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ÉTAT DES LIEUX
Réinventer un genre
Avec le virage numérique, un clivage se crée entre les journalistes politiques et la « vieille presse ». Le défi à relever est immense : déringardiser le journalisme politique.
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Les Français ne s’intéressent pas à la politique. Ce refrain revient à chaque campagne électorale mais le sujet continue d’attiser les débats et interroge. Début 2021, le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) publiait son baromètre annuel : «En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? » À la question «Quand vous pensez à la politique, pouvez-vous me dire ce que vous éprouvez ? », 77 % des sondés répondaient par un terme négatif:méfiance, dégoût, ennui et même peur. Notre analyse le confirme:les thématiques abordées lors des débats de la campagne présidentielle ne coïncident pas avec les priorités de l’opinion publique. L’abstention interroge les journalistes. Un électeur qui s’abstient, est-ce un lecteur qui s’en va ? La double défiance des Gilets jaunes envers les politiques et les médias l’a prouvé.
Des astres morts Du journalisme « Le journalisme de gouvernement. » C’est ainsi qu’Edwy Plenel, fondateur de Mediapart, nomme la relation parfois intime qui s’est installée entre journalistes et politiques. «Cette pratique tire sa légitimité de la fréquentation du monde politique et non de sa capacité à sortir une information.» Un journalisme écho de l’hémicycle, à la botte des agendas ministériels, à l’affût de la petite phrase, accusé de connivence et qui voit la confiance du public à son égard s’émietter. Dans les talk-shows, l’opinion prend peu à peu la place de l’information. La course à l’audience, la polémique et le sensationnel sont monnaie courante dans le traitement médiatique. Des pratiques plus simples et moins coûteuses que celles du reportage ou de l’investigation. Est-ce une conséquence de l’essoufflement d’un modèle économique, avec des médias davantage tournés vers le profit, et de l’usure des lignes éditoriales classiques? Ces phénomènes remettent en question la responsabilité démocratique du journaliste. Aujourd’hui, chacun peut donner son opinion, recueillir des témoignages et les diffuser instantanément. Mais l’essence même du métier n’est-elle pas de collecter et de rendre compte d’informations d’intérêt général, sans s’affranchir de la déontologie et en s’adaptant aux nouvelles technologies? L’arrivée du numérique a bousculé la « vieille presse », comme le dit Edwy Plenel. De nouveaux formats apparaissent, d’autres sont en gestation. Le traitement de l’actualité politique n’échappe pas aux innovations. Ce virage contraint les titres enracinés dans le paysage médiatique à revoir leur offre en utilisant les nouveaux réseaux disponibles pour toucher les jeunes publics.
Des initiatives à la pelle Avec Internet, les journalistes n’ont plus le dernier mot. Sur les réseaux sociaux, les politiques prennent la parole et s’adressent directement à leurs partisans et aux indécis. Ces plateformes permettent l’émergence de nouveaux acteurs, parfois étrangers au journalisme mais qui agrègent autour d’eux d’énormes communautés. Influenceurs ou youtubeurs, une partie d’entre eux s’emparent de la politique pour la rendre plus accessible, comme le Diable Positif. D’autres campent sur des positions plus ambiguës. Bahia Carla Stendhal, influenceuse, mélange les genres pour soutenir Eric Zemmour. Thierry Devars, maître de conférences en communication politique, est formel : «Elle utilise les codes journalistiques mais le fond, lui, est militant.» Pour le chercheur, c’est du soft power, qui permet aux
Le 15 juin 2020, le quotidien Le Monde a envahi les terres du réseau social TikTok. En mars 2022, il comptait 573 000 abonnés.

politiques de répandre leurs idées. «Le risque est de ne plus voir la singularité du travail journalistique », déplore Alexis Lévrier, historien des médias. Face aux excès de ce système, entre absence de contradiction, fausses informations, opinion à tout va, certains tentent de défendre l’information. C’est le cas des cellules de fact-checking dont la pratique se voit parfois singée par les politiques eux-mêmes. Edwy Plenel l’affirme:le numérique, c’est un retour du journalisme de terrain version 2.0. «Il n’y a qu’à voir le travail de Rémy Buisine avec Brut, ou encore de Taha Bouhafs, du Média ». Leur crédo : aller chercher l’information directement là où elle est née et la diffuser en ligne sans attendre, avec tous les risques que cela comporte. Les journalistes doivent s’accommoder de la présence de nouveaux acteurs et doivent eux-mêmes se réinventer. À cela s’ajoute l’accélération de la temporalité de l’information et la perte grandissante de la confiance du public envers les médias et la politique. Si le journalisme doit évoluer, il doit en rester un acte de partage: parler davantage aux lecteurs et moins à ses sources. Il peut bousculer, déranger mais il répond toujours aux mêmes besoins : se consacrer à l’intérêt général, inviter les citoyens à réfléchir et faire bouger la société. En bougeant avec elle.
Amandine OLLIER et Florian WOZNIAK
«Faire du journalisme autrement»
Sylvain Bourmeau, directeur du média en ligne AOC, pose un regard critique sur l’état du journalisme politique en France.
Dans les bureaux du journal en ligne AOC (Analyse Opinion Critique) lancé en janvier 2018, Sylvain Bourmeau, son fondateur, fait l’état des lieux du journalisme politique en France. Ancien directeur-adjoint des Inrockuptibles et de Libération, le journaliste de 56 ans participe à la création de Mediapart en 2008. Avec AOC, il prône un journalisme d’idées sous la forme de trois articles par jour.
En 2018, avec le média AOC, vous accordez une place importante aux articles de fond. D’où est né le besoin de lancer ce format?
AOC répond au diagnostic de la crise de la représentation du moment. C’est une manière de rappeler que le journalisme remplit une fonction démocratique. Nous voulons permettre à des non-journalistes de prendre leur part de journalisme : sociologues, historiens, écrivains etc. Mais l’idée n’est pas de mettre les journalistes à la porte. D’ailleurs, ils éditent le journal. Il faut avoir des compétences journalistiques pour entretenir un rapport particulier à l’actualité.
Le journalisme politique actuel repose-t-il sur un modèle obsolète dont la polémique et le buzz sont les principaux carburants?
Le modèle économique des médias vit de la polémique. Le journalisme fonctionne à l’émotion. C’est vrai depuis l’invention de la presse mais aujourd’hui ça atteint des proportions délirantes. La formation des journalistes pose aussi problème. Ils apprennent à produire de l’objectivité en opposant une opinion «pour» à une opinion «contre». S’ajoute à ça un problème que j’appelle le journalisme-politique-à-la-française.
Qu’appelez-vous «journalismepolitique-à-la-française»?
C’est le fait de faire du journalisme qui ressemble au commentaire hippique ou au patinage artistique, avec des notes techniques et artistiques attribuées aux politiques. Cela confine au ridicule alors qu’il s’agit de sujets très importants.
Comment renouer la confiance avec les publics?
Je pense que ça ne peut passer que par de nouvelles façons de faire : de nouveaux journaux, de nouvelles émissions de télé et de radio. Le Monde a par exemple su tirer les leçons d’un certain nombre de dangers. Cela vaut aussi pour d’autres journaux en France. Il ne faut pas être complètement négatif.
En 1987, vous fondez la revue Politix. Aviez-vous déjà cette envie de faire les choses différemment?
Oui. Avec Politix, nous avons fait le pari qu’il était possible de s’entretenir avec des responsables politiques autrement. En 1995, quand j’étais aux Inrockuptibles, nous avons réalisé un entretien avec l’ancien Premier ministre Michel Rocard qui a fait beaucoup de bruit. L’entretien faisait 70 000 signes et a duré 8 heures. Nous avons obtenu des choses assez incroyables, dont l’appréciation qu’il portait sur le président de l’époque, François Mitterrand avant sa mort : «Mon opinion sur François Mitterrand, s’est forgée à la faveur de la guerre d’Algérie, elle n’a jamais eu vocation à changer.» C’était la première fois qu’il le disait aussi clairement. Cela montre qu’il est possible de faire du journalisme autrement. Il faut se départir des modèles économiques qui reposent sur le clic et le buzz, construire des publics plutôt que d’amasser des audiences.
Recueilli par Samuel EYENE

Sylvain Bourmeau, fondateur du journal en ligne AOC, dans ses bureaux à Paris.