ILANA SALAMA ORTAR Voyante du passé. Cryptage
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On avait déjà vu il y a une dizaine d’années le travail d’Ilana Salama Ortar à Marseille au Musée d’art contemporain, son œuvre reproduisant la forme d’une baraque du camp du Grand Arénas. Je ne sais s’il faut dire qu’Ilana, enfant, est passée par ce camp… comme je ne sais s’il faut dire que le souvenir de la Synagogue d’Alexandrie est le sien… il n’y a dans l’installation Voyante du passé. Cryptage ni reconstitution d’un lieu et l’évocation autobiographique est bien ténue… Dans une des salles de la galerie Montgrand, à l’étage, une œuvre vidéographique d’Ilana Salama Ortar décrit une situation qui résisterait à l’entendement s’il n’y avait pas la véracité du document : un vol de terre arable. On y voit une énorme borne, ancien repère de frontière, aujourd’hui excavée par l’enlèvement de la terre. À ce propos Stephen Wright parle de « monument involontaire ». Voyante du passé. Cryptage fonctionne exactement de la même manière. L’installation, certes, s’appuie sur la disparition des choses, leur transformation, éveille à la conscience des espaces, des territoires, des déplacements et des frontières, des parcelles de vie, des départs… Mais elle repousse à la fois le pathos de la mélancolie du passé et l’analyse esthétique. L’œuvre ne donne du passé que son squelette, demeure documentaire. Du temps et de l’espace secs, des vies racontées comme on râcle un os. S’ouvrent des parcours qui entrent dans l’Histoire bien plus que dans les mémoires. Il y a de l’Histoire pour que la mémoire puisse encore faire sens. Voyante du passé. Cryptage est un passage vers des corps et des pensées politiques. Un document, un monument involontaire. « …une sorte de Zim-Zum qui engendre, couche sur couche, sur sa propre archive, non pas sa mémoire, mais la trace archivale de son effacement… » (texte de jacques Derrida à Ilana Salama Ortar). Cette exposition s’inscrit dans une résidence d’Ilana Salama Ortar à l’ESADMM. L’artiste y poursuit un travail de collaboration avec un groupe d’étudiants autour d’un projet intitulé Sukkot (la célébration des tentes) qui aboutira à une intervention artistique des étudiants dans le cadre du Festival des arts éphémères 2013 et de l’atelier de l’Euroméditerranée mené par Ilana Salama Ortar avec Marseille-Provence 2013.
Jean-Louis Connan
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Voyante du passé Crypte, ou la Synagogue comme lieu de mémoire Nissim GAL Le musée, souvent présenté comme une institution fondée sur l’idée de mausolée, fut décrit parfois comme un espace où l’art, autrefois partie intégrale de la vie, se retire pour s’éteindre, avant d’être accueilli dans le cimetière de l’historicisme. Cette conception enlève à l’œuvre d’art sa force immanente, en affirmant qu’elle dépend essentiellement et exclusivement de son contexte. L’œuvre Voyante du passé. Cryptage d’Ilana Salama Ortar, présentée à Marseille dans le cadre du Printemps de l’art contemporain, est un espace de reconstitution qui fait revivre la synagogue du prophète Elie, à Alexandrie, paysage d’enfance de l’artiste. Utilisant une stratégie de restauration, cette création reprend les contours décoratifs de la structure intérieure de la synagogue, en reconstituant, entre autres, les bancs de prière, et intègre dans ce nouvel espace des objets personnels appartenant au passé de Ilana Salama Ortar. Cette représentation est accompagnée d’une bande sonore où les incantations des prières juives sépharades se mêlent à des mélodies religieuses, et la voix du chantre (cantor/hazzan) alterne avec les voix des fidèles. Cette création refuse une conception de l’art qui ne verrait en lui qu’un produit intellectuel, un acte dont la visée ne serait que d’encourager une critique abstraite de l’œuvre. Pour Ilana Salama Ortar cette œuvre crée un espace réflexif de l’art, portant en soi une puissance immanente qui n’est pas exclusivement dépendante du contexte. La galerie à Marseille n’est pas un espace de dépérissement, mais bien au contraire un lieu signifiant que le déclin peut engendrer une éclosion de l’art, un terrain de création et une invitation à une expérience, à une réflexion sensuelle. Rejoignant une perspective proustienne, Voyante du passé. Cryptage invite par l’expérience artistique, à un flux introspectif, de mémoire et de conscience sans nostalgie. Cette création trouve son origine dans la mémoire et dans le désir de ressusciter le souvenir de ce qu’était jadis Alexandrie. Depuis les conquêtes de Napoléon, au cours du xixe siècle et pendant la première moitié du xxe siècle, la vie juive a prospéré à Alexandrie : elle faisait partie du tissu vivant et dynamique de la ville, qui devenait progressivement un centre cosmopolite. Les Juifs d’Alexandrie n’étaient pas repliés dans des zones isolées et même dans les secteurs où ils habitaient, ils vivaient aux côtés des fidèles d’autres religions. La vie à Alexandrie se clivait selon le statut socio-économique et non d’après l’appartenance religieuse 1 . La synagogue du prophète Elie, sur laquelle revient l’installation Voyante du Passé, faisait partie d’un espace vaste et somptueux, où se trouvaient également une école, un bain rituel (« Mikvéh »), un tribunal rabbinique et les bureaux de la communauté juive 2 . Dans la vie de nombreuses communautés juives, la synagogue jouait le rôle de pôle
1. Yoram Meital, Jewish Sites in Egypt, Jerusalem : Ben-Zvi Institute, Yad Ishak Ben Zvi and the Hebrew University of Jerusalem, 1995, p. 135 (Hebrew). 2. La synagogue du prophète Elie a été détruite par les armées de Napoléon en 1790 et reconstruite en 1850. Parmi les familles riches qui firent des dons aux institutions communautaires pendant ces annéeslà, se trouvaient les familles De Ménaché, Rouleau, Suarez, Sachs, Cachtoro, ainsi que la famille Salama – dont fait partie l’artiste. cf. : Yoram Meital, ibid., p. 138.
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d’attraction, de centre religieux, pédagogique et social. Son activité témoignait de la vitalité de la communauté : c’était un lieu de rencontre avec la vie quotidienne, mais dans une perspective différente, un lieu de culte permettant aux habitants juifs de se rencontrer, face à la Loi. C’est là que se retrouvaient les membres des différentes classes, les chefs de la communauté et ceux qui vivaient en marge de celle-ci, les nécessiteux et les nantis, et ainsi s’y mélangeaient le français, l’arabe et l’hébreu. La synagogue du prophète Elie, à Alexandrie, n’était donc pas seulement un espace de rencontre entre l’homme et le lieu, l’homme et Dieu, l’homme et son prochain, mais aussi une structure symbolique par laquelle la communauté juive voulait témoigner d’ellemême à découvert, devant la société égyptienne et face au colonialisme européen ; célébrer ses fêtes, son indépendance et sa puissance sociale, spirituelle et économique. L’abandon de la synagogue ne témoigne pas d’un changement dans les habitudes de consommation mais plutôt de la mort de la communauté et du fait que la synagogue, lieu de rassemblement et de vie, est devenue une nécropole, une ville de morts. L’édifice s’est transformé en traces de mort, en espace de sépulture de textes et de récits de vie disparus. L’écrivain Haïm Béer a décrit en ces mots ce qu’il a ressenti sur place des dizaines d’années après que l’endroit ait été abandonné : « Tels des ombres solitaires, quelques vieux et vieilles de petite taille déambulent dans le complexe juif vide autour de la synagogue du prophète Elie, la synagogue principale de la communauté d’Alexandrie […]. Une vieillarde avenante […] nous accueille dans un des bureaux de la communauté […]. Elle ouvre l’armoire où se trouvent les archives et désigne les registres des naissances et des décès. Des toiles d’araignée enveloppent les livres des vivants aussi bien que ceux des morts 3 ». De nos jours, l’espace communautaire de la synagogue du prophète Elie et sa proximité directe sont entretenus, et de l’herbe pousse dans la cour jouxtant les édifices. Il semble qu’à travers ce travail de conservation on essaie de faire reprendre à la vie son cours normal. Toutefois, cet espace architectural, autrefois animé, est devenu une figure momifiée recouverte, comme une photographie, d’une pellicule de conservation. Il est devenu l’espace d’exposition d’un musée, d’une vie disparue. Les centaines de sièges de la synagogue demeurent esseulés, les traces des gens qui trillaient les prières ne figurent que sur les plaques de cuivre où sont gravés les noms des fidèles – ces mêmes plaques qui sont devenues le signe de la transformation de l’espace animé en « ville fantôme ». Ilana Salama Ortar faisait partie de ces fillettes à qui la synagogue servait de terrain de jeu, filles de familles dont la Seconde Guerre mondiale et la déportation des Juifs qui l’accompagna fixèrent le destin, les transformant en nomades contre leur gré. L’espace existentiel, territorial et social qui s’était formulé à Alexandrie, comme témoignage de la sécurité, de l’ancrage et de la Providence divine, se muera à jamais pour Ilana Salama Ortar en camp de réfugiés vers lequel sa famille et elles furent dirigés, le camp du grand Arénas (appelé aussi « le camp des Juifs »). Désormais, son lieu sera habité des esprits du camp. Et en effet, quand commença la vague de contestation appelée « le printemps des peuples arabes » (2010), Ilana Salama Ortar ressentit l’émotion qui accompagna nombre de personnes dont la vie fut liée à ce monde. Nombreux sont ceux qui aspirent à se libérer des régimes totalitaires, qui plus est une artiste qui a placé au cœur de son œuvre des questions éthiques, politique et morales. Au fil des années, l’œuvre de Salama Ortar expose le spectateur à des questions
3. Haïm Béer, reportage journalistique publié en 1989, cité par Yoram Meital, ibid., p. 140.
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complexes touchant à l’émigration, au déracinement, à la déportation et à la vie sous l’occupation. Les questions de la terre, de la violence et de l’expropriation des identités géographiques, nationales et culturelles accompagnent l’œuvre de Ilana Salama Ortar, comme par exemple dans Contenants/Contenus (2008), Le camp des Juifs (1998-2013), Terres (2000), La villa Khury (1995-2001). Toutefois, l’horizon clair qui s’est dressé au-dessus des pays du Moyen-Orient n’a pas fait qu’apporter des espoirs de changement dans les formes des régimes et dans le mode d’existence de larges couches de population. Il a également balayé les souvenirs liés à la biographie de Salama Ortar, à son enfance, à sa vie et au déracinement qu’elle a vécu. L’installation Voyante du passé reconstitue la synagogue du prophète Elie comme espace drainant une histoire sociale, ethnique et religieuse. Le retour est basé sur une pratique artistique mettant en scène la synagogue dans le cadre d’une installation architecturale/sculpturale, et rapprochant l’esthétique et l’histoire de l’espace sacré, dont la validité et le statut se situent apparemment hors du temps. Le travail de mise en scène est pris en charge par une artiste considérant la synagogue comme faisant partie de son héritage et de sa vie antérieure, et c’est par ce biais que la synagogue se lie à la mémoire, puisque, tout au moins temporairement, son passé est révolu. L’action artistique porte en elle le risque que la synagogue devienne le produit d’un travail artificiel ; la synagogue, comme œuvre, est en fait un effet, le produit d’un geste esthétique, un espace dont l’histoire est devenue une fonction artificielle, le produit d’une projection. Ainsi, la mémoire elle-même est formulée comme une action progressive dans laquelle l’objet de la mémoire est imaginé à partir de ce qui existe, la mémoire se pare de son artificialité référentielle – et cela s’incarne dans le nom que l’artiste a donné à l’installation : Voyante du passé. L’action artistique de Salama Ortar est celle de quelqu’un qui lutte pour la mémoire. Comme le précise Pierre Nora, la mémoire devient plus pertinente que jamais au moment où les grands récits idéologiques, l’universalisme occidental, l’État-nation, etc., ont perdu leur validité et ce faisant – ont également perdu leur emprise sur la mémoire digne ou indigne. Nathalie Zemon Davis et Ralph Starn écrivent à ce propos : « La mémoire est un parasite ou un intrus qu’il faut pourtant protéger, s’il faut qu’il y ait des Anciens pour justifier la critique du présent que font les Modernes et les programmes pour les années à venir 4 ». Le retour à la synagogue, dans l’installation, ne fait pas que s’approprier la mémoire et s’y confronter, il y voit également un lieu où s’établissent les rapports avec le passé, le présent et le futur. La synagogue « rénovée » dans Voyante du passé comprend de nombreux éléments matériels, dont des ustensiles et des objets appartenant au passé de l’artiste et de sa famille. Ces objets manifestent leur statut d’élément matériel et se joignent à la tentative de rendre le passé accessible, d’évoquer à nouveau ce que fut la vie quotidienne, de rappeler et conserver une culture matérielle. Les objets sont dispersés dans l’espace, pris dans des récipients de verre – leur assemblage et leur mise en capsules exacerbent leur présence, les rapprochent et les éloignent simultanément. Cette réunion d’objets, vestiges du passé, est une pratique muséale caractérisée, et en tant que telle, une action constitutive pour tout ce qui a trait à la visibilité de l’art. Le musée est un espace de manifestation de l’art, un site de réminiscence et d’apparition, un lieu de recollection. En ce sens, l’action muséale incarne la manière dont la conscience et les circonstances historiques créent la mémoire en général et ne reflètent pas seulement une mémoire donnée.
4. Natalie Zemon Davis and Ralph Starn, « Introduction », Representations 26 (Spring, 1989), p. 5.
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Dans le cas présent, l’action artistique/muséale exacerbe – et précise en même temps – le réseau complexe des rapports entre mémoire et histoire. Cela signifie que le fait de se tenir sur le seuil de la « synagogue » reconstituée que propose l’installation soulève nécessairement la question du rapport entre mémoire et savoir historique : sont-ils opposés ? Quelle place doit occuper la donnée historique dans un champ (artistique), qui est un domaine promouvant la créativité et la logique supplémentariste ? Et finalement, quels sont les rapports entre la mémoire et le savoir historique et entre l’art et le travail historique ? Mnemosyne, déesse de la mémoire, mère de l’histoire Il est entendu que la mémoire est objet de lutte entre les historiens, et en tant que telle, elle diffère sensiblement de l’histoire. Selon Pierre Nora, l’histoire est liée au temps et se base sur des continuités temporelles ; en tant que telle, elle renferme un fondement permanent de relativisme. La mémoire, à l’opposé, est ancrée dans un lieu concret et peut être perçue comme absolue. En tentant d’insérer le lieu dans la continuité, l’historien essaie en fait d’ébranler l’absolutisme de la mémoire. Pierre Nora écrit : « Mémoire, histoire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire, une représentation du passé. Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections. L’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l’a fait, qu’il y a autant de mémoires que de groupes ; qu’elle est, par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L’histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le relatif 5 ». Les historiens ont du mal à vivre avec cette taxinomie rigide. Plus encore, nombre d’entre eux considèrent la mémoire comme un espace suspect, sinon douteux, enfermant une menace. La synthèse créée par Salama Ortar entre l’espace religieux et l’espace esthétique, en tant que monuments de mémoire, ressuscite en quelque sorte l’angoisse antique de l’historien face au mélange des genres entre « l’histoire comme pratique séculière » et « la religiosité culturelle ». Il s’agit de l’angoisse ressentie face au mélange de la sensation, de l’émotion et du lieu avec l’objectivité et la raison froide auxquelles aspire l’historien. Ainsi, tissée dans des concepts connexes religieux et/ou (pseudo)-théologiques, la mémoire peut être conçue comme un masque postmoderne qui balaie les faits sous le tapis du spectacle visuel ou textuel. La pratique artistique de la « reconstitution » anhistorique de la synagogue d’Alexandrie fonctionne comme
5. Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux », Lieux de mémoire, vol. I : « La République », Paris : Gallimard, 1984, p. XIX.
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le témoignage de la transformation de la mémoire en catégorie religieuse, métahistorique, qui contredit le discours historique décent, ainsi que le décrit Kewrin Lee Klein : « la mémoire et ses compagnes – la spiritualité et l’authenticité – risquent de conduire à un nouvel essentialisme. Plus encore : si l’installation Voyante du passé fait se conjuguer traumatisme, apocalypse, fragmentation, rédemption, identité et catharsis, elle ne peut être conçue comme faisant partie d’une pratique séculière – qui est, apparemment, une condition nécessaire à toute position critique 6 ». Cette position (artistique), qui conjugue mémoire artistique et histoire, est particulièrement problématique lorsqu’elle s’incarne dans l’œuvre d’une artiste qui vit la plupart du temps en Israël et a été exposée aux cultes du nationalisme israélien. « La mémoire » est une pratique obsessionnelle au moyen de laquelle se constitue le nationalisme, par le biais de cérémonies commémoratives, comme par exemple les cérémonies du souvenir se tenant dans tout le pays, doublées d’une suite de monuments dédiés à ceux qui sont morts sur l’autel de la géographie sacrée et conflictuelle d’Israël/Palestine. Dans cet esprit, Idith Zertal affirme que la mémoire est un « article à la mode » qui ne rend pas le passé accessible mais freine plutôt la possibilité de le penser véritablement ; d’après elle, la mémoire se traduit en anhistorisme. Le danger qu’incarne la perturbation produite par l’addiction à la mémoire engendre des inversions idéologiques selon lesquelles l’Arabe devient l’incarnation du nazi dans le temps présent. La mémoire conduit à la transformation de la politique réelle en politique sacrée, et la conduite politique, qui devrait être une lutte légitime basée sur des faits, se transforme en acte rituel. Ainsi, au lieu de se dérouler dans la réalité des faits et sur la base d’une tentative rationnelle de construction d’une plateforme factuelle, destinée à promouvoir une société améliorée, la mémoire conduit au discours du traumatisme et de la guérison. En tant que telle, la mémoire ne conduit pas à l’évolution et à l’amendement mais à l’établissement du discours victimaire. En ce qui nous concerne, la position de Zertal est particulièrement pertinente, car la « synagoguisation » que fait subir Salama Ortar à sa mémoire, à la situation du camp, à la déchirure psychologique, risque de résonner à l’unissons du discours victimaire de l’État d’Israël, ce même État qui a transformé le Mur des Lamentations, par un acte de conquête et de réécriture historique, « en la plus grande synagogue orthodoxe à ciel ouvert du monde 7 » – selon les mots mêmes de Zertal. Toutefois, l’élaboration de la mémoire individuelle de Salama Ortar se distingue par sa spécificité et sa singularité sur le fond d’instrumentalisation des cérémonies nationalistes du souvenir localisées par Zertal. En évoquant son propre récit, elle fait affleurer le refoulé, rejoignant en cela la tradition de la contre-mémoire, puisque la mémoire est aussi liée aux pratiques de l’oubli. Si, au fil des années, Salama Ortar a consacré une grande partie de son œuvre à la découverte des traces de la palestinéité/des Palestiniens, rayées de l’espace public de la société israélienne, elle révèle maintenant, en un retour sur soi, le refoulement de sa mémoire individuelle. Pour autant que les souffrances des Juifs, dans les cadres historiques de la Seconde Guerre mondiale, aient été appropriées par le récit officiel de l’État d’Israël afin de légitimer le colonialisme et le discours victimaire, Salama Ortar refuse cette instrumentalisation de la souffrance. Elle observe avec une
6. Klein localise deux positions actuelles, deux modes discursifs problématiques à son goût, présentant la mémoire comme un ré-enchantement : simultanéité autobiographique par le biais du langage freudien du deuil et de son élaboration, d’une part, et d’autre part, le recours postmoderne à l’ineffable. cf. Kewrin Lee Klein, « On the Emergence of Memory in Historical Discourse, » Representations 69 (Winter, 2000), pp. 127-150, esp. pp. 130, 136-137. 7. Idith Zertal, « From the People’s Hall to the Wailing Wall : A Study in Memory, Fear, and War, » Representations 69 (Winter, 2000), pp. 96-126, esp. p. 97.
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certaine mélancolie l’époque de la vie familiale à Alexandrie, non pour en signifier la seule perte mais pour rejoindre la vie disparue. Son approche de la mémoire nationale est critique et lucide, elle est consciente des récits nationaux qui ont structuré la mémoire, ainsi que des institutions qui tentent de la formuler rétroactivement. Elle rejoint la démarche foucaldienne de localisation du reste s’opposant à la version officielle de la mémoire, ce reste qui conteste l’exclusivité de la continuité historique 8 . Voyante du passé rapproche l’histoire, la mémoire et l’espace esthétique, sans proposer de bilan textuel ou narratif historique extrapolant une suite de faits. L’installation marque la dialectique permanente liée à la mémoire et à l’oubli. Elle marque ce à quoi l’historien ne s’intéressera pas ou ce à l’importance et au marquage duquel il renoncera d’emblée. En d’autres termes, tandis que la praxis historique est basée sur une contextualisation, l’installation nous rapproche de la reconnaissance d’un passé qui a été métamorphosé en événement traumatique, d’un présent devenu un passé qui avait cessé d’être et qui s’est ranimé par le truchement du geste esthétique. Ainsi, l’action artistique joint à la chirurgie historique une connaissance perceptuelle, un regard partiel par excellence, de la subjectivité et de la sensibilité 9 . Le Mont-de-piété de la mémoire Salama Ortar intègre dans l’installation de la synagogue des éléments de son enfance, des éléments lui ayant appartenu ou ayant appartenu aux membres de sa famille qui ont survécu à la vie à Alexandrie, ou encore des éléments qui s’y réfèrent. Il y a dans ces objets une dimension anti-esthétique, dans le sens où leur fonction matérielle est accentuée par l’exacerbation de leur apparence anodine et pourtant allégorique. Dans des récipients en verre, hermétiques et transparents, l’artiste a placé divers ustensiles domestiques, des étuis à cigarettes en métal précieux, des pièces de tissu et d’autres accessoires, tels des éléments d’exposition dans un mini-espace muséal, lui-même incarné par les capsules de verre accentuant dans l’instant leur fonction matérielle. Il semble que le moyen le plus juste de les examiner est de le faire à travers l’histoire de leur usage, et non d’après la manière dont ils créent un langage formel se développant de lui-même, dans une fonctionnalité qui fait partie intégrante de l’évolution formelle des différentes choses que présente l’artiste – et parfois même plus forte que celle-ci. L’autre face de cette présence matérielle est l’espace spécifique d’exposition de ces objets comme faisant partie de l’installation, c’est-à-dire qu’il existe dans cette pratique artistique un ordre muséal propre, en tant que partie du discours qu’incarne l’installation. Les divers projets de Salama Ortar, tels La villa Khury, les fouilles à Marseille dans le cadre du Camp des Juifs et la présente installation, révèlent dans son action artistique une épaisseur archéologique propre. Au-delà, on peut dire que l’œuvre de Salama Ortar nous invite parfois à réfléchir aux objets en tant que tels, à leur altérité vis-à-vis de nous.
8. Voir Michel Foucault, « Nietzsche, Genealogy, History » in Language, Counter-Memory, Practice, ed. Donald F. Bouchard, Ithaca, NY : Cornell University Press, 1977, pp. 139-164. Il faut préciser que le récit de l’oubli et de l’oppression des Juifs est devenu, de longue date, une convention dans le discours historique canonique. Toutefois, le criticisme de Salama Ortar, dans ce contexte, est dirigé contre le discours victimaire israélien. 9. Ulrich Baer écrit dans le même esprit sur l’importance des photographies de camps, qui selon lui, posent la « question de la dépendance envers le contexte historique en tant que cadre d’explication. Ces images nous mettent en rapport avec quelque chose qui demeure hors des cadres de la lecture historiciste. » Ulrich Baer, « To Give Memory a Place : Holocaust Photography and the Landscape Tradition » Representations 69 (Winter, 2000), p. 42
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Sur un des étuis à cigarettes encapsulés dans l’installation est gravée la vue d’un village sur le Nil. C’est un étui dont se servit Elie Salama, le grand-père de l’artiste, qui était propriétaire de champs de coton hors d’Alexandrie. La famille du grand-père avait coutume d’acheter des champs ensemencés de pousses de coton, et en faisait commerce à la Bourse du coton d’Alexandrie. Le grand-père était chargé, au nom de la famille, de la culture et du traitement des champs de coton, ce pourquoi il habitait toute la semaine dans une cabane proche des terres. Il ne venait en ville que pour les week-ends. La grand-mère préférait rester à Alexandrie et passait son temps, entre autre, à broder selon des modèles qu’avait préparés le grand-père. La broderie exposée s’avère être l’incarnation d’une nostalgie, action répétitive qui fait passer le temps et fait office de promesse de retour. Autre élément de l’exposition : une éponge de bain traditionnelle qu’affectionnait le père de l’artiste, se languissant de l’Égypte après que la famille fut passée en Israël. Ou encore l’acte de naissance de l’artiste en Égypte, datant de 1949. Et une page de la Haggadah de Pessah, qui fut vendue par la librairie Moussa Rossabi, à Alexandrie, et dont la famille se servit en Égypte, avec la mention de la maison d’édition (J. Schlesinger, Vienne, 1930). Ces objets établissent un rapport entre le présent de l’artiste, le passé et les vestiges de celuici dans son espace vital actuel ; ils représentent la collecte des vestiges du passé, souvenirs matériels témoignant du rapport de l’objet à la mémoire. Toute culture renferme des pratiques incarnant son besoin d’utiliser et de vivre le passé. L’observation de ce qui fut, la collecte, les fouilles et la conservation d’objets et de monuments du passé – tout cela est lié à la mémoire matérielle et abstraite. Ces objets encapsulés rendent sensible une certaine hyper-présence, liée chez Salama Ortar à des contextes personnels, psychologiques, sociaux et politiques. En tant que tels, ils médiatisent sa sensation de soi, témoignent des modes selon lesquels se forme l’identité et de quelle manière est médiatisée l’auto-perception de l’individu, entre autre par le biais de l’altérité des objets. Bill Brown, qui présente le discours anthropologico-culturel se renouvelant dans la culture matérielle, cite les propos de Hannah Arendt sur le statut des objets comme moyen face auquel l’homme élabore sa position dans le monde : « Nulle part la durabilité pure du monde des objets n’apparaît avec autant de clarté, nulle part, par conséquent, ce monde d’objets ne se révèle de façon aussi spectaculaire comme la patrie non mortelle d’êtres mortels. Tout se passe comme si la stabilité du monde se faisait transparente dans la permanence de l’art, de sorte qu’un pressentiment d’immortalité, non pas celle de l’âme ni de la vie, mais d’une chose immortelle accomplie par des mains mortelles, devient tangible et présente pour resplendir et qu’on la voie, pour chanter et qu’on l’entende, pour parler à qui voudra lire 10 ». Les objets encapsulés de Salama Ortar accentuent le paradoxe inhérent à l’exposition du monde muséal, notamment des musées d’histoire. Dans l’espace muséal, les objets muséaux exposant le passé deviennent intemporels. Ainsi nous comprenons que l’espace muséal renferme non seulement la conservation du passé mais également la transformation de l’objet matériel en objet doté d’un statut artistique. Dans les objets qu’apporte Salama Ortar à son projet, ce statut demeure insoluble.
10. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris : Calman Lévy, 1983, p. 223. Voir aussi Bill Brown, « Objects, Others, and Us (The Refabrication of Things), » Critical Inquiry 36 : 2 (Winter, 2010), pp. 183-217, esp. p. 191.
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Il faut considérer l’espace muséal non seulement comme un champ économique et un champ de manipulation, mais également comme un lieu de conservation où l’individu accumule les vestiges de son passé afin d’en empêcher le refoulement total, ou bien un lieu où il en suspend l’instrumentalisation immédiate à telle ou telle fin. D’une part, la mise en capsule de l’objet conserve le passé et le momifie dans une armature le protégeant de l’intemporalité de l’art, mais d’autre part, elle permet dans le même temps de l’observer en tant que tel. L’acte artistique s’appropriant des matériaux, des objets et des images de différentes époques élargit notre capacité à digérer l’histoire. C’est une tendance qui fait face à l’immédiateté des medias et des événements historiques qui balaient notre vie. La façon dont se découvrent des événements de ce genre par le biais de la représentation mise en place par les communications de masse, ainsi que leur disponibilité directe sur la toile, ont très sérieusement limité notre capacité à digérer l’histoire – ainsi que l’écrit Frederic Jameson : « Notre métabolisme historique a subi une sérieuse mutation ; les organes avec lesquels nous enregistrons le temps ne peuvent manipuler que des segments empiriques de plus en plus petits, de plus en plus en plus immédiats ; le schématisme de notre imagination historique transcendantale inclut de moins en moins de matière, et ne peut élaborer que des histoires suffisamment courtes pour être vérifiables via la télévision 11 ». L’œuvre de Salama Ortar, comme le propose Bill Brown dans un autre contexte, ébranle notre métabolisme historique. Si, comme l’affirme Eric Fernie, l’histoire de l’art comme discipline est basée sur l’élaboration sélective d’objets et l’exclusion d’autres objets 12 , il s’avère que l’œuvre antérieure de Salama Ortar comprend bien des esquisses, des peintures et des objets qui auraient aisément trouvé leur place dans le cadre des beaux-arts. Pourtant, dans l’installation Voyante du passé, elle dresse un « théâtre de mémoire » visuel, un lieu d’expérience artistique dans lequel se trouvent des éléments évocateurs et concrets à la fois, et contrairement au purisme disciplinaire – un lieu qui canalise dans l’installation des objets de vie usuels. L’artiste met en jeu divers medias, des objets liés à des époques et des usages différents, certains d’entre eux liés au présent, d’autres étant le produit de fouilles archéologiques qu’elle a réalisées par elle-même. La multi-stratification de l’installation lie directement l’œuvre au domaine de l’archéologie et de l’anthropologie, car la variété des objets dans l’installation nécessite un horizon de pensée capable de synthétiser l’hétérogénéité des différents objets dans la réalité, objets que l’on ne peut définir spécifiquement comme esthétiques. Voyante du passé nous invite à réfléchir à la culture et à l’histoire matérielle, à la multiplicité débordante de celle-ci, sans nous limiter au telos d’objets d’une seule espèce. Voyante du passé incarne la pensée selon laquelle l’art doit se définir sur la base de questions qu’il pose et d’analyses qu’il opère, et non selon la définition d’un corpus homogène d’objets qu’elle crée.
11. Fredric Jameson, Late Marxism : Adorno, or the Persistence of the Dialectic, New York : Verso, 1990, p. 95 ; ici cf. Brown, ibid., p. 200. 12. Fernie considère cette série de rejets hors de l’histoire de l’art – de l’architecture, de la photographie, du design, des medias numériques, du cinéma, de la télévision, etc. – comme le témoignage d’un « sens fragile de l’identité » de l’histoire de l’art comme discipline. cf. Eric Fernie, « The History of Art and Archaeology in England Now, » in The Art Historian : National Traditions and Institutional Practices, edited by Michael F. Zimmermann, New Haven : Yale University Press, 2003, pp. 160-166. esp. pp. 160-161.
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Les objets insérés dans l’installation sont, comme le propose Alain Schnapp dans un autre contexte, des signes particuliers pouvant, malgré le rapport personnel qu’entretient l’artiste avec eux, faire oublier – ne serait-ce qu’un instant – l’irréversibilité de l’histoire et l’ouvrir à des démarches contradictoires. Car dans l’espace artistique, ces objets deviennent les catalyseurs de l’action imaginative. La présence des objets dans les capsules permet de les considérer comme des vestiges, des objets entiers dont l’existence ou la continuité historique et matérielle antérieures ont été interrompues. Le spectateur prend connaissance de leur caractère partiel, du fait qu’ils sont des parties d’un tout qui fut par le passé, et c’est en ce sens qu’il y a en eux quelque chose de la ruine. Les objets comme ruines ouvrent au passé les portes du présent et font écho au rapport profond de l’archéologie à la ruine, au temps et à la mémoire. Les objets que propose Salama Ortar sont pénétrés de la poétique de la ruine, de l’idée de ce qui fut et qui n’est plus, du témoignage de l’œuvre du temps, de la fragilité de la mémoire – comme l’écrit Roland Mortier : « La ruine a valeur de mémorial, de rappel ; elle est un signe, un indice à partir desquels l’esprit peut oublier momentanément l’irréversibilité de l’histoire et se laisser emporter par le flux du temps 13 . » Voyante du passé suppose qu’il est possible de ressusciter le passé ou de le rejoindre par le biais de l’observation présente de ses ruines. La tentative de Salama Ortar pour ressusciter et transposer la synagogue du prophète Elie incarne la nostalgie des qualités matérielles propres à la synagogue disparue et la volonté de faire revivre, même de façon furtive, la mémoire personnelle, culturelle, sociale et religieuse. Ainsi, l’action de la réminiscence représentée par des moyens artistiques, par l’installation, n’est pas moins qu’un événement ou qu’une action politique. La mise à nu et la constitution de l’espace religieux en espace politique est une tentative d’identification au passé et à ses signes, tentative chargée de sensibilité et d’empathie que l’on découvre à travers la poétique de la ruine. Cette conception n’est pas étrangère à la civilisation égyptienne antique, comme l’affirme Jan Assmann : « Pour les Égyptiens, la pierre était le médiateur de la mémoire et le moyen de projeter le soi dans l’éternité, et le temps était une dimension dans laquelle et contre laquelle se construisit cette civilisation de la pierre 14 . » L’action de commémoration en tant que monument, tel que le propose Schnapp, était liée, sur le plan national, à la ruine et à la mémoire, tandis que Salama Ortar n’est pas intéressée par le monument commémoratif usuel, par les monuments nationaux. Le revêtement des vestiges par du verre n’est pas lié à l’immortalité ou à l’éternité mais à la fragilité de l’aspiration à survivre au fil du temps. Le revêtement, ou les coques de verre, sont les fragiles refuges de ce qui a survécu, des moyens de s’opposer à l’effacement de la mémoire. L’installation est une pratique de mémoire et les capsules sont des dispositifs de réminiscence – cette même réminiscence qui engendre la transformation des souvenirs en ruines, en objets permettant une recherche du passé, parce qu’ils acceptent de le représenter. De ce fait, la poétique de la ruine est inséparable de la construction de l’installation.
13. Roland Mortier, La Poétique des ruines en France (Genève : Librairie Drosz, 1974, p. 9). Ici cf. Alain Schnapp, « Vestiges, Monuments, and Ruins : The East Faces West, » in The Art Historian : National Traditions and Institutional Practices, edited by Michael F. Zimmermann, New Haven : Yale University Press, 2003, pp. 2-24. esp. p. 3. 14. Jan Assmann, cf. Alain Schnapp, ibid., pp. 7-8. L’approche de Salama Ortar et sa sensibilité au passé – poétique de la ruine qui fait écho aux sentiments – rappelle la conception de Roland Mortier : « Avant d’acquérir une beauté propre, la ruine a d’abord une fonction médiatrice : elle autorise la méditation historique, philosophique, morale ; elle sert une fin qui lui est extérieure et qui la dépasse ». Roland Mortier, ibid, p. 9, et cf. Schnapp, ibid, p. 11.
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Sur cette toile de fond s’éclaire le moyen par lequel la matérialité et l’histoire des objets nous invitent à un autre type d’expérience visuelle. Le spectateur ne peut pas se contenter d’une « lecture des images », comme si celles-ci étaient des icônes ou un texte : il est invité au contraire à déambuler dans l’espace de l’installation et à imaginer le processus d’utilisation, à réfléchir à la fonction et au contexte de l’utilisation originale, aux lieux et aux personnes qui ont défini les modes d’utilisation des éléments dispersés dans l’installation. L’observation du travail de broderie éveille en nous non seulement des réflexions sur les contextes mythologiques de cet artisanat et son affinité traditionnelle avec la féminité, elle nous encourage également à lire, à partir de la matière, le rapport de la dentellière à son environnement, la façon dont cette même broderie incarne des aspects intimes, personnels, sociaux et publics 15 . Nous sommes conviés à toucher au passé, sans en perdre les multiples facettes. Toutefois, l’introduction des éléments matériels dans le vide des capsules n’est pas moins significative. L’aquarium de verre contenant chaque vestige/objet, l’espace enveloppant le vestige pris dans la capsule, sont autant de signes de la béance. L’espace de l’installation, comme celui des capsules, nous place devant un vide impossible à combler. La capsule, acte artistique, devient une parole hésitante, car elle échoue à faire revivre l’événement traumatique, et de ce fait, elle signifie en quelque sorte l’incapacité à assimiler et à normaliser la brisure qu’elle renferme. Pourtant, comme on peut l’affirmer à la suite de Thomas Laquer, si l’art a la prétention de signifier l’incapacité à assimiler l’événement traumatique, il est voué à l’échec, car l’événement représenté obtiendra finalement l’auréole qui marquera sa spécificité et dans le même temps – conduira à sa digestion dans l’industrie de la mémoire. L’autre face de l’auréole hors du commun de l’unicité de l’événement est la promesse d’entrer finalement dans le monde de la routine 16 . Quoi qu’il en soit, cette dialectique de la présence et de l’absence fait écho à la tension entre la mémoire et l’oubli et entre l’histoire et la bio-graphie et la poly-graphie : ce sont là les matériaux de l’installation Voyante du passé. Le spectateur est convié à ouvrir les réceptacles/bouteilles de verre que jette Salama Ortar à la mer de l’histoire, tel un archéologue invité à lire les vestiges qu’ont laissés les Pharaons. Lorsqu’on ouvre ces bouteilles, il n’en sort pas un esprit malin mais une analyse du temps passé, un temps qui refuse de se laisser enfermer dans les limites de ce qui fut et qui rayonne sur ce qui est 17.
15. Cette position d’observation fait écho au débat d’Adrienne Hood su la culture matérielle. Voir Roland Mortier, La Poétique des ruines en France (Geneva : Drosz, 1974), p. 9. cf. Schnapp, ibid, p. 11. Dans ce contexte, il est intéressant de rapporter les propos de Christopher Tilley sur les études de culture matérielle : « Les études de culture matérielle […] doivent inévitablement souligner la relation dialectique et discursive existant entre les personnes et les choses : les personnes font des choses et les utilisent, et celles-ci font en retour des personnes. […] La culture matérielle fait partie de la culture humaine en général, et le composant matériel de la culture, de la même manière que le concept de culture en général, a des centaines de définitions et de manifestations potentielles, et n’est jamais une seule entité ou une seule chose. » 16. cf. le débat de Laquer sur une variété de textes traitant du rapport entre mémoire et histoire, et notamment le texte d’Ulrich Baer ci-dessus : Thomas W. Laquer, « Introduction » Representations 69 (winter, 2000), pp. 1-8, spc. p. 6. 17. Cf, Schnapp, ibid., p, 19.
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Achevé d’imprimer, novembre 2012 Sur les presses de l’imprimerie C.C.I (Création Communication Impression) CS 40097 13344 Marseille cedex 15 Tirage : 500 exemplaires Dépôt légal : septembre 2012 ISBN 978-2-907830-30-0
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