Quand je rêve de la maison, c’est toujours chantier et chantier et chantier. Infinie. Jamais la même aussi. Je vois des poutres nues, de bois clair, sur lesquelles il faut marcher en funambule pour pénétrer dans la grande salle, par une porte aux dimensions grotesques, une porte d’enfant, et puis l’espace explose, volumes et couleurs, le plafond cathédrale et le feu doux toujours qui miroite dans la cheminée avec son bruit d’applaudissements à tout rompre. Il manque les fenêtres dans mes rêves. Et souvent des morceaux entiers, des parties essentielles, le mur d’une chambre et on voit la campagne hirsute s’étendre et s’offrir, la baignoire à la place de laquelle il y a un trou régulier, noir simple, qui résonne, la cuisine festive et pourtant de tous les jours. Les planchers sont ajourés comme des dentelles géantes. C’est toujours une question d’équilibre. Toujours l’enjeu de ne pas tomber. Les escaliers en colimaçon d’acier n’en finissent pas, parfois ils s’animent, ils sont vivants. Une fois, une fois seulement, j’ai rêvé d’inondation. Une tâche grise progressait lentement au plafond, comme une ombre qui gagne du terrain au jour décroissant, puis de grosses gouttes se formaient se gorgeaient s’alourdissaient, sans cependant se détacher de la masse grise qui recouvraient bientôt toute la surface, jusqu’à ce que d’un coup une brèche trace sa route et que le ciel s’effondre en un unique bloc d’eau, un froid compact, je me suis réveillé en sursaut. J’ai raconté le rêve à Lène, couchée à côté de moi, tout de suite, et elle m’a répondu dans un demi-sommeil que ça lui rappelait la naissance d’Ysé, quand elle avait perdu les eaux, et c’était vrai, je me souvenais, la tache qui grandissait sur le matelas, et le déluge quand elle s’était levée pour partir à la maternité.
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Tu vois je dis toujours. Toujours toujours et toujours. C’est mon mot parce que j’ai choisi ce rôle, de garder la maison intacte. J’ai eu la clé un beau jour. Quand Papa nous a fait la bonne surprise de partir vivre dans ses îles. Alors je me suis fait le gardien. Pour le moment où tu reviendrais. Aucun doute là-dessus, moins par certitude raisonnable que pour tenir. Sinon comment ? Papa avait construit lui tout seul la maison bizarre. L’ancienne limonaderie. Dénichée et achetée sur un coup de tête pour une bouchée de pain, ça date de l’époque où les vieilles pierres ne valaient rien. Du jour au lendemain, sa décision, sa façon de trancher, d’orienter vos vies, puisque tu étais tout entière dans l’attente, que les événements se profilent, que la vie avance ses pions. La glycine coriace s’accrochait aux murs de pierres. Tu te plaignais un peu en déclinant les multiples sonorités de ton rire. Tu tournais perdue dans la maison, tu cherchais des cohérences, tu cherchais des solitudes. Point de solitudes. Tu posais des questions sans réponses, et cela de plus en plus férocement, avec une lassitude sourde amère qui s’emparait de ton visage et te faisait t’asseoir très mais très lentement à l’endroit même où tu te trouvais sans chercher de meilleure place, posée, sans être installée, comme une feuille d’arbre tombée qui n’a pas fini sa course dans le répit du vent, comme si l’attitude assise t’avait emportée soulagée ailleurs. Je revois Paul tout petit, il s’accrochait à tes basques et tendait ses bras gamins vers les tiens qui ne répondaient pas. Moi je m’étais blindé déjà, j’avais l’âge des cuirasses. Tu suggérais : comment vivre dans la maison infinie? Comment arriver quelque part dans la maison infinie? Comment se reposer enfin dans la maison infinie? Je me doutais bien que c’était de fausses questions. Il t’aurait fallu peut-être un lieu de vie qui ne te rassemble pas et qui de ce fait te tienne, fasse tenir cet éparpillement de toi qui te composait et forcément te décomposait dans le même instant. Un appartement de multiples pièces logiques dans
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une rue serrée de ville. Un pavillon traditionnel dans un lotissement de semi campagne docile. Je ne sais pas. Je ne l’ai apprise que bien après, l’explication possible de ces incompétences qui te minaient. Ça se loge en trois mots, une faille, une fissure, dans laquelle toutes les angoisses, métaphysiques et quotidiennes, s’engouffrent sans distinction — née sous x — et je vous en ai voulu enragé, à Papa et à toi, de n’avoir rien dit avant. Tu avais été adoptée, Paul et moi avions des grands-parents, les leurres donnaient le change et ça colmatait. Papa a prétendu que tu ne voulais pas en parler, et moi je suis né sous toi et je sais maintenant que c’était impossible à dire, cette absence. Tu faisais du vide avec le vide. Il y a eu ton anniversaire. C’était à la fin du printemps. On a eu de la chance, le premier jour de vrai soleil de l’année. On a réuni toute la famille, des deux côtés, dans le plus grand secret de polichinelle de tous les temps pendant que tu faisais semblant de ne te douter de rien et sans doute prenais peur. La fête a été très réussie. La glycine en fleur, les parasols ouverts. Paul a apporté le gâteau depuis la cuisine, en tremblant comme les flammes des bougies, comme si c’était l’épreuve de sa vie. On en avait mis beaucoup, des bougies, sans se soucier du nombre. Il a fallu toutes les rallumer quand le gâteau a eu atteint la table, à cause du vent quand même. On a chanté pendant que tu les éteignais à nouveau, puis Paul et moi on s’est jetés dessus pour les enlever une à une et sucer les pointes des petites corolles roses et blanches qui leur servaient de socles. Et puis les cadeaux. Tu les as ouverts en pleurant presque, surtout le nôtre, à Paul et à moi, un petit flacon de parfum de l’Air du temps de Nina Ricci, c’était Paul qui avait voulu choisir celui-là et pas un autre, à cause des colombes, alors que Papa trouvait que ça sentait le bébé. Il y avait aussi un grand carnet de moleskine noir, un livre que tu ne lirais pas, et, de tes beaux-parents qui pensaient plus à nous qu’à toi, qui n’avaient jamais finalement pensé à toi comme à
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quelqu’un qui existait tout à fait, doué d’une autre fonction que d’être la mère des enfants de leur fils, un appareil incongru à faire les gaufres. Tu ne savais pas dire merci et c’était touchant. Moi j’avais l’âge d’être touché par ta grâce, même si tu étais ma mère. Tu as rangé très vite le gaufrier à la cuisine tandis que les autres cadeaux, tu les as exposés sur la table de nuit de ton côté du lit sous les nœuds inextricables du baldaquin vaporeux, autel et reliques. Quand il leur a fallu repartir, papi, ton père, s’est aperçu qu’il avait perdu les clés de la voiture. Il a commencé à réfléchir à haute voix à l’endroit où il avait pu les laisser, à revivre ce qu’il avait vécu durant la journée, et puis tout le monde s’y est mis, on aurait dit une battue, comme si on recherchait une chose vraiment vivante et importante, un jeu de piste dans le temps. On a fini par les retrouver, enfouies dans les hautes herbes, elles avaient dû tomber de sa poche quand il avait joué au fresbee avec Paul et moi et c’était un beau hasard. Ta brosse à dent.
C’est tout ce que tu as emporté.
Ta brosse dent, animée de sa propre vie singulière à partir de ce moment, glissée j’imagine dans ton sac à main dans lequel bien sûr il y avait ton portefeuille avec, c’est ce que je me suis dit quand j’ai compris que tu ne t’étais pas seulement absentée, les photomatons de nous quand on était petits, les premiers, tout écornés aux couleurs passées. Quand j’ai compris que tu ne t’étais pas seulement absentée, j’ai aussi repensé aux cadeaux de ton anniversaire et je suis entré dans la chambre des parents, j’ai écarté la mousseline opaque, sur la table de nuit les cadeaux étaient là, tu n’y avais pas touché, tu n’avais pas emporté, comme je l’avais espéré un instant, le petit flacon jaune aux oiseaux enlacés de l’amour de tes fils, mais
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j’ai imaginé que tu t’étais tout de même parfumée, beaucoup, outrageusement, pour garder un peu de notre odeur, puisque c’était la nôtre désormais en quelque sorte, avec toi. On a appris que tu étais partie vers cinq heures du matin, juste avant le lever du jour, à pied puis en stop, avec ta brosse à dent dans ton sac à main. On a assez vite eu des nouvelles de toi, dix-sept jours plus tard exactement, et surtout que tu n’étais pas morte, mais aussi que tu ne rentrerais pas et que des nouvelles, tu ne voulais pas en donner, pendant quelque temps, on ne savait pas combien de temps. Papa n’a pas dit Maman nous a quittés, il a dit Maman a quitté la Maison et c’était différent.
Plus qu’un simple lieu de l’enfance, cette maison. Elle n’était pas protectrice et combien recelait-elle de peurs, d’accidents, combien était-elle piégée, Ô maison. Tu te souviens : la hauteur de la chambre; le piège voyeur de l’escalier; les angles inexistants des murs; dans la conversations des murs le bannissement des portes; la jonchée des lits adultes enfouis sous les voiles profondément; la cuisine circulaire, labyrinthe et cible autour de la table des repas d’hiver; la cheminée où tenir debout; les; et puis les; et puis encore.
Rien n’a changé, tu vas voir. Ça va être comme entrer directement dans les souvenirs, comme si les souvenirs étaient un château, un lit, une rivière, et aussi te retrouver toi. Ce n’est pas vrai, ce que dit la chanson de Barbara, que le temps perdu ne se rattrape pas, le temps perdu se rattrape. Il se retape comme une vieille baraque. Rentrer à la maison, c’est la première pierre. Bientôt, tu feras connaissance avec ta belle-fille et tes petites-filles, Ysé a cinq ans et Lilas trois, mais tu sais il y a les photos d’avant et les histoires, des tas d’histoires complètement folles que j’ai racontées à ton sujet et jamais la vraie, la seule que je ne connaisse pas, et elles ont déjà
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hâte de toi.
Paul, c’est une autre paire de manches. Mais ça viendra.
Tu es prête ? Je tourne la clé dans la serrure, voilà. Je t’en prie, passe en premier, si, passe devant moi.
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© Éloïse Lièvre / Janvier 2010 / www.eloiselievre.fr