Ma fille est la fiancée du prince de Hombourg

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J’accomplis tous les gestes. Je les accomplis avec toute la minutie nécessaire pour que le temps se fonde dedans, à la fois traînants, parce qu’espacés, et comme nimbé chacun d’une auréole flottante de respiration, comme le corps des anges, traînants et rapides, pleins de l’attention qu’ils méritent, et de la hâte aussi, pour que ce temps ne se perde pas, ce temps effiloché à des choses matérielles et que la plupart des gens trouvent basses, viles, les tâches ménagères, spécialités de cendrillons et boniches, mais moi non je pense que non, parce que c’est important le propre, l’entretien toujours annihilé et recommencé, qui mobilise les muscles et offre aussi à l’esprit la concentration dont il a besoin pour s’extirper du réel, s’apaiser, s’ébrouer du désordre, et se lover dans une pensée. Énervement ce matin. Je me demande pourquoi des matins comme ça partent en vrille, mauvais réveil sans doute, nuit de bataille


et perspective de journée marécage, les petits se calquemurent derrière leurs figures découpées au scapel en triangle doux par le sommeil, vêtus à moitié me filent entre les doigts et leur père est tout recouvert d’un silence de caverne. Je suffoque. Des fleurs carnivoires éclosent dans ma poitrine, et crèvent. Il machonnera quelques paroles inaudibles avant de partir, rogne parce que c’est lui qui est d’accompagnement d’enfants ce matin, et de me laisser avec ma journée à ranimer comme un cadavre. Alors ménage. Refuge. Je sais qu’après ça ira mieux, les fleurs bouffeuses se seront en allées de ma poitrine. Ménage et puis aussi toi, ma Lili Grande, parce que des mouvements répétitifs, de l’ennivrement pernicieux aux détergeants, de l’attention au concret dérisoire, naît le loisir de songer. Je t’invente ma douceur, et alors? Il y en a bien qui parlent à leurs morts. L’éponge bicolore et double texture, pile et face, prolonge mon bras, ma main. Pas de ces gants aux couleurs de géraniums fanés et à la matière insondable, poreuse et organique, j’aurais l’impression de me dépecer en les enlevant. Légère odeur abrasive de javel, qui fait rejaillir le chlore lumineux et glauque des vestiaires de piscines, vastes salles détrempées et métalliques quand j’y allais avec l’école enfant, dans l’angoisse butée de me mettre nue et à froid, ou plus tard, dans l’exiguité de cercueil vertical des cabines individuelles, clapotements écoeurants de nos pieds et bavardages aveugles à travers les cloisons, avec des copines vagues et bruyantes, pour meubler l’été. J’accomplis tous les gestes avec la précision sonnée d’un tireur d’élite. Tu te demandes comment aimer ça, hein, Lili Grande ? Eh bien d’abord, il y a un début et une fin, c’est ce qui me plaît. C’est comme une histoire. Quand je commence, je sais que ça va finir, je peux même savoir quand, évaluation du temps de travail et connaissance de mon rythme, et même comment ça va se dérouler, les étapes que je vais suivre pour arriver au bout, la cuisinière dix minutes, peut-être plus avec son piqué de taches rousses qu’il faut frotter autour des brûleurs, le plan de travail cinq minutes, le four, le réfrigérateur, cette vieille carcasse qui me fait sursauter de son bruit vrombissant de frelon ivre, gros morceaux, vingt minutes chacun, éviers, sol, balai serpillère, et c’est fini. C’est la cuisine


que je préfère, l’histoire la plus satisfaisante. Conte de fées. Retrouvailles de la blancheur. Elle passe de l’immonde à l’immaculé comme une fille qui se déshabille. Le temps est borné, trois-quart d’heure avant de partir au travail, en laissant derrière moi l’assurance d’y voir clair au retour, pour accomplir tous les autres gestes de tous les soirs, amoncelés, échaffaudés, dans leur équilibre dingue le miracle, malgré l’insupportable rengaine, ça tient quand même. Et voilà Lili Grande, je pense à toi. Je fais une pause, une suspension de quelques secondes, revers du poignet sur front humide sans lâcher l’éponge, je regarde par la fenêtre de la cuisine, et dans ce double rectangle il y a le ciel embrouillé comme un de mes chiffons sales et l’enchevêtrement géométriques des immeubles sous lui. Lili Petite est à l’école. Son frère aussi, dans une autre classe à l’étage en dessous de la classe de Lili Petite. En fait, dans la classe juste en dessous. Aussi, je découpe le mur extérieur de l’école et je peux les observer l’un et l’autre, comme dans une maison de poupées, Lili Petite marchant sans le savoir sur la tête de Marin, absorbés par leurs petites affaires scolaires respectives que je laisse volontairement m’échapper, abstraites, je suis trop loin, je devine seulement, à mon image, car ce sont mes enfants après tout, la minutie de leur gestes, une minutie plus impressionnante encore que la mienne, puisqu’elle est à leur mesure, une minutie minuscule, mains diaphanes qui volètent avec tout le sérieux possible, car toute tâche est pour eux une broderie cardinale. Lili Petite bien sûr, je ne l’appelle jamais comme ça en sa présence, ni même en présence de quiconque d’ailleurs. Lili est Lili. Ainsi personne ne connaît Lili Petite et Lili Grande, elles sont à moi. Toi Lili Grande, tu es arrivée six mois après la naissance de Lili Petite. Je n’arrive pas à dire que je t’ai rencontrée. «Tu es arrivée» non plus n’est pas juste, ce serait plutôt «tu as été là», épiphanique, et j’ai peur que de toute façon ce soit un événement difficile à accepter et à comprendre. Cela faisait une demie-année que je n’étais pas sortie, je veux dire le soir, comme sortent les grandes personnes pour se distraire, respirer, s’inventer d’autres vies ailleurs, des vies qui durent deux heures,


trois, quatre, cinq heures, se tissent et se détissent, reviennent à date fixe, à l’occasion ou dans des sursauts d’épuisement, restaurant cinéma promenade, bricolage avec ce qu’on était avant et dont se souvenir réclame un effort, des débris de liberté qu’on recolle tout ça, avec l’esprit qui tire pour retourner dans la chambre où l’enfant dort, où les enfants dorment, mais on les imagine le visage rouge noyé implorant maman, ça avait quel goût déjà cette liberté ? Bien sûr, je sortais avec Lili Petite la journée, portée sur mon ventre comme un prolongement gigotant de mon corps, mains tendues et avides pour happer les offrandes à foison de la réalité, paupières clignotant au monde. Ce n’est pas la même chose. Je reçois un jour comme un autre de ces délices, baisers tout sucre collure moiteur, une invitation pour une pièce de théâtre. Je me dis il faut y aller, ce que c’est tu t’en fiches, Le Prince de Hombourg connais pas, imagine chevauchée prussienne et zibeline, il faut y aller sinon c’est fini, tu vas avaler les clés des portes et jamais plus jamais tu ne pourras sortir et toi et Lili vous serez prisonnières l’une de l’autre et tout l’amour sucre collure moiteur se changera en glace. Je me dis rappelle-toi : le parfum feutré et rougeoyant des salles de théâtre, la flottaison de la poussière dans la lumière falote des lampes en forme comique de candélabres, dorures et fausses flammes, le tissus deviné lourd et rugueux du rideau, ce silence incertain que tu adorais dans les trèves du texte, quand les personnages se taisent et sont tristes, le crépitement des mains à la fin, le sourire des acteurs qui émergent de leurs efforts dans un autre effort, et l’envie d’être eux qui te prenait jadis dans une euphorie de tout le corps, à ce moment d’émotion cruciale où ils se penchent, et où leur tête reçoit un baptême incessamment recommencé, rappelle-toi. C’est Le Prince de Hombourg d’Heinrich von Kleist. Je sirote les syllabes des noms de personnages sur le programme. J’ai abandonné mon bébé à son père, son visage cependant est collé à mes rétines, repose poings serrés paupières ivoires. Le noir se fait. Il bruisse encore et puis plus rien. Dans les jardins du palais, les mains de Hombourg endormi tressent une couronne de laurier. Le Prince Electeur, sa femme la Princesse d’Orange et leur nièce, Nathalie, sont là. Je vois des orangers sous la


neige qui ne sont pas là. La fenêtre est ouverte dans un appartement d’enfance sur les platanes jaunes d’une ville de province qui brandit une piscine contre les immenses ennuis d’été, et mon père à moi écoute en boucle, jetée par la croisée, cette chanson désuète un peu technicolore, de Bécaud qui lui ressemble comme frère, moitié parce qu’il en raffole de cette chanson, moitié pour emmerder le voisin confit qui marche en rond sur nos têtes, ennemi juré craché de toute révolution. Puis après un aveu d’amour somnambule, un gant oublié ravit l’attention du Prince au moment grave où la bataille se prépare. Les stratégies s’évaporent de son esprit. Hombourg c’est l’étourdie jeunesse, rêve de gloire, fait n’importe quoi, fi de patience et prudence, n’écoute que les ordres de son coeur, l’emporte, vainqueur donc, mais tout de même. On croit l’Electeur mort. Acte II, scène 6, épiphanie. C’est dans le duo entre le Prince et Nathalie que tu es là Lili Grande, juste parce que la jeune comédienne, vingt ans peut-être, est cheveux noirs yeux noirs, visage lumineux ciselé en écusson, comme mon bébé là-bas, et que je vois sur les joues de la fiancée le teint d’orgeat de mon bébé, et dans ses lèvres, dessinées comme un papillon rosat, la moue du sommeil qui engloutit mon bébé trois fois par jour et le soir, à ces heures étrangement régulières au seuil desquelles je me demande toujours, où va-t-elle ma fille menue quand elle s’endort, dans quelles contrées quelles existences sans moi? Je n’entends plus vraiment les paroles qui s’échangent entre Nathalie et Hombourg, glissant de l’un à l’autre, ils se touchent, s’aspirent, ils sont si près l’un de l’autre, et tandis qu’ils se rapprochent encore, je me dis voilà mon bébé dans vingt ans, c’est elle, c’est toi, voilà ce que mon bébé est devenu, et je mesure le chemin parcouru, c’était hier et tu étais si petite, je te revois dans ton berceau, l’expression mobile de ton visage ensommeillé, le modelé parfait de ton menton dans l’ombre, les coups de pinceau de tes yeux, ma calligraphie vivante, ma porcelaine chinoise, ta tignasse foncée et pas sage collée par la sueur de l’oreiller à ton front velouté, et maintenant tu habites un corps merveilleux de femme sous des lumières violentes et tu serres dans tes bras un princier inconnu.


Tu absorbes toute mon attention Lili Grande, je crois qu’on annonce que l’Électeur est encore en vie et voilà que Hombourg est condamné à mort pour avoir désobéi, victoire de hasard, tyrannie de la loi, mais tout cela est flou, je t’attends toi, j’ai hâte que tu paraisses encore. Bien sûr ce n’est pas la première fois que je te vois sur une scène, je me souviens des spectacles d’enfance, à cinq ans la vraie première fois vague marine agrafée dans un habit froissé et froufroutant de crépon bleu, et après les soubrettes de Molière, les apprentissages, le Conservatoire, mais ce soir c’est spécial, tu m’as dit, c’est le début maman, juste après l’audition, dans tes yeux des éclats de quartz. C’est un beau rôle pour toi, tu as dû adorer l’apprendre, entrer ces mots dans ta mémoire mettre ces mots dans ta bouche et les user jusqu’à ce qu’ils soient tiens. Et je ris aussi en secret, tandis que Nathalie demande la grâce de son aimé, que tu aies choisi cette voie, comme pour te moquer de ton père, bien sûr pas consciemment, comme si tu te moquais, comme une petite vengeance, de ses râleries, sa douleur au théâtre, cette prise d’otage grommelaitil, ce soir de première c’était trop dur pour lui, ne lui en veux pas tu le connais, il se ronge les sangs de peur que tu trébuches, mais il viendra c’est sûr. Hombourg a choisi de mourir? Tant d’héroïsme me donne le tournis. Scène finale, le jardin à nouveau, entre le Prince aux yeux bandés, arrêt de mort déchiré, reçoit la couronne de laurier, est-ce un rêve? Salut, les applaudissements, quatre rappels, succès, pour une fois je n’ai pas cette envie de jadis d’être le comédien qui sourit aux crépitements, mes joues toutes mouillées, larmes bien grosses, et je t’entends, maman tu ne vas pas encore pleurer ! Si encore, je pleure si je veux, je me lève, pas comme tous les autres autour de moi dans le titubement de l’entredeux, fantômes d’après spectacle, pas comme eux mais pleine de toi, Lili Grande. Je me sauve. Nous en avons convenu, je ne reste pas, ne t’attends pas à l’arrière du théâtre, je te dirai tout demain, je te dirai. Demain. Il pleut, la rue luit, je suis légère. C’est bon parfois de se laisser submerger par des sentiments banals. Je suis si fière de toi.


Dans l’appartement que j’ai quitté trois heures plus tôt ce soirlà, la télévision, son coupé, agite sa lumière surnaturelle. Ma fille et son père dorment tous les deux. Je regarde longtemps Lili Petite, au fond de son berceau, yeux noirs cheveux noirs, visage éthéré ciselé en écusson, bouche papillon, teint d’orgeat, avant d’aller me coucher.


© Eloïse Lièvre / juin 2010 / www.eloiselievre.


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