Economie sociale et solidaire

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Economie sociale et solidaire: pour une vision plurielle de l’économie Intervention au Séminaire d’Alger – Economie solidaire : enjeux et perspectives Projet Med2000 Eric E. van Monckhoven cricmed@yahoo.it Printemps 2002

Monoculturalisme vs: Pluralisme Aujourd’hui, le terme de mondialisation est devenu un “leit-motive” pour les fervents de l’économie et du capitalisme. Les effets de cette mondialisation économique, qui va de pair avec une nouvelle révolution technologique basée sur la télématique et les biotechnologies, nous les connaissons et les expérimentons au quotidien, tant au Nord qu’au Sud: concentration des profits, des capitaux et des moyens de production dans les mains d’un nombre de plus en plus réduit d’acteurs, polarisation sociale de la société, mondialisation de la pauvreté, dégradation de l’environnement, exclusion sociale, etc. Il semble dès lors que si nous voulons affronter la réflexion sur les rapports entre économie et société d’une manière réaliste et moins idéologique, cela suppose que nous nous inscrivions dans une perspective légèrement différente. Depuis quelques années, des chercheurs et experts internationaux ont avancé un cadre d’analyse alternatif pour s’attaquer aux problèmes que l’économie marchande n’arrive pas à juguler seule, en partant de la simple et évidente constatation que s’il est vrai que l’économie de marché constitue aujourd’hui une forme majeure des relations économiques, elle n’est en rien unique. Ce qui est unique, c’est l’insécurité et la dépendance – quasi planétaire – dont elle est à l’origine. En réalité, il est possible aujourd’hui de faire une distinction très claire entre trois grands pôles de l’économie: l’économie marchande, l’économie non marchande, et l’économie non monétaire. Dans cette perspective plurielle, il convient de constater que “économie non marchande” (ou publique) et “économie non monétaire” ne sont pas que résiduelles: en France par exemple, l’économie non marchande permet, par la redistribution qu’elle opère, à 45% des résidents adultes d’échapper à la pauvreté ; pour sa part l’économie non monétaire basée sur la réciprocité représente pour la seule économie domestique près de la moitié du produit intérieur brut selon les évaluations les plus couramment admises. Pour définir la meilleure articulation possible entre les trois pôles de l’économie, il faut essayer de préciser les avantages et les inconvénients de chacun d’eux. L’économie marchande peut être source d’efficacité, mais à l’inverse, elle peut engendrer de graves inégalités car elle ne s’intéresse qu’aux besoins solvables. L’économie non marchande peut garantir davantage d’égalité, par exemple dans l’accès au service public, mais elle peut être source de bureaucratie, de lourdeur administrative faute de la sanction du marché. Les solidarités de proximité très précieuses qui sont à la source de l’économie non monétaire peuvent aussi être pesantes et entrer en contradiction avec le désir d’émancipation individuelle. Il ne s’agit donc pas de “choisir” l’un des pôles, mais plutôt de chercher à établir des relations positives entre eux. Tenir compte de trois pôles de l’économie, c’est vouloir restaurer les moyens d’appréhender la complexité des économies contemporaines. C’est refuser de mythifier l’un quelconque de ces trois pôles.


Vision ternale La question de la répartition des activités entre les trois pôles de l’économie est susceptible de varier fortement dans le temps et dans l’espace, en fonction des priorités que se donne la société. De plus ces trois pôles de l’économie ne correspondent pas à des économies séparées, ils peuvent être imbriqués selon une grande variété de combinaisons. Cette combinaison existe déjà dans les faits. D’un côté, l'économie de marché bénéficie de nombreux investissements publics. (Les entreprises utilisent une main-d’oeuvre qu’elles n’ont ni éduqué, ni formé; elles héritent d’un capital social et moral qui est totalement ignoré. L’agriculture productiviste est la plus subventionnée à tel point que, selon la Commission de Bruxelles le quart des propriétés agricoles —les plus performantes, les plus modernes et les plus riches— draine les trois quarts des subventions). De l’autre côté, elle pèse énormément sur les ressources naturelles, en particulier celles non renouvelables, qui sont un patrimoine de l’humanité détourné dans bien des cas à des fins privées avec un énorme coût pour la collectivité. Placer tous les espoirs de sortie de crise dans l'économie de marché c'est donc s'enfoncer dans une impasse. En déplaçant l’analyse, la perspective de l’économie plurielle ouvre de nouvelles pistes quant au rapport entre économie et société parce qu’elle identifie plusieurs plans d’action complémentaires dans les économies marchande, non marchande et non monétaire autant que dans leurs articulations, qui peuvent être multiples et à géométrie variable. En se situant dans une perspective d'économie plurielle, il est possible de définir de nouvelles modalités d'action en faveur de la cohésion sociale, d’une meilleure répartition des richesses et de la sauvegarde de l’environnement. Economie sociale: quelques repères historiques Comme son nom l’indique, l’économie sociale est fille du pluralisme social et de l’associationisme. Pour ce qui concerne l’Europe, certaines origines sont à rechercher au Moyen Age dans les guildes, confréries, jurandes, corporations et compagnonnages qui se constituèrent autour de certaines catégories d’acteurs comme les commerçants, les artisans, les villes, qui se solidarisèrent pour faire reconnaitre, défendre et sauvegarder leurs caractères communs. Parmi elles : - les sociétés de secours mutuels qui connaitront un développement contrarié avec la loi Le Chapelier (1791) interdisant toutes les coalitions, voient le jour au Moyen Age - La Hanse, qui permit l’essor du commerce transnational en Europe pendant plusieurs siècles avant la conquête de l’Amérique grâce à la mise en réseau, depuis la Scandinavie et l’Allemagne en passant par la Belgique, les Pays-Bas et l’Angleterre jusque dans la Méditerranée tant à Ouest et Est jusque Constantinople, de nombreuses villes, préfigure des formes de partenariat et d’échange qui pourraient encore aujourd’hui inspirer bien des experts et spécialistes de l’économie sociale; - les premières coopératives sont nées dans le Jura au XIVe siècle à l’initiative des éleveurs pour résoudre le problème de la transformation du lait en fromage; Ces formes associatives de solidarité sociale atteignent leur plus fort développement avant la Révolution française.


Au milieu du XIXe siècle, renouant en cela avec le Siècle des Lumières (XVIIIe), l’Europe de l’Ouest remet fermement en marche son projet civilisateur où l’aventure humaine s’exprime en une philosophie de conquête, d’évolution et de progrès technique. Darwinisme, marxisme, positivisme fleurissent en Angleterre, en France, en Allemagne et deviennent la pensée dominante. La révolution des sciences (biologie, chimie, physique, sociologie, histoire, économie, etc.) fait s’évanouir la religion et la métaphysique. Cette atmosphère rationnelle et scientifique se nourrit aussi de la redécouverte de la planète à travers les grandes explorations géographiques et ethnographiques. Cette civilisation matérialiste développe une économie marchande capitaliste où l’argent, plus que l’origine, la connaissance, la sagesse ou les propres capacités, fonde et détermine les rapports sociaux. Le crédit est considéré comme ”les ailes d’Icare” de l’économie et l’accumulation et le profit comme les moteurs nécessaires de la nouvelle religion, celle de la croissance économique. Le Stock Exchange de Londres, d’abord confiné à la gestion des titres des emprunts d’Etat devient au XIXe siècle un lieu d’échanges des actions et obligations des entreprises. Il en est de même en Belgique où le capital bancaire intervient directement dans l’industrialisation. En Allemagne, l’essor du crédit bancaire et des sociétés par action date des années 1850. Longtemps à la traîne en ce domaine, la France du second Empire connaît elle aussi la transformation de son système bancaire, l’essor de la Bourse, la spéculation et la diffusion des titres du capitalisme mobilier, actions et obligations, dans le public jusqu’aux bourgades les plus reculées. Billets de banque, coupons de valeurs mobilière, réserves d’or se côtoient , en quantités variables, dans les ”caisses” de modestes paysans, de bourgeois d’affaires, de la noblesse fortunée et chez tous les rentiers professionnels. En 1887, on compte 228 journaux financiers publiés en France – il y a alors seulement une centaines de feuilles politiques. Architecte des nations, l’Etat l’est aussi en ce qu’il opère, dans les années 1850-1880, un virage décisif dans le domaine social, où il s’érige en protecteur des intérêts économiques et des classes sociales, et arbitres entre patrons et ouvriers. L’assistance traditionnelle et l’optimisme libéral trouvent leurs limites quand se développe le prolétariat de masse et quand font jours les crises économiques. L’idée selon laquelle la protection sociale est affaire collective et implique éventuellement l’Etat commence à faire son chemin. Ainsi, on assiste en France à la transformation des sociétés de secours mutuel en établissements d’utilité publique. En Belgique, on vote une loi sur les caisses de retraite et on met en place un système de secours mutuel dans le Bassin minier. On trouve des exemples similaires aux Pays-Bas, en Suisse, en Prusse. Protection sociale sans liberté politique tel sera le ”modèle allemand” de Bismark qui se réalisera dans les années 1880 pour prévenir les risques d’instabilité sociale et politique créés par la crise économique. Il dotera le Reich de la législation la plus avancée dans ce domaine en Europe qui prévoit une assurance obligatoire coordonnée par l’Etat mais dans le cadre d’un système décentralisé mais gérée par les patrons et les ouvriers. L’Angleterre quant à elle a inventé les caisses d’épargne qui comptent plus d’un million de déposants en 1850, et encouragé les friendly societies, associations de bienfaisance mutuelle, auxquelles participent 3 millions d’ouvriers. La crise économique de 1870 relance les enquêtes sociales et la misère est à nouveau dénoncée, érodant la confiance en l’auto-assistance et autorisant certains à mettre en avant l’idée de prévoyance collective, non pour remplacer la philanthropie privée, mais pour la compléter. En France, il faudra attendre l’année 1867 pour voir naître la première loi permettant la constitution d’entreprises coopératives, 1898 pour la Charte de la Mutualité et 1901 pour que soit consacrée la liberté d’association. Au niveau symbolique, l’Exposition universelle de 1900 à Paris comprendra


un ”Palais de l’économie sociale”. Mais ce n’est qu’au début des années 80 que l’expression ”économie sociale” entre par voie règlementaire dans le droit français, pour désigner ”les coopératives, les mutuelles et celles des associations dont les activités de production les assimilent à ces organismes” (décret du 15 octobre 1981 créant la Délégation à l’économie sociale). En 1989, la Communauté européenne reconnaît également le rapprochement entre coopératives, mutuelles, associations et fondations, qui constituent l’architecture institutionnelle de l’économie sociale et du ”Tiers-système”. Parallèlement à la crise de l’Etat et de la démocratie, nous vivons depuis quelques années la crise de cette architecture institutionnelle. Le compromis initial entre pouvoirs publics et parties sociales sur lequel se fondait la solidarité a d’une part conduit les acteurs traditionnels de l’économie sociale à s’institutionnaliser et chercher des parts de marché en délaissant leur vocation et en échappant au contrôle de leurs membres, d’autre part se voit fragilisé et remis en cause par les effets de la mondialisation, comme la crise du ”Welfare State” et le déficit démocratique de plus en plus généralisés. D’où l’idée avancée par un certain nombre d’économistes et de sociologues, de reconstruire un contrat social autour de la notion de ”solidarité” et de ”proximité”.

Economie solidaire: en chantier La notion d'économie solidaire renvoie à l'analyse de réalisations existantes qui, dans différentes parties du monde, représentent aujourd'hui des milliers d'expériences et des millions d’acteurs. Ces expériences se déploient en particulier sur quatre registres : le commerce équitable, les finances solidaires, les réseaux d’échanges non-monétaires, les services de proximité. Que l'on pense, pour ne mentionner que celles plus connues dans les pays du Sud, à la "Grameen Bank" au Bangladesh qui a développé un système de micro-financement pour venir en aide aux familles les plus démunies (petits prêts pour le démarrage de micro-entreprises), aux cuisines collectives latino-américaines ou aux tontines africaines; que l'on pense, dans les pays du Nord, aux Régies de quartier en France, aux coopératives sociales en Italie, aux coopératives de travail associé et aux sociétés anonymes de travail en Espagne, aux agences de développement communautaire ou aux coopératives de travail au Canada et aux Etats-Unis. Partout dans le monde, ces initiatives sont en voie de renouveler ce qu'on a qualifié traditionnellement en Europe d'"économie sociale". Parallèlement, des recherches et des débats sur l'économie sociale et solidaire se font jour que ce soit pour insister sur son potentiel et sa mondialisation (Petrella, 1997; Rifkin, 1995); pour chiffrer son importance (Salamon et Anheir, 1996), pour la situer dans un cadre plus large à côté d'un revenu minimum garanti pour tous (Ferry, 1995), d'un partage du travail (Lipietz, 1996) ou d'une économie plus plurielle (Laville, CRIDA); pour signaler son renouvellement au Nord (CIRIECEspagne, 1997); pour signaler son émergence au Sud (Razeto, 1990, Nissens et Larrachea, 1994, Ortiz, 1994) et l'importance des mouvements et/ou des ONG qui lui donnent naissance (Assogba, 1997; Favreau, 1994; Rodrigo, 1990); pour signaler ses rapports complexes avec les pouvoirs publics et sa contribution au re-façonnage d'un État social (Favreau et Lévesque, 1996 et 1997; Noel, 1996). Dans cette foulée, des travaux de plus en plus nombreux mettent en lumière la face cachée de la mondialisation que constituent la revalorisation du local, les solidarités territoriales et les entreprises d'économie sociale. Bien que timidement pour le moment, un nouveau contrat social mondial émerge (Groupe de Lisbonne, 1995; rencontres internationales de Lima, 1997, et de


Québec). Dans cette visée, il faut tenir compte de l'existence de près de 500,000 organisations non gouvernementales (ONG) dans le monde dont plus de 50,000 sont déjà reliées entre elles par Internet (le réseau APC), développant une réflexion stratégique et plurielle aux défis de la mondialisation de la pauvreté, de la violence armée et de la destruction de l’environnement.

Questions ouvertes Comme nous le verrons au cours du séminaire, l'économie solidaire constitue une des composantes de l'économie moderne bien que son extrême vitalité et sa capacité d’innovation, porteuses de lien social, d’insertion et de satisfaction de besoins fondamentaux, soient généralement occultées par l’idéologie dominante de l’économie de marché. Dans son ouvrage “La Grande Transformation”, Karl Polanyi reprend une multitude de travaux ethnologiques et anthropologiques et nous démontre que l’on nous a fait croire à un roman selon lequel l’homme commence par le troc et finit par le marché. En effet, si le principe de marché a effectivement existé dans presque toutes les sociétés humaines, on ne peut en aucun cas omettre ceux de la redistribution et de la réciprocité qui ont largement prédominé pendant des millénaires. De même que l’économie de marché ne peut fonctionner sans le travail de socialisation, mené dans les familles, les organisations et les entreprises, même si la valeur marchande de celui-ci est difficilement estimable, le processus de production et de circulation de biens ne peut être réduit à des échanges contractuels mais doit être compris comme une manifestation de la volonté de renforcer le lien social entre les personnes ou les groupes, avec la nature et l’environnement, avec les génération passées et futures. Ces trois principes ont toujours existé. La mondialisation de l’économie, qui affecte au principe du marché et de la privatisation des ressources publiques, une place qu’aucune autre société dans l’histoire ne leur avaient octroyées, fait des millions de victimes chaque jour. Encore d’avantage depuis le 11 septembre, la recherche de solutions alternatives et pluralistes à la pensée économique dominante s’impose à nous. C’est une entreprise difficile, mais nécessaire, qui nécessite un effort de dialogue dialogique – nondualiste, évitant tant les pièges de l’analyse marxiste que ceux de l’analyse libérale – avec et entre toutes les catégories d’acteurs. La réflexion sur les expériences concrètes d’économie solidaire représente une opportunité unique dans cette direction. Bibliographie Caillé A., (1996), “Ni holisme ni individualisme méthodologiques. Marcel Mauss et le paradigme du don”, in Revue européenne des sciences sociales, XXXIV, n° 105. Eme B., (1994). « Insertion et économie solidaire », in B. Eme, J.-L. Laville, Cohésion sociale et emploi, Paris, Desclée de Brouwer. Eme B., Laville J.L., (1996), « Economie plurielle, économie solidaire », La revue du MAUSS, n° 7. Eme B., Laville J.L., « Donner sa place à l’économie solidaire », CRIDA-LSCI, CNRS Gaillard J-M, Rowley A., (2000), “ Histoire du continent européen 1850-2000”, Paris, Seuil/Point Laville J.L. (sous la direction de), (1994). “Économie solidaire. Une perspective internationale”, Paris, Desclée de Brouwer. Polanyi K., (1983), “La grande transformation”, Paris, Gallimard. "Pour l'économie solidaire", Le Monde, 18 octobre 1995 Weisbrod B.A., (1988), The Nonprofit Economy, Cambridge, Mass., Harvard University Press. ”Les sources de l’économie sociale”, www.mediasol.org


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