
nommé ses priorités, tandis qu’un groupe était chargé de développer la nouvelle structure et de faire un compte-rendu de leur travail. Cette année nous recevrons les résultats de tout cela, et nous devrons prendre une décision concernant la nouvelle organisation. L’ensemble de toutes les communautés locales du pays a participé au processus de discernement. Les missions apostoliques Guidée par notre charisme et les orientations de la CVX Monde, l’« Apostolic Action and Advocacy Team »1 (AAAT) essaie de favoriser et de soutenir notre travail commun en faveur de la justice à travers : (a) les communications qui développent le charisme de la CVX, une spiritualité de relations comme chemin de vie, basée sur les Principes Généraux (à travers des vidéoconférences, des retraites communes, emails, newsletters, site internet, réseaux sociaux : Facebook, Twitter, etc.), (b) un discernement apostolique communautaire comme fondement de la formation des embres, (c) le réseau, le dialogue et le soutien. Douze membres de 7 régions des États-Unis, notamment les communautés coréenne et cubaine,
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participent à des réunions par téléconférence une fois par mois. La spiritualité ignatienne avec les protestants Pneuma est un programme de formation en deux ans à la responsabilité et à l’accompagnement, qui dans la dynamique des Exercices, s’adresse aux pasteurs et aux laïcs, en tenant compte des perspectives théologiques diverses (protestants, catholiques,...). Chaque participant fait les 30 jours des Exercices, généralement sous la forme des « Exercices dans la vie ». À la fin du programme, on reçoit un certificat pour exercer la direction spirituelle, ou l’accompagnement des Exercices Spirituels (en groupe ou individuel au sein des paroisses). En tant que fondatrice et directrice du programme Pneuma, et enseignante de pastorale au séminaire de Pittsburg, affilié à l’église presbytérienne, je suis toujours touchée de voir comment les protestants trouvent dans la spiritualité ignatienne une aide pour leur vie spirituelle et pour leur engagement dans le service, quelle que soit leur vocation. Martha Robbins, aidée de Lois Campbell et Carol Gonzales mai 2012
Billet
© iStock
Il faut qu’une porte soit fermée « Très biblique, profondément biblique, tu sais… » Avec Jean K., c’est toujours pareil. Quoi que vous lui racontiez - une belle rencontre, une lecture déconcertante, un souvenir d’enfance tenace, il suffit que ça vous tienne à cœur - il cite les Écritures. Quelques versets en écho, et voilà votre confidence toute auréolée d’universel. Ainsi, l’autre jour - et pourtant on ne refaisait pas le monde, nous parlions tranquillement des départs en vacances, d’une vieille amie commune qui a désormais beaucoup de mal à se hisser en voiture, du bruit mat à la fermeture de sa portière… - Sur ces voitures modernes, vous avez remarqué ? Ce n’est plus clac !, bêtement métallique. Ça sonne net, chaleureux. Pour notre Julie, c’était comme si j’entendais dire : « Ne t’inquiète pas, elle fera bon voyage… » - Noé, Philippe, Noé ! Lorsque l’arche est enfin prête à partir : « Alors le Seigneur ferma la porte sur Noé. »1 Au moment de la séparation, nos vrais amis prennent soin de nous, mais ils ne nous retiennent pas. Ils n’ont qu’une porte à refermer soigneusement.
1. Genèse 6, 17. 2. Marc 15, 46. 3. Luc 2, 7. 4. Marc 16, 3.
Jean eut son bon sourire : « Ce n’est pas à un vieux juif comme moi de te le dire, mais Jésus a connu cela. Pour lui aussi, un ami a su veiller doucement à la fermeture… » Je restai perplexe. Il fit comme s’il ne savait pas aussi par cœur le Nouveau Testament, prit ses lunettes, et lut : « Joseph d’Arimathie descendit Jésus de la croix et l’enroula dans le linceul. Il le déposa dans une tombe qui était creusée dans le rocher et, ah, voilà, il roula une pierre à l’entrée du tombeau. »2 � - Brr, des rites funéraires. Vous avez de ces parallèles, Jean ! - Et toi, tu ne trouves pas qu’ils résonnent comme « Marie mit au monde son fils premierné, l’emmaillota et le déposa dans une mangeoire »3 ? Dans tous ses gestes - qui l’eût cru de ce digne notable ? - le bon Joseph est plus qu’amical : maternel. Alors, à la fin, cette pierre roulée, c’est l’ultime délicatesse… Sa main jouait avec le couvercle d’un vieux coffre à cigares. - Tu permets que je fasse de la théologie à deux shekels, pour belle soirée de juin en province ? Au fond, murmura-t-il, chacun se demande qui lui roulera la pierre4 ... Mais vous, les chrétiens, vous voulez qu’on se pose deux fois la question. La première, pour savoir si un ami sera là, et fera de son mieux en fermant bien la porte - et la seconde fois, pour savoir si Dieu est là, et fera l’impossible en la rouvrant… Il y a des soirs où l’on est heureux d’avoir deux shekels sur soi. Philippe ROBERT, sj Juillet 2012 39
Prier dans l’instant
© Adagp, 2012
En contemplant une œuvre
▲ Arcabas, Les Pèlerins d’Emmaüs1, Lyon (O.P.M.), ADAGP 2012 (photo M.G.).
Jésus est là au centre. Les deux disciples le regardent tandis que son visage, d’une grande douceur, est tourné vers le pain et le sel que ses mains semblent transformer. Son vêtement bleu est aussi la nappe sur laquelle s’accoudent les disciples. Les objets qui y sont posés sont prosaïques. Ils semblent tout droit sortis d’une cuisine d’aujourd’hui : une assiette et une cruche blanche à liseré bleu, un couteau, une fourchette, des verres à pied remplis de vin, un saladier débordant de figues fraîches. En s’arrêtant devant le tableau, en le laissant parler, le regard intérieur, le deuxième regard du disciple de gauche, voit. Les bras des convives et la vaisselle sont aussi en apesanteur, comme s’ils étaient attirés par le Christ pour être transfigurés. Terre à terre et céleste. Bien présents et insaisissables. Aujourd’hui Seigneur, je t’invite à déjeuner, avec ma vaisselle ébréchée, ma ménagère dépareillée et les fruits de mon travail. Quand tu es là, le repas devient festin. Charles Mercier
Nouvelle revue Vie Chrétienne – Juillet 2012
1. Arcabas a réalisé plus de trente-cinq toiles sur le thème des disciples d’Emmaüs. Celle-ci a été peinte en 2006 et est exposée à la Maison de Lorette, 42 - 42bis, Montée Saint Barthélemy, 69005 Lyon.