Je t'offrirai ma rage et tu en feras des cerfs-volants

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Non mais. Tu vas pas croire que je vais plier me coucher, je suis pas comme ça, tu m’auras pas. Je crache dans ta main, paume étoilée d’écume voilà. Pas d’apprivoisement possible avec moi, alors éteinds tes rêves. Et laisse tomber mots guimauve, tes paroles couvrefeu de nonne chemisier bleu, madame éther et champ de blé, boniments de prof et en plus de blonde, y a que toi que ça intéresse. Mais c’est rien que du sucre pour les bons chiens, susucre allez, nonos et fait le beau, tranquille. Va te faire voir. Je ferai plus jamais la belle plus jamais. À quoi ça sert ? Me barrer, voilà. M’envoler haut et fort. Mais l’espace me suffira pas maintenant, géographie paysages territoires, même cieux, devenu trop étroit tout ça, des canyons de la vie qui se resserrent, speedant pour me ferrer, m’étrangler, comme à la maison les murs se rapprochent sous les coups de bélier du malheur. Même les frontières, impossible à franchir tellement elles s’évanouissent. Non, ce qui me faudrait c’est le


temps, la grande nage dedans. Rebrousser la vie c’est la seule chose que je voudrais et impossible. Tes lèvres bougent, planquées derrière baume protecteur contre hiver cinglé et gerçures, vas-y, cause, ailes d’oiseaux affolés, tu parles de quoi déjà, ah oui, Musset, la Nuit de mai, délire avec la Muse, gratouille son luth, s’est fait larguer ou genre, bien fait, qu’il crève. Heureusement il y a la fenêtre. J’ai mal choisi ma place, le vide est à l’autre bout de la classe. Mais en septembre encore je voulais être à côté de Soumaya, et chez toi c’est place définitive, pour l’identification, et puis le saint sacrement des habitudes. Septembre, j’ai l’impression que ça fait mille ans, un rouleau compresseur de temps. Maintenant à côté de qui je suis m’en fous, sauf pour parler et donc t’emmerder toi avec bavardages. Cou tordu tête vrillée presque, je meurs par la fenêtre par pendaison dix-sept fois par heure, comme ça je survis. De toute façon quand les cours sont finis il reste plus plus plus rien. Mais rien. Je rentre quand même parce qu’où aller sinon, les parcs sont gelés, chez les autres c’est la vie normale continuée, avec le train train d’un collier de perle, et à mon égard des masques presque drôles de pitié contrite, alors je rentre, je passe devant sa chambre avec une lenteur de paquebot piqué sur le lointain et je m’enferme dans la mienne. La paroi respire et nous sépare. J’encastre ma tête dans le mur, peut-être à l’endroit même où git la sienne. Ma tête, la paroi, sa tête. Là maintenant, hic et nunc, j’écoute pas, la fenêtre aspire ma vie, je bouche mes oreilles avec ma paire de mains invisibles. Pas besoin des vraies, fourrées qu’elles sont de toute façon sous la table pour triturer les peaux dentelles au bord des ongles, tranquille. Parfois ça se met à saigner, dans un minuscule triangle de chair effeuillée la perle vive, scintillement écarlate qui m’embrase le coeur, ah, enfin, un signe tangible de douleur, manifeste, je porte à mes lèvres ce calice, merveilleux goût de ferraille. Mais personne ne voit rien, scarification inutile, une banale adolescente corrosion des ongles, hiver déglingué et paysage défenestré, autant dire rien ça ne compte pas. Alors mes mains à nouveau en apnée. Et non, j’écris pas. Voudrais obturer tous mes sens. Mais


dommage, je dois continuer à voir, parce que si je ferme les yeux, c’est cauchemar immédiat, la nuit, la symphonie des tôles, l’accident a lieu en boucle contre mes os, effrite ma résistance et c’est trop insupportable. J’implore la fenêtre qui me fait comprendre, avec son impassibilité de cire, qu’elle ne peut rien pour moi. Alors j’ordonne à ma bouche, lèvres murées, dents rochers, langue fuyante, de broyer des chansons pour que les images s’évaporent. Je faisais ça déjà toute petite et elle me disait, moitié plaisantant, remontrance légère d’amour et d’émerveillement, arrête tu ne te rends pas compte, ta bouche se met à chanter sans toi, tu ne t’en rends même pas compte, ça fredonne à ton insu, sans paroles juste un murmure, mais fais attention, tu dois rester ton propre chef. Aujourd’hui rien à dire, je suis mon propre chef, je mastique mes chansons d’orties comme bon me semble, à dessein, c’est ma voix, même en extinction, seule compagnie désirée dans cette foule. Une moisson de nuages en chiffon gris gagne le terrain de ma vue saltuaire. Pénombre tout à coup. Repli. La classe toute en vibration ne fait plus que quelques millimètres. Tient dans mon globe occulaire. J’observe tout autour, les activités clandestines qui agitent des demijours. Gaspard fore son agenda avec l’avidité sauvage d’un chercheur d’or. Astrid écrit mais pas le cours. Cuu a l’immobilité des statues antiques. Marine rattrape sa nuit perdue, passée à quoi? visage enfoui profond dans ses bras. Quelques stylos se prennent pour des hélicoptères au bout de doigts blancs d’ennui, des conversations illicites se fraient des chemins, comme les frelons nacrés de Musset, les vibrations des cordes pincées, des chaises se balancent. Certains écoutent, pas mal en fait, Théo bien sûr, que la concentration rend encore plus fatal, Clémence avec son beau cou de cygne, Soumaya un peu triste à la respiration fuselée qui traîne sur mon épaule gauche, et tous les autres des premiers rangs, les bourgeons d’églantiers flattent leurs paupières, frelons, tilleuls, ampoule nocturne, Poète, prends ton luth, j’ai failli me faire avoir, et, vas-y, fracasse-le contre mes remparts. Rien ne m’autorise, pas même la soeur douleur du poète - je méprise les pâles souffrances de coeur - à abandonner ma sourde lutte,


au nom de celle qui fut ma mère, ma mère en jupe riante, savante de danses et de pas, ma mère infiniment débout, à l’énergie de saltimbanque, ô disparue de cette nuit d’extrème fin d’été, enlaçant le poteau électrique d’une abrupte étreinte verticale, amante du lit d’ombre de la haie de séquoias, ma mère enlevée troquée contre une autre, celle qui soupire derrière la porte, fragile clouée aux jambes de momie, aux vertèbres descellées, et qui ne parvient pas à s’extirper de sa honte. Et te voilà toi, qui te permets devant moi tes frivolités dégueulasses, toutes ces mièvreries qui s’envolent, en guise molle de consolation, bordel de bergeronnette, zéphir et élégie au ventre flasque, dégagez mais dégagez, m’en fous, comprenez pas que c’est fini pour moi, les pointes de sourire agaçant le visage, et les réalités de moins de millions de tonnes? Va cause va, cause toujours. M’arrache en rêve. Tes lèvres s’agitent comme les futurs noyés. Ta voix se densifie, amorce de sanglots arrimés tout au fond, à cause d’un foutu pélican qui se déchire et se donne à bouffer à ses enfants. Moi seule je les perçois tes étouffements de larmes, parce que moi-même naufragée et proie, voix calcifiée comme si ta vie en dépendait, alors que bon, c’est qu’un oiseau-image, c’est qu’un type malade de son siècle, avec un chagrin d’amour de merde cousu au fil rose dans la gorge pour se faire croire, mais ces malheurs-là c’est rien. Bon d’accord, le pélican s’éventre parce que sinon famine, et mort certaine des petits, et c’est vrai que c’est beau tout ce sang, les belles plumes blanches enluminées, la grève teintée j’imagine, le carmin mêlé à l’écume, cette mousse compacte et un peu sale des océans d’hiver, le contraste aussi avec le vert délavé bouteille des rouleaux, les cris joyeusement effarés des petits qui n’en peuvent plus d’un peu de chair après longue impatience, l’oeil vitreux du pélican par lequel la vie violente lentement se distille, goutte à goutte à deux dimensions, sur le sable imprimant ses impacts impeccables et dans le giron du ciel, molécules de quelque chose comme âme, le ciel blanc penché comme une aile. Tu dis, ta voix enracinée dit, que c’est tout un symbole, chrétien d’abord, le sacrifice du christ pour l’humanité, et puis ici bas, à l’échelle du poème, celui du poète pour les autres hommes, de


l’exilé pour ceux qui ne lui ressemblent pas, ceux qui ont rangé leurs vies dans des titroirs parce que ça entrait bien, c’était pile la bonne taille, qui ont digéré l’audace avec la pudeur, alors que le poète, lui, n’a pas peur de se mettre à nu, de s’écarteler tout vivant, et comme un histrion brandi sur des tréteaux de foire, dit aussi Musset dans un autre texte, de publier ses rages, même comme ça pour rien, même désespéré, contre quolibets et sarcasmes, dépouillé comme on tue à l’arme blanche. Je suis eue. Je me mets à chercher. Je n’aurai de cesse de et jusqu’à ce que. Tu continues d’éparpiller ta leçon au quatre coins de cet espace tendu de diverses ferveurs. Une image à présent nous parcourt, Clémence au cou de cygne, Soumaya joue contre sa tristesse, les cueilleurs de frelons, de bergeronnettes, les ricanants, les immobiles et les dormeurs, ceuxdu premier rang, ceux du dernier rang, ceux de tous les rangs : sur la plage, otages du vent, des morceaux de cette bave spongieuse si solide et si étrange provenant des eaux polluées sans doute, et des bribes de chair et organes sanguinolents, volent ensemble. Je ne suis pas le pélican. Ma mère est ma mère. Ma mère n’est pas mon enfant à offrandes. Je suis l’enfant de ma mère, elle me prenait il y a longtemps sur ses épaules et nous étions une seule grande personne, elle, ma mère, et ses mollets tout gravés de muscles, moi, ses mains en bracelets autour de mes chevilles de faon, mâchoires fermes, chansons prisonnières, pas de paroles juste un murmure, le petit enfant de ma mère. On n’entre pas dans les cases rien à faire. C’est n’importe quoi, m’en fous. Ce qu’il y a, au beau milieu de ces correspondances vaines, c’est le mal que ça fait de se déchirer soi-même, bec tournoyant dans le ventre, toute cette souffrance crue. Et ta voix réapparaît, intacte, lustrée et vive, dans le monde indigent du réel. La sonnerie, saugrenue, imitant l’appel des halls de gares, retentit. Froissements et irruptions autour de moi, râclements de chaises, interpellations et hâtes, je reste là, me lève lentement. Il pleut. La fenêtre constellée, mon amie à nouveau. Le ciel oxydé reflet vert-degris a une perruque de cheveux hirsutes, gonflants, transparents et fiers. Ses tambours m’ôtent toute peur. Je veux que maman se lève et courre


à l’oblique parmi les astres mouillés de la fenêtre. La pluie me dégouline aussi à l’intérieur. Mais ce soir cependant, j’ouvrirai la porte et puis tout le reste. Ses bras, le fauteuil, une promenade absurde et gaie dans les rues glacières. Je la couvrirai bien pour qu’elle n’ait pas froid.


© Eloïse Lièvre / mai 2010 / www.eloiselievre.fr


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