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Société
réforme No 3538 • 28 novembre 2013
anniversaire. À l’occasion de la sortie du film La Marche, retour sur cet événement dont le pasteur Jean Costil, de la Cimade, a été un des animateurs avec le père Christian Delorme.
chez l’habitant », raconte Jean Costil. Les marcheurs deviennent visibles après le meurtre d’Habib Grimzi le 14 novembre (voir encadré). « Ça a failli faire imploser la Marche. Christian craignait de ne pas ramener ces gamins intacts à leurs parents. Moi, j’étais davantage préoccupé par le fait qu’il fallait arriver. Peut-être parce que Christian était dans sa fonction de prêtre. Ils disent qu’ils sont pères. Moi, je ne me suis jamais vécu comme père, à part de mes enfants », raconte Jean Costil. Les deux hommes sont complémentaires, même dans le quotidien : « J’étais celui qui mettait un peu d’ordre. Je faisais en sorte qu’on parte à l’heure, qu’il y ait des sandwichs à midi, que les jeunes ne boivent pas trop. Christian était davantage le porte-parole. »
Marcher pour exister
L
« La Marche a donné une visibilité à cette population, dans sa globalité »
© J & B Delorme
e 3 décembre 1983, des milliers de marcheurs défilent dans Paris contre le racisme. Alors qu’une poignée seulement avait quitté Marseille dans l’anonymat, un mois et demi plus tôt, la Marche pour l’égalité fait, ce jour-là, la couverture des journaux et le président François Mitterrand, après avoir reçu une délégation à l’Élysée, crée la carte de séjour de 10 ans pour les étrangers. « C’est justement parce qu’on a marché pendant 45 jours que l’extraordinaire s’est produit, qu’on n’était pas 50 à l’arrivée mais des milliers. La Marche a laissé du temps aux gens pour s’organiser, prendre conscience », affirme Jean Costil, à l’époque responsable RhôneAlpes à la Cimade. Le pasteur lyonnais, aujourd’hui retraité, avait quarante et un ans en 1983. « J’étais pratiquement deux fois plus âgé que les jeunes des Minguettes. Le père Christian Delorme, lui, avait trente-trois ans », se souvient le pasteur. Les deux hommes d’Église soutiennent dès le départ l’initiative de Toumi Djaïdja. Le 20 juin 1983, ce fils d’immigrés reçoit une balle, tirée par un policier, dans son quartier des Minguettes, à Vénissieux. Sur son lit d’hôpital, il décide, à l’image de Gandhi ou du pasteur Martin Luther King, d’organiser une grande marche pacifique. « Le racisme ordinaire en France était continu depuis la décolonisation. Toutefois, au début des années 1980, les victimes ne sont plus seulement les travailleurs immigrés mais aussi leurs enfants. Ces agressions sont par ailleurs nombreuses et médiatisées », précise l’historien Yvan Gastaut, spécialiste des questions d’immigration dans l’espace méditerranéen. Le père Delorme et le pasteur Costil travaillent dans le même bureau, à la Cimade. « La question de participer à cette marche ne s’est pas posée », se rap-
pelle Jean Costil. La Cimade Lyon et le MAN (Mouvement pour une alternative non-violente) financent et s’occupent de toute la logistique. À l’époque, l’appartenance religieuse n’avait pas l’importance qu’elle a aujourd’hui. « Les jeunes des Minguettes connaissaient Christian depuis longtemps. On avait déjà donné des gages de notre neutralité bienveillante. Nous étions plutôt considérés comme des grands frères », explique le pasteur. L’investissement de la Cimade ne surprend pas l’historien Yvan Gastaut : « Depuis Vatican II, les religieux catholiques – mais aussi les protestants –
se sont toujours fortement mobilisés contre le racisme. Encore aujourd’hui, ils viennent en aide aux Roms. »
Débat avec la population « Au bout de quelques jours de marche, une sorte de protocole s’est mis en place. On était une trentaine de marcheurs permanents. À l’approche d’une ville-étape, des marcheurs provisoires grossissaient notre nombre. On faisait un tour des quartiers d’immigrés et du centre-ville. On se retrouvait dans une salle pour expliquer notre action et pour débattre. Puis, on dormait dans des gymnases ou
La Marche a constitué l’apparition d’un mouvement social revendiquant une place pour les jeunes issus de l’immigration
Les dates clés 28 mars-7 avril 1983 : Toumi Djaïdja et d’autres jeunes des Minguettes font une grève de la faim pour dénoncer les violences policières et le climat tendu entre habitants et forces de l’ordre. Ils créent dans la foulée l’association « SOS avenir Minguettes ». 20 juin 1983 : Dans la nuit, Toumi Djaïdja reçoit une balle tirée par un policier, alors qu’il secourait un adolescent, attaqué par un chien policier. 11 septembre 1983 : Une liste RPR-FN gagne les élections municipales partielles à Dreux (Eure-et-Loir). 15 octobre 1983 : Départ de Marseille (Bouches-duRhône) de la « Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme ».
14 novembre 1983 : Dans la nuit, un jeune Algérien, Habib Grimzi, meurt après avoir été battu et jeté par la fenêtre du train Bordeaux-Vintimille par trois hommes. 3 décembre 1983 : Entre 60 000 et 100 000 manifestants selon les sources défilent à Paris. Les médias parlent de « Marche des beurs ». Un terme que les marcheurs rejettent car il oublie une partie des participants, non issus de l’immigration. octobre 1984 : Création de l’association SOS Racisme. Pour les anciens marcheurs, il s’agit d’une récupération politique qui a empêché une action militante pérenne des jeunes des quartiers défavorisés. E. B.
À suivre La Marche de Nabil Ben Yadir au cinéma depuis le 27 novembre. Film librement inspiré de la Marche de 1983. Site pour connaître l’actualité et les événements autour du 30e anniversaire : http://marcheegalite. wordpress.com/
Il aura fallu 30 ans pour que la Marche de 1983 sorte de l’oubli. Dans l’histoire de l’immigration en France, le grand public se souvient plus facilement de la Coupe du monde de foot de 1998 et de son équipe « black-blanc-beur ». La Marche est pourtant un événement pivot, selon Yvan Gastaut : « La Marche a donné une visibilité à cette population, dans sa globalité. L’immigration devient aussi un thème médiatique et politique. C’est par ailleurs la naissance d’un mouvement social qui revendique une place pour ces jeunes issus de l’immigration. Enfin, le grand public découvre une culture de la diversité, essentiellement maghrébine, avec l’essor d’une littérature beur, de la musique raï, de films comme Le Thé au harem d’Archimède de Mehdi Charef, ou encore de l’humoriste Smaïn. » « Cette marche nous a décomplexés par rapport à notre culture. On s’est remis à parler l’arabe. On recherchait cette identité gommée », se souviennent Hanifa Taguelmint et Zohra Boukenouche, deux anciennes marcheuses marseillaises. Que reste-t-il de cette émulation 30 ans plus tard ? « Parmi la nouvelle génération, très peu connaissent la Marche. Mais les gens des quartiers se mobilisent quand il le faut. C’est le cas à Marseille, en ce moment, pour dire halte à la violence. Les jeunes d’aujourd’hui ont fait des études. Ils savent donc mieux s’organiser que nous à l’époque », constatent les deux Marseillaises, qui ont créé le collectif « Mémoires en marche ». « La société est moins verrouillée même si le racisme ordinaire est toujours là », analyse Yvan Gastaut. « La Marche a révélé à la France entière qu’elle ne pouvait pas faire autrement que de vivre avec ces nouvelles populations. 30 ans plus tard, elles sont restées. Elles ont des enfants, des petits-enfants et donnent son nouveau visage à la France. Ça ne se fait pas sans souffrances et ça fait 30 siècles que ça dure », rappelle le pasteur Costil.• élise Bernind