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Du don tombé du ciel à la ressource territoriale
C’est donc sur ces propriétés particulières que nous allons nous baser pour comprendre les processus qui font que la neige peut être ou non considérée comme une ressource pour la société. Si l’on part du postulat que l’eau, sous sa forme liquide ou solide est un don, résultant de processus naturel, il est intéressant de se pencher sur le processus anthropique qui la transforme en ressource. Bernard Pecqueur a notamment travaillé sur la différenciation entre deux types de ressource, la ressource « générique » et la ressource « spécifique ». Sachant qu’une « ressource générique n’est pas en particulier liée à un espace, mais peut également se retrouver dans une multitude d’autres espaces » une « ressource spécifique naît d’un processus interactif, sa spécificité dépend de l’espace géographique ou alors du territoire » (Colletis & Pecqueur, 2005). La distinction entre les natures de ces ressources est importante, elles ont un impact différent sur l’espace qu’elles composent. Si l’on prend le cas de la neige, est-elle une ressource générique ? Ou spécifique ? Pour le comprendre, il est important d’analyser le processus de création de la ressource. Si l’on se concentre par exemple sur une image commune d’une grande marque française d’eau minérale comme Évian, on voit s’esquisser des éléments de réponse. Ce territoire haut-savoyard est réputé pour son eau en bouteille, mais également la présence de ses grands lacs et de ses montagnes. Dans la campagne marketing de la marque, il est intéressant de voir que ce qui est promu c’est le lien entre l’eau et la neige. En effet, sur le logo ce n’est pas la source qui est exposée, alors que l’eau consommée provient pourtant de sources souterraines. Ce qui est mis en avant ici ce sont les montagnes enneigées du MontBlanc. Elles renvoient alors dans l’imaginaire collectif l’image d’une eau naturelle et pure par son origine. Dans ce cas, la neige joue ainsi le rôle de ressource spécifique et générique du fait qu’elle reste un don naturel, cependant elle est associée à une image territoriale qui est celle du paysage du Mont-Blanc (Figure 31). L’exemple d’Evian n’est pas singulier, une autre entreprise de Haute-Savoie, la Brasserie Des Cimes, met en avant l’environnement dans lequel la bière est fabriquée. Entre la cime de l’Aiguille Blanche du massif du Mont-Blanc et la piste noire dans laquelle s’engage une skieuse heureuse, la neige est partout associée à ce produit. (Figure 32)
FIGURE 31 CAMPAGNE PUBLICITAIRE ÉVIAN BASÉE SUR L’IMAGE DES SOMMETS ENNEIGÉS DU MONT-BLANC. D’APRÈS EVIAN.COM
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FIGURE 32 ÉTIQUETAGE DES BIÈRES DE LA BRASSERIE DES CIMES (SAVOIE), BASÉ SUR L’IMAGINAIRE DE LA NEIGE ET DE LA MONTAGNE (À CONSOMMER AVEC MODÉRATION)
Dans un processus de création de ressources, le croisement de plusieurs produits à l’échelle du territoire permet de créer une base sur laquelle construire un projet de territoire. C’est à la suite de ce processus de construction territoriale que se dessine le paysage. On se base sur le territoire comme « une construction sociale d’un groupe composite, voire provisoire, structuré autour de ressources partagées » (Pecqueur, 2001, p. 47) L’image de certains produits est issue d’une construction entre une ressource exploitée et le paysage qui en résulte. La production d’huile d’olive AOC en est un. Les clients qui viennent acheter de l’huile d’olive ne payent pas seulement pour un produit, mais également pour le paysage qu’il crée. En effet, dans l’imaginaire des usagers, cette production est associée à un paysage dit « provençal ». Ainsi, on a vu s’associer d’autres producteurs, tel que les lavandiers. Ils participent également à l’image du produit par la construction du paysage. Cela démontre que le paysage est en partie le résultat d’un construit social sur ce qu’un site peut offrir, tout en créant du lien entre différents acteurs qui recherchent la valorisation de leur produit. Le paysage participe alors à la construction de la ressource et n’en est pas qu’une simple résultante, il permet d’en visualiser l’ensemble. Il témoigne de l’importance du lien entre le paysage et la ressource. Il existe dans l’histoire de notre société un exemple important qui a élevé au rang de ressource la glace et la neige, en créant un paysage qu’on pourrait nommer « identitaire » : les glacières, notamment dans le sud de la France.
FIGURE 33 BASSIN DE CONGÉLATION ET GLACIÈRE PIVAUT À MAZAUGUES, VAR, RÉGION PACA. D’APRÈS RANDOJP.FREE
De la renaissance jusqu’au XIXe siècle et l’avènement des glacières industrielles, le Var a connu la construction de nombreuses glacières et équipement associés (bassins de congélations…) (Figure 33). Ces installations fixes (creusées ou bâties) présentent des propriétés isothermes permettant de maintenir de la glace ou de la neige sous forme solide pour une exploitation ultérieure. En Europe, de nombreux châteaux étaient équipés d’installations spéciales pour la conservation de la glace, il en était de même pour le sud de la France. Dans le massif de la Sainte-Baume, on en a recensé plus d’une vingtaine. On peut se demander pourquoi déployer de tels moyens pour conserver de la glace dans des régions aussi chaudes ? Simplement parce qu’elles répondaient à un besoin donné à une époque donnée. La glace faisait l’objet d’une forte demande de la part des grandes villes comme Marseille ou Toulon. Elle était alors utilisée dans les commerces, les hôpitaux, ou pour la création de sorbets. On note alors la capacité des acteurs du territoire à exploiter les ressources physiques et humaines disponibles à l’époque avec une mise à profit des microclimats, des déclivités, des ruissellements, ou encore de la main d’œuvre sur place. Ces équipements ont ainsi participé au dessin du paysage Varois en s’immisçant dans le regard des habitants de la région (Figure 34). Le territoire avait donc une orientation économique tournée autour de l’organisation de la fabrique et du stockage de la glace durant l’hiver. Cette pratique nécessitant bien sûr de s’implanter sur les endroits adéquats pour installer les bassins de congélation et pour construire les immenses réservoirs que sont les glacières. Ainsi, nous sommes dans un cas typique où les conditions d’un espace spécifique et les aménagements qu’on y applique combinent leurs effets pour assurer la pérennité de la ressource. Cette fine connaissance du terrain d’implantation peut-elle être mis en parallèle avec les études menées sur les alpes françaises un siècle plus tard dans le but d’exploiter une nouvelle fois cette ressource ? Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, de nos jours, c’est en montagne que la neige est représentée, souvent associée aux pratiques de sports d’hiver et plus récemment à une certaine hygiène que l’on vient rechercher en altitude. Les « ressources partagées » autour desquelles sont construits les territoires de montagne sont multiples et varient d’un territoire à l’autre (produits locaux, énergies…) mais la neige est une des ressources principales sur laquelle s’appuie l’économie de 352 stations de ski sur tout le pays (Infographie, France Montagnes).
FIGURE 34 LA GLACIÈRE PIVAUT À MAZAUGUES, © ASER, MUSÉE DE LA GLACE, DR.
Pour conclure, la neige s’inscrit dans un processus territorial qu’il est intéressant d’analyser, mais également d’interroger selon plusieurs entrées, comme l’indique George Bertrand qui propose de traiter le territoire à travers ce qu’il nomme un « système tripolaire » qui permet trois entrées principales au sein du même territoire. « -le géosystème-source traitant des objets et des processus biophysiques qui, pour l’essentiel, sont déjà plus ou moins anthropisés ; -le territoire-ressource qui prend en compte les structures et les fonctionnements liés aux activités socioéconomiques, compte tenu des données géosystémiques et paysagères ; -le paysage-ressourcement appréhendant la dimension sensible et symbolique au travers des représentations socioculturelles. » (G. Bertrand, 2004) Les approches par le prisme des ressources constituent donc de réelles clés de lecture du territoire et implicitement du paysage qui en résulte. Elles permettent également de dégager les enjeux et le devenir d’espaces sur lesquels elles s’appliquent. Par conséquent, on peut dire que c’est à la suite d’un long processus au cours duquel une matière naturelle tombée du ciel s’est retrouvée représentée par des artistes et décrite par les scientifiques. Elle a ensuite participé à éveiller la curiosité des sportifs, fait l’objet de grandes décisions politique jumelées à une période au cours de laquelle la modernité alpine lui a permis de se démocratiser (Équipe de recherche Architecture & Lyon-Caen, 2003). Aujourd’hui au cœur des questions du devenir des territoires de montagne, la neige séduit toujours, mais elle anime un débat où tous les acteurs sont concernés. À la fois ressource générique et spécifique (Pecqueur, 2001) cette double facette renvoie à l’idée de diversification. Une diversification vers laquelle les territoires de montagnes devraient tendre en voyant leur ressource principale se raréfier avec le temps, ce qui n’empêche pas que le marché qui s’est créé autour de la ressource s’exporte loin avec en tête de gondole l’exemple du modèle Français (L’argent de la neige, 2014)15(Figure 35).
FIGURE 35 PISTE DE SKI EN AFRIQUE, EXTRAIT DE L’ARGENT , ARTLINE FILMS, 2014. EXTRAIT DE DE LA NEIGE
La neige a fait l’objet de construction dans l’imaginaire commun. La neige occupe aujourd’hui une place particulière dans l’imaginaire commun des occidentaux. Elle est emblématique de diffférents paysages, notamment dans les Alpes françaises. Ressource aujourd’hui attendue pour les territoires de montagnes qui se sont organisés autour de ses propriétés, l’or blanc, si mal nommée, n’est pas un filon d’où l’on va chercher à extraire la matière. Au contraire, elle est tombée du ciel miraculeusement pendant des années dans des espaces au climat approprié. Le changement climatique que nous connaissons aujourd’hui bouleverse cette organisation. Nous allons donc maintenant nous intéresser à la neige comme ressource, mais également comme élément du paysage sur un territoire en particulier, Bourg-Saint-Maurice
FIGURE 36 UN JOUR BLANC, LA PRÉCIEUSE NEIGE © T. MCKENZIE