BABELLES, des mots pour la ville

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ACTEUR CARREFOUR CONCERTATION COOPÉRATION COULEUR CROYANCE C U LT U R E DÉFI DÉPLACEMENT ÉDUCATION ENERGIE ENJEU EXPÉRIENCE ÉVOLUTION HARMONIE INFORMATION INTÉRÊT GÉNÉRAL INTERVENTION LABORATOIRE LIMITE LOGIS MÉMOIRE

MÉTIER MÉTROPOLE MILITANT MIXITÉ NATURE PARCOURS PARTICIPATION PASSEUR PATRIMOINE PAYSAGE PROBLÈME PROMENADE PROVOCATION QUARTIER RECONNAISSANCE SOCIALE RECONSTRUCTION RÉSEAU RÉSISTANCE RÊVE RICHESSE VILLE

Babelles des mots pour la ville


SOMMAIRE Babelles - des mots pour la ville. Pourquoi ce titre ? Pourquoi ce livre ? Vade-mecum du « Casse-croûte VivaCitéS » 43 mots choisis entre 2001 et 2007 avec leurs commentaires étymologiques et leurs illustrations. VivaCitéS Nord Pas de Calais et le « Centre régional en réseau pour l’interprétation de la ville ». Crédits et remerciements

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2001 XII 5 Quartier 2002 I 10 Carrefour 3 2002 I 16 Militant 4 2002 I 24 Intervention 5 2002 I 30 Réseau 6 2002 III 1 Rêve 7 2002 X 5 Reconnaissance sociale 8 2002 XII 7 Participation 9 2003 II 4 Coopération 10 2003 II 7 Nature 11 2003 II 7 Problème 12 2003 II 7 Mixité 13 2003 III 7 Concertation 14 2003 VI 27 Passeur 15 2003 XI 7 Limite 16 2003 XII 5 Harmonie 17 2004 III 12 Enjeu 18 2004 VI 4 Défi 19 2004 VII 6 Culture 20 2004 VII 8 Information 21 2004 VII 9 Croyance 22 2004 VII 18 Intérêt général 23 2004 VII 10 Résistance 24 2004 VII 26 Richesse 25 2004 VII 26 Education 26 2004 X 1 Parcours 27 2004 XI 5 Evolution 28 2005 II 5 Métropole 29 2005 III 4 Logis 30 2005 VI 2 Laboratoire 31 2005 VI 24 Reconstruction 32 2005 IX 9 Provocation 33 2005 XI 2 Expérience 34 2005 XI 4 Métier 35 2006 II 3 Acteur 36 2006 IV 7 Ville 37 2006 V 5 Mémoire 38 2006 IX 1 Energie 39 2006 XI 8 Couleur 40 2006 XI 17 Déplacement 41 2006 XII 8 Paysage 42 2007 II 2 Patrimoine 43 2007 III 30 Promenade


Babelles - Des mots pour la ville. Pourquoi ce titre Pourquoi ce livre Babelle est un nom populaire dans le nord de la France, mais aussi au Canada, attribué à une personne qui papote, raconte, parle, discute, échange, bavarde... à rapprocher de babiller qui veut dire parler beaucoup, facilement, pour le plaisir de parler. Babel est aussi le nom donné à la ville de Babylone dans la Bible hébraïque, dans laquelle est supposée avoir été construite la tour éponyme. Selon la Genèse, les hommes souhaitaient construire cette tour pour atteindre le ciel. Descendants de Noé, ils représentaient donc l’humanité entière et étaient censés tous parler la même et unique langue sur Terre. Pour contrecarrer leur projet qu’il jugeait plein d’orgueil, Dieu multiplia les langues afin que les hommes ne se comprennent plus. Ainsi la construction ne put plus avancer, elle s’arrêta, et les hommes se dispersèrent sur la terre. Cette histoire est utilisée pour illustrer les dangers de vouloir se placer à l’égal de Dieu, de le défier par notre recherche de la connaissance, mais elle nous apprend aussi sur la nécessité qu’a l’humanité de se parler, de se comprendre pour réaliser de grands projets. Il y aurait un risque de voir échouer ces projets quand chaque groupe de spécialistes se met à parler le seul jargon de sa discipline. La tour de Babel peut aussi être vue comme l’ancêtre, la référence pour nos grandes métropoles d’aujourd’hui, mélange complexe d’hommes, de bâti et d’infrastructures. Depuis l’année 2000, date de sa création en association loi 1901, VivaCitéS Nord Pas de Calais œuvre pour l’éducation à l’environnement urbain par la mise en réseau des acteurs. Des temps d’échanges sont régulièrement proposés autour de présentations d’actions ou de projets : ce sont les « Casse-croûtes de VivaCitéS ». Une place importante est accordée à des échanges autour des mots : ce sont « Les mots en tension ».

Il est sans doute bon de rappeler que VivaCitéS Nord Pas de Calais est constitué de professionnels d’horizons différents (social, environnement, culture, économie, éducation) qui mettent en commun du temps libre pour réfléchir, faire ensemble, donner du sens à leur action. Chacun a ses parcours personnel et professionnel. Chacun utilise des mots qui n’ont pas la même représentation pour tous. Il nous semble que l’éducation à l’environnement urbain passe par les mots et les représentations que chacun peut en avoir. C’est pourquoi chaque personne qui est venue présenter une action ou un projet lors d’un Casse-croûte de VivaCitéS a choisi un mot à « mettre en tension ». Cet ouvrage vous propose donc 43 mots choisis par des acteurs de l’éducation à l’environnement urbain entre 2001 et 2007. Le cœur de cette publication est constitué par les 43 commentaires étymologiques écrits par Henry George Madelaine. Jean-Jacques Tachdjian en a réalisé la mise en page et la recherche graphique générale. Des commandes artistiques et graphiques auprès de Matthieu Auxent, Sophie Gaucher, et Dimitri Vazemski complètent cet ouvrage. Qu’ils soient ici remerciés pour leur travail et leur talent. Au delà de la fonction d’archive, de trace du passé, cet ouvrage souhaite aussi donner l’envie et les moyens de reproduire ces temps d’échange ailleurs, à ceux qui le souhaitent. Enfin, il constitue une pièce constitutive du projet de « Centre régional en réseau pour l’interprétation de la ville ». Bonne lecture. Béatrice Auxent

Présidente de VivaCitéS Nord Pas de Calais

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Vade-mecum du « Casse-croûte de VivaCitéS »

Faire se rencontrer des acteurs de la cité issus de champs différents

(culture, environnement, social, économie, éducation) pour une approche

globale de la ville, c’est le leitmotiv de VivaCitéS Nord-Pas de Calais, réseau régional pour l’éducation à l’environnement urbain. On se heurte évidemment à des freins innombrables pour mettre en œuvre cette évidence. Chacun est dans sa sphère, dans ses contraintes de calendrier, d’échéancier. Le temps passé pour se rapprocher d’autres acteurs est rarement considéré comme productif et souvent difficile à justifier. Le temps de l’échange avec d’autres champs de compétences nécessite d’expliquer ce que l’on fait et pourquoi on le fait. L’exercice demande modestie et ouverture. VivaCitéS Nord Pas de Calais a imaginé des temps particuliers qui permettent cette rencontre informelle : les « Casse-croûtes ». Il semble que ce soit bien l’idée du temps « off » qui plaise autant que les contenus riches et variés des actions présentées et les débats sans enjeu autre que de donner du sens à sa propre action. Ces temps d’échanges et de mise en débat sont la base même de VivaCitéS Nord Pas de Calais, toutes les autres actions en découlent car c’est là où s’expriment les acteurs et où se capitalisent les regards de chacun. La formule est simple, le temps du midi, entre 12h15 et 14h00, un vendredi par mois : > 15 min : tour de table des participants, mise en évidence de la diversité des horizons représentés, > 20 min : la présentation d’une action, d’un projet, d’une réflexion... par un acteur (élu, professionnel, habitant, association, étudiant…), > 35 min : la mise en débat d’un sujet lié à cette action avec les personnes présentes et partage d’un casse-croûte simple et convivial (sandwiches, boissons, dessert par exemple), > 25 min : le « mot en tension », > 5 min : présentation du sujet suivant, > 5 min : temps informel de prise de contacts entre acteurs. Un animateur de séance est nécessaire pour rythmer le temps, répartir la parole et mener le mot en tension. Le nombre idéal de personnes est autour de 15. Il est important que la qualité acoustique du local choisi permette une bonne écoute. Le casse-croûte peut aussi se dérouler dans un lieu symbolique de l’action présentée : exposition, médiathèque, archives... Les invitations se font par liste de diffusion mail. Une participation aux frais est demandée.

« Le mot en tension » : pourquoi et comment ? Chacun a ses parcours personnel et professionnel. Chacun utilise des mots qui n’ont pas la même représentation pour tous. Il nous semble que l’éducation à l’environnement urbain passe par les mots et l’expression des représentations que chacun peut en avoir. Un mot est choisi par la personne qui présente son action lors d’un cassecroûte. Elle exprime pourquoi elle a fait ce choix. L’animateur présente la méthode. Il dessine sur un tableau une abscisse et une ordonnée et note le mot choisi. Le haut de l’axe vertical correspond au commentaire du mot à partir du dictionnaire étymologique, écrit par Henry George Madelaine. Le bas de celui-ci va recueillir les propositions de corrélats. L’axe horizontal va visualiser les propositions de mots significatifs des représentations positives, négatives ou neutres que les participants du jour énonceront. L’animateur lit le commentaire du mot et propose en guise d’exemple une représentation positive et une représentation négative qu’il a du mot. Les propositions des participants sont alors sollicitées. L’échange autour de ces représentations est important. Aucune évidence n’existe a priori. Toute la richesse de l’exercice est donc dans cette expression croisée. Il n’est pas nécessaire d’obtenir un consensus mais par contre il est important de trouver le mot ou l’expression la plus juste pour exprimer son point de vue. On peut conserver la trace du résultat de cet échange en notant la date et les personnes qui ont participé. Le même mot avec d’autres personnes ne donnerait évidemment pas le même résultat.

Pour un essaimage des « Casse-croûtes de VivaCitéS » Ces temps d’échanges, en dehors de tout enjeu opérationnel ou institutionnel, permettent le ressourcement des acteurs, la connaissance des autres et de leurs actions. Ils favorisent les actions en partenariat. Ils donnent du sens à l’action. Leur multiplication en Région, et au delà, est possible. Nous serions heureux de parrainer toute initiative pour les mettre en place et sommes prêts à capitaliser le résultat des échanges ainsi produits.

Résultat de l’échange du vendredi 7 juin 2002 autour du mot « utopie ».

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DÉFINITION

Le plan voisin

LE MEILLEUR

Illusion

Utopie

LE PIRE

de le Corbusier Irréallisable

Immobilisme Isolement

Technocratie Ghetto

Aveuglement Divagation

Chimère

Imagination

Ici et maintenant Changement

Utopie Constructivisme Rêve

Futur

Provocation

Stimulation

Destabilisation Créativité

Innovation

Construction Visionnaire

Blasé

CORRÉLATS 5


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43 mots choisis entre 2001 et 2007 avec leurs commentaires ĂŠtymologiques et leurs illustrations.


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QUARTIER

Libre commentaire de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.465 La famille du mot quartier remonte à une racine indo-européenne dont le dictionnaire étymologique ne précise malheureusement pas le sens : k.w.etwor. Vous me direz que cela ne nous apprend pas grand chose, mais je crois qu’il n’est pas mauvais de le préciser pour montrer encore une fois, combien il est utile d’aller jusqu’à ces sources pour comprendre que notre berceau est beaucoup moins occidental que d’aucuns voudraient nous le faire croire ! De ce premier radical, l’étymon en grec, descendent les familles grecques de tetra qui a peu de filiation en français courant et quatrum en latin qui veulent, tous deux, dire quatre. Dès l’origine le mot latin est employé pour signifier la numérisation positive ou négative par quatre et nous avons immédiatement les dérivations énumératrices : quatrième, ou factorisatrice : quart. Évidemment les quatre côtés, égaux, de la figure géométrique en font un carré. Et les usages s’enchaînent qui font de la forme, une notion : le verbe quadrare vient au jour qui nous dit l’action de rendre carré, d’équarrir. Rapidement tout cela prend le sens de rendre harmonieux car, c’est vrai n’est-ce pas : c’est bien dans la régularité symétrique que naît l’harmonie… Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, il y a des jours où je m’interroge... Cadre n’est pas loin non plus, notons au passage que l’orthographe variable nous a offert deux descendances cousines, les «quar» et les «car», alors ne soyons pas plus royalistes que le dictionnaire et laissons de l’espoir à ceux qui sont brouillés avec cette science tatillonne. Mais revenons au cadre de notre commentaire, et voyons dans ce cadre tout ce qu’il a d’encadrant et de normatif : pour cadrer, ne faut-il pas «fiter», comme on dit ici, coller comme nous disons chez nous : coller à l’esprit du lieu, du temps ou du groupe; en bref, à la norme?… Mais quadrivium nous apporte aussi le carrefour qui est plus ouvert et dont les quatre chemins nous disent peut-être qu’il y a un choix et la liberté de la prendre. Arrivés dans les parages du français, nous nous intéresserons d’abord au quart dont la filiation est la plus riche. Le quart est bien vite une portion divisée en quatre, et pas seulement une boisson comme certains amateurs de bière ici ou là, pourraient le penser ! Tout cela date du XIe siècle et je ne saurais vous dire exactement par quel miracle c’est le vocabulaire de la vénerie qui s’approprie le mot pour en faire un quartier et désigner ainsi la retraite du sanglier.

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Avec cette retraite, nous ne sommes pas très loin de l’asile salvateur et on trouve très vite des expressions dérivées dans cette perspective comme donner quartier libre ou prendre ses quartiers. Ici, ils ne peuvent être que d’hiver puisqu’ils induisent la notion d’une protection tout autant que celle d’une installation. Le sens actuel du mot quartier direz-vous? Quand apparaît-il? On ne nous le dit pas, en tout cas, bien après qu’il soit devenu Q-Général ! Mais nous l’avons déjà noté, la famille n’est pas très pointilleuse sur l’orthographe, alors nous allons maintenant librement jouer avec les cousinages pour rebondir sur les sens et peut-être y découvrir du sens. Écarteler qui veut dire : diviser en quartier, nous laisse bien égaré devant tout ce qui nous attend et nous peut nous effrayer comme cette mise à l’écart qui peut être celle des habitants d’un quartier, quand ce n’est pas la mise au rancard et l’abandon ! Faut-il décidément les mettre en quarantaine, est-ce parce qu’ils ont une trop forte carrure ou qu’ils sont mal écarris? Nous en connaissons malheureusement beaucoup qui voudraient pouvoir se carapater et ce ne sont pas les équerres des architectes qui ont conçu les angles de leurs logements trop semblables ou de leurs rues qui les inciteront à ne pas chercher d’autres chemins plus sensiblement dessinés, je vous le dit carrément… Mais trop souvent les habitants sans noms de ces « quartiers » (populaires? mais a-t-on seulement besoin du qualificatif, maintenant que la péjoration et la stigmatisation sont abouties?) reçoivent la visite d’escadrons de toutes sortes. Est-ce seulement pour réprimer leurs incartades (un quart de tour en escrime à l’origine), et faut-il s’attendre à voir fleurir des casernes en ces lieux, comme trop de bonnes âmes le pensent et le disent parfois? Ne vaudrait-il pas mieux installer des squares, ces jardins sur des places, des espaces communs, partagés, dont le nom ne nous vient pas de l’anglais mais du vieux français esquare? Et si nous rêvions un peu, une fois encore, si nous choisissions d’avoir de l’espoir…, dans ces squares, on pourrait venir danser, le quadrille par exemple, au son des quatuors. À vous de choisir la musique, pour moi, hormis la militaire qui fait marcher au pas, elle fait toujours mieux vivre et souvent mieux vivre ensemble. HGM


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CARREFOUR

Libre commentaire de la définition du dictionnaire étymologique Robert p. 465 et p. 249

Eh eh ! Ce n’est pas mal de débuter une nouvelle année avec le mot carrefour et cela pour deux raisons au moins. La première tient au fait que le dernier mot qui nous avait intéressé était quartier qui a la même étymologie, on pourrait alors penser que le travail serait en partie fait, et puis la seconde est liée à l’époque elle-même. Ne dit-on pas si souvent que l’on est à un carrefour quand des décisions sont à prendre, quand on essaie de maîtriser le destin, son destin. Et il y a des périodes qui sont plus propices que d’autres à ces spéculations : le début de l’année est de celles là. Je ne sais pas comment vous voyez les choses mais en y réfléchissant, donc assez naïvement pour moi, je me questionne toujours sur le pourquoi de ce moment précis et, si je sais qu’il est lié à des raisons historiques, climatiques, culturelles et bien d’autres encore, je me dis qu’il aurait pu être tout différent, qu’il l’est d’ailleurs en de nombreuses autres cultures. Alors je poursuis mon petit vagabondage et j’en viens à la conclusion que, quels qu’ils soient, les êtres humains ont besoin de ces rendez-vous qui interrogent le sens de leur parcours et leur capacité à maîtriser leur devenir. Nous voilà donc au carrefour très virtuel d’une nouvelle période, la page blanche qui nous fascine et nous effraie à la fois, cette fiction qui nous fait espérer si fort que tout n’est pas joué, que nous pouvons choisir notre chemin. Pour moi, je crois fort à tout cela et je ne répugne pas à user de ces ancestrales traditions, à me reconnaître dans ces doutes partagés. Je veux donc commencer ces lignes en vous présentant tous mes vœux pour ce que l’on appelle la « nouvelle année ». Je vous souhaite les belles surprises de la vie, les rencontres fortes, les projets pleins d’enthousiasme. Je vous souhaite, je nous souhaite, d’être les vrais acteurs de ces choix essentiels qui nous construisent en bâtissant, mais, plus que tout, j’espère pour nous tous, les émotions des jours de découverte, je nous souhaite de bien conserver et aussi de bien partager le trésor du savoir aimer. Ah oui, et j’allais oublier la santé : bon, vous êtes en forme ? Je commence. Le mot carrefour n’est peut-être pas aussi fréquentable que cela, car son origine est double, on pourrait le dire métis et, selon que l’on privilégie le début ou la fin du mot, on se trouve dans des sens multiples : certains, par facilité, diraient dans les différences. Oui, facilité, car les oppositions sont réductrices et pour le cas, elles n’apportent rien à la compréhension du tout. C’est dans la prise en compte de l’ensemble, avec les interactions des contraires, avec le choc des sens associés, avec

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les nuances de l’usage et du temps qui polissent le mot comme le galet dans la rivière, que l’on peut trouver toute la richesse du cheminement et ce qu’il nous offre maintenant. Car la langue et les mots sont en permanente construction, nous y contribuons encore, le monde n’est pas fini, la langue non plus, elle n’est que reflet et traduction, expression sensible et complexe de la société et de son histoire. Nous disions donc, la dernière fois, que la racine étymologique principale était indo-européenne et que ce quatre avait un peu les grâces d’une machine à raboter les angles et autres protubérances quand il se prenait à équarrir et encadrer. Mais nous retrouvions aussi de l’espoir en découvrant que la famille accueillait également le quadrivium, ce carrefour qui nous indiquait que la voie, le chemin, n’était pas unique. S’il n’y a donc pas qu’un chemin pour aller à Rome, il faut pourtant y faire comme les romains. Il n’y a sûrement pas de hasard à ce que l’image latine soit quadruple et on ne peut pas s’empêcher de penser à la croix, mais aussi à toute la symbolique du chiffre qui est également présente dans nombre de cultures et qui nous dit le tout aux quatre coins du monde : les quatre saisons du cycle de la nature, les quatre quarts de l’entier et autres points cardinaux qui en font autant de charnières, autant de pivots du sens ou de l’univers. On nous convoque ainsi sur des routes qui nous interrogent une fois encore sur notre destin. Cependant, cela serait trop simple, car il y a une petite erreur à voir dans quadrivium, la racine propre de carrefour. On note bien que le suffixe n’y est pas et on part donc en quête, en nous disant que cela aura sans doute de la signification. Ce four là n’a rien à voir avec une quelconque combustion, encore qu’il y ait des carrefours où s’échauffent les esprits. Le suffixe, en l’occurrence, nous ramène au latin furca qui nous a laissé comme postérité exclusive et directe, la fourche. Plutôt qu’à un quadrivium, nous sommes donc confrontés à un quadrifurcus. La fourche est tout d’abord une forme et elle enjambe, elle peut aussi contourner –ce qui suppose d’ailleurs que l’on tourne- ou que l’on bifurque mais elle est aussi un objet qui ramasse et regroupe, qui permet de prendre. Méfions nous aussi un peu de tout cela car on sait qu’il arrive aux langues d’être fourchues et que quelques gentils maraudeurs ont expérimenté dans le vif de leur chair postérieure les crocs de l’engin. Ces fourches nous apporteraient donc un esprit de réunion dans la délimitation de l’espace du carrefour et c’est bien le sens qu’on veut lui prêter en multipliant ce type d’occasions dans une société de soi-disant hyper communication. Il faut en effet des espaces, même virtuels, et de la stabilité, même temporaire, pour la rencontre. Mais si rencontre il y a, il y a aussi à l’évidence, mouvement. Il est alors intéressant de s’attarder sur les deux notions et bien vite, on aperçoit que la rencontre peut aussi être collision et le mouvement peut être sans but. Je me rappelle le film de Tati, « Trafic », qui nous offre un délire bien prémonitoire sur un carrefour. Vous me direz peut-être que ledit carrefour est le site d’un rond-point giratoire et que c’est peut-être là que


réside la force de la métaphore : les cercles aussi peuvent être vicieux, nous voilà donc bien « fourrés » comme disent les québécois (je suis sûr que vous entendrez la nuance!). Ce trafic qui nous dit le mouvement, nous dit aussi le commerce, celui qui réunit et qui fait causer les êtres, leur donne envie de faire ensemble avant de se taper dessus. Pourtant, trafic induit aussi plus perfidement les multiples magouilles des espaces frontières et autres zones soi-disant franches… qu’on ne connaît bien sûr plus, les influences qui ne sont pas non plus le propre de l’homme comme on dit trop souvent fatalement !. Alors, vous avez dit carrefour ? Moi, j’aimerais qu’on puisse s’y poser vraiment, j’aimerais qu’on ait envie de rencontre, qu’on ne nous enseigne pas la méfiance de l’autre et que l’espoir de la belle rencontre, « la belle visite » comme je l’entends ici, demeure le motif principal de notre chemin, le pourquoi de notre route. HGM

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MILITANT

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.361

« MILICE. Famille savante du latin miles, militis, « soldat », d’origine obscure, peut-être étrusque : dérivé de militia, « service militaire », militare, « être soldat » et militaris, « de soldat ». > 1 : MILICE, XVe s. « corps de troupe »; militia; MILICIEN XVIIIe s. > 2 : MILITER, XIIIe s. théologie; XVIIe s. sens moderne; militare, MILITANT XVe s.à propos de l’église, XIXe s. politique. > 3 : MILITAIRE, XIVe s. adjectif, XVIIe substantif : militaris : MILITARISME, fin XVIIIe s.; MILITARISTE, ANTIMILITARISTE, MILITARISER, DÉMILITARISER, DÉMILITARISATION XIXe s. : PARAMILITAIRE, PRÉMILITAIRE XXe s. » Je ne sais pas si vous partagez avec moi, le coupable travers de me délecter des dictionnaires en tous genres mais je ne me lasse pas de découvrir la richesse de ces signes de reconnaissance, de ces outils qui nous permettent d’échanger : les mots. Plus encore que les autres, les dictionnaires étymologiques sont pour moi, des sources d’étonnement permanent. J’ai beau savoir que nous sommes, avant tout, des héritiers, que notre chemin suit des traces multiples et croisées qui nous parlent de richesses tout autres que matérielles, je me régale toujours de découvrir combien le parcours de ces mots, leur trace est si forte. Je pourrais me sentir englouti par le flot de ces notions qui me viennent parfois du fond des âges. Je pourrais battre en retraite devant les questions que mon esprit tordu s’offre à lui-même en découvrant ces cheminements qui me disent combien mes interrogations ne sont pas neuves et pourtant… Et pourtant, j’y trouve au contraire de belles confirmations, notamment celle de la permanente actualité des questions sincères. Ce n’est pas si désagréable que ça, de se dire que nous sommes loin d’avoir fini d’être nous-mêmes, c’est-à-dire des êtres de pensée. Ce n’est pas si désagréable non plus, de constater que la langue reste le véhicule merveilleux du génie commun, un cadeau sans prix qui ne demande qu’à vivre, à évoluer en accord avec l’esprit du temps, un signe intangible qui nous dit que nous sommes liés, que l’être ensemble est la raison la parole. Les choix qui sont faits par les éditeurs de nos dictionnaires ne sont pas innocents. Chaque rubrique est lancée par un mot contemporain susceptible d’être d’un usage plus courant et, même si le corps du développement citera d’autres mots issus de la même racine, la porte d’entrée est révélatrice. Ici, recherchant le mot militant dans l’index,

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je trouve la référence milice et je ne peux m’empêcher de regretter que ces gangs vengeurs qui s’auto instituent chevaliers du bon droit et défenseurs des valeurs, puissent avoir plus de pertinence que le militant qui nous occupe. Enfin, c’est à voir, car où va donc se nicher le militantisme ?… Les voies ne sont pas toutes marquées du signe de la colombe. Justement -vous direz d’ailleurs que la transition n’est pas très fine- la racine de notre vocable est claire et unique, la cause est entendue assez vite même si cela ne nous réjouit pas : elle est militaire et comme disait Einstein, moi, j’aime la musique : sauf celle qui fait marcher au pas. Mais bon, que cela ne nous empêche pas de poursuivre. On nous dit que l’origine est obscure et qu’elle pourrait être étrusque. Quand on sait combien ce peuple premier de l’Italie, ceux que l’on pourrait appeler des aborigènes européens, pouvait avoir de valeurs guerrières, combien les textes romains revendiquent cet héritage, on ne s’étonne pas de cette créativité linguistique bien particulière. Donc, si miles amène sans ambages à notre soldat, c’est le corps de troupe qui a le plus de proximité avec militia qui lui avait immédiatement succédé. Je m’interroge d’ailleurs sur cette étrange ignorance des êtres qui ne saurait être tout à fait fortuite et qui doit avoir ses fondements. Les structures auraient-elles déjà, en ces temps reculés, plus d’importance que les hommes qui ne sont, c’est bien connu, que chair à canons. Il faut quand même trois siècles pour qu’apparaisse le milicien alors que le soldat était déjà ce soudard sans foi ni loi, ce mercenaire que l’on soldait, que l’on payait pour lui faire prendre les armes pour des causes, même sans aveux. Mais la logique de la définition nous avait fait suivre dans ces lignes le pas cadencé, sans noter que deux siècles avant l’émergence de cette milice militaire avant l’heure, c’était la religion qui s’était appropriée ce vocabulaire guerrier. On trouve en effet au XIIIe siècle le verbe militer qui nous indique combien le prosélytisme, catholique bien sûr, l’évangélisation au sens propre, pouvait avoir de connotations belliqueuses et d’esprit de conquêtes. On est loin de l’esprit de la Pentecôte qui envoyait les disciples enseigner les nations dans toutes les langues du monde. C’est bien vite en effet que la conversion se fit au fil du sabre et que le latin devint universel ! Les armées pouvaient être celles du Christ, elles n’en étaient pas moins conquérantes. Défensives parfois, elles étaient alors plus le rempart d’un pouvoir éminemment temporel, que le rempart d’une foi sûre d’elle et convaincante. Que de détours direz-vous, tout autant dans le sens que dans le temps pour arriver à ce militer politique qui n’apparaît qu’avec le XIXe siècle finissant ! Pourtant je ne crois pas qu’ils soient aussi gratuits qu’on voudrait bien le penser de prime abord. Ils nous disent que militer s’est aussi s’armer -si cela ne pouvait être que de courage ou de patience, mais nos causes ne sont-elles pas toujours urgentes !- et c’est organiser, ce qui ne se comprend que comme une pratique commune, celle d’un groupe. Vient alors le pourquoi de cette réunion et, comme


les défenseurs de ces fois des premiers temps, les militants ne combattent-ils pas parfois pour d’autres catéchismes nés comme le mot qui les décrits, dans les bouleversements de la révolution industrielle ? La vie et le monde changent de visage, mais ce n’est que la parure, le paraître d’une même réalité. Faut-il pour cela reprendre les mêmes chemins et saura-t-on faire de nos messages militants autre chose que des ultimatums ? Saura-t-on enseigner plutôt que contraindre ? Saura-t-on partager plutôt qu’obliger ? N’existe-t-il pas, ce soleil de l’évidence qui conquiert sans abattre ? « Liberté, j’écris ton nom » disait Éluard, espoir je te garde pour que tous ces beaux mots brûlent de leur seule générosité. HGM

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INTERVENTION

Libre commentaire de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.573 et 574

Nous avons un bagage qui nous accompagne partout. Il passe les frontières et aucun douanier ne saurait le saisir. Il porte toute notre histoire et notre culture et c’est notre patrimoine le moins matériel, pauvre signe qui se laisse trop souvent abuser tant il n’a de légitimité que dans l’usage. C’est du vocabulaire dont je parle; un bagage aussi plein qu’il est léger. Les mots qui le composent, habillent chacune des circonstances de nos vies. Ils nous permettent de décrire et de désigner, ils sont comme les notes qui nous offrent de composer la musique de la communication avec ces autres qui nous entourent. Nous avons tous une manière de les utiliser : nous avons nos privilégiés, certains nous parlent plus, certains nous font horreur, tous servent à dire la vie comme l’ont fait avant nous, tous ceux qui nous ont précédé. Certaines fois, certains mots, dans certaines circonstances peuvent nous paraître inappropriés. Ils sont insuffisants pour exprimer tout ce que nous voulons leur faire dire ou ils ne sont pas assez adaptés, alors nous cherchons des moyens de mieux coller à notre réalité. Il peut alors nous arriver d’aller en chercher ailleurs, dans d’autres langues, ou parfois même d’en inventer. À d’autres moments, l’espace d’un instant, nous ressentons le mot comme une partie de nous même qui nous lie au fil du temps et nous comprenons que l’histoire de ce mot qui nous questionne est remplie de la force de tous ces moments, de tous ces autres qui l’on utilisé avant nous et qui l’ont fait évoluer avant nous. Cela nous dit d’abord qu’une langue, comme tant d’autres choses de l’esprit (comme on dit), n’est jamais pure et que c’est heureux. C’est en effet, de là que lui vient sa créativité. Elle n’est jamais achevée et il nous appartient d’y laisser aussi notre trace pour en prolonger la vie. Cela nous dit aussi autre chose qui est très important car il nous révèle souvent des richesses insoupçonnées. Elles nous disent le parcours des notions et des idées et nous nous étonnons alors de ce que les nôtres soient si proches de ceux qui nous ont précédé. C’est ce que nous allons faire maintenant. Nous allons remonter dans le temps comme sur une piste qui va vers les racines du temps, vers un moment où les gestes ne furent plus suffisants pour exprimer le réel et les sentiments. Des racines va pousser un tronc qui sera commun et qui se ramifiera pour créer des branches et des feuilles qui seront toutes différentes mais pourtant, toutes alimentées à la même source : celle de l’étymon en grec, alors dirigeons nous vers cette source. Elle est située quelque part dans les plateaux de l’Eurasie et elle est donc indo-euro-

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péenne, comme on dit, ce qui en fait une métisse avant l’heure, tant mieux dirais-je : cela nous promet de la richesse. Elle est sonorité plus que mot encore, elle est courte et c’est ce qui fait son intensité propre. Elle nous parle comme c’est toujours le cas d’une action essentielle, basique dirais-je. Voilà, voilà, je ne vais pas vous faire attendre plus longtemps : cette racine c’est GwEN qui veut dire venir. Le G guttural s’estompe vite et la première variation s’exprime entre le grec et le latin. Les premiers entendent ce w à la manière dont les espagnols prononcent le v et cela nous donne toute la famille des bases qui est sont venues en marchant si j’ose dire : elles nous indiquent l’origine et l’essence des choses. Mais c’est la famille latine de ce son de base qui va nous occuper. Venire est directement le verbe venir, le sens et la filiation sont donc évidents. Ventus quant à lui, nous offrira une autre descendance dont il sera aussi intéressant de parler. Venir est une action et un mouvement, le mot décrit tout d’abord quelque-chose de physique et l’être humain étant ce qu’il est, à savoir un animal pensant, on ne s’étonne pas que ce soit rapidement le sens figuré qui prenne le pas dans l’analyse. L’adjonction de préfixes précise le sens et complexifie les notions. Ad-venire signifie venir à ou arriver, cum-venire nous apporte le venir ensemble de convenir, celui de l’accord et de la convention, du contrat, d’ex-venire surgit le venir hors de qui nous dit la surprise de l’événement et inter-venire indique le venir entre; celui qui survient et interrompt. Nous en venons alors à notre premier paradoxe révélateur puisque sub-venire existe aussi et qu’il nous dit le venir en plus, par dessus et que l’on traduit à la fois par subvenir et survenir. Les notions sont donc plus que cousines, ils y aurait des jumeaux –aussi opposés que familiers- ou des croisements génétiques que je n’en serais pas plus étonné. La ramification à partir du tronc principal se produit comme une broderie autour d’une partie du mot et c’est d’abord le ven qui va nous intéresser. Il nous amène tout de suite l’advenir qui apparaît au Xe siècle qui nous parle de destin, de futur comme dans cet avenir qui émerge au XVe siècle. Le temps et le chemin sont liés comme dans le progrès qui nous parle d’aller de l’avant. Mais cette démarche sera-telle assurée, forte et adéquate, convenable pour tout dire ? La question est permanente quand on se projette dans le futur en intervenant dans le présent, en venant entre le monde et un être ou entre deux êtres, en somme en s’interposant. L’acte survient alors dans la vie de l’autre, comme un événement parfois modeste mais bien souvent déterminant; ce n’est donc pas que l’espace de l’instant qui nous occupe. Intervenir peut induire subvenir et donc : quelles sont alors les limites ? Cela suppose aussi prévenir mais sans préventions qui sont autant d’idées préconçues. Et pour intervenir dans le réel, dans le présent, encore faut-il se souvenir pour faire venir le dessous des choses et donc mieux le comprendre. L’autre rameau est issu de vent et même si on ne le cite pas explicitement ici, je ne peux m’empêcher de me laisser emporter par le vent qui


va et vient et qui peut aussi se faire tempête dans les airs comme dans les têtes. Suivons donc la vie, ses surprises et ses choix qui sont toutes les aventures du quotidien. L’aventure advient au XIe siècle et donc bien avant l’aventureux qui n’apparaît qu’un siècle plus tard, peut-être en conséquence de mauvaises expériences (de mauvaises interventions ?). Est-ce aussi la conscience des risques de l’aventure de la vie qui fait émerger ce mot couvent au XIIIe siècle ? Mais je m’égare peut-être dans quelques préventions qui me sont personnelles, encore que cela nous permet de noter aussi que l’intervention à l’égard des malades et des nécessiteux –comme on disait- fut longtemps, particulièrement ici, confié aux congrégations religieuses et relevait de la charité, de la pitié plus que de la conscience civique et du devoir social. Pourtant, la convention qui vient aussi au XIIIe siècle, est un contrat et il lie les parties d’un accord par une décision commune et réciproque reposant sur le respect mutuel. L’intervention n’intervient qu’au XIVe siècle et elle n’est pas près de s’arrêter. Elle croit tant qu’il a fallu, au XXe siècle créer le mot interventionnisme pour exprimer l’abus de cette action, au départ si pleine de louables intentions mais qui peut, telle l’intervention chirurgicale, charcuter autant que réparer. Je ne voudrais pourtant pas rester sur une impression négative et je noterais bien vite qu’arrive au XVe siècle le si beau mot d’invention qui nous dit toute la capacité de l’être humain de faire face à ses enjeux, toute sa créativité pour se mesurer à son avenir, à son destin. Et cela n’est pas une éventualité, c’est même une nécessité, une recette pour mieux assumer sa vie, ses responsabilités, notamment celles qui sont induites par les interventions auxquelles nous sommes tous amenés mais qui incombent plus encore à certaines professions médiatrices. HGM

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RÉSEAU

Libre commentaire de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.482-483

Me voilà donc à nouveau sur la toile, comme on dit. J’en appelle aux grands networks et aux miracles de la technologie informatique pour trouver les chemins qui vous porteront ce billet. Je me rappelle les belles et folles images de Cocteau dans son œuvre si gaie : « Les mariés de la Tour Eiffel ». Les personnages les plus improbables se croisent dans le réseau de ces ferrailles historiques dont la gratuité, la fragilité et le non-sens premier me paraissent les raisons de la fascination qu’elles exercent encore. Symbole de la modernité pour ces créateurs surréalistes, qu’ils soient poètes, musiciens ou plasticiens, elle reste un objet symbolique qui semble emprisonner le vide dans une ligne qui le rend presque concret. Elle nous montre aussi ce ciel, autre vide tellement habité par nos rêves. Et je retrouve les délires de Cocteau pour suivre dans le dédale des poutrelles métalliques, l’improbable inventaire de ses héros à la poursuite d’une missive. Seul le filet à papillons sera d’ailleurs en mesure d’arrêter sa course et délivrer ses nouvelles. Je me dis que les artistes, dans la jubilation de leur inspiration effrénée, dans la liberté de leur création la plus débridée, semblent toujours avoir une sorte de prescience, un éclairage dont ils ne comprennent pas eux-mêmes la puissance et la clarté. L’auteur n’écrivait-il pas d’ailleurs dans la conclusion de son œuvre, comme une morale qui n’en est pas une : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les instigateurs. » Non, non, je ne me suis pas tellement éloigné du sujet du jour, vous allez le voir. Le mot réseau a une origine latine : rete, retis, signifie en français filet ou réseau. La famille directe n’est pas très riche dans la langue d’origine, pourtant elle nous apporte déjà plusieurs idées intéressantes pour notre réflexion. Le diminutif de retis, reticulum, nous donne directement l’opus reticulatus qui nous indique le sens d’une œuvre (opus), quelque chose de fait intentionnellement, un construit au sens premier du terme puisqu’il indique l’une des façons traditionnelles des romains de monter leurs murs. La disposition des éléments, tant pour leur organisation fonctionnelle et la solidité de l’ensemble que dans une perspective décorative, se faisant à l’imitation des mailles d’un filet. L’édifice de notre réflexion est donc en train de se construire et plusieurs idées nous sont offertes. La première tient à la notion même de la construction qui nous indique combien tout cela tient à la maîtrise technique et relève d’un savoir-faire, d’une stratégie. L’œuvre est donc utile en même temps que décorative, ce qui nous

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laisse entendre notamment que la fonctionnalité est une des conditions, et cela peut sembler un paradoxe à certains égards, de la beauté. Mais en même temps, je ne sais pas si vous partagez mon sentiment : il me semble que l’utile, dans son sens le plus large, est une condition majeure de la qualité. Encore faut-il s’accorder sur le sens que l’on donne à ce mot lui-même. Je ne sais pas pour vous, mais pour moi; l’émotion ou le plaisir me sont utiles, au combien ! Une deuxième notion me paraît mériter d’être retenue, c’est celle de maille et de maillage. Changeons d’échelle pour voir les choses de plus près, je dirais. Prenons donc l’exemple de l’ouvrage d’aiguille quel qu’il soit et que les garçons ne se saisissent pas de ce choix pour dire qu’ils ne sont pas concernés : n’avez-vous jamais souffert sur des filets ou du macramé ? Alors, allons-y, une maille à l’endroit, une maille à l’envers : il est temps de tricoter notre raisonnement. Pour former la maille, il faut tout d’abord le fil. Ce singulier est important car, contrairement au tressage, nous ne sommes pas confrontés aux plusieurs brins associés, ceux qui forment par exemple le panier, mais à un seul fil qui construit l’ensemble de la matière : de là à en faire un fil conducteur, directeur… Il n’est alors pas étonnant qu’il donne le sens, conduise les flux et dirige les opérations quand on en est à évoquer un réseau de communication de quelque ordre qu’il soit. Mais, pour constituer cette fameuse maille, que faut-il également ? Bien sûr, c’est le nœud qui nous vient à l’esprit et qui n’a pas peiné à l’apprentissage de ces petites folies nautiques ? Le nœud associe, il solidarise et nous tenons un autre message qui nous indique la piste d’un sens toujours relié à l’humain, celui du groupe, de l’ensemble. N’est-ce pas même aussi l’une des fonctions les plus essentielles de la science que d’articuler le sens sur l’association typologique ou le décodage de la nature, du niveau le plus infime au plus large par l’identification des interdépendances fondamentales ? Nous retrouvons donc dans ces regroupements, les chaînages de la compréhension dans son acception la plus large. Revenons maintenant à la famille étymologique et restons dans l’univers romain. Imaginez-vous au Colisée, dans la fièvre de ce que l’on appelait les jeux d’un cirque, effrayant à mon avis. Les compétitions se succèdent comme autant de combats et il n’y a même pas de métaphore quand il s’agit des gladiateurs. Celui qui nous intéresse est le rétiaire, il porte un trident pour achever son travail infernal mais surtout, il porte dans son autre main, son arme principale, le filet duquel dérive son nom. C’est bien, comme on dit en droit pénal, une arme par destination, c’est-à-dire une arme de par son usage. L’intention est donc essentielle et, en l’occurrence, elle sert à la capture de la proie, elle emprisonne et interdit le mouvement, la liberté même. N’en va-til pas parfois dans cet esprit pour certains réseaux, notamment ceux que l’on dit d’influence ? Le piège ne me paraît jamais loin, mais vous connaissez mon esprit malveillant… Il est temps de passer maintenant aux postérités liées à la langue française elle-même et tous les cousinages si porteurs de sens qu’elle nous offre. Le mot réseau apparaît très vite, dès le XIIème siècle en fait :


son sens est à la fois propre, physique pourrait-on dire d’abord, imagé et figuré ensuite. Ce sens physique, c’est celui de ces ensembles complexes dont la mission est le plus souvent de conduire les fluides, ce qui est en mouvement, depuis les déplacements –réseaux viaires ou ferroviaires- ou des matières formelles et informelles, liquides, gaz ou informations (pourrait-on y voir la raison fondamentale ayant conduit des grands opérateurs de réseaux d’adduction d’eau vers les technologies de la communication ? un réseau est un réseau, que diable !). La question première qui me vient est bien naïve me direz-vous, mais elle est associée à cette crainte essentielle et si humaine : si je sais par où entrer, saurais-je trouver la sortie? M’apparaît alors cette image antique du labyrinthe dont seul, le fil de Dédale permit à Thésée de ressortir. Ne perdons donc pas le fil de notre pensée, c’est bien le but qui compte et rien ne sert de s’aventurer en terres inhospitalières, si ce n’est pour un objet précis. On risque en effet de rester pris dans les rets de logiques et de pouvoirs qui nous dépassent et dont nous ne saurions échapper. Comment ne pas nous voir alors prisonniers bien ficelés et conformes, comme dans les résilles de ces filets qui disciplinent ces cheveux qui ne demandent qu’à voler avec le moindre souffle libérateur ? Que nous faut-il alors pour échapper à ces sorts funestes, si ce n’est de la lucidité et la clarté de la vision ? Savoir analyser ces situations suppose un regard aigu et n’hésitons pas à bien utiliser cette rétine qui tire son nom du réseau des fibres optiques et nerveuses qui la compose mais dont je me plais à croire aussi qu’il pourrait représenter ce filet imaginaire qui nous est si indispensable à capturer ces images qui nous font voir le monde, qui nous disent qu’il existe, que nous existons. Et c’est au XVIIIe siècle, cette époque des Lumières où l’humanité exprime si fort son objectif majeur dans la quête permanente de la raison, celle du monde, celle de l’Homme et celle de la société des Hommes, qu’apparaît l’usage scientifique de l’adjectif réticulé. Il indique la disposition spécifique des fibres nerveuses dans le tronc cérébral, dont on connaît toute la puissance ou l’organisation des chaînages chimiques, comme celui des polymères par exemple. C’est donc du réseau que dépend la logique et la raison du système et de son dérèglement que naît la perte de la raison, du sens commun. Je me garderai également d’oublier que ce Siècle des Lumières fut aussi celui des sociétés secrètes et des premiers grands réseaux internationaux dont on sait combien l’influence a pu être considérable, tant dans la diffusion d’une vision éclairée des raisons du vivre ensemble que des systèmes les plus triviaux, pour ne pas dire criminels. Enfin, le réticule nous arrive comme une petite bourse féminine, nouée aux points les plus précieux. Le sac minuscule qui contenait les trésors des futilités mondaines a rapidement donné lieu à une altération significative qui amène, au XIXe siècle, le mot ridicule et je ne peux m’empêcher de m’interroger pour finir, sur ce ridicule qui menace les fervents exclusifs de tous les réseaux, virtuels ou non, une fois leur engouement passé.

Mais je ne m’exclurai pas de ce questionnement pour ne jamais oublier le ridicule potentiel de ces mots en réseau. Ils me font me souvenir d’une œuvre de Tinguely introduisant l’exposition internationale de Lausanne dans mon enfance. Son titre est encore dans ma mémoire, c’est dire combien il m’avait marqué : « La machine à ne rien faire. »! HGM

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RÊVE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.483

Le temps s’est refroidi avec le soir et la neige est revenue, dans la lumière des lampadaires, elle vole et les yeux ont du mal à la scruter. Elle joue avec le réel et avec les images, elle entraîne notre esprit dans son vol. Je la regardais tantôt par la fenêtre et je ne me lassais pas, je ne savais m’en détacher et pourtant j’étais si loin, perdu dans son tourbillon, les idées en bataille et les pensées en folie. Il y avait aussi ce doux sentiment de protection et de chaleur, exacerbé par la certitude du froid extérieur… Le temps passait sans que je le mesure vraiment, je ne savais plus bien où j’étais et je me laissais même à m’oublier, à oublier de me chercher pour mieux me trouver, un instant peut-être, lucide dans ce brouillard de papillons blancs. Ne vous est-il jamais arrivé de vous laisser ainsi conduire par un esprit libéré qui passe les portes que vous lui entrebâillez ? N’avez-vous jamais ressenti cet étrange sentiment empreint de merveilleux où tout semble possible, où les barrières et les contraintes, celles là mêmes que nous nous imposons, s’abaissent enfin et que se libère ce que l’on sait être le meilleur de nous même ? Et oui, je vous parle du rêve et je le veux éveillé, j’ai envie de le saisir et de le retenir, le capter seulement pour le faire durer comme ces instants précieux, exceptionnels, où l’on se sent en harmonie avec l’autre et que naissent les plus belles des idées, les meilleurs des projets, ces moments où l’on se sent, où l’on se sait capable de refaire le monde, car je crois fermement que le rêve peut être partagé. Je crois même, qu’il porte le trésor de l’homme : son espoir. Mais je me suis assez laissé porter par le vol de ces flocons et je reprends mes esprits pour chercher les racines du sens de ce mot porteur d’inconnu et pourtant si profondément installé en nous. Je dois avouer que la racine est plutôt vague et que notre rêve a dû traîner dans quelques rues populaires avant de nous parvenir. Si nous filons en effet la métaphore horticole, nous ne remonterons pas tout de suite vers la racine principale mais d’abord vers les drageons ou les repousses qui sont la même plante mais qui s’ensauvagent en dessous de la greffe. Qu’est-ce qui nous a donc donné ce rêve ? Eh bien, c’est une déformation d’une déformation car on retrouve son origine dans le mot esver, le S, en devenant souffle dans la prononciation, devenaient accent circonflexe dans l’orthographe. Esver, lui-même provenant du mot galloromain, exvagus. Nous allons donc remonter le chemin et on se dit tout de suite que s’il peut être d’origine gallo-romaine, c’est bien qu’il fut

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avant romain et donc, latin. « Élémentaire, mon cher Watson » dirait l’ami Sherlock ! Pour autant, est-ce bien clair ? Il me semble qu’il est difficile de s’exprimer ainsi. Revenons donc à exvagus et c’est bien sûr vagus qui nous retient, qui nous amène toute la famille des vagues, des flous et autres mouvances de tous ordres. Ce vagus qui nous donnera vagabundus en latin post-classique est donc l’errant qui nous apporte plus tard le vagabond. Et vient tout de suite la famille des divagari et des exvagari qui nous indiquent les directions, volontaires ou involontaires de ces errances qui pour le premier indiquent la séparation, la rupture de la disjonction, celle de la divagation, et pour le second, la sortie, le hors de, l’errance de l’échappée, celle qui va çà et là. Le rêve entre dans la langue au XIIe siècle et sa signification reprend également cette double influence qui nous dit la volonté du vagabondage de l’esprit et l’autonomie, que l’on ressent souvent comme hors de maîtrise, de la divagation. Mais toujours il s’agit de songer en dormant, ce moment ou l’on ne s’appartient plus tout à fait, où la vie semble parfois prendre une revanche, où l’on perçoit peut-être aussi déjà ce que viendra nous confirmer Freud, à savoir que nous sommes pour ainsi dire plusieurs dans un même corps et que notre réalité est complexe, multiple, dissimulée…, au delà du seul vouloir. Vient alors la rêverie qui pour les français du XIIIe siècle est synonyme de délire et nous apporte l’idée d’une pathologie avant la lettre, d’une anormalité, peut-être ce que les anciens identifiait au lien avec les dieux, avec ces puissances qui décident le monde et la vie, tout ce qui échappe donc à la raison et l’entendement limités de l’être humain. La clairvoyance et l’imaginaire sont donc bien les deux faces de la même médaille. Il n’est donc pas étonnant que l’esver dont nous parlions plus haut ait donné le mot desver qui signifiait devenir fou et qu’arrive le mot français endêver qui demeure dans certains parlers populaires pour dire enrager, tant il est vrai que la colère est mauvaise conseillère et qu’elle peut conduire à toutes les folies. Au XIIe siècle pousse également une autre branche de la famille qui est celle, plus savante, de vaguer qui indique le mouvement, l’errance plus élégante, peut-être voulue, peut-être consciente qui donnera bien d’autres extravagances et qui nous indique la piste du créateur à la recherche de son rêve, à la recherche de son but, du sens, et bien sûr, paradoxalement au plus profond de lui-même. Il n’est donc pas étonnant qu’il choque, par ces extravagances mêmes, ceux qui s’accrochent au réel. C’est de cette réaction fondamentale et permanente des raisonnables et autres chasseurs de certitude que provient, il me semble, la péjoration que subit le mot à partir du XIVe siècle qui nous donne le sens de l’imprécision et du flou, le brouillard que l’on pourrait dire défensif qui nous protège peut-être de cet inconnu qui gît en nous et ne demande qu’à advenir au grand jour. Je crois personnellement à la force du rêve, c’est elle qui nous donne la chance de percevoir les possibles, qui nous dit que nous ne sommes pas prédestinés ni déterminés. Le rêve me paraît, au contraire des raisons banales, l’expression essentielle de notre humanité, l’espace de notre liberté créative. Il ne doit pas devenir seulement refuge, isolement


et oubli du réel et de l’autre, comme il peut l’être trop souvent pour certains. Il doit au contraire, une fois de plus, se dire et se partager. Le rêve peut-être celui du groupe comme nous l’avaient proposé en leurs temps Martin Luther King dans son « I had a dream » ou Kipling dans son « If ». Il nous faut les belles folies de ces flous originels, la liberté de ces paroles qui proposent de remettre en cause le réel, le seul constat, pour que le monde des hommes puisse changer, et peut-être devenir meilleur. Si nous rêvions à notre tour ? HGM

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Ma chasse était-elle fructueuse ? J’ai du mal à le dire et, estimant mes trophées, je me suis plutôt dit qu’elle était un peu lourde pour le novice que je suis. Les pistes multiples ont cela d’ennuyeux qu’elles obligent au choix et dans la clairière, il faut bien prendre un chemin pour sortir du bois. Vous me direz que j’aurais peut-être pu demander l’aide d’un ami des « premières nations », pisteur de grands chemin, mais mon intuition me disait que les reconnaissances de ce type avaient peu d’utilité dans son Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.127-128. univers. Il me fallait donc prendre seul ma décision et j’ai choisi… de ne suivre qu’une piste. Je ne vous parlerai donc aujourd’hui que du premier des mots de cette expression et vous proposerai de le marier à votre guise à ce social qu’en Notre règle du jeu offre à nos invités le choix des mots qui vont être dissociologue, je me sens bien incapable de définir en quelques lignes. cutés lors de notre rencontre mensuelle et je suis toujours curieux de déJe me suis donc dirigé une fois plus vers les plateaux de l’Eurasie pour couvrir les chemins qui me seront proposés. C’est la première fois que l’on trouver les racines simples et savantes de cette famille. L’étymon est monous offre de réfléchir sur une expression composée et je dois dire que je deste et sonore comme à l’habitude, gene et gno nous donnent immédiane me suis pas tout à fait reconnu dans cette orientation. Les pistes que tement le sens actif du verbe connaître. Non, non, la connaissance est en suivent nos pensées et nos intentions sont bien curieuses et elles nous effet bien loin d’une forme passive ! apportent souvent les surprises de terres inconnues. La filiation grecque est directe en termes d’euphonie et gnosis nous dit la Si j’avoue être un peu réservé sur cette proposition, ce n’est pas tant par connaissance alors que gnômé nous parle d’intelligence et gnomon de dismanque de connaissance –je suis toujours dans la position du naïf qui cernement. Nous sentons déjà que nous serons en bonne compagnie mais s’émerveille à la découverte et la situation n’est donc pas nouvelle- que par ce qu’il vaudra mieux ne pas faillir à certains devoirs de pertinence. que je pressens de l’association de deux mots déjà emplis de sens. Je dois Le latin ne tardera pas à oublier la brutalité relative de ce g de lancement reconnaître que je sais peu de choses de la science mathématique mais et le gnarus qui désignait celui qui sait, tout comme le gnoscere, infinitif assez pourtant pour tenter une comparaison révélatrice. Il me semble en du verbe connaître, perdent rapidement leur première dentale sous les effet que les associations de ce type sont en fait des combinaisons que l’on doux vents de la péninsule. Narrer raconte donc des histoires et certaines, pourrait dire algébriques et que le deuxième des mots qui les composent inénarrables, mobilisent nos cœurs plus encore que nos esprits ou nos inn’est pas le moins important. Il peut être présenté en effet comme l’expotelligences. Il n’est que d’avoir vibré à l’écoute de certains de nos conteurs sant, le facteur de… et alors la « reconnaissance à la puissance sociale » comici pour savoir que cette intelligence du texte et du sens n’a souvent rien à bine les sens multiples, les incertitudes et les intentionnalités de chacun voir à ce que d’aucuns appellent la connaissance. Mais vous baillez déjà et des membres de la proposition. vous êtes proches de perdre connaissance, alors je vais me dépêcher… J’ai donc joué avec la proposition et je suis parti en reconnaissance pour Notion arrive donc pour dire les idées et les fixer comme autant de patraquer les significations et débusquer les évidences oubliées pour quanpillons capturés. Rapidement, ces idées et ces notions seront notifiées. tité de raisons méconnues. Je dois alors reconnaître que le voisinage des Ordonnées elles-mêmes, exprimées, elles pourront ordonner et ces notifigrands espaces québécois est pour quelque chose dans la quête que je me cations seront attributs de pouvoir car il y a bien pouvoir à faire connaître proposais et je partais déjà à la rencontre de traces au fond du bois, comses décisions et à attendre d’être entendu, reconnu dans son statut. me on dit ici. Las, je suis montréalais et si Saint-Hubert est bien le patron D’ailleurs la famille y arrive rapidement car si le nobilis latin est le connu, des chasseurs, c’est aussi le nom d’une des artères les plus commerçantes le noble est pour nous, surtout devenu l’aristocrate, alors que l’ignoble, s’il de la capitale économique de la province et le terrain de mes trappes est est aussi l’inconnu est avant tout l’insupportable, l’instrument du mal. Et on ne peut plus urbain ! Alors les signes s’adaptent et avisant un objet ce mal, à quelle échelle peut-on l’estimer si ce n’est cette norme qui vient roulant bien identifié en la forme d’une limousine à l’accent germanique de la même racine en passant par le latin norma qui veut dire équerre et et au chrome rutilant je me suis dit, in peto, que voilà un instrument de nous montre le droit chemin ? reconnaissance sociale. Puis, suivant des yeux un couple en plein magaPoursuivons donc notre périple à la recherche d’autres inconnus et cela sinage, j’ai vu monsieur entrer chez Rona, ben oui : notre quincaillier, et nous donne l’occasion de nous pencher une fois de plus sur ces préfixes madame préférer tranquillement les vitrines nuptiales du magasin voisin. tellement révélateurs. Si son contraire est bien le connu, il ne peut donc être Autre reconnaissance sociale ? Poursuivant mon périple, j’ai été accosté le reconnu qui est l’antithèse du méconnu, voire du mésestimé. Mais, être par un itinérant, un de ces exclus de la reconnaissance sociale auprès de connu est-il toujours si intéressant ? Certaines personnes trop reconnues qui passent trop d’aveugles bien vus. à force d’être connues en font l’amère expérience et des connaissances aux accointances, il n’y a qu’un pas qui peut parfois sentir le souffre et la geôle !

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RECONNAISSANCE SOCIALE


Vous me direz peut-être que tout cela est bien énorme délire comme dirait le Père Ubu mais la farce nous offre souvent un miroir grossissant qui nous permet de mieux nous reconnaître. Achevons notre parcours plus sérieusement avec la gnose et toute la puissance de son savoir. Pourtant je ne résiste pas à une question une fois de plus peu catholique : en effet pensez-vous réellement que l’agnostique soit en vérité un ignorant comme voudrait nous le dire l’étymologie ? Mais vous êtes savants et vous saurez diagnostiquer la raison de ma folie, je redoute même vos pronostics. Dans notre monde, on peut paraître un peu anormal à tant s’intéresser au parcours des mots, serions nous les nouveaux gnomes ? Ce ne serait pas si mal puisque nous aurions quelques savoirs surnaturels et ils pourraient peut-être nous aider à rendre le monde plus beau ! HGM

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PARTICIPATION Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp. 96-98

Mes références à l’actualité française de l’éducation relative à l’environnement deviennent plus lointaines avec le temps passé ici et le fait que, restant en contact ou tentant de maintenir le lien, il est quand même bien difficile de garder la communication réelle et tout ce qui fait la connivence des moments directement partagés. Pourtant, je crois que la plupart d’entre vous se souviendront de cette conférence d’Edgard Morin à Lille dans le cadre des premières assises nationales de l’ERE. Je dois dire qu’elle ne m’avait pas parue extraordinaire et qu’elle n’était pas tout à fait à la mesure de mes attentes, mais le personnage avait une aura et peut-être se situait-il en prophète ? Ce qu’il est d’ailleurs ! Ses paroles étaient bien souvent des confirmations plus que des révélations, mais elles faisaient du bien à entendre et nous en avons toujours besoin pour nous rassurer dans des pratiques et des réalités qui se développent souvent dans l’isolement ou à contre-courant. Mes phrases ne seront sûrement pas différentes et elles ne font d’ailleurs que regarder le parcours et l’histoire des mots qui nous enseignent souvent, et cela me paraît en fait bien rassurant, que ceux qui nous ont précédés, ont déjà repéré toutes les questions qui nous agitent encore. Ils ont tenté, sans succès réel ou sans succès durable, de trouver les réponses à ces questionnements, puisqu’ils nous occupent encore aujourd’hui et je crois que tout cela s’avère au final, plus rassurant que déroutant ou effrayant. Serions nous tenus de trouver, plus que tous ceux qui nous ont précédés, les réponses à ces questions récurrentes ? Le balancier est permanent et, entre autre, c’est une question de point de vue qui renouvelle le regard tout comme l’interrogation. Le contexte et toutes les évolutions contribuent évidemment au renouvellement et à l’actualisation, ravive les perspectives, mais il ne change pas les évidences ou les fondements des débats. Je me souviens, comme disait Pérec, un homme barbu qui, de sa tribune, nous rappelait les mots de Pascal et qui nous engageait à ne pas les oublier : « Le tout est dans la partie, comme la partie est dans le tout ». C’est cette phrase que j’aurai en mémoire pour ce commentaire. Néanmoins, ce ne sera qu’un cadre de réflexion et de référence car, vous le pensiez sûrement, le mot participer aurait pour origine cette partie qui porte le tout. Eh bien, non ! ou pas seulement. Nous allons voir qu’il peut en aller tout autrement, mais je garde cette maxime pour remarquer combien elle me fait penser à ce concept de citoyenneté qui est la résultante et le fondement du pouvoir populaire. Là encore, la partie est l’essence et elle ne serait rien, elle n’existerait pas sans le système dans lequel elle s’inscrit et qu’elle contribue à faire vivre. La citoyenneté, tout comme la démocratie d’ailleurs, est une de ces notions, une de ces réalités

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qui construisent le monde, un de ces outils qui font vivre la société et qui ne s’usent que si l’on ne s’en sert pas… de quoi faire « tripper » des bataillons de publicitaires, convenez-en ! L’étymon de ce participer qui nous intéresse tant, dont nous essayons tous et toujours de faire revivre les fondements et les dimensions, trouve ses racines dans les plaines de l’Eurasie. Il est indo-européen et ce constat me réjouit à chaque fois que je le fais, car il me montre une fois de plus que la pureté est une illusion, dans la langue comme ailleurs et que les métissages, les brassages, sont aussi fertiles qu’anciens. Kap est donc ce radical et il désigne une action, bien entendu, et il s’agit de celle de prendre. Il passe au latin où il se développe en captare qui indique une intention et une mentalisation de l’action sous la forme de chercher à prendre et, autre expression essentielle à la survie de l’homme : chasser. La famille latine se ramifie et trois suffixes s’identifient –cipere, -ceptare et –cipare qui permettront toutes sortes de combinaisons tellement révélatrices du parcours du sens et des interrogations de ceux qui les créent, les emploient. Les deux premiers développent cette idée, cette « idéation » diraient certains (C’est pas beau hein ? Je suis bien d’accord avec vous et je pense de plus en plus que c’est bien compliqué de faire simple dans notre satané monde !), de la préhension et le troisième amène la notion de durée, le temps qui passe quoi !… Accipere nous donne l’idée d’admettre qui précède l’action d’admettre et de recevoir. Il a donc fallu concevoir avant d’agir, de prendre en compte toutes les dimensions du problème qui est posé. L’intelligence et la rationalité sont donc présentes et influentes dans la décision, dans le choix qu’elle suppose. Il a fallu percevoir toutes les facettes de la réalité pour se la représenter et ce processus de compréhension peut apparaître si miraculeux, tellement lumineux, qu’il peut échapper à certains. Ceux-là voient alors dans ceux qui perçoivent et expliquent le réel, comme des sortes de magiciens qui précèdent le monde ou sa maîtrise par le plus grand nombre. Ce sont des précepteurs au sens premier du terme : celui sait car il comprend à l’avance, celui qui conseille et donc celui qui a le pouvoir; vous voyez bien que le pouvoir de l’information n’est pas une invention récente! Accepter et excepter sont à la base de ce pouvoir d’intensification et c’est bien, comme nous le rappelle l’épistémologie, dans le fait d’établir des typologies et de les nommer que s’identifie le réel et qu’il émerge : le pouvoir de faire vivre le monde ou le regard sur le monde en quelque sorte ! Venons-en maintenant à cette notion que l’on dit « durative ». Elle reprend la même idée qui construit l’individu comme le monde dans lequel il évolue et qu’il bâtit tout à la fois et qui est celle d’attraper en lui adjoignant à nouveau celle de la perspective et nous obtenons bien sûr l’anticipation si nécessaire à la décision, mais aussi la participation qui révèle que tout ne peut se faire, se produire et être produit que si l’on prend en compte l’espace et le temps, le tout dans lequel on se situe. D’autres formes nominales sont issues de cette riche famille et elles sont toutes également indicatives. La capacité nous apporte l’évidence que tout cela ne peut se faire sans que nous en soyons dotés tant par la nature que par le droit. Le suffixe ceps qui ne s’exprime qu’en formules composées est


aussi révélateur, puisque si le princeps, qui est le premier à prendre part, à maîtriser le monde et qu’il est donc le prince, le municeps est cet habitant qui prend en charge sa part de la vie de la municipalité dans laquelle il se trouve. Le participant et la participation qui n’arriveront qu’avec le bas latin et dans une singularisation du langage sont donc dans une filiation particulièrement éclairante et nous pouvons voir dès maintenant qu’il s’agit là de principes dont l’une des conditions ne peut être autre qu’émancipatrice, bien entendu. Parcourons maintenant la route de ce mot par tous les rameaux qui se sont développés sur les racines que nous venons d’identifier. La chasse est donc la première des références et elle est bien sûr, tout comme la cueillette, essentielle à la survie de l’individu avant que ne se développe l’anticipation des récoltes et la culture. Mais vous connaissez sûrement comme moi ces chasseurs qui rentrent bredouilles et qui, plutôt que d’assumer leur échec ou leur incapacité, passent acheter les substituts de leurs trophées. Il délèguent et se procurent cette maîtrise et font naître l’échange par le troc. Il conçoivent déjà le virtuel de la relation de risque qui sous-tend la réalité informelle du contrat qui est à la base de l’économie, comme du droit civil. Le risque bien sûr, car les fruits à recevoir peuvent être à l’origine de bien des déceptions ! Pourtant il serait irrecevable de penser autrement ce rapport à l’autre et au monde que sous l’angle de la confiance car rien ne serait possible sinon. Il faut l’espoir pour mettre en route l’action et permettre la maîtrise des enjeux, la prise en charge de son rôle, quel qu’il soit. Nous nous apercevons bien entendu qu’il n’y a pas vraiment de recettes pour cela et que tout est toujours à recréer mais rien ne sert de faire prendre par ces anticipations « foireuses », à devenir prisonnier de ses peurs pour vivre chétivement : le prince n’est-il pas luimême prisonnier du réel et a-t-il d’autre choix que celui de le comprendre pour mieux s’y adapter ? Allons maintenant vers des pistes d’un autre acabit pour remarquer, dans ce monde canadien qui est bilingue par essence, même s’il est obligé de le nier pour mieux appréhender sa place, que l’anglais se nourrit aux mêmes sources et prenons l’exemple du mot catch qui nous est revenu avec toute la force physique de l’action virile… et j’espère que vous « catchez » bien (comme on dit ici) toute la nuance de ce métissage à rebours. La compréhension et la maîtrise du monde sont parfois difficiles. Elles demandent, c’est une évidence, un effort qui peut être une violence sur soi-même pour sortir de la prison d’ignorance dans laquelle on se trouve, parfois si confortablement. C’est le rôle de ce précepteur dont nous parlions plus tôt et c’est la mission de l’éducation qui ne peut être qu’émancipatrice. Il s’agit bien de capter les règles et les modes de fonctionnement du monde mais, pour autant, il ne s’agit pas de capturer faussement le réel dans une appréhension qui ne serait pas compréhensive. Quelle est alors la bonne relation, la bonne formule de cette relation efficiente ? Doitelle être captivante et je me demande d’ailleurs si je parviens moi-même à vous captiver, à retenir votre attention dans tous ces méandres associés ? Elle doit, en tout cas, rendre l’autre capable, capable entre autre chose de prendre en charge sa participation au monde. Qu’il soit prince ou simple participant à la gestion de la cité, à la politique au sens propre du terme, il lui faudra appréhender et comprendre le réel pour anticiper les choix qui sont essentiels à l’art de gouverner.

Quels sont donc les principes, les éléments fondateurs de cette participation ? Pour cela revenons-en à ces principes généraux du droit qui font tant souffrir les étudiants juristes. La citoyenneté s’apparente aux universalités de droit en ce sens qu’elle est un récipient virtuel qui se compose, dès l’origine et à jamais, des droits et des devoirs construisant le statut. Il ne s’agit nullement d’un excipient et elle est essentielle, au contraire, à la construction de la société et du système démocratique dont elle est paradoxalement issue. Pour son exercice et pour la participation qu’elle suppose et qu’elle induit à la fois que l’individu, le citoyen doit pouvoir la recevoir, la comprendre et l’accepter car il s’agit d’un concept et que tout ceci est indispensable au consentement éclairé qui fait vivre le contrat social dont on pourrait dire, paraphrasant Ernest Renan, qu’il est un « plébiscite quotidien ». Tout cela; vous en conviendrez, il me semble, me paraît bien éclairant et je crois que nous touchons à l’un des préceptes qui gouvernent notre quête : s’occuper de ce qui nous concerne et je ne comprends pas que cela ne nous prenne pas corps et âmes. Pourtant, évitons les personnalisations outrancières et souvenons-nous que tout cela s’exprime dans et par le collectif assumé, voulu. Évitons donc les susceptibilités, soyons réceptifs et prenons partie, par exemple pour quelques occupations qui nous concernent parce que nous sommes capables de concevoir le malheur de nos semblables, mais ne nous enfermons jamais dans trop de préoccupations qui nous empêcheraient de percevoir aussi la beauté du monde et l’espoir qui ne doit pas nous quitter. HGM

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COOPÉRATION Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert. pp.390-391.

Quand on s’intéresse un peu à l’origine des mots, de nos mots, de ces mots qui construisent notre langue, de cette langue qui bâtit notre identité, de cette identité qui est si souvent revendiquée pour exclure l’autre au nom d’une pureté originelle dit-on… Et bien, nous devons nous résoudre à décevoir les puristes, le berceau de ces porteurs du sens et de notre pensée se situe bien souvent sur les plateaux indo-européens et il se pourrait que la peau des êtres qui y vivaient alors n’était pas aussi claire que celle des ancêtres que ces mêmes puristes voudraient s’inventer. L’étymon est court, il est sonore encore une fois et dans sa forme ramassée, il exprime un univers pourrait-on dire. On sent de nouveau combien tout cela est essentiel et comme cela réfère à ce qui est le plus urgent, le plus fort, le plus utile. C’est en effet dans leur utilité que réside la beauté des mots, dans leur fonctionnalité quelle qu’elle soit. Il y a donc toujours et partout une adéquation de la langue aux nécessités et on ne s’étonne pas qu’il y ait plus de vingt mots pour qualifier la nature de la neige dans la langue des Inus qui sont ici nos voisins et qui vivent pourtant dans un autre monde. Mais je me perds dans les glaces du Nunavut et il est temps de retrouver celles des plateaux de l’Eurasie et notre étymon. Il va nous permettre d’opérer notre tâche. Il s’agit de op qui veut dire activité productrice et vous serez sûrement d’accord avec moi pour penser qu’on trouverait difficilement de notions plus larges et plus riches, plus en relation avec le simple fait d’être humain. Il y a donc, une fois encore, dans cette synthèse d’une si grande simplicité, d’une si grande banalité, une complexité potentielle infinie. En passant par le latin, le radical originel ne perd pas sa richesse et l’ops sous-entend à la fois l’abondance, les ressources, la force et l’aide. On se prend alors à laisser vagabonder ses idées et on voit bien que, si la nature est bien généreuse le plus souvent, il faut quelques efforts pour en profiter, qu’à cette situation de bénéfice tout simple succède celle de profit qui motive l’exploitation de la nature et celle-ci se peut-elle sans transformation ? Cela n’est-il pas intrinsèquement lié à l’action même ? Cela est-il négatif en soi quand la finalité est justement, plus que celle de la nature, la maîtrise de notre présent et de notre devenir, la maîtrise des conditions mêmes de notre vie ?

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Mais loin de moi l’idée de tout légitimer, il me semble que si l’action est un propre de l’homme et qu’elle contribue à sa définition même, elle est humaine et donc faillible. S’il est utile de s’interroger sur l’action, plus important encore est de questionner son comment et surtout son pourquoi. Évidence direz-vous, et le droit a depuis longtemps réglé tout cela qui s’intéresse tout d’abord à l’intention, mais n’est-il pas nécessaire de revenir à ces évidences dans des sociétés où la relativité règne en maîtresse aussi absolue qu’inopérante, impuissante ? Une ramification se fait dans la famille latine et émerge le mot opifex et son dérivé opificium qui sera contracté en officium. Partant de celui qui fait un ouvrage, on arrive naturellement au travail et à la tâche dans un processus habituel à l’humain qui est celui de la conceptualisation, de l’abstraction. Si nous poursuivons cette idée, nous ne nous étonnons pas que l’officium se transforme en officialis qui induit le sens de fonction dans son acception officielle bien entendu ! Mais le latin n’oublie pas le radical originel et op demeure dans les opulentus et optimus qui nous parlent de richesse, celle du travail bien sûr ! qui penserait à autre chose… Le second est encore plus chargé si j’ose le terme, puisqu’il sert de superlatif à bonus. La richesse serait donc une bonne chose ? Mais comme tout le monde le sait, il n’est de vraie richesse que de l’esprit… Une petite modification encore et op devient cop pour nous donner une autre copieuse famille, celle de copia qui nous parle encore de l’abondance et nous ouvre l’univers de la copie qui est belle richesse quand elle donne sa motivation à Gutenberg pour inventer l’imprimerie par exemple. La famille française est donc relativement vaste, riche bien sûr, et nous opèrerons (comme on dit en français du Québec) surtout celle du mot œuvre. Il apparaît au XIIe siècle et il donne bien vite le maître d’œuvre qui est d’abord un architecte, celui des cathédrales évidemment, l’œuvre du chapitre ou le chapitre de l’Œuvre, mais vous penserez à juste titre qu’à tant charcuter le langage on court le risque d’en être le maître de ses hautes ou basses œuvres, à vous de choisir, le bourreau en tout cas ! Le tout est de ne pas rester désœuvré, car c’est bien la raison d’être de l’homme qui est alors remise en cause et tous les chômeurs le savent bien. Il ne faut pas voir de manœuvre dans ce raisonnement ou penser, comme ceux des temps anciens, qu’elles n’étaient que le produit d’un travail à la main, celui d’un bel ouvrage, celui qui est ouvragé au sens premier.


Ouvrer est donc faire, agir, par extension seulement; produire et l’ouvrier, avant d’être le salarié qui vend sa force de travail est maître de sa pratique. Il travaille à l’ouvroir et celui-ci peut être littéraire ainsi que nous l’ont dit Perec et Queneau. Il y a donc de la noblesse à tout cela et il faut bien de la perfidie intellectuelle pour que le manœuvre devienne le plus pauvre de la société productive. Il est amusant, et peut-être historiquement révélateur, de considérer aussi que c’est le mot wisine (1274), du picard valenciennois, venant du latin officine qui a donné le mot français usine. Il est des vocations qui sont têtues et qui semblent presque fatales quand on pense au devenir des cités du Nord au moment de la révolution industrielle ! Le dictionnaire nous dit que le mot opération fait partie des dérivés savants, contrairement au mot ouvrier bien sûr ! Il décrit en effet l’action, plus qu’il n’y procède mais il dit ce qui se fait et comment cela se fait. Vient alors enfin ce coopération qui nous intéresse et qui nous dit faire ensemble, ce qui semble tout simple mais qui apparaît bien plus complexe à ceux qui veulent mettre en œuvre cette perspective. Mais le projet est loin d’être inopérant, il me paraît même un des seuls moyens d’optimiser nos talents variés et nos forces morcelées. Envers et contre tout, ne faut-il pas garder cet optimisme qui nous dit que le meilleur est possible à condition de le vouloir et de le bâtir ? HGM

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NATURE Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert, p.262-265.

Quand on s’intéresse un peu à l’origine des mots, de nos mots, de ces mots qui construisent notre langue, de cette langue qui bâtit notre identité, de cette identité qui est si souvent revendiquée pour exclure l’autre au nom d’une pureté originelle dit-on… Eh bien, nous devons nous résoudre à décevoir les puristes, le berceau de ces porteurs du sens et de notre pensée se situe bien souvent sur les plateaux indo-européens et il se pourrait bien que la peau des êtres qui y vivaient alors n’était pas aussi claire que celle des ancêtres que ces mêmes puristes voudraient s’inventer. L’étymon du mot nature est donc un radical indo-européen qui est une fois de plus, un son choisi pour décrire une action fondamentale de l’humain. En l’occurrence, il s’agit de gen qui exprime l’action de naître et par la même occasion celle d’engendrer. Je pense que vous êtes également pris dans ces interrogations permanentes, immémoriales et pourtant tellement actuelles : ces questions qui essaient de savoir comme Colomb « de l’œuf ou de la poule…. ». Banal, direz-vous, et pourtant il ne se passe pas de jour que nous y soyons confrontés et on ne saurait regarder la nature par exemple, notamment dans nos pays « civilisés », sans nous demander ce qui est naturel, ce qui est construit, ce qui fut engendré par le génie humain et qui nous semble si naturel qu’on le croirait inné. Le cheminement de cette famille qui vient de naître passe donc rapidement par la Grèce et c’est toute une nouvelle génération sémantique. Génos sousentend la naissance mais aussi la famille et la race et cela nous dit combien le mot est intrinsèquement porteur de tout un système de représentation, toute une manière de concevoir et donc de dire le monde. Pour les Grecs, c’est la naissance qui définit l’appartenance. Le système s’impose alors et s’ouvre immédiatement la question qui est tout aussi au fondement de la philosophie, cet autre regard sur le monde, un regard qui ne veut plus seulement décrire mais comprendre, voire expliquer. Cette question est celle de la liberté, celle du choix et de la volonté. Nous sommes alors dans les origines irréductibles de la pensée. Elles demeurent et le mot grec genesis en rendait compte, qui nous parlait de force productrice et de création, pour tout dire; d’origine. Les mots sont aussi des sons et les phrases qu’ils constituent sont nos partitions. La musique se complexifie et les cheminements de nos mots deviennent résonances, variations. Pour la famille qui nous intéresse, le latin crée de nouveaux rameaux dont le plus riche est celui qui, du radical gen, passe à celui de gna qui devient na et ouvre tout naturellement la voie, dirais-je. Elle se ramifiera donc autour de ces deux pôles et natus demeurera le fait de naître ou d’être né, tandis que gens dira la famille, mais ce sera la famille noble, celle qui donne le droit, le droit d’être et de faire et nous comprendrons qu’il n’est pas tout de naître, encore faut-il bien naître, à Rome déjà !

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Être gentil est donc une noble attitude, un attribut de la noblesse mais on peut se demander ce que cela a à voir avec la naissance. Ce type de qualité peut-il être génétique? Jouons encore sur les mots et remarquons que l’attribut fut longtemps celui des gens de qualité, ces gentils-hommes qui n’étaient pas des vilains, ces autres qui appartenaient à la plèbe. Les gentilis latins étaient donc ceux qui appartenaient au même nom, ceux qui étaient semblables, ceux qui étaient les autres des autres dans une formule qui renverserait celle qui fait des amis de mes amis, mes propres amis. Les gentils latins, ceux qui se reconnaissaient, sont donc devenus les gentils des juifs, leurs étrangers. Gardons-nous toujours de penser que les sens les plus positifs sont acquis et que les liens sont indéfectibles. Ils sont à bâtir, à faire vivre au quotidien, au contraire. Un autre exemple en est ce germanus qui a donné germain ce qui veut dire de la même origine, de la même race et qui peut nous paraître tellement prophétique de certaines théories si fatalement exclusives ! Le genre arrive vite dans la famille et tous ses composés. Dégénérer sous-entend abâtardir mais régénérer laisse l’espoir de faire revivre et c’est dans la générosité de l’homme qu’il se cache, cet espoir. Vous m’objecterez que tout cela n’est que généralités et vous aurez sûrement raison mais je pense qu’elles nous disent bien des choses et, à ce propos, parlons un peu de ce général qui nous dit bien plus que le vague ou l’approximatif en nous parlant du genre tout entier. Le général étant le propre de l’espèce et le contraire du particulier, il nous ramène au collectif en l’opposant au singulier. C’est bien là qu’est le génie de l’homme, ce petit dieu qui nous habite tous et qui nous fait créer les outils pour nous donner à voir autant qu’à exprimer. Ce génie est-il inné ou acquis ? C’est une question bien ingénue direz-vous mais elle est alors liée à la condition de l’homme libre, celle qui donne la parole et celle-ci ne saurait qu’être naïve au sens premier du terme, c’est-à-dire telle qu’à la naissance, libre, franche et sincère. Tous ces agencements de mots qui nous disent la noblesse des arrangements peuvent être bien ingénieux mais n’oublions pas que si le génie est le talent, dans l’ancien français, l’engeignor était l’architecte mais aussi le trompeur. Bien agencer le réel, n’est-il pas aussi le tromper un peu ? Mais peut-on faire autrement ? Et sinon, ne serait-ce pas le néant qui nous guette comme un désert de sens ? Un anéantissement du monde ? La nature alors peut-elle être autre chose que le fruit d’une construction et l’homme pour la vivre, pour la voir, n’est-il pas dans l’obligation de la faire naître, de la bâtir tout comme le faisait Rousseau quand il inventait cet état de nature qui nous est encore utile pour définir l’espace à partir duquel naît la société des hommes, la nation ? Il est dans la nature de l’homme de penser et de construire, c’est même ce qui lui permet d’exister et ce serait nous dénaturer que l’oublier, alors au diable toutes les fainéantises : il est toujours bon de penser. HGM


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PROBLÈME Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp 37-39

C’est en Grèce que nous allons retrouver les traces premières de ce problème qui nous est posé. En Grèce ? Pas tout à fait, puisque les mots nous ramènent en Sicile, la Grande Grèce de l’antiquité que l’on pense maintenant trop souvent toute italienne. Cela nous dit encore une fois que les frontières et les cultures ne sont pas fermées et que la pureté est une idée qui n’a vraiment jamais eu cours. Ce sont au contraire, les emprunts et les brassages des voyages, des rencontres, qui ont fait la langue. Car elle est le moyen de s’adresser, elle est le moyen de dire et de se faire comprendre, de rencontrer l’esprit et le cœur de l’autre. Alors, point n’est besoin de revendication de propriété exclusive, les mots ont toujours été à tout le monde et c’est là, leur vraie richesse : celle d’un partage qui remonte à l’aube des temps et qui nous relie à ceux qui la contemplaient sans savoir - mais qui sait en fait ?- que nous laisserions aussi notre esprit courir et faire fructifier l’héritage commun. La racine du mot nous ramène donc au grec et à une notion qui nous étonnera peut-être car les problèmes apparaissent plus souvent comme des casse-têtes, pour ne pas dire des casse-pieds, que comme des énigmes amusantes. Oui, l’étymon est ballein et il signifie jeter, un son pour une action, un geste qui, en se civilisant, deviendra le ballet avec ses jetés-battus à la Petitpas… La tentation était trop grande et je ne pouvais m’empêcher de vous jeter en pâture quelques entrechats de vocabulaire. Il est vrai que, quand on les connaît un peu et qu’on les aime, la tentation est grande de faire un peu danser les mots. Je dirais d’ailleurs que c’est souvent ainsi que viennent les idées… même si ce ne sont pas toujours les meilleures ! Il ne sera pas nécessaire, cette fois, de faire le détour par le latin de ces romains qui captaient toutes les bonnes idées pour se les approprier et les diffuser dans leur empire. Le grec est directement présent dans ces mots qui nous disent le bal si doux et la balistique si terrible. Les traits d’esprit peuvent être aussi mortels que les flèches dit-on. Pour les uns comme pour les autres, le tout est de savoir les utiliser ! Mais, jetons nous à l’eau et notons que l’un des premiers composés qui entre dans la famille est diaballein qui signifie jeter à travers, désunir. Il donne diabolos, ce diable qui rejette, désunit et dénigre. Il faut pourtant

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se méfier des hyperboles qui sont forcément excessives et les regards sur la vie, souvent, sont trop rapidement ou trop fréquemment négatifs. On ne se perd pas à jeter un coup d’œil alentour du mot car la famille est plus que symbolique. À ce propos le symbole indique l’action de jeter ensemble et désignait cet objet séparé en deux parties remises à deux personnes pour prouver leur lien… Dans la famille donc, allons chercher metaballein qui veut dire déplacer et qui a donné métabole qui ouvre lui sur le changement et nous comprenons donc que notre métabolisme n’est pas un état ou seulement une fonction mais un mouvement, la vision est alors tout autre. Et ce ne sont pas des paraboles, même si tout cela nous ouvre des images qui sont autant de signifiants. Les paraboles sont en fait, étymologiquement, des comparaisons et il est indicateur qu’elles soient les ancêtres de notre parole, de notre parler contemporain. J’en arrive enfin à notre problème qui vient de proballein qui indique le geste de jeter en avant. Ceci nous disant à l’évidence que dans le problème, l’essence de l’intérêt va à la question jetée à notre sagacité et à l’hypothèse qu’elle fait germer dans notre esprit. Le problème relève donc plus de la stimulation que de la torture… ou alors il faut nous résigner à nous savoir masochistes ! Quelques cousinages pour finir en faisant danser les idées et pour nous dire qu’il est toujours aussi pertinent qu’amusant de nous balader parmi les mots. Ils sont bien plus complexes encore qu’on voudrait bien le penser et c’est ce qui fait leur beauté. Mais, trêve de balivernes et n’oublions pas que si le baladin est un danseur, la baladeuse, avant d’être une lampe mobile, était au XIXe siècle une prostituée qui baladait son fond de commerce, comme disait l’un de mes professeurs de droit. Il faudra donc dans notre ballade, veiller à ne pas prostituer l’esprit dont la langue est le reflet. Il y a des mots qui peuvent être si vite enlaidis et je pense entre autre à ce Parlement dont on dit que l’on n’y fait que parler pour ne rien dire. Je vais donc cesser mes palabres qui vous paraîtront peut-être à rejeter. Le problème, quand on en vient à jongler avec les mots comme avec des balles, est de ne pas parler pour ne rien dire, le constat serait trop accablant ! HGM


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MIXITÉ Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert. pp.346-347.

Nous partons aujourd’hui à la chasse, la chasse aux mots et je ne peux m’empêcher de penser que cela veut aussi dire quelque chose. J’ai naturellement employé le mot chasse pour décrire ce que je débute et cela suppose un regard porté sur l’action, une qualification de celle-ci. La chasse n’est pas seulement celle qui tue, tue trop ou décime la nature, le monde sauvage. Elle est aussi chasse aux papillons, mais alors, elle peut aussi être excessive direz-vous. Elle est également chasse aux missives comme dans l’esprit fantasque du Cocteau des « Mariés de la Tour Eiffel ». Elle devient chasse aux idées reçues et elle est alors salutaire. Elle se veut aussi parfois, chasse aux nuisibles et on se rend compte, à la fin de l’énumération, que le jugement à porter sur l’acte n’est pas tant sur le fait qu’il soit un brin guerrier, mais bien plus sur la nature du gibier qui est poursuivi. Le nuisible dont il était question peut en effet s’avérer essentiel à l’équilibre d’un biotope et il en est des idées comme des animaux ou des insectes, tout dépend le plus souvent du regard que l’on porte sur elles. S’il est question de chasse, il est aussi question de capture et donc d’appropriation. Pour ce qui est des mots, la capture est celle du sens et il est intéressant de se penser trappeur (c’est ce que l’on appelle l’acculturation, pour quelqu’un qui habite le Québec !…) et de savoir suivre la piste, reconnaître les traces et traquer la signification. Mais il n’est pas besoin de piège pour parvenir à ses fins, bien au contraire ! Il faut de la curiosité et du jugement à la fois. Pascal disait, et c’est l’objet d’une vaste question encore pleine d’actualité, plus encore maintenant que jamais dirais-je même, que : « Le tout est dans la partie, comme la partie est dans le tout ». Il en est des mots comme de toutes choses, le réel est ainsi composé, constitué même, et cela nous confirme qu’il est intéressant de prendre en considération la famille d’un mot pour en apprécier toutes les facettes, toutes les nuances. Il y a aussi du symbole dans les mots, du symbole au sens de l’étymologie également qui nous apprend qu’il veut dire jeter ensemble. Le tout auquel nous nous intéressons quand nous questionnons la langue est celui de la culture au premier chef. Un tout qui est un construit social, un édifice fonctionnel héritier d’autres idées et d’autres cultures, une construction inachevée mais toujours aboutie qui se détermine et qui est déterminée par une mission : celle de la compréhension du monde et de l’autre. Les outils, nos outils, sont les mots et s’ils ont leur sens propre, il leur arrive aussi d’avoir un sens figuré ou même plusieurs sens. En tout cas, s’ils sont uniques, il est rare, voire impossible, qu’ils soient purs de toute influence. Je trouve que c’est une belle parabole, elle

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est partout, elle nous dit même la vanité de certaines quêtes de pureté, l’inanité de toute chasse purificatrice. Intéressons-nous maintenant au mot mixité qui confirmera ce point de vue que je sais iconoclaste dans une société qui met au pinacle la pureté indispensable de la sécurité totale comme une valeur fondatrice de la vie en oubliant que le seul fait d’accepter de vivre est un risque en soi. En poursuivant un peu notre raisonnement, ces appels continus à toutes les sécurités ne seraient-ils pas comme une façon de refuser de vivre, en tout cas de refuser le vivre ensemble et les dangers des mélanges qu’il suppose ? Car l’étymon de ce mixité est à trouver dans le verbe latin miscere qui veut dire mélanger. La famille du mot est assez courte, dirais-je. L’adjectif miscuus et ses dérivés portent tous la même signification qui indique le fait d’être mélangé. L’esprit humain étant ce qu’il est, les miscellanea deviennent bientôt ces mélanges de nourritures grossières qui sont données aux esclaves et autres gladiateurs et la mixtura est un mélange qui peut s’approcher aisément du redoutable « bouillon d’onze heures ». Enfin, le bas latin qualifie (si l’on peut dire) de mixticius, une race mélangée. « Ite missa est » dirait la liturgie d’une église qui se dit « une… et apostolique ». Les mélanges s’apprécient peu au regard de ce qu’est la norme. La référence est unique et elle ne peut qu’être parfaite, complète, véritable. « Pour vrai », comme on dit « icitte », c’est même la pure vérité ! Passant dans le français, misculare devient mêler au XIe siècle et il faudra attendre le quinzième pour qu’apparaisse le mélange et le siècle suivant encore pour le verbe mélanger. Mais il en va de la chimie des mots comme de la science, elle est souvent issue d’opérations et de traitements associatifs. Si le métis est un être mélangé, on a aussi oublié que, loin d’être un adjectif stigmatisant comme c’est maintenant le cas trop souvent le cas pour la personne concernée, ce fut aussi le qualificatif des plus belles des toiles de nos Flandres qui associaient lin et coton pour plus de résistance et de beauté, ce qui les faisaient rechercher pour la constitution des plus prestigieux des trousseaux. C’est directement de mixtura que nous vient mixture au XIIe siècle et si l’expression deviendra plus tard péjorative ou porteuse de danger, elle est descriptive à l’origine, de même que l’adjectif mixte qui qualifie son appareil, c’est-à-dire l’ensemble des éléments qui le constituent. C’est le vingtième siècle qui créera la mixité par l’usage et il nous revient à tous de décider si l’intention en était positive. Pour moi, je choisis et je crois utile de s’immiscer dans ces parages dangereux qui font que les mots sont les outils des idées, notamment politiques, et qu’il est aussi utile d’en rappeler le sens pour mieux contrer tous les chasseurs de promiscuités fâcheuses qui sont autant d’oublis de la merveilleuse diversité de la vie. HGM


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CONCERTATION Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp 142-143

Je crois bien que je vais finir par ne plus vous étonner, et ce sera vraiment bien, en vous disant que ce mot concertation trouve ses racines sur les plateaux de l’Asie Centrale et qu’elles sont donc indo-européennes. Moi, je ne me lasse pas de ce constat qui rend les langues, et donc les peuples, si solidaires. Ces mots sont les vecteurs de la pensée, de la réflexion, de la manière dont on se représente le monde. Ils sont les véhicules de l’échange et cela implique tout autant la compréhension que le désaccord. Ils sont souvent à l’origine des différends et il est alors coutume de dire que l’on ne s’entend pas. C’est bien que la parole est un autre « propre de l’homme », que les mots en sont les outils. Je m’amuse alors à penser que l’origine de ces « différences » est commune, la concertation, tout comme le concert de l’orchestre, serait tellement plus simple si l’on savait s’accorder sur ce premier constat. Krei est donc notre étymon aujourd’hui, il indique le fait de cribler mais je vous prie de vous départir dès maintenant des lectures économistes qui nous sont inculquées. En effet, si l’on peut être surtout criblé de dettes dans notre société d’abondance, on peut penser aussi au visage rêveur d’une petite fille, toute frisée, criblée de taches de rousseur. Rappelez-vous votre mamie qui disait qu’elle avait regardé le soleil au travers d’une passoire et vous aurez le sens de ce mot qui veut dire le fait de tamiser, de sélectionner, de classifier. En grec, krinein veut donc dire séparer et, par extension choisir, décider, juger. C’est donc très naturellement que nous parvient le mot kriterion, ce futur critère qui sert à juger et la krisis qui, avant de nous apporter la crise indique l’action de séparer et donc le dissentiment et la contestation. En latin, cernere nous dit le fait de passer au crible et de distinguer. Les préfixes, une fois de plus, enrichissent le mot et concernere suppose la notion du rapport, l’objet est conforme aux autres, decernere signifie décider, dicernere distingue, excernere évacue etc. C’est du passé de cernere, certus, que nous vient le radical fondateur de la famille de concertation et il suppose la certitude, celle de ce qui est décidé. Notons en passant que ces confirmations, ces accords sont les fruits de volontés explicites et donc réfléchies, il y faut toujours de l’effort et de la construction, celle qui est nécessaire au dépassement de la rivalité sous-entendue dans le mot latin concertare en quelque sorte, n’est-ce pas là un autre propre de l’humanité ?

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Une autre branche de la famille latine est celle du mot crimen qui veut dire décision judiciaire et qui nous indique formellement que c’est le droit qui fait le crime en le qualifiant et non l’action en elle-même, si répréhensible soit-elle. Sic transit… tout change et au premier chef, les points de vues sur le monde et la société. Les bases de la famille sont donc nombreuses en français et les cousinages sont très divers. Griv nous donne la famille des grives qui sont toutes tachetées, grivelées pourrait-on dire et l’on découvre que la faute de grivellerie est une tache portée sur l’honnêteté. Cern nous concerne et nous prend à partie en nous permettant aussi de discerner, notamment le vrai du faux et en nous offrant la possibilité de décerner les jugements, les récompenses ou les sanctions. La base cret est également riche qui apporte ce décret qui décide et qui parfois aussi abuse. Il aurait bien souvent tout intérêt à se faire plus discret mais ne doit jamais être secret même si les secrétaires ont le devoir de le garder. La sécrétion, aussi, ne peut être que séparation et des échappements de l’esprit peuvent aussi avoir des relents d’excréments, espérons seulement qu’ils s’expriment pour mieux disparaître ! La base crim nous a déjà dit que le crime est une décision judiciaire, une qualification. L’incrimination est donc une accusation et la discrimination une action stigmatisante qui s’apparente au jugement : je ne sais pour vous, mais je trouve que c’est une confirmation qui me paraît loin d’une évidence, dans les temps que nous vivons ! Venons-en donc à la base cert qui nous dit la certitude mais qui la situe comme le fruit de l’accord du concert, celui qui est issu de la rivalité induite du concerto où les instruments jouent pour l’ensemble autant que pour leur propre sonorité. La concertation nous dit que l’harmonie ne naît pas sans l’effort de la rencontre et de l’échange, de la réalisation décidée de ce projet commun qui est celui d’une partition ou chaque pupitre a sa place mais où l’ensemble ne peut se faire sans la fusion résolue des éléments. Pour conclure, j’aimerais bien revenir à la base grecque qui nous donne les pistes de la critique qui est absolument indispensable à l’établissement et au renouvellement de la concertation. Elle nous permet aussi de définir les critères de notre accord et souvent aussi, quand elle est constructive, empêche la crise. Mais tout cela n’est que de peu de poids si l’hypocrisie règne et je pense que vous en conviendrez aisément, que nous saurons nous concerter sur ce point… HGM


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PASSEUR Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.245 et 246.

Pour une fois, notre complice habituel, ce petit trésor de poche qui nous dit le cheminement de nos mots, ne nous parle pas d’origines lointaines et on dirait que le mot qui nous intéresse s’est enraciné à deux pas de chez nous, dans le Latium des romains. On a donc un peu de mal à employer un mot d’origine grecque pour évoquer ce radical initial mais l’etymon de notre passeur serait le verbe latin pandere qui exprime l’action d’écarter, déployer, étendre. C’est donc une fois encore un geste qui est exprimé et une forme essentielle du rapport de l’homme à son action. Mais, si pandere signifie le fait d’écarter, sa forme passive nous indique le passage à l’idée, la réflexion portée sur le geste et, j’oserais dire, sa portée. C’est donc passus qui sera l’étalon de notre lignée et il signifie en latin l’écartement entre deux jambes. Évitons tout de suite les pas hasardeux des idées que l’on pourrait croire dépassées mais où le peintre et Lacan voyaient « l’origine du monde »… pour constater que de l’idée de cet écartement entre les jambes, naît l’image du geste et le mot pour désigner la conséquence du geste : le pas. Avant d’aller plus loin et sans revenir sur nos pas, il serait bon de ne pas oublier que le mot est passé également dans l’usage en tant qu’auxiliaire de la négation. Ce ne pas que nous employons si souvent trouve son fondement dans le fait que le pas est le plus petit des déplacements, que cela a donné une dénomination traditionnelle mais oubliée à des unités de mesures infimes. Nous n’irons pas plus loin et nous passerons donc à autre chose dans cette idée de fugacité qui est liée au passage et au souvenir qu’il laisse comme autant de fantômes de ce qui fut et dont l’écho est silence… qu’il nous incombe de faire vivre ou revivre en disant, en goûtant les mots ! Car c’est bien une malle aux trésors qui se présente à nous dans les lignes d’un dictionnaire. C’est un héritage commun, c’est ce que les anciens nous ont légué, nous ont passé et, comme une de ces vieilles bouilloires de cuivre que l’on astique, qui retrouvent leur place sur le fourneau et nous font les bonnes tisanes des veillées, les mots redécouverts sont ceux des contes, ces passerelles vers les rêves qui nous construisent. Le passé est alors bien présent, nullement dépassé, encore moins trépassé car comment pourrait mourir l’esprit quoiqu’en disent certains ? Encore que des positions politiques actuelles m’interrogent… Mais on dit aussi qu’il est passé, qu’il a cessé, le temps où l’on pouvait prendre le temps de s’interroger et j’outrepasse certainement ma mission, encore que cela ne vous étonnera peut-être pas trop !

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Pourtant je ne peux pas passer le pas et je me demande comment il serait possible de se passer de penser. La forme réfléchie de passer; se passer, a d’abord indiqué le sens de se contenter de : une sage décision d’accepter ce qui passe, ce que l’on peut attraper ? Mais, un siècle plus tard, au XIVe, elle apporte la notion de se priver et j’y sens toute une conscience humaniste qui questionne, ou devrait questionner, encore aujourd’hui, la société locale et plus encore « globale ». Il faut en effet bien des tours de passe-passe pour que nos privilèges d’occidentaux ne puissent être lus comme autant de passe-droits à l’échelle de la misère du monde et de l’avenir que nous bâtissons pour nos enfants. Nous aurons un jour en effet à passer le témoin car nous ne faisons que passer et que notre temps est mesuré, compassé, comme auraient dit les anciens. De même que le compas garde l’écartement qui produit le cercle, les hommes ont un semblable destin et risquent bien souvent de tourner en rond. Nous ne sommes donc que des passants mais nos pas laissent des traces qui ne sont pas toujours d’agréables souvenirs ou qui ne sont que passables, mais est-ce suffisant ? N’est-ce pas notre destin que de nous interroger sur l’avenir et l’impact de nos gestes, sur le but de nos pas ? Bien souvent, nous avons la tentation, l’envie, de revenir sur nos pas mais ce qui était, est passé et une telle intention amène souvent vers les plus graves des impasses. Nous avons passé et repassé sur les mots et nous avons ainsi aiguisé notre esprit pour en venir à notre passeur qui est celui qui nous aide à passer l’obstacle, celui qui mène le voyageur sur l’autre rive comme le passeur d’âmes, celui qui conduit le résistant ou le fugitif vers la liberté, celui qui fait passer les cols des montagnes qui sont aussi des pas. Le passeur, c’est donc aussi celui qui fait passer, celui qui nous amène le sens… tout ce qui nous aide à rompre notre isolement dans cette île d’incompréhension où nous nous enfermons si souvent nous-mêmes. Encore que pour cela, il nous faille passer le pas, ne pas rester sur le pas de la porte et que l’envie ne soit pas une passade. Pourtant je me demande s’il n’existe pas un passe qui ouvre toutes les portes. Je suis sûr de ne pas l’avoir encore trouvé mais je garde l’espoir car je sais qu’il est au delà de la seule raison… HGM


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LIMITE Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Le Robert p.322

Je reprends avec plaisir ce petit livre me « livre », et qui partage avec chacune et chacun, les secrets de ce qui me paraît l’un de nos plus beaux trésors, les mots. Il me semble que souvent, et je suis le premier à qui cela arrive, nous ne nous interrogeons pas assez sur ce qu’ils veulent dire. Nous les employons et, inconsciemment, nous faisons des choix pour utiliser l’un plutôt que l’autre. Inconsciemment ? C’est parfois un peu vite dit et nos silences, vous savez, ces moments où nous nous rappelons notre grand-mère qui nous disait de tourner notre langue sept fois dans la bouche avant de parler, sont bien significatifs de nos incertitudes. Si souvent il m’arrive de penser que je ne suis pas en mesure de trouver le bon mot pour dire tout ce que je veux dire, pour partager, pour exprimer et faire comprendre. Il y a des limites à tout et même à notre capacité à dire. Parfois, c’est au-delà des mots, aux frontières de l’indicible. Ne reste plus que le silence? Ou peut-être l’invention ? et c’est parole de poète dont les mots sont la matière. Mais pour qu’il y ait ce silence dont je parle, silence qui est aussi communication, qui devient alors communion, encore faut-il qu’il y ait échange. Car s’il n’y a pas cet Autre, s’il n’y a pas de limite à franchir pour le rejoindre, il est un silence tout différent qui s’installe car de mots, il n’est peut-être plus besoin. Si nous employons les mots pour parler, eux-mêmes nous parlent. Ils nous disent le cheminement des idées qui ont construit le monde que nous vivons, que nous avons bâti, dont nous sommes responsables. Si nous avons tendance à trouver tout cela naturel, il me semble qu’il ne faut pas oublier que c’est avant tout culture, que c’est le fait de la société. Cette orientation est partout présente et incite à penser par exemple que le marché représente la pureté de l’économie qui serait l’état de nature de nos rapports sociaux contemporains. N’est-ce pas la limite du respect de nous-mêmes que nous franchissons en nous laissant aller collectivement à penser que ce que nous ne sommes pas responsables de ce que nous construisons ? N’est-ce pas une limite à cette liberté ou à sa recherche qui semble demeurer l’un des horizons acceptables pour nos vies ? Ne pourrait-on dire que ne pas se questionner sur le sens des mots revient à ne pas nous questionner nous-mêmes, à ne pas questionner nos actes ? Et alors, par cette limite à notre curiosité, « domination librement consentie » diraient certains, n’est-ce pas notre propre prison que nous établissons, celle qui établit les limites de notre liberté en même temps qu’elle nous protège du risque des idées ?

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Dans ce cher dictionnaire qui nous incite à nous affranchir, par la connaissance, de nos propres limites, j’ai donc cherché l’article qui allait m’éclairer. La rubrique est courte et on ne nous parle pas de ce fameux étymon dont je vous rabât si souvent les oreilles. Une jolie formule nous dit que les « Anciens » voyaient dans le radical lim, une notion de seuil et de frontière. Dans leur conception d’un monde fini, donc limité, peut-on s’étonner que cette consonance soit aussi présente dans le limon qui fertilise nos sols, ces mêmes sols qui sont étymologiquement apparentés aux seuils précédemment employés ? Avant de poursuivre, j’aimerais revenir à ces Anciens que j’interroge en questionnant le parcours du mot. Ils m’évoquent un sol africain dont j’ai beaucoup entendu parler et cet arbre à palabres sous lequel on s’assied à même le sol pour écouter ceux qui savent, ceux dont on dit que quand ils meurent, c’est une bibliothèque qui disparaît. La magie des mots ne me paraît alors rien d’autre que la révélation de ce qui est caché, de ce qui était au delà de notre entendement et qui est ne nous dit surtout pas de les prendre au pied de la lettre ! Que de préliminaires direz-vous…, mais j’en arrive au seuil de mon propos (toujours liminaire !). Ce limen latin a permis de construire une famille sémantique plus riche (encore que… à mon avis…) avec ex-liminare qui nous donne dans la suite du sens originel de faire passer le seuil, celui de faire sortir, tout directement le mot éliminer qui me semble bien être l’intention inexprimée qui préside à cette exclusion qui est partout dans nos sociétés de sélection. Je me rappelle en effet que si nous nous interrogeons sur les manipulations du vivant, interrogeonsnous vraiment cette élimination des plus faibles qui procède aussi de notre idéologie de l’évolution, de la croissance et du développement? Il y a des jours où je me dis qu’il y aurait intérêt à requestionner certains mots comme progrès, humanisme, espoir… Limes limitis qui, en latin, désignait le chemin bordant un domaine et nous montrait le sol (et le seuil), celui où l’on invite à entrer, devient vite la limite et la frontière celles qui défendent de l’intrus, celui qui pousse pour entrer tout autant qu’on le pousse pour sortir. Mais vous me direz qu’il nous faut délimiter notre champ pour construire notre raisonnement. Pour ainsi délimiter l’espace de notre réflexion, il nous faut choisir et donc décider de ce qui sera le plus pertinent. Cela veut-il dire qu’il faille limiter notre réflexion? Je ne pense pas, car si l’on peut penser la modération, il me semble qu’on ne peut pas penser modérément. Il faut de l’ivresse dans les idées pour qu’il y ait la fête dans les esprits, c’est comme pour le vin, les Anciens ne disaient-ils pas que « l’ivresse est divine » ? Tout cela est bien « limite » allez-vous me dire et peut-être me concédezvous ces divagations à la limite, à la rigueur, car ce ne sont que des mots ! Mais cette limite que nous nous imposons, à l’exemple de ces frontières que nous renforçons, de ces murs que nous élevons sur des terres trop « promises », ne sont-ils pas les limites de notre temps et l’image de cette falaise vers laquelle se précipitent certains rongeurs pour limiter leur croissance ? C’est la nature direz-vous ! La nature des rongeurs, mais celle de l’humain ?


Je viendrais ensuite à une autre incidente autour du mot limitrophe. Nous le voyons de nos jours comme décrivant un ailleurs, proche, mais pas tout à fait dans le champ, pas totalement de chez nous. Le suffixe trophe, qui vient du grec, nous parle de nourriture et surgit alors l’évidence qu’il y a de la nourriture à puiser dans cette altérité limitrophe. Une raison de plus de s’encourager à dépasser nos limites, celles que nous nous connaissons et de savoir que, si c’est une démarche personnelle, elle a besoin des autres pour aboutir. Et alors, au delà de ces limites, le ticket de la vie est-il encore valable ? Au delà de la limite, c’est l’inconnu, une terre à découvrir ? Mais tout n’est-il pas connu dans une société où on nous incite de plus en plus à prendre le réel tel qu’il est ou à se méfier de l’humain car il est son plus grand ennemi ? Quelle est-elle donc cette Terra incognita qui est encore présente sur les cartes d’un avenir que l’on redoute tant ? Un enfer ? et pourquoi pas un paradis ? En fait, les anciens avaient déjà résolu le problème en ne mettant pas de limite entre les deux. Par contre, pour accéder à ce monde, il fallait passer le Styx et affronter son effrayant gardien Cerbère aux trois têtes. Eh oui ! Dépasser ses propres limites est épeurant comme on dit de ce côté de l’Atlantique. Mais ne sont-elles pas surtout le fruit de notre ignorance, celle que combat l’éducation qui ne connaît pas les limites de l’âge quoi qu’on en dise. Éducation qui veut dire justement dépasser les limites, libérer et se libérer. Mais alors peut-être penserez-vous que j’incite à la plus grande tolérance ? Sûrement d’une certaine façon car il ne peut y avoir de limite à la liberté comme le disait Voltaire mais, comme tolérer et oublier ont la même racine étymologique, j’ai tendance à penser qu’il est des choses intolérables et qu’il va de notre liberté de savoir exprimer ces limites là. C’est tout autre chose que de dire que la liberté de l’un s’arrête (se limite ?) où commence celle de l’autre ne pensez-vous pas ? Tout cela nous concerne et il est de notre intérêt d’en décider en commun. HGM

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HARMONIE Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert, p.26.

Il nous faut reprendre les chemins des confins, ceux où se mèlent les les fleuves des cultures, où se retrouvent les continents pour trouver une fois de plus la racine du mot qui nous intéresse aujourd’hui. Me vient alors l’image de cette dérive des continents qui fait que nos amis québécois peuvent par exemple parler de ceux « de l’autre bord ». Une dérive qui, au delà du phénomène de la seule dérivation a acquis avec le temps un sens nettement plus péjoratif. Si des intégristes de tous poils -en Amérique même, tout comme chez ceux que ces américains nomment encore les barbares- tentent de faire que des enfants du XXIe siècle l’ignorent, une des lois fondamentales de la nature et de la vie est la différentiation qui est le moteur de l’évolution. Pourtant, si la vie se développe, si la matière est en expansion, tout comme l’univers, les mots, le langage, proviennent semble-t-il d’une même unité première et synthétique dont la logique persiste et qui nous apporte du sens : une signification bien-sûr mais aussi un mouvement car tout est articulé bien que rien de soit dit a priori. Nos identités, tout comme nos langues, ne sont donc le fondement de ce qui nous différencie de l’Autre que comme les résultantes de la différenciation et non des origines qui nous permettraient de définir cette pureté qui exclut. L’origine est commune, la recherche de la pureté serait donc dans celle de la ressemblance !… L’étymon du mot Harmonie est donc une fois de plus, indo-européen, c’est un son à nouveau concentré comme cette boule de matière originelle que j’évoquais plus haut, comme ce bouton ou ce bourgeon qui va se déployer et s’épanouir. Are ou re, tout simplement, indiquaient le sens de l’ajustement, de l’adaptation. C’était donc plus qu’un geste, c’était une action réfléchie qui s’exprimait, une intention logique visant à la tranformation, à la création. Un propre de l’homme en quelque sorte qui ne peut séparer comprendre et agir sur le monde. En latin, ce radical donne la famille de artus qui veut dire membre avec ses multiples articulations et celle de ars artis qui signifie manière. On pense que arma, l’arme, remonte également à cette origine. Et ironiquement, dirais-je, sur la base re, le latin développe religieusement la famille de ritus qui exprime l’idée de correction dans l’éxécution des cérémonies. Un respect de la manière qui nécessiterait, qui légitimerait, l’usage des armes pour le défendre ?

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En grec, c’est autour de arthron que s’articule une autre famille proche qui s’élargira avec arithmos dans le sens numérique et harmonia dans celui du juste rapport. Nous voilà donc avec les familles qui, de rameau en rameau, partant de la même graine et du même tronc mélangent les infuences autant qu’elles développent et différencient les sens pour constituer la singularité, finale, d’une nouvelle langue, elle même soumise à l’évolution. Pour qu’elles bruissent dans le vent, les feuilles n’ont-elles pas besoin de se rencontrer et n’est-ce pas de ce rapport que naît l’harmonie de ce frissonnement ? Art, au XIe siècle, offre d’abord le sens de métier et signifie plus précisément cette manière latine qui dit l’habileté et le savoir-faire. L’artisan vient ensuite et c’est celui qui maîtrise un métier, celui qui pourra devenir maître dans la corporation et qui devra son titre à sa compétence. Mais, rassurons-nous ou effrayons-nous, si ce meilleur des mondes a existé un jour, il a dû bien vite disparaître ! Le sens est également présent dans un emploi que nous ne faisons plus très souvent et qui qualifie les pratiques médicales, éducatives, créatives au sens large. Il nous dit qu’avant de revendiquer un caractère scientifique, ces disciplines ne répugnaient pas à voir aussi dans leur exercice, la capacité à organiser une expérience et une intuition. L’artiste est donc d’abord, au XIVe siècle, l’étudiant en faculté des arts et il n’atteint l’Olympe qu’avec la Renaissance et parallèlement à une réflexion de plus en plus profonde sur l’être singulier de l’homme. La langue, comme la vie, est mouvement et qui ne le sait est inerte au sens propre qui, appartenant à la même famille, voulait d’abord dire ignorant. De là à penser que ne pas savoir empêche de vivre, d’évoluer dans et avec le monde et que cette stabilité, à l’image de la mort, est le contraire de la vie… Nous serions donc condamnés à ce mouvement fait d’actions et l’art de vivre tiendrait en partie à nos œuvres, ces artéfacts qui donnèrent l’artifice qui qualifiait l’habileté avant de prendre le sens péjoratif du superficiel et de l’inutile. Nos feux d’artifice ne sont pas que les pêtards de la fête mais surtout l’expression de notre maîtrise à faire du feu un outil au service de notre intention, celle de créer la beauté d’un instant. Et si la vie est mouvement, pouvons-nous la figurer autrement que comme un corps, organisé, articulé dont les membres divers sont reliés et interdépendants ? Tout comme les articles d’une loi, d’un texte bien articulé ? On sent alors que cette articulation a plus à faire avec le sens d’un raisonnement, qu’avec le mouvement des lèvres qui permet l’expression du discours et on se prend à concevoir que l’inarticulé serait plus silence que désarticulation, comme ces partages muets à l’article de la mort quand tout est dit. C’est dans la suite de la branche grecque que nous trouvons la famille arithmétique. C’est une autre articulation, plus abstraite, celle qui crée des ordres pour mettre de l’ordre, comme ces taxinomies qui sont un fondement de la science en qu’elles classifient. La science des nombres


est aussi celle des suites et des enchaînements. Se définissent alors des rapports, mise en relation tout d’abord et logique de ces relations : l’harmonie est donc l’expression de la justesse de cet échange. Vient alors la question de cette justesse que rien ne nous permet ici de définir a priori. Organisé veut-il dire continu ? Continu veut-il dire régulier ? Régulier suppose-t-il la répétition ? Que la musique se soit appropriée l’harmonie pour en faire la science de l’organisation des accords, cela suppose-t-ils que ces accords soient homogènes. L’équilibre de la composition qu’elle permet ne suppose-t-il pas le balancement du mouvement et aussi la confrontation des contraires ? La justesse, pas plus que la justice dont la métaphore est, justement, la balance, ne sont-elles pas en perpétuelle oscillation, en permanente interrogation sur ce point d’équilibre, comme une perfection toujours à interroger ? Ce qui ferait donc l’agrément de l’harmonie serait donc plus son organisation que sa douceur. J’en viens donc à penser que plus que l’accord qui produirait l’harmonie résiderait plus dans le fait que chacun ait sa place dans le concert (celui des nations par exemple). Résonnances, consonnances, assonnances, dissonnances, qu’importe pourvu que ça sonne ! Méfions-nous de trop vitre traiter de barbares ceux que nous ne comprenons pas car leur langage ne fait que des brr brr brr à nos oreilles. Évitons de penser que ce que nous percevons comme des borborigmes inarticulés soient des sons et des pensées désarticulées. L’harmonie ne serait-elle pas, comme nous l’indique son étymologie dans notre capacité à savoir adapter et à comprendre ? Rappelons-nous que bien des musiciens maintenant reconnus furent autant de barbares à leurs débuts. Enfin, si le rite appartient à la même famille, il me semble que c’est parce qu’il répond à la règle comme l’expression aboutie de l’organisation et suppose l’obéissance. Je me pose alors la question de sa relation à l’harmonie et s’il peut y avoir de l’harmonie dans le rite mais l’harmonie doit-elle devenir rituelle ? Je sais à quoi m’en tenir de mon côté… et l’organisation du monde me semble bien loin d’être « aboutie » ! HGM

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ENJEU Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert : p.304

Il fait un superbe soleil alors que je me dispose à composer la petite contribution que je vous destine aujourd’hui. Comme vous allez le voir, je ne joue pas tout à fait le jeu puisque je décide du mot que je vais commenter et que, de ce fait je ne respecte pas les règles du jeu, de notre jeu. Elles sont bien ce dont nous sommes convenus ensemble, qui dit que c’est notre invité qui choisit le mot qui sera commenté et que ce débat est introduit par le commentaire étymologique que je vous envoie depuis ces lieux enneigés. Mais voilà, les choix sont difficiles, les agendas chargés et le temps passe toujours trop vite pour chacun. Ce n’est pas que nous n’attachions pas d’importance à ce que nous faisons les uns, les autres et ensemble mais nous sommes le plus souvent confrontés à des concurrences d’urgences et je ne suis pas exclu de ce constat. Je me questionne donc sur leur sens, sur ce que nous pourrions en penser et je me dis que tout cela se pose en terme d’enjeu et c’est pourquoi je vous propose de réfléchir sur ce mot et je vous envoie ce commentaire à ma façon pour l’introduire et parce que, la distance aidant, je n’ai pas envie de me sentir hors-jeu. Vous savez comme j’aime jouer avec les mots et je reconnais même qu’il m’arrive parfois de jouer sur les mots. Leur choix est souvent révélateur et ils portent les alluvions de leur parcours dans le flot des rapides cascadeurs de leurs sources et dans celui des fleuves souvent plus paisibles de leurs embouchures vers la marée de nos vocabulaires contemporains. Tout comme les cailloux de leurs lits, embarqués dans leurs tourbillons, leurs arêtes s’émoussent pour en faire les galets d’une plage où on les découvrira avec bonheur, en choisissant parfois quelques-uns, comme s’ils nous appelaient pour devenir les gardiens de ces autres papiers qui portent nos mots, nos idées. Si nous nous demandons un instant ce qui fait que notre main caresse ce galet plutôt qu’un autre, je me dis que nous n’avons pas d’autre enjeu que le plaisir sensuel de l’instant mais qu’il n’est peut-être pas le seul plaisir que nous recherchions tant il accompagne le plus souvent un joli vagabondage de nos pensées. Ces promenades de l’esprit qui semblent justement alors sans enjeu. Cela dit, nous sommes bien sur les enjeux de notre réflexion puisque l’étymon d’enjeu est le mot latin jocus qui signifie plaisanter et qui suppose à l’évidence le fait d’être plaisant et donc le plaisir au sens le plus large. Nous voyons également tout de suite que dans la même famille, nous pourrions appeler aussi le mot joie qui est un autre mo-

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teur essentiel de la vie et qu’il ne nous est pas interdit de revendiquer même s’il me semble que cela devient de moins en moins « correc » comme on dit ici, « politically correct » comme on le dirait dans l’empire qui règne tout à côté du Canada ! C’est au moyen-âge que nous retrouvons la famille du mot et elle se donne en spectacle. Popularisant et sécularisant l’esprit des mystères religieux que l’on donnait sur les parvis des cathédrales pour l’édification des fidèles. Les jeux arrivent avec le XIe siècle et ils expriment en langue vulgaire, (eh oui, notre noble langue fut un jour un véhicule bien péjoratif !), les simples sentiments des hommes et c’est l’amour qui intéressait principalement les jeux des cours de poésie qui naquirent notamment du côté de notre belle cité d’Arras ! Pièces de théâtre avant l’heure, ont en voit bien l’enjeu, principe permanent de l’humain, et cet enjeu, le mot naît à la même époque, amoureux, est donc le thème du jeu, l’argument de la pièce. Dans la même veine, on découvre que jouer serait donc le fait de participer, de donner sa réplique dans le jeu en conformité avec son enjeu. Et comme participer au jeu suppose donner à voir et à entendre, exprimer et rendre public, on voit bien que, si des enjeux peuvent être cachés ou dissimulés, tout l’enjeu de notre partage est de les faire apparaître au grand jour. C’est à ce prix que l’on combat ces constats que nous faisons si souvent et à tant de propos sur le jeu qui rend incertain bien des engrenages, bien des mécaniques. Pour que les pièces s’enclenchent et pour que l’œuvre se fasse, il faut en effet que tout « fitte », comme on dit ici, qu’elles soient jointives pour rester dans la même famille. Et je pense qu’il y a bien lieu de se réjouir de ces moments où, aussi subversive que soit notre conversation, elle suppose d’abord de boire à la même coupe le même breuvage. Pour jouir de cette compréhension et de cette harmonie qui ne veulent pas dire seulement similarité mais qui supposent surtout la complémentarité d’unités articulées qui s’épousent en se frottant sans trop de jeu, il faut déjouer des pièges nombreux. Il faut éclaircir et éclairer nos enjeux, il faut donc hiérarchiser nos priorités et laisser la place, le temps au possible, à ce qui peut advenir. Et dans notre époque d’urgences, le temps est un enjeu en soi qu’il nous convient de maîtriser comme les autres et à qui nous n’avons pas à accorder plus d’importance qu’il n’en a.


Vous direz sûrement que c’est jongler avec les mots et faire des jeux d’adresse qui n’ont d’autre enjeu que celui de la démontrer. Être précis ne veut donc pas forcément dire être utile et rien ne sert de poursuivre des enjeux qui n’ont en fait pas l’importance qu’on leur croyait avoir. Mieux vaut réfléchir et exprimer ces enjeux si l’on veut rester enjoué et pouvoir en sourire au final. Mais si ces mots sont notre joyau, alors il faut le reconnaître et leur accorder tout le prix qu’ils ont. De nos jours, n’est-ce pas le temps qui est un de nos biens les plus précieux et alors ne le méritent-ils pas ? Le temps de les choisir et le temps de les écrire puis de les débattre… Je me sens le joker du jeu de cartes, celui que l’on représente comme un fou qui dit souvent n’importe quoi et surtout ce à quoi on ne s’attend peut-être pas. Celui qui se joue des mots pour mieux les faire résonner. Tout cela n’est pas bien raisonnable, c’est sûr, et nous avons peut-être mieux à faire, nos enjeux sont peut-être ailleurs et cela ne nous empêcherait sûrement pas de rire ensemble que de nous l’avouer : foi de joker qui voudrait bien rester « dans la game » ! HGM

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DÉFI

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert, p.243.

Il est faux de penser que l’influence de l’anglais n’est pas présente dans l’univers québécois, pourtant plein de résistance, et il est injuste de critiquer les anglicismes de France au seul regard d’une plus grande conscience outre-Atlantique. On pourrait peut-être même dire que c’est un challenge, une calomnie, au sens de l’ancien français. La lutte identitaire liée à la maîtrise et à la défense la langue est aussi un challenge car, le mot étant passé par les rives anglaises et nous étant récemment revenu, nous nous plaçons, pauvres francophones, en challengers; modernes David défiant le Goliath anglophone qui porte et qui est aussi l’outil de cette mondialisation qui accélère les monopoles, tout autant que les standardisations. Mais qui nous dit que le pouvoir culturel n’était pas ailleurs précédemment et que ces mots qui nous reviennent avec de nouveaux bagages de sens n’avaient pas aussi été imposés par d’autres et notamment l’impérialiste français, en leur temps ? Le challenge que nous employons de plus en plus en France, indique donc une notion de domination combattue, défiée, qui paraît implicitement préciser ou actualiser le sens premier de l’expression qui nous intéresse aujourd’hui. Nous l’avons déjà vu au cours de nos pérégrinations étymologiques, les premiers mots résultaient de la volonté essentielle d’exprimer, celle qui dit un sens et le transmet à quelqu’un. S’il n’y a pas d’échange, s’il n’y a pas d’Autre, peut-il donc y avoir du sens ? Les premiers de ces mots rendent compte des gestes et des relations les plus fondamentales et notamment, celles qui nous relient à l’autre. On trouve ainsi à notre féconde source indo-européenne, l’expression bheidh qui qualifie la relation en signifiant avoir confiance. J’avoue que je ne sais pas très bien comment elle devait se prononcer mais je sens qu’elle devait s’accompagner d’un geste tout aussi expressif que le mot. Le geste est également culturel, il diffère donc selon les groupes et les endroits mais il y a une universalité dans le fait qu’il signe l’accord. Quel parcours sonore fait le lien entre cet étymon bheidh et la famille latine double qui en est issue avec fides et fidare ? En l’absence de précision, il nous reste à faire confiance et voir, au passage, que l’état peut et doit devenir action pour exister totalement. Le premier, un substantif, désigne la foi, on dit aussi la croyance, celle qui exige dans la religion la solennité du serment mais qui relève de tout autre chose, vous en conviendrez. Le second, un verbe, signifie se fier et c’est une nuance notable qui nous amène à nous questionner en interrogeant le parcours du mot : est-ce la confiance qui fait naître la foi ou le contraire.

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Je ne vous cacherai pas plus longtemps mon point de vue personnel, c’est la foi qui est fondatrice elle peut être aveugle mais elle n’a pas besoin de se mériter comme la confiance. Il y a là, plus d’absolu et moins de raison mais dans les deux cas, et c’est ce qui est utile en nos temps sécuritaires, il y a le risque ou la chance de l’adhésion et du faire avec. Commençons donc par la résultante, ce verbe fidere qui est actif, même s’il évoque un sentiment, et qui se développe grâce aux préfixes qui viennent le préciser : confidere signifie avoir et faire confiance, converger d’une certaine manière, diffidere, manquer de confiance, diverger et cela suppose-t-il qu’il fallait déjà ne pas être différents pour que s’installe la confiance entre deux êtres ? Affidare suppose qu’il faut un objet pour que cette confiance devienne accord mais les affidés ne sont pas pour autant des êtres en qui les autres peuvent avoir confiance, surtout s’ils sont extérieurs à l’accord qui lie les personnes dont il est question. Les noms qui sont issus du verbe fidere sont en effet articulés sur cette notion d’accord. Fiducia désigne à nouveau la confiance, celle qui devient une condition essentielle du contrat, formalisation juridique de l’accord et qui, d’ailleurs, offre son nom à la fiducie qui est une version majeure du contrat financier. Foedus relèverait plus du droit public puisqu’il désigne le traité et qui le voit comme un acte exigeant de la foi, une foi partagée et aussi une foi en la parole de l’autre. Une autre branche s’ouvre alors puisque foedus crée le verbe foederare qui signifie allier et arrive vite la fédération dont on voit bien que le sens originel, avant celui du regroupement, est celui de l’alliance au sens du partage des valeurs. Si donc il y a des alliés, il y a du lien et on est en droit de se demander encore si c’est le lien qui crée la foi ou le contraire. J’aurais tendance à penser que tout cela est insoluble, et tant mieux en fait. Si la foi participe aussi à la construction du lien c’est en effet parce que l’autre est fiable, digne de foi et c’est la condition de la confiance, celle qui permet de se confier sans se méfier. Ce qui lie à l’autre, lie également à soi-même car pour être fier de soi, ne faut il pas aussi se faire confiance ? Fierté n’est pas orgueil, c’est même un sentiment très noble qui permet, sans perfidie, de considérer les raisons de ses accords, la valeur de ce qui les fonde. Le préfixe de suppose l’action de quitter, de s’écarter et défier prend alors le sens de quitter la foi. On sent alors que si, pour l’acteur, la défiance est un processus de renoncement, pour la société au contraire, la foi commune est juste car elle est nécessaire au maintien des institutions. Elle se révèle donc construire la norme sociale et défier, c’est remettre en cause le lien constitutif du collectif ou d’un certain collectif. Le défi est alors un acte de passage, révolutionnaire car il remet en cause la croyance établie. Qu’il soit scientifique, sportif ou autre, il remet en cause les certitudes et les nôtres au premier chef. Il est donc pari, il est prise de risque, une manière de s’affronter au danger (de vivre ?) et il suppose une autre forme de confiance, celle que l’on a en l’avenir, un avenir possible et en soi dans sa relation avec les autres. Défier serait alors croire autrement mais, avant tout, croire aussi. HGM


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CULTURE Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp. 467-468.

Je ne vais pas tourner autour du pot : une fois encore, il nous faut prendre les routes de l’Eurasie pour aller à la recherche des sources du mot qui nous occupe. L’étymon de culture est indo-européen et kwel signifie tourner en rond ou se trouver habituellement dans. Il y a donc un double sens originel et partiellement paradoxal qui le rapporte à la forme du cercle et qui fait que, s’il peut être en mouvement, sa forme interdisant de définir a priori son origine ou sa fin, il peut dire la permanence et aussi, par extrapolation, l’enfermement. En grec, kuklos sera donc le cercle qui est la figure symbolique de l’éternité. Le verbe kulindein apportera l’idée de rouler. On voit alors que l’idée et la fonction sont bien souvent associées, voire fusionnées, dans l’esprit humain puisque kulindros signifie à la fois la forme du cylindre et ce rouleau qui écrase en roulant. Le suffixe kolos reprend l’idée de continuité en apportant celle de s’occuper habituellement de. Par une évolution que l’on pourrait qualifier de sonore, le k initial mute en p et nous donne une famille voisine et complémentaire qui fait du polos, le pivot et donne au verbe polein, le sens de tourner autour de et non plus le seul fait de tourner en rond. Nous ne savons pas encore s’il sera possible de sortir de ces cercles que d’aucuns s’accordent à trouver vicieux mais nous savons que ce pivot ne saurait exister que parce qu’il est à égale distance de tous les points du cercle et du mouvement qu’il décrit. En latin, le suffixe kolos donne le verbe colere qui veut dire habiter. Il désigne en premier lieu le plaisir des dieux d’habiter un certain lieu et peut-être aussi leur courroux quand les cultes que leur doivent les mortels ne les satisfont pas. Colere prend ensuite un sens plus vernaculaire pourrait-on dire et le suffixe cola construit la fertile lignée des noms de toutes ces activités en lien avec la nature. L’agricola est donc d’abord l’habitant des champs et ses occupations viennent ensuite, même si elles prennent rapidement le pas. Le colonus est le fermier et la colonia est la ferme et, tout comme la villa deviendra par extension la ville, la colonia deviendra la colonie et la cultura qui désignait le travail et la fructification de la terre deviendra synonyme d’éducation et de civilisation quand elle dépasse le lieu pour s’intéresser à la société. On note alors une des permanences, une des circularités, du raisonnement humain qui nous rattache à des métaphores naturelles. Le colon, s’il va s’occuper de terres nouvellement découvertes, occupe des sites anciennement habités. La colonie n’est donc pas seulement une terre vierge que l’on va cultiver mais aussi une population sur laquelle on projette d’imposer sa culture.

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Si on a coutume de dire que le sens contemporain de la culture est assez récent et qu’il est nourri des alluvions de la Kultur allemande, on sent que là aussi espace et esprit sont liés et on pourrait dire malheureusement, quand on pense aux effroyables conséquences des théories qui en découlent, comme celles du Lebensraum. La notion est enracinée et il n’y faut pas voir un quelconque ravaudage même si la couture désignait en ancien français ces mêmes choses de l’esprit devenues culture depuis le XIVe siècle. La culture appartiendrait-elle donc à la nature de l’Homme, à la permanence du mouvement de la vie qui décrit des cycles qui sont autant de symboles de sa pérennité dans une évolution sans cesse reproduite de la naissance à la mort, de la naissance par la mort ? Pourtant il est des cyclones et en matière culturelle, ne seraient-ils ces révolutions, autres tournants tout aussi cycliques, espérés alors tout autant que redoutés ? On le voit, la culture est associée au fait d’habiter, elle est humaine autant qu’elle est liée à l’établissement de l’Homme, elle est mouvement et évolution autour d’un pivot qui confond alors le lieu et la communauté qui l’occupe et s’en occupe. Elle est culte par essence mais il semble qu’il y ait lieu de se méfier d’un certain culte de la culture qui pourrait s’apparenter à des pratiques ancillaires, autrement dit asservies. Méfions-nous en effet des encycliques des papes de tous bords et préférons les encyclopédies dont le projet était l’éducation par la construction du cercle de toutes les connaissances. Pensons aussi à cette figure de la politique qui est l’hémicycle parlementaire, il est lieu de débats et notamment culturels et si nous avons tendance à le comprendre sous la forme de ses quartiers opposés comme autant de ghettos, n’oublions pas qu’une de ses caractéristiques essentielles est que chacun des points de sa circonférence est à égale distance du centre. Cette polarité là est faite d’intensité et de rencontre. Le débat ne peut s’entendre dans la domination et l’organisation ne suppose pas forcément la hiérarchie. La culture, comme attribut, voire synonyme de la civilisation, s’attache aux groupes et aux lieux qui sont autant de cités pour le meilleur, comme pour le pire, pivot de l’être avec. Il est important de veiller à ce qu’il ne devienne pas celui de l’être contre et que certains universaux, tels que la quête du bien et du beau, puissent continuer leur course sans tomber en quenouille comme l’on dit de certaines familles qui s’éteignent un jour. HGM


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INFORMATION Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp. 246-247

Point n’est besoin d’être grand clerc pour identifier la racine du mot qui nous occupe. C’est la forme qui constitue l’élément essentiel de l’information que nous questionnons. Une première information nous est donnée par le parcours du mot dont on peut dire qu’il n’est pas formalisé ou qu’il a subi quelques déformations appelées de manière savante des métathèses. Pour une fois, la science étymologique ne nous donne pas de référence indoeuropéenne pour le mot grec morphé qui devient en latin forma. Nous sommes confrontés alors à la première métathèse qui inverse les sonorités tout en conservant le sens général. Mais s’agit-il de conservation réelle puisque la signification française de morphé est la forme et celle de forma nous parle originellement d’un moule ? Nous voyons donc que les sens sont irréductiblement liés tout en présentant une nuance relative qui nous fait penser à la démarche du sculpteur qui crée une forme pour ensuite la mouler afin de la reproduire et parfois en plusieurs exemplaires. La forme sculptée décrit et construit une image et ses formes capturées, modelées, dans et par le moule en font un modèle conforme à l’original. L’esprit n’est pas en répit et il convient de ne pas s’abandonner trop vite aux bras de Morphée si nous voulons démouler le tout sans trop trahir les enjeux et déformer le sens. La forme, plus qu’une structure précise, matérielle, est un concept. Il est donc général et se réfère au processus qui nous permet de nous forger des images, d’imaginer, de donner forme au monde et puis de donner du sens à ce qui nous entoure. L’étude des formes, la morphologie, relève de la description puis de l’analyse, interrogeant le monde, les êtres et les choses, elle permet la classification qui est une étape essentielle de compréhension. Je la vois donc comme une action, même si elle est pensée et, pour cela, il faut se garder de rester amorphe dont nous voyons alors qu’il ne veut pas seulement dire sans forme mais sans mouvement, sans énergie. Par conséquent, nous comprenons que cette forme perdrait sa force à se figer et ses métamorphoses, comme des transformations sur la même base, sont sa vraie richesse. Le parcours des mots qui nous intéresse ne nous dit d’ailleurs pas autre chose et ce n’est pas la peine d’en faire un fromage (ou une fourme auvergnate) même si, par une autre métathèse, nous sommes toujours dans l’univers de la forme et du moule ! Au XIIe siècle, le français reprend la famille de forma par la forme, la formation puis le formateur qui indiquent d’abord l’idée de manipulation et de construction. Il y a là expression d’une volonté appliquée à la maîtrise d’une matière, physique ou non d’ailleurs, qui nous laisse entendre que nous sommes dans les fondements des processus culturels.

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Nous ne parlons pourtant pas seulement de volonté agissante et transformatrice, mais aussi de conscience, celle qui fait émerger dans un même mouvement la forme et le sens, celle qui met en forme. Cependant, elle doit bien avoir ses modèles et ses normalisations puisque l’on oppose difforme à conforme sans que le premier nous précise si sa difformité résulte ou non d’une déformation. Le fait d’être informe suppose-t-il que l’on ne soit pas conforme ou fidèle au modèle culturel et social ? Être sans forme s’apparenterait-il ainsi au fait de ne pas se fondre dans l’uniforme; la forme unique ? Mais vous vous récrierez que la nature est pleine de diversité et que la culture sait aussi être polymorphe… je nous interrogerai seulement sur le fait que nous ne disons pas « pluriforme » et que nous préférons la famille grecque à la lignée latine pour exprimer cette idée, il me semble que cette formalisation par les mots est à l’évidence culturelle. S’il existe des formes, elles résultent donc partiellement de l’intervention humaine, l’action de former s’affine avec le temps et les préfixes précisent le sens. Conformer suppose l’idée de former au modèle et déformer nous donne celle d’en sortir. Réformer ouvre la perspective d’une reformation qui présente des nuances notoires par rapport à la transformation et sa promesse d’une nouvelle forme et ce n’est pas négligeable. Nous en arrivons au verbe informer et son préfixe nous situe l’action de création de l’image et de l’idée, celle qui la façonne pour la faire rentrer en nous comme une représentation du monde. Le processus à l’œuvre est bien alors celui d’une formulation, celle qui donne une forme à une matière brute, qui la travaille pour la rendre recevable mais aussi parfois pour en faire des formules qui peuvent être tout aussi bien celles qui résolvent les équations les plus ardues, que celles dont on dit qu’elles sont toutes faites et qui sont le plus souvent très loin d’éclaircir les problèmes qui nous sont posés. On le sent donc, l’information est agissante, elle est un traitement et un façonnage et elle porte en elle tous les risques d’abus qui sont liés à ces actions. Que ce soit de l’ordre du trop comme du trop peu, la limite est bien difficile à établir. La déontologie anglo-saxonne de l’information requiert que l’on sépare l’information du commentaire, comme si l’on identifiait la matière première, de la matière transformée et pourtant, cette information qui rend compte des faits de l’actualité, du présent intervient déjà sur cette présentation. Il ne saurait donc y avoir de neutralité en ce domaine et on peut se féliciter de le savoir car nous pouvons alors nous-mêmes, citoyens, revendiquer la formulation de notre propre opinion. Ce sont des formes essentielles de la décision personnelle tout comme de la démocratie collective et elles n’ont rien à voir avec cette autre notion trop souvent revendiquée de nos jours qui est la performance et qui nous fait agir plus par et pour la forme que pour le fond. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on est l’ivresse dit la sagesse populaire, il en va de même pour les idées : le fond doit toujours privilégier la forme… même si l’on peut revendiquer quelques plaisir à une jolie formulation ! HGM


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CROYANCE Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.144-145

Je vois une certaine logique à une origine latine pour ce mot. En effet la dimension juridique me paraît bien l’une des caractéristiques majeures de la société romaine. L’interrogation philosophique et les questions essentielles du bien et du mal, notamment dans la relation entre les personnes, sont alors codifiées, correspondent à ce que l’on pourrait appeler des institutions et les mots portent le poids de ces notions. Credere est donc un verbe qui signifie à l’évidence croire mais qui suppose aussi que cela se fasse de manière éclairée, on y retrouve alors le sens d’avoir une opinion, en être capable. Dans une perspective transitive, c’est-à-dire relative à un objet, credere prend alors le sens de mettre sa confiance en quelqu’un et lui confier quelque chose. En arrivant à cette notion de confiance, on voit que le verbe credere est associé depuis toujours au substantif fides qui veut dire cette foi qui, en latin, était loin d’être uniquement religieuse. La confiance que l’on évoque n’a-t-elle pas la double signification d’une foi que l’on partage avec quelqu’un et de celle que l’on accorde ? Je crois utile d’approfondir un peu cette explicitation qui me semble plus ambiguë qu’on voudrait bien le dire. Le fait de croire s’expliquerait donc par un sentiment de confiance qui relèverait d’une foi partagée. La foi pourrait alors se comprendre comme antérieure mais comment la définir elle-même si ce n’est que comme la concrétisation, donc la résultante, du fait de croire ? Je ne sais plus ce qui vient en premier et je ne suis pas le premier à me poser cette question. De plus, comme l’entendait la formule : je crois utile d’approfondir, je n’avais pas une totale certitude, il pouvait y avoir des doutes et je n’aurais pas mis ma main au feu comme les grands mystiques et les fidèles jurant sur leur foi. Avec l’adjonction du préfixe ad, credere devient accredere qui signifie en français être disposé à croire et qui donne directement le verbe français accroire qui s’emploie surtout dans la formule faire accroire et qui vient avant le verbe croire dans la langue vulgaire. Parallèlement, de creditus, forme passive en latin, vient notre crédit qui désigne la conséquence et l’objet de la confiance dont nous parlions. Et nous allons voir que les dimensions sont étroitement associées dans nos esprits et nos usages. Faire crédit, avant d’être affecté à un acte financier, est avant tout manifester de la confiance. C’est donc croire en l’autre et notamment en ce qu’il annonce, particulièrement sa solvabilité ou plus précisément sa capacité de rembourser la dette qu’il contracte. Accorder crédit équivaut à donner foi, avoir croyance et faire crédit accordent quant à eux, ce que l’on appelle créance. Les notions sont in-

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timement liés et c’est ce que l’on appelle une simple réfection qui fait évoluer prononciation et orthographe de la croyance à la créance. La créance et le créancier ont de nos jours un sens essentiellement financier mais il demeure néanmoins des dimensions toutes différentes, même si elles sont de plus en plus marginalisées. L’ambassadeur nouvellement nommé pour représenter son pays commence son mandat en présentant ses lettres de créance aux autorités du pays qui l’accueille. Ce document laisse à croire que son porteur est un honnête homme et qu’il est mandaté, accrédité, pour parler au nom de son pays, donc qu’il est digne de confiance dans l’exercice de sa fonction de représentation. Cette lettre de créance est donc un gage au sens d’un garant de confiance et dans le domaine financier, le prêteur, malheureusement plus souvent usurier que seulement créancier, exige aussi des gages mais d’une toute autre nature ! Le gage devient alors une contre-valeur qui veut réduire le risque même de la confiance et la sagesse populaire nous exprime-t-elle autre chose quand elle nous dit que l’on ne prête qu’aux riches ! On pourrait croire que nous nous sommes égarés mais il y a dans ces dédales fiduciaires –ceux des opérations monétaires qui reposent sur la confiance- tout un credo pour un système qui privilégie de plus en plus certaines valeurs bien plus économistes qu’humanistes. On peut alors parler d’une croyance, celle qui lie à un système de valeurs mais parlet-on de la croyance celle qui emporte toute la personne et qui en fait un croyant comme on le dit d’un fidèle ? Il semblerait donc que la foi perde beaucoup à se diviser et que la croyance soit fondamentalement unique. C’est un acte et un fait qui se vit et se constate et ne peut être jugé en fonction de son objet. Il y a donc procès d’intention à considérer l’autre comme un mécréant au seul titre qu’il ne professerait pas la « vraie foi ». Peut-il d’ailleurs y avoir une foi qui serait fausse autrement qu’à penser par principe qu’il pourrait y en avoir plusieurs ? Mais pour donner un peu de crédit à toutes ces assertions il faut que vous m’accordiez un peu de crédibilité, celle qui légitimerait la confiance. Serait-on alors encore dans cette foi qui devrait ne pas avoir besoin de preuve ou dans l’attitude de Thomas qui voulait voir et comprendre pour croire ? Une autre question insoluble et des pôles entre lesquels nous n’avons pas fini de nous agiter car nous pouvons redouter notre propre crédulité et est-il bien sage de faire confiance en l’autre quand nos institutions judiciaires ont tant de mal à assumer la présomption d’innocence ? Pour finir, je vous avouerais qu’il y a dans notre société de quoi se sentir recru, ne plus savoir que et qui croire… s’avouer vaincu en fait. Mais ce serait se dire que l’on ne croit à rien et ce doute même, cette interrogation constitue l’énergie de la foi, du fait de croire et de La croyance : principe d’adhésion et de vie, tout autre que celui qui mène à l’exclusion et la mort tout en se recommandant des mêmes mots. HGM


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INTÉRÊT GÉNÉRAL

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.220, 262-265.

Les origines du mot qui nous intéresse sont, une fois encore, à rechercher dans des espaces habités maintenant par des populations auxquelles nous serions facilement tentés d’apporter quelques leçons de civilisation. Certains me diront que dans la culture, végétale j’entends, ce qui compte pour le fruit, c’est la greffe et donc ce qui vient par dessus… Mais cela m’amène deux remarques : la première tient au fait qu’il n’est aucune greffe possible sans porteur et la seconde qui nous incite à penser que la greffe est une forme d’hybridation destinée à affirmer et développer des qualités intrinsèques. Il y a donc dans ces rameaux porteurs que sont les étymons, une sève qui donne un sens premier et essentiel. Il est une référence continue et les mots qui en sont issus en conservent la trace. C’est encore une racine indo-européenne qui nous occupe donc avec ce es qui est notre verbe être. Il a cependant des caractéristiques avec une certaine rusticité qui ne l’a pas encore instrumentalisé sous la forme d’un auxiliaire ou d’une copule. Cet être existait par et pour lui-même dans son présent même si l’on parle de forme durative pour le définir ce présent. Cet être définit l’être humain tout autrement que par l’avoir qu’idéalisent nos sociétés mercantiles. Peut-être est-il lié à l’idée même de communauté où chacun avait sa place, son statut et son rôle, intangibles ? Une telle proposition répondrait à la formule populaire : « ce qui est sera » et nous serions alors dans une vision particulièrement fixiste. Elle est partiellement battue en brèche par le fait que c’est justement le passé auquel se refuse ce verbe es. On serait alors dans le cadre de cette autre maxime bien connue : « on ne peut pas être et avoir été »… avouez qu’il y a de quoi en perdre son indo-européen ! Et peut-être trouverons nous un peu de logique à tout cela si nous pensons que l’être dont nous parlons est principe de vie et qu’il est tout particulièrement associé au concept de temps. Comment ? Eh bien c’est toute une autre histoire ! Du passage de ce verbe en grec, nous retiendrons surtout son participe présent ontos qui est substantivé pour définir l’être dans une acception totale, ontologique pourrait-on dire. En latin, le radical donne le verbe esse qui signifie également être et offre lui aussi une curiosité temporale puisque son parfait apporte l’idée de croître, ce qui donnerait à penser encore une fois que l’humain ne peut se concevoir en tant qu’objet statique. Est-ce parce qu’il exprime l’essentiel que ce verbe n’avait et ne pouvait avoir originellement de participe présent ? Le mode conjugué qualifie l’action dans son instant ou aussi l’instant de l’action et nous parlerions alors de l’être dans l’instant

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ou de l’instant de l’être, ce qui se révèlerait un pléonasme. Il fallait bien le questionnement d’auteurs tels que Cicéron pour que soit inventée l’essentia qui nous donnera en français l’essence, ou César pour une autre formulation : l’entitas qui donne la famille de l’entité. Il y a là des nuances fines et fondamentales qui expriment le regard porté sur le monde : on pourrait parler alors de logiques structurale et structurelle associées pour décrire le singulier, le spécifique. Elles sont des degrés subtils de sens que nous avons intégrés et qui ne nous interrogent plus mais qui méritent d’autant plus que nous les questionnions. Ils appartiennent à la quintessence de la langue, tout comme l’éther est le cinquième élément de l’univers. Les principales formes dérivées utilisent les préfixes ab ou prae pour nous dire l’absence et la présence ou, en quelque sorte, l’être qui se retire et celui qui se projette. Construite avec le préfixe inter qui signifie entre, la forme interesse suppose donc que l’être se situe dans la résultante de la différence entre deux entités. C’est donc la différence qui importe et qui permet de faire le choix et de juger de ce qui est intéressant ou digne d’intérêt. Mais cela supposerait-il aussi que ce qui intéresse l’un peut ne pas intéresser l’autre ou qu’un intérêt particulier se définirait dans la différence par rapport à un autre intérêt spécifique ? Passons maintenant à la langue française, le sens premier de l’intérêt correspondra donc à un préjudice subi qui atteint l’essentiel. Est-ce donc parce que l’essentiel devient rapidement le capital, le principal au sens où La Fontaine emploie le mot ? Est-ce pour dire la compensation du préjudice potentiel couru par celui qui risque un prêt ou encore pour exprimer que cette rémunération résulte de la relation entre les deux parties que le mot prend le sens financier que nous lui connaissons ? Mais la question me paraît en fait moins intéressante que cette idée de choix et de jugement qui est intimement associée au mot intérêt. Elle lui donne toute sa force dans son humaine décision et c’est alors que vient ce qualificatif général qui nous apporterait l’idée que cet intérêt pourrait se définir de manière plus universelle. On serait peut-être confronté à un oxymoron et il faudrait donc l’assumer, encore que, pourquoi faudrait-il absolument que l’intérêt général soit différent de l’intérêt particulier et qu’il trouve sa définition même dans cette différence ? Que nous apporte donc ce général ? Adjectif, il est plus proche se ses origines que substantif puisqu’il ne porte pas le poids du pouvoir mais plutôt celui d’une autre essence que celle qui nous occupait précédemment. Ces racines, indo-européennes également, portent l’idée de naître avec le radical gne. Le grec le développe autour de genos, qui induit les sens de naissance, famille, race, et de genesis qui indique la force productrice, l’origine ou la création. Le latin, de son côté, précise les distinctions originelles et l’intérêt des nuances pour donner à partir de nascere, toute une descendance autour de la naissance qu’il oppose implicitement au néant de ce qui n’est pas encore au monde, et à partir de gens, toutes les notions associées à l’idée de famille.


La gens latine est une institution sociale essentielle, elle structure les bases de la société et donne ce nom qui fera que des gens seront des gentils et notamment des gentilshommes qui connaissent et peuvent revendiquer leur famille et ses droits : leurs droits. Encore faut-il pour cela, ne soyons pas ingénus, être « né », comme on dit ! Pas de naïveté donc, la gens est en premier lieu une structure de classification et de regroupement. En science et pour tout raisonnement, la démarche est essentielle et elle permet l’établissement des genres qui articulent la construction de notre représentation du monde. Ce qui est général appartient de ce faut et présente toutes les qualités essentielles du genre. Il est porteur de l’essence de l’être dans ce qu’il a d’ultime et ne saurait rendre compte de toutes les entités en ce qu’elles ont au contraire de singulier. Mais ces généralisations peuvent être dangereuses car elles incitent aussi à identifier ce qui dégénère en s’écartant de la norme. L’un des seuls remèdes à ces tendances que l’on voit si souvent fleurir en ces temps ou le germe de la barbarie semble être dans la revendication de la civilisation même, me semblerait un peu plus de générosité. Laissons donc les conclusions en suspens, il est dans la nature de l’homme et de l’humanité de s’interroger et c’est là qu’est leur génie et aussi leur intérêt…- particulier et/ou général ? – tout est alors question de culture et peut-être aussi de renaissance ! HGM

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RÉSISTANCE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.220, 262-265.

Les auteurs du dictionnaire ont fait le choix du verbe ester pour lancer la rubrique qui va nous intéresser et il me paraît piquant de noter que c’est une formulation judiciaire. Cette orientation peut sembler curieuse car la famille est large, elle occupe plusieurs pages et les mots sont loin d’être majoritairement apparentés au vocabulaire juridique. Ester exprime une dimension éminemment intellectuelle d’un concept de base qui est avant tout physique. Sur les plateaux indo-européens où les fleuves de nos langues les plus pures prennent leurs sources, on ne peut douter que les premières expressions rendaient compte, dans leur concision même, de l’essence de l’activité humaine. Sta, qui s’exprime fermement, signifie donc en indoeuropéen : être debout. Le verbe grec dérivé histanai garde le même sens et la forme nominale dérivée statis décrit l’action de se tenir et donc la stabilité ou plus intellectuellement l’état. Si stadios décrit ce caractère fixe qui donnera le stadion qui établit la mesure de l’arène et de la course aux alentours de 180 m, statikos, plus que l’immobilité, privilégie le sens de l’équilibre pour affiner la même notion. Il ne me paraît pas inutile de nous attarder un peu à la construction de cette famille grecque avec l’apport des nombreux préfixes qui distribuent les nuances et modulent merveilleusement le sens. Existanai s’il se traduit par faire sortir et mettre hors de soi nous prépare une famille française autour d’exister qui prend un sens bien plus intentionnel que nous aurions pu le penser. Extatis qui est la substantivation du verbe précédent nous entraîne sur des chemins a priori paradoxaux mais qu’il est agréable d’associer, ceux de l’extase, ce ravissement de l’esprit qui mène hors de nous. Si methistanai signifie déplacer, metastase veut donc dire le déplacement avant la prolifération. Sunistanai donne la formule assez lourde placer debout en même temps mais qui devient très significative quand on sait qu’elle devient sustêma qui ouvre notre famille du système et qui lui donne son sens fondamental en tant que réunion en un tout de plusieurs parties diverses. Nous choisirons pour achever ce survol, le verbe huphistanai dont le sens est placer en dessous et qui nous offre à la fois l’hupostasis ou le fondement, avec le sens philosophique dérivé de substance et aussi le stulos ou la colonne qui établit la stabilité d’un édifice et, par extension, lui donne son style en particulier selon son décor. La famille latine est également particulièrement riche et ouverte. Elle est totalement construite autour du verbe stare qui veut également dire se tenir debout qui nous donnera l’ester dont nous parlions mais plus largement

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aussi, l’être bien plus fondamental. Les plus diverses déclinaisons s’ouvrent à nous et nous donnent à penser. De ces prémisses naît l’État qui existe notamment par ses lois, ces règles qui permettent aussi d’établir et de fixer les pratiques sociales qu’étudient les statistiques, ces dénombrements qui intéressent l’État et aident le jugement des gouvernants. Il serait peut-être utile de s’arrêter maintenant pour ne pas devenir rétifs mais, même s’il nous en coûte un peu, nous allons poursuivre néanmoins par quelques autres constats, ces mots créés autour du radical sta qui indique la fixation et évidemment la stabilité, celle de l’instant précisé par la circonstance qui peut devenir un obstacle qui arrête nonobstant toute prestance. Le radical stit institue au sens où il instruit pour établir les institutions communes parfois organisées par une constitution qui doit restituer toute la puissance du peuple souverain sans substitution ou prostitution du pouvoir qui mériterait destitution. Ces jeux de mots nous prouvent combien les idées qu’ils organisent bâtissent une représentation essentielle de notre collectif tout comme une parole donnée établit la relation entre les êtres. La forme sist est véritablement celle qui nous intéresse, comme les autres radicaux, elle véhicule en premier lieu cette idée de l’être au monde et sa conscience. On le retrouve en premier lieu dans le verbe exister qui suppose une relative extériorité vis-à-vis de l’environnement pour permettre cette conscience agissante qui consiste au final à ne pas assister sans réaction aux mouvements du temps. Subsister seulement semblerait n’être en effet que vivre sous un joug mais certains n’ont malheureusement le choix et il leur faut déjà du courage pour résister sans se désister ! La résistance est bien plus ancienne que le résistant qui est une appellation que l’on ne créa que dans les circonstances que l’on connaît au XXe siècle. Résister était alors faire face à des mouvements, des idées et des actes qui remettaient en cause l’état du monde et en l’occurrence un humanisme qui pouvait ne pas persister et semblait oublié par bon nombre d’humains. Mais résister n’est pas toujours aussi positif et certains ont su également se lever contre l’évolution politique et, en leur temps, restaurer l’ordre de ce l’on avait trop vite appelé « l’ancien régime ». Il faut compter avec l’obstination de ceux qui sont tellement stables qu’ils refusent tout mouvement et tout progrès collectif qui aille à l’encontre de leur intérêt systématique. Ils invoquent un destin qui aurait fixé le cours du monde et leur aurait octroyé un statut privilégié. Mais quel est ce destin du monde ? Peut-on le croire ainsi arrêté par une raison supérieure qui nous impose un futur malgré notre volonté ? L’idée n’existe-t-elle pas que pour être débattue pour que nous puissions nous tenir debout face à toutes les fins promises à un monde qui nous appartiendrait de moins en moins. Pour cela, il me semble qu’il faut beaucoup de chaleur humaine et un peu de folie, de celle peut-être qui se crée autour de certains breuvages aux tables de nos estaminets et qui nous aident à faire advenir ce que Brel appelait l’extase ! HGM


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RICHESSE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert, p.484

Pour une fois, c’est vers la source franque de notre civilisation, de notre culture, qu’il faut retourner pour trouver les origines du mot qui nous intéresse. Qu’il me soit d’ailleurs permis à cette occasion, de remarquer que cette langue franque, parce que germanique, est loin d’être la plus influente dans la constitution de celle que nous parlons maintenant. Bien que les sonorités donnent beaucoup de complicité aux adjectifs franc et français, notre filiation culturelle méditerranéenne présente bien plus richesse, quantitative au moins ! J’en viens maintenant à préciser le parcours de cet étymon en notant qu’il est très court ainsi que la notice de notre cher dictionnaire. On ne s’empêchera pas pour autant des digressions que nous espèrerons pleines de richesses. Ce riki originel signifie puissant et c’est une extension sémantique qui fait advenir le mot riche sur cette première base. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’étymon, en allemand, donne directement le mot Reich dont on certains échos nous font encore passablement frissonner. L’adjectif substantivé, en allemand porte donc le sens d’empire et sans trop approfondir, nous noterons pourtant que c’est bien la notion de puissance qui est première en l’occurrence. Dans l’évolution française, l’adjectif riche précède dans le temps le substantif richesse. On pourrait ainsi dire que la langue constate avant de conceptualiser et je n’hésite pas à jouer encore sur les mots pour mettre en évidence la relative pauvreté de la famille. L’étymologie nous habitue à des ramifications nombreuses, riches de sens, où les préfixes jouent un rôle essentiel. Il va parfois jusqu’à remettre en cause la notion première comme pour le a privatif dont nous sommes coutumiers. En l’espèce, il ne me semble pas inutile de préciser que l’on ne trouve guère que l’enrichissement et la notion contraire ne trouve pas à s’exprimer dans la famille étymologique. Un détail qui porterait avant l’heure la maxime populaire qui dit qu’il ne faut pas confondre torchons et serviettes ! Je m’égare et j’avoue bien volontiers quelques a prioris. Un peu de circonspection s’impose à mon avis : si être riche, à l’origine, c’est être puissant, que porte en elle cette orientation ? La famille du mot, ses cousinages peuvent nous apporter des éclairages car être puissant se peut-il sans pouvoir et être riche sans posséder ? Tous ces mots appartiennent à la même famille et, une fois encore, ce n’est pas sans signification. Avoir du pouvoir, cela suppose être en capacité et maîtriser sa vie, son destin, son corps…, avant de maîtriser les éléments, l’environnement, l’autre. Comme tant de notions, très positives en soi, elles deviennent négatives dans l’excès, dans l’abus. Pour ce qui est de l’idée de posséder,

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la même nuance est peut-être dans la confusion avec celle de propriété. Si être en pleine possession de ses esprits par exemple, suppose que l’on soit totalement maître de ses réflexions, on sait par ailleurs qu’en matière d’idées, il ne saurait y avoir de propriété. Posséder serait donc, à ce niveau au moins, très différent de détenir en propre qui est le sens de cette propriété, attribut de la modernité et fondement considérable de la société qui en est issue. Il y aurait donc bien de l’avoir dans cette richesse et ne nous masquons pas la réalité, si l’avoir n’est pas l’être, l’argent contribue aussi au bonheur des gens. Il permet d’avoir les moyens et donc les outils pour vivre dans la société contemporaine. Mais au-delà du nécessaire, voire du suffisant, c’est encore une fois cette notion superlative de l’excès qui intervient puisqu’on la retrouve à l’origine de la signification du mot luxe. Pourtant, qu’est-ce qui est de l’ordre du luxe au fond ? Ne peut-on dire sans risque de se tromper que, comme tout dépassement de limite, il dépend à l’évidence de l’endroit même où l’on fixe ces limites et en l’occurrence des normes sociales et économiques en vigueur ? Dans notre société, il n’y a pas à s’étonner que le qualificatif soit le plus souvent lié au prix qui semble malheureusement ne survivre que dans son acception monétaire. La traduction qu’il suppose, comme une échelle parmi d’autres, réduit considérablement la signification première qui tient à la valeur que l’on accorde et dont l’enjeu est la qualité particulière d’un objet de désir. On peut apprécier, donner du prix à une chose, une idée, une relation et découvrir que tout cela n’a pas de prix sans que ce soit d’ailleurs hors de prix puisque c’est hors de toute relation mercantile. Il y aurait donc le sentiment d’un luxe particulier dans la conscience de privilèges qui sont à la mesure des manques ou des déficits du monde contemporain comme le temps par exemple. Pourtant, le luxe de l’un n’est forcément pas celui de l’autre puisque le temps dont le travailleur est si pauvre, le chômeur en dispose en surabondance et il n’en est pas plus riche pour autant. L’essence de ce luxe est donc relative, tout comme la richesse. L’argent n’est bien qu’un moyen parmi d’autres, bien faible d’ailleurs, pour en estimer la valeur, un moyen qui aurait malheureusement submergé sa fin. L’idée est également présente à d’autres niveaux et les mots nous le disent encore. La fortune est souvent employée comme synonyme de la richesse mais c’est un abus de langage et une autre hypertrophie financière qui a fait glisser la fortune du domaine de la chance, celle que l’on court avec tous les risques que l’on affronte et l’espoir de son résultat potentiel à une traduction bien vulgaire.


Tout comme un plat, un texte ou une idée peuvent être riches au sens où il sont généreux, foisonnants et roboratifs mais, de même qu’en cuisine, ne sont-il aussi propices à de lourdes indigestions ? j’en arrive à craindre ce danger ! Mais pourtant, la modération que l’on nous recommande si souvent est-elle bien la solution ? Et puis, un riche ouvrier n’est-il pas, pour le langage populaire et dans toute la noblesse de son art, celui qui maîtrise ses ressources aussi bien que ses gestes, bien souvent trop peu rémunérés ! J’aimerais enfin noter que si l’on peut s’enrichir, on peut aussi enrichir et notamment un sol. On y parvient surtout en l’amendant, en lui adjoignant d’autres composants dans une sorte de métissage plein de fécondité et donc de richesse… celles de promesses de bonnes fortunes qui pourraient celles de tout notre monde si l’on se prenait à le cultiver sans avarice. Cela signifierait d’ailleurs que l’on envisage de toutes autres spéculations que financières ! HGM

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ÉDUCATION

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert, pp. 126-127

C’est en repensant aux mobilisations étudiantes face à ce que l’on appelle au Québec « la privatisation de l’éducation » que je débute ce texte. Elles sont relatives car nous sommes en Amérique où la globalisation néo-libérale et l’intégration continentale, voulue par les accords de la ZLÉA (zone de libre-échange des Amériques), ne font pas l’unanimité de la critique. Pourtant les protestations deviennent plus nombreuses et on sent poindre une responsabilisation qui pourrait devenir une « participation » telle que nous en rêverions pour une société qui peut parfois rechercher le confort jusqu’à s’aveugler ou vouloir ne pas voir. Mais cela est-il si différent ailleurs ? Il est si facile de suivre les messages de ce marché devenu l’état de nature de la société et qui fait que tout se réduit à un moment ou à un autre – le plus tôt étant le mieux – à des dogmes « objectifs » d’efficacité et de rentabilité. Où se situe-t-elle donc, cette rentabilité et n’a-t-on pas trop tendance à la traquer seulement dans des limites quantitatives et financières ? La privatisation de l’éducation est ce mouvement qui permet aussi d’appliquer, dès les plus jeunes âges, des stratégies d’efficience, des approches par compétences, des pédagogies par projets; des démarches qui peuvent paraître particulièrement séduisantes mais qui se réduisent souvent à une spécialisation des apprentissages. C’est bien de rationalisation dont il est question alors que tous les rêves devraient être encore possibles, en premier lieu celui qui parle d’égalité des chances et d’éducation pour tous dans la connaissance profonde et l’attachement au sens d’une autre expression : le service public. Je tiens à vous dire aussi, avant de rentrer dans la chair de ce mot éducation, que je le préfère grandement à celui d’instruction ou de formation qui ont des relents encadrant, formatant pourrait-on dire. La fonction éducative m’apparaît de plus en plus comme la mission la plus noble de la société humaine. Elle est un acte de foi qui fait que l’on se projette sur un futur que l’on peut, que l’on doit, penser meilleur. Il s’agit bien d’une libération qui veut donner aux générations futures, la maîtrise de leur destin et de leurs choix. Est-il possible alors, de penser qu’elle puisse ne pas être fondée sur l’espoir ? Celui d’une possible « suite du monde » comme dirait mon ami Mathieu… D’où vient donc ce mot qui nous est si cher et qui nous fait tant débattre ? Sa racine est latine et elle claque dans une syllabe sonore, celle du dux, le chef qui est le signe de la magistrature et du pouvoir dans la société romaine. Il nous a donné directement les ducs, ces aristocrates qui avaient tous pouvoirs sur leurs fiefs dans l’occident médiéval. Le pouvoir est donc la référence primordiale pour cerner le sens de cette famille.

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Depuis ce radical impérieux, la famille s’élargit et les préfixes, en latin comme en français, en affinent le sens. Le verbe ducere signifie diriger aux deux sens de ce mot : indication de lieu et de maîtrise, sur les êtres comme sur les choses d’ailleurs. Combiné au préfixe cum, c’est bien-sûr ce même double sens qui s’exprime et qui nous donne le verbe conducere, conduire en français. Il s’agit donc d’amener et de tirer, les déductions qui font descendre, les inductions et les introductions qui font entrer. Les sens s’accumulent et ils oublient vite les perspectives descriptives pour des horizons plus interprétatifs. Si la traduction induit la traversée et donc le passage du sens, la production mène en avant et la réduction ramène. La première serait donc positive parce que prospective, alors que la seconde serait négative car elle suppose une action, directe ou indirecte de limitation. Faut-il pour le confirmer, seulement évoquer la formule « réduire en esclavage » pour fixer les choses ? Mais quand la production et l’économique, qui l’élargit encore, deviennent les deux références les plus importantes de notre société, on ne peut s’empêcher de penser instinctivement à de nouveaux esclavages.! Les pressions du pouvoir, notamment économique, peuvent conduire les individus à y accepter des conditions dégradantes. Notre mot éducation apparaît assez tardivement et c’est autour de Fénelon ou Rousseau qu’il trouve ses lettres de noblesse ou de cachet, tant il pourra être à la fois loué et décrié. C’est donc avec le XVIIe siècle et les Lumières qu’il émerge comme si la question ne se posait pas précédemment. Il n’est pas indifférent de se rappeler que c’est la même réflexion qui promeut ce que l’on appelle la modernité : l’idée de nation et celle de citoyen, la liberté et la responsabilité qui y sont associées. Éduquer vient de la forme latine ex-ducere et, contrairement à des idées trop facilement reçues, il ne s’agit donc pas d’amener l’enfant (entre autres) au savoir, à la connaissance, mais surtout de le conduire hors de, d’assurer qu’il ait tous les moyens et les instruments de son émancipation. C’est donc dans la libération que se définit la démarche éducative mais remarquons qu’il y a là rapport humain, relation, qui sont aussi entreprise de séduction pour le meilleur comme pour le pire. Le pire étant cette corruption de l’esprit qui existe potentiellement dans l’acception du mot et qui userait de tous les artifices pour conduire l’être dont on a la responsabilité vers des directions indignes… Mais la responsabilité n’est pas que chez l’éducateur et chacun a aussi la responsabilité de ne pas être ou se comporter en andouille. Il y faut de la volonté résistante et on peut alors se demander où l’on s’éduque à cette responsabilité, à cette lucidité critique alors qu’on peut douillettement accepter de se faire diriger vers des chemins oublieux de notre dignité même, celle de savoir rester maîtres de notre destin, de savoir se conduire.


Je regrette toujours plus que l’on renonce à cette éducation au risque qui me paraît tellement plus essentielle que la folie sécuritaire et dénonciatrice de l’autre dans laquelle nous nous enfermons plus chaque jour. Apprenons et éduquons à tous les dangers et toutes les merveilles du monde (qui sont si souvent les mêmes choses !), quitte à nous faire doucher parfois. Rien ne sert de redouter même s’il faut avoir conscience de toutes les menaces, de tous les échecs possibles. Redouter, c’est se retirer a priori et il me semble que nous n’avons de choix que de faire face pour diriger notre route. Apprendre à savoir n’est pas tout, éduquer c’est aussi transmettre des valeurs et des principes, émancipatoires au premier chef, une réciprocité, qui nourrit à la fois celui qui donne et celui qui reçoit. HGM

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PARCOURS

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.138-139

Pour une fois, il ne nous est pas nécessaire de courir jusqu’aux plateaux eurasiens pour retrouver la racine du mot qui nous intéresse. La source est latine et elle est directe puisque c’est le verbe curere qui est concerné avec le sens originel de courir. On se dit alors que le cours de notre réflexion sera bien court… autre moyen de dire que l’effort ne sera pas long et que la pensée ne sera pas trop lourde mais il ne faut nous réjouir trop vite car on nous précise l’existence d’un dérivé immédiat en latin qui est cursare et qui donne l’idée de courir sans arrêt. On en vient donc à se poser la question de savoir en quoi consiste l’action décrite par le verbe courir. S’il s’agit bien du fait de se déplacer au seul moyen de ses jambes, il est différent de la seule marche et il est qualifié : c’est donc là que va se situer toute notre interrogation. Seraitce donc marcher vite, aller vite à pieds et sans arrêt, aller ainsi avec un but précis ?... Je suivais le cours de mes pensées et me venait alors l’idée qu’il y avait un curieux et inextricable mélange entre les fins et les moyens autour de ce mot. Une confirmation me venait en effet quand je constatais que le currus, substantif directement issu du verbe curere et qui avait dans son origine étrusque le sens de char. Il s’agit alors du véhicule nécessaire au déplacement, du moyen pour la fin. Il y avait donc l’expression de l’intention de construire un outil. Il était doublement véhicule puisqu’il portait à la fois le mouvement et le sens. Mais les pourquoi de l’enfance nous reviennent alors et au final, l’idée de se déplacer était-elle suffisante pour donner ou rendre compte de tout le sens de l’action ? On se rend vite compte que non puisque le latin crée un adjectif sur la base de ce substantif : curule. Il qualifie notamment le siège du char mais on note alors qu’il ne s’agit pas de n’importe quel char puisque la chaise curule deviendra un attribut du pouvoir. Le char dont on parle est donc un véhicule d’apparat et le siège qu’il porte ne sert pas qu’à transporter confortablement mais aussi à montrer et n’est-ce pas l’idée de l’ancienne sedia gestatoria pontificale actualisée dans la présente papamobile par exemple ? Je m’étonne à découvrir une fois de plus que les choses ne sont pas aussi simples qu’elles le paraissent à première vue et que courir sans but constituerait en quelque sorte pour l’être humain, l’exception qui confirmerait la règle. Vous m’objecterez alors que l’on peut courir pour l’amour du sport seulement mais ce serait vite oublier le plaisir de se dépenser, le souci d’entretenir son corps et le sens revient une fois de plus avec des finalités qui s’éclairent.

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Un dernier mot latin, directement passé dans le français moderne, nous apporte une autre piste. Il s’agit bien sûr du cursus, notamment scolaire mais qui peut être aussi honorum et on se demande alors s’il s’agit de la même chose mais je crois bien que je m’égare… Le cursus, quel qu’il soit, indique le cheminement au sens de chemin suivi, voulu. Il y a donc une idée de volonté et une intention et ne serait-elle que de suivre le courant, le sens du mouvement de la vie, des habitudes sociales, de reproduire sans aller à contre-courant, cet accompagnement de la norme n’est pas que soumission obligée à une contrainte extérieure comme on le pense trop couramment, trop habituellement ? Être pris dans le flot des habitudes et le flux des normes n’est donc pas qu’involontaire et, pour être dans le cours des choses, on peut aussi garder la tête hors de l’eau. Tout comme la mission de l’éducateur n’est pas que de donner son cours de manière à ce que l’élève intègre son enseignement mais bien qu’il se l’approprie, qu’il le fasse sien en toute connaissance de cause, en toute liberté critique, ce qui nécessite, vous en conviendrez, un véritable apprentissage. L’exercice du curriculum vitae, cette synthèse du parcours de notre vie ne nous dit pas autre chose quand il nous confronte à la nécessité de rendre compte de nos acquisitions et aussi de nos choix. C’est une des récurrences de la vie au sens d’une permanente confrontation pour l’individu. L’adjonction de quelques préfixes autour de notre radical va nous apporter, encore une fois, quelques orientations pour poursuivre notre réflexion. Je noterai donc en premier lieu que si le concours a hypertrophié l’esprit de concurrence dans la société contemporaine, concourir voulait d’abord dire courir avec, et par suite se mesurer à, mais surtout contribuer à un projet commun. Si l’on peut encourir une sanction, au sens de prendre un chemin qui n’est pas conforme à la loi, par exemple on peut aussi se retourner vers la loi et la société pour recourir un secours notamment qui prend le sens d’une action de support et de soutien et c’est une autre raison de penser qu’il est paradoxalement essentiel à l’exercice d’un parcours autonome. Mais vous m’objecterez peut-être que tout cela n’est que du discours, que ce n’est que faire courir sa pensée d’un côté et de l’autre sans but. Cette opinion vous appartient alors et l’idée est aussi présente dans le parcours qui, avec le préfixe per ne donne pas l’idée de traversée mais d’au-delà, d’ailleurs, de hors limites peut-être. Le risque est alors de se perdre mais peut-on ne pas le prendre ?


Il peut être vraiment dangereux dans le parcours d’une vie. Ce serait pour moi l’exemple de ce courtier qui court pour porter les ordres d’une économie qui oublie sa raison et son but dans l’ivresse de sa course spéculative justement. Il peut aussi être présent quand on se fait le courrier de quelques messages critiques pour le cours des choses et dénonciateurs de quelques conséquences encourues car le porteur du message est souvent accusé en leur nom. En l’occurrence et pour terminer, je relèverai aussi que la vie est un voyage au long cours, que nous avons besoin de toute notre conscience pour décider et profiter de son chemin mais que ce parcours n’acquiert toute sa justification que dans son but. HGM

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ÉVOLUTION

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.587-589

Nous devons bien l’avouer, nous l’avouer, c’est une certaine représentation du monde, de la vie et l’être humain qui conduit nos raisonnements. J’ai dû garder une âme enfantine puisque j’ai coutume de me poser des questions auxquelles j’ai bien du mal à trouver des réponses. L’une d’entre elles, vous allez rire, est de savoir si le contraire de cet « ici est maintenant » qui est une de nos définitions « culturelles » du présent, aurait bien pour contraire un « là-bas et toujours » ? Mais alors, autre questionnement : si je comprends que là-bas désigne un ailleurs, le toujours a-t-il besoin d’une préposition pour prendre tout son sens ? Est-ce que je parle de pour toujours ou de depuis toujours ? Je ne vous entraînerai pas plus longtemps dans ces circonvolutions que je vous laisse qualifier pourtant il nous faut, une nouvelle fois, aller vers un ailleurs pour trouver la source des mots de notre temps et de chez nous. Nous sommes des héritiers et le trésor qui nous occupe est modeste, trois lettres, un son d’origine indo-européenne comme on dit ; wel qui signifie rouler. Comme le remarquait en son temps Germain Bazin, le processus de construction des idées humaines semble suivre une loi géographique qui irait de l’est vers l’ouest. C’est ce qui advient pour les mots semble-t-il, puisque leur chemin emmène notre étymon vers la Grèce. Mais alors, notre monde étant une sphère, tout serait-il donc amené à revenir au point de départ comme certains le pensent ? Où plutôt, la course à l’Ouest mythique se serait-elle arrêtée quelque part entre Atlantique et Pacifique dans un état qui semble enfin connaître le sens du monde et les mots pour le dire ? Un sens imposé d’ailleurs, de plus haut, et qui s’impose ici, qui fait aussi que dans son « Deep West » à lui, des théories telles que celles de l’évolution sont interdites d’enseignement… En grec donc, wel donne naissance au verbe eluein qui veut dire rouler avec le complément de sens intéressant de s’envelopper dans. Cette précision venant peut-être contrarier une sagesse populaire qui nous fait dire bien souvent que « pierre qui roule n’amasse pas mousse ». Une autre ramification grecque se construit autour du mot helix qui signifie spirale et non pas directement hélice ce qui nous fait une nouvelle fois noter que la rotation, son mouvement, est importante mais que le point d’articulation et de référence est essentiel à son développement. La même perspective est inscrite dans le radical latin puisque le verbe volvere signifiant rouler, il donne volutus au passif et puis le substantif voluta qui désigne la bande roulée qui orne les chapiteaux ioniques des architectures antiques.

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Toujours roulés sur leur supports, les papyrus et leurs écrits qui se présentent en volumen qui sont autant de rouleaux et de trésors. Ils donneront bien sûr, par assimilation, une filiation littéraire dont les volumes s’accumulant sur les rayons de nos bibliothèques qui peuvent parfois être regardés comme un encombrant volume limitant notre rayon d’action ! Mais le volubilis qui donne son nom à une liane dont les belles fleurs sont si fragiles, porte l’idée de tourner vite, tout comme la langue dans la bouche ou les idées dans la tête et leurs fruits sont peut-être aussi temporaires que ces superbes calices bleus dont nous parlions. Le jeu habituel des préfixes confirme la logique axiale puisque convolvere veut dire s’enrouler autour, involvere ; envelopper et on voit bien ici la nature du sens du mot anglais involvement. Devolvere, quant à lui donne la devolutio juridique qui prend la signification de l’abandon, et evolvere déroule avec une substantivation en evolutio qui est indique le déroulement et ne nous parle pas encore d’évolution. Mais la revolutio suit le verbe revolvere et nous parle d’un retour au point de départ, ce qui ne lasse pas de nous questionner. En français, une première famille se construit autour de volvere et contribue à exprimer l’acte de bâtir. Les voûtes et voussures ne sont-elles pas en effet les enroulements articulés qui structurent bon nombre de nos édifices ? Mais la filiation peut être plus péjorative et nous apporte le verbe vautrer dont l’emploi est grammaticalement réfléchi même si l’action qu’il représente ne l’est pas toujours et dans quoi les vautours de tous bords peuvent-ils bien se vautrer, s’enrouler ? Mais à trop s’enrouler dans les mots ne court-on pas aussi le risque de galvauder la langue, de ravauder le sens et de ne créer au final qu’un vaudeville bien superficiel ?... Les idées toutes faites ne sont-elles pas en fait porteuses de ce risque et n’estce pas ce contre quoi il conviendrait de se révolter en essayant de ne pas trop voltiger de ci et de là, sans trop de volte-faces ni de désinvolture ? La révolution nous arrive avec le XIIe siècle pour décrire la course des astres et nous percevons encore qu’il faudra des révolutions d’un autre ordre pour que l’on en vienne à remettre en cause des centralités qui pourraient relativiser la place de l’homme dans tout le système. On pourrait penser que ces débats relèvent d’un passé révolu et pourtant certains obscurantismes semblent avoir la vie dure. L’évolution ne porte le sens de changement que nous lui connaissons que depuis le XVIIIe siècle et on peut voir que c’est bien l’esprit du temps des Lumières qui guide ce passage et l’abandon de certains arrimages métaphysiques. Auparavant son emploi était surtout militaire et désignait les mouvements des troupes en campagnes.


Il est donc bien différent, ce sens qui évolue, qui changerait tout en conservant ses liens avec son origine, et dont on peut se demander s’il ne prend pas alors le risque de perdre l’axe sur lequel il était arrimé. Mais il cohabite avec d’autres idées qui relèvent toutes du mouvement et du processus, comme un projet pour le monde dont on pourrait espérer qu’il tourne autour de la notion de progrès. comme un axe du Bien. ! Voilà le rôle qui nous est dévolu, je ne nous vois pas d’autre mission que de contribuer à ces belles évolutions et j’espère bien qu’il ne nous sera pas nécessaire de prendre les révolvers pour lancer de nouvelles révolutions. En tout cas, il conviendrait bien d’en finir avec les valses hésitations et de choisir de rouler pour le meilleur du monde. Je ne sais pas pour vous, mais j’ai ma petite idée là-dessus ! HGM

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MÉTROPOLE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.350-352 et 444-445

Un des agréments de la vie montréalaise est de pouvoir habiter une maison avec jardin à seulement cinq stations de métro du centre-ville. Si j’avais à prendre le train, il est évident à chacun que je serais un banlieusard, ce qui voudrait dire ici que j’habiterais vraisemblablement une villa cossue dans une périphérie calme. Que ce soit à Montréal, à Paris ou à Lille, on comprend quand on parle de métro, que l’on évoque un réseau de «chemin de fer urbain à traction électrique» à l’image du projet qui avait été déposé en 1895 par Edmond Huet directeur des travaux et Fulgence Bienvenüe ingénieur en chef chargé des approvisionnements en eau de la ville de Paris. Si l’énergie électrique était décisive pour envisager une telle construction, notamment souterraine, et constituait la différence principale avec les autres chemins de fer en activité alors, c’est la dimension urbaine qui fut retenue par l’appellation quotidienne puisque le métropolitain est autrement plus musical que l’urbain. Vous me pardonnerez une petite incursion poétique pour citer Apollinaire qui exaltait les bruits de la ville quand ils n’étaient peut-être pas encore pollution phonique, les progrès techniques quand ils n’étaient pas encore inhumains : « Soirs de Paris ivre du gin Flambant de l’électricité Les tramways feux verts sur l’échine Musiquent au long des portées De rails leurs folies de machines » Pourtant, l’énergie n’était pas seule en cause car le tramway demeure le tram et le métro a acquis ses lettres de noblesse qui le font souterrain et sont la marque d’une capitale, internationale bien sûr, à l’instar de ce que voulait devenir Montréal grâce à l’Expo Universelle de 1967. Elle se dota donc alors d’un métro qui la fit peut-être devenir métropole alors qu’elle n’était pas capitale… Si l’on s’intéresse à la structure du mot métropole, on voit nettement qu’il a deux parties comme deux bras français s’agitant sur le balcon de l’Hôtel de Ville de Montréal, le 24 juillet 1967 justement, pour affirmer avec l’autorité de la métropole : « Vive le Québec libre ! »… et je ne m’égare peut-être pas tant que cela, nous allons le voir. Je ne vous étonnerai pas trop si je choisis de commencer par la partie finale. Ce pole fait évidemment référence à une racine grecque : polis qui désigne à peu près indistinctement la ville et la cité puisque les limites territoriales sont aussi celles de l’emprise de l’institution qui la gère. C’est directement la mission de la politeia qui donne droit de cité aux politês, aux citoyens, pour s’occuper du gouvernement de leurs affaires.

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Il y faut de la gouverne pour pouvoir orienter les décisions communes, pour faire des choix utiles. C’est peut-être pourquoi le politique en français du XVIIe devient un homme, forcément un homme, prudent et adroit. Mais revenons rapidement au XIIIe siècle où cohabitaient dans le même sens de gouvernement des affaires publiques, le mot « demi-savant » selon la définition du dictionnaire police avec le mot, « savant » lui ; politique. Vous conviendrez peut-être avec moi que la nuance est savoureuse. Si policer signifiait à l’origine gouverner, il n’y eut jamais de verbe politiquer et on en reste, dans le meilleur des cas à mon avis, à faire de la politique pour être dans le politique. D’autant que l’évolution du verbe policer, comme décrivant l’une des dimensions de l’éducation en tant qu’enseignement de la politesse, s’il apaise les relations humaines, n’est peut-être pas tout à fait favorable aux enjeux d’une efficace participation citoyenne, telle qu’elle est revendiquée par l’EEU. Si l’on continue à suivre le parcours du mot, on découvre qu’il faut attendre le XIXe siècle et quelques légitimes critiques pour que l’on invente le mot politicard et le XXe pour qu’émerge le verbe politiser qui ne regarde plus la fin du politique mais un moyen dont le sens devient malheureusement de plus en plus péjoratif. Si l’on s’intéresse maintenant à la première partie du mot métropole, nous allons une fois de plus rechercher ses racines vers l’indo-européen qui est le berceau véritable de ces mots qui nous permettent l’échange et nous humanisent avant que la Grèce, notamment, nous socialise en trouvant d’autres mots pour dire les institutions qui gouvernent « l’être ensemble ». Cette racine est matr, la mère qui donnera mêter en grec et mater en latin. Nous touchons bien alors une origine essentielle, celle qui, si je peux me permettre, enfante la matrice qui avant de devenir une forme de référence, entre autre pour la copie, est le lieu de fécondation et de développement de l’acte de procréation. La souche est un des éléments de la matrice devenue registre d’immatriculation et fruit d’une activité essentielle de la pensée humaine : la classification qui nous fait exister dans un genre, une famille, mais nous menace aussi de ne devenir que des matricules… figures errantes dans une métropole « meilleur des mondisée »… Pourtant, cette souche demeure celle de l’arbre qui produit des rejets, des rejetons, et qui reste matière essentielle, matière première du bâtir pour la construction du toit et de l’oikos, cette maison qui nous protège et qui donne naissance tout à la fois à l’écologie et à l’économie. Les matériaux sont donc les ingrédients de nos projets qui peuvent aller jusqu’à vouloir manipuler la matière. On parle alors aussi de technologie du vivant et de manipulation de cette vie dont l’origine demeure pourtant un tel mystère que l’on s’en va la traquer jusque sur Titan… œuvre titanesque au sens premier !


Mais c’est aussi une des merveilles de notre quotidien que cette maternité. Elle est et permet à la fois la reproduction, celle de l’espèce mais aussi celle de la société puisqu’elle en fonde une institution majeure : fa famille. Celle-ci repose notamment sur le lien matrimonial qui est la condition de la maternité légale avant d’être celui du mariage des époux et l’on voit alors que la filiation, la lignée, celle de la gens latine qui légitime la citoyenneté romaine, en est le but majeur. Alors quelle est cette métropole ? Une ville-mère, la souche d’une civilisation, la capitale d’un empire ? Cette référence et ce centre du pouvoir auxquels en appelaient les administrateurs coloniaux de l’Afrique occidentale ou de l’Indochine françaises et qui sert encore à désigner Paris quand on parle depuis les territoires d’Outremer ou Londres quand on habite l’un des libres pays du Commonwealth ? Plus largement, elle est donc centre et elle attire, ne pourrait-on penser qu’à vouloir la désigner ainsi, on voudrait en faire une ville « superlative » qui engloutit la matière à la manière d’un trou noir ? Le pape, en tant que patriarche métropolite – père titulaire du pouvoir spirituel et temporel de « l’église universelle », justement peut-être parce qu’il ne peut enfanter – ne donnet-il pas sa bénédiction « Urbi et Orbi », à la ville et au monde ? Je me préfère quant à moi cosmopolite, si cela veut dire citoyen du monde qui devient progressivement une seule ville sans être encore une seule société. HGM

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LOGIS

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.327

Bien qu’il s’agisse d’un mot, ce logis là n’a rien à voir avec le logos grec qui désigne justement le discours et le mot pour l’émettre. De proche en proche, nous nous interrogeons ensemble sur le sens des mots qui construisent notre discours et nous découvrons à chaque fois que ces outils ne nous servent pas qu’à parler. Ils nous disent aussi des choses eux-mêmes et que pour espérer échanger, nous entendre, il est essentiel de comprendre leur propre message qui vient de leur histoire, du parcours qui nous les a amenés ici, dans notre présent, car toutes les étapes de leur chemin furent des enrichissements. Ils sont tout autre que neutres et mieux vaut le savoir pour bien les utiliser, pour bien les et nous comprendre. Tout comme on peut utiliser le manche d’un tournevis pour enfoncer un clou, un marteau est beaucoup mieux adapté à cette mission ! Pour retrouver le logis qui nous intéresse et ses traces, je suis donc allé chercher à nouveau mon cher dictionnaire étymologique et, pour une fois, je commencerai par une remarque de forme qui pourrait aussi, peutêtre, avoir un peu de fond également. Les notices y sont généralement organisées selon un schéma assez homogène. Elles commencent par les sources, les etymons, et si nous allons les trouver le plus souvent dans un univers un peu improprement appelé européen, elles passent rapidement par le grec puis le latin et nous nous sentons « confortables » dans cette présentation qui suit « l’ordre des choses ». Mais, advienne que la source soit germanique, alors tout se bouscule… on commence pour une fois par la première mention du mot en langue française et le lecteur s’y perd un peu. Je me questionne alors : tout d’abord sur le poids de mes propres habitudes et puis, plus largement, sur le fait que ces origines moins « classiques » pourraient encore, culturellement, nous paraître « barbares », comme l’étaient à l’époque les Goths qui menaçaient la « civilisation », romaine bien sûr ! Ceci est d’autant plus curieux que, gens du Nord de la France, nos sources culturelles ne devraient pas être seulement françaises puisque que le Franc, langue germanique, se parlait dans nos contrées avant que ne s’impose le latin impérial et envahisseur. La source de notre mot se trouverait donc chez nous, dans notre logis d’une certaine manière, et il faut bien de l’oubli pour que ce soit une découverte, vous en conviendrez sûrement avec moi ! La laubja franque appartient à la même famille que la Laube allemande qui signifie tonnelle et que probablement aussi le mot anglais leaf qui désigne la feuille. Il faudrait, mais les étymologistes sont plus souvent des spécialistes de la culture gréco-latine, retourner vers une racine apparentée au Nordgermanisch pour savoir si le sens qui nous est légué en

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héritage est ou non lié directement à la nature. Par ailleurs, ces « peuplades barbares » pouvaient-elles construire autrement que de manière « précaire », leurs mots tout autant que leurs lieux de vie ? Même leurs grandes architectures, gothiques, n’ont-elles pas, justement, été ainsi qualifiées par dérision ? Dans notre bon vieux français, c’est au XIIe siècle qu’il faut aller rechercher la loge qui désigne un abri de fortune fait de branches. L’expression « chasse à la loge » garde ce sens de protection précaire, temporaire et si, dans nos contrées, la chasse n’est plus un moyen de subsistance essentiel, si une part non négligeable des chasseurs est constituée de personnes fortunées, vous conviendrez avec moi qu’il fallait bien de l’infortune pour demeurer dans de telles loges, d’y faire sa demeure. C’est au XIVe siècle qu’intervient le logis et le dictionnaire ne nous en dit pas plus mais d’autres mots de la même famille peuvent orienter notre réflexion, tout comme certains usages qui sont parvenus jusqu’à nous. La loge française, reprise par les italiens, deviendra la loggia, ce terme d’architecture qui désigne un édicule en forme de balcon, de galerie ou de passage à l’air libre qui nous reviendra plus tard directement et aussi indirectement sous la forme de la loge du théâtre, « à l’italienne » évidemment ! Si ce balcon est bien utile pour protéger des ardeurs climatiques et notamment solaires, il est aussi un lieu bien intéressant pour observer sans se faire voir et, seraisje un peu mauvaise langue en ne résistant pas à penser que c’était là une des missions des concierges dans leurs loges ? Toutefois, je ne m’égarerai pas plus en notant que nous pouvons surtout retenir de ces éléments que le logis, s’il est protecteur, est pour le moins modeste, en taille comme en matériaux, et que ça n’en fait pas, au premier sens du terme, un foyer. Il y a en effet toute une distance entre le fait de se protéger de l’infortune des temps ou des cieux et le fait de se réchauffer en cercle autour du feu comme il était de tradition de désigner les familles dans les temps anciens. Et je n’évoque pas alors ces maisons qui sont des familles patriciennes avant que de désigner leurs lieux de séjour. Un logis ne peut donc qu’être pauvre mais j’aimerais une fois de plus jouer avec les mots pour penser que si la loggia étant aussi le lieu de la proclamation, de la prise de parole, on pourrait souhaiter que certains balcons publics deviennent des espaces de revendication, tout aussi publique, de logement pour tous et chacun, par exemple. Et je retournerai aussi à ce laubja germanique qui donna également le lobby anglais désignant d’abord le cloître monastique avant de donner son nom au hall ou la française salle des pas perdus des édifices publics ou l’on débat, comme les tribunaux ou les parlements. Dans ces lobbies, on chuchote, on croise les « autorités », ou peut espérer les rencontrer et leur parler, faire valoir des arguments, selon le sens de l’action des actuels lobbies qui désignent maintenant les groupes de pression. Mais vous conviendrez avec moi que ces pratiques peuvent porter encore l’héritage de bien des « catimini », ces discussions murmurées en cachette ou dans l’ombre.


Ces lobbies demeurent ainsi, avant tout, un mode d’action attaché aux intérêts privés et en faire un outil essentiel dans la participation citoyenne contemporaine me paraît un contre sens. L’espace public a besoin de parole publique et ce n’est pas un hasard si, dans des temps qui nous paraissent anciens, la loge de nos hôtels de ville, leurs balcons, constituait l’objectif de celles et ceux qui manifestaient publiquement pour des intérêts collectifs. HGM

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LABORATOIRE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.311

Il faut vous imaginer un petit village du Limousin, avec son abbatiale romane et son « pont des anglais », dans la vallée de la Vézère. Dans mon enfance, il y avait quelques centaines d’habitants et pourtant trois boucheries charcuteries. Deux stratégies s’offraient alors : on pouvait avoir son fournisseur attitré mais ce choix était moins bien vu par la communauté que d’alterner ses achats dans chaque boutique. Quand il s’agissait, quelques jours avant la fin des vacances, de faire ses provisions pour le retour, il convenait de discuter de la commande avec le patron lui-même. Je me souviens encore de la remarque qui venait toujours : attendez, je vais le chercher, il est dans son laboratoire. Je me rappelle aussi de mon étonnement d’enfant car je ne pouvais imaginer un laboratoire autrement qu’encombré de cornues, tubes à essais et quantités de flacons pleins de produits dangereux. En y repensant, je me rends compte que cet usage du mot n’était pourtant pas fautif puisque la racine étymologique du laboratoire est le labor latin qui veut dire le travail et pour une fois, nous n’irons pas rechercher des sources plus lointaines. Mais il est bien vrai que c’est son travail que délaissait un moment notre artisan charcutier qui arrivait en essuyant ses mains rougies à son long tablier blanc. Notre complice le dictionnaire fait ensuite un lien direct entre le nom labor et le verbe laborare et, à y regarder de plus près, s’il paraît normal en latin, il peut paraître un peu plus étonnant du point de vue de la traduction. Car il pourrait y avoir de quoi se questionner du fait que ce verbe laborare se traduise par être à la peine ? De quelque point de vue qu’on la considère, la peine est évidemment pénible ! Elle suppose la souffrance et porte même la notion d’une sanction pour une faute commise. Il semblerait alors que, du plus loin qu’on s’en souvienne, le travail ait toujours été associé à la souffrance. On peut cependant penser que cette peine équivaut à l’effort qui peut être également plaisir et d’épanouissement dans le travail comme dans le sport par exemple. D’autre part et dans une perspective plus contemporaine, on pourrait en arriver à se demander si son absence ne serait pas devenue plus douloureuse encore mais comme on dit : c’est une autre histoire, et plus inhumaine. J’en arrive à me dire que mon propos devient peut-être un peu laborieux, alors il faut vite revenir au premier sillon latin. On penserait que l’adjectif laborieux signifie surtout difficile, voire abscons, sens péjoratif qu’il a pris en français contemporain, mais le laboriosus latin signifie à la fois l’idée de demander et de fournir du travail. Et c’est comme si, tout à coup, l’offre ne s’articulait pas seulement à la demande et que les deux se confondaient irréductiblement. Mais n’est-ce pas notre regard

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qui a évolué depuis la période romaine et cela tiendrait sûrement au fait que le travail est devenu un bien comme un autre. Car on peut en avoir besoin, non plus seulement pour qu’une tâche soit remplie mais pour en tirer des moyens de vivre. Avec son préfixe, elaborare construit la notion de réaliser à force de travail et on pourrait même dire : faire émerger grâce au travail. Cela nous laisse donc entendre que, même si l’intuition est indispensable à l’initiative, la construction du projet ne saurait se priver de certains efforts au-delà d’une première imagination - dont le sens se confond à l’origine avec celui de l’intuition - si géniale soit-elle. Mais comme collaborare survient immédiatement qui veut dire travailler de concert, on peut penser que l’on n’est pas forcément seul pour faire face à ces enjeux. Le nom labor, comme on le sait, passe directement en anglais dans son sens le plus noble puisqu’il est distinct du mot work. C’est l’acception que le mot travail a aussi conservé en français pour désigner celui de l’enfantement par exemple. C’est également celle de ce labour qui désigne le travail de la terre car, si pénible soit-il ; il était le seul travail qui puisse être fait par un aristocrate sans déroger. Comme on le voit, tant en latin qu’en français, la famille est étroite mais je peux me hasarder à préciser qu’elle est aussi productive. Notre laboratoire sera donc relatif à un travail, à une élaboration réfléchie. Si l’on se rappelle que le suffixe oire exprime une notion de processus, on comprend vite que l’on ne parle seulement d’un lieu et de son outillage. Le laboratoire prendrait donc très simplement le sens d’une dynamique d’élaboration. S’il en est ainsi, pourquoi donc ce laboratoire de mon enfance n’était-il pas tout simplement un atelier, me direz-vous ? Peut-être voulait-on affirmer un caractère créatif mais aussi sérieux et hygiénique. Car depuis que règne la science en tant qu’exercice le plus noble de l’intelligence humaine, le laboratoire devenu l’attribut du scientifique a pris ses lettres de noblesse. Avec cette évolution, les conditions méthodologiques de l’expérience scientifique commandent donc la conception que nous avons du mot laboratoire. On en viendrait, à force de rationalisation, à oublier que l’expérience suppose étymologiquement la mise en péril et les dangers ; du tâtonnement tout comme ceux de l’incertitude.


Pourtant, la pratique expérimentale appelle-t-elle automatiquement le laboratoire ? Les laboratoires de nos compagnies pharmaceutiques nous inciteraient à l’espérer alors que ceux des officines de nos pharmaciens nous disent le contraire. Le laboratoire ne fait pas forcément l’expérience comme l’expérience ne fait pas automatiquement la science puisqu’elle désigner une tentative culinaire. Le laboratoire ne perd pas non plus son sens véritable quand il devient la dénomination d’une équipe de recherche qui produit un travail, notamment scientifique, en collaboration. Le lieu physique n’est donc pas essentiel en l’occurrence et de plus en plus d’espaces ou d’actions peuvent être qualifiés de laboratoires. Le nom devient alors un adjectif qualificatif et un synonyme d’expérimental ou de risqué, selon l’idée première de sa racine étymologique. On comprend ainsi que l’acception se serait presque renversée et que ce serait bien souvent parce que l’on est soumis au risque que l’on se prend à l’assumer. Mais n’est-ce pas la logique même de la vie et cela vaut-il qu’on lui donne un nom particulier, où cela voudrait-il dire qu’il faille des conditions pour qu’on puisse s’y lancer ? Mais vous pourriez aussi me rappeler la figure mythique, encore que bien humaine, de ce docteur Faust que la tentation diabolique de l’éternelle jeunesse vient saisir dans son laboratoire. Le risque était grand : il ne le saura qu’ensuite. Une leçon de morale pour des humains en quête de durabilité ? Une fois de plus, seule la fin légitime les moyens ; non pas les conditions de l’expérience, et même si elle se passe dans un laboratoire. Me vient, avant d’achever ce petit parcours que vous aurez peut-être jugé laborieux, l’idée que l’on pourrait se souvenir qu’atelier est un joli nom que les artistes et les artisans ont encore en commun. Peut-être semble-t-il maintenant trop prosaïque et manuel et c’est pourquoi on lui préfèrerait le laboratoire mais n’est-ce pas oublier que s’ils ont une autre chose en partage, c’est ce radical art qui désigne d’abord le « faire » qui me paraît encore plus essentiel que le « travailler » ? HGM

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RECONSTRUCTION

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp. 162-163

Même si les nouvelles du vieux pays parviennent encore à ceux qui s’exilent dans l’ancienne Nouvelle-France, sont-elles altérées par le voyage qu’elles n’y ont pas la même intensité qu’à leur origine ? L’éloignement offre le recul, efface le brouhaha qui environne l’information mais, s’il permet parfois de mieux comprendre, il gomme ces ressentis qui alimentent les utiles passions de l’instant. Retrouvant le sol français après une absence de six mois, je redécouvre avec plaisir ce débat dont trop de citoyens ou de politiciens récusent la pertinence. Les mots peuvent être ceux de la même langue, leur nuance – couleur tout autant que sonorité - est le fruit de leur usage. Ils me semblent, au Québec, trouver toute leur intensité dans le privé des relations alors qu’ils ne claquent jamais plus en France que dans le vent public. Ils forment ici, l’étendard d’un ralliement collectif autour d’une discussio qui peut d’ailleurs être une disputo dont on sait aussi qu’elle doit, par principe, trouver une solution. Il est pourtant des moments où ils semblent agités par un souffle qui ne pause jamais, où ils tournent dans l’arène sans se rencontrer, s’affronter. À trop dire parfois que les contraires se rejoignent dans la civilisation contemporaine de la post-modernité, on en vient à devoir redécouvrir un jour que non ne veut pas dire oui. Trois lettres menacent l’Europe de la destruction : elle est donc une idée puisqu’un avis pourrait amener sa chute. Et ce sont bien les mots, ceux du débat – public – qui permettront la reconstruction que l’on invoque mais encore faut-il le vouloir et en connaître le sens ! Nous connaissons bien ces chemins qui mènent vers un ailleurs pour mieux trouver la source de cette langue que l’on dit « de chez nous ». Il semble, puisque pour une fois les linguistes ne sont pas trop sûrs, qu’il y ait un etymon indo-européen : ster, dont la sonorité altérée aurait transmis aux langues méditerranéennes un stru qui désigne l’action d’étendre. En grec, le sens prend tout de suite une tournure conceptuelle puisque la racine donne naissance au stratos qui désigne la foule, cette étendue humaine. Il est intéressant de remarquer que ce n’est pas du demos dont on parle alors. La connotation de cette multitude est toute autre puisque qu’elle donne aussi le mot strategos qui désigne le chef d’armée et ce stratagème dont on n’ignore pas toute la dimension manœuvrière, voire manipulatrice. Je ne m’égare pas tant que cela de mon propos puisque les vocabulaires stratégiques sont souvent présents dans un débat démocratique qui devrait, sauf en recours ultime, éviter la rhétorique guerrière. S’il est aussi combat, le débat oppose un homme qui reconnaît l’autre comme son égal, « à la loyale » dirais-je.

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Le latin paraît plus proche de la source puisque le verbe sternere signifie étendre et donne stratus avec notamment cette via stratus qui désigne une voie jonchée de pierres dont la filiation demeure notamment en anglais avec street et en allemand avec Strasse. On sent bien qu’il s’agit là du constat d’un état et c’est encore plus sensible dans le mot strate au sens de couche tel qu’il est passé dans le français. C’est la même orientation qui domine dans toute la famille des verbes issus de sternere. Prosternere veut dire s’étendre en avant et donc manifester son allégeance à une domination. Il donnera aussi la prostration qui indique donc l’état d’un être incapable de se relever. Consternere apporte cette idée de couvrir qui étouffe et consterne, quant à substernere, désigne-t-il le fait d’étendre en dessous ou, nous qui ne sommes que des héritiers, ne pouvons-nous l’envisager que sous la forme de ces substrats aussi riches que souvent méconnus qui alimentent nos diverses cultures (à tous les sens du terme) ? Pourtant, et heureusement, l’être humain n’est pas que passif et une autre branche se déploie en latin, celle du verbe struere qui veut dire empiler (des matériaux). On y sent une proximité avec le verbe poser mais on voit également que l’intention est autre, édificatrice, dirais-je, édifiante parfois et plus péjorativement. Le passé du verbe struere est influencé par un autre, évidemment plus actif : actus et il devient structus qui remanie toute la famille qui en découle. Il donne la structura qui apporte en premier lieu l’idée d’arrangement et donc une dimension toute volontaire. La branche se ramifiera ensuite au gré des préfixes ajoutés. Construere signifie d’abord entasser par couches successives puis bâtir, destuere est traduit par détruire ou démolir mais il n’a pas tout à fait ce sens qui fait intervenir la charge d’une masse qui est une violence volontaire et immédiate alors que l’on connaît tout le rôle du temps qui passe et qui aplanit, arase, érode, les plus éminents édifices. Subtruere nous rappelle aussi qu’à toute construction, matérielle ou mentale, il faut des ancrages sous-jacents. Instruere qui donnera en français l’instruction a le sens de ce bâtir qui munit, équipe, informe progressivement et l’instrument qu’il nous a aussi légué n’est donc pas qu’un outil ou un moyen. Il est un élément qu’on s’associe à d’autres pour former un tout, qu’il soit raisonnement juridique ou orchestre concertant. Alors la voix, en ce sens, est un instrument, mais étant aussi, comme on le sait, un organe, on ne s’étonne pas que toute construction maîtrisée se doive d’être organique. « Élémentaire mon cher Watson ! » aurait dit Sherlock en déconstruisant son raisonnement pour mieux en démontrer la solidité… L’industrie que nous connaissons est issue du mot latin industria qui désigne une activité avec une origine intéressante puisqu’elle est le composé de endo-struus. Ce préfixe lui apporte l’idée d’un secret, d’un caché qui peut être celui des bonnes recettes ou de la belle ouvrage mais je me plais à penser qu’il nous fait aussi comprendre que l’on est peut-être dans l’univers du pléonasme quand on parle maintenant de l’espionnage industriel. Faut-il bien que ces savoir-faire aient acquis une toute autre importance dans nos sociétés économiques !


Obstruere signifie en latin, construire devant et c’est au XVIe siècle qu’il donne le mot français et médical obstruction qui désigne cet engorgement qui ravira bien des auteurs de théâtre et des humoristes d’alors et de maintenant. Il faut attendre le XIXe et l’influence du parlementarisme anglais pour qui prenne le sens politique que nous lui connaissons et dont nous percevons alors toute la « perfidie » de sa construction ! Il faudra attendre la fin du XIXe siècle et notamment ses spécialisations scientifiques pour qu’apparaisse la multitude de ces expressions construites à partir de l’adjonction de suffixes. Les ismes nous apportent l’idée des écoles de pensée, comme le constructivisme, et bien souvent aussi leurs maîtres, voire leurs gourous. Tandis que les ations nous permettent d’envisager un développement actif que, paradoxalement, nous avons le plus souvent à subir, comme l’industrialisation. Alors, et la reconstruction direz-vous ? Ne faut-il qu’il y ait d’abord destruction pour qu’elle puisse voir le jour ? Si le produit de la construction est bien une élévation, encore faut-il ne pas oublier qu’elle nécessite, outre une structure bien organisée, une substruction, moins visible mais peut-être plus essentielle encore, et qu’elle repose sur des fondations solides. Et si l’on revient à cette reconstruction européenne dont on parle tant, ces fondements ne sont-ils pas avant tout des valeurs solides, donc fortement ancrées et partagées : solidaires disent encore certains ? HGM

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PROVOCATION

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.586

Au moment où je débute ce commentaire, quelques gouttes de pluie annoncent l’averse qui va arriver. Le vent forcit et le gris se concentre dans le ciel. Malgré ce que l’on appelle ici l’hivernage, le soleil est encore vif sur la zone non lotie de Ouaga. Les lieux méritent bien leur nom car peut-on parler d’un quartier ? Ce sont les franges d’une ville qui progresse. Certains parlent d’urbanisation croissante mais on a du mal à distinguer une route de terre dans un quartier viabilisé d’une autre, tout aussi défoncée et poussiéreuse dans ces confins où fusionnent la ville et la campagne. Ce serait pourtant trop simple de parler de bidonvilles car les maisons, même si elles craignent les pluies torrentielles parce qu’elles sont souvent construites en briques crues, ne sont pas que des abris de fortune. La zone, en France, quand le mot demeure employé, est aussi une frange urbaine. Il était plus courant à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle pour désigner l’espace non aedificandi ; la réserve foncière stratégique qui cernait la chemise des cités. Sur les « fortifs », c’était la zone : un espace de non-droit où toutes les provocations sociales étaient possibles, des ébats amoureux aux trafics en tout genre. La zone d’où je vous écris est tout autre. Il n’est pas plus imprudent de s’y promener à la nuit que dans nos quartiers européens, sauf à tomber dans une ornière ou un égout défoncé, faute d’éclairage public. On voit mieux les étoiles me direz-vous ? Encore faudrait-il que la pollution soit moins dense… cette zone là est donc bien différente de la nôtre mais la provocation y règne tout autant. À tout moment, elle agresse notre conscience. Le fait que de telles conditions de vie puissent exister dans un monde qui se pose indéfiniment la question de la durabilité de son développement est une provocation : à s’émouvoir, à réfléchir, à se révolter… à agir peut-être ? Pour d’autres, n’est-ce pas aussi une invitation à penser que les arbitrages sont faits, les fatalités insurmontables et que les pouvoirs – politiques ou non – sont à jamais corrompus ? On en vient également à se demander si ce ne serait pas une provocation à croire que chacun est complice d’un complot généralisé qui n’accorde pas le même prix à toute vie humaine et qu’il n’y a rien à faire que d’attendre l’intervention d’un sauveur venu d’ailleurs. Divin magicien qui promet le rêve d’un monde meilleur au-delà, plutôt que le simple espoir de changer un tant soit peu l’ici-bas.

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Vingt Euros de salaire mensuel moyen pour ceux qui ont la chance d’avoir un revenu régulier permettent-ils de concevoir d’autres merveilles que de simplement résoudre la question de l’alimentation quotidienne ? Pour nous qui sommes d’étranges voyageurs venus d’un autre monde, il y a si peu à voir avec les yeux du touriste et tant à regarder avec ceux du témoin. Il ne faut pas longtemps pour se découvrir provocateur, quelques honnêtes constats y suffisent et il n’est même pas besoin de brillantes analyses. Le sourire, l’ironie et le sens du dérisoire qui sont comme l’élégance de ces gens, confirment à tout moment la nécessité d’idées provocatrices pour bouleverser le désordre établi. Maintenant, arrivons à l’étude même du mot provocation. Son origine est, une fois encore indo-européenne et les voix qui lancèrent cet étymon sont issues de contrées maintenant aussi dévastées que celles de l’Afrique Noire. C’est wek qui porte l’idée, active avant tout et comme toujours, de l’émission de la voix. Ce n’est donc pas l’idée de la voix ou celle du sens, qui pourrait paraître plus essentielle, qui est la racine de la famille que nous avons collectivement construite. Issu de wek-os, le grec epos signifie ce qu’on dit, ce dont on parle. Cette évolution, on le voit, interroge cette fois le sens porté par les mots et la voix. L’epê qui désigne la poésie épique, questionne aussi la forme et le mode d’expression, la pleine acception de terme, dans le chant ou dans l’incantation qui portent l’épopée, qu’elle soit récit légendaire ou aventure historique. Le latin vox combine ces dimensions en désignant aussi bien, et indistinctement d’abord, le son émis, donc la voix, que les paroles et, plus précisément, les mots pour les former. Vocalis signifie ensuite doué de la voix et vocus se fait suffixe pour les opposés univocus et aequivocus. Le premier désigne un propos qui ne porte et ne supporte qu’une seule voix ou un seul sens. Le second est tout autant porteur d’un jugement puisque son préfixe aequi suppose l’idée d’une égalité mais aussi d’un équilibre comme celui d’une balance dont on sait qu’il résulte de l’opposition de forces contraires dans ses deux plateaux. De là à penser que la justice, qui reprend cette image symbolique, puisse être équivoque… ce serait peut-être juger trop vite ses jugements, encore que… N’en est-il pas de même aussi, parfois, pour le vocabulaire qui est issu du latin vocabulum portant l’idée de la désignation. La richesse de sens d’un mot pouvant devenir l’origine de bien des équivoques qu’aucune simplification ne pourra résoudre. On ne s’étonnera pas que le verbe vocare signifie appeler et que la vocatio qui en découle au sens d’un appel, forcément divin, soit devenue pour nous la vocation. Il faudra d’ailleurs attendre le XVe siècle pour qu’elle prenne pleinement le sens moderne que nous lui connaissons. Il avait été précédé, dans un processus culturel qui me semble habituel, par une dimension juridique intermédiaire.


Comme toujours, c’est l’adjonction des préfixes qui nuance le sens et advocare qui nous apportera l’avocat et l’avoué traduisent l’idée d’appeler vers. Plus précisément, il s’agit d’amener vers son idée, de plaider sa cause et de trouver les meilleurs tribuns pour le faire sur les bancs publics. Convocare nous donne l’idée d’appeler ensemble qui est plus qu’une invitation. Evocare, qui offre la nuance de l’appel de l’extérieur nous signifie que l’évocation est recherche de sens pour, peut-être, mieux sortir de ses certitudes. Pourtant, on se rend compte aussi que l’invocation n’est pas son contraire immédiat puisqu’elle suppose un appel à une intervention qui présente encore le sens d’une prière. La révocation porte un autre mouvement, celui du retour provoqué par le rappel et la reprise de la parole qui donne la mission. À l’opposé, provocare, qui donnera la provocation qui nous intéresse est une parole en mouvement vers l’avant qu’il soit espace ou temps. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit sonore, épique, portée le plus souvent par une révolte contre l’irrévocable. Il est plus surprenant de penser qu’elle soit si souvent confondue avec ces vociférations qui sont étymologiquement porteuses de voix et aussi de cris. Mais comment se faire entendre, porter son message, distribuer son appel si ce n’est en élevant le ton quand le temps est venu d’envisager la révocation de trop de pensées univoques ? Encore faut-il, peut-être aussi, éviter trop d’invocations à des autorités supérieures quelles qu’elles soient et que l’on sorte de la stérilité de la seule invective. La provocation est donc avant tout un appel et j’ai envie de penser qu’elle cherche, plus souvent qu’on veut le croire, la quête d’une idée trop dévaluée ; celle de progrès auquel on semble même s’interdire de rêver, au moins pour l’ensemble du monde. HGM

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EXPÉRIENCE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.425

Une amie qui étudie en sciences de l’environnement me disait dernièrement qu’elle peinait sur un essai pour lequel on lui demandait de synthétiser et de commenter le concept et les pratiques de gestion intégrée. Dans la demie heure qui suivait cette conversation, sur la radio nationale francophone, j’entendais quelques bribes d’un débat qui traitait de cette belle langue dont « nous avons l’usage en commun », comme on dit. Un auditeur regrettait l’emploi de plus en plus fréquent de termes d’origine anglo-saxonne alors que nous avons des équivalents français. Il prenait justement l’exemple de management pour gestion. Je me suis alors surpris à penser que ce n’était pas tout fait juste car si on éprouve maintenant le besoin de parler de gestion intégrée, c’est surtout parce que la gestion est devenue du management. Il faut avoir fait l’expérience de ces frontières de sens et de mondes pour sentir ces nuances. Dernièrement, un habile orateur, ministre fédéral francophone, stigmatisait l’impéritie du Parti Québécois qui vient de se doter d’un nouveau leader. Il précisait que c’était « une gang de losers » et c’est sûr qu’il ne voulait pas seulement parler des deux référendums perdus. Depuis, son gouvernement est tombé et on ne se risque même pas à penser qu’il pourrait y avoir une alternative. Les Canadiens seront donc certainement bien peu à aller voter même si l’on sait que la démocratie est en péril. Le confort de l’habitude et aussi l’expérience d’une passivité qui fait brûler les banlieues françaises et péricliter l’esprit républicain... Comme ces « à quoi bon » qui accompagnent l’ouverture ici de la conférence des Nations Unies sur le réchauffement climatique. Une myriade d’experts semble spécialement venue de partout pour expérimenter en vraie grandeur les délires d’une météo chaotique et les périlleux trottoirs verglacés de la ville. On parlera beaucoup et j’espère que nous en sortirons tous gagnants mais je ne peux pas m’empêcher de me dire que c’est qu’alors nous n’aurons plus le winner solitaire comme modèle. Je ne me risquerai pas aujourd’hui jusque dans quelque steppe indo européenne puisque mon cher dictionnaire laisse entendre une génération spontanée et parallèle en Grèce et à Rome. Mes sources littéraires étant muettes sur la source sémantique originelle qui nous intéresse, je vais prendre le rameau sans la racine. C’est le participe passé d’un verbe passé d’usage qui nous donne le premier fil à suivre. Peritus signifie habile et

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immédiatement on affine le sens en découvrant qu’il veut également dire qui a l’expérience de. Cela nous indique tout de suite que les anciens ne pensaient pas que l’habileté puisse s’acquérir sans apprentissages et autres vicissitudes. Si le verbe originel a disparu, sa déclinaison était demeurée sous la forme experiri qui signifiait essayer comme si essayer voulait dire sortir de ce que l’on maîtrise. L’experimentia désigna donc l’essai avant de muter, avec le temps dirais-je, en expérience acquise. La même dualité se poursuit pour le mot experimentum qui veut à la fois dire l’épreuve et la preuve par les faits. De là à sous entendre que ce n’est que par l’épreuve que l’on peut administrer la preuve, encore faut-il se mettre d’accord sur la nature de l’épreuve… Il faut alors éprouver comme je le fais avec votre patience et c’est le verbe experimentare avec son participe passé expertus qui veut dire éprouvé mais aussi qui a fait ses preuves. On pourrait dire qu’il y a presque synonymie mais on ressent quand même une nuance qui se précise dans une autre branche de la même famille ; celle de periculum. Il a aussi à l’origine, le sens d’essai et d’épreuve mais il désigne en latin classique le risque et le danger, ce qui donnera l’adjectif periculosus qui veut dire dangereux. Il qualifie bien le chemin qui se dessine, puisque le verbe periclitare sous entend tout à la fois faire un essai, risquer, mettre en danger et être en danger… comme si l’on voulait nous inciter à ne rien tenter, en tout cas nous sommes prévenus : une réaction en chaîne se prépare dans notre laboratoire ! Avant de passer au grec, je noterai un autre composé de peritus, imperitia qui désigne l’inexpérience mais aussi l’ignorance et nous le sentions bien implicitement, que l’expérience était la mère du savoir ! En grec, peira a le sens d’épreuve et le verbe peiran celui d’essayer mais aussi d’entreprendre. On le savait donc déjà : qui ne risque rien n’a rien et je n’irai pas plus loin dans les déclinaisons. Je m’amuse pourtant à noter que peiratês appartient à la même famille et signifie littéralement « risque tout » : il se traduit en français par pirate. Vous voyez bien que certains gènes sont bien vieux ! Plus sérieusement, et aussi plus scientifiquement avant l’heure, empeiria désigne l’expérience et empeirikos, ce qui se dirige par l’expérience. Il est temps de passer maintenant à la branche française et c’est le péril qui apparaît en premier au Xe siècle, suivi de l’adjectif périlleux au XIIe. C’est au XIIIe siècle que survient le mot expérience, accompagné par l’adjectif expert qui ne deviendra substantif que trois siècles plus tard. C’est au XIVe siècle qu’arrive le verbe expérimenter et donc l’action avec tout le risque qu’elle suppose mais il est à noter que son participe passé ne deviendra l’adjectif expérimenté qu’au XIXe siècle. L’expérience au sens d’un savoir accumulé et de la sagesse qui l’accompagne est donc relativement plus jeune que celle de la tentative et c’est d’ailleurs intéressant de noter que c’est aussi au XIVe siècle que l’on commence à utiliser en médecine le terme empirique qui passera deux siècles ensuite en philosophie et donc


en épistémologie pour aboutir à notre cher et dangereux empirisme au XVIIIe siècle, berceau de toutes les sciences et ferment de toutes les expériences. Mais avant de le savoir expérimentalement (au XVIe), on savait depuis ce même XIVe siècle que les expériences humaines pouvaient péricliter du fait de notre impéritie et surtout de celle des experts qui viendront après en arguant trop souvent des certitudes d’une science infuse. Car leur habileté qui était le sens de leur expertise au XVIIIe est devenue certitude avec leurs arrêts au service de la justice ou des assurances qui se développent au XIXe, en même temps que la société industrielle. La prise de risque expérimentale est alors oubliée au profit d’une compétence opérationnalisée qui ne peut et ne doit pas se tromper. Est-il donc encore possible que les experts puissent faire de la science ? Et les nouveaux empirismes impériaux ne devraient-ils pas se souvenir de quelques parcours subtils et nuancés, bien subjectifs j’en conviens, qui leur rappelleraient qu’à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire… foi de pirate des mots ! HGM

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MÉTIER

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.360-361

La vieille sagesse populaire nous déclare que « les gens heureux n’ont pas d’histoire » et combien de dissertations lycéennes ont abusé de la maxime pour dire comme il était difficile d’exprimer le bonheur ? On se demande alors si, pour simplement parler, on n’en vient pas à s’inventer parfois des histoires, ce qui voudrait dire en fait des malheurs et permettrait peutêtre d’en oublier tant d’autres. En ce 31 octobre, la société québécoise jouait à se faire peur pour Halloween et n’était-ce pas un peu la même chose le lendemain quand elle bruissait de rumeurs pour la remise du Rapport Gommery ? Il y a peu de chances que l’on en ait entendu parler à l’extérieur des frontières mais, « à grandeur de » la province et même du Canada tout entier, on s’effrayait d’avance des conclusions du juge qui présidait la commission instituée pour « faire toute la lumière » sur le « scandale des commandites ». Nul doute qu’il allait mettre en cause les « politiciens » qui avaient « trempé » dans les « magouilles » liées au détournement, au profit du parti libéral, de fonds fédéraux affectés à la promotion de l’image du Canada lors du dernier référendum sur la souveraineté du Québec. Pourtant quelle est la conclusion de cette effervescence ? Si le ce juge, réputé « bon père de famille » et un peu « père fouettard », n’exonère pas complètement les ministres d’alors, ce qu’il met en cause, ce sont surtout les manquements éthiques des serviteurs de l’État. Il dénonce, heureusement pourrait on dire, la collusion des élites : tous ces professionnels de la politique qui font le malheur d’un peuple qui s’échine au travail pour produire toujours plus de richesses qu’ils s’empressent de dilapider ! La révolte gronde donc qui remet en cause tous les partis de gouvernement sans donner plus de quelques pourcents aux alternatives dans toutes les élections. Avec l’eau du marigot politique, elle jette aussi le bébé impôts, stigmatise les dysfonctionnements des services publics et on ne sait pas bien où s’arrêtera cette sagesse populaire là qui invoque si souvent la référence citoyenne ! Il faudrait les ramener au travail, tous ces grands, ces minables en fait, qui n’ont même pas un vrai métier, comme nous, petites gens ! Je suis à peu près certain que vous vous demandez si je ne me suis pas trompé de texte. Mais je peux vous garantir que c’est bien cent fois sur le métier que j’ai remis mon ouvrage. L’effort n’était pas mince pour vous le tisser car l’écheveau était bien enchevêtré. Comme vous allez le voir bientôt, tous les mots, donc tous les protagonistes de notre petite histoire sont déjà nommés. Il faut maintenant les présenter.

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Pour cette fois, notre étymon, qui est toujours indo-européen, constate le métissage des racines mei et men et désigne plutôt une idée qu’une action, celle de petitesse. Il passe directement au latin pour devenir minor, comparatif de parvus qui veut dire petit. Comme dit toujours la sagesse populaire, il n’est point de grands hommes pour leurs valets et tout dépend toujours de l’endroit d’où on se place. Bref, minor veut dire plus petit et donc plus petit que ; sa forme neutre donne minus et nous lèguera l’adverbe moins qui appelle tout autant la comparaison. Comparaison n’étant pas, comme on le sait, raison, il faut nuancer le propos et c’est pourquoi on hiérarchise la petitesse. Comme des sortes d’outils pour une représentation atomique encore ignorée, minimus désigne le très petit et minusculus l’un peu plus petit, on pourrait presque dire : encore un peu plus de moins ! Minuere voulant dire diminuer, diminuere traduit une gradation et signifie mettre en morceaux, ce qui ne veut d’ailleurs pas dire anéantir puisque les minutia sont des petits morceaux. C’est sur ces bases, loin d’être grandioses on le voit,que se construit, comme un reflet inversé du magister, le minister. Si le premier est supérieur et maître, le second est inférieur et serviteur. Le ministerium désigne donc le service, y compris celui de la chose publique et ministrare veut dire à la fois servir et fournir. Administrare, indique donc le sens de fournir vers et la signification précise de présenter, diriger, ce qui suppose à la fois de suivre et d’indiquer un but. Dans son passage au français, la famille nous donna moins, moindre et amoindrir, qui ont un sens objectif, même s’il est comparatif, avant de prendre la tournure figurée et péjorative qui leur est maintenant associée. Il en va de même pour mince, minceur et amincir même si la subjectivité leur donne, selon les époques, des connotations sociales plus ou moins favorables. Le mineur, quant à lui, n’est pas un enfant mais surtout un citoyen incomplet. C’est au XIIIe siècle qu’apparaît le menuisier qui, avant de travailler le bois, fait de menus ouvrages, ce qui est, comme disait ma grand-mère, un bien beau métier. Le terme nous arrive au Xe siècle et il est une évolution dégradée du ministerium qui, devenu misterium est à la base de la formule, évidemment fréquente au moyen-âge : le « Dieu mestier » qui désigne le service divin. Mais dans la vie, on ne fait pas que travailler, il faut bien manger et s’amuser, c’est pourquoi nous avons aussi le menu qui détaille les plats d’un repas et le menuet qui se danse à pas menus au son des ménestrels. On le sent pourtant, cela ne s’adresse pas aux petites gens… À nos actuels ministres alors ? La famille a bien une branche supérieure qui regroupe les mots dits savants. Le ministère et le ministre lui appartiennent mais ne penser à eux que sous l’angle politique serait une erreur puisqu’ils désignent d’abord ceux qui délivrent un service. C’est le cas des ministres


du culte qui administrent encore des sacrements et assurent le « Dieu mestier » dont on parlait plus haut. Ministre et administrer sont entrés dans le français au XIIe siècle mais ils ne prendront leur plein sens gestionnaire qu’avec la constitution de l’Administration sous la monarchie absolue. On peut donc dire que la fonction crée bien l’organe et aussi le mot pour le dire. Continuons d’ailleurs à jouer avec eux pour y vérifier que ministère et administration sont bien des fonctions avant d’être des métiers ou des professions. Ce n’est pas minimiser les professions de foi de nos politiques que de penser qu’elles peuvent parfois s’apparenter à des pétitions de principes quand elles se heurtent au temps, véritable magistère de l’administration : les ministres passent, l’administration demeure. Ayons garde de notre côté, à demeurer des citoyens et ne pas être que des administrés face à nos élus. Les minutes passent qui mettent le temps en morceaux et mes mots prennent le vôtre. De vos débats, il faudra pourtant garder tous les détails dans des minutes recueillies d’une écriture menue, avec toute la minutie qu’elles requièrent. Car, là comme ailleurs, il ne faut pas minimiser l’importance de la forme qui fait cette « belle ouvrage » qui rend fier de bien exercer son métier. Il y faut de la compétence, ce n’est pas qu’un travail et ce n’est pas un statut comme peut l’être une profession. On l’a vu, la nuance est plus délicate par rapport à la fonction et pour terminer je reviendrai à mon premier exemple. Au Québec, comme en France, les scandales dont on parle touchent pour la plupart à l’argent. Il était un moyen pour favoriser les échanges en permettant de comparer la valeur des choses et des services. De moyen, il est trop souvent devenu la fin de l’échange : étonnons nous donc que tout service se paie maintenant, qu’il soit mal vu d’être au service car on y suppose automatiquement un intérêt financier et que l’on oublie de plus en plus que l’on puisse seulement être au service des idées : n’estce pas là pourtant une des belles dimensions de notre métier d’homme ? HGM

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ACTEUR

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.5-7

Henri Bergson, cet autre philosophe français qui accepta, lui, le prix Nobel de littérature, disait : « il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action ». La formule est belle comme peut l’être, pour quelques esprits particulièrement éclairés, une équation mathématique. On sent qu’il y a du vrai et on se prend à tenter de le préciser et aussi de le contredire. C’est comme un petit défi, un jeu dont on perçoit qu’il est bien sérieux au fond. Mais sérieux ne veut pas dire pontifiant et « songé », comme on dit ici ainsi qu’on le faisait en France il n’y a pas si longtemps encore, ne veut pas dire ennuyeux. On ne manque d’ailleurs pas de se souvenir que si l’on dit Bergson, il y a toujours dans l’assistance une personne qui rétorque : le rire bien sûr ! Aujourd’hui, j’aimerais plutôt me souvenir, comme on ne le fait pas assez, qu’il tenta de revaloriser l’intuition comme principe de l’intelligence et ferment de la construction de la connaissance. Cela m’incite à dire qu’il serait ainsi légitime de reconnaître ces ressentis dont je vous parlais auparavant. Et si la sentence, en tant que combinaison de mots, stimule notre intuition, les mots eux-mêmes portent leurs propres interrogations. S’ils paraissent nous parvenir avec un sens précis, il s’est en fait progressivement construit et il porte de nombreux héritages. Ils sont implicites le plus souvent et il faut de l’intuition, ce qui signifie peut être simplement reconnaître cette subjectivité qui nous guide tous et en premier lieu l’historien. Ce que nous produisons en effet en réfléchissant au parcours de nos mots est une proposition, une stimulation pour penser et donc, si l’on en croit Bergson, possiblement agir, mais comment, pourquoi ? Camus, avec son « mythe de Sisyphe », nous propose une autre image pour fixer notre réflexion et elle a beaucoup d’écho en ces temps d’incertitudes diverses. Mais c’est ce rocher qui retombe invariablement qui concentre les pensées trop souvent fatalistes alors que l’on s’intéresse trop peu à l’homme qui le pousse toujours et malgré tout. « J’intuitionne » donc qu’il faut de la foi pour poursuivre un chemin si souvent dévalé et Camus voulait bien nous dire que c’est le passage à l’acte qui fait l’humain, son agir qui concrétise son humanité et le conduira peut être un jour au sommet. Les origines du mot acteur nous le prouvent puisque son étymon, indoeuropéen bien évidemment et actif tout aussi évidemment, est ag qui signifie pousser devant soi, notamment un troupeau. En latin, il donnera le verbe agere et en grec, agein qui, tous deux, veulent dire conduire. Je ne peux alors m’empêcher de me poser la question de savoir vers quelle

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destination, dans quelle direction ? Mais n’est-ce pas notre destin que de diriger notre chemin et d’être à la fois dans le troupeau, dans la peau de celui qui le mène, acteur de notre propre destinée, et compagnon aussi d’un chemin partagé ? Je vais pourtant trop vite et je vais tenter de suivre rapidement, trop rapidement, un parcours qui est très riche. Comme toujours, les embranchements latin et grec desquelles sont issus les rameaux sur lesquels fleurissent les mots que nous employons apportent l’essentiel de la substance de notre réflexion. En latin, le premier verbe dérivé de agere est son fréquentatif agitare qui signifie pousser fortement. Parmi les autres évolutions de la famille, on note actus qui désigne l’action et activus, le fait d’être actif ou encore agilis, celui d’avancer vite. Ce sont ensuite les adjonctions de préfixes développent le rameau latin : ambigere suppose pousser de part et d’autre et devient douter, donnant plus tard ambiguus qu’il n’est pas besoin de traduire. Coagere donnera cogere qui signifie rassembler, notamment des pensées pour suivre l’habituelle tendance à l’abstraction progressive de la langue, et son fréquentatif cogitare qui veut donc dire agiter des pensées. Exagere devient vite exigere et de l’idée pousser pour faire sortir en vient à porter celle d’exiger, de peser (en vue de) et donc exiguus signifie trop pesé, parcimonieux, exagérément « radin » en quelque sorte… Prodigere apporte l’idée de jeter devant soi et disperser, redigere celle de ramener à soi ou organiser et transigere, celle de pousser à travers et plus tard, achever. En grec, le verbe agein nous conduit littéralement à l’agôgè qui est l’action de conduire ou de transporter et l’agôn qui est le rassemblement au sens que revêtent les jeux olympiques qui sont avant tout des espaces de confrontation et d’évaluation réciproque dont on peut penser qu’ils avaient peu à faire avec ce que nous appelons actuellement la compétition olympique. Cette lutte et cet esprit de confrontation est d’ailleurs celle qui est présente dans l’agônia et lui donne toute sa puissance puisque c’est celle qui décrit les ultimes moments de l’être humain face à la mort. Depuis la branche latine, notre français va alors bourgeonner : coagere va donner toute la famille du verbe cacher dont on comprend qu’il exprime la protection avant la dissimulation, la chaude pression du cachenez au moins autant que l’oppression du cachot qui apparaissent tous deux au XVe. De l’exagium qui désigne la pesée a dérivé, en latin déjà, l’examen qui estime, en français également, nos œuvres. Il est alors intéressant de remarquer que c’est à cette origine que se rattache également notre essai qui est donc bien une épreuve avant d’être une tentative. Quelques radicaux vont aussi faire flores à partir de ce limon : ag donne le verbe agir dont le sens premier est religieux puis tout de suite juridique puisque tout droit en procédait alors. L’agenda, avant de devenir notre carnet est un registre d’église où l’on consigne des actes qui ne sont pas encore d’état civil. On est donc agilement passé sans trop d’agitation et aussi sans ambages au radical act qui signe les actes - ceux des apôtres avant ceux des juristes - du sceau du ministère public au moyen de la


pression du cachet. Les actions de grâces vont aussi précéder les actions de droit ce qui nous amène à comprendre que les actes sont avant tout la consignation de choses faites. C’est à ce sens paperassier que se rattachent nos actuaires et à son esprit notre adjectif actuel qui, au XIIIe, porte l’idée de réalisé avant celle de présent qui n’apparaît qu’au XVIIIe. On pourrait dire que le concret a précédé et que notre présente actualité nous parle encore de faits et d’actions déjà réalisés. Ceci devrait nous inciter à penser qu’il y a un mythe à penser que nos modernes actualités puissent jamais être « au cœur de l’action ». Le reconnaître serait plus exact mais pourrait produire bien des réactions qui ne sont devenue politiques et morales qu’au XVIIIe siècle, bien après avoir été techniques puis physiques. C’est autour de la base ig que se forment les verbes exiger qui porte d’abord la pression, pas forcément exagérée, de la réclamation et rédiger qui sert à la rédaction des actes qui la consignent. Pour rédiger, il faut en effet ramasser ses idées, les disposer et les arranger, parfois transiger avec leur masse pour ne pas faire trop long sur une feuille qui peut paraître un espace trop exigu. Mais à trop vouloir exprimer la matière, c’est-à-dire également la presser, on risque de devenir ambigu et ne court-on pas le même risque à être trop prodigue ? Encore faudrait-il ne pas oublier que la prodigalité fut aussi une belle qualité qui s’apparentait d’abord à la générosité. On pourrait donc penser que l’acteur est d’abord un scribe pour le français, un auteur, sa première acception, ou un rédacteur puisqu’il consigne l’action. S’il est aussi devenu le comédien sur la scène de théâtre c’est par l’effet d’une confusion avec cet auctor qui est encore présent dans les auctions anglaises qui sont nos enchères. Pourtant le réduire à ce rôle, c’est oublier ce sens de conduite qu’il a depuis ses racines premières et qui est encore présent dans sa filiation grecque. C’est lui qui domine dans sa pleine acception la pédagogie ou la démagogie qui montrent les risques liés aux nobles rôles d’orienter les enfants ou le peuple. C’est lui qui est encore présent dans l’agonistique qui est trop souvent répudié comme toute forme de débat sain et véritable. Me vient donc l’intuition qu’il nous faudrait d’authentiques propositions antagonistes qui pourraient sereinement s’affronter et des protagonistes qui seraient, au sens propre, au premier rang du combat des idées. Ce serait alors autant d’acteurs de ce que doit être la politique pour incarner pleinement le projet, cette idée que l’on jette de l’avant et dont a tant besoin la société pour être bien conduite, d’autres diraient aussi bien dirigée. HGM

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VILLE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.580

Le saviez vous : Montréal est ou se revendique multiculturelle. Elle en est fière et quelle ville n’utilise pas l’idée pour se présenter, séduire, exister au niveau international de nos jours ? Et c’est une des raisons pour lesquelles Londres serait une des métropoles internationales les plus en pointe actuellement, selon de nombreux commentaires. Montréal est par ailleurs la métropole, au moins économique, du Québec qui est une province revendiquant son identité culturelle et son statut politique sur la base de sa langue. Si l’expression « québécois de souche » est usuelle ici et n’a pas les relents exclusifs qu’elle supposerait en France ; peut-on penser l’être si l’on n’est pas francophone ? Cela ne veut d’ailleurs pas seulement dire parler français mais parler le français du Québec car cette langue n’est pas unique et qu’elle se façonne par l’usage et le temps, les contacts et la distance. Comme vous le voyez, résider ici suppose de se faire et de se laisser un peu brasser, ce qui, en bon québécois, signifie se faire chahuter. Le multiculturalisme induit le multilinguisme, ce qui veut plus souvent dire la cohabitation que la compréhension. Alors le partage du français laisse un français de France bien souvent partagé quant à la pertinence de sa pratique de cette langue, pas si commune que ça ! On apprend donc rapidement à être circonspect et à attacher encore plus de prix au sens des mots. Ici, vivre en ville s’oppose à vivre en région, ce qui ne veut pas forcément dire vivre en campagne, ce qui ne signifie pas non plus vivre à la campagne. Mais, au-delà d’une seule cohabitation francophone, il y a des échanges allophones et on comprend vite que si l’on parle de la ville de Montréal, the city of Montréal, die Stadt Montréal, ou encore de la ciudad Montréal ; on ne comprend pas exactement la même chose. Les mots, au moins ce type de mots, se sont formés dans des contextes culturels, sociaux et politiques qui connotent encore leurs sens et, comme nous en gardons souvent implicitement la mémoire, colorent l’usage que nous en faisons. En essayant de traduire le mot de l’autre, on se rend compte que l’on ne parle pas forcément exactement de la même chose et qu’à tout prendre, il faut commencer par savoir exactement ce que nous voulons dire dans notre propre langue. Si nous retournons aux sources, on ne s’étonne plus qu’elles viennent d’ailleurs en quelque sorte. C’est l’indo européen qui nous donne l’étymon qui nous intéresse aujourd’hui : weik. Pour une fois, sa forme ramassée n’exprime pas une action mais une structure et je dirais même plus : une

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institution. Weik désigne l’unité sociale immédiatement supérieure à la famille dont on sait qu’elle est, traditionnellement, l’institution de base de la société. On se rend compte alors, dès l’origine, que l’on ne désigne pas un lieu ou un espace mais bien un regroupement humain et une surtout une organisation. En grec, le mot donnera la famille de oikos que l’on traduit par maison mais qui n’a pas tout à fait ce sens puisque notre maison contemporaine désigne plutôt un lieu de séjour. La maison qui rendrait le mieux compte du sens de oikos serait plutôt de l’ordre de celle qui regroupait les gentilshommes du roi par exemple. Le verbe oikein veut dire habiter et l’oikoumené est la terre habitée mais aussi le monde entier qui ne peut donc être nôtre que parce qu’il est humanisé. Vient alors l’oikonomia qui désigne l’administration et même plutôt l’art de l’administration d’une maison. Dioikein signifie administrer et paroikein ; habiter auprès de mais aussi résider en pays étranger. Quant à metoikos, il désigne l’étranger qui vient s’établir. En latin, la famille a deux branches dès l’origine. Le vicus est un bourg ou un quartier et sur sa base, on construit le vicinus : le voisin. La villa par contre, désigne une grande propriété de campagne qui est à la fois ferme et lieu d’habitation et accueille tous les gens d’une maison : les membres de la famille et les familiers ainsi que se définit la gens romaine. À connaître le français contemporain, on sent bien dès lors qu’il porte quelques réminiscences que nous n’attendions peut être pas. La villa latine, en tant que propriété de campagne donne, par l’ajout du suffixe age qui suppose une action ou son résultat, le village. On est alors fondé à penser que ce village a plus à voir avec la mise en culture et l’organisation d’une campagne habitée qu’avec un diminutif du mot ville. Celui-ci apparaît dans la pratique populaire du Xe siècle et me vient à l’esprit de m’interroger sur le fait que l’on dise citadin pour appeler l’habitant d’une ville. Eh bien, c’est tout simplement parce que le vilain est un rural qui devient au XIIe un paysan mais, comme chacun sait, le propre du rural étant d’être rustique, voire rustaud, vilain adjectivé deviendra vite synonyme de bas et de laid (XIIe siècle). Il faut attendre le XVIIIe siècle, le souci de confort de l’aristocratie ainsi que sa phobie de la ville et de ses miasmes mais aussi son idéalisme antiquisant, pour que nous reviennent la villa, maison de plaisance, et la villégiature. Sur la base de vicus, nous arrive le voisin au XIIe siècle puis le vicinal qui est tout autre que rural mais bien environnant. Le vic subsiste au moins toponymiquement en pays d’oc et désignait un village sans statut en opposition institutionnelle au municipium constitué de citoyens romains et à la colonia qui accueillait des colons, par exemple dans une province ; c’est-à-dire dans un territoire conquis sur un ennemi vaincu. La filiation grecque nous amène un vocabulaire à consonances religieuses qu’il n’avait pas, ou pas seulement, à l’origine. La paroisse dérive de paroikein dont on se souvient qu’il voulait dire habiter auprès de. On parle alors encore de voisinage et comme la religion fonde et cimente la société


traditionnelle, c’est bien celui de l’église qui administre et veille aux rites de vie sociale. Ce sens, qui mélange intimement le religieux et le civil, demeure d’ailleurs plus présent en anglais alors qu’il a disparu chez nous. Et c’est aussi le cas pour le diocèse dont on a oublié qu’il portait d’abord l’idée d’unité administrative. C’est cette notion, essentiellement normative, qui est également présente dans l’économie qui arrive au XIVe siècle et désigne l’art d’administrer. Il faudra attendre le XVIIe et sa très dommageable confusion avec la chrématistique - d’abord calculatrice, dirais-je en simplifiant, pour que l’économe devienne celui qui épargne. C’est d’ailleurs sur ce dérapage, lié à l’évolution des échanges, à l’esprit de la Réforme et au commerce qui devient aussi commerce de l’argent que s’établit tout l’édifice du capitalisme et la naturalisation du marché en tant que fondateur de toutes relations dans une totale, certains disent irrémédiable, confusion des moyens et des fins. Mais je sens bien qu’avec de telles idées, je ne suis pas très œcuménique et que je ne manquerais pas d’être vite qualifié de métèque par les tenants d’un monde totalement « chrématisé ». Y penser serait peut être pourtant fidèle à ce sens fondateur de notre mot ville qui parlait d’abord d’institution sociale avant que d’évoquer toute autre chose, ce serait aussi se rappeler qu’administrer est une noble tâche, bien différente de seulement gérer ! HGM

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MÉMOIRE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.347

En Amérique du Nord, les plaques d’immatriculation des véhicules automobiles portent une devise. Elle se doit donc d’être très courte et symbolique et c’est souvent celle de l’État ou de la province. C’est le cas au Québec et son « Je me souviens » est partout présent dans notre quotidien. Ce serait donc comme si l’on pouvait parler de l’actualité d’un passé qui porterait, au moins partiellement, la revendication identitaire. Si l’on pense aussi à ce « projet québécois » qui l’incarne, certains pourraient dire que c’est concevoir l’avenir en regardant dans le rétroviseur et d’autres qu’il n’est pas possible de le faire si l’on ne sait pas d’où l’on vient. Vous avouerez que la formule interroge : ce « je me souviens » appelle une suite. Je me souviens que, je me souviens de, et quand on questionne ; la réponse est difficile à obtenir. On rappelle que c’est Eugène Taché, architecte du Palais Législatif de Québec, qui a proposé cette devise pour accompagner les armes provinciales sculptées sur sa façade. Le projet est acté par contrat passé le 9 février 1883 sans qu’il y ait trace de débat. C’était la première mention de cette devise qui prendra rapidement un caractère officiel mais on ne garde, semble-t-il, aucune mémoire de l’intention d’origine ! C’est comme si on ne se souvenait plus de la raison de ce « je me souviens », ce qui peut avoir l’avantage, vous en conviendrez, de provoquer le débat sur le contrat collectif qu’il supposerait. Si l’on se fie à notre usage courant, établir l’étymologie d’un mot serait partir à la recherche de sa mémoire ; décrire son voyage et ses bagages en quelque sorte. Mais si l’on recherche l’étymologie du mot étymologie, on se rend compte que son parcours est très direct. Il vient du grec etumos qui signifie vrai et l’étymologie serait littéralement l’étude, ou la science, du sens véritable des mots. Mais, comme nous dit le bon sens, non pas populaire en l’occurrence puisque la formule serait de François 1er : comme la fidélité amoureuse, la mémoire sait être trompeuse et « bien fol qui s’y fie » ! Pourtant, peut-on se résoudre à ne point la chercher au moins, cette vérité, et admettons que notre espoir demeure pour pouvoir continuer notre chemin. Pour cela, il nous faut curieusement le rebrousser et retourner vers les sources habituelles. Elles sont indo-européennes à nouveau pour le mot (s)mer qui parle de préoccupation et de souvenir. Je ne trouve pas trace de filiation grecque mais ce cher Robert évoque au contraire une branche germanique avec maurnan qui signifie avoir soin de. Le verbe passe en franc pour donner mornan voulant dire être triste et en anglais avec ce mourn qui déplore. Le sens nous est arrivé, via le franc, en français pour

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nous donner l’adjectif morne. On se prend alors à se rappeler que c’est dans la culture germanique avant toute autre, qu’adviendra cette délectation de la nostalgie qui est une des composantes du romantisme. L’autre filiation est bien sûr latine et elle se concrétise dans le verbe memor qui veut dire se souvenir. Il donne la memoria qui est la mémoire et sa déclinaison verbale, memorare, dont le sens est rappeler, ce qui suppose rappeler quelque chose ou rappeler à quelqu’un. La piste est donc courte et se traduit directement dans notre français. Au XIIIe siècle apparaît le mémorial que l’on perçoit souvent comme un monument, qu’il est mais qui n’est pas seulement objet d’architecture puisqu’il peut être aussi littéraire ; les édifices de l’homme ne se bâtissant pas qu’avec des pierres. Pour commémorer, convenons donc qu’il faut se remémorer et ces verbes arrivent avec un XIVe dont on pourrait dire qu’il instrumentalise la mémoire par le mémoire. Cet écrit est en effet destiné à conserver la mémoire de quelque chose qui peut être un fait ou même une tradition immémoriale puisqu’elle est, au sens propre, passée de génération en génération. Au siècle suivant survient l’adjectif mémorable et ce n’est pas étonnant quand on se souvient que c’est à même époque que vécut Philippe de Commynes qui écrivit ses chroniques qui furent les premières en leur genre. Le Sire Philippe de Commynes d’Argenton de Colart van den Clyte (14471511) était seigneur de Renescure et fils du souverain bailli de Flandres. Il consacra ses écrits, qui s’apparentent à un traité de morale politique, à la recension de ce qu’il vécut au service de Louis XI et Charles le Téméraire, princes « de très excellante mémoyre ». Le genre fut ensuite prolifique et le demeure mais je ne résiste pas à me questionner perfidement sur la raison qui veut qu’au nom mémoires on préfère de nos jours celui d’autobiographie, ce qui, on en conviendra, est une évolution intéressante. Le XVIIIe, imbu de pouvoir et d’administration, invente le memorandum pour exprimer ce qui doit être rappelé et c’est avec la fin du XIXe siècle qu’arrivent le verbe mémoriser et la mémorisation. Il n’est pas étonnant que, développement scientifique oblige, on se prenne à faire, avant tout, de la mémoire une faculté intellectuelle mais aussi, déjà, un espace de stockage de données. Ensuite, la cybernétique étant passée par là et la mémoire devant pouvoir être gérée, quantifiée ; elle devient une réserve techno-informationnelle dans une approche d’abord utilitariste du savoir. Je remarque d’ailleurs que l’on parle alors de mémoire vive, comme si l’on voulait, en précisant, l’opposer à ce qui serait une mémoire morte… Je repense maintenant à une conférence que donnait Jorge Semprun à la Sorbonne en 1990 sur le thème « Mal et modernité, le travail de l’histoire ». Il questionnait notre commune culpabilité et la mémoire de l’Holocauste. Il se rappelait et nous rappelait aussi quelques dimanches de sa jeunesse passés à se promener en discutant avec Maurice Halbwachs. Son souvenir est ébloui par l’humanisme du théoricien de la « mémoire collective » mais il ne peut oublier non plus le lieu de ces conversations. C’était le camp de Buchenwald et il lui est encore impossible d’occulter les mots qu’un kapo lui glissa plus tard en lui indiquant une fumée : « ton ami est en train de


passer par la cheminée ». On ne manque pas alors d’imaginer combien ce souvenir doit être lancinant, revenant comme une véritable exhumation. Adorno nous demandait s’il pouvait encore y avoir de l’art après Auschwitz mais on peut penser au sens de ce souvenir, partie et exercice de la mémoire, qui vient en dessous et qui subvient aux besoins de notre réflexion présente en la nourrissant. Car elle pose la question du deuil nécessaire et de la place d’un oubli, d’un pardon qui laisserait l’espace d’un avenir possible. Mais il convient aussi de se rappeler la figure de Maurice Halbwachs et de sa « mémoire collective », sœur de « l’inconscient collectif » de Weber, qui nous dit d’abord qu’il n’y a pas de mémoire si elle ne soit partagée. Non pas seulement a posteriori mais bien a priori car c’est toujours l’homme et la société qui nous rappellent que nous sommes hommes. Notre mémoire nous appartient personnellement mais peut-on seulement douter qu’elle nous parle d’abord de notre rapport au monde ? Une mémoire est donc toujours un héritage et un patrimoine commun : a-t-on vraiment besoin de la qualifier pour la savoir vivante mais aussi parfois trompeuse ? Peut-être est-ce nécessaire quand on se plaît à trop la consacrer : en l’idéalisant ou au contraire en la diabolisant ? Alors peut-être faut-il savoir aussi jouer avec Georges Pérec pour dire à sa manière : « 242 : Je me souviens que pendant la guerre les Anglais avaient des Spitfire et les Allemands des Stukas (et des Messerschmidt) », mais aussi « 211 : Je me souviens d’un fromage qui s’appelait « la Vache sérieuse » (« la Vache qui rit » lui a fait un procès et l’a gagné) ». Et peut-être pourrait-on ne pas oublier qu’un grenier trop propre et trop rangé perd tout son charme et sa puissance évocatrice… HGM

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ÉNERGIE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert p.398

Jean-Pierre Vernant ; ce superbe conteur, par ailleurs spécialiste de la mythologie et de l’histoire de la Grèce antique, oppose le koinon qui est le commun, d’essence politique et qui institue le domaine de l’exercice de la liberté, à l’idion qui est le privé; espace de la puissance unilatérale, de l’autorité patrimoniale considérée comme naturelle. Au koinon correspond la réciprocité, le refus du recours à la violence et l’immunité par rapport à la domination grâce à l’échange, la persuasion et la conviction. Une précision s’impose pour bien appréhender ces éléments qui peuvent déjà nous étonner puisqu’ils associent la liberté à la dimension publique et non privée de la vie humaine. Car, en bons héritiers de la modernité, nous portons l’idée de l’émancipation de l’individu comme fondatrice de sa liberté bien avant sa libre et donc volontaire adhésion à la norme commune. Mais dans la cité grecque, et on entendra alors les institutions antiques, la réalisation de la liberté va de pair avec l’appartenance volontairement assumée au groupe et à ses règles. Être un citoyen, accéder à l’espace public et donc politique, suppose alors d’être un homme libre ; ce qui exclut par principe les femmes et les esclaves. Cette liberté, de même que les droits et les devoirs qui l’accompagnent, relève d’abord d’un statut et il est en lien étroit avec l’activité de cet homme. C’est dans la sphère privée qu’il doit assumer la subsistance de sa famille et c’est une condition première pour pouvoir accéder à l’espace public de la citoyenneté. Mais toutes les activités ne sont pas équivalentes et cela persistera longtemps en Occident comme l’une des conditions obligées de la noblesse. Il serait pourtant réducteur de penser que cela veut dire ne rien faire. À cette liberté, statutaire dirais-je, correspond l’exercice de la praxis que l’on ne peut mieux définir il me semble qu’en l’opposant au poiein dont découle le ponos, ou labeur du cultivateur, et la poiesis de l’artisan. Ces derniers sont profondément dévalorisés dans le monde grec et c’est cette nuance, avec les implications qu’elle suppose, qui amèneront bien plus tard Hannah Arendt à l’idéaliser dans sa proposition d’opposition de l’action au travail. Car je ne me suis pas égaré, ou pas encore, en réempruntant ces chemins. C’est bien à l’agir et à son sens que l’on revient quand on interroge le mot énergie. Son étymon nous ramène une fois de plus vers des racines indo-européennes : werg ou worg, verbe qui désigne justement l’agir. On sent immédiatement qu’il est passé quasi phonétiquement en allemand avec werk et en anglais avec work qui désignent tous les deux

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le travail. Mais comme on le voyait plus haut, ce n’est qu’une façon de considérer, et certain aurait dit la plus aliénante, l’agir de l’homme. L’étymon indo-européen est repris en grec sous la forme du double radical erg et org. Le premier donne le substantif ergon qui signifie à la fois l’action et la réaction mais aussi le travail. Le verbe energein veut dire agir et l’energeia désigne la force en action qui s’oppose, ou plus exactement se distingue de la dunamis qui porte le sens d’une force en puissance. J’arrête alors un moment ce parcours car je ne peux manquer de questionner cette nuance. Porte-t-elle l’idée que l’énergie serait une dynamique en action et qu’avoir la puissance, ce qui suppose d’avoir aussi le pouvoir mais surtout, et tout simplement, de pouvoir, ne veut pas forcément dire mettre en œuvre ou en action ? À ce prix, être puissant n’induit pas forcément le fait d’être énergique et acteur. Comme le dit la sagesse populaire : il ne suffit pas de pouvoir, encore faut-il vouloir ! Et le grec nous le laisse bien entendre d’ailleurs avec cet energoumenos qui est travaillé par un mauvais esprit qui passera en latin, puis dans l’énergumène français dans le sens originel d’une possession démoniaque. Cette première branche phonétique grecque nous laisse encore à penser si l’on se souvient qu’elle donne naissance à l’ergazasthai. Il s’agit d’un concept qui renvoie à une condition sociétale précédant le développement de la société historique. Il désigne les activités liées à l’arboriculture où l’on considère que c’est la nature elle-même qui est directement productive au sens du pro-ducere : ce faire advenir dans la manifestation dans lequel les hommes ne font que participer. Contrairement au labeur du cultivateur, l’ergazasthai possédait encore un caractère collectif, sacré et festif, qui est associé aux vendanges et à la cueillette. Par son caractère libre et noble, l’ergazasthai se rapportait à l’ordre de la praxis et non à celui de la poiesis, c’est-à-dire au domaine de l’agir et non à celui du faire faire ou du fabriquer. La seconde branche grecque nous donne ensuite l’ourgia qui désigne l’action et l’organon qui porte les sens d’instrument de musique, d’organe du corps et aussi d’ouvrage. Quant à l’orgion, c’est un acte religieux et il porte souvent l’idée du mystérieux, notamment quand il désigne les rituels dyonisiaques ou bacchiques. Passée en français, cette famille nous donne l’orgue au XIIe siècle et il n’est, à tout prendre, qu’une déclinaison particulière de l’organe qui, à la même époque, désignait génériquement les instruments de musique. C’est cette acception qui commande d’ailleurs le verbe organiser ou l’adjectif organique qui surviennent au XIVe et décrivent d’abord l’art de faire jouer ensemble et donc de produire de l’harmonie. Ce n’est qu’au XVe siècle que l’organe désigne plus précisément la voix en tant qu’instrument de musique par le chant et prend aussi le sens physiologique que nous lui connaissons. C’est lui qui donnera le mot organisme dans un XVIIIe de plus en plus scientifique. Cette approche médicale supposant la compréhension, instinctive dirais-je, des accords organiques, est aussi présente dans la descendance de l’ourgia grecque au travers de la


chirurgie, du démiurge qui agit via ou sur le peuple et du thaumaturge qui utilise le théâtre. Quant à l’héritage français d’ergon, il est bien entendu représenté par l’énergie qui apparaît au XVe et l’adjectif énergique au siècle suivant. Il faut attendre ce XVIIIe, également physique et chimique, pour que nous arrive le mot énergétique. C’est au XIXe que l’on trouve un mot pour décrire une action concertée via la synergie mais que l’on identifie aussi la réaction à un corps étranger par l’allergie. Et c’est enfin au XXe siècle que l’on se prend à réfléchir aux conditions physiques optimales pour agir, qu’on l’exprime par l’ergonomie et que l’on en vient à créer une discipline : l’ergothérapie. Pour terminer ce voyage, je ne manquerai pas de relever que le germanique nous a laissé sa trace dans un mot portant une certaine idée de la nature en ville et qui est bien plus ancrée que nous pourrions le penser. Il s’agit du boulevard qui nous vient du bolwerk germanique qui désignait d’abord un terre-plein soutenu par des madriers, puis une place-forte. Sur ses remparts, des temps plus pacifiques ont ensuite établi des promenades plantées d’arbres qui sont devenues nos boulevards dont on voit combien leurs vieux arbres méritent le respect ! Je revendique enfin ma libre volonté, qui détermine mon agir et met en œuvre mon pouvoir de citoyen, pour ne mentionner que pour mémoire un sens trop banalisé aujourd’hui, pour ne pas dire trop trivial, qui confond le plus souvent l’énergie avec les éléments qui permettent de la concrétiser dans son acception la plus matérielle. Le lecteur pensera peut-être que tout cela est orgie de mots et je lui répondrai qu’il y a bien sûr une dimension un peu sacrée dans ces quêtes et que c’est peutêtre parce qu’elles apparaissent trop souvent mystérieuses qu’on peut ainsi les qualifier avec une intention péjorative. HGM

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COULEUR

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.80-81

Elle avait une voix fluette, Madeleine Renaud qui jouait Maude ; vieille femme comme on ne le dit plus et qui osait encore aimer. Elle faisait partie de ceux qu’il était convenu d’appeler des « monstres sacrés », des « enfants du paradis ». Après la Comédie Française, avec JeanLouis Barrault et leur troupe, elle avait parcouru le monde et servi aussi bien les classiques que les auteurs contemporains et je me souviens de la digne Prouhèze qu’elle incarnait dans le marathon claudélien du Soulier de satin. Elle fut plus tard, toujours aussi intense, une frêle figure qui se tenait très droite, son parapluie bien haut, enfoncée dans le sable du décor de « Oh les beaux jours » de Beckett. Avec une force sereine et pourtant farouche, elle incarnait un « quand même » qui avait été la devise de Sarah Bernhardt et c’est ce personnage qui avait aussi le goût de choisir une chanson de Guy Béart pour exprimer ses enjeux et ses espoirs. C’était comme si sa voix grelottait fermement quand elle fredonnait « il faut changer les couleurs du monde » et il n’y avait nulle mièvrerie mais c’était peut-être un temps où de tels projets étaient encore simplement envisageables ! Le mot couleur provient à nouveau d’une racine indo-européenne et son étymon présente des variantes tout en conservant le même sens : kel, kol ou kl expriment le fait, mais je devrais plutôt parler d’action, de cacher. Dès ce moment, on peut noter une nuance implicite qui est associée à ce sens général. On pourra dire qu’elle relève de l’évidence mais c’est peut-être pourquoi il devient justement nécessaire de l’expliciter : ce cacher suppose d’abord et principalement le fait de soustraire à la vue et plus largement à la connaissance. De kel découle la famille latine issue premièrement du verbe celare qui signifie cacher. La cella est d’abord une petite chambre ; abri des amoureux ou asile des fugitifs traqués. C’est ainsi que l’on prend conscience d’une autre dimension fréquemment associée à cette dissimulation : elle est aussi et peut-être d’abord protectrice. C’est d’ailleurs l’esprit qui anime le sens du mot cilium : cette paupière qui, bien évidemment, cache et protège l’œil. Le radical kl oriente les branches latines dans le même sens puisqu’il donne le mot clam qui signifie plus précisément encore la cachette et ouvre la porte au clandestinus qu’il n’est pas besoin de traduire. En grec, prenant la sonorité kal, il permet de créer les verbes kaluptein et apokaluptein qui veulent aussi dire cacher pour le premier et donc révéler pour le second. L’apokalupsis qui en dérive, si elle prend vite la signi-

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fication d’une ou de la catastrophe finale, apocalyptique, sous-entend toujours l’idée de la révélation qui lui est associée et qui dirait enfin le sens caché du monde. C’est kol qui nous intéresse directement puisqu’il donne en latin le mot color qui peut se traduire en français par la couleur mais signifie de manière plus fine ou plus complète ce qui recouvre et dissimule la réalité d’une chose. C’est d’ailleurs cette dimension qui est présente dans le verbe occulere qui veut à nouveau dire cacher à nos sens qui donnera notre occulte et qu’il ne faut pas assimiler avec la famille d’oculus. En familiers des questions posées aux restaurateurs du patrimoine bâti de nos villes et de toutes les traces du passé, nous ne manquerons alors pas de remarquer ces nuances. Elles anticipent les fluctuations de ce que l’on pense, bien souvent, relever seulement d’un goût temporaire et qui seraient alors nettement plus profondes. Je me rappelle en effet les premiers ravalements de nos édifices historiques rendus possibles par la Loi Malraux. Outre la crasse de la pollution, ils voulaient faire disparaître les enduits et les peintures, les couleurs donc, qui masquaient la matière « naturelle » de la construction. Mais quelques voix s’exprimaient déjà pour noter que, dans nos régions, comme dans d’autres, les édifices et les œuvres de l’homme étaient souvent pleins de couleurs, ce qui est confirmé par de nombreuses études de pigments récupérés par exemple sur les statues des portails de nos cathédrales. Vient alors une interrogation sur l’essence de ces témoignages du passé dans lesquels on peut considérer qu’il y a plus à chercher l’intention de l’homme qui les a créés que leur éventuelle pureté intrinsèque ou celle de leurs matériaux. Mais le doute reste latent et il ne doit pas exister de réponse définitive. La ville et la rue sont comme des décors pour le spectacle de la société urbaine et, tout comme pour ceux du théâtre, il en est qui préfèrent le dépouillement conceptuel ou la profusion fantaisiste. En français, la famille se décline d’abord autour de cette notion de secret, ces mots cachés parce que tus, selon le verbe celer qui apparaît au Xe siècle. Il n’est plus guère utilisé de nos jours mais ses dérivés tels que déceler ou receler portent encore son sens. C’est au XIIe que nous arrive le mot cil, qui a déjà le sens que nous lui connaissons, mais aussi le verbe ciller qui signifie à ce moment là le fait de coudre les paupières d’un oiseau de proie et donc l’aveugler pour son dressage. C’est cette dimension qui est encore présente dans notre déciller qui suppose une révélation permettant à l’être humain de sortir d’un aveuglement. Et si le sourcil est bien physiquement au dessus du cil dans le prolongement du supercilium latin, sa signification première, demeurant dans notre sourcilleux, porte l’idée d’une attention vigilante, voire arrogante, selon l’acception donnée au mot depuis le XVIe. La cella donnera la celle puis la cellule monacale à partir du XIIIe siècle et, en tant que petite chambre, son usage s’imposera dans le vocabulaire biologique comme la représentation d’une unité de base. Peut-être faut-il penser que l’on supposait aussi et implicitement que ces cellules recelaient bien des secrets à découvrir !


Pour la couleur, c’est au XIe qu’elle nous parvient et ouvre la voie, au siècle suivant, au verbe colorer avec une riche famille qu’il ne me paraît pas nécessaire de préciser. Je préfère relever qu’il existe une autre lignée qui porte un sens très proche et qui est issue d’un radical grec phonétiquement comparable. Le substantif khrôs signifie en effet la peau, la chair et le teint et son dérivé khrôma, la carnation et la couleur en général. C’est sur cette base que les chromatiques que nous connaissons maintenant se diffusent aussi bien pour ce qui concerne les couleurs visuelles qu’auditives, puisque musicales. Cela m’incite à penser que l’on est bien fondé à parler de la couleur d’un son et de suivre Rimbaud avec son célèbre poème sur la couleur des voyelles. Les couleurs sont d’ailleurs directement symboliques car ne parle-t-on pas, depuis l’héraldique ancienne, des couleurs d’une famille ou d’un pays, concrétisées notamment par le drapeau ? C’est aussi, à mon avis, le fondement du travail des chromaticiens qui s’interrogent, entre autre, sur la chaleur de telle ou telle. Et je ne manquerai pas de relever également qu’il existe une intéressante connivence entre la peau et la couleur : elle nous évoque le maquillage, ce masque, forcément d’abord diabolique. C’est pourtant lui qui permet la mascarade, spectacle tellement humain et bien souvent très authentique. Celui du quotidien requiert, on le remarquera encore, quelques fards pour se composer une figure à la mesure de son rôle et parmi ceux-ci, il y a le mascara. Si donc on regarde les façades de nos villes comme un décor majeur de notre quotidien, on peut aussi légitimement les considérer comme autant de faces, de visages, que l’on peut maquiller, ce qui peut signifier aussi embellir par la couleur. Car j’ai personnellement beaucoup de mal à penser que l’essence du monde puisse être incolore et c’est d’ailleurs ce qui me permet de croire, comme la chanson, qu’on peut encore, si on le veut bien, changer ses couleurs. HGM

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DÉPLACEMENT

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.437-438

C’est comme si nous nous faisions géographes des mots pour aller à leur rencontre. Je devrais même dire hydrographes puisqu’avec leur histoire, c’est comme si c’était leur cours que nous cherchons à suivre. Dans Malaise dans la civilisation, Freud se livre à ce que l’on pourrait appeler un exercice de psychologie collective, voire sociétale. L’époque est alors malheureusement propice à ce type d’interrogation et sa propre situation le lui fait bien ressentir dans l’Autriche de la fin des années vingt. Comme souvent, les éléments de son analyse on laissé moins de traces que la formulation de son titre dont on pourrait dire paradoxalement qu’elle sonne comme une image et avant de tonner d’ailleurs. Pour le dire rapidement, il s’y interroge notamment sur la mémoire et la conservation des traces dans notre esprit. Il prend alors l’exemple de la manière dont nous nous représentons une ville, une ville pleine d’histoire et, tant qu’à faire, il choisit Rome. Il nous fait remarquer les innombrables édifices qui se manifestent à nous et comment nous savons agencer leurs souvenirs, souvent superposés, dans une image mentale unitaire qu’il est strictement impossible de représenter pratiquement. Pourtant les états successifs cohabitent et notre esprit jongle naturellement avec ces références bien mieux que toute autre virtualisation contemporaine. C’est aussi ce que nous faisons quand nous suivons le cours de l’histoire d’un mot. Il est emporté dans un flux qui est celui de la famille à laquelle il appartient et, à étudier cela de plus près, on se rend compte que nous gardons au fond de nous le sens de tout cela. Le sens dont on parle alors est double : il est déplacement et signification. Pour l’étudier, il nous faut d’abord remonter jusqu’à sa source. Elle est une fois encore indo-européenne et on se plaît à l’imaginer parmi de hauts plateaux où soufflent des vents inspirés. Cet étymon est plethe qui veut dire plat au sens le plus descriptif. En grec, cette racine donne plateia qui signifie large et plat. Le mot passera quasi directement en latin où platea prend le sens de grande rue ou place publique. On s’amusera alors à remarquer que les arbres qui ombrent encore nos artères s’appellent en grec platanos parce que leurs feuilles sont larges et plates. La famille latine compte aussi le substantif planta qui désigne la plante des pieds, plate elle aussi, et le verbe dérivé plantare qui veut dire tasser avec le pied. Je me souviens d’ailleurs d’un vieil oncle limousin qui, agacé par mes courses d’enfant, me disait un peu fort « planta te ! ». Pour en revenir à l’ancêtre direct de notre occi-

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tan, je noterais aussi que le verbe supplantare désigne d’abord l’action de faire un croc en jambe qui se décline ensuite en tromper. Le XIe siècle français est fertile pour ce qui nous intéresse aujourd’hui. La filiation grecque nous donne deux noms communs à grande descendance : le plat et la place. Le premier, comme chacun sait, est un récipient à fond plat et fait partie de notre vaisselle mais ce que l’on sait moins c’est que notre vaisselle est dite plate parce qu’elle fut d’abord aristocratique. Elle était alors d’argent qui se dit plata en espagnol qui avait pris ce terme au platta latin voulant dire plaque de métal à l’origine. Le déplacement de sens est infime et certains diront qu’il ne s’agit toujours que d’assiettes mais cela nous rappelle que dresser le couvert résulte de la vulgarisation d’un usage patricien. Ce plat est donc moins « plate » que l’on pourrait le penser en bon québécois mais la place, ou l’épanouissement de sa signification, est encore moins banale. Tout cela se présente à nouveau comme une accumulation puisque le sens originel est celui de l’endroit. Au XVe siècle, s’adjoint l’idée de lieu stratégique, puis, au XVIe, celles de place forte, rang social et aussi emploi. On voit ainsi que c’est une forme d’abstraction progressive qui se met en œuvre. Si l’on suit les verbes dérivés, on s’étonnera peut-être que déplacer surgisse au XVe avant placer qui n’arrive qu’au siècle suivant. On se rassurera peut-être à penser que le népotisme lié au fait de placer ne vient pas en premier dans ce cheminement mais on s’en voudra aussi d’un mauvais esprit appelant tout de suite des interprétations négatives. Pourtant, si l’on se souvient que le préfixe latin de suppose une idée de séparation, voire de privation, on comprendra que le verbe déplacer rend compte d’une décision. Elle intéresse tout simplement la localisation si elle s’applique au sens premier du mot place mais elle est toute autre s’agissant de son sens figuré. La réflexivité viendra ensuite avec la montée en puissance de l’individu moderne qui devient de plus en plus en mesure de se déplacer. Encore faut-il en avoir le moyen, voire les moyens, et la liberté qui ne sont par exemple pas ceux des ouvriers de la révolution industrielle ; obligés de rester à leur place de travail s’ils ne veulent pas être déplacés, voire remplacés. Car c’est bien au XIXe siècle que se construit la forme linguistique remplaçable qui semble une honnête anticipation de notre euphémique adaptabilité. Dans la filiation latine, on notera que la plante désigne d’abord celle des pieds et que le plant végétal ne vient que deux siècles plus tard. Il était le fruit du travail d’un planteur apparu au XIIIe siècle, tombé ensuite en désuétude avant de refaire flores sous l’influence de variantes anglaise et néerlandaise au « beau temps des colonies » où l’on commençait à s’implanter (XVIe) avant d’y organiser quelques indignes déplacements de populations. C’est à même époque que le mot populaire plan désigne une surface.


Deux siècles plus tard, c’est aussi un schéma à grande échelle et une carte. Au XIXe siècle, tout en conservant les autres acceptions, il suppose l’organisation des parties d’une œuvre et donc également un projet élaboré. Tout cela donnera, institutionnalisation et technocratisation progressives de ces époques obligent, notre récente planification, mot bien français recouvrant pourtant un concept très américain arrivé dans les bagages du Plan Marshall qui nous fut accordé ou imposé selon les interprétations. Avec ce parcours, le décor est donc planté, c’est-à-dire un peu stabilisé, pour que nous puissions mieux situer les dimensions de ce déplacement qui nous intéresse. Il indique maintenant surtout l’action de se déplacer et par extension le trajet parcouru mais on voit que sa qualité, voire sa nature, est fortement influencée par l’indépendance de la décision qui la commande. On sent aussi qu’il pourrait y avoir une valeur culturale, pour ne pas dire culturelle, à une certaine stabilité d’implantation. On peut comprendre enfin la raison pour laquelle il peut parfois nous arriver de ressentir quelques redondances décisionnelles à la lecture de certains schémas directeurs de planification des déplacements. Avant que d’être accusé de volontaires déplacements de sens qui ne sont en fait que des éclairages - peut-être privilégiés, j’en conviens - je vais courir me planquer quelque part pour reprendre le dialecte normand qui était déjà celui du vilain Villon. HGM

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PAYSAGE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.407-408

Il y une quinzaine de jours, une petite bombe éclatait dans le paysage médiatique et politique canadien. Le chef du gouvernement fédéral conservateur proposait que le parlement vote une motion reconnaissant « la nation québécoise au sein d’un Canada uni ». Cette déclaration répondait à de nombreuses intentions stratégiques et sa dimension tactique a provoqué nombre de discussions en chambre et ailleurs. Ses mots étaient choisis avec raffinement et étaient accompagnés de quelques commentaires importants. Le premier précisait que la reconnaissance ne devait entraîner aucune conséquence constitutionnelle, ce qui ne manqua pas de questionner une bonne partie des citoyens, tant canadiens que québécois, déjà échaudés par de précédents débats sur la société distincte ou la souveraineté. Ce dont on s’avisait alors, c’est que l’on ne parlait pas de la même chose et pourtant avec les mêmes mots ! Le Canada uni qu’invoquait son Premier ministre a un siège à l’Organisation des nations unies, il est donc une nation mais qu’en est-il alors de cette nation québécoise ? Et pourquoi employer l’adjectif québécois y compris dans la traduction anglaise, obligatoire, de la motion ? En bon québécois justement : de quoi parlait-on ? Tabernacle !... On en vint donc à se demander ce que signifiait précisément le fait d’être québécois. Il semblait que l’orientation devait être culturelle mais comment définir cette culture constitutive d’une nation dont le lien n’est plus seulement établi par le fait d’être né ici comme le laisse entendre ce mot ? Que faire de l’apport de tous les immigrants nés ailleurs, qu’on n’appelle pas des immigrés, et dont les coutumes sont défendues par la politique du multiculturalisme ? Las, avant d’en arriver à s’obstiner, on en vint à se dire que c’était une avancée qu’il faudrait transformer. Mes amis montréalais allant à Ottawa, continueront à dire qu’ils se rendent au Canada et se sont rassurés en pensant, comme Vignault, que leur « pays ; ce n’est pas un pays : c’est l’hiver » ! Le mot qui nous intéresse a, une fois de plus, une racine indo-européenne. Son étymon est pak qui désigne à nouveau une action : celle d’enfoncer. On garde aussi la trace de premiers composés tels que pak-sla et pakslos. Le premier donnera directement pala, la bêche latine, et le second deviendra le palus, notre pieu. Pour ce qui nous concerne, la descendance est exclusivement latine et la transposition la plus directe de cet étymon est le mot pax qui signifie évidemment la paix, désigne un état et n’existe d’abord que dans ce sens figuré. On peut alors se plaire à penser que cette courte formulation ren-

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dait pourtant compte d’un processus chèrement gagné sur les dangers de la nature via l’établissement d’une clôture, enfoncée dans le sol, et d’un feu en son centre en vue de protéger et nourrir le groupe. Mais le monde et l’être humain sont ce qu’ils sont et il faut donc inventer des modes actifs qui concernent bien vite la résolution des conflits venant troubler cette paix agreste. Imaginerait-on en effet d’avoir à négocier la paix, ce qui est le sens du verbe pacificare, avec les animaux et la nature ? La vigne, enfoncée dans le sol et cultivée dans un terrain en forme de rectangle, apporte le premier sens de la pagina. Et il est bon de noter que cette culture, tout comme celle des arbres fruitiers et notamment celle de l’olivier, est associée avec l’idée d’une activité et d’une récolte particulière, privilégiée, marquant les jours de fêtes, leurs festins et leurs libations pacifiques. C’est donc par métaphore, alors culturelle mais l’on voit où sont les liens essentiels, que la pagina en arrivera à désigner plus tard une colonne d’écriture. Demeurons par contre sur le mode cultural pour noter que le propago désigne la marcotte qui sert à bouturer la vigne et que le verbe propagare signifie l’action de la diffuser. Le pagus sera la borne fixée en terre puis le district rural dont l’habitant deviendra paganus avant de porter le sens de païen du fait que le christianisme débuta sa diffusion dans les milieux urbains. Le sens originel de l’enfoncement demeurait donc aussi directement dans le verbe pangere qui, associé à nos habituels préfixes, multipliait son emprise puisque compingere apportait le sens d’assembler en serrant et impingere, celui de jeter contre. C’est par le biais de leurs participes, réunis autour de la forme pactus, qu’ils nous ont laissé le plus de traces. La Pax Romana et le mot latin qui la désigne nous donnent en français, dès le XIe siècle, le mot paix. Au cours du siècle suivant, les dérivés paisibles, apaiser, apaisement, se formèrent bien vite et on s’amuse alors à considérer que l’on savait déjà que pour se réconcilier avec quelqu’un, il valait mieux lui donner l’argent qui lui est dû, autrement dit le payer. On en arrive aussi à se questionner à l’idée que le sens humoristique de l’adjectif impayable soit attesté dès le XIIIe siècle et on se dit que les mésaventures des uns…, mais aussi peut-être qu’on était encore dans une société où le commerce de l’argent relevait d’un interdit religieux. Le pacte s’imposa avec le XIVe siècle en exprimant l’idée que pour être en paix, l’un des meilleurs moyens est encore d’établir un accord et qu’il puisse être aussi un projet. C’est par le pagensis qui, en bas latin du VIe siècle, signifiait l’habitant d’un pagus puis son territoire cantonné et cantonal, que nous arrive le mot pays au Xe siècle. C’est donc de l’être humain dont on parle avant d’évoquer son lieu de vie mais le processus d’abstraction se produit vite. C’est en effet au XIIe siècle que l’on doit préciser le sens de ce terme en créant le mot paysan mais il faudra encore attendre cinq siècles pour que l’on en vienne à parler, sociologiquement avant l’heure, de paysannerie, encore n’évoquait-on pas directement, ou pas seulement, une catégorie


sociale. C’est avec le XVIe siècle, poétique et qui s’avise par ailleurs de la beauté des jardins d’agrément, que survient le mot paysage. On voit que sa construction induit, via son suffixe, l’idée d’une action constructive qui concerne au premier chef l’être humain : qu’il en soit directement le créateur ou le découvreur via le regard qu’il porte sur lui. Le siècle suivant apporte le nom paysagiste dont on sait qu’il désigne d’abord le peintre de paysages avant de s’élargir en rapport avec nos humaines ambitions. Mais on ne manque pas alors de noter que notre paysagiste contemporain a toujours besoin de pelles, de pieux, de palis et de palissades pour réaliser ses travaux. Le professionnel privilégié qu’il est souvent, dans nos représentations devenues tellement urbaines, ne se souvient heureusement plus que le pieu est toujours cousin du pal qui était instrument de torture. Et on sait, hélas, qu’il conviendrait peut-être de ne pas utiliser le passé pour en parler. Associé en triangle, il désignait le tripalium, outil du supplice. Il est passé en français sous la forme du travail qui désigne en premier lieu l’enclos dans lequel on immobilise les grands animaux pour les ferrer. Toujours est-il que le verbe travailler signifie au XIIe, tourmenter et par extension souffrir. C’est donc la raison pour laquelle cette famille sémantique est plus marquée que celle du beau verbe ouvrer et qu’à tout prendre, il vaut peut-être mieux se dénommer ouvrier que travailleur ! On m’objectera alors peut-être qu’il s’agit là de propagande et je remarquerais que la forme abstraite que suppose le mot n’apparaît qu’au XVIIe siècle, quatre siècles après celui de propagation et au moment de l’éclosion des débats d’idées, notamment politiques, de ce qui sera le siècle des Lumières. Et j’en arrive au bas de cette page pour noter combien les origines de notre langage, outil symbolique de notre représentation du monde, est proprement compact. Il est enraciné dans un terreau tellement commun que reconnaître ce fait devrait bien avoir quelqu’impact sur nos choix et changer peut-être le paysage politique contemporain ! HGM

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PATRIMOINE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.424-425

Être un témoin curieux de notre monde est parfois égarant et je vais tenter de vous faire juges. Hier, des enfants grecs formaient une chaîne humaine pour demander la restitution par le British Museum des marbres de la frise orientale du Parthénon enlevés en 1806. D’aucuns rétorquent que, protégées depuis deux-cents ans de l’érosion et de la pollution, ces sculptures sont en meilleur état que celles qui restèrent en place. Certains avancent même que ce patrimoine a donc été sauvegardé. Depuis quelques semaines, des spécialistes, des professionnels, des citoyens français redoutent la perte possible du patrimoine français dans le cadre des implantations envisagées d’antennes étrangères de grands musées français. Il y a quelques jours, l’association « la Ronde des géants » présentait le calendrier annuel de leurs sorties et relevait, légitimement et fièrement que, le 25 novembre 2005, au siège de l’Unesco, avait été proclamée l’inscription des géants et dragons processionnels de Belgique et de France au titre des chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité. Depuis peu, on s’interroge sur le patrimoine des candidats à la prochaine élection présidentielle. Depuis longtemps, on questionne, dans un sens ou un autre, la législation concernant les droits de succession afférant à la transmission du patrimoine. Sur son site internet , on relève que « par l’intermédiaire de l’ACDI, le Canada aura versé plus de 20 millions de dollars au Programme alimentaire mondial (PAM) en 2004-2005 en vue de combler des besoins permanents en sécurité alimentaire de l’Éthiopie. De cette somme, jusqu’à 15 millions de dollars seront affectés à un projet du PAM portant sur la gestion des ressources environnementales, qui permettra d’assurer la transition vers des moyens de subsistance durables. Ce projet améliorera la sécurité alimentaire de plus d’un million de familles éthiopiennes, tout en protégeant et en améliorant le patrimoine naturel ». Vous conviendrez avec moi que j’aurais pu poursuivre l’énumération et peut-être mieux affirmer ma démonstration. Je constate que le mot patrimoine est utilisé dans chacune de ces propositions et je ne nous fait pas l’injure de penser que nous ne comprenons pas que nous ne parlons pas, ou pas tout à fait, de la même chose. Oh, j’entends déjà de fervents patrimonialistes – ça rime souvent avec traditionnalistes – relever que « tout fout le camp, mon brave monsieur ! ». Les bons vieux repères se perdant avec les valeurs, le vocabulaire avec la lecture : CQFD ! Eh bien, je dirais que l’on aurait tort de penser cela, car la confusion n’est pas nouvelle en

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la matière et ce sont les pères de nos pères qui nous l’ont léguée. De là à penser que tout héritage suppose inventaire et mérite surtout que l’on s’en montre digne… Une fois de plus, l’origine du mot qui nous occupe est indo-européenne. L’étymon se transmet assez directement dans un pater dont on pourrait dire qu’il est commun au grec et au latin. Pour une fois cependant, pour le traduire, le rédacteur de la notice a besoin d’une définition que l’on pourrait qualifier de négative. Elle traduit une distance originelle avec ce qui nous paraît maintenant une évidence. On nous dit donc que ce radical exprime « moins la paternité physique qu’une valeur sociale ». La première est directement exprimée dans ce que l’on pourrait appeler la famille du géniteur, celui qui donne naissance à tous les gens d’une même maison par exemple. Encore que nous allions une fois de plus un peu vite car tout cela réfère à une conception sociale plus générale. Comme nous l’explique Émile Benveniste, « nous avons trois groupes, par ordre d’importance croissante : génos, phràtra, phulé, qui sont trois divisions concentriques de la société grecque ancienne. La société romaine connaît également trois divisions mais elles ne sont pas exactement pareilles : d’abord la gens, ensuite la curia, enfin la tribus. Dans cette organisation triple, les termes du premier échelon sont comparables mais les autres divergents; mais les réalités sont bien les mêmes. Ce sont les unités que nous exprimons par la série : clan, phratrie, tribu ». Vous pensez sûrement, qu’une fois de plus, je m’égare. Pourtant ce détour me semble permettre de comprendre que l’usage courant contemporain n’a plus assez conscience des incidences de ces nuances. La figure sociale du pater est celle de l’homme représentant la suite des générations, un chef, et le mot est un terme de respect. Il est employé à la fois pour les hommes et les dieux. Cela nous donne d’ailleurs la dénomination latine du maître de l’Olympe : Jupiter. Cela permet aussi aux catholiques de mieux comprendre le sens du « Notre Père » et de penser qu’à parler de Dieu le père, on s’inscrit dans une lignée qui est celle du peuple des baptisés avant d’être une famille au sens que nous accordons maintenant à ce mot. De ce fait, en grec, patria gê désigne la terre des pères, patriôs; la coutume des ancêtres, patriotes; celui qui est du même pays, patronumios; celui qui porte le nom du père. Et on se rappellera alors que si l’on parle d’appartenance, elle n’est pas matérielle au premier chef et qu’elle ne se base pas sur la filiation pour laquelle on utilise justement un autre mot. On comprend alors qu’il y a plus qu’une nuance entre ces notions de paternité et de descendance et que le droit en porte encore la trace. Toutefois, ne se référer qu’à ces sources premières nous ferait encore commettre des erreurs, la société évolue et le lien familial avec elle, ou vice-versa d’ailleurs. « Si on a donné à patrius un doublet paternus sur le modèle de maternus, ce fut pour spécifier une relation au père physique, à l’ancêtre personnel de celui qui parle ou dont on parle. Nous avons même


en latin […] un troisième adjectif dérivé du nom du père : patricius, « patricien », c’est-àdire qui descend de pères nobles, libres. La formation en –icius propre au latin, constitue des adjectifs tirés de fonctions officielles. Ainsi chaque adjectif se réfère à une notion différente : patrius est classificatoire et conceptuel, paternus est descriptif et personnel, patricius renvoie à la hiérarchie sociale ». C’est donc de la première signification que relève le patrimonium qui désigne l’ensemble des biens appartenant au pater. C’est encore une fois un pléonasme puisqu’il est le seul à posséder en titre, et c’est bien là que réside le sens profond du mot puisque le suffixe monium porte l’idée d’un lien juridique. De ce sens premier dérive aussi le verbe patrare qui veut dire achever ou conclure et qui a d’abord un sens rituel portant l’idée d’agir en tant que chef. Plus banalement, impetrare se traduit par obtenir et perpetrare par accomplir ou faire entièrement. Interviennent alors en français deux descendances dont on comprend mieux pourquoi la première serait populaire et la seconde savante. Dans la première, le père de famille arrive au XIe siècle, puis le compère et le parrain qui ont d’abord le même sens au XIIe. C’est à même époque que se forme le mot repaire qui désigne le retour chez soi puis l’habitation au XVIe pour prendre un sens péjoratif au XVIIe. Le repère à la même source et quasiment le même sens d’un retour à un certain point, ce n’est qu’au XVIIe qu’il devient le jalon que nous connaissons. À l’inverse, ce sont les mots issus des acceptions que je dirais symboliques ou sociales, voire socialement symboliques, qui sont qualifiés de savants. Parmi eux, dès le XIIe siècle, il y a le patrice, qui devient ensuite le patricien, et aussi le patron. C’est d’abord bien entendu le saint patron au titre de sa protection et c’est encore dans ce sens que les associations et les mouvements anglais ont encore des patrons célèbres qui sont leurs protecteurs et leurs soutiens. Au XIIIe, le patron devient un étalon et un modèle et c’est pourquoi, depuis le XVIIe le mot est utilisé en couture. Il faut d’ailleurs noter que ce n’est qu’au XIXe siècle que l’on parle généralement du patron en tant que chef d’entreprise et on conviendra alors que la référence et la révérence sont moins associées à cet usage. C’est aussi au XIIe siècle qu’intervient le mot français patrimoine dont le sens est d’abord juridique, traduisant une possession, les conditions qui la régissent et sa transmission car tout comme la vie, elle est éphémère. Cette idée de passage me paraît essentielle : n’est-ce pas la raison pour laquelle les anglais, afin de traduire le concept de patrimoine culturel, parlent d’heritage ? N’est-ce pas ce que Pierre Bourdieu interroge véritablement quand il identifie les trois capitaux qui nous sont, ou non, disponibles : financier, culturel et social ? Parmi ces héritages, qui construisent notre patrimoine, il en est comme les mots qui sont à tout le monde, offerts à tout le monde ? Certainement, mais comme tous les codes, encore faut-il que l’on ait eu la chance d’apprendre en user. Pour terminer, je relèverais que ce n’est qu’au XVIe siècle qu’intervient le mot patrie. On comprend donc que c’est d’abord le pays de nos pères et l’on pourrait espérer que ce soit celui de nos modèles avant que d’être seulement nos chefs. Libre à nous d’ailleurs de veiller à ce qu’ils ne puissent perpétrer de forfaits.

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PROMENADE

Libre commentaire à partir de la définition du dictionnaire étymologique Robert pp.348-349

Serge Reggiani chantait la p… (points de suspension). Exprimant des souvenirs adolescents, il n’osait pas, pas tout de suite, l’appeler autrement. Je ne pense pas que ce p soit la première lettre du mot péripatétitienne et je ne jouerais pas l’innocence en ignorant qu’il offre maintenant de forts relents de pudibonderie. À tout prendre, il est plus élégant que notre putain, proprement nauséabond parce que corrompu, mais il est malhonnêtement euphémique. Encore que son sens porte une dimension supplémentaire qui n’est pas présente dans le mot prostituée qui suppose, lui, l’action de s’exposer, se donner à voir et dont on peut penser qu’il est aussi hypocrite à sa manière. Plus encore peut-être dans notre société d’image et de consommation. Naguère, il y a bien longtemps, il y avait aussi des péripatéticiens et je ne parle pas de prostitués mais de promeneurs au sens d’une activité philosophique prônée par Aristote. Car ces marcheurs, puisque le mot porte cette racine, ne concevaient leur activité qu’associée au plaisir d’une conversation nourrissant la pensée. Cette promenade péripatétienne se devait donc d’être aussi jaseuse qu’ambulatoire et c’est d’ailleurs peut-être parce qu’elle accueille cette sociable déambulation, que l’allée, qui appartient à la même famille, prit un jour le nom de promenade. À la toute fin de sa vie, c’est un Rousseau romantique et un peu paranoïaque – ce qui passera pour un pléonasme aux yeux de certains – qui rédige les premières phrases de sa « deuxième promenade ». Il nous dit qu’il fait le projet de « tenir un registre fidèle de mes promenades solitaires et des rêveries qui les remplissent quand je laisse ma tête entièrement libre, et mes idées suivre leur pente sans résistance et sans gêne. Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu ». Se pourrait-il que l’art de la promenade soit devenu solitaire avec les Lumières et le plein épanouissement de l’individu moderne ? Mais on peut alors considérer que ces « Rêveries du promeneur solitaire » sont autant de paroles livrées au lecteur qui devient ainsi compagnon de la promenade rousseauiste. Ce narcissisme exaspérait Nietzsche et pourtant, lui-même grand promeneur, n’a-t-il pas écrit un peu plus de cent ans plus tard des Flâneries inactuelles qui n’en sont pas si lointaines ? Le titre original aurait pu être traduit par le mot balade mais on a lui préféré ces flâneries qui nous viennent du scandinave, via le dialecte normand, et portent l’idée de courir ça et là, au hasard du coup de dé comme on aurait dit en arabe. Et

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c’est bien vrai qu’à suivre ses fragments qui s’entrechoquent si souvent, on en viendrait à penser à une errance aventureuse tout autant qu’un brillant vagabondage intellectuel. Proposer le commentaire du mot promenade à un ami des mots et de l’écrit s’avère presque pervers tant l’idée qu’il porte est liée à la littérature et ses métaphores. La promenade est peu à peu devenue un thème aussi bien qu’une forme littéraire. Léon Paul Fargue, dans son Piéton de Paris a croisé la poésie avec une découverte de la ville que l’on pourrait dire curieuse et peut-être même touristique. Je me refuse personnellement à bannir ce qualificatif car Stendhal ne l’était-il pas dans les parcours italiens qui nourrissent son œuvre romanesque ? La même année Walter Benjamin, l’exilé amoureux de Paris, de l’art et de la modernité, nous donnait les Passages de son Paris, capitale du XIXe siècle . Il est important de mentionner que ces autres fragments on été écrits directement en français car il voulait justement que son œuvre rende compte des échanges, des rencontres linguistiques, culturelles, techniques et urbanistiques qui le fascinaient. Et, maintenant, on ne peut plus emprunter les passages parisiens sans penser au généreux cosmopolite qu’il fut ni sans ressentir combien ils se faufilent dans la ville mais aussi dans son esprit et dans l’âme multiple de ceux qui y vivent toujours et encore. Dans le Nord de la France, en 1996, Michel Marcq publiait à son tour Le piéton de Lille. En librairie, et en général, il se classait parmi ce que l’on appelle les « beaux livres ». Dans sa région, en particulier, on l’installait dans un rayon tourisme qui commençait à être plus fourni. Je ne manque pas alors de remarquer combien ce regard de promeneur offert à d’autres promeneurs, par l’alibi de l’accueil de visiteurs étrangers, nourrissait et consacrait à la fois la redécouverte et la reconnaissance qualitative de la cité par ses propres habitants. Eh, oui ! L’occasion était trop belle pour que je résiste à vous proposer une promenade à mon tour mais je reviens pourtant à la source étymologique de ce mot. La racine indo-européenne concernée est men qui désigne le fait d’être saillant. Elle est représentée en latin par le mot minae qui signifie la saillie, l’avancée et aussi les choses suspendues. En découle le verbe minere qui veut donc dire faire saillie et se décline avec l’adjonction de différents préfixes. Eminere prend le sens de s’élever hors de ; imminere, être suspendu au dessus ; praeeminere, être élevé au dessus et prominere, être saillant. Vient ensuite le verbe minare qui traduit l’idée de mener des animaux en les menaçant dont on pourrait dire qu’elle est un renforcement du sens premier. Est-elle plus paisible ? Mons désigne la montagne et le promuntorium sa partie qui s’avance dans la mer. Et c’est aussi cette avancée, parfois prognathe, qui donne le mentum : le menton de notre face. En français, le verbe mener survient au Xe siècle et donne au siècle suivant la menée dont on sent encore qu’elle désigne une conduite ou une direction qui peut devenir impérative. C’est d’ailleurs à même époque qu’ar-


rivent la menace et le verbe menacer et c’est au XIIIe que l’on trouve le meneur qui n’est pas forcément menaçant mais devient, au XVIIIe, le chef d’une cabale. Sur la base du verbe mener se sont construits au XIe les dérivés amener, emmener et démener qui a d’abord le sens de mener en excitant. Malmener et surmener interviendront au XIIe, portant d’abord le sens de maltraiter. La promenade qui nous intéresse est d’abord représentée en français par le verbe pourmener qui apparaît au XIIIe siècle et prend sa forme définitive de promener au XVIe. La famille qui en découle date de la même période et on ne manque pas alors de se demander si la promenade est aussi liée à une errance libre et rêveuse que nous le laisse entendre Rousseau. On se souvient d’ailleurs que l’on dit promener son regard pour désigner l’action de le diriger vers l’avant et le déplacer intentionnellement dans la perspective, évidemment, de quelques découvertes. Le langage courant nous en laisse aussi la trace quand il nous arrive de nous repentir de nous être fait promener ou balader. C’est peut-être dans le caractère réflexif du se promener que naît ce sentiment de liberté dont il convient de reconnaître qu’il traduit surtout l’idée d’une maîtrise de soi même et de son destin avant celle de faire n’importe quoi. La base latine min nous a donné en français, à partir du XIIIe, les adjectifs éminent, prééminent et proéminent, imminent et puis aussi comminatoire dont on connaît le caractère injonctif. Il est dominant bien que ce ne soit pas forcément le fait du maître comme l’étymologie de ce mot le laisserait entendre et l’on voit alors combien le destin de notre vocabulaire peut progressivement se métisser. Je noterais aussi que c’est peut-être l’anglais qui reste le plus proche du sens premier de la promenade puisque le mot qu’il nous a emprunté y désigne maintenant un front de mer. Et j’achèverai enfin avec l’espoir que vous ayez pu laisser vagabonder plaisamment votre esprit au gré de cette promenade étymologique en sifflotant une jolie balade ! HGM

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VivaCitéS Nord Pas de Calais et le

« Centre régional en réseau pour l’interprétation de la ville »

Environnement urbain et Education à l’Environnement Urbain VivaCitéS Nord Pas de Calais, réseau régional pour l’éducation à l’environnement urbain, et Citéphile, réseau national pour l’éducation à l’environnement urbain, en ont produit plusieurs définitions. Voici des extraits du texte produit lors du carrefour national Citéphile de 2004 : L’idée d’environnement urbain ne possède pas de contour précis. On pourrait le définir comme l’« autour » de l’homme : la ville, le cadre de vie, le paysage urbain. Mais le mot environnement englobe aussi l’ensemble des éléments constitutifs d’un milieu. Il est le plus souvent employé pour désigner la nature et sa protection et finit par se confondre avec celle-ci. La précision « environnement naturel » disparaît peu à peu et l’on se contente de dire « l’environnement ». De là, sans doute, une certaine gêne quand on l’associe à l’urbain qui, lui, n’a que peu de rapport avec le « naturel ».

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L’environnement urbain ne désigne pas que la nature en ville (faune, flore) ou les domaines de l’environnement (eau, air, sol, déchets…) appliqués au milieu urbain. Mais il n’est pas non plus un milieu totalement artificiel, sans référence à la nature. Depuis son origine, en 1991, Citéphile affirme que la ville n’est pas une offense à l’environnement, mais un environnement en soi. Cette position met volontairement l’homme et la société au cœur de sa définition de l’environnement urbain qui serait alors une combinaison de composantes liées au social, au culturel, à l’environnement, à l’économie, le tout en perpétuel mouvement et régi par des flux de plus en plus rapides.


L’éducation à l’environnement urbain : un concept en action. Chaque acteur d’une ville – élu, concepteur, usager, philosophe, scientifique … – détient une part de compréhension, de gestion, de décision par rapport à l’environnement. La question du décloisonnement est indispensable mais difficile à mettre en œuvre. La tentation du repli sur le local est grande, alors que l’approche globale passe par les changements d’échelles territoriales. Le réflexe de défendre sa propre spécialité est fort alors que l’approche de la complexité passe par l’ouverture aux autres. Chacun finalement reste porteur d’une fraction de réalité, de connaissance, de perception qu’il décide ou non de mettre en partage. L’idée est ainsi née de tendre vers une éducation à l’environnement urbain pour tous par le croisement des regards. Celle-ci aurait comme objectif le bien vivre ensemble et la conscience d’être un citadin citoyen, quel que soit son rôle dans la ville. L’éducation à l’environnement urbain est une réflexion commune, de l’échange constant, une éthique partagée. Pour se former à la complexité et à l’approche globale, elle s’appuie sur la perception, l’analyse, l’apport de connaissance, la participation et les pratiques créatives. Elle s’inscrit dans les temps personnels et professionnels de chacun. Elle se positionne pour une gouvernance issue de l’écoute des expériences individuelles vers une réflexion d’intérêt collectif et général. Cela se décline par des actions d’éducation ancrées dans le réel des villes, de leur territoire, de leurs acteurs. L’éducation à l’environnement urbain a besoin de médiateurs, de passeurs.

Béatrice Auxent,

présidente de Citéphile de 2002 à 2005

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Babelles – Des mots pour la ville : une pièce d’un triptyque « Mémoire, Transmission, Acteurs » du projet de « Centre régional en réseau pour l’interprétation de la ville ». L’objectif général de ce centre serait de rendre accessible à tous, habitants et visiteurs, la ville et la cité, de considérer le territoire régional et la construction de son identité urbaine dans son ensemble. VivaCitéS Nord Pas de Calais a commencé à mettre en œuvre la richesse des regards croisés de ses membres pour produire des recommandations et réflexions sur ce sujet. Quel type de dynamique doit se mettre en œuvre ? Quel effet réseau ? Quel public? Comment susciter prise de recul, approfondissement, innovation, réflexion, anticipation, partage sans concurrence ? Quelle est l’échelle géographique pertinente ? Ce projet s’inscrit volontairement sur le long terme. Il est plus que jamais une réponse possible à l’actualité, toujours proche, montrant une fracture entre la cité et ses habitants, entre différentes réalités de la ville. Au delà de ce présent ouvrage, VivaCitéS Nord Pas de Calais a produit en 2004 et 2005, avec Henry George Madelaine et Mathieu Bostyn, un travail approfondi pour un positionnement stratégique du réseau et une (re)définition de l’éducation à l’environnement urbain. En 2006 une étude est ensuite confiée à Henry George Madelaine intitulée « Contribution à une lecture socio-historique de l’identité et du fait urbain dans le Nord/Pas de Calais ». D’autres productions sont en cours pour continuer l’assemblage de pièces constitutives du projet : Entretiens individuels d’acteurs et témoignages sur le fait urbain en Nord Pas de Calais, Répertoire d’actions, d’acteurs et de structures, Fiches de références documentaires en région et au delà...

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Acteurs de l’Éducation à l’Environnement Urbain L’apport de VivaCitéS, c’est la richesse par le croisement des regards et des compétences. C’est un lieu décloisonné, de liberté d’expression en dehors des enjeux de pouvoir ou de structures. Chacun peut présenter une action ou simplement venir échanger. La liste de diffusion par courriel actuellement compte près de 200 personnes. Chacun transfère vers d’autres destinataires. L’information circule...

Membres du réseau ayant déjà présenté une action, un projet, une réflexion... : Amis des Jardins Ouverts et Néanmoins Clôturés Mairie de Fâches Thumesnil Les raisins de Fives et d’Ailleurs Médiathèque de Tourcoing Mariska Mairie de Roubaix Réseau européen Connect « la ville des enfants » Parc Naturel Régional Avesnois Société française des urbanistes Atelier Z Mairie de Grande Synthe Espace Naturel Régional Centre d’Initiatives pour l’Environnement Urbain à Arras Chantier Nature Les Anges Gardins Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement du Nord Politique de la ville Crespin Quiévrechain Réso Asso Métro Ecosystème Le jardin des capteurs de Montréal La Plateforme Ophrénie théâtre Territoire, identité et développement Citéphile Maison de la Nature et de l’Environnement Osmose Intramuros Institut d’Aménagement et Urbanisme de Lille Archives de Tourcoing AGUR de Dunkerque Ville de Lambersart Ville de Lille CIAP de Roubaix Des pieds à la tête Conseil européen des urbanistes La Condition publique de Roubaix Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains, de Tourcoing Maison Folie de Tourcoing Commission d’Action Culturelle de l’Académie de Lille Les sciences animées Artconnexion Les promenades urbaines

Et aussi : Rémi Cousin, chercheur Federico Cuñat, chercheur Gérard Leval, journaliste Catherine Cullen, élue Simone Scharly, élue Bénédicte Lefèvre, chercheur Maïté Grégoris, chercheur Catherine Grout, chercheur Cécile Ruquier, étudiante

Membres du CA de l’association en 2007 Béatrice Auxent, présidente Francis Lambert, trésorier Rémi Cousin, secrétaire Michel Brulin Maïté Grégoris Colette Morice Pierre Wolkovinski

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C on tact s Adresse postale : 23 rue Gosselet 59000 Lille Site Internet : www.vivacites-npdc.org Liste de diffusion : vivacites@vivacites.listes.vox.coop Courriel : beatrice.auxent@nordnet.fr Et aussi pour plus d’informations sur l’éducation à l’environnement urbain www.citephile.org

C r é d it s Henry George Madelaine pour tous les commentaires étymologiques des mots écrits entre 2001 et 2007 depuis différents lieux de résidence. Béatrice Auxent pour les textes. Jean Jacques Tachdjian pour la mise en page et le graphisme général. Matthieu Auxent pour les mots dessinés. Sophie Gaucher pour les illustrations au trait. Dimitri Vazemski pour les mots mis en scène.

R em ercie m e n t s Partenaires financeurs : Le Conseil régional Nord Pas de Calais, La Direction Régionale Jeunesse, Sport et Vie Associative, La Direction Régionale des Affaires Culturelles.

Recommandation : l’usage des commentaires étymologiques des mots peut se faire en demandant préalablement l’autorisation à VivaCitéS Nord Pas de Calais.

Imprimé à Lille, par l’imprimerie Jean Bernard en décembre 2007.

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