Magazin n° 1 – La démocratie change de main

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LABORATOIRE

MAGAZIN

Mairie de Saillans

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UN VILLAGE ÉPROUVETTE À L’HEURE DES

COMPTES EN PLACE DEPUIS 2014, L’ÉQUIPE MUNICIPALE DE SAILLANS, PETIT VILLAGE DE LA DRÔME, A PROMU LA DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE À L’ÉCHELLE LOCALE. À QUELQUES JOURS DES MUNICIPALES, MAGAZIN REVIENT SUR LES RÉUSSITES ET LES ÉCHECS DE CETTE LISTE CITOYENNE. [ PAR TANGUY HOMERY ]

Ne l’appelez pas « Monsieur le maire ». À Saillans (Drôme), Vincent Beillard refuse ce titre alors qu’il est pourtant l’édile de ce petit village de la Drôme. En 2014, les 1 300 habitants ont majoritairement voté pour sa liste. Avec ses colistiers, Vincent Belliard ne portait qu’une seule revendication : impliquer les Saillansons dans la vie politique locale. Pas de programme. Pas de tête de liste. Six ans plus tard, le système est encore debout… Comment ce village a-t-il pu en arriver là ? Historiquement ouvrier, Saillans s’est progressivement vidé de ses classes populaires avec la fermeture d’une usine de textile, principal employeur du village, en 1968, rappelle Mario Bilella, doctorant en sciences politiques à l’université Paris-1, dans « Prôner la participation, chercher la distinction » (revue Études rurales, 2019). En parallèle, de nombreuses boutiques et des galeries d’art ont ouvert, un festival de cirque et une compagnie de spectacle ont été créés. Ainsi, la vallée de Saillans est devenue « prisée par le monde artistique », explique l’universitaire. Puis vient l’élément déclencheur. UNE CAUSE COMMUNE

À la fin des années 2000, la population se fédère contre un projet de supermarché qui devait être installé en périphérie du village, avec l’accord du maire en place. Craignant la désertification du bourg, les habitants signent des pétitions, se regroupent et parviennent à faire annuler le projet. C’est en se basant sur ce réseau d’opposition qu’une liste émerge aux élections municipales de 2014 et l’emporte. Mario Bilella s’est intéressé aux profils de ceux qui ont mené le groupe de contestataires. « Quatre enseignants (dont une universitaire), quatre travailleurs sociaux,

24 %

des habitants majeurs prennent part aux décisions de leur ville.

un ingénieur, une architecte, un artiste, un géobiologue [on dit bien géobiologue et non géobiologiste], un médecin, un étudiant, une comptable, un employé d’imprimerie … », détaille-t-il. La proportion de cadres et de professions intellectuelles supérieures est plus forte que dans toutes les listes précédemment élues. Dès son élection, la liste met en place son unique promesse de campagne : instaurer une démocratie participative locale. L’équipe municipale rompt avec les habitudes en se répartissant les dossiers par binôme et en faisant quasiment disparaître la figure de maire. Pour participer, les habitants peuvent s’impliquer dans des commissions thématiques (environnement, travaux, etc.) ou dans desgroupes préparant des projets très précis. En 2015, plus de 70 réunions publiques ont eu lieu dans la ville. Les habitants sont constamment invités à participer. Avec toutes les conséquences que cela peut avoir. « La plupart des villageois, qu’ils soient favorables ou non à la municipalité, évoquent un

Avec ses 1 300 habitants, Saillans est un modèle de démocratie participative.

renforcement des “ clivages ” après l’élection », assure Mario Bilella, qui a rencontré et observé les habitants pendant plus de cinq ans. Une réalité que décrit aussi Maud Dugrand, journaliste originaire de Saillans et auteure de La Petite République de Saillans (éd. Le ­Rouergue, 2020) : « Porter un point de vue et le défendre publiquement est extrêmement risqué si on ne veut pas se fâcher avec la moitié du village. » UNE POLITIQUE CLIVANTE

Tous deux dressent le même constat : seule une partie de la population participe aux débats. Un chiffre confirmé par la mairie de Saillans qui indique qu’en 2014, seuls 24 % des habitants majeurs ont pris part aux décisions de leur ville. Savoir prendre la parole en public, se forger un avis argumenté sont des compétences que tous les habitants n’ont pas. Rapidement, un autre lieu de débat s’impose : « si on voulait entendre parler […] les réfractaires, il fallait se rendre au café des Sports », raconte la journaliste. Dans son étude, Mario Bilella constate, lui, que des habitants regrettent une perte du capital « d’autochtonie », ces valeurs que portent les anciens du village. « Ce qui compte, ce n’est plus d’être dépositaire de l’histoire locale, mais d’être capable de discuter méthodes, dispositifs et démocraties », écrit l’universitaire. Aux élections municipales de mars 2020, les élus devront faire face à la critique de l’opposition. « Il n’y a pas de place pour la parole contradictoire dans [les] réunions. On est vampirisés par la méthode, avec des outils formatés, les gommettes, les petits groupes de travail … », a déclaré le candidat François Brocard, au Monde, le 7 février 2020, qui espère faire revenir un modèle traditionnel à Saillans. Même si l’utopie saillansonne venait à se conclure au bout de six ans, le petit village pourrait se targuer d’avoir été, le temps de ces quelques années, le laboratoire d’une démocratie locale fantasmée par beaucoup. ■


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