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Portrait
réforme No 3587 • 4 décembre 2014
La dame aux roses ÉLÉONORE CRUSE.
acheter des rosiers en conteneur, sur place ou sur catalogue. En hiver, les rosiers sont vendus en racines nues. Les clients sont principalement des jardiniers français et européens. Éléonore s’est ainsi fait un nom dans le milieu et certaines variétés de roses anciennes ne poussent que dans ses jardins. Consciente de la fragilité de la nature, Éléonore utilise l’eau de la rivière et les engrais avec parcimonie.
D’une famille protestante parisienne, elle s’installe à 21 ans dans un coin reculé d’Ardèche et se fait connaître en vendant des roses anciennes.
Fruits sauvages
L
a Roseraie de Berty semble coupée du monde. Depuis le village de Largentière, moins de 2 000 habitants, il faut emprunter la route de Tauriers, pas toujours carrossable. Après dix minutes de voiture sans croiser aucune habitation, le jardin apparaît au milieu de la nature sauvage du massif du Tanargue. Une vieille maison imposante en pierre, une autre plus récente en bois construite par Éléonore, la rivière Roubreau qui coule paisiblement en contrebas et évidemment des centaines de rosiers anciens sur 7 000 m2. Lorsque Éléonore Cruse s’installe ici en 1971, elle devient propriétaire d’un verger abandonné et d’une maison sans eau, sans électricité, où la mousse recouvre le sol de la pièce principale.
Qu’importe, la jeune fille de l’époque a dit adieu à ses débuts de comédienne à Paris. « Éléonore est tombée amoureuse du coin. Il fallait du courage pour s’installer dans cet endroit isolé et y élever cinq enfants. C’est quelqu’un de lumineux qui vit de sa passion et qui, contrairement à certains hippies arrivés en Ardèche dans les années 1970, avait un projet professionnel », décrit avec admiration son amie Temaï qui, avec son compagnon, donne un coup de main à Éléonore. Le jour de ma visite, celle-ci est absente, en voyage à l’étranger. Nous nous rencontrons une semaine plus tard gare de Lyon à Paris, avant son train de retour vers ses montagnes. Une femme au visage doux et au sourire généreux, sans artifice, qui porte un sac avec des plantes – évidemment – achetées dans la journée à la foire horticole de Courson dans l’Essonne : « Mes parents avaient une maison dans l’Eure près de Vernon. J’ai pris goût à la vie agricole en allant chercher le lait à la ferme. Ça me plaisait tellement que je ne voulais plus retourner à l’école à Paris. J’ai grandi dans une famille protestante très pratiquante, plutôt bourgeoise avec des gens plutôt brillants. » Baptisée par le pasteur Marc Boegner, Éléonore refuse de faire sa première communion. « J’ai aimé l’étude de la Bible. Jeune, j’en peignais des scènes. Mais je ne comprenais pas pourquoi il
© Antoine Combier
Projet professionnel
sion pour les roses est née à la lecture d’un livre de Charlotte Testu (Les Roses anciennes, éd. La Maison rustique, 1992). « J’ai acheté une vingtaine de variétés de roses anciennes que j’ai plantées dans mon jardin potager. Elles ont tellement bien poussé que j’ai décidé de leur dédier un espace. Sans le savoir, je prenais les choses par le bon bout. En observant en situation le comportement de chaque variété, je me formais et je pouvais mieux conseiller les acheteurs de mes plants », se souvient-elle. Progressivement, Éléonore agrandit sa roseraie jusqu’à cultiver plus de mille espèces. Toutes des roses anciennes, ses préférées : « Ce sont les plus raffinées, les plus parfumées et il y a un si grand nombre de variétés différentes », explique cette passionnée. Aujourd’hui, elle est à la tête de deux roseraies réputées : la Roseraie de Berty classée « Jardin Remarquable » et la Roseraie des Pommiers créée il y a sept ans à Ruoms. Au printemps, les deux jardins sont ouverts au public qui peut
« Il y a aussi ma solitude dans les Cévennes, mon acceptation d’une certaine âpreté de la vie » fallait toujours baisser la tête. Je trouvais ça triste, ça cassait l’énergie et ne correspondait pas à la vie », se souvient Éléonore, qui dissocie la foi et l’Église. Plus tard, son choix professionnel déconcerte : « J’ai été cataloguée soixante-huitarde. C’était vrai mais j’étais dans la création, pas dans la contestation. J’ai pris ma vie en main très tôt et j’ai appris la vraie valeur du travail. J’ai toujours cherché une sincérité dans ma démarche », raconte cette femme endurante qui, selon la saison, jardine jusqu’à sept heures par jour. Au départ, Éléonore fait du maraîchage et de l’élevage. « Je filais la laine de mes brebis. C’est en la teignant avec des plantes que j’ai découvert la botanique. » Sa pas-
« J’ai été cataloguée soixantehuitarde. C’était vrai mais j’étais dans la création, pas dans la contestation »
À NOTER Roseraie de Berty www.roseraie-de-berty. com
Depuis sa retraite officielle en 2010, elle a confié la vente en racines nues à sa collaboratrice Bernadette Bonnefoy. Elle se concentre sur le reste des ventes, sur son activité de paysagiste-conseil, sur l’entretien et la visite de ses deux roseraies, son travail de conservation des espèces anciennes et son nouveau projet : « Mon fils Aladin va ouvrir un restaurant et une pépinière au milieu de la roseraie de Ruoms. Il cuisinera avec les fruits du verger conservatoire. J’ai notamment introduit des fruits sauvages qu’on ne trouve presque plus dans les bois à cause du débroussaillage et de l’urbanisation. Je crois que je ne serai jamais complètement à la retraite », sourit-elle. Sa Roseraie de Berty lui ressemble : « C’est un jardin intuitif qui s’est construit sans plan général. Il évolue en même temps que moi. Comme j’ai moins de force, il devient un jardin de roses et de fleurs des champs. » « Quand les visiteurs entrent ici, ils décrochent. Les enfants courent et mangent des fraises », raconte Temaï. Éléonore se sent à sa place dans cette vallée perdue de Berty. Un jour en bêchant, elle bute contre un objet en fonte : « Un bas-relief tout rouillé représentant une jeune fille très belle et très pure avec trois roses à la main. Ça m’a fait un choc. » Et si son parcours détonne dans sa famille, elle ne se sent pas pour autant différente : « Comme eux, je suis pétrie de protestantisme par mon éducation, même si je ne suis pas pratiquante et que toutes les religions m’intéressent. J’ai cette conscience exacerbée de l’autre. Il y a aussi ma solitude dans les Cévennes, mon acceptation d’une certaine âpreté de la vie. » La famille a un journal bisannuel pour garder le lien : Le Papillon. « On y parle de nos enfants, de la vie contemporaine, de notre investissement dans la société. » En 2007, la rose « Éléonore Cruse », créée par l’obtenteur Dominique Croix, obtient le prix du Parfum à Madrid. Alors que la plupart des roses portent le nom d’une femme, comment imaginer qu’Éléonore n’ait pas la sienne ? Cette rose remontante aux pétales jaune d’or ressemble, selon Temaï, à celle qui lui a donné son nom. « Peut-être, répond l’intéressée, car elle est assez changeante dans les couleurs. Cette rose contemporaine a l’avantage de fleurir continuellement. J’adore l’introduire dans un bouquet de roses anciennes. »• Élise Bernind