PROLOGUE :
L’AUDACE DE L’ÉTÉ 39 Étrange moment que l’été 1939 pour lancer des jeunes gens sur les routes de France - en esprit de paix à tout le moins – de paix et d’étude ! Mars 1938 : l’Anschluss de l’Autriche par l’Allemagne – ce qu’avait interdit le traité de Versailles moins de vingt ans plus tôt. Fin septembre 1938, Munich : la reculade de l’Angleterre et de la France, concédant à Adolf Hitler, en présence d’un Mussolini attentif, la province tchécoslovaque des Sudètes ; suite à quoi, en toute logique historique, l’armée allemande entre à Prague en mars 1939 et le 3ème Reich annexe la Bohème-Moravie. Alors, demain : l’Alsace ? Beaucoup, en Europe, en France, sont désormais convaincus qu’une nouvelle grande guerre est devenue inévitable – même si certains, usant de la méthode Coué, sont soulagés d’avoir obtenu « Encore quelques instants [de] Monsieur le bourreau ». C’était d’ailleurs depuis le 31 janvier 1933, date de l’arrivée du chef du parti nazi à la Chancellerie de Berlin, que les esprits pessimistes (ou clairvoyants) se préparent pour un avenir terrible. (Même le directeur du Louvre commence à réorganiser les réserves du musée au cas où…) De fait, l’Allemagne envahira la Pologne le 1er septembre 1939 et, le surlendemain, la France et la Grande Bretagne mobiliseront contre la grande puissance centreeuropéenne, mère de musique et de philosophie, tombée en d’affreuses mains.
C’est
pourtant dans ce climat lourd que cinq jeunes gens se lancent, ou plutôt sont lancés, dans une 1
aventure alors peu ordinaire - malgré le « lâcher des amarres » qu’avait constitué, l’été 1936, les « congés payés » : un voyage, à bicyclette, au départ d’une des provinces françaises les plus proches de cette Allemagne de tous les dangers, la Franche-Comté. Ils sont lancés par un ancien élève de leur établissement, qui se nomme Jean Walter. Ils étaient ainsi cinq garçons du collège Cuvier de Montbéliard, âgés de 15 à 18 ans, élèves qui de « rétho » (Première) et qui de classe Terminale. Notre petite histoire a retenu leurs noms, les voici : André Choffat, Albert Jacot, Victor Kuentzann, Auguste Minazzi et Jean Richard. Ils partaient dans des conditions que leur avait précisées le principal de leur collège ou (et ?) un de leurs professeurs – conditions qui sont d’ailleurs, pour l’essentiel, celles imposées à leurs successeurs soixante dix-ans plus tard : chacun devait voyager seul, avec un pécule somme toute modeste, et avec l’obligation de faire, au retour, un compte-rendu écrit de leur expérience. Seuls les trois premiers cités, Choffat, Jacot et Kuentzmann, ont été “primés”, selon des modalités dont le détail ne nous est pas parvenu. Des deux autres jeunes voyageurs de cet été 39, Minazzi et Richard, nous n’avons pas retrouvé le rapport ; seulement sait-on qu’ils avaient voyagé de conserve vers les Alpes et la Côte d’Azur – ce qui, à la réflexion, n’a pas paru une bonne idée au fondateur des Bourses, lequel imposera ensuite l’obligation de l’aventure en solitaire. Notre revue Espaces, toutefois, a publié en juillet 1962, un court extrait de Richard relatif sa désignation comme boursier en 1939 : « Je me souviens, écritil, du bruit qui courait au collège Cuvier, selon lequel des bourses de voyage seraient offertes par un généreux donateur (dont je n’avais pas noté le nom) pour aider au redressement national. J’admirais le geste, mais il ne me touchait pas personnellement car je savais que je ne serais jamais désigné. Or mes camarades de classe, en ont décidé autrement, et leur choix a été ratifié par nos professeurs…. »
En revanche l’histoire, la grande Histoire, a archivé le nom de l’un d’eux, Victor Kuentzmann, qui avait voyagé en Auvergne, sur un support plus prestigieux que celui de nos annuaires d’anciens : un monument aux morts (l’auteur de ces lignes n’a pas encore découvert en quel village ou ville), car ce jeune homme a été fusillé, en 1944, par les Allemands « pour fait de résistance ». Il n’a hélas ! pas été possible de savoir où exactement l’avait conduit son voyage Zellidja, car son rapport est porté « manquant », ni quel sujet d’étude il avait retenu – sinon qu’il s’était intéressé à un thème « économique ». 2
[Le modeste travail de Choffat porte l’émouvant numéro « 1 » parmi des milliers de rapports.]
Un autre de ces jeunes gens, Albert Jacot, avait d’évidence pris goût au dépaysement lors de son aventure de l’été 39 (« Voyages en zigzag au centre de la France ») puisque, devenu pasteur, il a longuement officié à Tahiti. De lui, nous avons retrouvé un texte publié par notre revue Action à l’occasion d’un colloque sur le thème de « L’aventure, moment de la vie ou tournure d’esprit ? », organisé le 24 avril 1966 à l’abbaye de Royaumont. Le pasteur Jacot de réfléchir : « L’aventure ? Il faut constamment y entraîner son corps et son esprit, avec discipline et persévérance. Comme dans la vie, en fait, car c’est notre vie tout entière qui est une aventure. » Cet homme, qui a par ailleurs engendré une nombreuse descendance, aurait-il fini par souscrire à cette formule de Péguy qui fut plus tard reprise par le romancier Henri Queffélec : « Les pères de famille, ces aventuriers des temps modernes… » ? Malgré son modeste « Voyage fait à bicyclette en Alsace au mois d’août 1939 », André Choffat, lui aussi, avait été par la suite saisi par le démon des lointains : instituteur en Côte d’Ivoire au tournant des années 1940-50, il avait ensuite été promu inspecteur de l’enseignement primaire en AOF (Afrique occidentale française), avant de rentrer vers 1960, comme s’achevait l’aventure de « l’Union française », exercer dans l’Hexagone, puis enfin, repartir… en Guyane, pour une nouvelle affectation, toujours dans l’Éducation nationale, où il acheva sa vie active, comme nous l’a confirmé sa veuve. Son rapport (il le nomme, lui : « Compte-rendu de l’élève Choffat ») figure tout entier sur un modeste cahier d’écolier à spirale, 70 pages d’une écriture fine mais calligraphiée, à l’encre noire un peu pâlie par le temps, à quoi s’ajoutent une quinzaine de pages ; y ont été collées de petites photographies aux bords dentelés comme cela se faisait alors (« Moissonneuse en action », « Canal du 3
Rhône au Rhin à Mulhouse », « Le cimetière militaire du Vieil-Armand », « Le lac Blanc » dans les Vosges, l’église - ou temple - de « Munster », ainsi qu’une dizaine de cartes postales fournies par l’administration des « Mines domaniales de potasse d’Alsace », à Mulhouse, à quoi il s’était intéressé durant son voyage, et à quoi il a consacré une étude d’une vingtaine de pages dans son cahier. Ce modeste travail porte l’émouvant numéro « 1 ». Une main qui pourrait bien être celle du fondateur lui-même, Jean Walter, a écrit en haut en à gauche de page de couverture « Assez bien seulement »… Il est le premier de milliers de rapports produits de 1939 à 1973 par cinq mille vingt-quatre boursiers, et dont un de nos « anciens » a pu, en 1974, sauver l’essentiel d’une destruction à quoi ils étaient promis après que l’Académie française se fût, de façon à ce jour restée inexpliquée, retirée de l’aventure. « Depuis mon entrée au collège, commence André Choffat, j’ai toujours passé mes vacances à la campagne, chez mes parents qui, cultivateurs, ne tiennent pas mon aide pour négligeable. » Il poursuit : « Aussi, quand par la volonté de mes condisciples [une élection a eu lieu dans chacun des cinq classes terminales du collège] et par l’assentiment de mes professeurs [le choix des élèves devait être ratifié par le corps enseignant , ainsi le prévoyait le règlement], la Bourse Walter me fut attribuée, me trouvais-je pris au dépourvu. Je n’avais aucun projet, et à ceux qui me demandaient où je dirigerais mes pérégrinations, je ne pouvais que répondre : « Je ne sais. » [Voici que, d’emblée, l’Histoire, la grande, talonne Zellidja.]
Choffat dit toutefois avoir songé à aller en Suisse [mais la vie y est trop chère…] ; ou dans les Alpes et/ou sur la Côte d’Azur [belles régions, mais le plaisir n’est pas tout dans la vie : il faut « le plus possible s’instruire »…] C’est dit proprio motu car, à cette première « fournée » de boursiers, il n’a pas été demandé qu’ils se livrent à une étude particulière – obligation qui, toutefois, sera imposé dès la deuxième promotion. Choffat choisira donc in fine d’aller dans une région qui a « une importance capitale pour la vie économique française] : « l’Alsace-Lorraine ». Somme toute très proche de chez lui, cette Alsace-Lorraine – alors est-ce la raison ultime, la facilité, de son choix ? Non, car André Choffat n’est visiblement pas un dilettante. Tout suggère au contraire qu’il est plutôt mû par un autre élément, semi-conscient : une fascination-répulsion pour l’Allemagne voisine : « J’étais curieux de savoir quelles empreintes avaient laissé sur le peuple et les mœurs d’Alsace un demi-siècle de domination germanique [1871-1918] ».
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À ce point, il importe d’indiquer que Jean Walter, le fondateur des Bourses Zellidja, est né de parents qui, à l’instar de beaucoup d’autres, ont quitté l’Alsace après la guerre de 1870 pour de ne pas devenir sujets allemands. Cet élément biographique était-il connu de Choffat, et celui-ci a-t-il pu s’en souvenir au moment d’expliciter les motivations de son voyage ? Dieu sait ! Ou bien, appartenait-il lui aussi à une famille qui aurait fait, deux-tiers de siècle auparavant, le même choix de l’exode (après tout la Franche-Comté est tellement proche de l’Alsace qu’on devait y trouver « à la pelle » de ces « gens du refus ») ? C’est peu probable, s’agissant d’une famille de paysans très perceptiblement bien « installée ». Les motivations les plus profondes de Choffat nous restent donc sibyllines. On sait seulement qu’elle sont empreintes de l’esprit de sérieux du lieu et du temps. Cela n’empêche pas une ou deux petites privautés. Tout d’abord une courte incursion… en Suisse (tout de même ça le tenaillait !) – ce qui, de facto, fait de Choffat, « Z » n° 1, le premier « Z » à avoir voyagé à l’étranger ! Mais ça n’a pas été simple simple car… il n’a pas de papier. « Ne t’en fais pas », lui dit alors Raymonde, « sa camarade d’enfance et d’école », sur qui on ne saura rien de plus (ces temps sont plus bridés que les nôtres…), « moi je suis en règle et je te ferai passer. » S’en suit une courte scène avec un garde-frontière helvétique qui les arrête mais finit par consentir, avec cet accent suisse revu par un FrancComtois : « Ah ! c’est fotre fiancé, alors che le laisse passer... » À la gare centrale de Bâle où ils se sont réfugiés pour échapper à une averse,les deux jeunes gens assistent à une scène dont ils ne comprennent d’évidence pas toute la gravité : deux femmes sont mises sur le gril par des douaniers qui vérifient le contenu de leur bagage, soit plusieurs valises… pleines de « riches étoffes ». Les sœurs Guggenheim ont beau discuter ferme, elles vont devoir s’acquitter d’une amende salée… [On voudra bien m’excuser de la présentation de ce rapport : fils de paysans, j’ai dû me consacrer au travail des champs.]
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Autre léger « dérapage » : de la nuit qui suit André Choffat se réveille…en milieu de matinée. Pourquoi si tard ? On ne saura pas si cette grasse matinée a quelque chose à voir avec Raymonde (la chose n’était d’ailleurs pas si simple, alors…) : le jeune homme avoue simplement… s’être couché à 2 heures du matin. Il ajoute : « Si Monsieur Walter savait que j’ai passé la moitié de la nuit dans une salle de danse, que penserait-il de l’emploi que je fais de son argent ? Pour conclure, philosophe : « Bah ! Il y a place pour tout dans la vie, et je n’ai jamais eu l’âme d’un ascète ! »
Bagatelle ou pas, ce qui est sûr, en revanche, c’est que le jeune homme va être rejoint par l’Histoire au cours de son voyage ! Déjà l’épisode des deux sœurs juives à la gare de Bâle était une pré-interpellation, même si Choffat n’en a d’évidence pas perçu l’aspect de fuite devant la menace nazie. Mais ce n’était là qu’un début. Après qu’il eut pédalé de cols en crêtes à travers les Vosges près de trois semaines durant, Choffat arrive enfin à Strasbourg le 21 août. Là, écrit-il, « je reçois [chez un camarade de classe] une lettre de mon père me recommandant de ne pas m’éloigner de la ville en raison des événements. » Le surlendemain « l’agence Fournier [correspondant locale de Havas, ancêtre de l’Agence France Presse] annonce la signature de l’accord germano-russe » [le tristement fameux Pacte Molotov-Ribbentrop…] Et notre voyageur, la nuit suivante, est réveillé, dans la « maison bourgeoise » où il a trouvé refuge, «par le roulement de chars d’assaut et de pièces d’artillerie lourde en route pour se positionner à la frontière allemande. » Le lendemain
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matin, à la gare de Strasbourg, il assiste au départ de réservistes pour le front. En fin de journée, le 22, il décide de rentrer chez lui. Un train part à minuit pour Montbéliard. Il arrive au petit jour dans sa ville, comme des affiches rappelant plusieurs classes de soldats sont en train d’être apposées sur les murs. « Quand je suis arrivé à la maison, il est trop tard : mon père, officier de réserve, est déjà parti, rappelé la veille par un télégramme. »
C’est ainsi, soupire Choffat, que son voyage a été écourté, alors qu’il comptait encore visiter les mines de Lorraine (savait-il l’intérêt que Jean Walter portait, depuis 1925, depuis la découverte des mines marocaines de Zellidja, aux couches profondes de la terre ? Il dit par ailleurs que son père connaissait quelqu’un qui aurait pu l’aider à y mener son étude…) et terminer en beauté par la Foire européenne de Strasbourg. Et Choffat de conclure : « On voudra bien m’excuser de la mauvaise présentation de ce rapport. Fils de paysan, aîné de famille, j’ai dû consacrer la fin de mes vacances au travail des champs car, mon père parti, notre domestique également mobilisé, il m’a fallu, avant de rentrer au collège, faire toutes les moissons avec la seule aide d’une sœur âgée de 16 ans et d’un frère de 14, et ensuite effectuer encore tous les labours. » Et aux vacances de Noël sur lesquelles il comptait pour peaufiner son « compte-rendu », notre précurseur dans l’expérience Zellidja a dû « s’occuper de beaucoup de choses représentant pour une famille un intérêt supérieur à un compte-rendu de voyage. » Voici comment, d’emblée, l’Histoire, la grande, a talonné Zellidja ! L’auteur de ces lignes a aperçu André Choffat alors que, désormais sur le versant descendant de la quarantaine, il paraissait à l’une ou l’autre de nos assemblées annuelles, au début et à la fin des années 60. Une fois ou deux aussi, dans les années 50, les plus anciens lauréats Z ont pu lire un texte signé de lui, aux connotations assez exotiques, sur les « chefferies » de Côte d’Ivoire par exemple, que publiait Action, notre bulletin intérieur... [Jean Walter est alors un homme connu dans quelques milieux professionnels, économiques artistiques, mondains, voire politiques.]
Celui qui a projeté ainsi ces garçons somme toute ordinaires hors de leur ferme ou de l’appartement ou de la maison de ville de leurs parents, c’est un homme natif de leur région mais qui était « monté à Paris » avec sa famille, pour s’y installer avant la fin de la Première guerre mondiale.
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Cet homme si haut qu’il en paraissait mince malgré une impressionnante « carrure », le crâne lisse surmontant un visage aux sourcils fournis et aux traits nets, émaciés presque, ce quinquagénaire qui, en 1939, versait, vers la soixantaine, n’a pas d’existence pour le grand public : nulle gazette à grand tirage, qu’on sache, n’a jamais parlé de lui. Il est vrai, aussi, que l’époque, était nettement moins soumise à la pression des médias que la nôtre…)
À peine deux ou trois publications spécialisées dans l’architecture lui ont-elles consacré leurs colonnes. Toutefois quelques cercles – professionnels, économiques, artistiques, mondains, voire politiques - connaissent bien son nom : Jean Walter. D’ailleurs André Choffat, dans son cahier d’écolier, parle de « Bourse Walter » - ce qui n’a certainement pas beaucoup plu à cet homme insoucieux de son « paraître ». Qu’est-ce qui a bien pu pousser l’homme Jean Walter à un acte au premier abord parfaitement philanthropique – donner 12 500 francs de l’époque (2 500 francs à chacun des cinq jeunes élus du collège Cuvier de Montbéliard), soit un peu plus de 5 000 euros de 2009 ?
Cet
architecte qui avait assuré sa réputation professionnelle en révolutionnant (avec deux ou trois confrères, soyons juste) la construction hospitalière en France. Cet homme qui, par ailleurs, cela commençait à se savoir dans les milieux industriels français, s’était discrètement lancé, en 1925, au nord-ouest du Maroc, en cette région « Orientale » qui est l’une des plus désolées du « Protectorat », dans une
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prospection minière à laquelle bien peu semblait le prédisposer, et à quoi, durant une bonne dizaine d’années, il paraît bien avoir été le seul à croire. Cet homme enfin dont les cercles mondains de la capitale se murmuraient la situation ambiguë : ne vivait-il pas « en concubinage », comme on disait alors, et pis encore, divorcé de la mère de ses trois enfants, avec une des femmes les plus « lancées » du tout-Paris et du monde des arts plastiques, la toute récente et vite consolée veuve du grand collectionneur Paul Guillaume…
En 1963, à l’Association des lauréats où l’auteur de ces lignes faisait ses débuts, et où le souvenir de Jean Walter, mort six ans plus tôt, était encore très vif, il se disait volontiers que l’institution des Bourses devait quelque chose à la volonté du fondateur d’honorer la mémoire de ses frères Georges et Pierre, morts à la guerre de 1914-18. Et cette rumeur devait bien avoir pour origine une confidence du « patron » à l’un ou l’autre… Peu avant la fin de sa vie, cependant, Jean Walter a officiellement expliqué que la création des Bourses Zellidja avait été, en somme, une projection vers l’avenir de son propre passé : ayant eu « l’occasion » (une relative audace, à vrai dire, pour l’époque), de parcourir, à bicyclette, toute la France et une notable partie de l’Europe au tournant des XIXème et XXème siècles, et attribuant à ces aventures le crédit d’avoir fait de lui ce qu’il était devenu (et non à d’hypothétiques succès scolaires et/ou universitaires) il estimait devoir en faire profiter de jeunes Français afin que, fortifiés par leur aventure, ils en tirent avantage pour leur avenir - et, partant, que cela soit au bénéfice de leur pays. Quoi qu’il en soit, parier ainsi, l’été 1939, pour la jeunesse à l’heure où s’avance la guerre, voici qui représentait indubitablement un acte fort. Mais quelle signification profonde lui accordait Jean Walter ? On ne peut que le conjecturer, à la lueur du peu qu’il en dira plus tard. Était-ce là une affirmation de « pacifisme », façon Dr Coué, comme s’y livraient certains intellectuels de l’époque (disons, pour en donner un large éventail : Romain Rolland, Stefan Zweig, Jean Giono et… Jules Romains*). Une preuve « d’ouverture sur l’humain, à contre-courant en une période de graves tensions diplomatiques », comme le suggère Bleuenn Carré Chen (Z 96) ? Ce n’est pas là l’explication la plus probable de la part de cet Alsacien d’origine que les douleurs de la Grande guerre (il y a perdu deux frères entre 1914 et 1918) ont certainement rendu plus méfiant encore envers l’Allemagne – risquons le mot : envers « les Boches ». [En préparer quelques uns aux nouvelles configurations qui se profilent de par le monde.] 9
Plus sûrement, n’était-ce pas là une affirmation somme toute nationaliste, un refus viscéral de voir « le vieux pays » tout lâcher face à Hitler, comme on l’avait vu à Munich le 28 septembre 1938 ? Oui, on peut admettre cela. Hypothèse un peu plus subtile : considérant que cette guerre qui est en train d’advenir va nécessairement mettre fin à un certain ordre des choses en France (entendue au sens large, qui inclut, alors, l’Union française), et aussi en Europe et dans le monde, il importe d’anticiper. Et comment anticiper au mieux ? Eh ! bien en préparant sans attendre les êtres du moins quelques êtres, disons : le plus d’êtres qu’il est possible, et d’abord des jeunes gens, sur qui reposera en priorité la reconfiguration du pays après la tourmente qu’on sait être certaine si même on n’en devine mal la forme. Dans cette perspective les cinq garçons de Montbéliard, parce qu’ils auront trempé leur caractère à l’occasion de voyages peu ordinaires pour l’époque, seront inévitablement appelés à y jouer un rôle - comme le levain dans la pâte, comme une avant-garde...
Cette interprétation prend consistance lorsque l’on sait que, vers l’automne 1938, Jean Walter avait été voir le ministre de l’Instruction publique de l’époque, le radical socialiste Jean Zay - qui avait occupé le même poste dans les deux gouvernements « de Front populaire » dirigés par Léon Blum, et à ce titre avait notamment introduit la scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans - afin que les Services du 110, rue de Grenelle veuillent bien prêter la main à la distribution, dans les établissements secondaires de France, de 200 « bourses sportives ». Et sans aucun doute Jean Walter entendait-il par ce qualificatif qu’il s’agirait de faciliter non tant la pratique du sport (hormis bien sûr la bicyclette, seule activité physique un peu rude, qu’il eût lui-même jamais pratiquée !) que des voyages « sportifs », comme nous disons aujourd’hui, c'està-dire exigeants, capables de projeter ceux qui s’y lancent hors des sentiers battus.
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Et, redisons-le, sur les trois « lauréats » de 1939, un, Kuentzmann, est mort pour la France en 1944, un autre, Choffat, a fait une carrière d’instituteur puis d’inspecteur de l’Éducation nationale dans des coins reculées de l’Union française jusqu’à 1960 puis, jusqu’à sa retraite, au fin fond de la France d’Outremer, le dernier, enfin, Jacot, a été longuement pasteur à Tahiti… [Zellidja : une expérience dont la valeur pédagogique, n’a, depuis un demi-siècle et plus, échappé ni à l’Education nationale, ni à la Jeunesse et aux Sports, ni à quelques mécènes semi-publics ou privés…]
Quoi qu’il en soit, on s’attachera donc en priorité à une exploration - par-delà la pieuse imagerie tout naturellement forgée sur Jean Walter par ceux qui ont été embarqués dans les premiers « voyages Zellidja », disons de 1939 à 1956 - des multiples facettes d’un personnage hors du commun, et dont la charge de mystère demeure forte plus d’un demi-siècle après sa mort. Et, naturellement, seront ensuite décrites les trois-quatre étapes de l’aventure, née de cet homme, vécue par les quelque 8 500 jeunes gens qui, en deux phases très distinctes ont été, ces soixante-dix dernières années, le temps d’un ou deux voyage(s), « boursiers Zellidja ».
De cette aventure seront bien entendu rapportées les adaptations aux péripéties, à l’air du temps et ses nécessités. Mais l’auteur aura également à cœur de mettre en avant ses traits permanents, peu nombreux mais très forts - voyage solitaire d’un mois au moins avec peu de moyens ; et obligatoire compte-rendu écrit au retour - qui font d’elle une expérience dont la valeur pédagogique est peu surpassable. Valeur pédagogique qui n’a échappé ni en 1938-39, ni en 1945-46, ni en 20032004, à de successifs responsables de l’Éducation nationale, non plus qu’à telle forte personnalité de la Jeunesse et des Sports, ni davantage à des mécènes, toujours renouvelés, des secteurs semi-public ou privé - à commencer par JeanJacques Walter, l’un des propres petits-fils du fondateur, et son « groupe familial ».
Zellidja : une expérience, enfin, dont tous les bénéficiaires ou peu s’en faut louent les mérites par-delà le passage du temps, et que maints d’entre eux
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s’emploient, à une époque ou l’autre de leur vie, à faire connaître à leurs cadets, afin que ceux-ci en tirent bénéfice à leur tour.
*Futur président de la Fondation Nationale des Bourses Zellidja, de 1957 jusqu’à sa mort en 1972, Jules Romains, l’auteur des hilarants Copains, de Knock ou la triomphe de la médecine, de Monsieur le Trouhadec saisi par la débauche, et celui, infiniment plus grave, de l’immense fresque des Hommes de bonne volonté, avait été porté lors d’un congrès réuni en 1936 à Buenos Aires, à la tête du PEN Club international sur un programme pacifiste qu’il avait plus que d’autres vigoureusement exprimé.
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