Le lapin de Dali

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J'ai toujours compté. C'est fou tous ces nombres dans la vie, qui se pressent. Les dates, les horaires, les prix.

Il paraît que certaines personnes ont un imaginaire des chiffres, comme ce jeune Anglais, je l'aime bien, avec sa tête d'épi de blé et son air d'effarement tranquille, il n'élève jamais la voix, le calme olympien, ça me rassure. Qui dirait à le voir que c'est un génie? Un halluciné peut-être, parce qu'on ne sait pas où est la frontière. Il parle onze langues, qu'il apprend en quelques jours, quelques semaines mais pas plus, il sait tout de suite de quelle façon elles fonctionnent alors il les fait fonctionner et voilà il les sait. J'aurais bien aimé être là quand il a récité plus de vingt mille décimales du nombre pi pendant cinq heures, sans aucune erreur. Tu te rends compte, j'ai des envies comme ça maintenant, des lubies, pleines de regret dès l'origine, comme les oreillers sont emplis de plumes. L'Anglais explique qu'il voit les mots et les chiffres, c'est comme ça qu'il arrive à les retenir, de drôles de petites choses, des couleurs et des formes, des sensations aussi. Par exemple deux est bleu, je dis n'importe quoi au hasard, c'est le principe qui me plaît, deux crochu, ou jaune et timide. J'essaie mais je n'y arrive pas. J'associe tout de suite la forme du chiffre à un objet qui lui ressemble, trois est une pince à spaghetti, couleur inox forcément, un lutin joufflu ventru de profil, huit, bonhomme de neige. Ce que je suis terre à terre. "Mort" c'est forcément noir, tout noir.

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L'Anglais ne fait pas ça. Ses chiffres sont un peuple. Chacun un individu, avec son identité propre, son petit caractère, sa vie. Ils ont leur existence dans sa tête, ça fait des paysages, des familles, mais pas seulement des regroupements pour s'y retrouver, des sortes de rangements pratiques, non, de vraies familles. Je les imagine, assises autour des tables interminables de noël ou des dimanche de pâques, ces êtres biscornus et bariolés, dans l'échauffement des grandes tablées, le crépitement des conversations, les disputes qui guettent toujours, et explosent. Mais je ne crois pas que ce soit ça la mémoire. Justement, tu te rapelles, quand les garçons étaient petits, ils demandaient, en fait c'était surtout Raphaël qui demandait, Hugo c'était plutôt silence j'écoute, donc Rapahaël voulait savoir, comment c'était la mort, où on allait après. Il y a eu une période où il avait décrété la grève de grandir, avec sa tête de mule de bébé Brando, et quand je lui demandais pourquoi, répétant que c'était bien de grandir, que c'était naturel, et puis de toute façon on ne pouvait pas l'empêcher, c'était comme ça, il me répondait qu'il ne voulait pas mourir. On avait expliqué qu'il ne mourrait que dans très très longtemps, quand il serait vieux, qu'il aurait eu des enfants et des petits-enfants et des arrières-petits-enfants, et nous aussi dans très longtemps, mais tu n'avais pas pu te retenir de dire les enfants meurent aussi, ta satanée vérité, et puis tout de suite après pour ne pas l'effrayer, parce que tu le connaissais ton bonhomme, mais toi non tu ne vas pas mourir enfant. Tu n'en savais rien, et moi non plus, mais c'était ce qu'il fallait dire. Aux autres questions, sur l'après, la destination, on avait bien été obligés de donner des réponses. J'avais parlé du Ciel. C'était bête, je n'y croyais pas moi-même, mais c'était beau le ciel, j'expliquais que c'était tout bleu, d'un bleu très clair, dans mon esprit je

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voyais une faïence à peine bleutée qui sortait de je ne sais où du souvenir, une faïence de baignoire châtelaine, et je cherche toujours d'où, j'avais dit le Ciel donc, un endroit taillé dans le nuage et puis c'était tout, il ne fallait pas trop entrer dans les détails parce que les petits voulaient toujours aller plus loin, et voir le Ciel, toucher le Ciel, est-ce qu'on peut y aller en vacances, est-ce qu'il y avait des photographies, et est-ce que ça se mange, le nuage? Je prononçais parfois Paradis et Enfer et ça te mettait dans des colères fantastiques. Je le savais au fond. Toi, tu étais pour la vérité toute nue, la décomposition, les asticots, l'humus pour les cultures, et poussière tu redeviendras poussière. Alors moi avec mon pays céleste et tout cet azur de midinette, je crois que je faisais un peu exprès, pour tes grands chevaux et à tous les coups au galop, ça marchait. Maintenant je sais, pour après. Je n'ai plus aucun doute. À cette époque des terreurs de Raphaël, je n'avais pas encore éprouvé de mort toute proche, de celles qui laisssent un trou, pas un trou lointain et théorique, non, un trou de tous les jours, qui devient très vite ordinaire, familier, dans lequel on manque cinquante fois par jour de tomber et dont on se dit cinquante fois tiens il faut que je bouche ce trou sinon ça va mal finir quelqu'un va se blesser, de ces morts après lesquelles ce n'est plus pareil, comme si des données de l'existence avaient été modifiées. Maintenant, j'ai éprouvé, alors je sais. J'ai toujours tout compté. Les bons points de l'école communale, les buchettes des érables dans l'ombre mauve desquels on faisait semblant de se rafraîchir un peu, avec ma grand-mère, ces étés de basalte de mon enfance. Adolescente, emballée dans la géométrie déboussolante du papier peint orange seventees qui tapissait ma

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minuscule chambre, le nombre d’années puis de mois puis de jours qui me séparaient comme une imbécile de la majorité. Et puis jeune mariée à tes côtés, les rythmes des règles et des ovulations, et les mois de grossesses, le premier enfant, le deuxième, leurs centimètres à pas de géant au crayon de bois sur le montant gauche de la porte d'entrée, les pièces de leurs jeux, puzzles playmobil mécano, ma névrose, semés partout dans leurs chambres aux allures toujours d'après tornade, et les années de tranquillité qu’on aurait peut-être entre leurs bas âges et leurs adolescences, entre inquiétude et inquiétude, prévoir, compter à rebours, à reculons, et les heures de notre traversée du désert conjugale durant lesquelles tu ne rentrais pas, ou plus, au travail ou ailleurs, le temps qu'on tiendrait dans cette situation, je lui donne trois mois je lui donne six mois je lui donne un an, je me suis dit ça souvent, ils ne sonnent pas de la même façon ces bouts de phrase maintenant, l'ironie de la vie, c'est quand même quelque chose. Compter les sous aussi, bien sûr, salaires allocations pensions impôts dépenses, c'est moi qui m'occupais de ça, j'aimais bien les manipuler, nos va-et-vient de fortune, comme de vraies pierres précieuses qui apparaissaient et disparaissaient aussitôt, magie, prestidigitation, bouts à joindre plus que bas de laine, les centaines dans le rouge, les jours jusqu’à la fin du mois, ouf tombe la paye. Et aussi parfois c'est vrai j'y pensais, après le départ des garçons, le temps qu’on pouvait espérer encore vivre, tenir debout, toi et moi nous deux, pour un recommencement, pas trop mal en point et valides, pour une autre vie, on ne l'aura pas eu le temps. Le docteur était très au point, je me suis dit qu'il avait du faire ça toute sa vie, et c'est sûr c'est ce qu'il avait fait puisque c'est une partie non négligeable de son métier, héraut des mauvaises nouvelles, de la sentence du temps qui reste, et comment l'employer au mieux, doser dans la seringue du temps restant, tic tac tic tac tic tac, la force la douleur et une toute petite pincée d'espoir même si.

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Il a parlé de pronostic, le docteur, planqué derrière la digue de ces mots techniciens, pronostic tac tic tac tic tac, tu vois, j'ai encore le goût des blagues amères, et j'ai tout de suite pensé à mon père, quand il gribouillait son journal avec son air de savant à la gomme, machoire inférieure en avant et exprès rêveur, pas rasé, une fois par semaine, souvent le dimanche, pour parier sur des chevaux lointains aux noms d'aristocrates abracadabrants.

Les docteurs font des présents, ce que la langue est taquine, à leurs patients qui vont bientôt mourir. Bien sûr ils ne le disent pas comme ça, du but en blanc, mais enrobé, comme les cerises à la liqueur dans leur camisole de chocolat, sauf que là la cerise n'est pas douce. Je vous donne six mois, peut-être plus, et puis silence, peutêtre un peu moins, mais les traitements sont efficaces, on va commencer tout de suite si vous voulez bien, ils vous permettront de profiter de ces quelques mois, de votre famille, pour dire au revoir aux vôtres, de ce temps qui.

C'est à peu près ce que j'ai entendu de mon pauvre docteur inspiré, et pendant qu'il débitait ses paroles téléguidées mais quand même sensibles, je ne pensais pas à moi, tu me connais, mais à lui. Je le voyais comme un ange dans sa blouse d'immaculée conception et son air de petit garçon qui ravale une bêtise. Je me demandais comment il pouvait faire, le pauvre pauvre, mine de cadenas compatissant délavée par toute l'humanité du monde, en concentré, le kaléidoscope de l'empathie que ça en devenait presque monstrueux, j'ai eu pitié de lui. Alors, c'est moi qui ai pris les devants, pour rien au monde je ne l'aurais laissé plus longtemps dans cette tournente, j'ai attrapé sa main, un moineau humide en sandwich dans les miennes, et je lui ai dit en souriant ne vous inquiétez pas docteur tout ira bien. En rentrant à la maison, après l'hôpital après l'annonce, je me souviens ce jour-là la pluie tombait avec sur le toit un bruit de mar-

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mite bouillante, j'ai fait ce que j'avais toujours fait, je me suis mise à compter. J'ai fabriqué un calendrier avec des feuilles de couleur, j'ai tracé des lignes, écrit le nom des mois, six, aligné les chiffres les jours. Trois fois trente et trois fois trente et un. Cent quatre vingt trois. J'ai trouvé que c'était peu. Peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Il y aurait l'été mais pas l'automne. La naissance de notre premier petit-enfant fin juin, une fille. Je pourrai la voir, la tenir encore j'espère dans mes bras, de squelette j'imagine à ce stade-là, mais m'en fous, me débrouillerai, et comme ça, chaud contre chaud, yeux vrillés, je passerai un peu en elle. Bouche-toi les oreilles, tu vas encore galoper, pourtant je suis sérieuse, mais je te connais, si tu étais dans une tombe tu t'y retournerais, et vivant, alors là, ce serait grande scène du troisième acte, foudre renaclement soupirs, foin des superstitions, satanée vérité contre magies de bonnes femmes. Je te dis, m'en fous. Dommage seulement, elle n'en saura rien, notre première petite-fille, innocente, et pour elle, et les suivants, je ne serai qu'un personnage d'histoires et une dame vieille sur les photographies. Je ne me plains pas, c'est déjà ça, c'est énorme. Pourvu que je n'assombrisse pas trop son arrivée, c'est tout. Puis j'ai accroché les feuilles de mon calendrier à côté des mesures de la poussée des enfants, le soir tombait comme une lame de couteau derrière les fenêtres, et j'ai fait une belle croix sur le premier jour du temps qui restait. Demain, cent quatre vingt deux. Tu sais, je lui en ai voulu à cette voiture. Pas à la conductrice, elle ne s'en est pas sortie indemne et elle avait la plaie du remords, mais parfois au début, en rêve, j'insultais la bagnole. Il n'y avait pas que ça, le mauvais temps la nuit, les circonstances, ce conseil de classe interminable, mélasse à cauchemar tout ça, mais pour moi, la

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coupable, c'était la bagnole, la mécanique, j'aurais voulu la broyer de mes propres mains, à m'y déchiqueter. Je ne veux pas repenser à ça, l'inquiétude, et enfin apprendre, si soudain.

Après la confection du calendrier, j'ai tout de suite pensé que j'allais te rejoindre, et puis je me suis dit que même si c'était vrai, c'était idiot. Bien sûr tes cendres sont parties nourrir les brochets les sandres, et les grands saumons gris, avec tes désirs de Loire. Heureusement que tu radotais souvent, peut-être un pressentiment, sur les dispositions à prendre en cas de disparition, surtout pas de tombe surtout, incinération et cendres dispersées dans ta Loire, et tes fils déjà grands, d'accord papa d'accord, on pourrait passer à autre chose? Donc voilà, émiété en flocons pour poissons question corps, mais tout le reste a été pour nous. C'est ma théorie. Je ne vais pas arriver à bien la dire, c'est sûr, un truc de fou. Les morts sont mangés de leur vivant, et ça continue pendant leur mort, dans l'habitude le souvenir l'amour, et c'est ce qui fait que l'on ne disparaît pas. Voilà où l'on va, le Ciel, mon bleu faïence et mon havre de nuages, ça n'existe pas. Lycéenne, j'avais fétichisé le vers de Voltaire, le paradis terrestre est où je suis. Je lui fais dire ça aujourd'hui. Je suis le paradis de mes morts. Peu de gens y croient. Je ne sais pas si les enfants savent mais je le leur expliquerais, le moment venu. Ils penseront sans doute que ce sont les médicaments, la chimie qui escalade dans la tête mais pas grave, ils ont du temps pour comprendre.

Tu te souviens de cette histoire que tu racontais et qu'Hugo adorait, du lapin de Salvador Dali? Dali avait un lapin, un animal domestique qui vivait en liberté dans la maison. Un jour, Dali et sa femme, Gala, doivent déménager, ou partir en vacances, partir longtemps, loin, à l'étranger. Ils ne peuvent pas emmener le lapin. Ils ne savent pas quoi en faire. Ils n'ont personne à qui le donner, ou ils ne veulent pas, pas confiance, pas envie que d'autres aient le lapin. Alors la veille du départ, Gala prépare à Dali un bon plat de civet,

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Dali et Gala mangent le lapin et le lapin part avec eux finalement, où qu'ils aillent, pour toujours. Je tiens mes comptes. J'ai laissé tomber l'argent et les heures, je me suis spécialisée dans le dénombrement des jours. Hier soixante-huit. Aujourd'hui, soixante-neuf. Après-demain, soixantedix. Je ne compte plus à rebours. J'ai gagné, en quelque sorte, même si je ne jouais pas. Bien sûr c’est dur. Hôpital, traitement, douleurs, et ma boule à zéro. Je ne vais pas gagner longtemps, m'en fous. Le bon docteur ne sait plus sur quel pied danser, toujours enfant de choeur ciel d'orage.

Notre petite-fille est née le 26 juin, elle a cent trente six jours, c'est fou comme elle te ressemble, la même façon de bouder, à croire que. Il y a quarante et un jours, je ramassais des mûres dans la haie du jardin en la promenant sur mon ventre dans son portebébé, chaud contre chaud. Il y a dix-huit jours j'ai ratissé les feuilles d'automne dans un bruit de taffetas bal des débutantes. Cela fait deux jours qu'il commence vraiment à faire froid.

Je vais mourir. Et puis? Souvent, perçant à travers toutes les années, je peux sentir vraiment le mohair des cheveux de nos petits, si fins si soyeux, plus consolant que toute sensation présente, profond dans la pulpe émue de mes doigts, quand je passais ma main sur leur tête pour la simple caresse, pelage de brioche et baisers griottes, et cela tu vois, comme mes morts pour l'éternité, comme j'espère moi pour eux, au long cours et bientôt avalée absorbée engloutie digérée, je le possède.

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© Éloïse Lièvre / Mars 2010 / www.eloiselievre.fr


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