9 minute read

C. Patrimonialisation de l’architecture industrielle

La notion de patrimoine a été établie depuis la révolution française de 1789 comme : « des biens appartenant à la collectivité du fait du lien privilégié qu’il constitue entre passé, présent, avenir. ». Le projet de modification de la loi du 31 décembre 1913 20 est mené par André Malraux en faveur de la préservation et de la mise en valeur du patrimoine. Pour protéger efficacement un élément du patrimoine la loi Malraux (1962) requiert une étude pour définir ce qui peut éventuellement être préservé :

- Inventaire et inscription du patrimoine (ce qui est répertorié n’est pas forcément classé)

Advertisement

-La concrétisation de la protection (classement ou inscription), avec des auteurs et des acteurs.

Le système traditionnel de protection du patrimoine est dynamisé par l’intervention d’une pluralité d’acteurs au cours du processus :

Intervenants publics prédominance :

- L’Etat

- Les collectivités territoriales

Intervenants privés nécessaires :

- Le secteur associatif : présente plus de six mille associations dont plus d’une centaine pour le patrimoine industriel. Son intervention peut être à l’échelle internationale (T.I.C.C.H.I.21), nationale

- Le secteur privé : propriétaires privés ou des sociétés commerciales; ils représentent plus de 50% du patrimoine à eux seuls et la quasi-totalité du patrimoine industriel. De ce fait, un effort d’association doit être engagé avec eux par les autres acteurs du patrimoine.

Les Trentes Glorieuses (19451975) correspondent en France à une période de forte croissance et de modernisation accélérée. A partir des années 1970 en revanche, la France fait face à un phénomène de désindustrialisation, entraînant la modification de son tissu industriel et l’émergence d’espaces désaffectés qui vont marquer progressivement le paysage. Ces lieux abandonnés désignés comme des espaces bâtis ou non, désertés par l’industrie depuis plus d’un an, et souvent dégradés par leur usage antérieur ou par leur abandon prolongé prennent le nom de friches industrielles.24

À l’origine, loin d’être perçus comme les précieux témoins d’une culture industrielle, les friches industrielles sont les révélateurs d’une rupture économique, voire d’un traumatisme social et véhiculent une image négative. La France ne voit pas l’intérêt de créer une politique spécifique pour le

20 Le 13 décembre 1913 le Sénat vote la loi qui constitue le socle fondamental de protection des monuments historiques en France. Elle continuera d’être au coeur des débats en France et sera modifée au fur et à mesure.

21the International Committee for the Conservation of the Industrial Heritage. En français : Comité international pour la conservation du patrimoine industriel

22 Comité d’information et de liaison pour l’archéologie, l’étude et la mise en valeur du patrimoine industriel .

23 Association pour la Sauvegarde et la Promotion du Patrimoine Industriel en Vaucluse traitement de ces espaces. Ils sont démolis, rasés puis les industries délocalisées vers les périphéries des villes. Sans statut vraiment défini ces lieux sont voués à disparaitre. Pourtant lorsque l’Etat prend la décision de les déconstruire, des réactions inattendues vont surgir et vont changer les mentalités vis à vis de la valeur de ces friches. En effet, la destruction de bâtiments industriels s’exécute peu à peu mais lorsqu’arrive le cas des Halles de Baltard en 1971, la société civile s’interpose. Considérées comme “le ventre de Paris” la démolition des Halles est un élément déclencheur de nouveaux débats. Alors que jusque-là, le traitement des espaces désaffectés ne faisait pas l’objet d’une politique spécifique, la manifestation de l’opinion publique sera un élément déclencheur de nouveaux débats.

24Une friche industrielle est un terrain laissé à l’abandon à la suite de l’arrêt de l’activité industrielle qui s’y exerçait.

Pourquoi la destruction des Halles de Baltard a provoqué cette réaction ? Comment expliquer cet attrait pour l’industrie passée ?

Il s’avérera que l’attachement au passé industriel du pays est pour les citoyens français important car il constitue une identité nationale, et la présence d’architecture industrielle participe à véhiculer l’Histoire de cette identité. L’architecture industrielle est une preuve et un support plus qu’authentique pour raconter l’Histoire industrielle du pays dans laquelle elle a été construite. Le bâtiment industriel sous-entend une richesse d’ordre historique de façon générale mais aussi d’ordre intellectuel, culturel ou matériel.

Le côté intellectuel et culturel de cette richesse recouvre :

- un savoir-faire : forger le fer, souffler le verre,...les techniques dans l’art de réaliser ces opérations et la technologie des produits fabriqués

- les souvenirs : les témoignages, ceux de l’ouvrier (vision fractionnée) ou ceux de l’ingénieur (vision plus large de l’organisation du travail) doivent être enregistrés, avant qu’il ne soit trop tard, pour comprendre la vie à l’usine

- l’imaginaire : il s’agit de rechercher l’image que l’usine a donné d’elle, de voir comment elle a marqué l’esprit des citoyens (exemple : les bêtises de Cambrai ).

Le côté matériel recouvre essentiellement :

- les bâtiments qui sont les éléments visibles qui poussent les personnes à s’interroger sur leur avenir,

- les machines et l’outillage qui représentent une logique technique au sein de l’usine sans lesquels elle n’aurait pas beaucoup de sens,

- les collections de modèles, de prototypes et de produits finis qui permettent de retracer l’évolution d’une entreprise,

- les documents commerciaux et les archives qui retracent le pan de communication de l’usine.

Le caractère complexe de ces bâtiments les différencient des autres patrimoines architecturaux tels que les châteaux, cathédrales, églises, et autres édifices religieux. C’est pourquoi ils ne peuvent pas être une sous-catégorie dans la loi relative au patrimoine, mais une nouvelle catégorie, nouvelle branche de cette loi.

Pour toutes ces raisons, y compris pour l’héritage que l’architecture industrielle représente, la catégorie “industrie” est associée à la notion de patrimoine de façon très légitime. Avant cela il n’a jamais été question d’associer le terme patrimoine à industriel car cette dernière renvoie à une image beaucoup moins idyllique que la première : l’époque en France du travail, de la production, la misère, l’exploitation et la pollution.

Les friches industrielles représentant désormais un patrimoine spécifique. On peut se demander si les mesures de protection de la loi Malraux (1962) sont adaptées aux caractéristiques et enjeux de ce type d’architecture patrimoniale ? Une réflexion sur un nouveau type de protection est alors portée après l’introduction de cette nouvelle notion qu’est l’industrie.

Parmi les mesures en cours de traitement pour faire évoluer la loi Malraux il y a celle du patrimoine mobilier, c’est à dire prenant en compte les appareillages métalliques associés aux bâtiments outils. Une extension est alors réalisée, celle du régime des travaux sur monuments classés à celui des inscrits, création d’une commission départementale du patrimoine qui aurait fonction d’instance d’appel au niveau départemental concernant les avis des architectes des Bâtiments de France.

C’est en 1983 sous l’impulsion d’André Chastel, président de la commission nationale de l’Inventaire, qu’est créée une cellule spécialisée consacrée au «patrimoine industriel » au sein de la sous-direction de l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France. Cette nouvelle cellule permet la mise en place d’une équipe de recensement des patrimoines industriels avec une méthode particulière pour réaliser un inventaire, une sélection au peigne fin pour identifier les édifices en vue de leur future sauvegarde.

Cette nouvelle loi a permis deux choses :

- Réaliser sérieusement et profondément le travail de sauvegarde. Dès le milieu des années 1980, le nombre de bâtiments industriels inscrits et classés a augmenté même si le bilan n’est pas aussi fructueux et a connu des périodes plus difficiles que d’autres. En 2010, en France, sur 43 720 édifices protégés, 830 relèvent du patrimoine industriel (soit 1,9 %). Les ⅔ sont des moulins et manufactures, il y a très peu d’usines, quelques sites émanent de l’industrie des XIX et XXème siècle et principalement dans le secteur du textile. A partir de 2012, faute de disponibilités budgétaires financières de l’Etat, le nombre de protections ralentit, et ce, particulièrement dans le secteur du patrimoine industriel.

- Remettre en question des limites du patrimoine pour finalement élargir son périmètre. Le critère de protection n’est plus seulement esthétique (comme c’était le cas pour les châteaux, cathédrales, églises, édifices publics ou privés datant du XVe, XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles pour la plupart) mais recouvre également tout ce qui, venant du passé, permet de comprendre le présent.

On retrouve alors la notion de patrimoine au pluriel, qui regroupe: le patrimoine urbain ou rural, le patrimoine photographique, le patrimoine des parcs et des jardins, patrimoine industriel et d’autres encore.

A la suite de cette prise de conscience, la vision de l’avenir du patrimoine architectural industriel a elle aussi changé, ouvrant les réflexions sur des modes différents de conservation, autre que la conservation passive : conserver pour conserver. Certains ont commencé à imaginer une reconversion et réhabilitation des bâtiments industriels.

« Protéger est une chose. Animer, faire vivre, supporter les charges d’entretien et de fonctionnement en est une autre ». 25

En effet une remise en question de la garantie de pérennité des bâtiments se fait après leurs inscription et conservation pour cause de dégradation avec le temps, car les lieux sont non réinvestis et non entretenus, parmi eux citons :

- La filature Godet à Elbeuf, inscrite au titre des monuments historiques en 1994, est détruite en 1999 suite à un arrêté de péril

- Le silo à céréales de Strasbourg, inscrit en 1995, est démoli en 1996,

- L’usine Renault de l’île Seguin (site non protégé mais fortement symbolique) est rasée en 2005

- La grande halle de la manufactured’allumettes de Trélazé en 2010, pourtant labellisée « Patrimoine du XXe siècle » par le ministère de la Culture.

Plus récemment, la conservation de la halle en béton de la gare d’Austerlitz construite par Eugène Freyssinet à la fin des années 1920 a fait polémique malgré l’inscription de l’édifice au titre des monuments historiques en 2012.

Rappelons que la destruction des friches visait à une époque à s’affranchir des risques induits. L’accroissement des friches s’accompagnait d’une augmentation des dangers liés aux problèmes économiques, sociaux et spatiaux. La prise de position de Loiseau ainsi que la loi d’André Chastel visent à adresser chacun de ces points en misant sur les modes de conservation :

- Économique : les espaces libérés par les anciennes industries sont des potentiels lieux pour de nouvelles entreprises créatrices d’emplois.

- Spatial (et économique) : la pression immobilière et foncière. Les fermetures d’usines se multiplient ainsi que le stock croissant de friches, menaçant le stock d’espaces sur le marché, conduisant à de futures problématiques foncières. Les causes sont multifactorielles : indifférence des propriétaires, désintérêt des décideurs, méconnaissance architecturale et perception de la préservation du patrimoine comme une démarche passéiste et antimoderne. Le problème de financement des coûts d’entretien et de restauration ne peuvent être assurés en l’absence d’un véritable projet de reconversion.

- Social : l’augmentation de lieux abandonnés sur un territoire n’est jamais une bonne nouvelle car ces espaces sans statuts ne sont plus fréquentés, surveillés, contrôlés, et, ils finissent par devenir des espaces dangereux pour les habitants des villes alentours.

Face aux répercussions que les friches pouvaient engendrer l’Etat ne voyait pas d’autre solution que leur éradication. C’est suite à une prise de conscience de la gravité du 24

Propos du préfet Loiseau en 1995 extrait du rapport «Une politique pour le patrimoine industriel » problème (loi André Chatel 1983) que l’Etat prit la décision d’officialiser le phénomène de désindustrialisation et d’induir la question de l’avenir des friches industrielles au cœur de la politique d’aménagement du territoire.

Enfin depuis sa création en 1962, la DATAR a pour rôle de créer des scénarios d’évolution possible de la France et de ses territoires et ainsi populariser la démarche de la géographie prospective. Elle a largement inspiré les politiques de rééquilibrage dans les métropoles, de régionalisation puis de décentralisation des années 1960-1990, tout en restant jacobine dans la verticalité de son fonctionnement et son approche des échelles nationale et infranationale. En 1985 elle dresse un état des lieux alarmant sur « les grandes friches industrielles » dans un rapport appelé Lacaze, et propose notamment des modes d’intervention différenciés tenant compte de la diversité et de la potentialité des sites :

- Les friches non réutilisables ou « hors marché » : à cause de leur délocalisation/décentralisation, ou de leurs spécificités techniques (comme celles générées par les industries lourdes) certaines friches ne présentent plus d’intérêt à être réinvesties en nouvelles entreprises, ou ne permettent pas la création de valeur dans le cadre d’une déqualification. Dans cette situation c’est le traitement paysager qui sera choisi comme stratégie d’intervention.

- Les friches réutilisables : au contraire, les friches situées en milieu urbain ont une meilleure garantie de déqualification et réintégration dans le tissu, à condition que les collectivités saisissent l’intérêt d’une telle opération et acceptent une révision des docu- ments d’urbanisme. C’est le cas de la reconversion multifonctionnelle réalisée pour la filature Le Blan à Lille et sur l’usine Blin et Blin à Elbeuf, associant dans un même programme habitat, équipements et espaces verts.

Ces deux cas répondent aux mêmes prérequis : les valeurs urbanisantes de l’industrie et de son patrimoine bâti.

Dans l’ouvrage “Un bâtiment, combien de vies” Dominique Lyon questionne la valeur de la transformation en France ces dernières années. La France fait partie des pays qui construisent peu, où l’idée du patrimoine est maintenant chérie, et l’effort de préservation est constant. Alors aujourd’hui que peut-on reprocher à la transformation de l’existant ?

Ici se trouve le cœur du sujet. Conserver est un choix, transformer en est un autre et il est pertinent si cette opération produit de la valeur. La valeur produite peut être attribuée au bâtiment concerné pour des raisons historiques, artistiques, symboliques ou, plus rarement, économiques. Aujourd’hui beaucoup de contenant sont remplis de programme pour servir les institutions, la culture, l’événementiel et l’éducation. L’effort financier et l’investissement symbolique liés à ces programmations profitent d’abord à la ville « historique » et contribuent à distinguer le centre de la périphérie. Qu’en est-il alors du gain généré par cette transformation ? En dehors de la protection, c’est aussi la question de l’avenir de ce patrimoine qui se pose : quelles sont les possibilités de valorisation

26 Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale

27Rapport Lacaze du nom de son directeur de rédaction Jean Paul Lacaze, publié en 1986 portant su rla devenir des friches du bâtiment de silo et quelle place peut-il occuper dans le paysage urbain du XXIème siècle ?

This article is from: