entrevue | NICOLE BrASSArD
NICOLE BrOSSArD
Hommage à une sagesse visible Il y a de ces rencontres qui sont marquantes parce que les personnes, au même titre que leur œuvre et leurs dires, sont empreintes de sagesse. nicole Brossard est l’une d’entre elles. En 2008, j’ai eu l’occasion de l’interviewer et plus d’une décennie plus tard, je ne peux que réaffirmer que nicole Brossard est comme ce vin d’exception tiré d’une cuvée rare. Ses dires se savourent, un mot à la fois. Récipiendaire du Prix hommage de la Journée visibilité lesbienne 2022, nicole s’est entretenue avec ferveur au sujet de l’amour des mots, de la langue et des femmes. notre rencontre avec les mots débute à l’adolescence et vous publiez votre premier recueil de poésie, Aube à la saison, à l’âge de 22 ans. nous sommes en 1965, aux prémices de la Révolution tranquille et avant la légalisation de l’homosexualité avec le bill omnibus. Puisque la poésie est liée à l’affirmation identitaire, était-ce difficile pour vous à l’époque de vivre votre lesbianisme, que ce soit dans la vie ou sur papier ? NICOLE BrOSSArD : Non, parce que j'avais un tel enthousiasme. Je créais mon propre espace à travers mon écriture et mon enthousiasme était tellement grand ! Le monde, entre guillemets, m’appartenait, même si je savais très bien qu'il ne m'appartenait pas comme femme ou comme lesbienne, mais il m'appartenait intérieurement. De là cet élan pour prendre la parole et faire naitre d'autres sensibilités, d'autres possibilités, un autre regard sur le monde. Donc ce sont les mots, la poésie, qui ont ouvert la voie ? NICOLE BrOSSArD : Absolument. J'ai toujours dit que quand la féministe, la lesbienne, l'indépendantiste ne trouvait pas les mots, c’est la poète qui les trouvait. À partir des années 1975 apparaissent vos premiers textes lesbiens et féministes. Vous serez tour à tour cofondatrice du journal féministe Les Têtes de pioche, fondatrice et co-directrice de la revue La Barre du jour et vous participerez à l’écriture de la notoire pièce de théâtre féministe La nef des sorcières, avec Marie-Claire Blais notamment. NICOLE BrOSSArD : On avait conscience qu’il s'agissait d'un moment historique […]. C'était vraiment une période d'initiation à une forme de conscience féministe et à un partage de cette lucidité dans une quête de solidarité. tout arrivait en même temps dans un affolement 26 | FUGUES.COM
de la conscience et de l’émotion et cela engendrait une énergie, certes qui créait parfois des angoisses et des inquiétudes, mais qui relançait la ferveur et la réflexion. En 1980, vous publiez un recueil de textes qui s’intitule Amantes, un point charnière dans votre écriture, avec l’essai La lettre aérienne et votre célèbre phrase forte de sens : « une lesbienne qui ne réinvente pas le monde est une lesbienne en voie de disparition. » Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? NICOLE BrOSSArD : Il est fort probable aussi que j’aie projeté sur la lesbienne, la poète. Et la poète, par définition, reste souvent la même, mais déplace des questions essentielles dans son univers, déplace les images, etc. La poète renouvelle aussi la démarche d’exister et la démarche du soi en tant que lesbienne, pour soi et dans son environnement. De l’environnement, on ne peut rien décider, mais de soi on le peut sans doute. […] Pour moi, il y a comme une trilogie, un parcours qui est la poésie avec Amantes, le roman avec Picture theory dans lequel j’essaie de faire naitre une femme en trois dimensions, un hologramme, c’est la métaphore que j’utilise pour ce livre-là, j’essaie de créer « celle par qui tout peut arriver », si je peux dire, et qui serait une force, une puissance propice au changement et au renouveau. Le troisième livre c’est, bien sûr, l’essai La Lettre aérienne. On a donc là un trio, poésie-roman-essai, qui pour moi traduit toute cette période identitaire de questionnements, de plaisir et de tentatives de résoudre les énigmes et les mensonges patriarcaux sur les femmes, mensonges ou « fausses nouvelles », qui de tout temps ont mis la vie des femmes en danger ainsi que la qualité de vie en général. Justement dans L’amèr ou Le chapitre effrité (1988), vous dites : « écrire je suis une femme est plein de conséquences ». C’est d’autant plus vrai aujourd’hui, à l’heure où les frontières du genre semblent vouloir tomber et que nombre de lesbiennes féministes (je pense à Alice Coffin, par exemple) se font lyncher sur la place publique pour avoir écrit de tels mots. NICOLE BrOSSArD : écrire est toujours plein de conséquences. Il y a des périodes où les conséquences sont moins graves, moins dramatiques, mais les conséquences sont toujours là, qu’elles changent la vie de manière positive ou négative. Il y a des sujets avec lesquels on n’en finit jamais comme la question de l’avortement, de l’amour lesbien, de la censure de certains mots, de l’interdiction de certains gestes. écrire est toujours plein de con-