le jazz en papier recyclĂŠ trimestriel
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un mot sur faribole. Pierre-Alexandre Moreau directeur de la publication pa.moreau@berme-wangler.com
tant de choses que nous savons, ne le sachant pas. Reiner Schürmann
Faribole est devenue mûre. L’ambition que nous avions pu nous fixer au début est là : montrer que nous pouvions produire du contenu culturel de qualité, sans sacrifier à l’exigence, sans aucune concession sur la rédaction, tout en faisant confiance à la curiosité de nos lecteurs et à leur capacité à dépasser les débats de surface. Notre but est d'irriguer la vie de la cité par la connaissance, le savoir et le fait culturel. Il est primordial, aujourd’hui, de créer une dynamique intellectuelle riche, vive et connectée à son temps et à son espace. Dans un monde d'immédiateté de l’information comme le nôtre, nous avons besoin de contenus ancrés dans un temps long : le temps de la recherche, de l’analyse et de la réflexion. À la rédaction de Faribole, nous avons fait ce pari : le pari d'un média qui ose l'exigence, la qualité et la culture dans une même revue. Contre le journalisme actuel, nous nous en remettons à des lecteurs qui savent déjà ce qu’est la culture, et les débats qui animent sa société. Nous voulons simplement l’amener à poser les bonnes questions.
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Waterbearer, 1986 [Porteuse d’eau], Épreuve gélatino-argentique, lettres en vinyle. 149,9 x 203,2 x 5,7 cm l’ensemble Courtesy l’artiste, Salon 94, New York, et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles © Lorna Simpson
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échecs modernes. Emmanuel Quinchez
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e jeu d’échecs, tout de blanc et de noir, fait l’objet d’une fascination moderne dont témoigne la littérature du début du 20ème siècle, à travers notamment deux œuvres de premier ordre : La Défense Loujine de Vladimir Nabokov (1930) et Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig (1943), publiées à moins de quinze années d’intervalle l’une de l’autre. Or, pourquoi à l’heure où le monde occidental vit les plus grandes contradictions de son histoire, concrétisées par les deux guerres mondiales et par la Grande Dépression, les échecs constituent-ils pour ces écrivains un sujet méritant qu’on lui consacre un ouvrage entier ? À leur lecture, la réponse tonne avec la force de l’évidence : le jeu d’échec est une puissante métaphore de la modernité, non pas simplement de l’époque contemporaine des deux auteurs en soi, mais de cette époque en tant qu’elle est moderne, radicalement moderne. En effet, au contraire de ce à quoi l’on pourrait s’attendre, il n’est pas question dans ces œuvres – ou du moins ce n’est pas le cœur du sujet – d’un combat entre deux adversaires, l’un jouant les blancs et l’autre les noirs, mais de celui d’un seul esprit jouant contre lui-même, et les blancs et les noirs, de plus en plus intensément, et jusqu’à la folie : il y a là, dans cette schizophrénie destructrice dont sont victime les deux personnages principaux, Loujine et M. B…, quelque tension profondément moderne.
talgie qu’ils expriment dans leurs écrits dans un parallélisme d’ailleurs étonnant : Machenka (1926), premier roman de Nabokov, est l’histoire d’un exilé russe retrouvant son passé à travers une femme qu’il a autrefois aimé ; Le Voyage dans le passé (1929) de Zweig, étrangement prophétique, est celle d’un amour rendu impossible par l’exil en Amérique du Sud de l’amant qui, après son retour en Autriche quelques décennies plus tard, réalise avec regret que ses sentiments ont disparu. Cependant, cette nostalgie du monde d’hier, que l’on retrouve au-delà dans toute l’œuvre de Zweig, est d’autant plus violente qu’elle s’associe chez lui à une profonde inquiétude quant au monde nouveau, qu’il voit émerger comme une antithèse de la civilisation, voire comme un retour à la barbarie, vision certainement partagée par Nabokov, libéral convaincu, pourfendeur du communisme, dont le père, un démocrate appelé au gouvernement Kerenski en mars 1917, est tué par des extrémistes russes en 1922. Après leur départ, Nabokov et Zweig mettront chacun une dizaine d’années à écrire sur les échecs, objet littéraire qu’ils lient chacun aux conditions de l’exil : Loujine est un immigré russe en Allemagne, comme alors Nabokov ; M. B… suit le même chemin que Zweig en quittant l’Europe pour l’Amérique du Sud. Que les échecs surgissent dans ce contexte n’est pas anodin : appliqués à un sujet unique, ils expriment cette scission moderne du moi.
Les deux écrivains ont eux-mêmes directement vécu cette tension moderne, en étant arrachés à leur terre natale et à leur langue : le premier fuit Saint-Pétersbourg pour Berlin en 1919, suite à la Révolution russe ; le second quitte l’Autriche pour Londres en 1934, après l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne, puis l’Angleterre pour le Brésil en 1936. L’un et l’autre souffrent une nos-
Plus profondément, la scission du moi que l’on retrouve et dans le roman de Nabokov et dans la nouvelle de Zweig n’est pas seulement à prendre comme l’expression d’une perte renvoyant à l’exil des deux auteurs : ces héros tiraillés entre un moi blanc et un moi noir, bien au-delà la question de l’arrachement à l’origine, ils les érigent en métaphores d’une modernité contradictoire en soi dont
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ils sont eux-mêmes les victimes dans leurs propres vies. Il est vrai que les échecs n’apparaissent pas de la même manière dans les deux œuvres. Dans le roman de Nabokov, Loujine lutte contre sa passion pour les échecs dans ce qui ressemble à une partie d’échecs contre lui-même qui peu à peu se confond avec la vie réelle jusqu’à ne plus pouvoir en être distingué, combat entre réel et illusion. Dans la nouvelle de Zweig, le dédoublement intervient à deux niveaux : une première fois dans le passé du récit, dans les souvenirs de M. B… qui, longtemps retenu prisonnier par la Gestapo, trouve dans les échecs une issue à l’extrême solitude de sa captivité en rejouant les parties d’un livre volé à un officier nazi puis, le livre achevé, en jouant contre lui-même ; une seconde fois dans le présent du récit, dans la partie entre M. B… et Czentovic, qui ne nous est certes pas directement présentée comme un dédoublement puisqu’il y a bien deux joueurs qui s’affrontent, mais qui renvoie au propre dédoublement du lecteur de l’époque, représenté dans la nouvelle par les passagers du navire, spectateurs de la partie, entre un personnage incarnant le monde d’hier qui fuit l’Europe pour l’Argentine et un personnage incarnant le monde nouveau qui part à la conquête de trophées partout sur la planète, entre l’humilité d’un homme flirtant avec la folie, par lequel les spectateurs sont touchés, et l’arrogance d’un homme in-
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conscient, qu’ils envient. Mais la folie autodestructrice est toujours l’aboutissement final des échecs, que l’on joue seul
ou à deux : M. B… devient fou qu’il joue seul contre lui-même ou à deux contre lui-même pourrait-on dire. Et c’est précisément parce qu’elle parvient à reproduire ce dualisme chez le lecteur lui-même que la nouvelle de Zweig est, plus que le roman
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de Nabokov, éminemment moderne ; c’est ce qui fait sa force. Qu’importe les situations, dans ces deux œuvres, les échecs renvoient toujours à cette tension grandissante entre deux extrêmes que l’esprit d’un joueur – un personnage ou bien le lecteur – cherche à concilier au prix d’efforts presque insoutenables qui conduisent à la folie où, lorsqu’il n’est pas possible d’aller plus loin, à l’abandon, c’est-à-dire à la mort. N’est-il pas significatif que le prénom de Loujine, son identité intime, ne soit donné pour la première fois au lecteur que dans les toutes dernières lignes du roman, précisément à l’instant de sa mort, comme si son être ne se réalisait qu’avec son suicide ? M. B…, pendant sa détention, ne sombre t-il pas dans les échecs pour garder la force et le courage de mentir aux enquêteurs nazis, pour préserver ce qu’il lui reste de secret et d’intime face à la machine totalitaire, pour rester lui-même ? Zweig, dont la vie tout entière incarne cette tension entre M. B… et Czentovic exprimée dans l’attitude des passagers, entre un monde qui s’efface et un monde qui nait, formidables, pour lesquels il éprouve des sentiments partagés, ne s’est-il pas lui-même « retiré de la partie » en 1942, découragé par la victoire des totalitarismes, après avoir achevé Le Joueur d’échecs et Le Monde d’hier ? Ce jeu de l’esprit qui, comme le remarque justement Zweig, est « le seul entre tous
les jeux inventés par les hommes, qui échappe souverainement à la tyrannie du hasard »1, n’incarne t-il pas l’impossible défi d’une époque ? Lucide, Zweig fait dire à M. B… :
« […] il lui était de plus en plus difficile de se dégager du monde des échecs, si bien que, même en plein jour, il ressentait un pénible dédoublement. »3
« mon atroce situation m’obligeait à tenter ce dédoublement de mon esprit entre un moi blanc et un moi noir, si je ne voulais pas être écrasé par le néant horrible qui me cernait de toutes parts. »2
Même en plein jour ! Tout phénomène moderne est à la fois blanc et noir, et c’est pourquoi il n’est pas surprenant de lire, sous la plume du dernier grand moderne, à l’extrême fin du Monde d’hier, que « toute ombre, en dernier lieu, est […] aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu »4. La modernité est un jeu d’échecs que Zweig a littéralement vécu jusqu’au bout mais au moins dans ce faisceau d’ombre et de lumière certains hommes voyaient-ils quelque chose que nous avons perdu en perdant la modernité : l’horizon utopique de la victoire finale et vers lui le chemin qu’il faut suivre. Devons nous le regretter ? Là est une question qui mériterait qu’on y réponde sérieusement.
Le néant, voilà peut-être en effet l’origine de la modernité, qui sans cesse la menace et l’entraine plus en avant sur le chemin de sa propre faillite : la découverte du néant avec la mort de dieu, angoissante libération originelle, engage l’homme dans une modernité consistant à rétablir du sens pour le résoudre, ce qui se traduit par un mouvement de projection dans l’avenir qui, en amplifiant le sentiment du néant, provoque un mouvement contraire de retour au présent appelant lui-même la radicalisation du premier, etc. L’homme moderne joue contre lui-même une partie de plus en plus brutale ne pouvant qu’aboutir à une fin tragique, dont la violence – mais c’est là un tout autre sujet – agit alors comme le pharmakon de la modernité : son mal et son remède. Les échecs, une fois de plus, incarnent parfaitement le phénomène moderne, d’abord parce qu’ils renvoient à un affrontement contre soi, mais surtout parce qu’ils mettent en scène cette dialectique à travers le combat des blancs et des noirs, dont jamais les uns ne gagnent sur les autres chez Nabokov ni chez Zweig : le blanc et le noir ne sont pas des couleurs ; le blanc est lumière, le noir absence de lumière et, par définition, ils n’existent l’un sans l’autre car, en effet, la lumière fait l’ombre et l’ombre implique la lumière. Les Lumières sont peut-être le moment historique d’une prise de conscience, elles comportent évidemment leur part d’ombre, dualisme que l’on retrouve tout au long de l’histoire moderne, de l’œuvre de Rousseau à celle de Freud en passant par celle de Baudelaire et de beaucoup d’autres encore. Loujine vit ce paradoxe avec l’intensité de la première moitié du 20ème siècle :
1Stefan ZWEIG, Le Joueur d’échecs, Paris : Delachaux et Nieslé, 1991 (1ère édition : 1943), p. 24-25 2 Stefan ZWEIG, Le Joueur d’échecs, p. 69
3 Vladimir NABOKOV, La Défense Loujine, Paris : Gallimard, 1974 (1ère édition : 1930), p. 140 4 Stefan ZWEIG, Le Monde d’hier, Paris : Belfond, 1993 (1ère édition : 1944), p. 506
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theoria Theoria est une revue hebdomadaire en ligne qui traite de thématiques culturelles comme les Arts, l’Histoire, la Philosophie ou les Lettres. Cette revue se démarque par son ton, sa qualité et son acuité, qui font de ce périodique une référence pour les matières qu’elle aborde. Sa qualité et son engagement aux côtés d’une culture ouverte et soucieuse d’elle-même forment aujourd’hui sa seule ligne de conduite.
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hez Tarkovski, le souci du collectif semble évincé au profit l’individu qui du même coup se voit assigner une responsabilité taillée dans la robe de l’univers. Il n’est plus question d’histoire mais de mémoire : le sujet est un prisme qui se doit d’affronter ses désirs propres afin de pouvoir enfin se fondre dans l’univers et assumer la part qui lui incombe de ce destin universel.
sillonner la Zone3. Ne pas chercher à fuir mais entrer toujours plus profondément, et s’élever. Non plus dominer le monde, mais être dans le monde, y instruire de nouveaux rapports. La faiblesse de ses héros dissimule une force vigoureuse et intérieure, une force toute spirituelle. Au-delà de la foi, il y a la responsabilité. Responsable pour tous et pour le monde entier. Responsables de réveiller la foi engloutie sous un siècle matérialiste.
« Au regard de l’expérience spirituelle de l’homme, ce qui a pu arriver à un seul hier soir a le même degré de signification que ce qui a pu arriver à l’humanité il y a un millénaire.1 »
« En un mot, ce qui m’intéresse est cette énergie de l’homme qui s’élève contre la routine matérialiste.4 »
Andreï Arsenievitch Tarkovski (1932 – 1986), fils du poète Arseni du même nom, étudie la musique et la géologie et ce, avant que d’embrasser la profession de cinéaste, peut-être l’un des plus grands de notre temps. Son œuvre, teintée de mysticisme est une véritable profession de foi. Foi en l’homme mais aussi et surtout, en l’univers, avec lequel il s’agit d’entrer en relation. Aux savants incrédules l’on oppose les passeurs misérables, les hommes de foi. Non plus vouloir savoir, mais désirer connaître2. Non plus échapper à sa condition, mais l’habiter, 1 Andrei Tarkovski, Le Temps scellé, Cahiers du cinéma, 2004. 2 Stage annuel de Jean Douchet à l’Institut Lumière, mars 2012.
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Tous cherchent la Chambre des désirs, mais pas toujours pour les bonnes raisons. La Chambre des désirs en réalité n’existe pas, mais incarne cet instant d’éternité où l’homme affronte tous ses désirs quels qu’ils soient, et surtout ceux qu’il ne désire pas connaître. Il est dès lors possible d’être dans le monde et pour le monde dans un rapport purement authentique à ce dernier. 3 Référence à Stalker. Film de science fiction dans lequel deux incrédules, un écrivain et un savant, sont introduits par le Stalker, le passeur, dans la Zone, zone interdite, espace de liberté préservé au cœur de laquelle se trouve la Chambre des désirs, lieu où les personnages sont dits pouvoir découvrir et affronter leurs désirs profonds. L’un veut la détruire, devançant en cela l’afflux des innombrables hommes en quête de vérité et de liberté, ce dont le stalker la défendra, l’autre se suicidera, en proie à la peur de découvrir des désirs enfouis qu’il n’ose affronter. 4 Le Temps scellé.
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Quête d’authenticité qu’incarne en dernière instance Tarkovski, avec seulement sept longs-métrages, un moyen et un court en trente ans de carrière, ce dernier refuse de se plier aux désirs du Parti, toujours son œuvre demeure fidèle à une expérience personnelle, souvent douloureuse, dont il fait cependant un prisme capable de diffuser une lumière universelle. « Le nœud d’un film est qu’un artiste ne peut exprimer l’idéal moral de son temps s’il ne touche à ses plaies les plus sanglantes, si il ne les vit et ne les endure en lui-même.5 » Tarkovski nous livre tout au long de sa carrière des tranches de vie, de sa vie propre, de ses souffrances, de ses doutes, de l’espoir qui rampe et rejaillit. En quête d’un langage véritablement cinématographique, il se distingue de par son intransigeance et sa virtuosité. Il ne s’agit plus d’images mais de strates géologiques, de strates de temps qu’il s’agit de composer à même la pellicule. Nourri de nombreuses références, à la peinture – Léonard de Vinci et Rembrandt notamment – , à la musique – Wagner et Bach -, mais aussi à la littérature – Tolstoï, Dostoïevski et Proust -, et surtout, à la poésie – avec notamment de nombreuses occurrences de l’œuvre de son père, poésie à laquelle il aime à comparer et confronter le cinéma auquel il tente d’inventer un langage propre -, il ne s’agit jamais cependant de justifier ou de fonder les différents plans, souvent peu nombreux6 et en flux tendu, mais bien de former un composé de senti et de sentir afin d’atteindre le spectateur immédiatement, dans sa sensibilité, références donc, qui ne seront jamais chargées de soutenir la narration où l’image, mais bel et bien de la nourrir, de préciser la direction de la sensation. En termes de narration enfin, les chocs de plans eisensteiniens sont prolongés et transformés chez Tarkovski, en une continuité entrecoupée. Son cinéma se
caractérise en effet par des discontinuités de narration intégrées à un tout, un plan d’hétérogénéité destiné à nous faire sentir le temps. L’on assiste d’ailleurs à ce que l’on pourrait qualifier d’une naturalisation de la culture, l’on est plus dans l’histoire, mais l’on y participe, l’on prend part au destin du monde. Les strates de temps coexistent. Or, pour Laurent Olivier : “le processus qui dissout le temps conventionnel de l’histoire est celui de la mémoire”, les tranches de vie tarkovskiennes ne seront donc nullement affiliables à des “témoins du passé”, mais devront bien au contraire être considérés comme des «symptômes de l’existence d’une mémoire active du passé”7. La mémoire active du passé semble donc permettre d’interroger nos désirs et de nous réconcilier avec le tout de l’univers. Ainsi les strates de temps s’incarnent-elles chez Tarkovski dans une matière vive, élémentaire et changeante. L’eau, la terre, l’air et le feu se voient dès lors octroyer un corps cinématographique, et Tarkovski semble rejoindre Bachelard quant à l’idée d’une « imagination de la matière.8 » La terre humide de l’âme russe, et l’eau des rêves, rêves incarnés dont Bergman souligne la virtuosité de l’évidence qui rampe sous la surface tranquille et miroitante, parfois et cependant stagnante. Incarné dans ses matières, le discontinu devient un élément dramatique en soi. Contre les «adeptes du montage», ce qui compte avant tout, c’est d’instaurer un rythme9.
le processus qui dissout le temps conventionnel de l’histoire est celui de la mémoire
5 Ibid. 6 Stalker est par exemple composé de seulement 142 plans et dure près de 3 heures.
Tarkovski ouvre donc dans ces films un espace purement temporel, pourvu de strates qu’il cartographie en instaurant de nombreuses ruptures narratives. Ainsi le drame personnel devient-il drame universel. Un drame à plusieurs niveaux que la sensation traverse à la manière d’une onde 7 Laurent Olivier, Le sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie, “La Couleur des Idées”, Seuil, Paris, 2008, pp.99 et 277, voir en ce sens l’analyse de Dimitri Kourchine dans son article «Andrei Arsenievitch Tarkovski, cinéaste de la mémoire» sur le site www.iletaitunefoislecinema.com. 8 Le Temps scellé. 9 Ibid.
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intensive, par-delà le besoin humain trop humain de rationalité. Ainsi les fous et les enfants ont-ils une place de première classe dans les déchirures du voile et leur solitude face au monde des adultes se déploie-t-elle en une force intérieure, une foi à toute épreuve, qui toujours subsiste et trouve sa voie malgré les railleries et quolibets. Ils apparaissent comme des sortes de prophètes. Ainsi Domenico, dans Nostalghia s’immole-t-il par le feu après avoir transmis sa mission de sauveur de l’humanité au poète Gortchakov, ainsi la petite fille du Stalker qui clôt le film éponyme trouvet-elle la force de déplacer des objets par la seule force de sa pensée. Recomposition des rapports de force dont la possibilité épargne l’espoir. De la même façon, « l’artiste tend à perturber la stabilité d‘une société au nom d’un idéal. La société aspire à la stabilité, l’artiste à l’infini. L’artiste est concerné par la vérité absolue. C’est pourquoi il regarde en avant et voit certaines choses avant les autres.10 ». Le cinéma est, à l’image de ces prophètes, considéré dans sa capacité à « imprimer la réalité du temps sur une pellicule Celluloïd [...] Le temps fixé dans ses formes et ses manifestations factuelles : telle est l’idée de base du cinéma en tant qu’art, qui laisse entrevoir un potentiel inexploité, un avenir impressionnant. Tel est aussi le fondement sur lequel j’échafaude mes hypothèses de travail.11 » Tarkovski a le courage de la vérité, et à l’image du Laocoon qui traverse le temps, ses tranches de vie nous élèvent à l’universel. Contre ceux dont « l’organe de la foi est atrophiée faute de besoin12 », il s’agit donc de s’interroger et de retrouver la foi comme ce cinéaste incroyable capable de refaire un film gâché après un an de travail intensif pour rien du tout13. En dernière instance et selon Tarkovski, embrasser une carrière de cinéaste n’est pas un acte anodin, car à l’image de ses personnages : « Celui qui décide de devenir un réalisateur est quelqu’un qui décide de risquer sa vie et qui est prêt à être tenu pour responsable. » Ainsi le discontinu devient-il un élément dramatique en soi, ce qui n’empêche pas la construction d’apparaître sur le mode d’une nécessité parfaite, et si l’on a pu lui reprocher son formalisme esthétique très poussé, ce qui compte avant tout, c’est l’existence d’une nécessité à l’œuvre, une nécessité qui œuvre à la limite. 10 Ibid. 11 Ibid. 12 Réplique du Stalker. 13 A la suite d’erreurs dans le développement de la pellicule, de nombreux plans tournés en extérieur pour le film Stalker furent perdus pour la postérité et un an de travail gâché. Tarkovski, malgré son désespoir, trouva le courage de repartir à zéro avec un budget réduit de moitié.
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Reiner Schürmann, Le Principe d’anarchie : Heidegger et la question de l’agir, Bienne-Paris : Diaphanes, 2013, 448 p.
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le top 10 des jeux vidéos totalitaires. Nicolas Bristot
Ça y est, vous venez de voir pour la quinzième fois The Dictator de Sacha Baron Cohen. Décidément, vous avez beau nager dans une véritable soupe éthique en pensant aux conséquences attenantes, mais vous ne pouvez vous empêcher de vous projeter dans la peau d'un tyran aux aspirations totalitaires, possédant droit de vie ou de mort sur sa population, développant secrètement l'arme nucléaire et louant son image à coups réitérés de propagande. Sauf que voilà, vous n'avez pas forcément un État à portée de main pour exercer vos pleins pouvoirs. Aucun problème, Faribole accourt à votre rescousse et vous propose un classement des dix jeux-vidéo qui, de par leurs règles intrinsèques et leur champ de possibilité, vous permettront d'exercer ce totalitarisme que vous chérissez tant. Si le totalitarisme, dans sa définition la plus stricte, repose sur une domination étatique totale, tant au niveau des actes que de la pensée, nous nous permettrons ici d'élargir parfois quelque peu son prisme hors du cadre de l'État, tant que le contrôle total s'y retrouve (tant dans une sphère relationnelle que dans des sortes d'États de non-droit), même si la référence majeure reste celle du contrôle sur la population. Afin d'assurer un classement équitable, trois indices seront pris en compte dans la notation :
L'indice « idéologie », reposant sur l'originalité du totalitarisme proposé.
L’indice « Puissance nucléaire », reposant sur les moyens mis à votre disposition pour assurer votre prépondérance..
L’indice « Pile de cadavres », reposant sur les conséquences et résultats directs de l’exercice de vos (pleins) pouvoirs.
Tout de suite, débutons notre classement.
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Real Kanojo
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Les Chiennes de Garde vous insupportent ? Les braillements du FEMEN vous ont fait perdre foi en l'humanité ? L'image d'une Caroline Fourest glapissant son inutilité ne parvient pas à sortir de votre tête ? La solution est simple. Fruit du développement du studio japonais Illusion Soft, Real Kanojo est un Eroge ou, en d'autres termes, une simulation de petite amie virtuelle et interactive. Fort d'une réalisation soignée, d'une possibilité de reconnaissance faciale via webcam et d'un système de souris bien élaboré, il s'agira de lui montrer que le maître, c'est vous, et personne d'autre. Tâtez-lui les fesses, malaxez ses seins, insérez vos doigts dans son nez, soulevez sa jupe quand bon vous semble, et surtout, que diable, portez haut vos burnes et revendiquez la gloire du genre masculin. Osez l'anti-féminisme, osez le totalitarisme de salon, osez le culte de la femme-objet.
9/10
7/10
5/10
Brandissez un robuste doigt d’honneur vers les théories du genre ; vous êtes le mâle, le surhomme, l’éon totalitaire, et en tant que tel, vous possédez l’omnipotence. C’est aussi simple que ça.
car nonobstant la pléiade de petites attentions et de sévices que vous pourrez prodiguer à votre compagne virtuelle, on regrette tout de même une utilisation encore trop limitée des nouvelles fonctionnalités informatiques.
Si les réactions de votre compagne virtuelle rendent bien compte de la perversité japonaise et des exutoires qu’ils cherchent pour pallier leurs déficiences, on regrettera une nouvelle fois de ne pas pouvoir assassiner sa compagne, trouvant ainsi dans la jouissance de la négation le pinacle sadien du plaisir.
NOTE
7/10 été 2013 | faribole #5
fiNaLE
97
Ethnic Cleansing Lorsque Resistance Records, un label musical indépendant financé par un parti américain néo-nazi, décide de sortir un jeu-vidéo, voilà le bienheureux résultat : un FPS où vous prenez en main, au choix, un skinhead ou un membre du Ku Klux Klan, et où votre mission consiste à purger les ghettos de la présence infâme de Noirs et de Latinos ; bien vite, votre mission prendra un essor nouveau, puisqu’il s’agira d’exterminer des Juifs jusqu’à atteindre leur centre de contrôle où réside Ariel Sharon, planifiant paisiblement ses plans de domination mondiale à la tête d’Israël. N’oubliez pas : vous êtes un justicier. Mettez un terme à ce complot judéo-maçonnique, purgez la terre de la présence impie de ces races, et portez jusqu’au sommet la race blanche et ses splendeurs.
9
8/10
5/10
8/10
pour le bon vieil idéal totalitaire nazi en lutte contre un totalitarisme sioniste bien plus neuf.
à cause d’un arsenal restreint, ainsi que d’une ia en proie à de multiples bugs.
C’est un nettoyage épuratoire : les corps des inférieurs joncheront votre route dans une marée de sang.
NOTE
98
7,1/10 faribole #5 | été 2013
fiNaLE
Hooligans : Storm Over Europe
8
Rejeton du studio néerlandais Darxabre vous proposant une simulation complète du hooliganisme. Dégoûté devant le pouvoir étatique, les répressions policières, les lois diverses et les contrôles d’alcoolémie ? Prenez la tête d’une bande de hooligans avides d’en découdre ; emmenez-les au bar, fournissez-les en boissons et en drogues, voyez-les prospérer, puis allez délibérément voler des magasins à la tête de votre armée à crâne rasé, avant d’aller tabasser les hooligans de bandes opposées, que ce soit en pleine rue, près d’un pub où à la sortie d’un stade de football. Tenez-vous fermement face à l’oppression de l’État : le seul véritable totalitarisme ayant le droit d’émerger sera celui de votre bande. Et si quelqu’un ose clamer le contraire, corrigez-le à coups de batte de base-ball et de Doc Marten’s : il ne sait sûrement pas ce qui est bon pour lui.
8/10
7/10
7/10
Saluons l’effort sûrement coupable, mais tellement délicieux, de nous placer à la tête d’une troupe d’excités avides de football, de violence gratuite et de bière bon marché.
Un hooligan est une arme de guerre ; tirez-en toutes les potentialités possibles, et anéantissez vos opposants, dont le plus grand crime sera de s’être trouvé en face de vous.
Nous restons loin du génocide, mais les corps meurtris joncheront le sol après le passage de votre troupe, comme s’ils déroulaient le grand tapis rouge vers votre gloire à venir.
NOTE
7,3/10 été 2013 | faribole #5
fiNaLE
99
KZ Manager
7
Il s’agit là d’un jeu de gestion plaçant entre vos mains habiles le commandement d’un camp de concentration. En bon et fier officier allemand que vous êtes, vous devez y trouver un compromis afin d’assurer le fonctionnement optimal de votre camp : d’un côté, il faut vous assurer de massacrer de manière fréquente les déportés (l’on peut d’ailleurs les sélectionner au choix parmi les Juifs, les Turcs ou encore les Tziganes) gémissant entre vos murs, ce qui satisfera l’opinion publique ; de l’autre côté, vous devrez tout de même les conserver un minimum pour assurer la productivité de votre camp et de vos ressources (allant du simple équipement à l’argent, en passant par le Zyklon B). Vous aurez tout intérêt à trouver cet équilibre : si vous ne le faites ni pour la Grande Allemagne, ni pour le pangermanisme, faites-le au moins pour votre Führer.
8/10
8/10
6/10
pour l’aspect historique retranscrit à merveille.
comptons également un bon 8/10, pour les chambres à gaz et le côté déshumanisé de la gestion.
on en restera là, le jeu restant assez primitif, et le joueur ne pouvant profiter pleinement du fruit de ses exterminations.
NOTE
100
7,4/10 faribole #5 | été 2013
fiNaLE
E T
RE
EN
TR
O
SS
M
E V U
A SUITE DU CL L Z A
SU
RW
W W. T H E O R
été 2013 | faribole #5
R F . IA
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faribole #5 | été 2013
été 2013 | faribole #5
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