Vie chrétienne Nouvelle revue
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B I M E S T R I E L D E L A C O M M U N A U T É V I E C H R É T I E N N E E T D E S E S A M I S – N º 2 0 – novembre 2 0 1 2
Incontournables conflits
Ruth la Moabite, ancêtre du Messie Prier avec son corps
Sommaire éditorial l’air du temps
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chercher et trouver dieu
Incontournables conflits NOUVELLE REVUE VIE CHRÉTIENNE Directeur de la publication : Jean Fumex Responsable des éditions : Dominique Hiesse Responsable de la rédaction : Marie-élise Courmont Secrétaire de rédaction : Marie Benêteau Comité de rédaction : Marie Benêteau Marie-élise Courmont Marie Emmanuel Crahay Jean-Luc Fabre sj Yves de Gentil-Baichis Dominique Hiesse Barbara Strobel Comité d'orientation : Marie-Agnès Bourdeau Jean Fumex Noëlle Hiesse Michel Le Poulichet Béatrice Mercier Trésorière : Martine Louf Fabrication : SER, 14 rue d’Assas, 75006 Paris www.ser-sa.com Photo de couverture : ©iStock Impression : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau ISSN : 2104-550X 47 rue de la Roquette 75011 Paris
Témoignages Comprendre la signification du conflit Yves de Gentil-Baichis Jésus confronté au conflit Dominique Hiesse L’« indifférence » ignatienne en toutes circonstances Jean-Luc Fabre, s.j le babillard se former Prier avec son corps Pierre Faure, s.j. « Je parlerai à leur cœur », voyage CVX en Terre Sainte Gaëtan et Véronique Ruth la Moabite, ancêtre du Messie édouard Cothenet Discerner et résister Cardinal Carlo Maria Martini Prier ensemble Marie-élise Courmont ensemble faire communauté Des orientations communautaires pour qui ? Appel aux goûts et aux talents – être jeune en CVX Nouveau médiateur de la CVX Tisser la vie et la prière Vacances européennes en Slovénie Rencontre avec la CVX Hong-Kong Expérience CVX en Allemagne billet Éloge du pain perdu Philippe Robert, s.j. prier dans l'instant En pensant à nos défunts Charles Mercier
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Éditorial
« Garde-toi 1 d’oublier… »
«
L’invitation du Deutéronome à se souvenir est toujours d’actualité. Dans cette période de l’année, qui est souvent propice au découragement et à la morosité, les textes de la liturgie rappellent la victoire du Christ et la plénitude de vie de ceux qui marchent à sa suite.
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Garder le souvenir de la Parole, se rappeler les bienfaits reçus, les temps de consolation… non pas pour fuir la réalité mais pour tenir dans l’espérance. Dans ce numéro, le choix a été fait de regarder une réalité difficile, celles des conflits qui sont bien là et empoisonnent la vie. Ne pas se voiler la face et faire preuve de patience peuvent aider à les dépasser. La rubrique « Lire la Bible » évoque la situation de Noémi, rendue précaire par l’accumulation des épreuves. Pourtant, grâce à la fidélité de Ruth, la vie l’emporte sur la mort.
»
Patience, fidélité : des mots qui rejoignent les propos du cardinal Martini à l’attention des séminaristes (voir p 27-29). Parlant du discernement comme d’une épreuve, il y associe un autre terme : résister. C’est-à-dire persévérer dans la prière, dans la patience, dans la recherche, gardant en mémoire le projet d’amour de Dieu. Une attitude qui a sa fécondité, à contre-courant de la culture du « tout-tout de suite ».
Marie-élise Courmont 1. Deutéronome 8, 11 ou 6, 12.
Pour écrire à la rédaction : redaction@viechretienne.fr
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L'air du temps
Hommes et femmes, quelle égalité ? Du 23 au 25 novembre 2012 auront lieu à Paris les Semaines Sociales de France, avec pour thème cette année « Hommes et femmes, la nouvelle donne ». Une question d’actualité, à laquelle nous introduit Jean-Pierre Rosa, philosophe et délégué général de ce temps fort.
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Il est peu de sujets qui entraînent autant de débats passionnés que celui de l’égalité entre les hommes et les femmes. Nous sommes en effet tous concernés par cette question, tous touchés par ce grand mouvement qui n’a cessé de s’accélérer depuis la guerre. Mais nous la percevons différemment selon que nous sommes hommes ou femmes, bien sûr, mais aussi jeunes ou vieux, occidentaux ou pas, chrétiens ou non. En effet, les jeunes garçons sont bien souvent surpris de constater que, ce qui pour eux va de soi, a encore, pour certaines, le goût d’une conquête. Et les chrétiens, les catholiques surtout, ne comprennent pas toujours la logique ou le ressenti de personnes qui n’ont pas les mêmes références spirituelles et familiales qu’eux.
Des interventions à deux voix En choisissant ce thème, il y a deux ans, les Semaines sociales ne savaient pas qu’elles seraient,
une fois encore, au cœur de l’actualité. Très vite cependant nous avons compris que nous avions mis en chantier une question difficile mais particulièrement riche, une de ces questions qui sont au centre de beaucoup d’autres. Mais de quoi parlons-nous tout d’abord, et d’où, comme on dit aujourd’hui ? Il nous a semblé évident que nous devions commencer, plutôt deux fois qu’une, par dresser un grand tableau, à la fois sociologique et historique des multiples transformations qui ont abouti à la société dans laquelle nous vivons qui fait de l’égalité entre hommes et femmes, voire de la parité, un postulat et un idéal si ce n’est une pratique. Et ce grand tableau, il fallait qu’il provienne d’hommes et de femmes car, même si l’on ne croit pas aux différences « essentielles » entre les sexes, il est néanmoins évident que les perspectives et les insistances ne sont pas les mêmes. Ce principe quasi paritaire s’est assez naturellement étendu à l’ensemble des
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interventions qui se font donc, la plupart du temps, à deux voix.
Les résistances des hommes Il y a donc un mouvement pour l’égalité entre hommes et femmes dont il s’agit de rendre compte. D’un côté en en faisant le bilan : qu’est-ce qui a été fait ? Que reste-t-il à faire ? De l’autre en en relatant, sur la longue durée et dans l’histoire des idées et des institutions, la dynamique. Ceci en balayant les divers domaines où la question se pose : le travail, la famille, l’éducation, la politique. Mais tout au cours de cet inventaire, nous butons sur des résistances, des objections, notamment, il faut bien le dire, de la part des hommes. Nous prendrons le temps d’écouter ce mal-être sans aussitôt le justifier ni non plus le condamner au nom de la persistance des stéréotypes. D’où cette question : jusqu’où le mouvement pour l’égalité peut-il aller ? Doitil ou non, s’arrêter ou se réorien-
ter, et au nom de quoi ? Le spectre de l’indistinction des sexes est-il fondé ou pas ? Comment arriver à une heureuse complémentarité des sexes ? Est-il d’ailleurs encore permis d’utiliser ce mot ? Et comment, par le même mouvement, progresser vers l’égalité ? Arrivés à ce point, nous interrogerons la philosophie et la théologie. Y a-t-il possibilité – au moins de dialogue – entre les deux disciplines ? L’anthropologie chrétienne peut-elle trouver en elle-même et dans les textes qui la fondent un ressort assez puissant pour répondre aux questions de ce temps ? Un discours audible pour s’affirmer, au besoin en faisant entendre sa différence, sans être immédiatement disqualifiée ? C’est à ce point que l’actualité nous rejoint et que la question du mariage entre personnes du même sexe nous pose question. Nous n’éluderons pas ce débat. Nous essaierons de tracer cette voie de crête qui affirme sans asséner et, surtout, sans condamner et sans mépriser. Plus facile à dire qu’à faire…
Jouer, échanger, débattre La question de l’égalité et de la juste relation entre hommes et femmes nous atteint au plus profond, presque à notre insu. C’est pour cette raison que nous voudrions faire entrer dans la confrontation l’ensemble des participants. Ils se répartiront, l’espace de deux heures en plusieurs centaines de groupes de dix à douze personnes pour jouer,
échanger, débattre. Oui, jouer, car l’humour est souvent la façon la plus élégante de reconnaître nos stéréotypes. Nous aborderons alors la question qui fâche : comment pouvons-nous, nous chrétiens, prétendre parler de cette question alors que nous manifestons, dans la gouvernance de notre Église, une préférence prononcée pour la hiérarchie de sexes ? Quel peut être le chemin pour arriver à une collaboration harmonieuse – et non pas béate – entre hommes et femmes ? Viendra enfin, une fois ce travail de mise à niveau et de purification effectué, le temps de l’examen des pistes à explorer pour promouvoir une égalité respectueuse des différences dans trois domaines clés de la vie sociale : le travail, la famille et l’éducation. Pour nous accompagner tout au long de ce parcours, nous avons demandé aux personnes les mieux placées d’intervenir et de se prêter au jeu des questions. Nous aurons ainsi parmi nous les philosophes Sylviane Agacinski, Geneviève Fraisse, Jean-Philippe Pierron, les historiens Michelle Perrot, Georges Vigarello, le psychanalyste Jacques Arènes, la théologienne Véronique Margron, les syndicalistes Laurence Laigo et Laurence Parisot, les sociologues Brigitte Grésy, Claude Martin, Frank Frégosi, et des femmes et des hommes d’action comme Viviane Reding, Florence et Marc Leyritz, Marie Derain, François Content.
Forts de ces apports théoriques mais aussi des échanges entre participants de la veille, nous serons alors en mesure de tirer quelques conclusions de ces travaux afin d’ouvrir des pistes concrètes pour que la promotion de l’égalité entre hommes et femmes demeure une bonne nouvelle pour les hommes et les femmes de notre temps. Jean-Pierre Rosa Délégué général des Semaines sociales
Pour en savoir plus La session 2012 se déroulera les 23, 24 et 25 novembre 2012, au Parc Floral de Paris, près du Château de Vincennes. On peut trouver le programme, les infos pratiques et le formulaire d’inscription sur le site Internet des Semaines sociales de France : www.ssf-fr.org
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Chercher et trouver et trouver Dieu Dieu
Incontournables conflits Le conflit, il apparaît sous des formes multiples. Il se noue. Il couve, il n’a pas encore éclaté. Il s’est déclaré mais rien ne bouge. Il est là mais sous une forme dissimulée. Il est déclaré et il brûle. Il s’est assoupi et va rebondir. Il a été dépassé… Nos vies, familiales, professionnelles, amicales, sociales, politiques, ecclésiales, si nous les regardons honnêtement, en sont pleines, tout comme nos media. Bref, les conflits sont incontournables. Alors, y a-t-il une bonne manière de les vivre ? Certainement, puisque ils constituent la trame des évangiles avec les oppositions qui naissent dès que Jésus apparaît, que saint Paul y consacre des parties significatives de ses épîtres. Mais peut-être qu’avant toute chose, faut-il pouvoir les décrypter, pour ensuite les dépasser. C’est l’objet de ce dossier. Nous donner quelques éléments pour les situer, les nommer, les démêler, les éclaircir… Jean-Luc Fabre, s.j.
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Témoignages Les conflits à bas-bruit dans les couples . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 Pas d’association idéale. . . . . . . . . . . . 9 Malaise avec un proche. . . . . . . . . . . 10 Face à la hiérarchie. . . . . . . . . . . . . . 11 Contrechamp Comprendre la signification du conflit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
éclairage biblique Jésus confronté au conflit . . . . . . . . 14 Repères ignatiens L’« indifférence » ignatienne en toutes circonstances. . . . . . . . . . . 16 Pour continuer
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en réunion . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
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Chercher et trouver Dieu
Les conflits à bas-bruit dans les couples Françoise Sand, conseillère conjugale, évoque une forme assez répandue de conflits.
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Les dessins humoristiques aiment bien représenter la vaisselle qui vole en cas de désaccord entre les conjoints. Selon vous, tous les conflits se manifestent-ils aussi violemment ?
d’un appauvrissement de la relation. Quand l’un des deux annonce qu’il veut s’en aller, c’est le coup de tonnerre, l’autre n’ayant souvent rien vu venir. Quelques-uns vivent dans le déni complet. Je me souviens de cette personne qui m’avait dit : « Comme nous étions aux équipes Notre-Dame, je pensais que les difficultés d’entente ne pouvaient pas provoquer une séparation ». Le mécanisme est assez fréquent : certains acceptent de vivre dans une insatisfaction chronique, pensant que, s’il y a quelques problèmes, « finalement c’est la vie et qu’il faut faire avec ». On reste pour les enfants et chacun essaye de s’organiser en fonction de ses centres d’intérêt. Je connais des couples où, le soir, chacun se réfugie sur internet.
Non, sauf dans les cas où l’homme devient violent sous l’emprise de l’alcool. Mais le plus souvent le conflit couve et se développe à bas-bruit. Peu à peu les vies divergent, le fossé se creuse mais les partenaires n’en ont pas vraiment conscience. Dans neuf cas sur dix, la cause réelle est le manque de communication. On vit côte à côte et il n’y a plus ni tendresse, ni échange profond. Parfois, les conjoints évoquent des difficultés sexuelles mais dans la plupart des cas, ils se plaignent surtout
Alors, quand un partenaire ne se contente plus de cette situation, l’autre tombe des nues.
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Pourquoi alors le conflit éclatet-il quand le couple paraissait s’accommoder de vies parallèles ? Aujourd’hui les hommes et les femmes qui travaillent sont très pris et beaucoup s’installent dans une espèce de vie où le temps
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passé en couple est de plus en plus restreint. Aussi ne voient-ils pas que l’autre évolue. J’entends de jeunes femmes me dire : « Il est toujours pris par son boulot, il ne s’intéresse pas à moi, il ne sait pas ce que je fais. Alors j’en ai marre, je m’en vais. » Je vois aussi des femmes de la génération d’au-dessus qui n’ont pas eu de formation professionnelle et qui se sont consacrées à leur famille. Mais quand les enfants sont devenus autonomes, certaines éprouvent un réel sentiment de vide dans leur vie et elles ont l’impression que leur existence n’a plus de sens car leurs relations ne correspondent pas au modèle de couple dont elles avaient rêvé. Le jour où elles annoncent qu’elles ne veulent plus continuer, les maris ne comprennent pas : « Ma femme a tout ce qui lui faut, elle ne manque de rien, pourquoi veut-elle partir ? ». Dans la plupart des cas, à l’origine du conflit, l’un des deux ne se sent pas reconnu. Propos recueillis par Yves de Gentil-Baichis
Pas d’association idéale Le fait de partager les mêmes valeurs n’empêche pas le conflit. Véronique à ce sujet ne se fait plus d’illusions.
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Et pourtant… à chaque fois il y a eu conflit, dont j’ai été témoin, mais aussi actrice. Le conflit c’est comme une guerre, une lutte entre des personnes qui ne se comprennent plus ou qui ont des intérêts contraires. Lutte de pouvoir, jeux de séduction, relations de dominant - dominé, incompréhension, non-dits… Et tout cela abîme les personnes. Cela m’a abîmée. J’ai mis toute mon énergie – puisé dans la prière et le soutien de proches – pour ne pas déraper dans la haine, le mépris. Le cœur de la vie associative est la circulation de la parole, le travail d’une équipe, la rencontre. Les relations y sont moins hiérarchisées que dans d’autres structures. Les motivations des uns et des autres ne sont pas toujours
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J’ai toujours travaillé bénévolement ou en tant que salarié dans des structures associatives, ecclésiales et laïques, sociales, ou d’éducation populaire. J’ai longtemps cru que ces espaces de travail étaient à l’abri du conflit parce que les personnes engagées y étaient au nom de valeurs partagées, porteuses de motivations généreuses et désintéressées ou parce que l’objet de l’association était au service du monde. accordées. Aussi, quand l’intérêt personnel prime sur le bien commun, les conflits naissent. Il y a souvent de quoi désespérer dans ces lieux fragiles, précaires. Début 2011, j’ai quitté une association qui m’avait employée. J’ai démissionné suite à un constat d’échec dans mes relations avec certaines personnes, conflits non gérés qui nous empêchaient de travailler sereinement et efficacement. La situation m’abîmait, abîmait les collègues et les personnes accompagnées, abîmait notre capacité d’accueil et d’écoute. Quatre années à tenter le dialogue sans résultat, j’ai préféré quitter. La rupture m’a donné la force de m’engager dans un projet de création d’une structure associative. C’était ma réponse : je rêvais
de créer l’association idéale, où les relations bénévoles-salariésconseil d’administration soient sereines, idéales. Réussir là où j’avais vu d’autres échouer. Quel orgueil ! Dès le démarrage de l’aventure de création, j’ai constaté que les relations sont lieu de difficulté. La fragilité est structurelle voire nécessaire ; elle rend le travail délicat. Aujourd’hui j’ai abandonné cette illusion, ce rêve d’association sans conflit. Il y en aura. Il faut sans doute qu’il y en ait, c’est la garantie d’une liberté d’expression. Il me reste à apprendre à écouter, à gérer, à accompagner, à discerner, afin d’éviter que ces conflits deviennent des guerres. Véronique Novembre 2012
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Malaise avec un proche Comment dépasser le manque de reconnaissance qui, douloureusement, affecte la relation avec un proche ? Oser une parole, nommer ce qui nous fait souffrir, sans rien attendre de l’autre, peut nous libérer et nous aider à accepter la réalité.
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lui. Mais je ne lui avais jamais rien dit : chaque fois que nous nous retrouvions, alors que j’avais fulminé par avance, me préparant à sortir la hache de guerre, je me sentais désarmé dès qu’il paraissait devant moi, incapable de lui montrer mon mécontentement. Toute ma colère tombait momentanément, et la rencontre se passait apparemment plutôt bien, même si je trouvais qu’il occupait beaucoup de place. De ce fait, je ne savais même pas s’il se doutait de ce que je ruminais contre lui. Alors, je m’efforçais de minimiser, voire d’oublier ; mais la fois suivante, le même scénario se reproduisait, invariablement. J’avais fini par renoncer ; intérieurement j’avais « tiré le rideau », je m’étais fermé, définitivement, pensais-je.
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J’avais depuis longtemps un conflit larvé avec l’un de mes frères. Venant juste avant moi dans la fratrie, il s’était toujours posé en protecteur et un peu supérieur. Je ne me sentais pas vraiment respecté. Devenu adulte, cela me pesait fortement et j’avais du mal à supporter certains de ses comportements récurrents, notamment le fait d’avoir toujours un contretemps de dernière minute qui le mettait systématiquement en retard dans nos rendez-vous, sans pour autant s’en excuser réellement. Et quand il était là, il me donnait l’impression de n’être jamais totalement présent, que je ne comptais pas vraiment pour
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Au fur et à mesure que le temps passait, notre père prenait de l’âge. Un jour, je me suis projeté en pensée à son enterrement, mon frère et moi de part et d’autre de son cercueil, avec toujours cette colère en moi, et tout d’un coup cela m’a paru insupportable ; cette animosité ne pouvait
plus durer. Je décidai de rencontrer mon frère en prenant rendezvous, le prévenant que « j’avais des choses à lui dire » en têteà-tête. Je me préparai à ne pas être agressif, mais à pouvoir lui dire calmement ce que je gardais sur le cœur depuis tant d’années. Je ne savais pas comment il réagirait. Il m’a écouté sans m’interrompre et m’a finalement remercié de ma démarche. Au sortir de cette rencontre, je me sentais léger, en paix. Concrètement, cela n’a pas changé fondamentalement nos relations mais je cessai de m’énerver intérieurement contre lui. Je crois que j’avais enfin accepté cette part de lui-même qui auparavant m’agaçait tant. Quand notre père est mort, il nous a été donné d’être les deux seuls présents à ses côtés dans ses derniers instants. Nous avons pu vivre ce moment côte à côte dans une grande douceur, ce qui n’aurait pas été possible si je n’avais pas fait la paix avec mon frère auparavant. Je crois que nous avons pu atteindre en nous ce lien profond qui nous unit, envers et contre tout. Hervé
Face à la hiérarchie Nous sommes parfois obligés de nous protéger contre des comportements intrusifs. Lorsque l’abus vient d’une personne d’autorité, il peut alors y avoir confusion. Comment accepter l’autre tout en faisant respecter ses droits ?
Où est la limite entre former et s’immiscer dans l’intimité de quelqu’un ? Nous avons chacune notre bureau. Elle vient me dire comment le ranger (le mien est en ordre mais pas comme elle le souhaite) projetant ses désirs sur moi et voulant que je lui sois conforme. Ma chef veut que je lui dise tout des élèves mais non réciproquement. Un jour, un élève, qui a confiance en moi, vient se confier et me demande de garder cela pour moi. Si cet adolescent souhaite parler à ma chef, il le fera de lui-même, ce n’est pas moi qui le lui dirai ! Afin de relativiser, je trouve des lieux de parole et d’écoute comme ma famille et mes amis qui
m’aident à regarder la situation autrement et me donnent des conseils. Je me consacre davantage à la prière, trouvant réconfort et soutien pour avancer sans perdre courage, en confiant au Seigneur mes difficultés et en priant pour ma chef. Lors d’une réunion CVX dont le thème porte sur « la confiance », j’explique mon cas. L’équipe m’a beaucoup soutenue, m’aidant à discerner, me rappelant l’importance du secret professionnel. Je suis repartie soulagée, avec des clefs de compréhension. Ce n’est pas facile de se sentir légitime et de savoir quels sont nos droits quand une personne d’autorité exerce son pouvoir sur nous. Avec le recul, j’ai compris que je ne devais pas mélanger le professionnel et l’affectif, veiller à bien distinguer les rôles de chacun. Elle a beau avoir beaucoup de choses à m’apprendre, elle n’a pas à projeter ses désirs sur moi. « Rien ni personne n’a le droit de me détruire ». Chaque personne a ses qualités et ses défauts. On ne s’entend pas forcément bien avec son responsable. Il faut accepter qu’une relation n’est parfois pas possible et connaître ses limites pour ne pas se laisser enfermer par l’autre. En comprenant davantage son fonctionnement,
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Apprenant le métier de Conseillère Pédagogique d’Éducation avec une chef plus âgée, je n’apprécie pas toujours la façon dont se passent nos relations de travail. Beaucoup d’éléments nous opposent. Je pensais qu’on allait travailler en binôme, mais ma responsable travaille majoritairement seule et me fait réaliser les tâches subalternes. Elle prend les décisions sans m’en parler, ma parole n’a pas de poids. De nature stressée, elle anticipe tout le travail avec rigidité, ne me laissant pas ma place.
je saisissais peu à peu que cela n’était pas lié avec ce que je suis. En changeant de chef, j’ai pris du recul, le temps aidant, pour relativiser. Je me sens grandie et fortifiée car j’ai conscience de ma vulnérabilité qui, en me faisant connaître et accepter mes limites, me permet de développer mon attention aux autres, sans m’imposer ni me raidir. C’est la force des non violents et une richesse me permettant de ne pas reproduire ce type de relation quand j’aurai moi-même à manager une équipe.
Anaïs
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Chercher et trouver Dieu
Comprendre la signification du conflit Nous n’aimons pas les affrontements et nous préférons tous le confort de relations humaines harmonieuses. Mais nous rêvons si nous pensons pouvoir traverser l’existence en évitant toujours les conflits avec les autres car les heurts, qu’ils soient feutrés ou violents, sont inévitables.
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Le conflit n’est pas une anomalie pathologique des relations humaines, il en est la texture normale entre des hommes et des femmes qui exercent leur liberté. Parfois, même, il surgit entre des personnes douces et généreuses qui ne veulent pas faire de la peine aux autres mais qui réagissent avec violence quand leur espace d’expression semble ignoré. On peut même s’inquiéter s’il n’y a aucun conflit dans une famille ou dans un groupe. N’est-ce pas le signe que l’un des membres domine au point de bloquer la libre parole des autres ? Mais s’il fait partie de l’expérience humaine, le conflit qui s’éternise devient destructeur, aussi est-il souhaitable que l’on comprenne son mécanisme afin de tout tenter pour le résoudre. Non pas en l’ignorant, sinon il devient une plaie qui ne cicatrise pas, mais en essayant d’en comprendre la signification car le conflit est d’abord un langage. Mais que veut-il dire ?
Le besoin d’être reconnu On se trompe souvent en pensant que le conflit est lié à la volonté d’avoir, comme si les humains devenaient agressifs quand on menace leurs biens, un peu à la manière de l’animal qui attaque pour défendre son territoire et protéger sa nourriture. Les hommes et les femmes, eux, sont capables d’une violence beaucoup plus subtile et sophistiquée quand ils se sentent menacés dans leur être. Et ils font cette expérience pénible quand ils ne sont pas reconnus. C’est ce que signifient la plupart des conflits qui expriment une frustration et la souffrance d’une personne qui essaye de crier de façon plus ou moins bruyante : « j’existe », « je compte aussi », « je ne suis pas seulement un objet dans votre paysage ». Ce genre de réaction, individuelle ou collective, peut se produire au sein du couple, entre parents et enfants, dans la vie professionnelle, dans les associations caritatives et bien entendu, également dans l’Église.
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Ceux qui provoquent le conflit ont en général l’impression qu’ils ne comptent pour rien aux yeux des autres et que leur liberté, et même leur dignité, sont ignorées et bafouées. On ne peut donc résoudre un conflit sans avoir décrypté ce qu’il révèle dans chaque cas.
La fécondité du conflit Mais une saine lucidité ne doit pas diaboliser le conflit car, quand il ne s’incruste pas en profondeur dans le non-dit, il peut avoir une réelle fécondité : il casse les routines et oblige à ne pas rester dans le carcan des habitudes et des rigidités. Par exemple dans une équipe chargée de réaliser un projet, si tout le monde est trop vite d’accord, on risque de ne pas oser sortir des sentiers battus pour envisager des solutions originales et inédites. S’ils ne dégénèrent pas, les conflits peuvent permettre de dépasser les évidences faciles et ils obligent à se confronter réellement à la complexité des situa-
tions humaines. Dans l’Histoire passée, de nombreuses réformes sont nées à la suite de conflits surmontés. Il est vrai cependant que s’ils n’aboutissent pas à des solutions, les conflits engendrent désenchantement, chaos, non-sens et ils peuvent détruire aussi bien les personnes que les sociétés. Dans les relations individuelles, le dépassement du conflit peut se révéler plus difficile que prévu si le malaise de celui qui souffre s’enracine dans une frustration ancienne qui réactive des difficultés vécues dans l’enfance. L’apaisement exigera peut-être l’intervention d’un thérapeute, d’une tierce personne.
La foi chrétienne peut-elle être un antidote pour désamorcer les conflits ? Elle peut permettre de les surmonter mais on se trompe si on lui demande de nous aider à les fuir. On doit se méfier, en particulier, des incantations plus ou moins spirituelles qui entretiennent l’illusion d’un monde fraternel idéal où l’on pourrait s’aimer sans jamais s’affronter. Cette vision est vouée à l’échec car elle dispense trop facilement de l’effort de lucidité nécessaire pour déchiffrer ce qu’exprime un conflit et comprendre de quelles frustrations il est porteur. La foi chrétienne ne plus, nous apprendre tensions inhérentes tions humaines. Non
peut, non à fuir les aux relaseulement
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La foi comme antidote ? le Christ chassait les marchands du Temple mais il ne fuyait pas les pharisiens auxquels il s’opposait, tout en sachant que chaque affrontement leur fournissait des raisons supplémentaires de le faire mourir. Non, la peur du conflit ne doit pas empêcher le croyant de rester fidèle à ses convictions profondes. Mais il ne doit pas pour autant les brandir comme des armes destinées à pourfendre celui auquel il se heurte. Les valeurs évangéliques doivent d’abord inspirer le chrétien pour qu’il accueille celui qui s’oppose à lui et qu’il sache le reconnaître dans sa différence. Si la foi ne donne pas de recettes pour ré-
soudre magiquement les conflits, elle nous demande de ne pas enfermer l’autre dans ses blocages et son caractère difficile. Elle nous incite aussi à redoubler de patience et de sérénité pour trouver une voie d’apaisement. Il faut parfois accepter qu’un conflit ne puisse être résolu dans l’immédiat ou même jamais. On parvient néanmoins souvent à l’apaisement si la solution envisagée ne désigne pas un vainqueur et un vaincu. Si un conflit est surmonté dans une démarche évangélique, il y a en réalité deux vainqueurs. Yves de Gentil-Baichis Novembre 2012 13
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Jésus confronté aux conflits
01 Les pharisiens et quelques scribes étaient venus de Jérusalem. Ils se réunissent autour de Jésus, 02 et voient quelques-uns de ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées. (...) 05 Alors les pharisiens et les scribes demandent à Jésus : « Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens ? Ils prennent leurs repas sans s’être lavé les mains. »
06 Jésus leur répond : « Isaïe a fait une bonne prophétie sur vous, hypocrites, dans ce passage de l’Écriture : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi.
07 Il est inutile, le culte qu’ils me rendent ; les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. 08 Vous laissez de côté le commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes. » (...) 13 et vous annulez la parole de Dieu par la tradition que vous transmettez. Et vous faites beaucoup de choses du même genre. » 14 Il appela de nouveau la foule et lui dit : « Écoutez-moi tous, et comprenez bien. 15 Rien de ce qui est extérieur à l’homme et qui pénètre en lui ne peut le rendre impur. Mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur. » (...) 17 Quand il eut quitté la foule pour rentrer à la maison, ses disciples l’interrogeaient sur cette parole énigmatique. 18 Alors il leur dit : « Ainsi, vous aussi, vous êtes incapables de comprendre ? Ne voyez-vous pas que tout ce qui entre dans l’homme, en venant du dehors, ne peut pas le rendre impur, 19 parce que cela n’entre pas dans son cœur, mais dans son ventre, pour être éliminé ? » C’est ainsi que Jésus déclarait purs tous les aliments. 20 Il leur dit encore : « Ce qui sort de l’homme, c’est cela qui le rend impur. 21 Car c’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduite, vols, meurtres, 22 adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. 23 Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur. » 24 En partant de là, Jésus se rendit dans la région de Tyr.
Marc 7, 1 - 2, 5 - 8, 13 - 15, 17 - 24 La pression des pharisiens et des scribes sur Jésus ne cesse de monter. Ceux-là ont parcouru environ cent soixante kilomètres depuis Jérusalem pour venir dans cette Galilée que Jésus parcourt sans relâche avec ses disciples pour annoncer la Bonne Nouvelle. Ici, ce qui est en jeu, c’est le respect de la tradition et le poids des rites face à la nouveauté libérante et vivifiante qu’apporte la Bonne Nouvelle de Jésus. Le conflit n’est pas neuf. Dans les chapitres précédents, quand Jésus a délivré des possédés, chassé 14 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 20
des esprits mauvais, guéri des malades, relevé un paralytique ou pardonné aux pécheurs, les pharisiens étaient toujours là pour lui reprocher ce qu’il faisait en prenant des libertés avec la Loi et la Tradition, notamment le Shabbat. Le conflit est toujours actuel, c’est celui de la lettre contre l’esprit. Quel est l’enjeu de ce conflit pour que Jésus s’y engage ? Tout simplement la venue du Royaume et notre vrai bonheur. Pour cela, sortir de nos bonnes consciences pour accepter de nous remettre en cause et suivre le Christ au plus près.
Alors que fait Jésus ? Il ne se comporte pas en détenteur, ni gardien jaloux de la vérité, car c’est sa personne et sa vie mêmes qui sont Vérité (la différence est essentielle). Jésus est touché, blessé dans sa personne même et la fidélité à son Père et sa mission. Il démasque les pharisiens en les traitant d’hypocrites, mais aussi, il se tourne vers la foule comme pour la supplier qu’elle entende la nouveauté de la Bonne Nouvelle qu’il apporte : « Écoutez-moi tous, et comprenez bien ». Finalement il se retrouve désarmé par l’incompréhension de ses disciples : « Ainsi, vous aussi, vous êtes incapables de comprendre ? ». Réactions très humaines. Alors, il se rend dans la région de Tyr, une région étrangère aux siens où il sera entendu par celle qui lui quête les miettes tombées de la table et données aux petits chiens. Dans les moments de tension ou de conflit, Jésus agit selon les personnes et les circonstances avec toute son humanité. Avec la femme adultère, il trouve une issue inattendue qui désarme. Après la guérison de l’infirme de la piscine de Bethasda, il s’enfuit pour éviter la confrontation sur le parvis du 1. Remi de Maindreville sj, dans son « cyber-éditorial » de Christus de septembre 2012.
© Brooklyn Museum, 2008, Wikimédia Commons.
Passer de la pratique d’une religion à une vie de foi et accepter de voir avec Jésus ce qui nous en empêche. « C’est un point de discernement très éclairant et paradoxal, auquel Ignace fut toujours très attentif (…) : ce ne sont pas nos défauts, nos manques de foi ou de courage, nos failles qui provoquent les lassitudes ou les désordres les plus fâcheux d’une vie spirituelle ou d’un milieu de vie commune (église, paroisse, communauté…). Ce sont nos qualités, nos services les plus estimables, nos dévouements les plus méritoires et les plus féconds, comme l’écrivait Édouard Pousset. Car nous venons alors, par la voie même de nos mérites, à nous attacher à nous-mêmes, à rendre encombrantes nos personnes et nos fidélités. Insidieusement, le « moyen » qui a réussi devient la « fin » à laquelle on s’attache : telle forme de rassemblement, tel style de vie, telle méthode ou démarche,... ».1
▲ Repas chez le pharisien, James Tissot, 19e siècle, Brooklyn Museum.
Temple. Avec les marchands, il se met en colère et renverse les étals. A Gethsémani, il sue sang et eau à l’approche des hommes armés et il se fait modèle de non-violence en faisant rengainer à Pierre son épée. Devant Pilate, il reste silencieux et il confirme juste qui il est : « C’est toi qui le dis ». Pour Jésus, toute situation conflictuelle devient une rencontre respectueuse et aimante de l’autre pour l’éveiller à sa liberté et à sa responsabilité. Jusqu’à la Croix. Dominique Hiesse
POUR PRIER… + Demander la grâce d’accepter d’être dérangé dans mes habitudes pour accueillir la nouveauté de la Bonne Nouvelle.
+ Me représenter la scène et voir les personnages : la foule, les disciples, les pharisiens, Jésus.
+ Entendre les paroles de chacun. + Faire résonner ces paroles avec ce que je vis et ce que je suis : mes certitudes, mes rigidités, ma manière d’interpeller les autres, d’accueillir la différence et l’inattendu.
+ M’adresser au Seigneur. Lui demander le courage d’affronter les réalités. Et le remercier pour sa présence qui sauve. Novembre 2012 15
Chercher et trouver Dieu
L’« indifférence » ignatienne en toutes circonstances Comment saint Ignace agit-il face au conflit ? La lettre qu’il rédige à l’intention de François de Borgia, alors que le pape et l’empereur veulent faire cardinal ce dernier et qu’Ignace s’y oppose, est pleine d’enseignements. Elle révèle que le même esprit divin peut mouvoir les personnes différemment, sans qu’il y ait contradiction.
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Ce qui compte pour Ignace c’est de se déterminer en Dieu, pour Dieu. Que le résultat soit atteint sur le plan mondain est une autre chose. Ce qui compte pour lui, c’est « que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés » (voir Principe et Fondement). Dès lors, la contradiction et le conflit potentiel sont situés autrement, ils ne sont pas niés mais situés par rapport à la détermination de notre volonté selon notre fin, notre identité
en Dieu. Cela est vrai pour ma vie individuelle mais aussi pour ma vie en relations. L’œuvre de Dieu est de vivre selon cette orientation, en toute situation. La coopération à Dieu requiert que je me détermine dans la situation par rapport à ma fin et le reste, la décision qui en découlera, sera à assumer humblement. Le discernement donne une orientation concrète qui pourra être réévaluée, dans le futur, en mettant en œuvre, une nouvelle fois, les moyens du discernement. Cette lettre écrite
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vers la fin de sa vie l’illustre bien. Ignace y écrit à François de Borgia, grand d’Espagne�, qui vient d’entrer dans la Compagnie de Jésus. Ignace a appris que l’empereur Charles Quint désire que François soit fait cardinal. Le pape est prêt à accéder à ce désir. Or, ceux qui entrent dans la Compagnie renoncent à tout titre honorifique. Faut-il faire une exception ou s’opposer à la volonté de l’empereur et du pape ? Le conflit n’est pas loin, il rôde dans l’esprit et le cœur… Voyons comment Ignace agit.
Rome, 5 juin 1552
La souveraine grâce et l’amour éternel du Christ notre Seigneur soient toujours en notre faveur et aide continuelles. Au sujet de chapeau de cardinal, il m’a paru bon de vous exposer, comme je le ferais pour moi-même, ce qui s’est passé en moi, pour la plus grande gloire de Dieu. Dès que j’ai été averti que certainement l’empereur vous avait proposé et que le pape était content de vous faire cardinal, immédiatement j’éprouvai une inclination ou une motion pour y faire obstacle de tout mon pouvoir. Malgré tout, cependant, je n’étais pas certain de la volonté divine, par suite de nombreuses raisons pour et contre qui me venaient à l’esprit. J’ordonnai aux prêtres de la maison de célébrer une messe et à tous les frères de prier pendant trois jours, afin d’être guidé en tout pour la plus grande gloire de Dieu. Pendant cette période de trois jours, à certains 16 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 20
moments, réfléchissant et retournant l’affaire en mon esprit, je ressentais en moi certaines craintes ; je manquais de liberté d’esprit pour prendre position et empêcher la chose. Je me disais : est-ce que je sais ce que Dieu notre Seigneur veut faire ? Et je ne trouvais pas en moi une assurance entière pour m’opposer. A d’autres moments, quand je reprenais ma prière habituelle, je sentais ces craintes disparaître. Je continuai ma demande à diverses reprises, tantôt avec cette crainte, tantôt avec le contraire. Enfin, le troisième jour, dans ma prière habituelle, et toujours depuis lors, je me sentis un jugement si décidé et une volonté si suave et si libre pour m’opposer autant que je pouvais devant le pape et les cardinaux que, si je ne le faisais pas, j’étais et je suis encore certain que je n’aurais pu valablement me justifier devant Dieu notre Seigneur ; au contraire, mes raisons auraient été entièrement mauvaises. Cependant, j’ai pensé et je pense encore que ce fut la volonté de Dieu que j’adopte cette position, et d’autres une position contraire en vous conférant cette dignité, sans qu’il y ait la moindre contradiction. Le même esprit divin a pu me mouvoir à cela par certaines raisons, et mouvoir les autres au contraire par certaines autres pour qu’à la fin le dessein de l’empereur s’exécute. Que Dieu notre Seigneur agisse en tout pour que toujours se réalisent sa plus grande louange et sa plus grande gloire. Il serait opportun, je pense, que sur cette question vous répondiez à la lettre que vous a écrite de ma part Maître Polanco. Vous y déclareriez l’intention et la volonté que Dieu notre Seigneur vous a données ou vous donnera. Nous laisserons tout à Dieu notre Seigneur, pour qu’en toutes nos affaires s’accomplisse sa très sainte volonté…
Ignace
À la fin du courrier, sa remarque demande que nous nous y arrêtions dans le cadre de ce dossier : « Cependant, j’ai pensé et je pense encore que ce fut la volonté de
Dieu que j’adopte cette position, et d’autres une position contraire en vous conférant cette dignité, sans qu’il y ait la moindre contradiction. Le même esprit divin
© Marie-Lan Nguyen / Wikimedia Commons
Remarquons qu’Ignace même Général, à plus de soixante ans, continue de mettre en œuvre les moyens classiques du discernement. Sa réponse est d’importance : qu’il dise lui aussi « oui » à la demande de l’empereur et la Compagnie risque de perdre son esprit, qu’il dise « non » et la Compagnie risque de perdre sa renommée auprès des autorités, il est toujours dangereux de s’opposer aux désirs des puissants… Aussi Ignace prend cette question avec sérieux, il expose dans cette lettre aussi bien le résultat que les moyens pris. Cela ne peut que conforter chacun de nous à continuer à prendre les moyens « ignatiens » (formuler la question, rythmer son temps, renouer avec son Créateur, la Vie en soi, vivre des alternances, se laisser confirmer par Dieu, mettre en œuvre…).
▲ La gloire de saint François Borgia, par Giovan Battista Gaulli. Voûte de la chapelle Saint-FrançoisBorgia, église du Gesù, Rome.
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Chercher et trouver Dieu
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a pu me mouvoir à cela par certaines raisons, et mouvoir les autres au contraire par certaines autres pour qu’à la fin le dessein de l’empereur s’exécute ». Ignace, dans cette incise, manifeste sa conception du monde, des relations entre les êtres, la manière de se situer dans les conflits, il exprime aussi ce qu’est fondamentalement la matière du discernement. Pour Ignace, ce qui compte est que chacun cherche amoureuse-ment la volonté de Dieu, qu’il mette tout en œuvre de sa volonté, de son intelligence dans cette perspective plus que d’obtenir le résultat en luimême, pour lui, pour l’autre ou le collectif. C’est ainsi que
se vit la relation véritable de la créature avec Son Créateur et Seigneur dans le monde. Le conflit est, comme tout le reste, lieu de l’indifférence� qui demande de se disposer pour se donner. En paraphrasant le Principe et Fondement, nous pourrions dire « que nous ne voulions pas plus conflit que pas conflit mais que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés ». Le conflit ne doit donc pas être gommé ou absolutisé mais considéré, situé puis traversé et vécu. Il n’est pas la fin de tout mais un moment, un moment seulement, de la grande œuvre fondamentale de Dieu qui cherche à réunir l’humanité
pleinement vivante de chacun dans la fraternité universelle au Christ Jésus, œuvre qui nous échappe sans cesse. L’entente entre les êtres provient de l’union de chacun à son Créateur, du jeu humain des libertés qui en découle. Dieu agit avec les libertés humaines en leur ensemble, comme il agit avec chacune d’elles, en les suscitant, en les accompagnant. Ainsi, la détermination d’Ignace, tenir à la manière de faire de la Compagnie, sans se fermer à des évolutions possibles, fera que François de Borgia ne sera jamais cardinal mais deviendra le troi-sième Général de la Compagnie et sera reconnu comme saint par l’Église.
Jean-Luc Fabre, s.j.
Pour continuer en réunion Des pistes pour un partage : • Comment, en fonction de mon tempérament, je vis habituellement les conflits ? Quelle attitude de Jésus me touche et m’évangélise ? Quel serait pour moi le point de vigilance ? • Faire mémoire d’une situation conflictuelle concrète où j’ai été impliqué(e) : - Quelle était l’origine du conflit ? son enjeu ? Comment s’est-il traduit ? Comment je l’ai vécu ? - Comment s’est-il résolu ? Si j’ai pu le dépasser, qu’est-ce qui m’a aidé(e) : prier, en parler à d’autres, décider d’une démarche… ? S’il n’a pu être résolu, comment je vis cet échec ? - Comment ma foi chrétienne éclaire-t-elle cette situation ? Voir dans le document « Pour un rendez-vous », la fiche « Les relations difficiles » p. 41. Des livres et revues pour approfondir : • Cessez d’être gentil soyez vrai ! Être avec les autres en restant soi-même, de Thomas d’Ansembourg, Les Éditions de l’homme. 2004. • La communication non-violente au quotidien, de Marshall Rosenberg, Éditions Jouvence, 2003. • Dans la Nouvelle revue Vie chrétienne n°19, p. 24 « Jacob le talonneur » par Claire Le Poulichet. 18 Nouvelle revue Vie Chrétienne - N° 20
Le Babillard © B. Strobel
Libres traversées en Église
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Éditions DDB, mai 2012, 192 pages – 15€
Dans cet ouvrage, Yves de Gentil-B aichis interroge Michel Rondet, jésuite et théologien, sur sa vision de l’Église. À travers ce dialogue, nous entrons dans la réflexion du jésuite sur l’Église, nour rie par une longue expérience en son sein, et ouverte sur un avenir et sur ce qui peut naître. C’es t un regard, à la fois lucide sur la situation difficile que connaît l’Église dans la société aujourd’hui, et plein d’espéra nce du fait de la foi en la présence de l’Esprit Saint dans ces moments de crise. Des propos qui font preuve, pour reprendr e les termes d’Yves de Gentil-Baichis, d’une « sagesse auda cieuse ».
Le pari de la fraternit
François Soulage et Guy Aurenche pages – 21€ Éditions de l’Atelier, octobre 2012, 220
dans la société Comment les catholiques sont présents al ? Que font-ils ? et agissent dans le domaine du soci Qu’attend-on d’eux ? Aurenche (membre CVX) et Interrogés par Aimé Savard, Guy ident du CCFD-Terre Solidaire François Soulage, respectivement prés l’aventure de leurs associations : et du Secours Catholique, racontent les, la prise en compte de leur la présence auprès des plus vulnérab justice, bien loin de s’opposer, la parole et le nécessaire combat pour inscrit dans l’Évangile. se rejoignent dans le service du frère coup de membres CVX. Des témoignages qui rejoindront beau
Les délégués jeunes en action
Les 13 et 14 octobre 2012, les délégués jeunes des régions se sont réunis à Paris, pour se connaître, échanger, partager les expériences et les initiatives de chacun et réfléchir à un projet commun à mettre en place. Un moment fort de relance de la dynamique après l’implantation de la nouvelle gouvernance. Des appels continuent à être lancés dans les régions. A savoir qu’un « délégué jeune » (DJ) n’est pas forcément un jeune, mais une personne qui a du goût pour la dynamique jeune ! N’hésitez pas à prendre contact avec votre ESCR ou à envoyer un mail à esj.cvx@gmail.com ou ma.jamin@free.fr
Retraite de l’Avent
Du 2 au 25 déc. 2012
« Dieu conduit son peuple dans la joie » : la foi avec Marie Semaine 1 : « Une promesse de Bonheur » (Jérémie 33, 1-14)
Semaine 2 : « Dieu conduira Israël dans la Joie » (Baruch 5, 1-9) Semaine 3 : « Soyez toujours dans la joie » (Ph 4, 4-7)
Semaine 4 : « Heureuse celle qui a cru » (Luc 1, 39-45)
Noël : « Je vous annonce une grande joie ! » (Luc 2, 1-14)
Inscriptions : www.ndweb.org
Le nouveau chemin de la CVX Depuis avril 2012, un nouveau « Chemin de la CVX » est disponible sur le site www.cvxfrance.com (dans Documents/Formation). Le « Chemin de la CVX » retrace les différentes étapes à vivre en communauté locale, en référence aux Principes Généraux et aux Normes Particulières. Une feuille de route avec des points de repères en quelque sorte, pour nous accompagner dans notre compagnonnage en CVX.
Vie chrétienne
Ouverture du chantier apostolique : « Travailler au bien-être de la vie familiale »
Le premier volet de ce chantier sera un rassemblement ouvert à tous ceux qui le souhaitent (garderie pour jeunes enfants assurée), les 19 et 20 janvier à Paris. Vous recevrez une invitation en temps voulu. Mettre en commun nos expériences, nos questions, nos difficultés, nos souffrances, nos richesses et nos joies aussi, devrait nous aider à découvrir comment nous sommes déjà apôtres de la famille et découvrir comment déployer une action apostolique plus riche et surtout plus évangélique. Le second volet est destiné aux « réalités familiales souffrantes », s’adressant à tous les membres de la Communauté de Vie Chrétienne vivant des situations conjugales non conformes aux normes de l’Église catholique : concubinage, divorce et remariage... Un week-end est organisé au Centre spirituel du Hautmont les 1er et 2 juin 2013, après celui à Saint-Hugues de Biviers en octobre 2012. Renseignements : formation@cvxfrance.com
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Se former
Prier avec son corps Nous ne sommes pas de purs esprits mais sommes appelés à habiter notre corps, que saint Paul nomme le « temple du Saint-Esprit » (1 Corinthiens 6, 1920), où Dieu habite et se manifeste. La pensée chrétienne a pourtant longtemps délaissé le corps au profit de l’esprit. Pierre Faure, jésuite et diacre, revisite le nécessaire rapport au corps dans la prière, à travers les psaumes et Saint-Ignace.
P 1. Didier Rimaud, A l’enseigne de Pâque. Chants et poèmes III. Cerf, 2007. p. 61.
Pour commencer par une boutade, on pourrait se demander s’il est possible de prier sans son corps ! Voilà bien une question d’occidental ! Ce dernier, depuis au moins quarante ans, est à la recherche d’un meilleur rapport à son corps, dans un peu tous les domaines : psychothérapie, médecine, art, éducation, vie personnelle, sport, méditation, et donc forcément prière. Il est possible en ce domaine, qu’une longue distinction doctrinale entre l’âme (principe spirituel) et le corps (lieu de la finitude et du péché) ait nécessité cette réhabilitation théorique et pratique du rôle du corps, encore en cours. Et, ce faisant, nous retrouvons facilement la Bible et Saint-Ignace. La Bible considère toujours l’homme dans son corps. Et le terme hébreu que nos bibles traduisent par âme (néphesh), désigne en réalité la gorge, le gosier, ce conduit par où passe tout ce qui nourrit la personne : l’air, l’eau, les aliments, la parole et les émotions. L’expérience corporelle ne
peut se dissocier de l’expérience spirituelle. Le poète le dit aussi à sa manière : « Mon corps : ce que je vois de mon âme. Mon âme : ce que je ne vois pas de mon corps »1. Le priant des psaumes mentionne très souvent des parties de son corps pour signifier que toute sa personne est prise dans la prière : « Mon cœur et ma chair sont un cri, vers le Dieu vivant ! » (psaume 83). « Je t’appelle, Seigneur, tout le jour, je tends les mains vers toi. » (psaume 87). « Tu préserves mes pieds de la chute, pour que je marche à la face de Dieu » (psaume 55). « Entrez, inclinez-vous, prosternez-vous, adorons le Seigneur qui nous a faits » (psaume 94). « Tous les peuples battez des mains, acclamez Dieu par vos cris de joie » (psaume 46). Saint-Ignace, si précis dans la conduite mentale de l’oraison, et de la contemplation, est aussi très attentif au rôle de la posture
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du corps dans la prière. Dans ses conseils « pour mieux faire les Exercices spirituels » (n° 76), il écrit : « Commencer la contemplation elle-même, tantôt prosterné à terre et le visage tourné vers le bas ou vers le haut, tantôt assis ou debout, prenant la position dans laquelle j’espère obtenir plus facilement ce que je souhaite. A ce propos il faut être attentif à deux choses : la première est que, si j’obtiens ce que je souhaite à genoux ou en quelque autre posture, je ne rechercherai rien de plus ; la deuxième est que, là où j’aurais trouvé la dévotion désirée, je dois m’y reposer, sans souci d’aller au-delà, aussi longtemps que j’en serai satisfait. » On peut apprécier ici combien la posture du corps est au service du bien spirituel recherché, et pas considérée pour elle-même. Elle est toujours relative « à ce que je désire tant ». De plus, Ignace précise bien que cette recommandation « ne se pratique jamais à l’église ou en présence d’autrui, mais seulement chez soi et secrètement » (n° 88).
« Lorsque le souffle me manque, toi, tu sais mon chemin. » (psaume 141, 4). Le souffle constitue même l’axe de l’expérience rapportée par le psaume 142 : « Le souffle en moi s’épuise… je suis à bout de souffle… ton souffle est bienfaisant : qu’il me guide en un pays de plaines. » Expérience que la vie manque, que l’épuisement est proche, et aussi que Dieu envoie son « haleine de vie ». Saint-Ignace est aussi attentif à s’appuyer sur la respiration pour proposer une « manière de prier », à la fin des Exercices spirituels (n° 258) : « Cette troisième manière de prier consiste en ce que, entre chaque respiration, nous placions chacune des paroles de l’oraison dominicale (le Notre Père), ou d’une autre prière, étant attentifs pendant ce temps au sens de la parole, à la dignité de la personne à laquelle s’adresse cette prière, ou à ma bassesse à moi, ou enfin à la différence qu’il y a
© iStock
Le terme hébreu (rouah), ou grec (pneuma), que nos bibles traduisent par « esprit », désigne le souffle qui anime notre respiration. Ce souffle (haleine de vie) que Dieu a mis en l’homme, et qui fait qu’il est vivant (Genèse 2, 7). Le psalmiste sait que le souffle est la vie humaine : « Tu reprends leur souffle, ils expirent… tu envoies ton souffle : ils sont créés… » (psaume 103, 29-30).
entre les deux. Il faut procéder de la même manière pour les paroles suivantes. » Il est possible qu’Ignace ait eu connaissance de la prière répétitive de la spiritualité orientale, appelée hésychasme, qui utilise l’alternance de l’inspir et de l’expir. On sait aussi que c’est le yoga qui a poussé le plus loin la pratique du souffle associée aux postures corporelles ; le ralentis-
sement progressif de la respiration notamment, si propice à la méditation et à la prière. Car la conduite maîtrisée du souffle aide à la concentration, et permet de mieux calmer le mouvement permanent des images et des idées qui nous distrait si souvent dans la prière. Pierre Faure s.j.
En pratique
Pierre Faure est le seul jésuite diacre de France. Il est directeur du centre spirituel de Penboc’h, dans le Morbihan depuis 2010. Directeur adjoint du Centre national de pastorale liturgique entre 1993 et 1998, il est ensuite nommé directeur d’Assas - Éditions, spécialisées dans la publication de revues jésuites.
l Pour entrer en prière et se mettre en présence de Dieu : – Debout (parce que « ressuscité-relevé » par le Christ), le poids du corps bien réparti sur les deux jambes. Les yeux fermés, épaules basses, les bras le long du corps. – Une phrase que je répète m’aide à venir à Dieu, par exemple du psaume 62 : « Dieu, toi mon Dieu, je te cherche… ». – Puis lentement je tourne les paumes des mains vers l’avant, comme pour accueillir la présence de Dieu, sa lumière, au creux de mes mains. l Pour chanter le Sanctus à la messe : Même posture que ci-dessus. « Élevons notre cœur. Nous le tournons vers le Seigneur ». Je m’associe à la louange, puis, lorsque commence le chant, je lève les yeux ouverts vers le haut (geste habituel de Jésus en prière), vers le ciel où se passe ce que je chante (Isaïe 6,3).
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Se former
« Je parlerai à leur cœur »
Voyage CVX en Terre Sainte 2012 est pour nous l’année de nos dix ans de mariage (nous avons l’un et l’autre 33 ans). Pour fêter cela nous rêvions de Cuba, de l’Australie… Et puis un jour, surprise : un encart dans la revue Vie Chrétienne invitait à un pèlerinage en Terre Sainte. Nous avons tous deux perçu cette proposition comme un appel et aussitôt compris que nous avions trouvé notre voyage ! Comme Ignace, nous avons laissé monter en nous ce grand désir de marcher sur la terre du Christ.
N
Nous voilà donc partis dans un groupe de quarante-six personnes de 12 à 81 ans accompagnés par les pères Moïse Mouton et Paul Legavre. Notre voyage nous emmène d’abord dans le désert du Néguev. Nous vivons une première eucharistie magnifique dans une basilique à ciel ouvert au cœur de Shivta où les tout premiers chrétiens célébraient déjà. Le soleil, le vent, la simplicité éclatante de la coupe et du calice posés sur une colonne effondrée, la chaleur de la paix échangée nous marquent et commencent à transformer notre groupe en une communauté.
nous déstabilise mais nous invite à entrer en nous-mêmes, à nous couper des préoccupations de notre vie quotidienne et à laisser résonner des paroles comme : « Lève-toi et mange, autrement le chemin sera trop long pour toi », (1 Rois, 19).
Pendant deux jours, nous cheminons au désert avec les figures d’Abraham, de Moïse, d’Elie… Nous apprenons à être attentifs à la « boussole de la Joie » au cœur de notre prière, à nos mouvements intérieurs. Un vent fou
La Galilée est définitivement un endroit où il est possible de poser les yeux sur des paysages que Jésus a lui-même contemplés. A Nazareth, nous rencontrons Marie dans sa simplicité et son humanité. Nous sommes touchés par
Nous remontons vers la Galilée en nous arrêtant dans des lieux comme Massada ou Qumran. Nous y percevons l’effervescence du monde juif au cours du premier siècle, effervescence à laquelle Jésus a grandement participé. « Je suis la servante du Seigneur » (Luc, 1).
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son grand amour et sa confiance en Dieu. Autour du lac de Tibériade, tout est très concret. Il n’y a pas besoin d’imaginer, ou si peu. Jésus était là. Il voyait le lac tel qu’il est aujourd’hui (ou presque), les monts alentours. Il respirait les romarins et profitait de l’ombre fraîche des oliviers. Ici, nous nous sentons plus libres pour accueillir non pas le miracle décrit dans les écritures mais ce qu’il suscite en chacun de nous, sa portée profonde. Jésus qui marche sur les eaux commenté par Moïse au milieu du lac, croyez-nous, ça décape ! « Ah ! Si en ce jour tu [Jérusalem] avais compris, toi aussi, le message de paix ! » (Luc, 19). Un soir de grand vent froid et devant une lumière de feu, voici Jérusalem… ville trois fois sainte.
Très sérieusement, nous visitons les incontournables endroits où l’on fait mémoire et comprenons rapidement que c’est bien le pèlerin qui fait le lieu et non l’inverse ! En contraste de cette avalanche de visites et d’apports culturels multiples, comme il est reposant de nous retrouver en petit groupe de partage avec nos compagnons ! Nous échangeons nos ressentis et nos avancées intérieures. Ces retrouvailles donnent tout au long du séjour une cohérence à ce que chacun vit et colorent les journées d’une douceur particulière. « Là où il passait il faisait le bien […] car Dieu était avec lui » (Actes des apôtres, 10).
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Ville fascinante aux racines profondes. Ville où le Christ a parlé, a aimé, est mort et est ressuscité. Comment ne pas regarder ces vieilles pierres et s’attarder un peu sur les visages des habitants ? Comment ne pas avoir envie de courir dans ces ruelles vers un café typique et vers le SaintSépulcre en pleine nuit ?
vers les autres, œuvrer pour la paix en faisant « tomber les murs de nos cœurs et tous les murs qui génèrent haine, violence, peur et indifférence ». « Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Luc, 22). Grâce au temps disponible pour être avec Dieu, mais surtout grâce à l’accompagnement de Moïse et de Paul, nous avons pu développer notre goût pour la prière et un nouveau regard sur
les textes, plus intérieure, moins superficielle. Retour en France. Il nous importe de trouver notre Terre Sainte locale, un lieu où il fait bon ressentir la présence de Dieu. Il nous faut à présent continuer en nous laissant aimer par ce Dieu si patient. Dans notre quotidien, prenons notre grabat et allons vers nos frères !
Gaëtan et Véronique
Notre séjour est ponctué par des moments de rencontre avec des personnes résidant et travaillant en Israël. Leurs témoignages nous ouvrent les yeux sur les réalités complexes du pays, les injustices, la difficile situation des chrétiens en Terre Sainte et l’absolue nécessité de maintenir un dialogue avec les juifs et les musulmans.
A la suite d’Ignace, pèlerin à Jérusalem
Au pied du mur de séparation à Bethléem, nous rencontrons notamment des sœurs Melkites qui, malgré la dureté de leur quotidien, nous donnent un formidable élan pour nous tourner
• Animateurs : P. Moïse Mouton, sj, bibliste et guide expérimenté de la Terre Sainte, et P. Paul Legavre, sj, ancien assistant national de la CVX. • Contact : formation@cvxfrance.com
• Le projet : Ce pèlerinage en Terre Sainte croise la démarche « bible sur le terrain » et la dimension ignatienne. Initialement proposé aux jeunes adultes de moins de 40 ans, il est désormais ouvert désormais à toutes les générations, pour constituer le groupe de 40 pèlerins. Pélerins de tous les âges, vous êtes les bienvenus (avec une capacité à marcher !) • Du lundi 11 mars au vendredi 22 mars 2013 (10 jours sur place plus A/R).
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Se former
Ruth la Moabite, ancêtre du Messie Le petit livre de Ruth constitue l’un des plus beaux récits de la Bible, qui inspira Victor Hugo dans le poème Booz endormi. Au-delà de la première impression, il convient de le situer dans l’histoire, pour en saisir l’actualité.
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Ruth, la Moabite : simple signalement ? Pourquoi alors la qualification revient-elle cinq fois ? Il vaut la peine d’y réfléchir. Au point de départ, l’accumulation des épreuves sur une famille de Bethléem. La famine conduit Elimélek et son épouse Noémi à chercher refuge dans un pays voisin, mais ennemi : Moab. Les réfugiés y sont accueillis, comme le sont aujourd’hui des centaines de milliers en Afrique. L’hospitalité, vertu des pauvres ! Le mariage des deux fils avec des Moabites marque une certaine intégration. Hélas ! Elimélelk et ses fils meurent. Le fil de la vie est coupé.
Ruth, la prosélyte Apprenant que la prospérité est revenue en son village, Noémi décide de repartir. Elle prend congé de ses deux belles-filles, les invitant à se remarier : sage conseil, vu les dangers encourus par une femme seule. Si l’une d’elles, Orpa, accepte de retourner chez les siens, Ruth exprime sa détermi-
nation en termes émouvants : « Ton peuple sera mon peuple et ton dieu mon dieu ; où tu mourras, je mourrai et là je serai enterrée. » (Ruth 1,16). Ruth reprend ainsi une formule d’alliance, avec comme seule perspective, la mort. Qu’est-ce qui peut bien avoir amené Ruth à prendre une telle décision ? La manière dont Noémi parle du Dieu d’Israël n’avait pourtant rien d’engageant : « C’est contre moi que s’est manifestée la poigne du Seigneur » (Ruth, 1,13). Le même son de cloche retentit quand Noémi s’adresse aux femmes de Bethléem : « Ne m’appelez plus Noémi, mais Mara (l’amère), car Shaddaï m’a fait du mal ! » (Ruth 1, 21). Si le Dieu d’Israël se conduit ainsi avec ses fidèles, vaut-il la peine de s’attacher à lui ? Pour Ruth, c’est la fidélité (hésed) à sa belle mère qui compte. Hésed, un mot très riche de sens : loyauté dans les relations sociales, avec la nuance de bonté et de miséricorde dans l’épreuve. Parce que ses brus avaient fait preuve de fidélité envers les défunts et ellemême (Ruth 1,8), Noémi voulait
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leur rendre leur liberté. Ruth, quant à elle, avait si bien compris la générosité de sa belle-mère qu’elle se décida à la suivre. La qualité des relations humaines conduit à la conversion. Ruth manifeste ainsi un grand désintéressement dans son cheminement religieux. Elle agit par compassion pour Noémi, sans se laisser impressionner par les plaintes de sa belle-mère contre un Dieu qui semble l’accabler. Le courage de Ruth qui va glaner lui obtient l’accueil bienveillant de Booz, parent d’Elimélek. Il recommande à ses serviteurs de faciliter son travail et même de la laisser boire à leur cruche (Ruth 2,9). En réponse à celle qui s’était présentée comme une étrangère, Booz la complimente de tout ce qu’elle a fait pour sa belle-mère et d’avoir cherché refuge sous les ailes du Dieu qui sait récompenser la fidélité (Ruth 2, 11). Comment ne pas voir en Ruth le modèle des prosélytes qui frapperont de plus en plus nombreux aux portes d’Israêl ? Quand Ruth revient à la maison, Noémi, sortant de son marasme, exprime à Dieu sa reconnais-
sance pour la générosité de Booz : « Béni soit-il du Seigneur, celui qui n’abandonne pas sa fidélité (hésed) ni envers les vivants ni envers les morts. » (Ruth 2, 20). Noémi n’est-elle pas, elle aussi, sur le chemin de la conversion ? À la fin de la moisson, Noémi joue le tout pour le tout. Elle donne des instructions à sa bellefille pour qu’elle obtienne une déclaration de celui qui a droit de rachat, le go’el. Allusion est faite à une très ancienne coutume, destinée ▲ « Ruth qui glane », Aquarelle de James Tissot, 1896. à maintenir la stabilité des Booz se réveille, il est tout sur- s’engager, Booz prend alors Ruth familles et des héritages. Si un homme meurt sans enfant, pris de la présence d’une femme pour sa femme et de leur union le plus proche parent (go’el) est et demande : « Qui es-tu ? » Ruth naîtra Obed, qui sera le grandinvité à épouser la veuve pour le prie d’exercer envers elle son père de David (Ruth 4, 17). La vie susciter un descendant qui héri- devoir de go’el. La réponse de triomphe de la mort. tera de son père défunt. Ainsi Booz exprime le sens de toute s’explique la question insidieuse l’histoire. Après tant de malRuth, la Moabite des Sadducéens sur le sort de la heurs, l’avenir s’éclaircit : « Bénie femme aux sept maris : « De qui sois-tu du Seigneur, ma fille. Tu as montré ta fidélité de manière Israël et Moab sont deux pays sera-t-elle le mari, lors de la réencore plus heureuse cette fois- voisins, proches par la langue, surrection ? » (Marc 12, 18-27). ci que la première, en ne courant mais constamment en guerre. S’étant lavée et parfumée, Ruth se pas après les garçons, pauvres Des histoires infâmantes circucouche au pied de l’aire où Booz ou riches… Tu es une femme de laient sur l’origine de Moab et s’est endormi. valeur » (Ruth 3, 10). Femme de de Ammôn. Fuyant la destrucBooz s’était couché, de fatigue valeur, tout comme Booz (Ruth tion des villes maudites de la Mer accablé : 2, 1) : ainsi est-ce la fidélité qui Morte, Lot avait cherché refuge Il avait tout le jour travaillé dans apparaît comme le bien suprême, dans une grotte. Ne trouvant son aire… en réponse à la conduite du Dieu pas d’homme à épouser, ses deux Cet homme marchait pur loin des de l’alliance. filles enivrent leur père et l’une sentiers obliques, Booz fait bien les choses : après après l’autre couchent avec lui. Vêtu de probité candide et de lin avoir rempli d’orge le châle de Ainsi naquirent Moab et Ammon blanc…1 Ruth, il convoque un plus proche (Genèse 19, 30-38) : quel mépris Situation scabreuse ! Il faut res- parent pour s’assurer de ses in- pour les voisins ! On ajoutait que pecter la pudeur du texte. Quand tentions. Comme lui ne veut pas les filles de Moab avaient débau-
1. Extrait du poème de Victor Hugo Booz endormi.
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ché les Israélites au Baal Peor et provoqué un terrible châtiment (Nombres 25, 1-5). De son côté, le Deutéronome stipule que jamais l’Ammonite et le Moabite n’entreront dans l’assemblée du Seigneur… (Deutéronome 23, 4) L’installation des Moabites sur les terres laissées vacantes par l’exil ne fit qu’attiser la haine ancestrale (Jérémie 48 ; Ezéchiel 25,811). Que pouvait-il sortir de bon de ce pays maudit ? Après l’exil, on voulut préserver l’identité d’Israël contre l’assimilation aux peuples voisins. Esdras et Néhémie condamnèrent les mariages mixtes, obligeant les coupables à renvoyer leurs femmes étrangères, et cela malgré les protestations de la prophétesse Noadya (Néhémie 6, 14). Quelle audace que de célébrer la fidélité d’une Moabite en ces circonstances ! Les vrais prophètes, ce ne sont pas ceux qui maudissent les ennemis héréditaires, mais ceux qui annoncent l’accueil au Temple des étrangers, « car ma maison, dit Dieu, sera appelée Maison de prière pour tous les peuples. » (Isaïe 56,6). Au lieu d’adopter le style des prophètes, l’auteur du livre de Ruth a choisi de composer un récit émouvant pour toucher ses lecteurs, d’hier et d’aujourd’hui.
3. Extrait du poème de Victor Hugo Booz endormi.
Ruth, ancêtre du Messie Le livre se termine par une généalogie que reprendra Matthieu au début de son Évangile (Matthieu 1, 18). Dans la liste de quarantedeux générations, seules quatre femmes avant Marie y sont nommées, Thamar, Rahab, Ruth et la femme d’Urie. Pour S. Jérôme2, ce sont toutes des pécheresses. Quel contre-sens, du moins pour Rahab et Ruth ! Ce sont des prosélytes ; leur présence signifie que la promesse faite à Abraham se réalise grâce à ces femmes qui se sont adjointes au peuple d’Israël. Paul proclamera l’égalité radicale des Juifs et des Grecs, des hommes et des femmes et conclura que seule la foi au Christ fait des croyants les enfants d’Abraham et les héritiers de Dieu (Galates 3, 29). Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ; Une race y montait comme une longue chaîne ; Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.3 A notre époque où la xénophobie progresse dangereusement dans l’opinion publique, la figure attachante de Ruth la Moabite pré-
Vie chrétienne Nouvelle revue
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BIMESTRIEL DE LA COMMUNAUTÉ VIE CHRÉTIENNE ET DE SES AMIS – Nº 19 – SEpTEMBRE 2012
Entre la mer et le ciel Jacob « le talonneur »
écouter le frère… jusqu’au bout
sente une grande actualité, pour la vie de nos sociétés et de l’Église. Certes, un décodage s’impose vu la différence des situations économiques et sociales, mais l’idéal de la fidélité (hésed), dans sa double dimension humaine et religieuse, et l’appel à vaincre les préjugés ne doiventils pas guider nos engagements ? Père Édouard Cothenet 1. S. Jérôme (vers 345-419) est l’un des quatre grands docteurs de l’Église latine. Passionné pour l’Écriture Sainte, il révisa d’abord à Rome la traduction des Évangiles à la demande du pape Damase, puis à Bethléem il traduisit l’Ancien Testament de l’hébreu en latin. Son œuvre s’est imposée sous le nom de la Vulgate.
Prêtre du diocèse de Bourges, Édouard Cothenet a enseigné l’écriture Sainte à l’Institut Catholique de Paris. Son dernier livre s’intitule Découvrir les Apocryphes chrétiens (Desclée, 2009). Dans son diocèse, il a travaillé à la pastorale des étrangers et fondé l’Association Foi et Culture.
Pour poursuivre la réflexion • Aujourd’hui la Bible, t.6, n°47 ; présentation du livre de Ruth par S. Amsler. • Cahiers Évangile N°104 (1998) ; le livre de Ruth, une approche narrative, par A. Wénin.
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Discerner et résister Le 31 août 2012 est décédé le cardinal et jésuite Carlo Maria Martini. Nous publions ici un extrait de son ouvrage La onzième heure, se décider pour la Christ, réédité en avril 2012, qui rend compte de méditations et dialogues partagés avec de jeunes séminaristes à Milan.
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Se décider, est-ce facile ou difficile ? Parfois, dans les nuits du discernement, l’âme est déchirée par des pensées contraires : elle cherche la volonté de Dieu et semble la trouver d’abord d’une façon, puis ensuite d’une autre.
Les mouvements de l’esprit L’objet précis du discernement est la volonté de Dieu et comporte une profonde vision de foi : Dieu m’aime, il pense à moi, il m’appelle, il a un choix particulier pour moi ; ma vie a un sens dans le plan de Dieu et j’ai un nom secret, mystérieux, qu’il veut me révéler. Celui qui se met en état de discernement devra être persuadé que ce qu’il devra faire dans sa vie est inscrit dans un dessein très large, le dessein du mystère d’amour de Dieu, auquel notre existence doit correspondre. C’est pourquoi, le simple fait de se mettre en état de discernement, c’est déjà sortir de la « mondanité », c’est déjà une purification du cœur, un acte d’amour envers le Seigneur, c’est reconnaître que, dans ma vie, je suis en dialogue avec une Parole
plus forte que moi, qui m’a créé, m’a libéré, me soutient, me guide et m’accompagne. Mais si l’objet du discernement est la volonté de Dieu, le lieu le plus spécifique du discernement est constitué par les mouvements de l’esprit, les mouvements intérieurs du cœur grâce auxquels je puis me connaître devant Dieu et je puis connaître son dessein sur moi. Dans la tradition classique, surtout ignatienne, les mouvements de l’esprit sont fondamentalement de deux types : • Les mouvements de type « moteur », qui procurent enthousiasme, élan, goût, joie du bien, qu’on désigne par le terme général de consolations ; • les mouvements de type « bloquant » qui procurent confusion, crainte, peur, dégoût, répugnance, qu’on désigne par le terme de désolations. Sentir, recevoir, évaluer de tels mouvements, en voir l’aspect le plus profond (il peut y avoir, en effet, une consolation superficielle, apparente, qui se révèle ensuite illusoire, ou bien il peut y avoir une répugnance superficielle, qui se révèle ensuite comme un appel) est le don, l’art du discernement des esprits.
À la lecture des règles de la tradition ascétique, chez Ignace de Loyola et plus largement chez Jean de la Croix, nous nous apercevons que celles-ci concernent surtout le deuxième type de mouvements, ceux qui dépriment ou bloquent, et portent le nom de désolations. Cela signifie que le vrai problème est d’y voir clair dans les moments pesants, obscurs, difficiles, dans l’enchevêtrement des pensées. C’est, en somme, le problème affronté par Jean de la Croix dans son ouvrage « La Nuit obscure », où il enseigne comment se comporter dans les purifications du sens et de l’esprit, quelles valeurs elles ont, comment elles font partie d’un chemin authentique et ne représentent ni une perte ni une régression.
Résister Le thème du discernement se rattache directement au fait de résister : discerner c’est souvent résister. Ce verbe est, en grec, upoménein et peut se traduire par patienter, attendre, supporter, résister, persévérer dans la nuit.
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• Je rappelle, à ce propos, un texte de l’évangile selon Luc, plus pré-
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cisément du discours eschatologique, où, après avoir parlé des problèmes, des souffrances et des épreuves par lesquels doivent passer les croyants, Jésus dit : « C’est par votre constance que vous sauverez vos vies » (Luc 21,19). Résister dans l’épreuve, la désolation, sans changer ses bonnes intentions simplement parce qu’est venue la nuit, mais, au contraire, en se transformant intérieurement, par une prière prolongée, par la confiance, l’abandon, la sérénité, voilà l’attitude qui doit accompagner le discernement. Concrètement, nous pouvons dire que dans la vie, le vrai choix, éprouvé et testé par le feu, naît souvent d’une résistance, du fait de ne pas faiblir, de tenir bon, de persévérer simplement dans la prière, dans la patience, dans la recherche, dans l’attente. Un choix n’est vrai que s’il a été éprouvé et éprouvé dans la nuit, la fatigue, dans les sables mouvants du désert, dans les marécages : c’est dans ces conditions que compte notre résistance. Par le discernement, l’homme entre dans l’épreuve, se laisse impliquer dans la lutte difficile de l’existence quotidienne, résistant grâce aux lumières que le Seigneur lui fait entrevoir.
Questions sur le rapport discerner/résister Il y a au moins deux questions qui découlent de ce que nous venons de dire :
1. Comment puis-je savoir si je suis en train d’écouter la voix de Dieu ? Qui m’assure que je ne suis pas en train d’écouter la projection de mon moi (dans l’enthousiasme) ou bien une recherche de vengeance, ou une tentative de sublimation de mes tendances obscures ; ou bien que je ne suis pas en train de chercher quelque chose qui n’est qu’extérieure à moi, ou intérieure, mais qui cependant vient de moi, en tout ou partie ? Souvent, une telle question est le creuset, la peine, la grande souffrance du discernement. Mais le Seigneur ne nous permet pas une réponse facile, c’est pourquoi cette interrogation continuera de jaillir en nous, dans les moments des décisions existentielles nouvelles, décisions pour le ministère, pour une profession, ou concernant le comportement à adopter dans des situations précises. Toutefois, c’est précisément à travers ce type de question que nous sommes purifiés dans l’épreuve et formés en hommes de Dieu, fils qui se confient dans le Père et non à une idéologie que nous aurions fait nôtre. Il me semble donc comprendre que le Seigneur nous forme à l’esprit filial en permettant que surgissent en nous, de temps en temps, des interrogations qui ne comportent pas de réponses apaisantes. Certes, nous avons une réponse par rapport aux grandes questions de foi et de morale (je sais ce que je dois croire, je sais que je ne dois pas tuer, que je ne dois pas mentir), mais beaucoup d’autres choix
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qui constituent la trame de mon existence et sur lesquels se joue ma ressemblance à Jésus, mon désir d’être parfait comme le Père céleste, se posent dans une atmosphère difficile et pleine de clairs-obscurs. En tout cas, il y a trois conditions fondamentales qui peuvent nous aider à être sincères avec nous-mêmes et avec le Seigneur, dans la mesure où il est en nous. • La première est l’écoute de l’Écriture. En me confrontant, dans la « lectio divina », au dessein de Dieu, je m’efforce d’être en harmonie avec la volonté du Père et le style de vie de Jésus. Voici un des instruments les plus authentiques du discernement : « À ceci reconnaissez l’esprit de Dieu : tout esprit qui confesse que Jésus Christ venu dans la chair est de Dieu » (1 Jean 4,2). Reconnaître Jésus dans la chair ne veut pas dire seulement reconnaître qu’il s’est incarné par l’action de l’Esprit Saint en la Vierge Marie, mais bien le reconnaître comme Fils de Dieu venu dans la chair, celui qui, dans les évangiles, vit, parle, souffre, œuvre. La confrontation, par le biais de la « lectio », avec la vie de Jésus, avec le mystère du Père, le fait de se nourrir de la Parole, aide donc à discerner les esprits qui sont de Dieu, à discerner entre ceux qui s’appliquent à Jésus venu dans la chair et ceux qui s’appliquent à une idéologie à propos de Jésus, à une vision du mystère du salut étrangère à l’Évangile. Comme je l’ai déjà dit lors de notre dialogue sur le thème de la décision, la
« lectio divina » nous permet d’entrer dans la « connaissance sublime de Jésus », homme et Dieu. • La deuxième condition est un effort constant de purification du cœur et des sens, afin de supprimer tout ce qui est capitulation devant la facilité et la sensualité. Pour ce qui est de moi, j’essaie de ne pas favoriser en moi de zones de dépression et d’enfermement qui risquent de me faire perdre de l’aisance devant le mystère. Le sacrement de Pénitence fait partie d’une telle purification du cœur. • La troisième est l’aide de l’Église, en particulier de l’accompagnateur spirituel, dans le discernement. Ces trois conditions me permettent de savoir si je suis vraiment en train d’écouter la voix de Dieu et non pas la mienne avec mes illusions et mes fuites. Elles doivent nous accompagner toute la vie, parce qu’il ne suffit pas d’avoir choisi un état de vie ou un service d’Église, si nous ne remettons pas sans cesse ce choix fondamental sous la lumière de Dieu, afin de voir s’il est vraiment nôtre, s’il s’est raffermi et purifié. 2. Deuxième question : que faire si, à l’avenir, devaient surgir des éléments imprévus et imprévisibles – mais qui couvaient sous la cendre sans que je m’en aperçoive parce que je ne me connaissais pas assez – qui mettraient en cause mon choix ? La question est aiguë. Les imprévus existent, en effet, tout au long de la vie et c’est vrai que
La onzième heure, Se décider pour le Christ Livre Vie Chrétienne n°425 12,50 e A retrouver sur : www.editionsviechretienne.com « Nous entrons dans un chemin que nous pourrions appeler celui de « la onzième heure » ; il précède immédiatement la douzième heure, celle des décisions et des choix définitifs. » À partir de méditations et de dialogues que le cardinal Martini a partagé avec de jeunes séminaristes, le parcours spirituel qu’il propose passe par la connaissance de soi, des décisions significatives pour l’existence, le discernement et l’esprit de résistance, la prise de risque total, l’ancrage dans la Parole et l’abandon à Dieu. Apprendre à mieux se connaître à travers soi, la parole des évangiles, le partage avec d’autres, c’est être libre pour choisir et suivre le Christ. A son habitude le propos est clair, précis, concret et facile d’accès. Il s’appuie sur une profonde connaissance biblique et théologique et une grande pratique de l’accompagnement spirituel des Exercices d’Ignace de Loyola.
parfois émergent des éléments qui couvaient sous la cendre depuis des années. Il n’existe pas de réponse mathématiquement sûre. La condition de l’homme sur la terre est celle d’un passant, d’un pèlerin, et l’état de pèlerin comprend précisément un côté provisoire, voire de la peur. Même après avoir patiemment recherché, examiné, élaboré, pensé, discuté, nous ne pouvons avoir la certitude que rien ne soit resté en dehors de la recherche. C’est là qu’apparaît l’élément du « tout risquer », mais avec la confiance que Dieu ne permettra jamais rien qui ne soit pour notre bien. Il s’agit d’un acte de foi très fort à faire lors des grands choix de la vie : je ne choisis pas parce
que je suis mathématiquement sûr et prophète sur mon avenir (je ne sais pas jusqu’à quand je vivrai, ce que sera ma santé, je ne connais pas les rencontres que je ferai ni ce qui m’arrivera), mais bien parce que je crois que je suis dans les mains de Dieu. Si, de mon côté, j’ai honnêtement accompli mon travail de discernement, alors je peux tout risquer avec tranquillité. Le discernement, lorsqu’il est vrai, même s’il fait souffrir, donne la paix et la joie, l’aisance et la sérénité, car la volonté première du Seigneur est que nous devenions fils ; tout le reste est subordonné à une telle volonté. Cardinal Carlo Maria Martini † 2012
Le cardinal Carlo Maria Martini, jésuite, a été archevêque de Milan de 1979 à 2002 et président du Conseil des conférences épiscopales d’Europe, après avoir été recteur de l’Institut biblique pontifical et de l’université Gréogorienne, à Rome. Il vécut ses dernières années à Jérusalem avant de décéder le 31 août 2012.
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Prier ensemble Dans le premier numéro de la Nouvelle revue, il était question de la prière en début de réunion de communauté locale. L’accent était mis sur l’importance de soigner l’entrée dans la prière. Le plus souvent, nous faisons ensuite un partage d’Évangile. C’est bien, mais ne serait-il pas bon de varier les formes de la prière ?
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Si nos rencontres commencent par la prière, c’est d’abord pour se mettre ensemble sous le regard de Dieu, en prenant conscience qu’Il est présent au milieu de nous. C’est aussi pour orienter le temps qui va suivre vers Lui, vers Son service et Sa louange. C’est enfin pour nous disposer à nous recevoir de Lui, à travers l’échange avec nos compagnons. L’introduction d’un temps de silence en début de réunion permet à chacun d’entrer dans cette disposition. Ensuite le temps de prière partagée avec le texte biblique pourra prendre différentes formes. Ceux qui préparent chercheront à adapter la proposition de prière, en fonction du besoin de la communauté locale et du point où elle en est. Le choix du texte est un premier point : le plus souvent texte de l’Écriture, ce peut être un récit évangélique mais aussi un texte de l’Ancien Testament. De temps en temps, le support de la prière pourra aussi être une hymne, un chant, un texte spirituel… Le choix se fait en fonction du temps liturgique, de l’axe de relecture de la rencontre ou encore
de ce qui se vit dans le groupe. La manière de prier, aussi, peut varier. Le plus souvent, après la lecture du texte, il y a un temps de silence suivi du partage d’une prière. Mais rien n’empêche d’être créatifs pour proposer des moyens pour s’approprier le texte : on peut s’aider d’un chant, d’un geste ; prendre appui sur la lecture d’image d’une œuvre d’art ; prier avec un psaume, savourant les mots qui prennent vie pour soi… Dans la période d’enracinement (les années qui suivent l’année d’accueil), l’accent pourra être mis sur un point de la prière ignatienne à expérimenter, comme la demande de grâce ou le colloque, la méditation ou la contemplation. La place de ce temps de prière peut aussi être différente d’une réunion à l’autre. Lors d’une réunion d’aide au discernement par exemple, on peut tout particulièrement demander la grâce de la liberté intérieure et se centrer sur l’invocation de l’Esprit Saint, tout en ponctuant la réunion de moments de prière silencieuse. Le temps de prière est un moment important qui permet de faire l’expérience d’une Parole vi-
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vante qui s’adresse à chacun personnellement. C’est pourquoi il est bon de soigner ce temps. Quelle qu’en soit la forme, il doit permettre d’accueillir le texte pour lui-même ; de se laisser toucher et impliquer dans sa propre vie et enfin de laisser place à un temps où l’on peut d’adresser au Seigneur. Important, il n’est cependant pas le tout de la rencontre. Cette prière partagée ne peut remplacer l’oraison personnelle ; elle est limitée dans le temps pour permettre le partage et l’échange qui sont au cœur de la démarche. Certains aimeraient prier plus longuement. Pour cela il y a les retraites et les week-ends communautaires. Mais pourquoi pas aussi de temps en temps une réunion plus longue, une réunion « qui prend son temps », avec un dialogue contemplatif, un partage de sa relecture et un vrai second tour, avec de la convivialité ? Marie-élise Courmont Voir la fiche « La prière en début de réunion » sur le site de la CVX www.cvxfrance.com/Documents/ Formation
© Pascal Deloche – Godong
Ensemble faire Communauté
Des orientations communautaires, pour qui ? « J’espère que le document final sera une source d’inspiration pour les communautés locales »�, affirmait Daniela Frank, présidente de la CVX mondiale, aux lendemains de l’Assemblée de la Communauté. Des orientations qui n’ont de sens que si elles correspondent et sont portées par les membres.
© Droits réservés
de tension ? Comment nous sentons-nous concernés par ces missions, par ces orientations ?
Durant l’année 2012, nous avons pris le temps d’envoyer des membres de nos communautés régionales à l’Assemblée de la Communauté qui s’est tenue à l’Ascension. Ceux-ci, comme de veilleurs de croissance, ont relu « les grâces reçues » et ont été attentifs « aux lieux de tension qui traversent notre Communauté ». Après cela, ils ont discerné ensemble pour « nommer les missions communautaires » et définir les orientations pour les années qui s’ouvrent.
1. A retrouver sur www.cvxfrance.com documents/formation
Mais, nous, membres d’une communauté locale, n’avons-nous pas le désir, nous aussi, de nommer, depuis le lieu où nous connaissons la Communauté, quelles sont les grâces reçues et les lieux
A ce jour, les orientations ont été écrites par les cent vingt membres de l’Assemblée, mais elles ne deviendront réalité communautaire que si chacun de nous les considère comme siennes. Cependant, se les approprier, être solidaire de leur vitalité, ne veut pas dire que chacun de nous doit s’impliquer auprès des étudiants étrangers, des réalités familiales souffrantes, etc., mais que d’une manière ou d’une autre, chacun invente et met en œuvre dans sa propre vie (prière, prise en compte dans les choix de sa vie, aide financière…) la façon dont il va porter dans son cœur ces missions et ces orientations, comme le désir de soutenir ceux qui s’engagent dans ces missions communautaires déjà existantes. C’est notre manière d’exercer « notre responsabilité de développer des liens communautaires, [qui] ne s’arrête pas à notre communauté locale, mais s’étend à la Communauté de Vie Chrétienne Nationale et Mondiale » (Principe Général 7). En choisissant de devenir membre de la Communauté, une Communauté apostolique,
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nous avons choisi de cheminer ensemble à la suite du Christ, de nous entr’aider à regarder le monde pour y agir en chrétiens. Nous expérimentons patiemment que cheminer ensemble, c’est aussi parfois exigeant car il faut respecter chacun, son rythme, sa façon de voir les choses, être patient, savoir parfois se taire, parfois oser une parole, toujours « écouter jusqu’au bout »… Sans doute, le moment est-il venu, si nous ne l’avons pas déjà fait, de nous approprier en communauté locale le texte d’orientations de l’Assemblée de la Communauté voté par nos représentants : c’est notre manière de cheminer avec les compagnons que nous avons envoyés à l’Assemblée de la Communauté. Recevons ce texte lentement élaboré en cette Ascension 2012, comme une feuille de route à explorer, goûter ; lisonsle, prions avec pour entendre comment il agit en nous. Pour cela, une fiche de réunion de communauté locale « S’approprier le texte d’orientation voté par l’Assemblée de la Communauté » vous est proposée.1 Marie-Agnès Bourdeau Équipe Service Formation
Appel aux goûts et aux talents Pour servir la Communauté
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Elus depuis quelques mois, c’est avec joie que nous avons commencé notre service et nous sommes aujourd’hui confrontés à lancer de nombreux appels dans la Communauté, nécessaires pour assumer les nombreuses responsabilités et services qui permettent que CVX se vive comme Corps pour la mission. Nous le savons, la joie est grande quand l’appel fait écho au désir, quand le « Oui » jaillit de la rencontre entre un appel qui m’est adressé et mon désir de servir.
Ce désir de servir habite déjà bien des cœurs. Or, souvent nous n’osons pas le dire. Par ailleurs, des compagnons pourtant disponibles ne sont jamais appelés, par manque d’attention, de courage ou d’audace, de temps à passer au téléphone ou avec les personnes… C’est pourquoi un sondage en ligne sera prochainement proposé, à chacun d’entre vous pour que vous nous partagiez vos goûts et compétences. Oseriezvous prendre quelques minutes
pour le compléter, cela nous permettra de mieux connaître la Communauté et les désirs qui y vivent, les talents qui s’y cachent… De tout cœur, merci d’avance, Très fraternellement, L’équipe service de la Communauté nationale - ESCN, Anne Fauquignon, Jean Fumex, Jean-Luc Fabre, Marie-Antoinette Jamin, Nicolas Joanne
Etre jeune en CVX © Droits réservés
Guillaume Demonchy, 32 ans, membre CVX depuis dix ans
Tu as été deux ans responsable de l’Équipe Service Jeunes (de 2009 à 2011), qu’en retienstu ? Ces dernières années a évolué dans la Communauté un réel souci de prendre soin des jeunes. Nous avons développé la possibilité d’avoir des équipes spécifiques de jeunes adultes. D’autres initiatives sont nées, comme la proposition du pèlerinage en Terre Sainte1. Par ailleurs, une commission « Camp MEJ » dans la CVX a été créée, avec Anne de Lamotte, Agnès Delepine et Laetitia Pichon
(les « drôles de dames » comme on les nomme !). Depuis plusieurs années, l’ESJ est aussi présente à la fête du RJI, qui a lieu début octobre en région parisienne. Nous nous réunissions en « G3 » (MEJ, RJI et CVX) : de là sont nées les « équipes Magis », proposition spécifique pour les 18-25 ans. En ESJ, nous nous sommes interrogés sur le visage des jeunes qui sont en CVX : les jeunes familles, les célibataires. Comment les accueille-t-on ? Et quelle communication de la CVX est faite vers l’extérieur ? Comment vivons-nous la convivialité, la joie de se retrouver au sein de la CVX ? Cette année, tu as été envoyé par la CVX pour participer à JPentecôte20122, ainsi qu’à l’élaboration de la session d’été
« la Politique une Bonne Nouvelle »3. Que signifie pour toi ces services ? C’était une joie pour moi de partager quelque chose du trésor de la CVX. C’était aussi une belle façon de faire Église. La CVX n’est pas une communauté fermée sur soi, elle est invitée à s’ouvrir à l’extérieur, en lien avec la famille ignatienne mais également parmi d’autres familles spirituelles, tout en apportant sa touche particulière. Ce sont des occasions de prendre notre place en Église et de participer à des événements plus grands. Propos recueillis par Marie Benêteau
1. Le pèlerinage « A la suite d’Ignace, pèlerin à Jérusalem » a eu lieu une première fois en février 2012 et est proposé de nouveau du lundi 11 mars au vendredi 22 mars 2013. Voir p. 22-23. 2. JPentecôte est le forum national des jeunes adultes chrétiens, organisé par la CoJP (coordination nationale des jeunes professionnels chrétiens) et cette année en partenariat avec Diaconia, du 26 au 28 mai 2012. 3. La 9e édition de la « Politique une Bonne Nouvelle », session de formation et d’échanges autour des questions politiques, destinée aux jeunes de 18 à 35 ans, a eu lieu cette année du 19 au 26 août 2012.
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Ensemble faire Communauté
Nouveau médiateur de la CVX
Olivier Giraud a été appelé en août 2011 à devenir le « médiateur » de la CVX1, pour un mandat de cinq ans. Il nous explique ce que signifie ce service. Ton Frère s’est égaré ? Va le voir et sonde le en privé. S’il entend raison, tu as retrouvé un frère. Mathieu 18, 15-20
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Avocat depuis vingt-cinq ans, c’est avec goût que je me suis fortement engagé dans de nouveaux chemins d’approche des conflits qui permettent de garantir une parole libre, veillant au contradictoire et à la loyauté dans l’échange, orientée par la bienveillance.
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Lorsque j’ai reçu l’appel à ce service de « Médiateur de la Communauté », j’ai vécu mon discernement, partagé entre espérance et surprise.
1. La nomination d’un « médiateur » de la Communauté a été prévue par la nouvelle gouvernance. Son rôle est défini dans les Nomes Particulières (47) et le Règlement intérieur (4.2).
Espérance, car il est opportun et nécessaire d’appréhender la question du conflit et de son règlement en communauté. Cela évite de le nier ou de le « mal traiter ». Surprise, car cette proposition s’inscrit à la fois dans ma militance personnelle et professionnelle mais aussi dans un mouvement sociétal incontournable du développement des modes alternatifs de règlement des conflits. Belle perspective de croissance pour notre Communauté, me suis-je dit.
Membre depuis dix-sept ans de la Communauté, je participe à l’atelier justice dont j’assume depuis sa création la responsabilité locale, à Marseille. Ce service de médiation m’est apparu comme un riche prolongement de ces engagements. Ce sont nos Normes Particulières (NP47) qui définissent les missions du médiateur : « aide et conseil des membres en gouvernance confrontés à des différends ». Le Règlement Intérieur précise (en 4.2) que le médiateur peut être saisi par tout membre de la Communauté et il peut intervenir directement. » La médiation repose d’abord sur l’écoute et l’acceptation des protagonistes qui doivent admettre les moyens qui vont guider la médiation en vue de tenter de
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parvenir ensemble à une solution acceptée du différend ou du conflit. Ainsi il est indispensable d’adhérer à ce chemin de réconciliation sous l’impulsion du médiateur ou de son délégué. Le médiateur n’a pas de mandat de gouvernance, il est évidemment soumis à la confidentialité et s’il doit être impartial, il n’est pas indépendant, puisque membre de la Communauté. Le médiateur a aussi une mission d’amélioration de la gouvernance. Il doit, en effet, être informé à cette fin, des conflits et différends. Il est en quelque sorte le porte-parole des personnes ayant pu souffrir de situations liées au mode d’organisation de la CVX, afin que la gouvernance puisse évoluer. C’est donc un service nouveau qui doit se construire comme mission apostolique pour une meilleure circulation de la parole au sein de la Communauté et pour être fidèle au chemin du Christ en ce monde. Olivier Giraud CVX Région Provence Méditerranée Corse
Tisser la vie et la prière Les propositions des retraites dans la vie fleurissent un peu partout en France, portées par la famille ignatienne. Les cadres en sont variés mais toutes permettent quelque chose de la démarche des Exercices dans sa vie quotidienne. La « retraite dans la vie » de l’Ile-de-France est l’une d’elle.
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La démarche de la « retraite dans la vie » permet de concilier vie quotidienne et vie de prière. Elle est bâtie pour convenir à des personnes qui ne peuvent pas quitter la vie courante, qui gardent toutes les tâches familiales et personnelles, et continuent à assumer leurs responsabilités. Elle a les caractéristiques de toutes les propositions ignatiennes : de prier avec la Parole de Dieu, en essayant de mettre en place un temps de prière quotidien et d’y être fidèle, d’être accompagné, de partager en groupes… Le délai, le temps, le moment, le lieu de la prière, tout cela est à chercher par le participant. Cela fait partie de la retraite. En définitive le combat spirituel est dans la vie courante. Il faut chaque fois chercher à s’adapter au réel de sa vie, trouver son rythme. C’est toujours très étonnant de voir comme chacun est inventif. Souvent, on entend : « je n’ai pas trouvé le temps de prier ». On cherche, on tâtonne, et il y aura peut-être une façon de faire qui nous rendra la vie plus facile. Chacun essaie de repérer ce qui l’aide. L’objectif, pour la majorité des personnes, est de réinstaller la prière dans la vie donc de tirer un bénéfice pour après. Ces cinq semaines permettent en effet
de prendre des habitudes qui s’ancrent dans la vie quotidienne. Chaque semaine, nous donnons de quoi s’exercer. Par exemple, nous inspirant du livre de MarieClaire Berthelin1, nous proposons l’exercice de la « file d’attente » : comment passer de la contrainte à une sorte de réconciliation ? Cet homme, cette femme, est-ce que je peux les considérer autrement ? Comment Dieu les regarde ? Une autre semaine, nous proposons de préparer avec la prière ignatienne une rencontre ou une réunion qui va m’engager, qui a de l’importance pour moi…
Nous avions été très marqués lors du rassemblement de la famille ignatienne à Lourdes en 2006 par cet intitulé : « les Exercices, un trésor à partager ». Pourquoi, en effet, ne pas se risquer à les proposer à d’autres ? C’est une démarche d’Église, d’échanges, qui nous enrichit réciproquement. Propos de Catherine Dorlacq Recueillis par Marie Benêteau
Cette année, la « retraite dans la vie » en Ile-de-France sera proposée du 27 janvier au lundi 25 février 2013.
Ces exercices sont déconcertants pour beaucoup de retraitants car ils sont venus pour rencontrer Dieu mais on les fait passer par la vie concrète comme « lieux où Dieu m’attend ». Notre spiritualité en effet n’est pas dualiste où il y aurait d’un côté la relation à Dieu et d’un autre la relation aux hommes. Nous sommes appelés à « chercher Dieu en toutes choses », pas seulement dans sa Parole, dans la Bible, mais dans la vie.
Six rencontres sont prévues : le dimanche 27 janvier toute la journée (présence indispensable), puis en soirées : vendredi 1er février, jeudi 7, mercredi 13, mardi 19, lundi 25 février.
Cette année, nous avons décidé de proposer sept places de retraitants pour la paroisse Notre Dame d’Espérance (en plus des membres CVX), où ont lieu nos rencontres.
Merci de nous informer et de partager vos expériences de différentes initiatives locales en envoyant un mail à : redaction@viechretienne.fr
Nous changeons de jour chaque semaine pour essayer de s’ajuster à la vie des personnes.
1. Prier dans l’instant, de Marie-Claire Berthelin, 10 €, à retrouver sur www.editionsviechretienne.com
Contact : emmanuel.lecaron@ wanadoo.fr
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Ensemble faire Communauté
Construire l’Europe
Échos des vacances européennes en Slovénie Chaque fois qu’un pays en prend l’initiative, les membres de la Communauté de Vie Chrétienne en Europe sont invités à vivre une semaine de vacances ensemble pour apprendre à mieux se connaître et se laisser déplacer par l’expérience des autres.
E Pour en savoir plus sur ces vacances Européennes : Marie-Laure Chamot, Françoise et Dominique Garcin, Véronique et Benoit Robert, Anne et Éric Massardier, Annick et François Xavier Neyret, Nadine Croizier
Nous avons partagé en petits groupes sur notre expérience de la transmission de la foi, sur notre engagement de chrétiens dans le monde du travail ou dans la société, et sur le choix d’un style de vie simple et l’accueil des migrants.
A l’occasion de ces vacances, nous avons davantage pris conscience que dans la vie en Communauté, chacun fait profiter aux autres de ses talents et que tous s’en réjouissent : prières du matin et eucharisties étaient préparées à tour de rôle par un pays qui faisait ainsi partager aux autres ses chants, sa gestuelle.
Les soirées nous ont permis d’écouter les différents pays, leurs richesses, leurs préoccupations, la vie de la communauté. Par exemple, la Communauté slovène compte cent cinquante membres, elle manque d’assistant et d’accompagnateurs, mais organise chaque année un pèlerinage pour la paix à destination des jeunes. Ce partage des dons reçus a aussi pris la forme de sorties découvertes du pays (magnifique !), d’ateliers manuels et d’une soirée festive où chacun a joyeusement entraîné l’autre dans sa danse.
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Sur la CVX en Europe : www.clc-europe.org
En juillet, la CVX Slovène a organisé ces vacances communautaires à Ljubljana. Nous étions trentesept à quarante-cinq adultes et douze enfants et adolescents, venus d’Allemagne, de France, d’Italie, du Liban, de Lituanie, de Slovaquie, de Croatie et de Slovénie.
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Nous avons senti une Europe en construction, riche de ses racines communes et de ses diversités. Les expressions artistiques, les visions politiques, la vie au quotidien sont autant d’occasion de
s’étonner et de s’émerveiller de nos diversités : ainsi à l’Est, la proximité orthodoxe entraîne de fréquentes représentations du Christ qui descend aux enfers pour entraîner les hommes dans sa résurrection ; l’histoire récente de l’après-guerre laisse des visions politiques très différentes d’un pays à l’autre. En nous déplaçant, Dieu nous a ouvert à des éléments essentiels pour la vie communautaire : • Une attitude d’ouverture, de simplicité, de vérité, de bienveillance et d’humour. • Une profonde unité dans la prière et la volonté de témoigner de l’Espérance, chacun recevant Dieu dans sa langue maternelle (son histoire, sa culture). • Ayant dû nous exprimer en anglais, nous avons fait plus d’efforts pour être compris et pour comprendre l’autre : nous avons vu combien ces efforts servent la qualité des échanges. • Nous avons été bousculés par la pratique très régulière des Exercices Spirituels des membres des autres pays.
harmoniser modernité et tradition Rencontre avec la CVX Hong-Kong
Début août 2012, un groupe de la CVX Hong-Kong passe deux jours à Paris dans le cadre d’un pèlerinage en Europe sur les traces de saint Ignace. Hélène Poguet a eu la chance de les rencontrer. dix membres étudiants, en douze communautés locales adultes et quatre étudiantes, ce qui correspondant à une région moyenne en France. Les équipes ont un nom. Ils manifestent un attachement fort à la personne d’Ignace, ce pèlerinage en témoigne. Ils sont nettement et globalement plus jeunes que nous. Ils précisent que majoritairement les membres de la HK-CLC sont des convertis. Tous, ou presque, participent à une retraite annuelle de plusieurs jours. En 2000, trente-sept membres avaient prononcé un engagement formel permanent et quinze un engagement provisoire. Ils sont très étonnés du petit nombre d’engagés chez nous et ce ne fut pas facile d’expliquer nos réticences ! Tout de la CVX France les intéresse. Nos façons de conduire une réunion rejoignent les leurs. On les sent attentifs à un modèle
de frères et sœurs aînés dans la foi et nous nous sentons bien démunis tant par ce qu’est notre vie, que par la double traduction (il faut impérativement passer par l’anglais)… Quand je rédige ces lignes, mi- septembre 2012, Hong-Kong procède à des élections ; jamais sans cette rencontre, je n’aurais essayé de comprendre comment se déroulent ces élections complexes, face à un régime communiste qui essaie de cadrer un suffrage universel : que nos amis en soient remerciés, leur visite a élargi nos horizons… Daphne Ho revient, en octobre, avec un groupe de jeunes élèves (14 – 17 ans) pour un pèlerinage sur les traces de Jeanne d’Arc ! Voilà de quoi secouer nos catégories mentales et nous faire sourire…
1. C’est dans la crypte du Martyrium de Saint Denis, rue Yvonne le Tac à Paris que saint Ignace de Loyola et ses compagnons posèrent le premier acte de constitution de la Compagnie de Jésus le 15 août 1534.
Hélène Poguet © Droits réservés
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Nous sommes quelques uns à attendre rue Yvonne le Tac vers 11 heures (le Martyrium1 nous est ouvert amicalement par son gardien) quand s’avance un groupe chaleureux, qui embrasse volontiers, entourant le père Sean O’Cearbhallain, s.j. Nous descendons à la crypte pour célébrer, en cantonnais, une eucharistie familiale et fraternelle : la jeunesse et la joie de tous est remarquable. L’attention et la place faites aux enfants sont marquantes, de même que le respect affectueux qui entoure le père. Nos amis palient notre ignorance du cantonnais, par un joli livret bilingue en anglais : c’est délicat de leur part et très précieux. Il y a un délicieux mélange de tradition et de modernité : le père suit la messe sur son iPad et les enfants, dont un est tout fier de nous mentionner son saint patron Inigo, participent, avec solennité, aux lectures de la messe. Un chant traditionnel, accompagné par deux petites « guitares », rehausse la communion. Nous les retrouvons le soir à leur hôtel pour un échange informel. La communauté CVX de Hong-Kong regroupe environ une centaine de membres adultes et soixante-
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, « oser rejoindre » les groupes locaux Expérience CVX en Allemagne Nous venons de vivre trois années à Francfort. Au moment de retrouver la CVXFrance en Touraine, nous nous sentons redevables de témoigner de l’expérience vécue avec la CVX allemande, la GCL.
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Avant de partir, nous avions pressenti qu’il y avait là pour nous une invitation à aller plus loin, à un « magis » dans notre cheminement humain, relationnel, spirituel. L’équipe régionale avait confirmé cette intuition et, peu avant notre départ, nous avait envoyés en mission, membres de la CVX à Tours, vers la CVX à Francfort. Nous y avons découvert une autre pratique de la CVX. En Allemagne, les accompagnateurs viennent rarement aux réunions et nous nous sommes parfois sentis livrés à nous-mêmes, d’autant plus que nos compagnons avaient peu d’expérience. Nous sommes parfois restés insatisfaits des partages parce qu’on insiste peu sur la préparation des réunions. Mais
nous avons aussi été séduits par l’inventivité des Allemands, leur attention au cadre, à l’emploi de moyens très concrets pour nous aider à exprimer notre ressenti. Faire communauté n’a pas toujours été facile. Ne pas bien comprendre, s’exprimer avec difficulté, a souvent été une occasion de frustration – mais aussi de pauvreté, d’humilité. Mais pas à pas et grâce au désir de chacun que nos réunions nous apportent un « plus » pour nos vies, nous sommes vraiment devenus frères et sœurs dans le Christ, « communauté apostolique » - toujours imparfaite, toujours en chemin, mais capable de témoigner – ce que nous avons fait lors d’un week-end régional. Nous avons aussi pu participer à une « semaine internationale » organisée par la GCL tous les deux ans. Nous y avons rencontré des familles polonaises, hongroises, roumaines, allemandes. La barrière de la langue, bien réelle, s’efface lors des veillées, des temps de prière ou de jeu, par les promenades, les repas… Peut-être une initiative similaire pourrait-elle être prise par la CVX France ? Cela contribuerait
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à renforcer les liens, notamment avec ceux qui nous sont géographiquement proches (Espagnols, Italiens, Anglais, Allemands…). Nous aimerions encourager les membres CVX se rendant à l’étranger à y rejoindre la CVX locale, même si la question de la langue peut faire hésiter. C’est une occasion de rencontres, une source d’enrichissement, de croissance relationnelle et spirituelle dans l’humilité. C’est aussi, nous semble-t-il, une manière de contribuer à unir la famille internationale qu’est notre Communauté. Les membres du secrétariat mondial entretiennent déjà des liens avec leurs homologues nationaux ; les congrès internationaux sont aussi des rencontres fondatrices ; la famille devrait se construire aussi par cette fréquentation réciproque vécue de l’intérieur par tous ceux qui ont la chance de pouvoir vivre quelques années d’expatriation, ou au travers de vacances internationales et qui osent rejoindre une communauté locale. Benoît et Isabelle Mauduit
Billet
© Illustration : Sabine de Ligny
Éloge du pain perdu Avec ses détours inspirés par le seul caprice ou la séduction d’un joli nom sur la carte, la route des vacances a parfois la puissance du rêve : elle favorise les retrouvailles improbables, les rencontres incongrues, elle exauce des vœux secrets. Ainsi, en août dernier, dans une Trappe de Belgique, à l’office de Vêpres, dans la lumière dorée, en longue cape laiteuse de novice, j’ai cru reconnaître Martin C. Fantasmagorie ? Frère Paul, l’hôtelier, a été formel : - C’est bien le vôtre, et c’est bien le nôtre. D’ailleurs, il est unique, non, avec ses bons gros yeux de veau orphelin de naissance ? C’était dit avec toute la bonhomie du monde. J’avais connu Martin plus au sud, dans un Service Diocésain des Vocations. Comment vous expliquer ?… Disons qu’il n’y avait pas que les yeux. En le découvrant tout famélique et bredouillant, vous pensiez d’abord (c’est nul, je sais) : « Où pourrait-il se caser ? ». Ses camarades promenaient leur allure de gendre idéal, cherchant tant bien que mal à se convaincre que clergyman rime avec Superman. Martin, lui, restait le plus souvent silencieux, simplement heureux d’être là. Mais, de rencontre en rencontre, il nous instillait sa plus douce, sa plus intime conviction : au rayon des invendus aussi, le Seigneur appelle à se donner. Frère Paul me l’a redit à sa manière : - Le pain crotté, vous connaissez ? Dans le civil, lorsque je faisais cuisinier pour un estaminet en Flandre, c’était un truc du métier : mieux vaut des morceaux de pain tout biscornus et rabougris. Ils s’imprègnent bien de lait sucré, ils accrochent mieux les œufs battus, et c’est d’autant meilleur. Martin, c’est notre pain crotté. Les papilles gustatives en éveil, j’ai vite traduit pain perdu – ce délice à base de vieux croûtons trempés dans un mélange de lait et d’œuf, qu’on fait dorer à la poêle. Crotté ou perdu, à ma connaissance, voilà la seule recette dont le nom assume sereinement l’humilité de son ingrédient principal. Qui oserait annoncer à ses convives : « Rogatons de veau à la grecque ! » ou « Salade fripée aux noisettes ! » ? Pas question de déranger le frère Martin, il faisait retraite à l’approche de ses vœux. Mais je suis reparti tout joyeux. Comme si, grâce à lui, concernant le banquet du Royaume, et pour compléter le menu annoncé par Isaïe1, je pouvais déjà me faire une petite idée du dessert. Et, ma foi, ça creuse l’appétit.
1. « Un festin de viandes grasses et de vins capiteux… » (Isaïe 25,6).
Philippe Robert, s.j.
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Prier dans l’instant
En pensant à nos défunts Cela fera bientôt cinq mois qu’Agnès est passée de l’autre côté. Le samedi me fait penser à elle, surtout quand j’ai l’impression ce jour-là de recevoir des grâces. Pourquoi le samedi ? Parce que, avant son décès des suites d’une longue maladie vécue avec beaucoup de courage, Agnès, qui était la doyenne de notre communauté locale, avait choisi ce jour pour prier pour l’ensemble de ses co-équipiers. Je crois qu’elle continue là où elle est maintenant. Les samedis où je suis attentif à ma vie intérieure, c’est donc l’occasion de continuer, sous une forme différente, cette relation et cette amitié nouées de son vivant. C’est également le moment pour rendre grâce au Seigneur pour la fécondité de la vie d’Agnès, avant et après sa vie terrestre. Je m’émerveille aussi de la mystérieuse solidarité qui unit les vivants et les défunts, par-delà la barrière de la mort. Charles Mercier
Nouvelle revue Vie Chrétienne – Novembre 2012
Agnès de Metz (1934 - 2012) était membre de CVX depuis 1984. Elle a été bénévole à la revue Vie Chrétienne jusqu’en 2010.