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Portrait
RÉFORME NO 3675 • 6 OCTOBRE 2016
La force du roseau CATHERINE POULAIN. Ovni dans le milieu littéraire, elle crée la surprise avec son premier roman Le Grand Marin. Elle est fille de pasteur.
© ÉLISE BERNIND
A
vec sa voix fluette qui semble en permanence s’excuser de déranger, on n’imagine pas Catherine Poulain pêcher pendant dix ans des poissons dans la mer froide et agitée d’Alaska, au milieu d’hommes taillés pour la sale besogne. « J’essaie d’en faire d’autant plus que j’ai cette petite voix », commente-t-elle. À 56 ans, Catherine Poulain en a déjà fait beaucoup. Son CV atypique est en quatrième de couverture de son premier roman et égrené par tous les journalistes et animateurs littéraires qu’elle fréquente désormais : travailleuse agricole au Canada, barmaid à Hong Kong, employée dans une conserverie de poissons en Islande… « J’en fais le plus possible chaque jour. On sait jamais. Si je meurs demain… Je ne sais pas d’où me vient cette urgence », s’interroge Catherine de ses yeux doux et attentifs, pas du tout impatients.
Catherine Poulain chez elle à Manosque avec son chien, Mozart, un demi-patou
Dieu sur le balcon Ces nombreux contrastes déroutent finalement davantage que la vie hors norme de cet électron libre. « Elle a une silhouette enfantine mais une puissance et une énergie impressionnantes, une allure gracile mais des mains comme des battoirs, décrit son amie écrivaine Anne Vallaeys grâce à qui ce premier livre a vu le jour. On a fait connaissance il y a environ 5 ans. Elle gardait 800 brebis en estive à 2 500 mètres d’altitude. Je menais un travail sur les conséquences du retour du loup dans les Alpes1. On est restées trois semaines ensemble, coupées du monde. » La solitude aidant, on a beaucoup parlé. Elle me racontait des histoires incroyables de pêche en Alaska. Elle avait des paquets de notes de ses voyages à travers le monde. Je lui disais, tu devrais écrire. Un jour, j’ai reçu quelques pages dans ma boîte aux lettres. Des bribes, pas du tout Le Grand Marin encore. Je les ai envoyées à Olivier Cohen [fondateur des éditions de l’Olivier, ndlr]. Il m’a rappelée 48 heures plus tard pour me demander qui était ce grand écrivain », se souvient Anne Vallaeys. La suite de l’histoire, on la connaît. 95 000 exemplaires du Grand Marin ont été écoulés à ce jour, la meilleure vente
de l’éditeur en 2016. Le roman a reçu plusieurs prix, dont celui du « roman Ouest-France Étonnants Voyageurs ». Et Catherine court de festivals en interviews, et moins derrière les brebis. « Je suis frappé par la simplicité, le recul et l’humilité avec lesquels ma fille vit cette aventure, constate fièrement Yves Poulain, ancien pasteur de l’Église réformée de France à Manosque. Elle a toujours été casse-cou mais on était loin de soupçonner avec sa mère qu’elle travaillait dans de telles conditions en Alaska. De nos cinq filles, c’est celle qui mène la vie la moins conventionnelle. Parfois, j’imagine que
« La religion est la plus belle chose au monde. Elle pousse l’être humain à aller plus loin, à dépasser le matériel »
1. Le loup est revenu
Anne Vallaeys, Fayard, 2013.
des gènes de son ancêtre Thomas Arbousset – missionnaire protestant qui cofonda au XIXe siècle une Église au Lesotho – ont dû se transmettre », confie-t-il amusé. « Je suis la troisième fille, une place qu’on ne remarque pas trop dans la fratrie. C’est la liberté, suppose de son côté Catherine Poulain. J’ai beaucoup de respect pour mon père, un non-violent pour qui l’engagement chrétien est d’abord un engagement politique. Mes parents étaient de tous les combats humanistes de l’époque : le Chili, l’Espagne, les luttes syndicales. Moi, j’ai décidé de m’engager autrement. J’ai engagé ma vie », assure la romancière qui, à vingt ans, arrête de lire « pour ne pas vivre par procuration ». Catherine Poulain, aujourd’hui à la fois bergère à Manosque et ouvrière agricole dans le Médoc, a grandi à Pallon, petit
hameau des Hautes-Alpes. « Il y avait cette montagne, cette nature puissante autour de nous. Le gouffre qu’on nous interdisait d’approcher. On vivait dans un presbytère. Je me souviens des belles voix de mes parents qui s’élevaient pendant le culte. Mon père nous chantait parfois des cantiques le soir. Je crois que j’ai été extrêmement mystique enfant. J’attendais Dieu sur le balcon », raconte la romancière. Puis, à l’adolescence, Catherine Poulain prend ses distances. « Je me suis rebellée contre un Dieu réservé à l’homme », explique celle qui relâchait discrètement des poissons voués au gaspillage au large de Kodiak, en Alaska. L’adolescente se révolte aussi contre un monde injuste et un Dieu qu’elle trouve trop passif. « Mieux vaut être un petit humain qui fait comme il peut, mais qui essaie au moins », écrit-elle à son amie Anne Vallaeys. « La religion est la plus belle chose au monde. Elle pousse l’être humain à aller plus loin, à dépasser le matériel. C’est vouloir s’améliorer, aller vers l’entente », affirme-t-elle lors de notre rencontre. C’est avec les dogmes que Catherine Poulain est fâchée. « Elle a cette soif de liberté farouche et de confrontation aux limites qu’on retrouve bien dans le roman », analyse son père. C’est le principal regret de la romancière face au succès que rencontre cette première histoire. Elle voulait écrire sur le « grand souffle de l’Océan », sur ces marins d’Alaska « au bout du rouleau, qui se détruisent et qu’[elle] trouve quand même beaux ». Les lecteurs retiennent surtout son personnage principal, Lili, largement autobiographique, créé au départ pour n’être qu’« un fil rouge », explique Catherine Poulain. « Au fil des articles, la qualité de son
travail littéraire est effacé derrière la “peopolisation” qui est faite autour de Catherine. C’est dommage. Je lui ai dit qu’elle parlait trop », s’inquiète Anne Vallaeys. « Je ne sais pas faire autrement. C’est d’avoir vécu longtemps parmi les Américains. Ils parlent simplement, sans filtre », reconnaît l’intéressée, pour qui cette médiatisation de sa vie privée est d’autant plus pénible qu’elle n’aime pas se mettre en avant. « Ça doit être mon côté protestant, précise-t-elle. Je dis “oui” aux interviews pour mon éditeur. Il m’a donné ma chance », se justifie-telle, reconnaissante. « Rester simple » : Catherine se répète cette phrase comme un nouveau cap à tenir, puis lâche sans appréhension, presque amusée : « De toute façon, j’attends le revers de la médaille. Il faut toujours payer. » Pour l’instant, l’auteur du Grand Marin est en haut de la vague. Son style sec, tellement réduit à l’essentiel qu’on a l’impression d’être ballotté sur le pont du bateau en lisant ses lignes, est comparé à l’œuvre de Jack Kerouac, Joseph Conrad ou encore Jack London. « Comment ça ne pourrait pas me faire plaisir ! Mais je ne trouve pas que ça ait beaucoup de sens », relativise-t-elle.
Volupté de l’exténuement « Profites-en pour prendre des forces », la rassure son compagnon, travailleur agricole comme elle, lorsqu’elle culpabilise parce qu’elle ne trime plus dès l’aube comme lui. Car Catherine aime aller « au bout de son corps », travailler jusqu’à l’épuisement. « Une résurgence du dolorisme ? », s’interroge Le Monde diplomatique, en juillet 2016. Plutôt « la volupté de l’exténuement », écrit Catherine Poulain dans son roman. « Ce corps nous arrête tout le temps. Il faut le pousser pour découvrir qu’on n’a presque pas de limite. On arrive ainsi à pacifier le corps et l’âme. J’ai besoin de cette dépense physique, de sentir mon corps fourbu le soir, de le constater de plus en plus costaud et résistant. C’est pour ça que j’aime cette vie ouvrière », explique la romancière. Catherine Poulain voit aussi dans ce premier roman primé une formidable occasion de se livrer enfin à fond dans l’écriture : « Écrire redonne de l’ordre aux choses quand on court tout le temps comme moi. Ça éclaircit, ça fait du bien. » À 20 ans, Catherine Poulain voulait faire de sa vie son livre, si elle n’arrivait pas à l’écrire. À 56 ans, elle a réussi les deux.• ÉLISE BERNIND ENVOYÉE SPÉCIALE À MANOSQUE
À LIRE Le Grand Marin éditions de l’Olivier, 368 p., 19 €. Extraits sur www.reforme.net