LES ANNÉES DE FORMATION (1883-1905)
Jean (Georges, Henri) Walter est né le 10 mai 1883 à midi au domicile de ses parents, rue des Jardins (ou Desjardins ?) à Montbéliard. Ainsi l’écrit, au lendemain du modeste événement, sur le registre d’état-civil, Charles Goguel, maire de la petite cité franc-comtoise. Le père du nouveau-né, Georges, 29 ans, est “entrepreneur de travaux publics”, et sa mère Amélie, née Weber, 23 ans, est dite “sans profession”. Les témoins venus accompagner le père de l’enfant (et celui-ci avec, puisqu’il a été, selon la coutume de l’époque, “présenté” à l’officier municipal) sont Charles Walter, 26 ans, très certainement un frère plus jeune, également “entrepreneur de travaux publics”, et Georges Walter, 68 ans, “propriétaire” - selon toute vraisemblance le grand-père du nouveau-né. Et c’est aussi loin qu’on peut aller sur ce moment idyllique qu’est la plupart du temps une naissance et les années qui ont suivi car, de l’enfance de Jean Walter, on ne sait strictement rien. Jamais il ne l’a évoquée. En particulier pas un mot ne nous est parvenu sur sa mère (une fois, cependant, il a publiquement dit (écrit, plutôt) : “mes parents”). À propos de ses trois frères, de ces grands jeux qu’on pratique dans presque toutes les fratries : rien. Etaient-ils plus âgés, plus jeunes ? Lui-même était-il un puîné, le cadet, le benjamin ? On ne sait. Seulement apprendra-t-on, de façon incidente, que deux d’entre eux, Pierre et Georges,ont été tués pendant la guerre de 14-18... On aurait sans doute pu en savoir davantage, mais comment faire pour tout vérifier ? Il faut donc faire alors un saut d’environ treize ans. Ecolier studieux, Jean Walter ? Plausible. Par nature ou sans doute parce que le père est sévère (risquons la brève de comptoir : en bon protestant...) Il est entré en 6ème au collège Cuvier de Montbéliard, où il a, selon la plupart des versions, étudié jusqu’à la fin de son cursus secondaire (selon une autre, il aurait terminé au lycée de Besançon). La seule certitude est que le système scolaire républicain, laïc, obligatoire et gratuit, qui lui permettra tout de même d’accéder à l’École spéciale des Beaux-Arts – ne soulève pas en lui l’enthousiasme, on y reviendra. 1
En revanche, Jean Walter travaille beaucoup “à la maison”, y mettant même l’acharnement qu’on croit réservé aux autodidactes. [“Voici comment j’ai été amené à fonder les bourses de voyage dites “Bourses Zellidja”.]
Dans une exceptionnelle “confession” sur lui-même, Jean Walter a écrit, en 1952, un texte intitulé “Voici comment j’ai été conduit à fonder les Bourses scolaires de voyage dites Bourses Zellidja”. Il y raconte qu’il appartenait “à une famille alsacienne expulsée” de chez elle [à l’issue de la guerre francoprussienne de 1870-71, des milliers d’Alsaciens avaient choisi de venir s’installer “à l’intérieur”, en une démonstration patriotique de refus de la souveraineté allemande imposée au “pays” qui avait été plus ou moins librement “réuni” à la France à la fin du 17ème siècle]. “De ce fait, précise-t-il, nous avions peu d’argent...” L’inspecteur Louis François, qui fût près de trente ans “l’âme” des Bourses Zellidja, comme Jean Walter en fut le fondateur, a déclaré à Eric Passavant, auteur d’une thèse en partie consacrée aux Bourses Zellidja : “Lui et moi étions du même milieu : la grande bourgeoisie.” Ce qui pourrait bien confirmer que le départ de sa branche familiale d’Alsace pour la FrancheComté, en 1871, douze ans avant sa naissance, a provoqué un sérieux déclassement économique. Le grand-père de Jean Walter, qui est dit “propriétaire”, né en 1815, avait sans doute connu meilleure fortune que son fils Georges, né en 1844, “entrepreneur de travaux publics” - mais certainement à la tête d’une toute petite entreprise familiale (où travaillait sans doute, également, au moins, son jeune frère Charles). “D’autres membres de ma famille, ajoute Jean Walter dans la foulée de sa “confession”, avaient des situations importantes... Ce qui fait que, après les vacances, je voyais mes cousins revenir intellectuellement enrichis après des voyages à l’étranger.” Et d’en conclure: “Aussi, à partir de l’âge de quatorze ans, j’ai cherché à faire comme eux.” Beaucoup est là, sans doute : modestie de la vie de l’enfant, mais de celles qui, parce qu’elles représentent un “déclassement”, suscitent une soif de revanche, arttisée par la comparaison défavorable avec la situation des “cousins”.
Bien que Jean Walter, à notre connaissance, n’ait jamais dit, un seul mot de ses tenants et aboutissants religieux, c’est un fait acquis que sa famille était protestante. (Florence Trystram, dans son livre La dame au grand chapeau, en général superbement informé, assure même que la famille Walter était “ménonnite” - une dissidence précoce et radicale du luthérianisme, née en Hollande mais, de fait, bien implantée dans certaines vallées vosgiennes. Rien, pourtant, ne corrobore l’affirmation.) 2
On sait depuis Weber - en France, depuis 1964, date de la traduction de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme - qu’il y a de profondes affinités entre le puritanisme des gens de la Réforme et la volonté de rationalisation économique qui est une composante cardinale du capitalisme. Mais, que l’on se rassure : il ne sera pas tapé trop fort sur ce clou un peu trop évident ! Examinons bien, en revanche, ce que nous dit le texte ci-dessus, retrouvé dans quelque archive : il énonce au premier chef que l’argent est désirable parce qu’il peut servir à s’enrichir intellectuellement par le biais du voyage. Ainsi tout est là ! Oui, mais ne serait-ce pas là une reconstruction a posteriori ? On ne peut certes pas l’exclure. Quitte à avoir l’air d’anticiper, revenons à la même question mais sous un autre angle. [Toute sa vie il a voulu gagner de l’argent, beaucoup d’argent, mais, au fond, il n’a jamais cherché à en jouir lui-même”.]
Jean
Walter, tout l’indique, a toute sa vie voulu gagner de l’argent – beaucoup d’argent. Et ce par un moyen unique : en entreprenant. “Entreprendre était au fond sa seule passion”, réfléchit devant nous une de ses petites-filles, Catherine Lamour. Qui ajoute : “Mais, au fond, de cet argent, il n’a jamais cherché à jouir lui-même. Il grignotait plus qu’il ne mangeait, même quand il descendait, presque tous les midis, parce que sa femme, je suppose, n’était jamais là, Chez Laurent, en-dessous de chez lui, c’était pour un jambon-pâtes accompagné d’une carafe d’eau. Il ne fumait pas, il ne buvait pas.” Et Florence Trystram, encore, de préciser : “Il semblait très heureux dans le petit studio qu’il s’était fait construire à Bou Beker/Zellidja, et où il descendait deux-trois fois l’an pour une 3
semaine, délaissant la plus confortable Maison d’hôtes au tapis de Savonnerie et lustres en cristal de Venise.” Et il est vrai qu’il n’est pas si aisé de se représenter Jean Walter - qui n’était, selon tous les témoignages, heureux qu’au travail - dans le luxueux appartement du 2 rue du Cirque, parmi les tableaux de maîtres, et surtout dans le tourbillon des réceptions organisées par sa femme Domenica. “La seule folie de mon grand-père, ajoute Catherine Lamour, aura sans doute été son bateau. L’été, il y passait des après-midi entières seul, à lire des rapports, ou alors accueillant des personnalités utiles à ses affaires. Et, vers le fin de sa vie, il avait, m’a-t-on rapporté, pour principale distraction... la pêche à la ligne, qu’il pratiquait dans la rivière passant au bout de sa propriété à Dordives, dans le Loiret.” Tous les lauréats parisiens des plus anciennes promotions se souviennent, par ailleurs, de sa “vieille Simca” garée dans la cour du 26, rue Geoffroy-L’Asnier – en parfait contraste, c’est trop peu dire, avec la Rolls de son épouse conduite par un chauffeur, et que lui-même empruntait en quelques occasions, pour recevoir un hôte de marque, comme ce fut le cas, fin 1956, du Prince de Hanovre qui avait, l’été précédent, lancé en Allemagne les premières Bourses de voyage sur le modèle de Zellidja. [Il disait et répétait : “L’argent qu’on n’a pas gagné soi-même avilit...”]
Imagine-t-on plus luthérien que ce mode de vie ? Travailler, pour gagner de l’argent, bien sûr pour en notable partie le réinvestir. Et, le reste, le dépenser non pour soi-même mais pour autrui. Attention : autrui = même pas sa famille (“Il haïssait l’héritage”¨, dit encore Catherine Lamour. Ce que nous confirme JeanJacques Walter, un autre de ses petits-enfants, qui, depuis 2004, préside la nouvelle Fondation Zellidja : “Il disait et répétait : "L’argent qu’on n’a pas gagné soi-même avilit". C’est pourquoi il a déshérité ses trois enfants, ne leur laissant que la part dite réservataire. Ils ont dû signer un document reconnaissant qu’ils acceptaient cela.”. (Ce qui était d’ailleurs illégal, nul ne pouvant signer de pacte contre son droit...) C’est sans doute pourquoi, aussi, dès 1948, Jean Walter a fait don à la ville de Paris de son hôtel de Châlons-Luxembourg, dans le Marais, sous réserve de son occupation par la Société des Mines et la Fondation nationale des Bourses Zellidja – laquelle cessera l’été 1974. Gagner de l’argent pour autrui ? Pour Domenica, d’abord, sa dispendieuse épouse – et on ne sait rien de l’appréciation qu’il portait sur le train de vie de ladite, même si l’on a une notation désolée, on y reviendra, sur le regard qu’il 4
portait sur son mode de vie. Et, avec Florence Trystram, on peut voir dans cette liaison commencée sans doute en 1932, “l’illustration de ce qu’il est convenu de nommer le “démon de midi” : ce prurit dont est volontiers saisi un homme plus totalement jeune qui se dit être en train peut-être de passer à côté d’une partie des choses de la vie... Or, le démon a bien arrangé les chose : il met sur le chemin de Jean Walter, âgé de 49 ans, une femme éblouissante.” L’argent “pour autrui”, c’est aussi la mise en œuvre à grande échelle des Bourses Zellidja, lesquelle envoient aux quatre coins de la France, puis d’Europe et puis du monde, à partir de 1946, un nombre croissant - jusqu’à 300 par an - de garçons de 17 à 19 ans. Et c’est encore pour aider les lauréats Zellidja, par-delà la glorieuse expérience de leurs deux voyages, que, dès la fin des années 40 et plus encore à partir du début des années 50, Jean Walter met à leur disposition, autant que de besoin, des allocations d’études supérieures, ainsi que, pour les provinciaux ou les Parisiens et banlieusards d’origine modeste, une chambre à la Cité Universitaire de Paris, dans un pavillon dit “du Maroc” (car pour l’essentiel réservé à de jeunes ressortissants du Protectorat en train de faire leurs études supérieures à Paris) qu’il a financé et construit en 1952, et aussi qu’il leur accorde, lorsque nécessité s’en fait sentir, des “prêts d’honneur” pour débuter dans la vie active ou faire face à de mauvaises passes.
Dans
notre progression dialectique vers “les sources” de Jean Walter – progression itérative plutôt, avec des anticipations suivies de retours-arrière, à la façon (le génie en moins...) dont écrit un Jorge Semprun, ce qui est la méthode la plus adéquate, nous a-t-il semblé, pour intéresser à une personnalité importante certes mais spontanément peu connue -, il est utile de revenir au petit texte de Jean Walter relatif à la fondation des “Bourses de voyage dites “Bourses Zellidja” – texte qui en dit pas mal sur la personne du fondateur luimême. “Je croyais la chose simple [de partir en voyage avec un peu d’argent] car mon père, qui avait le goût de l’épargne, m’obligeait à mettre de côté tout ce que je gagnais par de bons classements, et ce que je recevais à Noël ou autres fêtes, et qui se montait à l”époque [vers 1895] à environ 20 000 francs. J’étais prêt pour l’Italie. Mais mon père m’a dit : “Cet argent, c’est ton capital pour tes vieux jours, pas un revenu.” Bon... Jean Walter fait alors le tour de ses grands-parents et oncles afin qu’ils commanditent son voyage. “Alors mon père m’a dit : “Je ne pensais pas qu’il y avait un mendiant dans cette maison. Tu vas rapporter cet argent.” Son élevage de poulets ! Ah ! cet élevage de poulets : Il en parlait encore 5
un demi-siècle plus tard.]
Que faire ? C’est à la lecture, dans une revue intitulée La nature (où l’intéresse plus que tout, dira-t-il, la rubrique “Géologie”) d’un article sur un élevage de poulets que vient à l’adolescent - il a 14-15 ans – une idée de génie : il se lancera lui-même dans une telle activité ! Peu confiant, toutefois en la réaction de son père, c’est “dans le jardin d’un ami” qu’il organise sa petite entreprise. Mais ce plan-ci est le bon. Il lui faudra, apparemment, un an au moins pour réunir les fonds nécessaires à l’achat de la bienheureuse bicyclette – et un petit pécule pour se lancer sur les routes. Cette activité, quoi qu’il en soit, lui a procuré une réelle satisfaction. Elle a en effet été celle dont il aura le plus souvent reparlé tout au long de sa vie avec, bien sûr, la découverte du gisement de plomb et de zinc de Zellidja, et la création, à partir du désert, de la médina de Bou Beker (environ 10 000 habitants à son apogée), qui était la base humaine de l’activité d’exploitation des minerais. L’architecte aura, selon toute apparence, assez vite épuisé le charme qu’il peut y avoir à construire des “cités-jardins” (plusieurs dizaines à Paris, en région parisienne et en province), ou encore des hôpitaux de la conception la plus moderne pour l’époque, les années 30 pour l’essentiel, en France, en Écosse, en Turquie (Ankara, Istanboul), en Egypte (Alexandrie)... Quant à la collection de tableaux de Paul Guillaume, qu’il a certainement contribué à enrichir, ou du moins refaçonner, grâce à ses deniers (les Pommes et biscuits de Cézanne, acheté 34 millions de francs à la galerie Carpentier en 1951...), on ne sache pas qu’il ait jamais revendiqué, ou même évoqué, une quelconque paternité spirituelle à son endroit. La dénomination “Collection Jean Walter-Paul Guillaume” (dans cet ordre) qui lui est officiellement donnée depuis 1966, est fruit d’une pure volonté de son épouse Domenica – laquelle a sans doute vu un moyen de se glisser pour l’éternité, ou ce qui en tient lieu, dans un tiret entre
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“ses” deux grands hommes. Que Jean Walter ait été sensible à la beauté de nombre de ces tableaux (et peut-être - un peu - au prestige social qui en rejaillissait sur lui), on peut le conjecturer. Mais c’est là quelque chose que, semble-t-il, il n’évoquait jamais.
Mais son élevage de poulets ! Ah ! cet élevage de poulets ! Il en parlait encore, un demi-siècle plus tard ! C’est ce dont s’est souvenu, début 1957, le lauréat Henry Ramette qui allait, quelques mois plus tard, médecin en Algérie, mourir en portant secours à un blessé. Il avait été stupéfait de la précision avec laquelle, à la distribution des prix de juillet 1950, “le patron” l’avait interrogé sur l’étude qu’il avait faite, l’été précédent, sur... l’apiculture en Suisse – évoquant en retour... l’aviculture en Franche-Comté. Et Ramette de s’émerveiller de “la précision de la mémoire de Jean Walter jusque dans les menus faits.” Ce dont il concluait : “Au fond, tout ce qu’il a réalisé dans le passé n’aura été que tremplin pour l’avenir”... Toujours dans son texte sur la fondation des Bourses, Jean Walter explique que les périodes de Pâques consécutives à l’achat de son vélo, il les a utilisées à visiter “les diverses régions de France” (de 1 000 à 2 000 kilomètres chaque année), tandis que les grandes vacances lui ont permis de voyager à travers une bonne partie de l’Europe – à commencer par cette Italie qu’il a tant rêvée, puis l’Allemagne, “jusqu’à la frontière russe” – à l’époque jusqu’aux limites de la Pologne -, et encore (en un seul voyage, on suppose) la Belgique, les Pays-Bas, et “le sud des pays scandinaves”, une autre fois l’Angleterre, et une fois encore l’Espagne. Le récit insiste sur “les conditions difficiles” de ces voyages, les routes non goudronnées, la poussière. Il dit aussi avoir parfois “travaillé dans des fermes” – ce qui, l’été, était courant à l’époque, dans les campagnes françaises – et certainement européennes. Aucune mention, toutefois, dans cette chronique, composée à l’âge de soixanteneuf ans, d’un voyage à Istanboul – qui est pourtant toujours présenté par la légende dorée comme l’apex des randonnées à bicyclettes de Jean Walter – son chef d’œuvre en quelque sorte. Une brochure éditée par la Fondation nationale des bourses Zellidja en 1964, sept ans après la mort du fondateur, précise même que ce fut un voyage de 6 000 kilomètres (ce qui est presque exact), et spécule sur les sentiments du jeune homme enfin parvenu devant sainte Sophie ! S’il s’agit d’un oubli de la part de Jean Walter, il est tout de même étrange : car, d’une part, on n’oublie pas si facilement la première vision qu’on peut prendre de cette ville qui est tout de même une des plus belles du monde; et, d’autre part, l’homme mûr qu’était devenu le jeune vélocipédiste est allé à de nombreuses 7
reprises sur les bords du Bosphore comme il y construisait, dans les années 30, l’hôpital Mecidiyeköy. Il faut plutôt penser que Jean Walter avait lui-même mis en circulation cette petite fable : même un grand homme n’est pas exempt de ces infimes retouches biographiques qui font les destins plus lisses ! Dans ce même texte, Jean Walter dit avoir fait son premier voyage en 1900. La légende dorée, elle, dit 1899. Et c’est elle qui pourrait avoir raison. Voyons cela. Le jeune homme achève ses études secondaires en juillet 1899 à l’âge de seize ans (un âge, notons-le au passage, tout de même très précoce, pour un adolescent dont nul n’a jamais dit qu’il était un surdoué : alors achève-t-il son parcours secondaire avec le baccalauréat , ou avec le brevet supérieur ?). Et il va, à la mioctobre de la même année, commencer ses études supérieures à Paris, loin de sa famille. On ne voit donc pas pourquoi son père ne l’aurait pas laissé partir seul sur les routes d’Europe (d’Italie en l’occurrence) dès cet été 1899 qui, en somme, aurait été celui d’une “prise de toge virile”, d’une sorte de majorité anticipée.
Et ce d’autant que c’est ce “grand tour” d’Italie qui détermine la vocation du jeune homme, il le reconnaît : “L’émotion que déclencha en moi la vue des édifices grecs, étrusques et romains me décida à devenir architecte”, a-t-il dit en 1954, dans le seul discours solennel, qu’on sache, qu’il a prononcé de toute de sa longue carrière. Voici qui est simple et direct : veni, vidi, vici. Dès que, par ailleurs, Jean Walter a obtenu son diplôme de l’ESA après les trois années règlementaires en juillet 1902 (la date, heureusement, est documentée dans une Histoire de l’Ecole écrite par le chercheur Frédéric Sfeiz, car qui aurait imaginé que le grand architecte a achevé ses études professionnelles supérieures à... 19 ans ?), on peut conjecturer qu’il a eu d’autres choses à faire - et d’abord son service militaire - que de poursuivre ses équipées à bicyclette à travers la France et l’Europe. Il est donc impossible de retenir 1900 pour date de son voyage en Italie, le premier hors de France, car il n’aurait alors eu que deux années en tout et pour tout pour aller au bout de ses déplacements européens – ce qui n’est pas compatible avec la liste qu’il en a lui-même donnée. (Et même trois étés semblent peu...) [L’Ecole spéciale d’architecture où entre Jean Walter en 1899 : un établissement jeune, payant, et tourné vers la réalisation.
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Le règlement de l’École spéciale d’architecture précise que les élèves “doivent travailler l’été”. Pour un futur architecte, “travailler” c’est évidemmentr faire des dessin, des relevés, des plans. Or ceci n’est en rien incompatible avec le voyage à bicyclette (une toile imperméable, peut-être, pour protéger le papier, vierge ou déjà travaillé, en cas de pluie...) Et il reste des traces de cette activité ! Jean Walter semble en effet avoir assez libéralement distribué ses œuvres de jeunesse, et nous connaissons au moins deux croquis signés “J.W”., l’un et l’autre en possession de lauréats Zellidja, d’assez belle facture et cependant très “enlevés” (c’est tout de même le moins qu’on attende d’un étudiant en archi !) : un dessin d’une tour du château de Blois, vue de la cour François 1er, daté juillet 1902 (sur la route de l’Espagne ?) et un autre de la chapelle d’Amboise, daté du 14 du même mois. L’École spéciale d’architecture, il faut bien s’y attarder puisque c’est là que Jean Walter a acquis son (unique) diplôme. Créée vers la fin du second Empire, c’est, en 1899, une école assez jeune – un-tiers de siècle. Officiellement, elle n’est pas née pour faire concurrence aux Beaux-Art - un établissement “où le régime d’entraînement artistique est sans rival”, juge Frédéric Sfeiz. On dispense en effet à l’ESA un enseignement court - alors que les futurs architectes de “l’École” (des Beaux-Arts) peuvent, eux, passer “huit, dix, douze ans” – vie de bohème aidant - à parfaire leur formation académique. Tel fut par exemple le cas du fameux Léon-Henri Prost, ancien de l’ESA (1892) mais qui fit ensuite neuf ans d’études aux Beaux-Arts, pour en sortir diplômé la même année que Jean Walter (1902), mais avec un Grand Prix de Rome à la clé et qui, appelé au Maroc par Lyautey, y fit les plans des quartiers modernes de toutes les grandes villes, de Casablanca à Marrakech, de Rabat à Fès et Meknès, avant de venir poser sa patte d’urbaniste sur la région parisienne. 9
On voit bien ce qui dans la brièveté des études à l’ESA a pu séduire un jeune homme pressé de se colleter à la vie. Un jeune homme par ailleurs qui a sans doute déjà ses doutes sur la pertinence des formations scolaire ou universitaire traditionnelles (autant, d’ailleurs, et c’était peut-être moins attendu, que de “l’éducation que les enfants reçoivent dans leur famille”) pour préparer des “hommes de caractère, de curiosité, d’audace, de volonté et de ténacité” qui formeront la colonne vertébrale (dans le langage de l’époque il dit : “l’élite”, voire “les chefs”) de la nation. C’est là ce qu’il écrira dans un opuscule de 1956 intitulé “L’esprit des Bourses”, qu’on peut tenir pour son testament spirituel.
L’École spéciale d’architecture vise expressément à répondre à des nécessités nouvelles. Alors qu’aux Beaux-Arts on “chauffe” des garçons destinés à devenir, de “magnifiques Prix de Rome” pour les meilleurs et, quant aux autres, de “prestigieux architectes des monuments historiques” l’ESA dispense une formation d’”habile constructeur”, de “professionnel compétent” – bref plus proche de l’ingénieur que de l’artiste. C’est bien pourquoi parmi les 137 fondateurs de l’établissement, en 1865, on comptait près d’une moitié d’industriels et d’ingénieurs (Ferdinand de Lesseps étant celui d’entre eux que la célébrité allait porter le plus haut...) Bref un état d’esprit favorable aux sciences et à l’entreprise dans une École dont le directeur (de la fondation jusqu’à sa mort en 1907), est l’ingénieur et architecte Emile Trélat, présenté par Frédéric Seitz comme un “saint simonien”. Là encore on voit bien ce qui pu séduire Jean Walter. Lui qui avait apparemment les plus grandes difficultés à s’imaginer s’insérant dans l’entreprise de travaux publics de son père pour, un jour lui succéder (Gorges Walter n’a que quarantecinq ans en 1899 !) devait tout de même ne pas prendre de front cet homme difficile (on l’a vu) car, quoi qu’il en ait, c’était lui, le paternel, qui devrait sortir les 850 francs (soit, sauf erreur de Google, 3 000 euros par an) de la scolarité à l’École spéciale d’architecture. SA.
L’ESA,
cet établissement est situé dans un quartier alors légèrement excentrique qui ne deviendra que vingt ans plus tard le cœur du Paris artistique et noctambule : Montparnasse, au n° 136 du boulevard homonyme, entre l’actuel “carrefour Vavin” et la rue Campagne-Première. La légende dorée dit que Jean Walter, travaillant beaucoup et dépensant peu, ne s’accordait aucun des plaisirs des jeunes gens de son âge (pas un mot sur les filles...), occupant plutôt ses loisirs à parcourir les quartiers de la capitale, nez en l’air, pour observer les diverses formes de constructions, s’en imprégner... et, un jour qui sait, les réformer. Et, bien sûr, classiquement, le jeune homme passe beaucoup de temps
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à “gratter” dans les agences d’architecture – autant d’argent qu’il n’aura pas à demander à son père. De tout cela on ne peut que prendre acte, persuadé que oui, que ce Jean Walter-ci est vraisemblable.
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