Faribole !
#6
!1
!! !! !
!! !
Floride 9 Janvier 1957 Vivian Maier © Vivian Maier / Maloof Collection, Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
S
u
A
b
v
e
r
! ! s i
o
n
l’heure du divertissement-roi, il peut devenir quelque peu ardu que de différencier celui-ci d’une démarche qui se verrait inscrite dans un dessein différent, et que l’on a pour coutume de nommer culture. La culture : qu’estelle exactement, comment la définir, quels attributs lui céder ? Il n’est en effet pas rare que culture et divertissement se mélangent, pour parfois ne
faire plus qu’un ; mais ce, dans un dangereux amalgame qui détournerait la première de sa subversion initiale. Artaud – et Apollinaire avant lui -, grande figure du théâtre contemporain, avait souhaité une révolution de la mise en scène, qui ne considère plus le spectateur comme totalement passif, mais qui l’engage de façon plus totale, dans un comportement actif. Passif, actif, peut-être tient-on là un premier élément de réponse… La démarche d’Allan Sekula, récemment décédé, n’était peut-être pas si éloignée des précurseurs que furent Apollinaire, Artaud, et bien d’autres encore : son œuvre de photographe s’inscrit dans une approche critique, qui implique une certaine construction intellectuelle dont devra témoigner le regardeur ; démarche déjà engagée par Godard, dans une considération certaine pour l’efficacité subversive du montage des images aboutissant à l’œuvre filmique – œuvre qu’il pourrait être important de connaître, ne serait-ce que dans ses grandes lignes. De telles réflexions inscrivent nécessairement la culture dans le politique, au sens premier du terme. Au moment où le mot de « crise » revient dans presque tous les discours, il demeure essentiel de rappeler qu’on n’a jamais eu autant besoin de culture. Besoin, assurément, car il en va de la vie citoyenne, comme de ses évolutions possibles, et parfois déjà initiées. Ce que la culture - ou bien la rencontre qu’on en fait, sous toutes formes que ce soit nous apporte, c’est bien souvent un enrichissement certain de la pensée, manquant parfois, dans un monde où l’on a davantage d’attention pour ce qui est rentable et performant. Mais comment apprécier le sentiment de saudade, concept portugais auquel le fado (chant mélancolique de la même origine) n’est pas étranger, si ce n’est cet enrichissement que permet la culture ? A la lecture de l’article passionnant de Samuel de Jesus, l’évidence apparaît d’elle-même. Alors, la culture, le divertissement, quid de ces deux antagonistes, pourtant parfois si semblables ? Le choix revient nécessairement et inéluctablement à la part subversive qui sommeille en vous. N’ayez crainte de la réveiller…
! Marieke ROLLIN É d i t o r i a l i s t e
! !2
S o m m a i r e !
Page 4. La querelle des bouffons ne connait pas la crise
! Page 8. Allan Sekula, politique de l’image ! Page 12. DOSSIER. L’invention de Vivian Maier ! Page 21. Be11evue, , contemplation inssaisiblable ! Page 22. Carte Blanche à Caroline Bartal ! Page 24. Entrevue avec Thomas Lebrun ! Page 26. L’Image-saudade ! Page 30. Nouvelle : Les Ménageurs d’Oubliettes ! Page 40. Le cruciverbiste ! !3
! ! ! ! !
L a q uerelle des bouffons ne
connait pas l a
c r i s e ! ! !
! Par T homas Moulin
!4


L
!
a France ne s’aime pas. Nous n’aimons pas nos politiques, nos philosophes ne sont fêtés qu’à l’étranger, nos plasticiens fort peu dans nos murs et nos écrivains à peine plus. Autre avatar du symptôme, la relation des Français à leur musique. Car si la question vaut en effet pour d’autres domaines, la musique française dite classique ou savante est l’objet d’un désamour préoccupant, malgré l’engouement lié à la relecture du répertoire baroque durant ces dernières années. La faveur des compositeurs italiens - puis allemands - et le mépris pour la musique française sont aussi vieux que la querelle des bouffons. Cette guerre des Coins qui opposa les défenseurs de la musique française groupés derrière Jean-Philippe Rameau (le coin du Roi) et les partisans « d'une ouverture vers d'autres horizons musicaux, réunis autour de Jean-Jacques Rousseau (le coin de la Reine), partisans d’une italianisation de l'opéra français » possède aujourd’hui encore un bel avenir. Rousseau dans sa Lettre sur la musique française embrasa la controverse en jetant cet anathème devenu célèbre : « Je crois avoir fait voir qu’il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n’en est pas susceptible ; que le chant français n’est qu’un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue ; que l’harmonie en est brute, sans expression, et sentant uniquement son remplissage d’écolier ; que les airs français ne sont point des airs ; que le récitatif français n’est point du récitatif. D’où je conclue que les français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir, ou que, si jamais ils en ont, ce sera tant pis pour eux. »
!
Et Diderot d’ajouter dans le Neveu de Rameau : " Ce musicien célèbre qui nous a délivrés du plain-chant de Lulli que nous psalmodions depuis plus de cent ans ; qui a tant écrit de visions inintelligibles et de vérités apocalyptiques sur la théorie de la musique, où ni lui ni personne n'entendit jamais rien, et de qui nous avons un certain nombre d'opéras où il y a de l'harmonie, des bouts de chants, des idées décousues, du fracas, des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à perte d'haleine, des airs de danse qui dureront éternellement, et qui, après avoir enterré le Florentin, sera enterré par les virtuoses italiens, ce qu'il pressentait et le rendait sombre, triste, hargneux ; car personne n'a autant d'humeur, pas même une jolie femme qui se lève avec un bouton sur le nez, qu'un auteur menacé de survivre à sa réputation : témoins Marivaux et Crébillon le fils. Certes, il ne s’agissait ici que de l’opéra et la gloire de Rameau aujourd’hui est immense, mais la querelle commencée au milieu du 18ème siècle s’est poursuivie sous d’autres aspects aux 19ème et 20ème siècle et le désintérêt des français pour leur musique n’a pas faibli. Ce constat pour commencer : notre éducation musicale fait une part très modeste à la musique française et c’est à tâtons que le mélomane s’y dirige le plus souvent. Si la redécouverte des musiciens français de l’époque Baroque a permis ces dernières décennies d’entendre dans des conditions idéales les œuvres de Rameau, M-A Charpentier, Couperin, grâce à des recherches musicologiques enthousiasmantes, il s’agit de fait d’une heureuse exception. Le répertoire français des 19ème et 20ème siècles hors les formations de chambre est largement minoritaire dans les programmations des saisons des orchestres et l’exemple d’un Michel Plasson, qui a assuré la défense et l'illustration de notre répertoire musical, est relativement isolé. Nous lui devons d’avoir enregistré les concertos de Ravel, le Requiem de Fauré, la Symphonie Fantastique de Berlioz, l'unique symphonie de Bizet, la Symphonie Espagnole de Lalo, mais aussi des raretés absolues comme les Symphonies de Magnard et Ropartz, la musique sacrée de
!5
Gounod, des raretés de Roussel… Un travail que poursuit aujourd’hui un Jean-Yves Ossonce à la tête de l’orchestre symphonique Région Centre Tours avec détermination et talent, Briséïs de Chabrier, les quatre symphonies de Magnard, 3ème symphonie et le Pays de Ropartz, mélodies de Roussel, le cœur du moulin de Déodat de Séverac, réussites saluées et récompensées par la critique, et au concert Ravel et Dutilleux. Ces exemples restent hélas suffisamment exceptionnels pour être soulignés. Nos grands compositeurs de l’époque romantique ont souffert et souffrent encore d’une relative indifférence. C’est peu dire que Berlioz eut les plus grandes difficultés à se faire reconnaitre dans son propre pays. En dépit des succès considérables remportés à l'étranger, son œuvre est restée longtemps méconnue voire mésestimée en France, mis à part certains extraits de la Damnation de Faust et, bien sûr, la Symphonie fantastique. L'œuvre de Berlioz était cependant reçue avec chaleur en Allemagne à la fin du XIXe siècle et jusqu’à Rafael Kubelík, qui fut l’artisan de sa résurrection dans les années 1960. Depuis, les Troyens et Benvenuto Cellini sont passés dans le répertoire habituel des grandes scènes lyriques allemandes. Dans les années 1960 et 1970, à une époque où Berlioz était surtout connu pour la Symphonie fantastique, c’est Colin Davis qui va œuvrer, après Thomas Beecham, pour la réhabilitation de Berlioz en enregistrant une grande partie de l’œuvre, suivi par John Eliot Gardiner. Concédons qu’en France, des chefs d'orchestre se sont à leur tour consacrés avec bonheur à Berlioz, Georges Prêtre, Michel Plasson, Jean-Claude Casadesus, Marc Minkowski après leurs aînés Pierre Monteux, Charles Munch, Jean Fournet et André Cluytens. Cet exemple tristement célèbre ne doit pas masquer le silence et l’oubli relatifs dans lequel sont maintenus les Chabrier, Saint-Saëns, Chausson, Dukas, Lalo, Magnard et César Franck, tous auteurs de merveilles soustraites aux oreilles les moins attentives. Passons vite sur la démolition de Carmen à sa création et le destin mondial de l’œuvre de Bizet pour nous arrêter sur le sort de Jules Massenet, dont on ne joue qu’une part très réduite de l’œuvre et avec toujours une certaine distance dans l’adhésion, entre approbation et défiance. Debussy n’y va pas par quatre chemins, qui fustige de Massenet la "curieuse maîtrise à satisfaire toutes les niaiseries et le besoin poétique et lyrique des dilettantes à bon marché". Le compositeur Jacques Hétu écrivait en 2005 : « De nos jours, malgré l’effort de quelques-uns pour réhabiliter sa musique, Massenet reste suspect. La critique n’a jamais été tendre à l’égard de l’auteur de Manon. Il est vrai qu’il n’est pas le seul à avoir subi ses affres. Il figure en bonne compagnie avec Berlioz, Bizet et Chabrier qui ont eu à souffrir d’une incompréhension tenace de zoïles frustrés. » Et Sylvain Fort, critique en vue d’ajouter : « C’est que, voyez-vous, je soupçonne profondément que nous autres Français n’aimons guère Massenet...il nous rappelle ce que nous détestons en nous : notre légèreté, notre affectation, la superficialité de nos émotions, la grandiloquence de notre rhétorique...Massenet, c’est un peu nous, Français, qui nous aimons si peu. Il a toutes nos faiblesses, et manque de grandeur. Il a un talent fou, mais pas de génie... Nous nous flattons de le connaître et de le goûter, mais nous savons de lui ce que l’on savait de Mozart en 1830, de Schubert en 1920, de Lully en 1960. L’année Massenet, voyez-vous, aurait dû être celle d’un large et systématique apprentissage de cette musique, de ce style, de ce temps que nous croyons connaître et que nous dédaignons un peu. » Parmi ceux que par commodité on désigne comme modernes, Debussy et Ravel font figure d’exceptions dans ce panorama grisâtre, jouissant de leur vivant d’un respect partagé de la critique et du public , qui ne s’est pas démenti et qui les fait apparaitre
!6
de manière affirmée dans les programmations et parutions françaises, contre exemples magnifiques à la thèse développée ici. On ne peut pas en dire autant de Poulenc, injustement regardé comme un touche à tout, sans style propre, auteur cependant des Dialogues des Carmélites, œuvre majeure. Ses mélodies occupent également une place singulière, mais il est notoire que ce répertoire essentiel de la musique française est négligé, alors qu’il a été illustré de manière très brillante par Fauré, Duparc, Chauson, Debussy et Ravel. Les œuvres pour voix et orchestre de Duparc, Berlioz, Chausson et Ravel connaissant un sort plus favorable. De la période contemporaine émergent les noms de Messiaen, Boulez et Dutilleux, mais aussi ceux de Thierry Escaich, Philippe Hersant, Éric Tanguy, Pascal Dusapin, Nicolas Bacri, Betsy Jolas, et également un cortège d’empoignades homériques qui ne font que confirmer la persistance signalée ici de la querelle des bouffons sous des formes diverses. Notons qu’Henri Dutilleux, objet d’une reconnaissance internationale qui vaut à son œuvre d’être jouée dans le monde entier, n’a cependant pas l’heur de plaire aux tenants d’un modernisme radical. L’absence des représentants de l’état lors de ses récentes obsèques n’est pas admissible. Elle confirme malheureusement ce sentiment de désintérêt, que ne fait qu’aggraver l’acculturation des prétendues élites. S’agissant des débats houleux qui agitent périodiquement le landerneau de la musique contemporaine et particulièrement le dernier en date, Jacques Drillon dans le Nouvel Observateur du 23 juillet dernier rapporte la polémique qui s’est installée au Collège de France, haut lieu s’il en est de l'enseignement supérieur français. « En décembre dernier, le compositeur et pianiste Karol Beffa, titulaire pour cette année de la chaire de création artistique au Collège de France, a invité Jérôme Ducros, autre pianiste compositeur, à prononcer une conférence. Et voilà que le scandale est arrivé. Beffa et Ducros sont les tenants de la tendance «néo» de la musique contemporaine: retour à la tonalité, à la mélodie, aux rythmes carrés. Selon eux, la musique s'est coupée de son public, elle est devenue ésotérique. Le grand fautif: Schoenberg, qui a pulvérisé au début du XXe siècle tout ce qui faisait les fondements de la musique. Un peu comme Picasso, Braque ou Gris ont fait exploser la perspective - et à la même époque. Les fanatiques, qui ont suivi Schoenberg jusque dans les années 1960, ont achevé l'œuvre de destruction, ont occupé un territoire désormais abandonné par les mélomanes moyens, et il convient de restaurer la «vraie musique». Au-delà de ce débat esthétique entre « post-Bouleziens » et « néos de tout poil», sous les aspects habituels de la querelle entre les anciens et les modernes, ce qui s’exprime dans ces querelles, c’est l’impossibilité à porter intérêt et considération à ce qui se crée ici et maintenant. Seul ce doute profond et persistant permet en réalité d’expliquer ce désamour de ce que nous produisons, bien loin du regard que les musiciens et le public portent sur notre musique par-delà nos frontières. Thomas Moulin.
! !
!7
ALLAN SEKULA Politique de l'image P a r
! !
J 茅 r 么 m e
! ! ! ! ! !
!
D i a c r e
Allan Sekula Waiting for tear gas, 1999/2000 Diaporama, 81 diapositives 16' Courtesy de l'artist et galerie Michel Rein, Paris
!8
A
llan Sekula est décédé au mois d’août dernier. Il fut l’un des grands photographes contemporains qui a soutenu son travail artistique par un ensemble d’écrits théoriques tout à fait remarquable. A la fin des années quatre-vingt-dix, il entrait en résidence à l’Atelier Calder de Saché. S’en suivit une exposition personnelle au CCC qui a compté pour beaucoup. Nous découvrions alors un photographe américain issu de la performance dont les positions politiques tranchaient par leur radicalité et par leur dimension sociale et critique. Dans un entretien avec Benjamin Buchloch en 1998, il faisait part de l’importance qu’avaient eu pour lui le marxisme, la sémiotique structuraliste et le documentaire. Ses photographies sur les travailleurs de chaque côté de la frontière mexicaine et américaine restent un modèle du genre : entre dénonciation frontale du capitalisme, ironie et sublimation des corps et des visages, il affirme la puissance éthique de l’image photographique. Photographe et écrivain militant, il n’a eu de cesse de critiquer les abus idéologiques intrinsèques à la pratique photographique. Les titres de ses écrits parlent d’eux-mêmes : L’image instrumentalisée, Steichen s’en va en guerre (article dans Artforum en 1975 sur Edward Steichen photographe, galeriste et conservateur du MoMA de New York décédé deux ans auparavant), La photographie à contre-courant (Préface du recueil Ecrits sur la photographie, 1974-1986 d’Allan Sekula) ou encore Traffic dans la photographie (ouvrage de 1981)… Dès les années soixante, il adopte une pratique artistique subversive. Il photographie les voleurs d’un camion en train de jeter la viande surgelée aux voitures qui filent à grande vitesse sur une autoroute (Meat Mass, 1972). Cet activisme inaugural, il le partage avec bon nombre de ses contemporains, artistes américains de la côte ouest. Peu après John Baldessari, il coïncide avec toute une génération dont on peut dire que le rejet de l’idéologie capitaliste et du rêve américain qui tient sa source dans la Beat Generation de Ginsberg, Kerouac et Burroughs s’est durci et assombri sans perdre son intensité et sa force critique. Après l’époque des performances de Chris Burden, de Mike Kelley ou les travaux photographiques de Douglas Huebler ou de Victor Burgin, l’univers d’Allan Sekula a poursuivi une approche critique sans concession. Parmi les œuvres présentées au CCC à l’hiver 2000 / 2001, était présenté un carrousel de photographies diapositives prises lors des émeutes de Seattle en 1999. Cette manifestation qui tourna à l’émeute se déroulait en marge d’un sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce. Elle est l’une des premières manifestations altermondialistes avant celles anti-G8 de Gêne en 2001. Pour l'entendre parler de son travail, il existe la remarquable vidéo de Guillaume Blanc mise en ligne sur le site de l’Atelier Calder, Working at the light table (2000). On y voit les mains du photographe placer ses tirages sur la table lumineuse et expliquer la façon dont il conçoit ses montages en diptyque. De façon très proche de Godard, il insiste sur la pensée qui se trouve au cœur du montage. Le rapprochement dialectique, ironique, critique de deux images produit plus de sens parce que se jouent un récit et une construction intellectuelle de la part du regardeur. Le montage en diptyque est alors le moyen de faire comprendre la réalité du monde en laissant au spectateur toute sa liberté d'en construire le sens.
! ! ! ! !
!9
! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !
!
!! !!
Allan Sekula Travailler plus pour gagner plus, 2008 Tirage chromogĂŠnique contrecollĂŠ sur aluminium cadre bois, plexiglas 125 x 165,5 cm Courtesy de l'artist et galerie Michel Rein, Paris
! ! !10
!
Extrait de traffic dans la photographie
1
9
8
1
! « La photographie est hantée par deux fantômes bavards : celui de la science bourgeoise et celui de l’art bourgeois. Le premier de ces fantômes continue à parler de la vérité des apparences, d’un monde réduit à un ensemble de faits positifs et à une constellation d’objets à connaître et à posséder. Au second incombe la mission historique de faire pardonner et de compenser les atrocités commises par la main servile – et très spectrale – de la science. Il nous propose un sujet reconstruit en la personne radieuse de l’artiste. Des commentaires affirmatifs sur la photographie se sont engagés dès 1839 dans un pas de deux, comique et interminable, entre le déterminisme technologique et la notion d’auteur, entre la foi dans les pouvoirs objectifs de la machine et la croyance aux capacités subjectives et imaginatives de l’artiste. »
! !
A l l a n Sekula ! ! !11
L’INVENTION DE VIVIAN MAIER Par ABIGAIL SOLOMON GODEAU Traduit de l’anglais par Françoise Jaouën
!
! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !
Autoportrait Sans date Vivian Maier © Vivian Maier / Maloof Collection, Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
!
Vivian Maier fut d’abord découverte, comme l’indique le titre de l’un des deux documentaires qui lui ont été consacrés (Finding Vivian Maier) ; mais aujourd’hui, on peut dire à juste titre que sa vie nécessite d’être inventée de façon posthume. Dans une large mesure, cette invention se justifie par l’ampleur de sa production, et l’arrivée de celle-ci sur le marché de la photographie. Mais il ne s’agit là que de l’un des nombreux problèmes posés à la fois par la vie de l’artiste et par son œuvre. C’est son emploi de nurse – un métier largement réservé aux femmes – qui a fourni ample inspiration à ses photographies. Un métier qui, par ailleurs, pourrait rapidement devenir une étiquette. Dans le second documentaire, celui de la BBC, intitulé Who Took Nanny’s Pictures ?, certains des enfants dont elle avait la charge, aujourd’hui adultes, la comparent à Mary Poppins. Si l’on observe les nombreux autoportraits de l’artiste se reflétant dans un miroir ou une vitre, la ressemblance entre ce visage impassible, un peu revêche, et Mary Poppins semble bien mince. Il n’en reste pas moins que la nouvelle renommée de l’artiste en tant que « street photographer » [« photographe de rue »] appelle un récit, une histoire, une manière de faire le lien entre son existence et une œuvre pléthorique, malgré les difficultés
!12
posées par le caractère énigmatique de cette femme très secrète et les lacunes de sa biographie. En 1984, dans un passionnant essai intitulé «Photography’s Discursive Spaces » [les espaces discursifs de la photographie], Rosalind Krauss analysait les complexités (et les contradictions) soulevées par l’application à la production photographique de la notion de corpus ou d’« œuvre », chère à l’histoire de l’art, R. Krauss faisait notamment observer que les histoires de la photographie élaborées selon les modèles traditionnels de l’histoire de l’art s’appuyaient eux aussi sur les concepts d’auteur, d’intention, et postulent, en partie du moins, une certaine cohérence ou unité d’ensemble. À partir d’une photo choisie parmi les milliers prises par Eugène Atget, la critique remettait en question la validité de ces concepts s’agissant d’un œuvre aussi immense. « D’autres pratiques, d’autres pièces de l’archive fragilisent elles aussi le concept d’œuvre. Parmi elles, le corpus trop petit pour mériter le qualificatif ; ou encore celui d’une ampleur démesurée. Peut-on imaginer l’œuvre complet d’un artiste se résumant à une seule œuvre ? C’est ce que s’efforce de faire l’histoire de la photographie dans le cas d’August Salzmann, auteur d’un unique volume de photographies archéologiques (d’une grande beauté formelle), dont une partie a été prise par son assistant. À l’autre extrémité du spectre, peut-on imaginer un œuvre composé de dix mille œuvres ? »
!
Dans le cas d’Atget, R. Krauss cherchait non seulement à démontrer que les principes sur lesquels s’appuie l’histoire de l’art s’appliquaient mal à la photographie, mais également à interpréter la production d’Atget selon la logique organisatrice de l’archive. Pour la critique, l’approche se justifiait par le système de catalogage choisi par l’artiste lui-même, en fonction des desiderata et des catégories de ses différentes clientèles. Et s’il est vrai que cette lecture des motivations d’Atget, leur logique, leur caractère utilitaire (l’intention n’était pas de montrer) ne concerne que cet artiste particulier, les problèmes d’ordre artistique – voire épistémologique – posés par les archives photographiques immensément grandes restent à résoudre.
!
Les nombreux négatifs, films super 8, vidéos et photographies de V. Maier récemment mis au jour soulèvent de multiples questions de cet ordre. Rarement existence menée dans l’univers de la modernité urbaine aura été aussi discrète, au point que la recherche la plus consciencieuse n’a pu découvrir que quelques faibles traces du sujet. Pendant la plus grande partie de sa vie d’adulte, Maier a travaillé en tant que nurse, gouvernante ou aide-soignante dans les banlieues du North Shore de Chicago (v. 1956 jusqu’aux années 1980). Elle semble avoir conservé tout ce qu’elle possédait au cours de son existence. Outre ses photographies et ses effets personnels, elle a laissé de vieux journaux, des livres, des albums, divers objets-souvenirs, sans oublier des reçus de laboratoires où elle faisait tirer ses clichés. Elle n’a jamais encaissé les chèques du Trésor remboursant un trop-perçu d’impôt, passant sous le seuil de pauvreté en 2007. Son œuvre a aujourd’hui acquis une notoriété certaine, mais ce n’est que lorsque le contenu de son garde-meuble fut vendu aux enchères pour rembourser ses créanciers qu’a commencé l’histoire de sa découverte.
! !
!13
!
New York, NY 18 Octobre 1953 Vivian Maier © Vivian Maier / Maloof Collection, Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
Née en 1926, elle a, à partir de la fin des années 1940 jusqu’aux années 1980, photographié son univers et les gens gravitant autour d’elle, de manière obsessionnelle (c’est le seul terme à même de qualifier son projet). Les détails de l’existence de ce personnage, insaisissable à bien des égards, sont peu à peu reconstitués, grâce au travail de généalogistes, de photographes, d’archivistes, de documentaristes, et autres spécialistes. Après 1956, toujours logée par ses différents employeurs, elle parvint néanmoins à protéger jalousement sa vie privée, et à maintenir une distance étonnante vis-à-vis de l’agitation familiale régnant autour d’elle. Sans famille ni amis, sa seule source de revenus pendant ses dernières années lui était fournie par les Gensburg, la famille pour laquelle elle travailla le plus longtemps, et qui payait le loyer de son studio. En 2009, devenue âgée, elle fit une mauvaise chute sur le verglas. Elle fut transférée en maison de repos pour sa convalescence. Malgré un diagnostic favorable, elle mourut quatre mois plus tard.
!
Il est donc remarquable que, si peu de temps après sa mort, on dispose déjà de deux longs-métrages documentaires, de trois monographies, de plusieurs sites Internet (certains montrant de courtes vidéos) consacrés à l’artiste, et qu’un nombre croissant de collectionneurs et de galeries privées s’affairent collectivement à cataloguer, à fournir des tirages, à scanner, à faire connaître, à exposer ou à vendre ses œuvres. En d’autres termes, nous sommes les témoins directs des efforts d’un grand nombre d’intervenants aux objectifs divers, qui œuvrent tous à l’élaboration, ab ovo, d’une
!14
réputation. Ce qui m’intéresse avant tout ici, c’est le processus lui-même, passionnant à observer, et non le mérite artistique de l’entreprise.
!
Ainsi, à mesure que s’épaissit la biographie de V. Maier, les questions fondamentales soulevées par R. Krauss prennent un relief tout particulier, étant donné l’ampleur de l’archive de l’artiste. La collection de John Maloof comprend entre 100 000 et 150 000 négatifs, plus de 3 000 tirages, ainsi que des centaines de bobines ektachrome 35 mm non développées. La collection de Jeffrey Goldstein, l’un des acquéreurs des biens de V. Maier vendus aux enchères, comprend quant à elle 16 000 négatifs, 225 rouleaux de film, 1 500 diapositives couleur, 1 100 tirages d’époque, et 30 bobines de film 16mm. Ron Slattery possède la plupart des tirages d’origine et quelques négatifs. Selon Goldstein, V. Maier aurait produit environ 50 000 images par décennie durant sa période d’activité. Une petite partie seulement des négatifs a été tirée, soit par l’artiste elle-même (qui utilisa pendant de nombreuses années sa salle de bains en guise de chambre noire), soit par des professionnels auxquels elle les avait confiés.
!
Inexorablement, les œuvres reproduites ou exposées jusqu’à présent ont été sélectionnées par leurs différents propriétaires ou parties prenantes (qui ont, le plus souvent, effectué elles-mêmes les tirages). On peut donc ici s’interroger sur la définition classique d’« œuvre », c’est-à-dire un corpus censé refléter les préférences, les choix et la « vision » présumée de l’artiste. Laissons de côté pour l’instant l’analyse des sujets choisis par V. Maier, ainsi que la définition élastique de « photographie de rue ». La question qui se pose ici concerne l’aspect des photographies tirées à partir des négatifs. C’est précisément celle soulevée par Joel Meyerowitz, l’un des doyens de la « photographie de rue », qui s’interrogeait sur les diverses manières dont on construit l’œuvre de V. Maier. Il n’y a bien entendu aucun moyen de savoir pourquoi l’artiste a choisi de tirer (ou de développer) telles images plutôt que telles autres, ou quel aspect auraient eu celles qui n’ont jamais été développées. En outre, dans certains cas, elle a recadré les images au tirage, des tirages réservés à son seul usage, comme la quasi-totalité de ses photographies. Elle préservait jalousement sa production, la seule exception à la règle étant la vente occasionnelle de clichés aux parents des enfants dont elle avait la charge.
!
Sans adhérer au fétichisme de certains connaisseurs, force est de reconnaître que les choix concernant le tirage, la taille et le type de papier ont une incidence matérielle sur l’aspect de la photographie, notamment lorsqu’il s’agit de noir et blanc. C’est également le cas des reproductions publiées dans des ouvrages ou des catalogues, comme on peut le constater en comparant celles du livre de Maloof, Vivian Maier : Street Photographer, et celles de l’ouvrage de Richard Cahan et Michael Williams, Vivian Maier : Out of the Shadows. Celles du livre de Maloof proviennent des scans de négatifs en haute résolution ; leur définition est particulièrement nette et les tons plus contrastés. Il s’agit de reproductions pleine page, mais non à fond perdu, contrairement à nombre de celles présentées dans le catalogue de Richard Cahan et de Michael Williams. Il est impossible de savoir quelles images sont les plus conformes ou fidèles au négatif ; c’est donc seulement à partir des tirages (en nombre relativement limité) effectués par l’artiste elle-même que l’on peut essayer de se faire une idée de ses intentions. Mais il se pourrait aussi que les images reproduites par scanner ou retirage des négatifs soient de qualité « nettement » supérieure à celles réalisées par V. Maier elle-même. (Ce pourrait fort bien être le cas ; si l’artiste s’était souciée de la qualité de ses
!15
tirages, on en aurait découvert une quantité bien plus importante.)
!
Sans titre
!
!
3 Septembre 1954 Vivian Maier © Vivian Maier / Maloof Collection, Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
Inévitablement, les questions soulevées par la reconstitution posthume d’une réputation photographique dévoilent des contradictions et des énigmes qui n’ont qu’un rapport lointain avec l’histoire de l’image imprimée, mais qui font partie intégrante de la fabrication des histoires de la photographie.
!
J’ai abordé ailleurs la question épineuse de la catégorie générique baptisée « photographie de rue », une catégorie trop souple pour être véritablement pertinente. Il existe des centaines, voire des milliers de photographes, souvent anonymes, qui ont pris des clichés de rue depuis les débuts de la photographie (pour des raisons multiples et variées) ; mais leur travail ne constitue pas pour autant un genre cohérent. La notion de « photographie de rue », terme inventé au milieu du XXe siècle par les spécialistes de la photographie d’art, a servi à consacrer l’œuvre d’un nombre très limité de photographes, artistes pour la plupart (Walker Evans, Henri CartierBresson, Robert Frank, pour ne citer que les plus célèbres). Quoi qu’il en soit, parmi ceux qui photographient des passants dans un espace public, on ne compte que quelques rares femmes. Vivian Maier, photographe compulsive à bien des égards, se distingue donc notamment par son sexe. Certains commentateurs ont cité l’exemple de Lisette Model et d’Helen Levitt, « photographes de rue » ayant précédé V. Maier, et dont le travail aurait pu être connu de celle-ci. Mais la quasi-totalité des modèles des
!16
photographies publiées de L. Model penchent vers le grotesque, et H. Levitt s’intéressait avant tout aux enfants de son quartier.
!
Quoi qu’il en soit, si V. Maier n’a sans doute jamais songé à faire de la photographie son métier, ses clichés, pris pour l’essentiel dans la rue, n’ont rien d’un passe-temps d’amateur, en dépit des motivations privées de l’artiste. Nul ne sait si son existence recluse, son excentricité extrême, son asexualité apparente, ont été des facteurs. Ce n’est que l’une des nombreuses énigmes posées par la vie et l’œuvre de l’artiste. Tout ce que l’on peut dire, c’est que, de manière mystérieuse et poignante, V. Maier vécut son existence d’adulte à travers l’objectif d’un appareil photo, existence par procuration dans laquelle l’« œil » de l’appareil et le « je » du sujet sont inextricablement liés. Il n’existe, à ma connaissance, aucun autre exemple similaire dans l’histoire de la photographie. Ce qu’il faut souligner ici, c’est que, comme le photojournalisme, la photographie de rue est un domaine largement réservé aux hommes. Il y a de nombreuses raisons à cela : le regard scrutateur, prérogative masculine, le caractère sexué de l’espace public, la relative vulnérabilité des femmes au sein de cet espace, et les risques posés par la photographie de sujets récalcitrants.
!
Ainsi, la différence sexuelle et la construction du genre – aspects incontournables de l’existence sociale et psychique de l’individu – sont nécessairement signifiantes et pertinentes dans le cas du travail de V. Maier. Ils ont pu influer sur la manière dont elle photographiait (le Rolleiflex est beaucoup plus discret qu’un appareil tenu à hauteur de visage) et sur ce qu’elle photographiait (elle s’intéresse avant tout aux enfants de banlieues en train de jouer). Ils ont peut-être aussi influencé sa perception d’elle-même en tant que personnage isolé, sans lien avec ses semblables. En tout état de cause, on note qu’à partir des années 1950, dans le cadre de son emploi, elle commence à photographier les enfants (y compris ceux dont elle s’occupe), sans aucune sentimentalité ni condescendance. Prises dans les parcs et les cours d’école des banlieues cossues du North Shore de Chicago, ses photographies d’enfants blancs tracent un parallèle intéressant avec celles d’enfants noirs des quartiers défavorisés de la ville, ou encore ses clichés de la classe ouvrière, des pauvres ou des laissés pour compte. On peut se demander ce qui a attiré cette vieille fille franco-américaine vers la marginalité urbaine : voyeurisme, curiosité, compassion, sentiment d’appartenir au même monde ? Certains de ses employeurs (notamment les Gensburg) ont évoqué à son propos des « sympathies de gauche », mais sans fournir d’autres détails. V. Maier a également pris des photos de Richard Nixon (alors vice-président) saluant les foules à Chicago, ainsi que des gros titres de journaux annonçant l’assassinat de Kennedy, puis de son frère, Robert, quelques années plus tard, ce qui ne trahit aucune orientation politique particulière. Il existe apparemment quantité de photographies prises au cours de ses voyages à l’étranger (Asie du Sud, Philippines, Cuba, Égypte, et de nombreux autres pays), mais peu d’entre elles ont été publiées ou exposées. À tout le moins, ces expéditions lointaines au cours desquelles elle ne cessait de prendre des clichés, comme à son habitude, témoignent d’une intrépidité peu commune – dans les années 1950, bien peu de femmes se seraient lancées dans pareils voyages, ou auraient osé s’aventurer dans les quartiers déshérités – .
!
Étant donné le nombre relativement limité d’images à notre disposition, il est aléatoire de se livrer à des généralisations. Certains aspects de son parcours de photographe peuvent cependant livrer quelques indices sur son évolution. Parmi les photographies conservées, les premières ont été prises en 1932, lors d’une visite avec
!17
sa mère dans les Alpes, à Saint-Bonnet-sur-Champsaur, dans le village natal de celleci. Avant ce voyage, et après la séparation de ses parents (son père, Charles Maier, était un émigré autrichien), mère et fille vivaient dans le Bronx avec une photographe portraitiste du nom de Jeanne Bertrand. On ignore, là encore, si cette fréquentation eut une influence sur les activités de photographe de Maier. Comme dans le cas de nombre d’artistes ou photographes évoluant hors des milieux professionnels ou artistiques, il est plus ardu de reconstituer une existence qu’une archive.
! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !
Chicago, IL Janvier 1956 Vivian Maier © Vivian Maier/Maloof Collection, Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
À Saint-Bonnet-sur-Champsaur, V. Maier prit ses premiers clichés à l’aide d’un appareil Brownie. Si l’on en juge par les reproductions publiées jusqu’ici, il s’agit de photographies assez banales de paysages alpins et d’habitants du village. Mais on sent qu’elle se trouvait en milieu familier, et que ses sujets se sont volontairement laissé photographier. En 1938, elle rentre avec sa mère à New York. En 1949, alors âgée de vingt-trois ans, elle retourne à Saint-Bonnet pour recueillir sa part de la vente d’un bien familial. La somme lui permet d’effectuer ses premiers voyages seule dans le sud de la France.
!
En 1950, dans un formulaire de demande de passeport, elle indique sa profession – ouvrière d’usine. En 1951, elle travaillait effectivement dans un atelier de misère. Selon la photographe Pamela Bannos, enseignante à l’université Northwestern à qui Maloof avait demandé d’analyser l’aspect matériel et technique du travail de V. Maier, l’artiste a troqué son banal appareil d’origine contre un Rolleiflex moyen
!18
format entre 1951 et 1953. L’appareil produit des négatifs de 6x6 cm, et utilise des rouleaux de douze vues. Outre le format carré du négatif (qui influe sur la composition formelle de l’image), l’exposition de la pellicule se fait alors que le photographe observe l’image inversée dans le viseur. Il fallut sans doute à l’artiste un peu de temps pour maîtriser cet appareil plus complexe, car on note une lacune dans sa production pour l’année 1952. Dès 1953, cependant, elle n’utilisait plus que le Rolleiflex, ou presque. Cet appareil permet également d’éviter tout contact visuel avec le sujet. Une fois l’exposition réglée, le photographe peut poser son regard n’importe où, et le sujet photographié dans la rue l’est donc peut-être à son insu. On note d’ailleurs que dans nombre de ses autoportraits (l’artiste photographie son reflet dans un miroir ou une vitre), Maier lève les yeux, regarde de côté ou droit devant elle, tandis que l’appareil est maintenu au niveau du torse.
!
Dans les clichés où le sujet est clairement conscient de l’appareil et se laisse volontairement photographier, il s’agit en grande majorité d’enfants, de personnes âgées, de marginaux ou de minorités (les sans-abri, les très pauvres, etc.). Ce qui ne va pas sans poser quelques difficultés. Les critiques et historiens de la photographie évoquent volontiers l’aspect humaniste ou compassionnel de la « photographie de rue » et du documentaire, ou bien citent divers alibis. Mais on sait depuis 1981 au moins, date du grand essai de Martha Rosler, que ce « pointage vers le bas » de l’objectif peut être soumis à l’analyse critique. Autrement dit, les questions de pouvoir, de relation sujet-objet, d’exploitation, sont des aspects incontournables de ce que l’on pourrait appeler l’éthique – et la politique – de la représentation photographique. Comment doit-on aborder l’œuvre de V. Maier en tenant compte de ces aspects ?
!
Parmi les images diffusées jusqu’ici, rares sont celles montrant de belles femmes ou de beaux hommes (il existe quelques exceptions, qui confirment la règle – à moins qu’il ne s’agisse d’un choix éditorial). Il y a en revanche de nombreuses images de sujets photographiés à leur insu (ou contre leur gré), de vues de dos et de fragments de corps. Photographier les individus sans leur permission semble suggérer une certaine assurance (voire une certaine agressivité) et une prise de position sexuée. L’expression indignée ou agacée qui se lit sur le visage de certaines bourgeoises d’un certain âge montre à l’évidence qu’elles sont mécontentes de s’être laissé prendre au dépourvu. L’un des employés du laboratoire où V. Maier faisait développer ses clichés a déclaré qu’elle n’aimait pas les femmes « maquillées » ou « trop féminines ». Ainsi, si dans certaines photographies, les sujets semblent participer à un échange social, dans de nombreuses autres, ils ont été pris « à la sauvette », pour reprendre l’expression d’Henri Cartier-Bresson.
!
On pourrait ici faire une distinction entre ses autoportraits et ses auto — représentations. En effet, si tous les autoportraits sont des autoreprésentations, toutes les autoreprésentations ne sont pas nécessairement des autoportraits. Je fais ici allusion aux nombreux clichés où l’on voit clairement l’ombre de l’artiste se projetant sur la scène photographiée. C’est, comme chacun sait, un trope classique de la photographie moderniste. On se souvient que Lee Friedlander a consacré un ouvrage entier au procédé. On pourrait donc imaginer que V. Maier connaissait bien mieux le travail photographique de ses contemporains qu’on ne l’a cru jusqu’ici. L’archive contient notamment plusieurs ouvrages consacrés à la photographie, et elle aurait fort bien pu, au cours de ses nombreux séjours à New York, se rendre au
!19
MoMA, qui exposait en permanence l’œuvre de photographes. Peut-être estime-t-on que son ignorance (ou sa connaissance lacunaire) présumée du travail de ses contemporains contribue à affermir sa réputation. Quant aux autoportraits, c’est leur opacité implacable, et parfois leur inventivité formelle, qui les place dans une catégorie différente de l’imagerie plus conventionnelle dont relèvent ses photographies de rue.
!
Au moment où j’écris ceci (2 septembre 2013), un nouveau récit a émergé sur la blogosphère à propos de l’œuvre de V. Maier. Si ce que Jeff Goldstein a appelé « le business Vivian Maier » semble florissant, il se pourrait que certaines difficultés juridiques concernant les droits apparaissent. Dans un petit article publié sur son blog, Julia Gray indique que l’état de l’Illinois pourrait (c’est peu probable), réclamer une part des bénéfices engendrés par la vente des tirages ou retirages des négatifs (« The Curious Case of Vivian Maier’s Copyright »). N’ayant laissé aucun testament, tous les biens de l’artiste devaient revenir aux membres de sa famille, quel que soit leur degré d’éloignement. En l’absence d’héritiers, ils devenaient alors propriété de l’État. Mais la situation est extrêmement complexe d’un point de vue juridique, notamment parce que le contenu du garde-meuble a été vendu alors qu’elle était toujours en vie (en 2007). Julia Gray décrit ainsi divers scénarios, mais qui s’appuient tous sur l’hypothèse que l’état de l’Illinois fera valoir ses droits auprès des propriétaires ou parties prenantes actuels. L’Illinois pourrait par exemple « décider, au lieu de réclamer la restitution pure et simple, d’autoriser les propriétaires actuels à continuer la vente des œuvres, à condition d’en verser les royalties à l’État. Celui-ci mettrait alors en concurrence les divers propriétaires, selon le montant des droits versés par chacun. Enfin, si ceux-ci refusaient de coopérer, l’État pourrait les poursuivre en justice afin d’obtenir la propriété des œuvres. Mais il faudrait pour cela qu’il soit reconnu détenteur légal du copyright ». Or, les documents réglant la succession ne mentionnent aucunement la propriété intellectuelle de V. Maier, c’est-àdire le copyright concernant les photographies, imprimées ou non. Le Copyright Office américain n’a pas enregistré non plus de demande concernant son œuvre. Ce qui tendrait à démontrer que, s’agissant du « business Maier », les acteurs concernés n’ont pas à s’inquiéter outre mesure. La situation est donc loin d’être satisfaisante. Mais on voit clairement ici comment les termes d’un discours « esthétique » dans l’univers de la photographie contemporaine, discours qui s’appuie sur les notions d’auteur et d’œuvre, et les réalités moins nobles du marché et de la marchandisation, de la propriété et des relations publiques, des relations avec les média et autres d’appareils, s’éclairent les uns les autres, et entrent parfois en collision. « Son grand projet, c’était sa vie », note Michael Williams. Mais le vrai « grand » projet, c’est peutêtre l’invention posthume de l’artiste.
! !
Abigail Solomon-Godeau, 2013 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Jaouën
! ! ! ! ! ! !
!20
! ©Chloe Deroy Be11evue
BE11EVUE C o n t e m p l a t i o n insaisissable
!
a musique du groupe Be11evue incarne-t-elle une saison ? Un moment furtif ? De ceux qui inévitablement nous aimantent vers les méandres de la nostalgie, en déterrant un souvenir enfoui ? Ecouter cette musique c’est enfin s’autoriser à prendre le temps de la contemplation. Les titres qui composent leur premier EP autoproduit, nous donnent la possibilité de se recentrer, de se rassembler en nous-même, et pour nous-mêmes, à une époque où nos obligations nous diluent dans le temps.
L
!
Adèle (20 ans) et Florian (26 ans) nous téléportent sans violence, ni contrainte entre l’aube et le crépuscule, dans une atmosphère vaporeuse où la nuit cohabite avec le jour. Les mélodies qui sillonnent entre les battements des boîtes à rythme, s’échappent des dogmes, pour se dissoudre dans l’air s’offrant à qui voudra les saisir. Difficile d’enfermer cette musique insaisissable, de la classer dans une catégorie tant elle revendique sa liberté en explorant tous les styles. Ceci étant posé, le binôme n’oublie jamais que la liberté n’est pas l’ennemi de la rigueur et se veut méthodique.
!
Leur collaboration se nourrit d’esquisses que chacun offre à l’élaboration des morceaux. Alors, leurs deux univers dialoguent pour en former un troisième. Adèle et Florian partagent le chant mais chacun contribue à révéler soit par la guitare et les samples, pour Florian, soit par les volutes du synthé pour Adéle, les paysages sonores que leur musique nous révèle…
! ! !
A.G.
! ! !21
!22
!23
« le corps ne se pense pas»
E n t re t i e n av e c
T h o mas
Lebrun ! !
Interprète pour les chorégraphes Bernard Glandier, Daniel Larrieu, Christine Bastin, Christine Jouve ou encore Pascal Montrouge, Thomas Lebrun fonde la compagnie Illico en 2000, suite à la création du solo « Cache ta joie ! ». Implanté en région NordPas de Calais, il fut d’abord artiste associé au Vivat d’Armentières (2002-2004) avant de l’être auprès de Danse à Lille / Centre de Développement Chorégraphique de 2005 à 2011. Thomas Lebrun s'impose comme celui qui a donné un second souffle au Centre chorégraphique national de Tours (CCNT), en s'inscrivant dans la diversité des publics, des compagnies et des danseurs.
! !
Peut-on parler de clivage entre la danse contemporaine et la danse classique ? Non, plus aujourd'hui. C'était la guerre à l'apparition de la danse contemporaine, car soi-disant, elle n'était ni technique, ni académique. Mais les frontières qui pouvaient exister il y a quelques années ne sont plus d’actualité. Il est apparu entre temps différents courants comme la non-danse, la « danse conceptuelle », les « mouvementistes »... Il n'y a pas une danse contemporaine mais une pluralité qui peut parfois souffrir de difficulté de cohabitation.
! !
Quel est votre rapport au corps ? C'est un outil et un moyen d'expression. Ce qui m'intéresse quand je travaille, c'est la qualité et la physiqualité des danseurs modifiant nécessairement la pièce, c'est comment ils investissent et déforment une écriture. Comment leur corps et leur bagage s’approprient mon écriture.
! !
Qu'est ce qui relie le mouvement à sa signification ? Souvent, les gens veulent donner un sens à chaque proposition chorégraphique, voire même à chaque mouvement. C'est la marge entre le sens et le sensible. Certaines personnes sont touchées par une pièce, mais elles ne savent pas pourquoi. Elles ont reçu une dynamique, une émotion, et c'est ce qui m’importe. La signification vient de l’interprète et de son interprétation.
! !
Y a-t-il une frontière entre le théâtre et la danse contemporaine ? Non, on s'en fout des frontières. En général, ce n'est pas l'artiste qui met les frontières, ce sont ceux qui reçoivent les œuvres qui en mettent, car ça les rassurent de catégoriser. Dans une performance, on peut mélanger danse, arts plastiques, musique, théâtre... Et une frontière, ça se passe !
!24
! !
Arrive-t-on à une multidisciplinarité ? Je pense que la multidisciplinarité a toujours existé. Simplement, elle est plus prégnante aujourd'hui. On propose des choses différentes, mais au temps de la Cour existaient déjà des ballets-opéras où étaient mélangés texte, danse, musique et décor. Ça se présente différemment, mais on n'invente rien. Je pense fondamentalement qu’il n'y a pas d’innovation.
! !
L’innovation est-elle réellement absente aujourd’hui ? L’innovation, depuis toujours, est mise en avant et demandée. On remarque une frénésie consumériste : Il faut constamment et continuellement trouver de nouveaux goûts, de nouvelles saveurs. On privilégie « les jeunes » rapidement, les « nouveaux talents », l’émergence aussi car l’argent est plus difficile à trouver pour la culture. Accompagner des compagnies expérimentées coûte plus cher, mais c’est aussi parfois plus rassurant. Je souhaite que le CCNT reflète une grande ouverture de l’art chorégraphique innovante ou non.
! !
Quels ont les axes de la programmation de la saison 2013/2014 ? En un mot : la diversité. J’essaye de trouver une diversité dans les propositions en n’hésitant pas à accueillir des travaux amateurs lors du festival Tours d’Horizons que nous organisons chaque année au mois de juin par exemple. Montrer que la danse c’est de l’envie, du travail, de la diversité, du plaisir...
!
Entretien réalisé par Marieke ROLLIN
PROGRAMMATION CLAIRE DITERZI SEB MARTEL THOMAS LEBRUN RAPHAËL COTTIN ODILE AZAGURY VÉRONIQUE TEINDAS & DEBORAH TORRES EMMANUEL GAT / COLINE CCN BALLET DE LORRAINE EDMOND RUSSO & SHLOMI TUIZER HERMAN DIEPHUIS ANNE-LAURE ROUXEL FESTIVAL TOURS D’HORIZONS : DANSE & PATRIMOINES ACCUEILS STUDIO SOPHIE BOCQUET JÉRÔME MARIN
© Frédéric Iovino — licences : 1051624 - 1051625 - 1051626
C L A U D I A M I A Z Z O & JEAN-PAUL PADOVANI ABDERZAK HOUMI MARTINE PISANI ALAIN BUFFARD CÉCILE LOYER RÉSIDENCES DE CRÉATION CHRISTIAN UBL VIVIANA MOIN C H R I S T I N E CO R DAY RAPHAËL COTTIN
!25
02 47 36 46 00 – WWW.CCNTOURS.COM https://www.facebook.com/centrechoregraphiquenationaldetours
L’image-saudade iconographie photographique d’un sentiment ambigu P
a
r
S
a
m
u
e
l
d
e
J
e
s
u
s
!
uels liens la saudade, expression majeure de la littérature portugaise du XVIe siècle peut-elle a priori entretenir vis-à-vis de la photographie contemporaine? Difficilement traduisible, la saudade nous éveille un être ou un lieu cher dont l’absence ou la perte nous cause autant de tristesse que de joie. Expression littéraire et artistique majeure, la saudade, sentiment singulier de la culture lusophone, s’est progressivement transformée en un sentiment universel. Universel, dans la mesure où ce sentiment ne désigne pas un espace : « homogène, vide et silencieux », mais bien « l’espace de notre perception première, celui de nos rêveries, celui de nos passions qui détiennent en elles-mêmes des qualités qui sont comme intrinsèques » (Foucault, 1994 : 754). La saudade rappelle sans cesse la perte, « pire que l’oubli qui rend la douleur étrangère », laissant son sujet : « prisonnier d’une conscience qui lui fait pleinement éprouver le vide qui l’habite » (Braz, 2005 : 71). Néanmoins, ce sentiment nous conduit vers « une expérience universelle, commune à tous les hommes et à toutes les sociétés. C’est l’expérience du voyage et du transitoire, de la démarcation et de la conscience réflexive du temps » (Braz, 2005 : 71). Par capacité à éveiller, comme par égarement, et sans vraiment prévenir, le doux et triste souvenir de notre objet manquant. En ce sens, déterminer une possible manifestation de la saudade dans l’image photographique finit par la mettre elle-même au défit de son propre principe consignateur, à vouloir rendre éternellement présent ce qui est par essence indéfiniment absent, et faire ainsi « surgir quelque chose du fond sur lequel s’enlèvent des figures elles-mêmes plus ou moins fantomatiques » (Damisch, 1991, 16-17). Le nom actuel de saudade résulte ainsi de plusieurs modifications intervenues principalement entre les XIIIe et XVIe siècles. On attribue communément comme base étymologique au nom de saudade celui du pluriel latin solitates, qui a donné le nom pluriel de solidões, à partir de la racine solu que l’on retrouve dans l’adjectif portugais só [seul] En conséquence, ces deux bases étymologiques produiront les formes primitives des mots suidade, soedade et soidade, cristallisées en quelque sorte dans la forme moderne de saudade. Carolina Mickaëlis de Vasconcelos lui attribue, de plus, des racines provençales en considérant que « quelques troubadours étaient déjà arrivés à associer à la soidade, la signification de ‘sensation de solitude [soidão ou solidão] et d’abandon que l’amour et l’absence inspirent’ » (De Vasconcelos, 1996, 35-36). L’un des plus célèbres poètes portugais de l’époque, Almeida Garrett, l’exprimera dans l’un de ses plus beaux vers, par la métaphore d’une « délicieuse souffrance de cruelle épine » :
Q
!
Saudade ! Goût amer des malheureux, Saudade ! Délicieuse souffrance d’une cruelle épine, Qui est en train de me repasser dans l’intime poitrine. Avec la douleur que les seins de l’âme dilacèrent Mais une douleur qui prend plaisirs – Saudade! (Garrett, 1996: 8)
! !
I. Ontologie d’un sentiment contradictoire. Que peut donc nous évoquer le sentiment de saudade ? Selon Christian Auscher, ce sentiment : « […] Mêle en lui soledade et saudação, la solitude et le salut de ceux qui se quittent ou se retrouvent. Moins introspective et sombre que le spleen, moins définitive que le regret, nostalgie
!26
qui serait aussi ‘nostalgie du futur’, elle est ‘un mal dont on jouit et un bonheur dont on souffre’ » (Auscher, 1992 : 68). D’une manière générale, la saudade désigne un sentiment exprimant simultanément la joie, la solitude et la tristesse. Un sentiment que le philosophe Manuel Alves Pardinhas identifie en tant que « conscience de la perte » : c’est le désir de superréaction dans notre conscience, l’amour de personnes et d’affects de choses et de lieux qui nous ont appartenus et qui continuent, par miracle psychologique, d’être nôtres dans le souvenir et le revivre de la saudade » (Pardinhas, 1976 : 29-30). Ce désir de superréaction n’est autre que le deuil de ce qui est perdu, invitant son sujet à rompre avec une sorte de souvenir léthargique, propre de la mélancolie. Son phénomène reste donc dépendant d’une conscience intime du manque, à la fois commun et universel, que l’on peut communiquer, mais que l’on ne peut transférer à autrui. En conséquence, ressentir de la saudade envers un objet ne peut donc se traduire que par la transmission d’un désir ou d’un affect tel que la tristesse, la solitude. Au caractère intraduisible de ce terme, s’ajoute celui de sa propre signification. L’intransposabilité de la saudade, en tant que terme source, a pour premier effet d’éluder le caractère unificateur de son signifié. Si bien qu’Antonio Braz considère ainsi que cette difficulté sémantique provient avant tout du fait que : « chaque langue structure la réalité à sa façon et établit par là son propre monde, autrement dit, élabore des éléments de la réalité qui lui sont particuliers » (Braz, 2005 : 29). Comment cette réalité peut-elle exprimée par la représentation photographique d’une image-saudade ? Prenons pour exemple une photographie de Jean Dieuzaide datée de 1950. Elle présente une scène typique qui se déroule dans un cabaret du quartier célèbre de l’Alfama, à Lisbonne, où se chante traditionnellement le Fado. Le traitement de la lumière insiste d’emblée sur tout l’effet dramatique contenu dans cette scène. Les personnages se répartissent autour d’une table, absents ou attentifs à la déclamation du chant de la fadista (chanteuse de fado). Tous les regards des personnages se détournent de l’objectif, plongés dans une véritable contemplation, un profond recueillement intérieur, y compris le guitariste du bord inférieur gauche qui nous tourne le dos et dirige son regard vers la chanteuse. Elle-même lève les yeux vers le ciel : présente physiquement, l’expression de son visage reste néanmoins entièrement captivée par la mélodie. Un second élément important se rapporte au groupe des trois hommes assis dans le fond de la pièce, dont deux placés sont dans la pénombre. L’un d’entre - eux est « figé » dans une pose typique du registre iconographique de la mélancolie, symbolisée par la tête soutenue par une main. L’éclairage dirigé sur cet homme et la chanteuse révèle un effet performatif produit par le chant: non pas générateur, en soi, d’une action mais bien d’une pose. Si bien que la sentiment saudade s’inocule ici au travers de cette pose, par un propre mouvement de « rétention » : introspective et centrifuge, elle rassemble, concentre, voire paralyse de toute sa force son sujet qui la ressent à l’intérieur de lui-même.
! !
II. Une conscience spécifique de la perte. La conscience de l’objet de saudade diffère selon la manière dont il se perçoit: ce souvenir peut être d’ordre direct, si l’objet « capté » dans le réel est représenté immédiatement à l’esprit. Il est au contraire d’ordre indirect si cette représentation ne provient pas directement depuis nos sens mais détournée – via le souvenir, le rêve, une idée mystique –, signalant, localisant simplement son objet, comme cela peut être le cas d’une photographie. De la même manière, une image sera considérée comme adéquate, si sa perception consiste en une copie fidèle de la sensation. Ce sentiment contient donc un signifiant complexe : dynamique et modulateur car agissant, dans notre perception de l’espace et du temps. La saudade rend compte d’un état et d’un sentiment constamment réinventé, à travers ce que Gilbert Durand dénomme une motivation, soit le résultat d’« une catégorie compacte [...] de détermination, tels que "les signes" » (Durand, 2003 : 32). Au contraire du caractère arbitraire du signe, l’image est donc toujours symbole par sa motivation, par la possibilité que possède le symbole de produire une forme « déterminée » à ce qui est impossible de percevoir. En tant que symbole, l’image possède une forte capacité suggestive ouvrant vers ce que Durand désigne par épiphanie, soit une apparition qui donne lieu à l’indicible au sein de son signifiant : « [...] Le symbole est l’épiphanie d’un mystère. Le sens inexprimable s’exprime en se
!27
localisant dans le symbolisant. Mais toute localisation lexicale nécessite à son tour de se lester de sens » (Durand, 2003 : 64). Si la saudade est éprouvée de manière singulière, son signifié se rapporte toujours au même substrat universel : la perte ou l’absence de l’être aimé, d’un ami, d’une terre lointaine ou d’un moment jadis vécu. C’est l’exemple d’un portrait d’une vendeuse de rue de la ville de Salvador, au Brésil, photographiée par Marc Ferrez en 1875. Représentée de trois-quarts, l’objectif implicite classificatoire de cette photographie n’efface pourtant pas le lointain souvenir de ses racines africaines, dont les nombreux bijoux exposés sur son vêtement européen, représenterons parallèlement : « les mêmes éléments qui [la] condamnèrent à la disparition (la couleur de la peau, l’élégance de la prestance) » (Lissovski, 2007 : 77). Saisissant dans le texte et la mélodie un mode d’expression dont l’intensité n’a d’égal que son mystère, la saudade délimite également dans l’image son propre espace de représentation. Ce constat prévaut également lorsqu’il s’agit de traiter de la photographie contemporaine, dont l’un de ses aspects majeurs consiste justement à se jouer des frontières, les défier, jusqu’à les effacer : en passant d’un simple régime essentiellement informatif du « style » documentaire, aux doutes et aux ambigüités convoquées et mises en œuvre par un régime d’ordre artistique. La photographie implique autant une relation à l’unique (par l’acte qui lui donne existence, son archè) qu’une relation au divers (par sa possibilité reproductrice infinie d’un réel). En consignant sur une surface homogène (son support) ce qui reste avant tout de l’ordre de l’hétérogène, nous pouvons ainsi attester de l’importance de ces caractères en ce qui concerne la mise en image de la saudade. La notion de mise en image est ainsi employée et développée par Théodore Adorno tentant de redéfinir la notion d’œuvre d’art. Adorno envisage sa redéfinition considérant alors les propres conceptions matérielles face auxquelles un artiste est conduit à être confronté, à une époque donnée, tout comme l’idée de materiau. La définition et la validité du matériau naît du rapport de l’esprit qui le compose, vis-à-vis de son « autre », un autre hétérogène, contenu dans la nature, considérant néanmoins que seul le matériau, à la différence de l’esprit, porte en lui-même le moment sensible dans l’art. C’est pourquoi il réfute ainsi toute idée d’un matériau exclusivement spirituel. Paradoxalement, selon ce même raisonnement, le moment sensible, par son caractère hétérogène, ne peut être définit en réalité que dans son rapport à ce qui n’est pas sensible, c’est-àdire dans son rapport au spirituel :
!
Les œuvres d’art qui, avec raison, dévalorisent l’excitation sensible, ont pourtant besoin d’éléments qui portent le sensible pour, selon le mot de Cézanne, se réaliser. Plus elles persévèrent, avec conséquence et sans arrière-pensée, dans leur spiritualisation, plus elles s’éloignent de ce qu’il y aurait à spiritualiser. L’esprit de ces œuvres, pour ainsi dire, flotte au-dessus d’elles : entre lui et les éléments qui le portent, il y a la béance des gouffres (Adorno, 1989 : 27).
! !
III. Du mot vers l’image : un montage singulier de la mémoire. Si cet esprit flotte au-dessus de l’œuvre, il peut néanmoins quelquefois l’incorporer plastiquement, du moins sous forme métaphorique. C’est l’exemple d’une œuvre récente de l’artiste-photographe brésilienne Rosângela Rennó, Expérience de cinéma [Experiência de cinema], datée de 2005. Placée dans une pièce sombre, elle se compose d’un tuyau hydraulique percé de nombreux trous desquels s’échappent des rayons de vapeur d’eau. Cette vapeur d’eau est éclairée par la source lumineuse d’un projecteur de diapositives représentant d’anciens portraits photographiques. Cette installation « hybride » unifie, au sein d’un unique dispositif, l’expérience photographique et cinématographique. L’apparition et la disparition de ces images crée, par conséquent, une mise en image explicite opérée de l’image - saudade, autant par le choix iconographique que par la redondance « spectrale » de l’image ainsi obtenue : images d’un passé fixé, puis retranscrit dans sa nouvelle matrice. Projetées à la manière d’un souffle lumineux sur la surface vaporeuse de ces tubes d’air, formant un écran éphémère. Elles s’inscrivent dans un mouvement perceptif de nouveau inversé où : le virtuel se rapproche de l’actuel pour s’en distinguer de moins en moins [...] la perception actuelle a son propre souvenir comme une sorte de double immédiat, consécutif ou même simultané (Deleuze, 1996 : 183).
!28
L’image-saudade se constitue donc comme l’un des résultats produits par l’acte photographique : enregistrer un objet, le fixer et en perpétuer le souvenir. Contrairement à l’idée généralement reçue, voulant qu’un souvenir ne serait qu’une simple image virtuelle d’un objet actuel – son double voire son image réfléchie sur le miroir –, cet effet miroir est lui - même présent dans un dernier exemple qui démontre de façon implicite, comment l’image-saudade peut émaner d’une démarche qui consiste, par exemple, à réunir une collecte d’archives qui viennent « ressusciter » en quelque sorte le temps passé. Il s’agit d’une série d’autoportraits réalisés en 1992 par l’artiste-photographe Bruno Rosier. L’esprit de saudade y surgit, dans ce cas précis, de manière indirecte, c’est-à-dire sans aucune anticipation. Elle est le fruit d’un hasard, d’une coïncidence, qui a conduit l’artiste à faire une curieuse découverte. Se promenant dans un marché aux Puces, Rosier y découvre vingt-cinq tirages photographiques, datés entre 1937 à 1953, ayant pour unique protagoniste un homme photographié, seul, devant des sites célèbres du monde entier. Cette découverte sera le point de départ d’une série photographique d’autoportraits dont la démarche consista à revisiter les mêmes poses de cet individu anonyme. Ce que cet exemple a de plus surprenant, réside non seulement dans le fait que cette posture photographique questionne, à rebours, l’acte photographique même qui la fait naître – par l’image figée d’un passé-présent qui devient lui-même, inexorablement, un temps passé. Il en résulte une posture qui s’approprie une saudade d’autrui, inconnu, éveillant ainsi de nouveau une étrange étrangeté de soi, hors de soi, menant au vertige. De ces autoportraits multiples conduits selon une seule et même logique, émerge un effet quelque peu troublant, dérangeant : celui du double, identique et à la fois différent, dont l’identité tend à disparaître pour ne faire plus qu’un, à force d’être consignée dans une suite de situations analogues. Peut-être est-ce en réponse face à cette fuite inexorable du temps, ou tenter du moins d’en atténuer l’angoisse, par la promesse d’un retour éminent de son objet, que la saudade vient ravive, telle la piqûre d’une cruelle épine, l’expérience que nous éprouvons du monde. Si l’usage de la photographie s’avère être inconsciemment une lutte contre le temps, elle l’est aussi contre la mort, et en premier lieu la mort de la mémoire qui ne reste, selon Jean Starobinski, qu’un infini jeu de miroirs aux reflets successifs qui valent pour une autre réalité:
!
Une réalité où les miroirs ne produiraient pas un simulacre dégradé, blessé et blessant, mais un éclat sans défaut. Tel est le rêve. [...] Le rêve, qu’interrompront brutalement les ténèbres du vrai ciel, développe la magie d’un immense miroir mouvant, et composé lui-même d’infinies surfaces miroitantes (Starobinski, 1997 : 86).
! !
BIBLIOGRAPHIE:
! ! !
Adorno, T.W. 1989. Théorie esthétique. Paris : Klincksieck. Alves Pardinhas, M. 1959. « A Psicologia da Saudade ». Revista Lumen, n° 23, pp. 29-30. Auscher, C. 1992. Portugal. Paris: Points. Braz, A. 2005. Le Singulier et l’Universel dans la Saudade. Paris: Editions Lusophones. Damisch, H. 1991. Préface. In : Denis Roche. Ellipse et laps. Paris: Maeght Editeur. Deleuze, G., Parnet, C. 1996. Dialogues. Paris : Flammarion. Durand, G. 1992. Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire. Paris : Dunod. Foucault, M. 1994. Dits et écrits – vol. IV [1980 – 1988]. Paris : Gallimard. Freud, S. 2005. Métapsychologie. Paris : Folio Gallimard. Garrett, A. 1996. Plaisir et souffrance. Paris : L’escampette. Lissovski, M. 2007. O visível e os invisíveis : imagem fotográfica e imaginário social. In : O choque do real : estética, media e cultura. Rio de Janeiro : Rocco. Mickaelïs de Vasconcelos, C. 1996. A saudade portuguesa. Coimbra: Guimaraes Editores. Starobinski, J. 1997. La mélancolie au miroir, Trois lectures de Baudelaire. Paris: Julliard.
! !29
! Les Ménageurs d’Oubliettes
D e
V a l é r i e
I l l u s t r é
!
p a r
M
F a n n y
N A M R o u p n e l
! aintenant tout est fini. Tout pourrait aussi recommencer. Ailleurs. Je crois donc de mon devoir de relater cette très curieuse histoire, ceci avant tout pour vous mettre en garde contre certains types de créatures probablement nuisibles à l’humanité.
C’était en fin de matinée, au printemps dernier. Il faisait chaud pour la saison et on ne trouvait un peu d’air qu’au bord du fleuve. J’y lisais donc paresseusement mon journal, assis sur un banc public, rêvassant plus que je n’étais attentif à ma lecture. De l’échoppe d’une diseuse de bonne aventure, j’ai vu un bonhomme sortir en furie, il bondissait comme un diable et hurlait en direction de l’établissement, complètement essoufflé de colère. Vous... vous, mais vous n’êtes pas du tout au fait des choses. Vous ne savez pas quelle vie, oui, quelle vie j’ai menée. J’ai absorbé et digéré des quantités d’informations moi, pour des gens comme vous qui n’y comprennent rien, rien de rien. Et après tout ça, il faut encore les filtrer, les épurer, les transformer parfois et même les contourner quand elles sont trop compliquées, trop brutales pour des gens tel que vous qui n’y
!30
comprenez décidément rien. Toute cette somme de faits bruts à diffuser auprès des gens, vous croyez que c’est commode ? Et bien moi, pauvre homme, j’ai mes limites aussi. Cette accumulation de vérités, je ne la supporte plus, j’ai décidé d'oublier tout ce bazar qui encombre ma cervelle. Il me faut un philtre, un remède pour lutter contre mon mal, car c'est bien un étranglement quotidien que je vis et ne pensez pas que je sois le seul ! Mais moi, je travaille depuis trente- deux ans, Madame, et j’ai bien droit à un peu de repos ! Et vous- même, chère tracassière, oseriez-vous prétendre, auriez-vous ce culot d’affirmer n’avoir en rien besoin de quelque secours en matière d’oubli ? Avec toutes les histoires qu’on vous raconte, je vais vous dire en deux ou trois mots ce que j’en pense, oui je veux dire que, vous la première, vous auriez grand besoin d’un bon coup de vent dans la cervelle. Comme je n’entendais pas la réponse et que ces propos semblaient bien étranges, j’avançais un peu l’oreille. Le bonhomme continuait : - Ah ! Vous osez, vous osez ! Sorcière ! Mais ne serait-ce que d’y songer... c’est un miracle d’absurdité ! Prétendre de cette manière, mentir, duper son monde, berner un parfait vieux singe, qu’en savez- vous si une oubliette dans la tête de temps à autre ne serait pas un soulagement ? Ce jour-là j’ai rencontré Bernard Moncours. Après s’être emporté de la sorte, il a semblé si abattu qu’il s’est assis sur le banc, à côté de moi. A peine installé, il a commencé à marmonner, il se racontait son histoire à lui-même comme pour se convaincre de la singularité de son malheur. Comme son discours avait fait une forte impression sur moi, j’ai écouté attentivement et l’objet de ses soucis était réellement étonnant. J’ai vu et entendu tant de choses, tant. Je suis Bernard. Je suis un homme sérieux. Ma tâche est d’importance, j’ai de très lourdes responsabilités, par conséquent je suis un homme sérieux, extrêmement sérieux. Je distribue des souvenirs ou j’apporte des nouvelles. Souvent les deux en même temps. Tous les hommes ne savent pas comment ils se sont construits ni même comment ils continuent d’exister. C’est précisément mon travail, depuis longtemps, de faire que l’Histoire soit commune à tous les hommes. Je leur crée des repères, de cette manière je leur permets de savoir où ils vont et pourquoi. Je suis en quelque sorte un guide qui les aide à apprendre comment ne pas perdre pied dans cette époque complexe, comment grandir et vivre les uns avec les autres. Les hommes ont une fâcheuse tendance à oublier, surtout ce qui est essentiel d’avoir toujours à l’esprit. Tandis que moi je porte le poids de la conscience humaine, la plupart d’entre eux se montrent négligents et insouciants, ils commettent tant et tant d’erreurs qu’il ne faut pas s’étonner de la pagaille qui règne sur cette planète. Maintenant je commence à vieillir et après tant d’années d’archivage de faits, de gestes et d’évènements extraordinaires ou quotidiens, il n’y a plus tellement de place dans ma tête. Il n’y a plus de place pour moi.
!31
Ces derniers temps, je me suis occupé de faire un peu de ménage dans mes souvenirs, balayer les histoires qui n’intéressent plus personne, pas même moi. Avec application j’ai trié, répertorié et trouvé des centaines d’anecdotes à jeter, devenues inutiles. J’ai essayé de m’en débarrasser, en vain, les vieilles histoires ont la peau dure.
En désespoir de cause, je suis aller trouver des magiciens, des médecins et des sorciers pour chasser ces idées tenaces et avoir des pensées bien à moi pour mes vieux jours. Rien. Ma mémoire se refuse toujours à enregistrer autre chose que ce à quoi elle est habituée. Elle ne retient que les informations générales, celles qui concernent la communauté des hommes, et ce jusqu'au moindre détail mais, de ma vie à moi, pas une miette. Il faut dire aussi qu’il a peu de chose à se rappeler. Je ne me suis jamais marié et s’il y eut une fiancée un jour dans ma vie, cela fait bien longtemps que son visage s’est égaré parmi ceux de dames plus célèbres. Ma fiancée à moi n’intéressait personne si bien que ma mémoire ne s’est pas attachée à elle. C’est certainement pourquoi un jour elle s’est esquivée. Je ne sais plus après combien de temps je me suis aperçu de son départ ; je crois qu’elle était partie depuis des années déjà. Mais, pour moi, c’était comme hier puisque je venais de m’en ressouvenir. Même la tristesse de l’avoir perdue s'est évanouie rapidement. On pourrait penser que c’est une chance, que cela m’évite des souffrances. En réalité c’est une nostalgie sans objet qui est ancrée au fond de moi et cette chose est pire qu’une douleur dont on connaît la cause et dont on sait qu’elle s’effacera tôt ou tard. Voilà, ma vie est ainsi faite, ma tête ainsi construite qu’elle ne me permet pas d’avoir un jardin secret comme on dit, des idées juste à moi, une personne aimée par moi seul. Cela me préoccupe tellement de mourir avec les idées des autres, de partir habité seulement par l'histoire collective, tout cela me rend à ce point malheureux que j’ai décidé de jouer le tout pour le tout, bien que ne sachant pas encore de quelle manière. J’ai commencé, comme tout le monde à lancer des prières dans le désordre et dans tous les sens. Tous les dieux y sont passés, les saints et aussi le diable et ses anges déchus. J’ai supplié que l’on m’aide à vider le trop plein de connaissances ou, à
!32
défaut, que l’on m’accorde la faveur d’un espace mental intime. Mais toujours, rien ne s’imprime que ce qui est utile à tout à chacun et ma propre vie se passe sans que je puisse me retourner sur elle. Je regardais mon voisin de banc avec stupéfaction, le récit qu’il venait de faire m’apparaissait tout à fait invraisemblable. A présent, toute sa fureur était retombée, il était juste las, visiblement découragé. Moi-même, je fais partie de ces personnes qui ne savent pas regarder très loin autour d’elles, si bien que j’ai peine à démêler ce que le monde raconte. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’achète les journaux. Sans les lumières de leurs rédacteurs, le flot des nouvelles me paraît incompréhensible, tout s’enchaîne si vite que les rapports de causes à effets m’échappent tout à fait. Contrairement à l’homme triste, ma vie et ce qui s’y attache m’absorbent tant que j’ai du mal à me concentrer sur autre chose. J’avais encore dans les mains le quotidien que distraitement je lisais tout à l’heure. J’eus honte tout à coup d’accorder si peu d’importance aux évènements qui rendaient impossible l’existence de ce pauvre type. Considérant mon journal, je me disais que pour lui tout était là, qu’il employait tous ses instants à rassembler cette matière et qu’elle le rongeait entièrement. Je devais le regarder avec insistance car à son tour il se mit à me dévisager et demanda : - Vous comprenez, vous, quel enfer c’est de vivre ainsi ? De n’avoir pas de passé, un présent si maigre qu’il ne concerne qu’une fraction de seconde avant de s’obscurcir définitivement ? De penser surtout que l’avenir sera de même ? Vous imaginez ce que c’est de ne pouvoir s’attacher à personne qui n’ait un rôle
notoire ou ne soit populaire ? Qu’une personne anonyme, même si elle m’est précieuse un moment, ne peut que me mépriser puisqu’elle prendra les défaillances de ma mémoire pour de l’indifférence ou de la vanité ?
!33
Ma vie se passe à courir après les informations, à décortiquer les faits et à tisser des liens entre l'histoire passée et notre époque. Ces analyses rendues publiques me laisse vide, incapable de digérer autre chose jusqu'au prochain événement. Durant les semaines qui suivirent, j’ai revu ce Monsieur Bernard à plusieurs reprises, d’abord par hasard puis nous avons convenu d’entrevues régulières dans un petit café où il avait ses habitudes, ce qui lui permettait de ne pas oublier nos rendezvous. Son état s’améliorait à vue d’œil, il finit même par me reconnaître sans que je sois obligé de lui rappeler les circonstances de notre rencontre.
Il m’avait confié que ses prières avaient été exaucées. Très intrigué d’en savoir davantage, je le questionnais sans relâche. Il restait discret, semblant vouloir vérifier quelque chose avant de confier son secret. Ces derniers jours, je me suis rendu au petit bistrot sans jamais l’y trouver. Ce matin le garçon de café m’a tendu une enveloppe : - C’est de la part de votre ami, vous savez, le reporter... Ce n’était pas un courrier signalant son départ pour une mission à l’étranger comme je m’y attendais. Il contenait cette histoire : Après tant de baisers déposés aux pieds des vierges, un phénomène étrange s’est enfin produit. Un jour, faisant mon travail comme d’habitude et collectant les histoires du monde, j’étais si inquiété par cette perspective de mourir sans rien à moi et par ma tête trop pleine, qu’en rentrant chez moi je me suis assoupi. Les tracas de ce genre sont tristes et épuisants. Toute la journée j’avais fait en sorte que les gens se souviennent et, à mon réveil, rien de ma collecte d'informations n’était resté dans mon cerveau. J’ai eu beau le visiter en long en large et en travers, la salle des archives s’arrêtait au dossier du 12 juillet,
!34
de la journée du 13, aucune trace. Je suis un homme méticuleux et j'apprécie le classement rigoureux des données, cette méthode m'épargne d'ailleurs nombre de soucis. Les dossiers à rubans comme à l'accoutumé étaient bien alignés et s'arrêtaient indubitablement au 12 juillet. J'en concluais que ma mémoire s'assouplissait, que la journée du 13 avait été si pauvre en événements que la création d'un nouveau dossier ne se justifiait pas. Cette idée m'emplit d'allégresse et je me décidais à poursuivre la visite. J’ai regardé ma mémoire de tous les côtés et soudain, dissimulée derrière une armoire remplis de vieux décrets et de lois dépassées, je l'ai vue : la caverne de mes souvenirs brusquement éclairée, comme si jusque-là elle avait été protégée par l’ombre. C’était un peu comme si, bouleversé par ces désordres, j’avais sans le vouloir changé l’angle d’éclairage.
Elle était sombre, sonore et en fouillis avec des coffres, des malles et des rangements de toutes sortes mais tout cela un peu vide. Çà et là j’ai reconnu des images familières, de mon enfance, le sourire de cette amoureuse de jeunesse qui m’émut violemment. Sur un pan de mur, tout un nouvel espace vide, bien déblayé, avec des étagères et des tiroirs, se trouvait à ma disposition pour entreposer les expériences que la vie qui s'offrait maintenant à moi allait me permettre d'accumuler. J’étais complètement retourné de bonheur, heureux d’avoir toute cette place pour mes souvenirs, juste les miens, et aussi forcément un peu perplexe. Heureux de ma découverte, je me suis mis à fureter partout, dans chaque recoin. Pendant des heures et comme à mon habitude, cela en est presque un tic énervant et dont je ne peux m’empêcher, je griffonnais jusqu’à en avoir mal dans l’épaule tout ce que je redécouvrais. Pour avoir une preuve. Pour être sûr que ce n’était pas un tour de l’imagination. Car, les voyages qu’on entreprend comme ceux-là dans sa propre tête sont souvent comme une douce rêverie, on se perd, on s’évade et de retour, on est plus trop sûr de savoir quel chemin on a emprunté, quelles rencontres on y a faites.
!35
Un autre jour, revenant vers ma caverne, j’eus la solide sensation que le fouillis était moins dense et qu’il y manquait des éléments. Habitué comme je le suis à ne pas trop faire confiance à ma mémoire intime, je me suis mis en quête de ma liste pour comparer les souvenirs y figurant et ceux stockés autour de moi. J’ai fait plus attention, j’ai mieux ouvert les yeux. Ce jour-là tout était vraiment clair, peut-être parce que plus ordonné. Oui, c’était vraiment clair et la lumière presque vive. Sur les murs, il y avait de drôles de personnages qui allaient et venaient très affairés. Les uns trimballaient des objets qu’ils empilaient d’autres creusaient des larges trous dans le sol, d'autres encore fabriquaient des sortes de grilles en ferrailles dont je me demandais à quoi elles pouvaient bien servir. En voyant tout ce remue ménage dans mon propre esprit, je fus d’abord abasourdi, embarrassé, puis réellement intrigué. J'avais une vague intuition de l'utilité de ces créatures et je me décidais à vérifier la pertinence de ma théorie. Je restais donc à épier leurs mouvements. Au bout d’un moment ils se mirent à jeter les paquets qu’ils avaient faits au fond des trous. Il y tombaient en pluie des personnages célèbres, des scènes de guerre, des histoires d’amour notoires, tout ça faisait un brouhaha épouvantable. Une fois pleine, la fosse était soigneusement recouverte d’une grille fortement scellée à la paroi. Alors, tous les souvenirs et les histoires se mettaient à hurler à gémir et à pleurer. Ils essayaient de se sortir de là à toute force, se grimpaient les uns sur les autres pour tenter d’arracher la barrière métallique. Ils avaient bien compris qu’à l’ombre des oubliettes où on les avait relégués, ils étaient condamnés à mourir. Ils dépérirent rapidement et me laissèrent enfin tranquille, libre d’organiser mes annales comme je l’entendais. Les Ménageurs furetaient encore dans les coins et je me disais qu’ils étaient bien bons de parfaire ainsi leur travail. Ils trouvaient encore beaucoup de choses à jeter dans les trous profonds et je commençais à m’en étonner. Cette agitation perpétuelle m’alarmait et me rendit méfiant. Plus tard, je me suis encore inquiété de savoir s'il me restait au moins quelques notions de l’Histoire commune, soucieux que j’étais de ne pas perdre pied dans un monde que je ne reconnaîtrais plus. J’ai trop vu de personne faire n’importe quoi car elles ne savaient pas, comme je le disais, se diriger et avancer habilement dans un espace et dans un temps dont elles ne connaissaient pas les règles. Dans la salle des archives, j'ai donc cherché les dossiers à rubans essentiels, ceux que je conserve à part dans un coffre fermé. Au premier regard, j'ai su qu'il y avait un problème. Les dossiers de cette partie des archives renferment des documents concernant les périodes charnières de l'Histoire, de celles qui font basculer la destinée d'un pays. Vous imaginez sans mal qu'ils étaient épais et volumineux, je les retrouvais maintenant fins et sans consistance. Unes à unes j'ouvrais les pochettes, me débattant avec les petites attaches de métal qui retiennent les rubans et finissant par tout arracher. Ils étaient presque vides. Çà et là volaient quelques feuilles qui
!36
parlaient d'une révolution, de l'assassinat d'un président, d'un mur en Europe. Tout cela me rappelait vaguement de vieilles histoires oubliées et dont je ne savais plus précisément à quoi elles pouvaient servir. J'avais néanmoins l'intuition de la gravité de cette disparition. Je savais que c'était un dommage irréparable qui changeait radicalement mon existence et m'interdisait l'exercice de mon métier. Je m'imaginais bien que ces nouveaux trous dans ma mémoire étaient l'œuvre des Ménageurs d'oubliettes. Au prime abord, je n'avais perçu d'eux que leur mouvement de surface, un va-et-vient homogène fait pour rassurer. Il y avait une fluidité telle dans leurs occupations et dans leurs gestes, tout semblait si réfléchi, raisonnable et parfaitement rodé que la confiance s'imposait d'emblée. Après un temps, leur comportement inquisiteur me mit en alerte. Les Ménageurs, muent par je ne sais quel esprit de compétition, perdaient le sens de la mesure. La maîtrise qu'ils avaient affichée au départ devenait fièvre, ferveur malfaisante. Je les regardais s'espionner du coin de l'œil, mesurer leur efficacité, rivaliser d'entrain. Sans plus de discernement, ils brassaient et rassemblaient des quantités d'informations à qui mieux-mieux. Seule importait la rapidité et la netteté du geste. Rien ne restait de l'intelligence sereine de leur inventaire initial. Dissimulé dans un coin encore un peu sombre, j’observais ce qu’ils enfournaient à tour de bras dans les sacs avant de tout vider.
J’ai vu alors les personnages de mes souvenirs que je ne voulais plus oublier, ils atterrissaient à la pelle au fond des trous, comme les autres. Petit à petit les Ménageurs, pris d’une frénésie dangereuse, avaient perdu tout sens commun. Les petits monstres souriants qui désencombraient ma tête ne s'arrêtaient plus de fourrager dedans. Elle était tellement bourrée de trous que plus rien n’y tenait. Ils y creusaient tant et si bien que les oubliettes finirent par ne former qu’un vaste trou qui ressemblait à une fosse commune, un charnier où gisaient, entassés, les assassins
!37
et les présidents, des papes, ma fiancée, mes rares amis et toutes les histoires du monde. J’ai presque tout oublié et je remarque que le peu de souvenirs personnels qui me restent ne peuvent exister sans la mémoire commune. Je ne sais plus ce que je vis ni
pourquoi. J’agis comme un somnambule qui continue de se mouvoir par habitude mais, au fond, pour moi tout ça ne rime plus à rien. Les choses les plus simples perdent leur évidence, si j’esquisse un geste j’oublie au cours de mon mouvement à quelle action il était destiné. J’ai tenu à jour ce rapport jusqu’à aujourd’hui et je sens désormais que ces mots couchés sur le papier seront les derniers avant que je ne perde toute conscience de leur vocation. Un vague sentiment de l’absolue nécessité de faire connaître le péril de ma situation, me pousse à interrompre mon récit sur-le-champ pour le confier à quelqu'un qui en fera bon usage. Je ne sais pas qui sont au juste ces Ménageurs d’Oubliettes, s’ils sont une fantaisie née de mon imagination, la conséquence de substances auxquelles trop souvent j’eus recours pour oublier ou encore l’aboutissement d’une affection nerveuse. Mais c'est assurément la réponse à mes prières lancées sans mesure. Peut-être ont-ils toujours été là. Probablement. Les Ménageurs doivent commencer tôt dans la vie. Ils créent sûrement des dispositifs. Laborieux et prévoyants ils travaillent bien consciencieusement dans les têtes dès le plus jeune âge, préparant ainsi leur proie. Ils sauvent les gens comme certains ont tenté de sauver le monde, à grands coups de promesses perfides et finissent ni plus ni moins par tirer à vue. Maintenant que j’ai tout oublié, absolument tout, il ne me reste plus qu’à remplir le seul et dernier geste dont je suis encore capable. Sentant proche le dénouement de cette affaire, j’ai pris la précaution de
!38
préparer une enveloppe à votre nom. A cet instant, je ne garde la mémoire de son contenu que grâce à cette note : Les Ménageurs d’Oubliettes, un avertissement. Comme c’est mon métier d’informer les gens, je le transmets donc avec sérieux, pour honorer ma charge. Quand on l’a retrouvé chez lui, un peu plus tard, Bernard Moncours était inanimé. Il avait les yeux ouverts et son expression était celle d’un homme qui cherche désespérément quelque chose d’enfoui très loin en lui. Je l’imaginais suivant à tâtons les méandres de sa mémoire désolée, je le devinais glisser de plus en plus profondément dans l’abîme, cherchant un souvenir auquel se raccrocher, un sourire sans nul doute. A mes questions sur les causes de son décès, on répondit qu’il était mort d’ennui.
! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !
!39
L’equipe de redaction FAribole ! Directeur de publication! Rédacteur en Chef! Pierre-Alexandre MOREAU!
!
Secrétaire de Rédaction! Marieke ROLLIN!
!
Responsable de la Communication! Aurore GRANGIER!
!
Rédacteurs ! Thomas MOULIN! Jérôme DIACRE! Abigail Solomon GODEAU! Alexandre GILARDEAU! Marieke ROLLIN! Valérie NAM ! Conception
! artistique !
/ Illustrations!
Vivian MAIER! Victor FELISIAK! Allan SEKULA! Caroline BARTAL! Fanny ROUPNEL! Barbara KRUGER!
!
Remerciements! Nadia CHEVALERIAS Sandrine GUILLOT! Blaise MERCIER! Guy NARBEY! Pierre-Henri RAMBOZ! Jean-Pierre TOLOCHARD! Malika ZENGLI!
courriel :
! ! redaction@faribole.org! !40 !
Samuel DE JESUS!
Quarried Mesa Top, Pueblo County Colorado, 1978 Robert Adams
!
« La beauté sauvera le monde. » Dostoïevski !41
!42