La main gauche

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Tu te prépares, tu n’as jamais aimé les préparatifs, tant de fébrilité, concentrée, aiguë, valse d’hésitations, remises en question à la chaîne, doutes et choix, tout ce que tu détestes. Tu as choisi la robe noire, bain de soleil, un peu trop sexy tu le sais, mais simple pourtant, excuses dans ta tête. Tu te maquilles dans le miroir, le maquillage, tu l’as acheté la semaine dernière, des marques très chères, pour te donner du courage. Cet investissement, tu l’avais envisagé, prévu, caressé et repoussé depuis longtemps, tu avais tourné autour. Il trônait de ta grosse écriture ronde, avenante et appétissante, dont tu as quand même réussi à chasser il y a peu, tant bien que mal puisque la perte des habitudes ancrées est une scarification difficile, ces cercles satellites dont tu ornais le sommet des i aux gueules d’ange, comme une adolescente, et il était temps. Donc, il trônait sur le tableau blanc à côté de la porte d’entrée, troisième position dans une liste à désemplir, te prendre en main, changer de coiffure, acheter du maquillage de marque, avoir du courage, mettre à jour ton carnet d’adresses. Vestige de la méthode miracle pour réveiller votre vie dans un magazine féminin. Et puis la semaine dernière hop, voilà, tu l’as fait, ça au moins, le maquillage, beaucoup, dans l’excès, comme tout. Tu fais glisser le rouge à lèvres sur ta bouche, tu pinces les lèvres, les étires, tu presses une feuille de kleenex entre tes deux lèvres pour atténuer la couleur, cela te plaît, cela ne te plaît pas, pas tant que ça, un peu trop rouge, peut-être, cela te plaît.

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Tu es bientôt prête. Avec cette robe, il faudrait des chaussures à talons très hauts, pointus, aiguilles. Des Mules, ou des escarpins, des ballerines toutes simples, sandales, bottines, les noms de chaussures te font rêver. Tu as toute une collection, tu les ranges les alignes, respires leur cuir et leur toile. Tu es compulsive, tu as les passions de ta caste, tu assortis ton sac, tu accessoirises, tu es prête. Te voilà sortie. Tu ne fermes pas à clé la porte du studio. Tu te dis c’est si petit, si immobile, si identique, il n’y a rien à voler, dix ans de vie, entre vingt-cinq et trente-cinq, des souvenirs, surtout mauvais mais qui t’enveloppent de leur auréole protectrice parce que ce sont les tiens, et composent, à la manière des fleurs dans tous les sens des jardins à l’anglaise, ton existence. Tu sais qu’il te faut songer à partir, déménager, tourner la page, prendre plus grand, tu as les moyens, tu te donneras les moyens, question de volonté, mais Montaigne dit on emporte ses soucis avec soi sur le cheval. Tu as pris cette décision, de ne plus fermer la porte à clé, un autre jour de courage, qui est devenue une habitude. L’impression quand tu rentres que quelqu’un va t’attendre. Tu rentreras tard et tu diras c’est moi, je suis rentrée, ça va, ne t’inquiète pas, ça y est, je suis là. Cette sensation d’absence de résistance quand tu tournes la poignée et pousses la porte ouverte. Tant pis pour le chat. Tu as mis au point une technique de promenade. Tu marches assez vite les yeux baissés, tes talons résonnent, tic tic tic, tu étudies l’ondulation de tes hanches, pas trop, juste assez, la portée de ton ombre, la ligne du cou, calcules ta démarche. Tu profites du rythme de tes pas pour exister. Malgré cette concentration, sur toimême et ton effet, tu repères au loin les hommes susceptibles de te

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croiser et ce n’est qu’à leur approche, lorsqu’ils sont assez proches pour recevoir l’attaque de tes yeux, œillade, que tu relèves la tête, mais seulement à moitié, car il faut que ton regard se glisse sous tes longs cils mascaradés, remonte à la surface comme apeuré avant de toucher timidement mais sûrement son but, avec ce qu’il faut de supplique, demande d’être sauvée. L’adrénaline monte, c’est toujours une audace, ton cœur s’emballe un peu, pa pam pa pam pa pam, ton cœur bondit comme un animal en cage. Et puis cela passe, c’est passé. Substituts fulgurants d’aventure. Alors parfois, oui, c’est vrai, tu fais, comme on dirait, une prise, ta cible reste accrochée, ta tête se redresse soudain fière, regards harponnés et sourire, parfois même vous vous retournez tous deux ne pouvant arrêter de sourire et quelques rares fois, vous vous parlez, il te tourne un compliment, il t’invite à prendre un café et là, c’est idiot, tu réponds non, je suis pressée, on m’attend, parce que quelque chose a décidé en toi que le type ne te plaisait pas, pas du tout, pas assez. Tu passes à côté, une vie passée à côté. Ce soir, tu retrouves tes copines, lieu de rendez-vous habituel. Tu les embrasses, leur caresses les cheveux, nouvelle coiffure, couleurs et mèches, parfums et dorures, tu admires leurs vêtements, t'extasies facile, elles te rendent la pareille. Tu racontes les fringues, les bijoux, que tu as achetés depuis la dernière fois, tu décris, détailles, indiques le magasin, et le prix chaque fois. Elles te félicitent, tu les félicites, vous vous félicitez. Tout va très vite. Vous parlez toutes à la fois. Vous êtes une volière. Puis cela ne continue pas, pas si bien, vous vous disputez, doucement, sans y croire, pour savoir dans quelle boîte vous allez, il y en a une qui en a marre, de toute façon c'est sans espoir, une qui ne veut pas veiller trop tard, travaille demain. Vous finissez par choisir, il y en a une qui fait la gueule, un moment, puis elle oublie, vous vous retrouvez, excusez, pardonnez, touchez vos bras vos épaules nus, vos doigts ont faim.

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Vous riez comme des crécelles. Conversations sur le chemin. Vous ne parlez que de vous-mêmes, chacune de soi, pas d'autres sujets de conversation, vous ajustez vos œillères, vous êtes avec le monde comme ces chevaux de courses, regard tronqué, peur du contact, visuel, de l'adversaire. Vous parlez, sur un ton de reproche, sans cesse, avec cette agressivité larvée, qui sourd, accroche, ou flagrante, par saillie, vous en voulez à la terre entière et vous avez raison, de lui en vouloir, en fait, en quelque sorte. Tu es dans le club, un club branché, montant, fréquentation adéquate, happy few et musique, électronique, parfaite, remix. Il y a foule, tu as retrouvé la solitude. Tu es allée aux toilettes, lumière glauque et paillettes, décorées, en boudoir capiteux, miroir glacé, sur fond de béton brut et d’acier, comme il se doit. Tu as vérifié ton image, dans le miroir, comme il se doit, tu as croisé d’autres connaissances, les as saluées, on se recroise tout à l’heure, pas de problème, et tu as traversé la marée mouvante. Tes copines sont attablées, tu les vois de loin, ombres chinoises, cocktails, tintement de verre, et de perles, bavardes, mais les yeux partout, dianes chasseresses, dianes aux abois, tristes sous la peau, envies comme des échardes. C’est à cet instant que tu le remarques. Tu fraies ton chemin, pleine de prouesses, et d'instinct, bardant ton courage. Il est seul au bar, bois lui aussi, comme il se doit, un cocktail, de jolie couleur, qui se reflète, sur le zinc, sur son profil. Tu l’examines, scannes, un peu plus âgé que toi, de rien mais c’est bien, tu fuis les jeunes loups comme la peste, cheveux bruns, pas trop courts, pas trop coiffés, barbe de deux jours, faux négligé, chemise noire à motifs brodés, jean, converses, il s’habille bien, présente bien. Intérieurement tu jubiles, tu en frétilles, comme d’un possible à portée de main, un nouveau sac en vitrine, tu peux entrer et l'essayer, le passer à ton bras à ton épaule, et l'acheter même, s’il te plaît. Sauf que là, ce n’est pas tout à fait ça, pas tout à fait pareil, c'est autre personne,

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et avec les autres personnes, ça ne se passe jamais comme ça, facile. Adolescente, treize quinze ans, à l’époque où les premiers émois, déjà, se transforment en hantise, tu tombais amoureuse, en secret, à te donner des nausées des migraines, des crampes d’estomac. Tu restais seule de ne pas savoir, de ne pas oser, effrayée par la seule perspective, maladresse et ridicule, sans comprendre, le moins du monde, que si certaines filles, pourquoi les plus vulgaires ? sortaient, avaient plein de mecs, claquaient des doigts et, c’était sans doute parce qu’elles couchaient, faisaient des trucs, dont tu n’avais pas idée. Tu croyais que rencontrer était l’instant d’amour le plus difficile à accomplir. Tu l’avais écrit, cotillons et fanfare, cette grosse vérité, sur la dernière page de ton agenda, recouvert par tes soins d’un montage de papiers glacés, magazines où glisser, se perdre, de ton écriture grosse et ronde, encre turquoise ou violette, aux i gueules d'ange ornés de cercles satellites : rencontrer est l’instant d’amour le plus difficile à accomplir. Maintenant tu sais que foutaises, que rencontrer, c’est rien, pas le plus petit commencement du début de quelque chose, qu’il n’y a pas plus anodin qu’une rencontre, ce que tu ne comprends toujours pas, c’est comment font les gens pour rester, c'est-à-dire ensemble, se connaître et s’attacher, construire quelque chose qui se tienne, pas toute la vie peut-être, tu ne demandes pas le Pérou, et tu connais, pour te rassurer, les statistiques du divorce, mais un peu de temps, celui d’une vraie histoire, naissance, déroulement et fin. Toi, tes histoires de mecs, tu n’oses même plus dire « d’amour », foirent au bout de quelques jours, une poignée amputée de semaines et encore, comme un pétard mouillé.

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Voilà, ça y est, à force de regards, par en dessous, et de moues bien calculées, alternées avec des indifférences boudeuses, il t’a accostée, tu as toujours trouvé délicieux ce terme de marine, femme comme une côte qu’on aborde, enfin toujours, du moins depuis que tu pratiques la drague, ou même un peu plus longtemps, le langage. Parole égale séduction. Il te fait du plat, un plat monstrueux, joue à l’enfant, l'abandonné, qui a besoin de toi, frotte sa tête contre ton bras ton épaule. Tu sais bien que c’est du bluff, mensonge et mensonge, il est trop tôt, et pourquoi pas? Tu réveilles en toi, ce n'est pas difficile, l'idée du coup de foudre, c'était lui c'était moi, oh oui y croire, y croire ce soir, parce que ce soir, tu n'as pas la force, de résister, te carrer contre l’illusion, et la regarder de haut. Ce soir, tu veux succomber, et seulement ça, comme en suicide, et qu’elle te la fasse, l'illusion, être sa petite dupe, sa petite oie blanche, son pigeon. Qu’au fond de toi, ce soir, parmi d’autres fragiles, il y ait cet ultime ressort, non rompu, qui joue et grince, de ne pas renoncer, complètement, et qui plaide, de sa petite voix craintive, pour l’existence inespérée, rassurante et brusque, de l'heureux hasard, la destinée. Et c'est là que tu la vois, tes cheveux dans son cou, en volutes, quand tu te penches, emportée par le rire, car il te fait rire, et tu sais le lui dire. Tu t'exprimes sans mots, par le seul déploiement, ondulant, de ton corps, et tu lui confirmes, à cet espoir fou d'une heure à peine, qu'il te fait rire, qualité masculine essentielle à l'amour, et te plaît, et te sauverait. Mais tu la vois, et dans ta foi, celle d'un soir, de ce soir d'abdication, confiance si friable, que tu as chéris comme un bébé, tu ne veux pas d'abord y croire. Mais tu la vois pourtant, tu ne peux faire autrement, qui brille, te fait de l'œil, reine de cette main qui déjà te parcourait, accrochant la lumière intermittente, silence d'or sur le pouls affolé de la musique, épaisse et bombée, qui se love, briseuse d'illusion, te nargue, aura la peau de tes

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rêves. Tu la vois, or jaune brossé brillant, arrondie et massive, tonitruant ses carats, cling cling dans la lumière, entre le plus grand et le plus petit des doigts, pas d'erreur possible. Des milliers d'hypothèses, mais une tout à fait plausible. Tu imagines une femme, elle est couchée sur le canapé, une maison bourgeoise, la télé peinturlure son visage, son corps est fatigué, las d'autres raisons que le tien, elle se fait une tisane, une de celles qui apprivoisent le sommeil, jette un œil aux enfants qui se doutent, la grosse voiture clume déjà dans le garage, le labrador a couiné, monte se coucher. Tu la regardes maintenant, la petite traître précieuse du quatrième doigt, reine de cette main qui ne tient pas les verres, matière assassine, son métal qui flamboie, amène comme cet homme, son porteur, son propriétaire. Et comme ton regard ne se détache pas, l'homme, le porteur, le propriétaire, il voit que tu la vois, sourire gêné, peutêtre que tu interprètes, visages falsifiés dans la lumière larvée, il hésite, poussière de secondes, il hésite, décide de laisser couler, et tu laisses couler.

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© Éloïse Lièvre / Février 2010 / www.eloiselievre.fr


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