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Grand entretien
ENTRETIEN «SEUL UN REGARD éduqué permet d’apprécier la beauté de la nature »
LA RELATION DES HOMMES À LA FORÊT ET LEUR MANIÈRE DE L’APPRÉHENDER ONT CHANGÉ AU FIL DES SIÈCLES. LA PHILOSOPHE CATHERINE LARRÈRE ET SON ÉPOUX, RAPHAËL, INGÉNIEUR AGRONOME SPÉCIALISTE D’ÉTHIQUE ENVIRONNEMENTALE, ESTIMENT ESSENTIEL D’ÉDUQUER NOTRE REGARD POUR MIEUX LA PROTÉGER.
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PROPOS RECUEILLIS PAR VICTOR DUBOISCARRIAT ET CASSANDRE RIVERAIN
Comment nos usages de la forêt ont-ils évolué ?
Raphaël Larrère. C’est un espace ambigu. Au Moyen Âge, elle est un lieu de liberté pour les nobles qui y chassent, de refuge pour les ermites ou les brigands et d’annexe pour les habitants des villes et de la campagne. Les riverains y possèdent des droits d’usage, pour ramasser les glands et les bois morts, exploiter les arbres dont les nobles ne peuvent pas tirer profit ou faire paître les bêtes. La forêt est alors un lieu de conflits entre tous ces acteurs. Au XVIIe siècle, malgré des tentatives de régulation juridique, elle est surexploitée : les villes se développent et consomment énormément de bois de chauffe et de construction. Pour le pouvoir, la forêt représente un ensemble de ressources stratégiques.
Que change la révolution industrielle ?
R. L. Le charbon devient la principale source de chauffage en ville et le bois de chauffe est délaissé. Si la forêt est toujours perçue comme une ressource, de nouveaux discours émergent sur ses bienfaits : elle permet de lutter contre l’érosion, de nourrir le gibier, d’adoucir le climat et même les mœurs. Mais à cette époque, elle a été saccagée par la révolution industrielle, les propriétaires qui coupent trop et le système agropastoral.
La forêt serait donc à l’origine de l’une des premières prises de conscience écologique ?
Catherine Larrère. C’est même une matrice du discours environnemental français : la vision du long terme. R. L. Oui, c’est la vision d’une forêt multifonctionnelle. Les premiers discours sur les bienfaits de la forêt et les méfaits du déboisement apparaissent à la Révolution française. L’ingénieur François-Antoine Rauch, père fondateur de la pensée écologique française, établit la transition entre le discours de l’économie de la nature et le discours forestier, écologique. Mais il faudra attendre 1 848 pour que l’élite culturelle se laisse convaincre. Ce discours va guider l’administration forestière qui va reboiser les montagnes afin d’éviter l’érosion des sols.
La gestion des forêts a-t-elle évolué depuis ?
C. L. Il existe de grandes différences entre forêts publiques et forêts privées. R. L. L’administration forestière, qui gère le domaine public d’État, a généralement pour objectif la futaie. Elle laisse les arbres atteindre leur pleine croissance avant de les exploiter. Dans les forêts communales comme dans les privées, le reboisement avec des essences de résineux a été privilégié. C. L. Cette même administration a été accusée de viser le profit maximum en plantant des résineux qui permettent une rentabilité rapide. Le développement des parcs nationaux s’est donc accompagné d’un conflit entre les objectifs de protection et de rentabilité.
Ce conflit existe-t-il toujours ?
C. L. Oui. Pendant le XIXe siècle, les forestiers représentaient la bonne vision écologique de la forêt. Ce qui a été remis en cause dans la deuxième moitié du XXe siècle. R. L. Mais ils se sont adaptés. L’importance de la biodiversité est devenue de plus en plus évidente et ils ont dû changer leurs pratiques. L’ONF [Office national des forêts], qui gère les forêts publiques françaises, a donc mis en place une stratégie pour développer la biodiversité. Il a créé des réserves biologiques gérées et des réserves biologiques intégrales dans lesquelles il est interdit d’entrer. Le conflit aujourd’hui porte sur une autre question : faut-il laisser le bois mort et couper les arbres vieillissants dans les forêts gérées par l’ONF ?
Raphaël et Catherine Larrère dans leur appartement parisien. Ils s’interrogent sur l’environnement au prisme de la philosophie et de la science.
C. L. Parce que ce sont des écosystèmes. R. L. Chaque arbre est à lui seul un biotope. Des petits insectes viennent le manger et donc attirent les piverts. Une forêt laissée en libre évolution sur une longue période, avec du bois mort au sol, est plus riche qu’une forêt exploitée. Mais créer des îlots de sénescence, c’est-à-dire des endroits où on laisse le bois vieillir, ce n’est pas du tout la vision de l’ONF.
La gestion française actuelle repose sur l’implication des hommes. Une protection sans intervention est-elle possible ?
C. L. Dans les années quatrevingt-dix, j’ai importé les textes anglophones de l’éthique environnementale qui théorisent la deep ecology ou l’écologie radicale et la wilderness, la
« Il n’y a pas une nature authentique. La question n’est pas de savoir quelle nature il faut protéger, mais de comprendre comment la protéger dans sa diversité. »
préservation d’une nature sauvage. À l’époque, des forestiers ou des gérants de parc national m’ont pris à partie. La France est hostile aux milieux fermés où l’humain n’intervient pas et laisse la forêt se développer seule. R. L. La libre évolution est très critiquée. C. L. Les réserves intégrales existent en France mais nous n’aurons pas de politique qui ira dans le sens de la wilderness américaine.
Qu’en pensez-vous ?
C. L. La wilderness est un mythe. Cette représentation américaine de la nature vient des colons européens, arrivés en Amérique du nord au XVIIIe et XIXe siècle. Ils découvrent alors un lieu inhabité et s’imaginent face à une nature vierge. Or, ils sont sur un continent où 90 % de la population est morte à cause de germes importés par les invasions européennes. Dans l’imaginaire commun, la forêt amazonienne est vierge et sauvage. Mais dans certains travaux d’écologie historique, on y observe des zones d’implantation humaine qui n’étaient pas du tout destructrices. Pour revenir à ces zones de protection fermée, il est inutile de se régler sur une protection de la nature dont
Biographie
Philosophe de l’environnement, professeure émérite à l’université de Paris Panthéon-Sorbonne, Catherine Larrère travaille sur les questions d’éthique environnementale. Elle a introduit en France la pensée de chercheurs anglo-saxons, comme celle du philosophe américain John Baird Callicot. Raphaël Larrère est ingénieur agronome et sociologue, spécialisé en zootechnie, à savoir les sciences et techniques mises en œuvre dans l’élevage pour obtenir des produits à destination des humains. Il a notamment travaillé sur la forêt et les conflits qu’elle génère. En 1985, il est nommé au Conseil de protection de la nature. Il s’intéresse alors aux usages et représentations de la nature. Ensemble, ilsont écrit Penser et agir avec la nature, une enquête philosophique (éd. La Découverte, 2015) et Le pire n’est pas certain, essai sur l’aveuglement catastrophiste (éd. La Découverte, 2020).
l’homme est absent puisque ce serait se conformer à une chose qui n’existe pas. Il n’y a pas une nature authentique et d’autres qui seraient fausses. La question n’est pas de savoir quelle nature il faut protéger, mais de comprendre comment la protéger dans sa diversité. R. L. Pour rapporter cela aux forêts françaises, il est possible de les protéger et de les développer de plusieurs manières. Dans un parc national, nous pouvons délimiter des zones à vocation pastorale, d’autres destinées à l’exploitation et enfin des zones où la nature est en libre évolution.
Dans vos recherches, vous dites que la biodiversité est une norme qui permet de créer du débat. Qu’entendez-vous par là ?
C. L. Lorsqu’on se fixe des objectifs de protection de la nature, le plus simple consiste à se référer à la science. Certains scientifiques affirment que la nature finit par atteindre un état d’équilibre, appelé climax. Pour d’autres, le climax n’existe pas et les lieux naturels sont structurés par les perturbations humaines ou naturelles. La forêt amazonienne est le fruit d’une coévolution de l’homme et de la nature et non pas une nature sauvage. Si nous suivons cet exemple, il n’existe pas qu’une expertise scientifique concernant la biodiversité, mais plusieurs, et autant de solutions. Les discussions peuvent se faire entre scientifiques et administrateurs mais aussi avec la société civile. Ainsi, la biodiversité pourrait devenir un moyen d’ouvrir un débat démocratique. Mais, dans les faits, elle fait l’objet d’une gestion technocratique d’experts. R. L. Un éleveur que j’ai interrogé sur la biodiversité a lancé à mon équipe : « M’en parlez pas Monsieur, c’est de la paperasse ! » Pour lui, elle est façonnée par les politiques européennes. Chaque discipline des sciences du vivant — biologie, zoologie, botanique, agronomie, etc. — s’est fixé une définition spécifique. Dès lors, la biodiversité unique n’existe pas, elle est plurielle. Il faut choisir à quel niveau intervenir. Par exemple, faut-il préférer la diversité génétique d’une seule population ou celle de l’écosystème dans son ensemble ? La réponse n’est pas évidente.
En quoi les représentations de la forêt diffèrent-elles en fonction des acteurs ?
C. L. Notre vision de la bonne conduite à tenir avec la nature est socialement très marquée. Une élite a forgé ce qui serait la bonne perception de la protection de la forêt et a tendance à délaisser celle des populations locales. R. L. Notre regard est formé par un savoir. Le forestier ne voit pas la forêt de la même manière que l’ornithologue ou le spécialiste des arachnides. Ils ont des connaissances et une vision du paysage différentes. En parallèle, les personnes qui l’habitent lui portent un regard plus intime. Pour une étude, l’équipe de l’Inra d’Orléans a présenté des photos de sous-bois sauvages, d’autres désordonnés mais avec une présence humaine, comme un chemin et d’autres avec des futaies régulières. Les forestiers ont préféré les sous-bois ordonnés tandis que les retraités et les étudiants appréciaient davantage les sousbois désordonnés.
Faudrait-il davantage éduquer le regard ?
C. L. Il y a certainement beaucoup à faire. Les critères esthétiques ont joué un grand rôle dans la protection de la nature, c’est parce qu’on la trouve belle qu’on veut la protéger. Quand il énonce la maxime de son éthique de la terre, Aldo Leopold, forestier et écologue américain, mentionne la beauté. Mais il ne s’agit pas toujours de la même beauté. La majorité d’entre nous voit le beau à partir de critères artistiques, c’est ce qui mérite d’être représenté : le pittoresque. Leopold critique les hordes de touristes qui se précipitent dans les parcs nationaux pour en admirer le spectacle. Il leur faut des cascades, des rochers, des forêts sombres… Ce faisant, ils ignorent complètement d’autres beautés de la nature, comme celles de la grande prairie américaine qu’ils trouvent ennuyeuse. Seul un regard éduqué par la botanique et une vision historique de l’écologie permet d’apprécier ce genre de formation végétale. Pour en comprendre la beauté, il faut se libérer d’une appréciation purement esthétique et chercher la beauté dans la nature ellemême et pas dans l’art. Si la beauté nous attire vers la nature, il faut aussi accepter de questionner nos normes esthétiques car elles sont déterminées socialement et culturellement. Il faut donc former notre regard par des connaissances scientifiques mais, plus encore, par l’expérience, dans une relation sensible avec la nature. Et celle-ci n’a pas besoin d’être spectaculaire pour être appréciée. Un marais peut être aussi beau qu’une perspective vertigineuse.
En quoi la philosophie peut-elle aider à protéger la forêt ?
C. L. La dimension normative ne fait pas partie du travail des scientifiques. La formulation des problèmes, des questions, des règles constitue celui des philosophes. Mais ce type d’éthique doit être informé. Si vous ne savez pas ce qu’est un écosystème ou la biodiversité vous ne dites pas grand-chose ou alors vous risquez de dire de grosses bêtises. R.L. Pour un travail en éthique, il est nécessaire d’étudier et d’analyser précisément des cas concrets. C. L. Nous pratiquons la philosophie de terrain. Pour reprendre ce que nous disions dans notre jeunesse maoïste : « Qui n’a pas fait d’enquête n’a pas le droit à la parole. » n