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KAROLINA PERNAR
Black holes ain't so black 2019, Production Rotondes dans le cadre du cycle Cube, © Rotondes, Photo by Mike Zenari
C’est la force du Grand-Duché que de savoir recevoir ses artistes expatriés. Originaire de Zagreb, Karolina Pernar rentre pleinement dans ce processus, venue s’installer au Luxembourg avec sa famille, il y a 4 ans, après de nombreuses années à montrer son travail entre l’Italie et la Croatie. En 2016, elle fait ses premières expositions à Luxembourg à la Maison Koch de Schengen, puis au Salon du CAL pendant la Luxembourg Art Week pour y montrer un travail artistique toujours en mouvement et aux idées humanistes. D’abord designer, de par sa formation et influencée par ses parents issus de l’industrie de la mode et le joaillier Radovan Sredic, elle trouve aujourd’hui un champ plus large de création allant de la sculpture à l’installation.
GODEFROY GORDET
Vos sculptures de bois, curvilignes et tirant vers le haut, font penser à des maquettes d’architecture en mouvement. D’où tirez-vous l’inspiration de votre travail sculptural? J’aime que mon travail ait sa propre vie, qu’il communique avec les gens sur une autre fréquence, lorsque le spectateur y inscrit sa signification personnelle. En fait, je ne pense pas que ce à quoi je pensais au moment de la création d’une œuvre compte vraiment…
38 | FÉVRIER 2020 Pour moi, réaliser ces sculptures est un processus méditatif. Ces sculptures sont des sortes de journaux intimes, qui enregistrent mes réflexions, mes contemplations et mes sentiments face à la vie quotidienne.
Dans vos sculptures, comme dans From never to (now)here, ou dans Multivers et (Op)sjene, on sent une grande affection pour les courbes dans votre pratique. Pourquoi? Je ne peux tout simplement pas faire un travail avec des lignes droites. Lorsque je trace une ligne droite, je ne ressens absolument rien. Les courbes me stimulent, je me sens connectée à elles. Je vois des courbes partout autour de moi. Si vous regardez attentivement, vous remarquerez, il n'y a pas de ligne droite dans la nature. C'est peut-être parce que le monde qui nous entoure n'est pas statique, il est constamment en mouvement. Il y a 2 000 ans, Euclide écrivait dans son traité Éléments : « Une courbe n'est rien d'autre que la trace laissée par un point en mouvement».
À l’image de votre projet From never to (now)here, vous construisez des paysages irréels pour donner à y percevoir ce que vous appelez une «réalité simulée». Est-ce une façon de montrer une alternative à notre vie quotidienne, nos habitudes, nos façons de vivre? Ce sont des paysages sémantiquement vides, des scènes qui soulèvent de nombreuses questions sans réponses données. Le spectateur est invité à remplir les espaces de vides, en choisissant l'itinéraire et le voyage qu'il prendra. L'absence de vie ici en présence, reflète le degré d'aliénation contemporaine, en particulier dans les métropoles où l'individu a perdu le sentiment d'appartenance. Cette ville oubliée et abandonnée – en raison de son vide absolu – peut également être interprétée comme la ville de tous les possibles.
Vous expliquez vouloir remettre en question «les idées préconçues, les attentes du public». Quel message critique transporte votre travail artistique? Notre perception du monde est influencée par notre héritage culturel et expérientiel, ce qui rend notre point de vue unique. Mais la réalité est souvent différente de la façon dont nous la percevons. J'aime observer les gens. Leurs coutumes, relations, rituels quotidiens, pour entendre parler de leurs rêves et de leurs angoisses. Il est intéressant pour moi de voir comment différentes personnes, tout en restant dans le même espace et en vivant la même situation, réagissent différemment. Je veux souligner cette différence avec mon travail, me rappeler et rappeler aux autres que nous ne sommes pas tous les mêmes et qu'il est normal de penser différemment, de percevoir le moment d'une manière différente.
Desires are already memories 2019, © by Henri Goergen
Dans vos installations St Thomas, Crossroads, The Choice, ou dernièrement Black holes ain’t so black pour le Cube des Rotondes, le visiteur se doit de revoir sa «perception de la mémoire, du temps et de l’espace». Où souhaitez-vous amener vos spectateurs? J’aimerais transformer l'expérience des gens face à l'espace qu'ils occupent. Leur faire remarquer des choses qu’ils n’avaient pas remarquées auparavant ou leur demander de les remettre en question. J'aime jouer avec différents médias, combiner des mondes virtuels et physiques, deux mondes qui s’entrelacent, s’alternent.
Ainsi, en laissant à vos spectateurs la possibilité de s’ouvrir à leur propre imaginaire, vous redéfinissez la notion même de l’exposition qui pousse à entrevoir le cheminement de recherche d’un artiste. Est-ce à dire que la signification de vos œuvres est soumise au regard de votre public? Bien sûr. J'explore le monde dans lequel je vis en posant des questions et j'essaie de projeter cette curiosité sur les gens qui m'entourent. Chaque exposition est un dialogue. Les visiteurs sont les protagonistes de mon travail. J'essaie de leur laisser suffisamment d'espace pour y inscrire leur vision et leur sens. Je veux que mon travail soit un déclencheur de réflexion sur lequel je n'ai plus d'influence. Je ne suis pas ici pour donner des réponses, mais pour poser des questions et pour apprendre avec mes spectateurs.
Après deux années très chargées en projets et en expositions, quels sont vos projets pour la suite? J'ai été invitée par Max Presneill, directeur du Torrance Art Museum en Californie, pour participer au projet de résidence expérimentale, appelé Studio System, qui sera ouvert le 2 juin 2020 et se poursuivra jusqu'au 27 juin. C'est une tentative unique pour moi de combler le fossé entre la pratique artistique et le public dans un contexte muséal. Le visiteur du musée pourra interagir directement avec l'artiste pour discuter de ses inspirations, ses sources, ses pensées, ses sentiments et pour tracer la progression d’une œuvre.