La clameur de l'eau

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CHUSÉ INAZIO NABARRO

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La clameur de l’eau JOSÉ GIMÉNEZ CORBATÓN

La clameur de l’eau – On découvrira ici une Espagne rurale ravagée par les années qui suivirent la guerre civile. Crespol, une localité des montagnes de Teruel, est le véritable protagoniste de cette «Clameur de l’eau». En sept tableaux, on lira la lente et injuste fin de ses habitants et de sa culture, d’un mode de vie qui avait été préservé avec tant d’obstination épique. Il y avait autant de beautés que de servitudes dans ce monde-là. Pourtant, dans ce décor de ruines, les générations actuelles retrouvent des raisons (la proximité de la nature, la simplicité de vie…) leur permettant de ressentir à nouveau la forte emprise de cette terre. En venant à Crespol, j’ai choisi de vivre absente aux dieux et aux anges, dépouillée des symboles de la piété et des lois… Toute action me semble dotée de la même moralité que le doux balancement du feuillage d’un arbre. Je vis immergée dans une nature dont les hommes, les animaux, les objets font partie sans transfiguration. Maintenant, enfin, un vautour est un vautour, une vache est une vache…

www.garadedizions.com gara@garadedizions.com

* www.laramonda.com * laramonda@wanadoo.fr

La clameur de l’eau JOSÉ GIMÉNEZ CORBATÓN

JOSÉ GIMÉNEZ CORBATÓN

Montre de poche Prix roman court "Ville de Barbastre» de 2006

La clameur de l’eau

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Éditions de La ramonda

José Giménez Corbatón Né en 1952, à Saragosse, où il réside maintenant après 24 ans passés en France et en Catalogne. Licencié en Philologie française, il est professeur dans un lycée; traducteur en espagnol - entre autres de Michel del Castillo -; auteur d’études littéraires pour diverses revues et coauteur de plusieurs œuvres collectives. Il a publié son premier recueil de nouvelles, El fragor del agua, en 1993 (réédité en 2005 et 2009 par Prames), puis un deuxième recueil quatre ans plus tard, Tampoco esta vez dirían nada, rassemblant des récits ayant pour cadre un village imaginaire, Crespol, où se révèle un univers piégé par l’exode rural et les conflits politiques dérivés du franquisme. Le roman La fábrica de huesos (en 1999) décrit la vie des premiers migrants de la campagne venus s’installer dans une ville de province où s’amorce le développement industriel, à la fin des années 50. En 2001, il publie El hongo de Durero, un recueil de nouvelles qui associent un regard aigu et amer sur la réalité sociale actuelle et des jeux métalittéraires. En 2008, il publie Licantropía. Itinerario de una novela, un long récit intertextuel sur le Paris romantique de 1830 et l’une de ses figures originales, Petrus Borel. En 2011 le roman Voces al alba reprend des personnages et des paysages de trois livres précédents (El fragor del agua, Tampoco esta vez dirían nada, La fábrica de huesos) constituant ainsi une tétralogie dont les volumes peuvent cependant se lire de manière indépendante. En collaboration avec le photographe Pedro Pérez Esteban, il a publié un livre de voyage sur la Sierra de Gúdar, Las huellas del hombre (2003); un reportage sur des événements survenus durant la Guerre civile dans un village de la région du Maestrazgo de Teruel, Cambriles; Masada, Signos (2006), itinéraire singulier et poétique à travers les types de maisons paysannes de ces montagnes; enfin Morir al raso (2009) et Memoria difusa (2011), où mots et images reconstituent la vie quotidienne du combattant de la Guerre civile, en équilibre toujours instable sur la ligne étroite qui sépare la vie de la mort.


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CHUSÉ INAZIO NABARRO

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La clameur de l’eau JOSÉ GIMÉNEZ CORBATÓN

La clameur de l’eau – On découvrira ici une Espagne rurale ravagée par les années qui suivirent la guerre civile. Crespol, une localité des montagnes de Teruel, est le véritable protagoniste de cette «Clameur de l’eau». En sept tableaux, on lira la lente et injuste fin de ses habitants et de sa culture, d’un mode de vie qui avait été préservé avec tant d’obstination épique. Il y avait autant de beautés que de servitudes dans ce monde-là. Pourtant, dans ce décor de ruines, les générations actuelles retrouvent des raisons (la proximité de la nature, la simplicité de vie…) leur permettant de ressentir à nouveau la forte emprise de cette terre. En venant à Crespol, j’ai choisi de vivre absente aux dieux et aux anges, dépouillée des symboles de la piété et des lois… Toute action me semble dotée de la même moralité que le doux balancement du feuillage d’un arbre. Je vis immergée dans une nature dont les hommes, les animaux, les objets font partie sans transfiguration. Maintenant, enfin, un vautour est un vautour, une vache est une vache…

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La clameur de l’eau JOSÉ GIMÉNEZ CORBATÓN

JOSÉ GIMÉNEZ CORBATÓN

Montre de poche Prix roman court "Ville de Barbastre» de 2006

La clameur de l’eau

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Éditions de La ramonda

José Giménez Corbatón Né en 1952, à Saragosse, où il réside maintenant après 24 ans passés en France et en Catalogne. Licencié en Philologie française, il est professeur dans un lycée; traducteur en espagnol - entre autres de Michel del Castillo -; auteur d’études littéraires pour diverses revues et coauteur de plusieurs œuvres collectives. Il a publié son premier recueil de nouvelles, El fragor del agua, en 1993 (réédité en 2005 et 2009 par Prames), puis un deuxième recueil quatre ans plus tard, Tampoco esta vez dirían nada, rassemblant des récits ayant pour cadre un village imaginaire, Crespol, où se révèle un univers piégé par l’exode rural et les conflits politiques dérivés du franquisme. Le roman La fábrica de huesos (en 1999) décrit la vie des premiers migrants de la campagne venus s’installer dans une ville de province où s’amorce le développement industriel, à la fin des années 50. En 2001, il publie El hongo de Durero, un recueil de nouvelles qui associent un regard aigu et amer sur la réalité sociale actuelle et des jeux métalittéraires. En 2008, il publie Licantropía. Itinerario de una novela, un long récit intertextuel sur le Paris romantique de 1830 et l’une de ses figures originales, Petrus Borel. En 2011 le roman Voces al alba reprend des personnages et des paysages de trois livres précédents (El fragor del agua, Tampoco esta vez dirían nada, La fábrica de huesos) constituant ainsi une tétralogie dont les volumes peuvent cependant se lire de manière indépendante. En collaboration avec le photographe Pedro Pérez Esteban, il a publié un livre de voyage sur la Sierra de Gúdar, Las huellas del hombre (2003); un reportage sur des événements survenus durant la Guerre civile dans un village de la région du Maestrazgo de Teruel, Cambriles; Masada, Signos (2006), itinéraire singulier et poétique à travers les types de maisons paysannes de ces montagnes; enfin Morir al raso (2009) et Memoria difusa (2011), où mots et images reconstituent la vie quotidienne du combattant de la Guerre civile, en équilibre toujours instable sur la ligne étroite qui sépare la vie de la mort.


LA CLAMEUR DE L’EAU

garaFrance viceVersa, 2

GARA D’EDIZIONS - ÉDITIONS LA RAMONDA 2011


Conception graphique de la collection : Ricardo Polo. Équipe de graphistes de Prames

Titre original : El fragor del agua Traduction : Charles Mérigot Cette traduction a bénéficié d’une bourse décernée par la Diputación Provincial de Zaragoza et a été réalisée dans la Casa del Traductor de Tarazona.

Première édition dans cette collection : octobre 2011

Cet ouvrage a reçu une aide du Département de l’Éducation, de la Culture et des Sports du Gouvernement d’Aragon © José Giménez Corbatón © pour cette édition : Gara d’Edizions

GARA D’EDIZIONS Avda. Navarra, 8 E–50010 Zaragoza www.garadedizions.com e–mail : gara@garadedizions.com

I.S.B.N. : 978-84-8094-552-3 Dépôt.légal : ZImpression : INO Reproducciones, s.a. Toute reproduction, distribution, communication publique ou transformation de cette œuvre ne peut être réalisée qu’avec l’autorisation préalable des titulaires des droits, sauf exceptions prévue par la loi. Si vous devez photocopier ou numériser un extrait de cette œuvre, vous devez vous adresser au CEDRO (Centro Español de Derechos Reprográficos, www.cedro.org).


LA CLAMEUR DE L’EAU

José Giménez Corbatón

Traduction de Charles Mérigot



À Teresa et Olga. À Daniel, Aldo et Miguel.



L’auteur, qui ne saurait imiter Cervantes qu’en ce qui concerne « l’absence de l’ornement du prologue », suggère au « lecteur désœuvré » de lire ces récits en suivant l’ordre dans lequel ils sont présentés. En effet, quelque peu novice, et tourmenté par l’idée de retrouver la mémoire, il a quelquefois perdu la sienne et a terminé dans l’un ce qu’il avait laissé inachevé dans l’autre ou bien a annoncé dans celui-ci ce qu’il allait dire dans celui-là.



L’OMBRÉE « […] Ayant la vie, elle a été là où il n’y avait plus la vie ; elle ramène ce qui est vivant du milieu de ce qui est mort ». C.F. Ramuz. Derborence. « … Et quand la mort survient, Avoir leur coin de terre où reposer… Voilà ce que veulent les hommes Qui vivent là-haut, dans ce mas». J.A. Labordeta. Les métayers. Il ne respirait plus. Elle s’agenouilla près du corps et glissa sa main osseuse entre les boutons de la chemise. Elle promena ses doigts sur le duvet frisé de l’homme, cherchant la place du cœur : au-dessus de la Carcama, on entendit éclater un coup de tonnerre. La vieille femme ne sentit aucun souffle de vie sous la peau. Elle retira sa main, la posa comme l’autre sur ses cuisses et resta accroupie à contempler le visage. « Próspero ! » La voix, un peu éteinte, sans éclat ni couleur, était rauque comme un vieux gond de bois. «P róspero ! » Il s’en était allé. La vieille ferma la bouche de l’homme et passa le bout des doigts sur le visage mal rasé, violacé. Du pouce elle releva l’une des paupières et aperçut l’œil sans vie : « Próspero, tu m’as fait ça, tu es parti ? » 11


Un coup de tonnerre éclata de nouveau vers la Carcama. La vieille leva les yeux vers les rochers, observant les craves qui volaient nerveux, en cercle, annonçant l’orage par leurs croassements. « J’étais venu te chercher, il va en tomber une bonne. » Elle aurait bien aimé que l’homme ouvrît les yeux et lançât ce doux éclat dont elle avait l’habitude. « Tu es tellement distrait. » La vieille vit la houe aux pieds de Próspero et au bord de la terre remuée, le panier aux trois-quarts rempli de pommes de terre. « Nous rentrerons à l’Ombrée avant qu’il ne commence à pleuvoir. Je me suis attardée un peu parce que je donnais à manger aux bêtes. » Elle devina le geste de l’homme, haussant légèrement les épaules et elle entendit sa voix flûtée et sans force : « J’avais le temps de remplir la corbeille. » Les craves de la Carcama se blottissaient dans les trous des rochers et à l’Ombrée, les martinets devaient chercher un refuge dans les nids de la terrasse couverte, jusqu’à la fin de l’orage avant de pouvoir sortir à nouveau chasser les insectes. « Ramasse les outils et ensuite va chercher la mule. Je ne pourrai pas descendre tout seul. » La vieille avait le corps menu : quand Próspero l’avait connue, sept décennies auparavant, l’adolescente, bien en chair, aux formes rondes, dressait fièrement son mètre cinquante audessus du sol ; quatre-vingt huit années l’avaient tassée, parcheminée. Maintenant un lacis de rides lui parcourait le visage ; elle ramenait ses cheveux, blancs et plats, rares, en un chignon et dans la lumière brillait quelque cheveu échappé. Elle portait des vêtements sombres, mouchetés de minuscules points blancs ou de petites fleurs jaunes ou bleutées, elle pesait un peu moins de cinquante kilos, mais ses bras et ses jambes étaient durs, forts comme du bois de genévrier. Elle abandonna l’homme tel qu’il se trouvait, étendu sur le dos sur le billon ; elle ramassa la houe et le panier et regarda 12


en direction du pommier près du canal. Il avait laissé un autre panier sur une toile marron. Il était rempli de minuscules pommes à la peau ridée. Elle replia la toile, la mit dans la corbeille et se chargea du tout : les pommes et la couverture dans la main droite, le panier de pommes de terre appuyé contre l’autre hanche et dans l’autre main, la houe tenue par le milieu du manche pour qu’elle ne traîne pas par terre. Elle marcha jusqu’à la cabane tellement basse de toit qu’il fallait se courber pour entrer et dans laquelle ils gardaient les objets du potager. « Si la Pinta avait été en vie, elle serait venue me prévenir, pensa-t-elle en essayant d’imaginer combien de temps Próspero était resté allongé sur le billon. » Elle se souvint alors qu’en le touchant elle l’avait trouvé encore chaud. « Pas longtemps, très peu de temps, se dit-elle. En deux mois ils m’ont laissée toute seule. D’abord la chienne et maintenant Próspero. » Elle posa la houe à côté d’une jarre et les paniers et le drap sur la terre battue. En sortant elle poussa la porte pour qu’elle reste bien fermée. « Sinon, le renard gâtera les pommes et tout le reste. » Elle fit quelques pas vers le chemin, puis se rappela quelque chose et revint au cabanon. Elle reprit la toile et revint près de Próspero. Elle le recouvrit tout entier, en lui reposant la tête sur un pied sec de pommes de terre : « Il va pleuvoir… Elle est tissée serrée et l’eau ne pénètre pas. — Tu as rentré les brebis ? — Non, mais elles ont dû se rassembler devant le corral ; quand elles sentent la pluie, elles deviennent plus dégourdies que jamais. » Elle regarda la Carcama : les nuages noirs lui donnaient un ton sinistre. Les craves s’étaient tus. L’intense silence, presque lugubre, qui précède l’orage, gagnait l’Ombrée. 13


La vieille descendit au mas le plus vite qu’elle put. La sente courait à peu de mètres du jardin, collée au canal qu’elle suivait jusqu’à la maison. Il était plaisant de la parcourir, entre chien et loup, avec dans son panier quelques fruits pour le dîner, tout en se laissant bercer par le bruit de l’eau. Pourtant aujourd’hui, la vieille femme ne marchait pas d’un pas allègre, car la pluie la préoccupait. Les premières gouttes l’atteignirent sur l’aire à blé, derrière la maison, un endroit envahi par les mauvaises herbes après tous ces hivers sans moisson. Elle entra par l’étable sans faire le tour par l’entrée de la maison. La mule, aussi vieille que ses maîtres, en années de mule évidemment, somnolait debout, la bouche enfoncée dans la luzerne. « Nous devons aller chercher Próspero, Rosa. » La mule dirigea ses yeux immenses dans la direction de la voix : elle était presqu’aveugle. « Je reviens tout de suite. » La vieille trotta à pas menus et pressés jusqu’au fond de l’étable, poussa une petite porte en bois gâté et pénétra dans la cuisine. Elle s’approcha de la cheminée et remua les bûches pour que le feu lèche lentement le fond de la marmite à soupe. Aussitôt, la flamme devint si vive que la vieille dut lever la chaine qui soutenait la cocotte. « Il ne manquerait plus maintenant que le bouillon passe pardessus. » Elle traversa la cuisine et monta par un escalier étroit. La première porte donnait accès au grenier à grains. De l´autre côté du palier, une autre porte communiquait avec une grande pièce et deux chambres sans fenêtres. Contre la cloison qui les séparait, grimpait le conduit de la cheminée. L’une des alcôves était vide. Dans la seconde, on voyait un lit assez haut à lambrequins dessinant des fleurs. Il y avait dans la pièce principale une commode en bois de hêtre, deux coffres dont le couvercle n’était fait que d’une seule planche, une grande jarre ornée de marques en courbes sombres ainsi qu’une cuvette surmontée d’un miroir. Dans un coin de la salle près de l’alcôve où se trouvait le lit, un Saint-Barthélémy dans une petite vitrine reposait sur une 14


étagère de plâtre peinte en bleu. La vieille le fixa un moment en remuant les lèvres et ouvrit l’un des tiroirs de la commode. Elle chercha une boîte de conserve de gelée de coing qu’elle utilisait pour ranger des bobines de fil et des rubans de couleur. Elle en tira un ruban noir qu’elle mit dans sa poche. Elle ouvrit un autre tiroir et y prit une poignée de bougies. Elle en alluma deux devant saint Barthélémy et laissa les autres sur le banc de la cuisine, où elle avait l’habitude de s’assoir avec Próspero, le soir, après le repas. Elle tira le verrou de la demi-porte et observa la pluie : « Le parapluie. » Elle s’en fut au grenier à grains. Un grand parapluie pendait contre le mur écaillé. Quelques-unes des baleines griffaient la toile la faisant ressembler à des ailes de vautour. « Cela fait des années que le rétameur n’est pas monté par ici. » La mule se laissait mener par la bride, paresseuse sous le rideau de pluie. « Oh ! Rosa, oh ! » Avec le parapluie, la vieille ne s’abritait qu’une moitié du corps. Le côté du bras avec lequel elle tirait sur la bride était trempé. « On va être belles avec cette boue ! » Sur le bord du jardin où se trouvait Próspero, à l’ombre d’un arbre qui donnait de grosses poires, il y avait un rocher, d’un mètre de haut, assez long, tombé de la Carcama. Bien souvent Próspero ou la vieille s’y asseyaient pour se reposer de leur travail ; ils l’appelaient le banc du poirier. La vieille laissa la mule à côté de la pierre : « Ici, tu seras un peu à l’abri. » La marche n’était pas facile à travers les billons ; les pieds s’enfonçaient dans la terre mouillée. Elle souleva la couverture. « Tu vois, avec la couverture, c’est à peine si tu es mouillé. » Elle sortit le ruban noir de sa poche. 15


« Pour que tu n’ouvres pas la bouche. — Tu penses à tout. » Elle serra la mâchoire et noua le ruban au-dessus de la tête. « C’est fait. Maintenant je vais t’amener jusqu’au banc du poirier et je te mettrai sur la mule. — Avec ce que je pèse ! — Qu’est-ce que tu dis ! Tu n’as pas un gramme de graisse ! » Il était un peu plus grand que la vieille mais tout aussi sec ; sa peau sèche, endurcie, couvrait à peine les os. La vieille le couvrit à nouveau et l’attrapa sous les aisselles, le souleva, tirant avec force. La tête se renversa et la pomme d’Adam pointa vers le ciel. On entendit le craquement du cou. La saillie de la pomme d’Adam semblait vouloir traverser la peau. Elle le reposa sur le sol pour pouvoir le traîner par les pieds. Elle tira sur le corps rigide, un coup de tonnerre éclata vers les hauteurs. La vieille scruta le rideau de pluie pour en calculer la durée. « Cette averse ne durera pas longtemps. » Sur le sol mouillé, noirâtre, le corps glissait mieux. Un bras sembla vouloir se replier en heurtant un billon : la vieille croisa les mains de Próspero comme s’il les avait tenues serrées sur la poitrine sous la couverture. Ensuite elle les passa sous sa ceinture pour les immobiliser. La pierre du poirier s’appuyait contre le rebord du talus. La vieille tira le poids en le faisant glisser sur l’herbe. Du talus, elle le poussa de côté sur le dessus du banc. Il resta sur le ventre ; il avait une épaule maculée de boue et les mèches de ses cheveux étaient pleines de grumeaux de terre. « Me voilà propre ! » Próspero la regardait de côté, les yeux mi-clos, le visage ceint du ruban noir. « Je te laverai et te raserai ; je te mettrai ton costume, une chemise propre et du linge de rechange. » 16


La pluie faiblissait. Mais la plainte sourde de la Carcama se prolongeait. « Assieds-toi à côté du banc, Rosa, plie les pattes et assieds-toi. » La mule obéit en ployant son dos luisant, sans bât. Elle ne voyait pas le zigzag lumineux que produisaient les nuages qui s’entrechoquaient, mais elle pressentait que le rideau humide du ciel lui venait dessus : l’averse la rendait encore plus docile. « Comme ça, Rosa, du calme, du calme. » La vieille tira de nouveau sur les jambes de l’homme et le fit tourner jusqu’à ce qu’elles pendent sur le flanc de la mule opposé au rocher. « Lève-toi, la mule, doucement, ne va pas le faire tomber. » Próspero demeura en équilibre sur l’animal, reposant sur le ventre. La vieille le mit d’aplomb en tirant sur les épaules pour éviter qu’il tombe d’un côté. « Ça y est, on peut partir à l’Ombrée. — Prends les paniers. — Je les ai mis à l’abri dans le cabanon. Je remonterai quand la pluie aura cessé. Hue, la mule, va vers le chemin, je marcherai à côté de Próspero. » En passant à côté du cabanon, la vieille posa la couverture à côté de la jarre. À la sortie du champ, accrochés au mur qui bordait le chemin, poussaient des chèvrefeuilles. À mi-chemin de l’Ombrée, les branches d’un chêne-vert, contraignaient à baisser la tête quand on allait à cheval. Celle de Próspero balançait comme se balançaient les extrémités de ses pieds qui regardaient le sol ; sur l’autre flanc de la mule, les yeux mi-clos semblaient suivre le lent recul des pierres du muret. La vieille, de temps en temps, donnait une petite tape sur la croupe de l’animal avec la paume de la main. « Ça y est, il ne pleut presque plus. D’ici peu ça va s’éclaircir. — Depuis plusieurs jours la chaleur a été étouffante. Cette nuit on sentait bien que l’orage arrivait. 17


— Et pourtant, malgré tout, il a fallu que tu montes chercher ces pommes de terre. — Pour m’occuper un peu. À la maison, tu sais bien que je ne fais rien d’autre que te casser les pieds. » Presque arrivé au mas, le chemin traversait un champ de céréales, en jachère depuis des années. Il était couvert de hautes herbes, de folle-avoine, de fleurs de camomille en bordure et de quelque coquelicot solitaire. La mule s’arrêta pour mordiller du fenouil. « Avance, la mule, hue ! » Elles traversèrent l’aire à blé et firent le tour de la maison jusqu’à la porte d’entrée. La vieille s’attarda pour ouvrir celle du corral puis elle saisit l’homme sous les aisselles, en appuyant sa tête contre le devant de sa jupe. « Je t’ai ouvert la porte de l’écurie, Rosa, va te reposer. » La pluie cessa quand déclina le jour : un arc-en-ciel diffus couronna la Carcama. La vieille aimait les arcs-en-ciel, mais ce jour-là elle n’eut pas le temps de le regarder. Quand elle était enfant, elle avait vécu dans un mas près de la rivière Matapanizos. Pour contempler les arcs-en-ciel, après les orages, elle grimpait jusqu’à un rocher en forme de triangle, détaché de la montagne et qu’on appelait la Quebrada. Parfois ils dessinaient des courbes tellement larges que l’un de leurs pieds sortait du dessus de la Quebrada tandis que l’autre se perdait parmi les toits rouges de Crespol. Próspero était allongé sur le dos, sous le porche de l’entrée, sur un drap blanc. À chaque coin du tissu, il y avait une bougie allumée. La vieille l’avait lavé et rasé, elle lui avait passé son costume de mariage, d’un brun clair rayé de lignes verticales plus sombres : il portait une chemise blanche boutonnée jusqu’au cou et de la poche supérieure de la veste sortait la chaîne de sa montre. Les chaussures étaient grandes et noires. Il tenait les mains croisées sur le ventre. Son visage conservait un teint violacé, quoique un peu plus pâle. Son costume, de bonne 18


étoffe, paraissait déjà trop ample. La pièce sentait les boules de camphre. Próspero portait ce costume pour la quatrième fois. La deuxième ce fut pour le baptême de son fils et la troisième quand ils le marièrent vingt-huit ans plus tard. Avec son mariage, les seules dates importantes qui jalonnèrent sa vie, sans compter l’enterrement du fils ; mais ce jour-là il n’était pas venu, par manque de courage. La vieille assise sur une chaise basse en bois, buvait à petites gorgées un petit bol de bouillon. Elle ne ressentait ni fatigue ni douleur dans le corps ; ce qu’il restait à faire lui épargnait un tel luxe. Elle regardait par l’encadrement de la demi-porte le feuillage des ormes au bord de la mare. Elle attendait que la lune fût haute dans le ciel. Elle observa l’immobilité de Próspero, à la fois si proche et si lointain dans l’entrée de l’Ombrée, raide sur le drap, éclairé par la lumière jaunâtre et ténue des bougies. « Il a cessé de pleuvoir, Próspero : avec tous les efforts qu’ils font pour passer par-dessus la Carcama, comment les orages ne se déchaîneraient-ils pas en arrivant à l’Ombrée… — Oui mais grâce à eux, le débit du torrent n’a jamais diminué. Sans eau, nous aurions été bien refaits. — C’est vrai. Où serions-nous allés ? » Une poutre craqua et dans la cheminée, les bûches crépitèrent. « Tu as rentré les brebis ? — Tu n’entends pas qu’elles se sont tues ? Elles doivent être toutes endormies, en se tenant chaud. À moi aussi un peu de chaleur me fait du bien. » La vieille étendit la main pour lui toucher le front : le froid grandissait, doux, répulsif, venant de la chair et de la peau. Elle se demanda comment devait être le sang dans ses veines. « Femme, il faut descendre au village. — Quand je me serai changée. Pauvre Rosa, on l’a sort si peu la nuit et elle est devenue tellement poltronne… » 19


Elle alla jusqu’à la cheminée, attisa le feu et par un long couloir sombre, pénétra dans la réserve. Elle alluma une lampe à huile et prit un morceau de jambon et un autre de pain. Elle revint dans l’entrée et plaça la lampe dans une niche en pierre. « Laisse-moi manger un peu, Próspero. Avec juste du bouillon… — Tout pourrait se faire ici. — Ce que l’on doit faire, on le fait bien ou on ne le fait pas. Ta place est avec notre fils, à Castelbejal, là où tu es né. — Et toi alors ? — Du moment que je peux nourrir les bêtes et entretenir un peu le jardin… Tant que mes jambes me porteront, le travail ne me fait pas peur et je ne devrais pas manquer d’un bout de pain à me mettre sous la dent. Si Dieu veut, je mourrai dans mon lit. — Si Dieu veut. » La lumière des bougies augmentait la pâleur de Próspero. L’une d’elles se consumait plus que les autres. La vieille s’aperçut qu’elle était attisée par le courant d’air de la chatière. Elle revint à la réserve avec la lampe et but du vin à un petit pichet fermé par un chiffon plissé. Puis elle se servit un bol de malt qu’elle prit dans la marmite arrimée au feu. Próspero, des années auparavant, avait charrié des blocs de la dimension d’une pierre tombale pour construire un banc de chaque côté de la porte de l’Ombrée. La vieille les utilisa pour le charger sur la mule comme elle l’avait fait dans le champ. Auparavant elle harnacha la bête en lui posant un coussinet sans le bât. Elle lui passa la sangle sous le ventre et la culière à l’arrière, sous la queue ; puis passa le licou autour de la tête. Elle assura le tout, en serrant juste ce qu’il fallait pour que la peau glisse doucement sur le cuir poli. Le chemin serait long ; la vieille amarra le corps de l’homme aux portants en attachant les bras à la ceinture pour qu’ils ne balancent pas. Elle lui enleva sa montre et la rangea dans la commode à côté de la boîte contenant ses bobines de fil à coudre. C’était la seule montre de l’Ombrée. 20



L’Ombrée............................................................................. 11 Le Mas de la Rivière............................................................. 37 Matías le Coq....................................................................... 79 La Roche Blanche................................................................. 95 Diogène et les coqs.............................................................. 113 La mémoire conservée......................................................... 141 La clameur de l’eau............................................................. 151


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CHUSÉ INAZIO NABARRO

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La clameur de l’eau JOSÉ GIMÉNEZ CORBATÓN

La clameur de l’eau – On découvrira ici une Espagne rurale ravagée par les années qui suivirent la guerre civile. Crespol, une localité des montagnes de Teruel, est le véritable protagoniste de cette «Clameur de l’eau». En sept tableaux, on lira la lente et injuste fin de ses habitants et de sa culture, d’un mode de vie qui avait été préservé avec tant d’obstination épique. Il y avait autant de beautés que de servitudes dans ce monde-là. Pourtant, dans ce décor de ruines, les générations actuelles retrouvent des raisons (la proximité de la nature, la simplicité de vie…) leur permettant de ressentir à nouveau la forte emprise de cette terre. En venant à Crespol, j’ai choisi de vivre absente aux dieux et aux anges, dépouillée des symboles de la piété et des lois… Toute action me semble dotée de la même moralité que le doux balancement du feuillage d’un arbre. Je vis immergée dans une nature dont les hommes, les animaux, les objets font partie sans transfiguration. Maintenant, enfin, un vautour est un vautour, une vache est une vache…

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Éditions de La ramonda

José Giménez Corbatón Né en 1952, à Saragosse, où il réside maintenant après 24 ans passés en France et en Catalogne. Licencié en Philologie française, il est professeur dans un lycée; traducteur en espagnol - entre autres de Michel del Castillo -; auteur d’études littéraires pour diverses revues et coauteur de plusieurs œuvres collectives. Il a publié son premier recueil de nouvelles, El fragor del agua, en 1993 (réédité en 2005 et 2009 par Prames), puis un deuxième recueil quatre ans plus tard, Tampoco esta vez dirían nada, rassemblant des récits ayant pour cadre un village imaginaire, Crespol, où se révèle un univers piégé par l’exode rural et les conflits politiques dérivés du franquisme. Le roman La fábrica de huesos (en 1999) décrit la vie des premiers migrants de la campagne venus s’installer dans une ville de province où s’amorce le développement industriel, à la fin des années 50. En 2001, il publie El hongo de Durero, un recueil de nouvelles qui associent un regard aigu et amer sur la réalité sociale actuelle et des jeux métalittéraires. En 2008, il publie Licantropía. Itinerario de una novela, un long récit intertextuel sur le Paris romantique de 1830 et l’une de ses figures originales, Petrus Borel. En 2011 le roman Voces al alba reprend des personnages et des paysages de trois livres précédents (El fragor del agua, Tampoco esta vez dirían nada, La fábrica de huesos) constituant ainsi une tétralogie dont les volumes peuvent cependant se lire de manière indépendante. En collaboration avec le photographe Pedro Pérez Esteban, il a publié un livre de voyage sur la Sierra de Gúdar, Las huellas del hombre (2003); un reportage sur des événements survenus durant la Guerre civile dans un village de la région du Maestrazgo de Teruel, Cambriles; Masada, Signos (2006), itinéraire singulier et poétique à travers les types de maisons paysannes de ces montagnes; enfin Morir al raso (2009) et Memoria difusa (2011), où mots et images reconstituent la vie quotidienne du combattant de la Guerre civile, en équilibre toujours instable sur la ligne étroite qui sépare la vie de la mort.


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CHUSÉ INAZIO NABARRO

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La clameur de l’eau JOSÉ GIMÉNEZ CORBATÓN

La clameur de l’eau – On découvrira ici une Espagne rurale ravagée par les années qui suivirent la guerre civile. Crespol, une localité des montagnes de Teruel, est le véritable protagoniste de cette «Clameur de l’eau». En sept tableaux, on lira la lente et injuste fin de ses habitants et de sa culture, d’un mode de vie qui avait été préservé avec tant d’obstination épique. Il y avait autant de beautés que de servitudes dans ce monde-là. Pourtant, dans ce décor de ruines, les générations actuelles retrouvent des raisons (la proximité de la nature, la simplicité de vie…) leur permettant de ressentir à nouveau la forte emprise de cette terre. En venant à Crespol, j’ai choisi de vivre absente aux dieux et aux anges, dépouillée des symboles de la piété et des lois… Toute action me semble dotée de la même moralité que le doux balancement du feuillage d’un arbre. Je vis immergée dans une nature dont les hommes, les animaux, les objets font partie sans transfiguration. Maintenant, enfin, un vautour est un vautour, une vache est une vache…

www.garadedizions.com gara@garadedizions.com

* www.laramonda.com * laramonda@wanadoo.fr

La clameur de l’eau JOSÉ GIMÉNEZ CORBATÓN

JOSÉ GIMÉNEZ CORBATÓN

Montre de poche Prix roman court "Ville de Barbastre» de 2006

La clameur de l’eau

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Éditions de La ramonda

José Giménez Corbatón Né en 1952, à Saragosse, où il réside maintenant après 24 ans passés en France et en Catalogne. Licencié en Philologie française, il est professeur dans un lycée; traducteur en espagnol - entre autres de Michel del Castillo -; auteur d’études littéraires pour diverses revues et coauteur de plusieurs œuvres collectives. Il a publié son premier recueil de nouvelles, El fragor del agua, en 1993 (réédité en 2005 et 2009 par Prames), puis un deuxième recueil quatre ans plus tard, Tampoco esta vez dirían nada, rassemblant des récits ayant pour cadre un village imaginaire, Crespol, où se révèle un univers piégé par l’exode rural et les conflits politiques dérivés du franquisme. Le roman La fábrica de huesos (en 1999) décrit la vie des premiers migrants de la campagne venus s’installer dans une ville de province où s’amorce le développement industriel, à la fin des années 50. En 2001, il publie El hongo de Durero, un recueil de nouvelles qui associent un regard aigu et amer sur la réalité sociale actuelle et des jeux métalittéraires. En 2008, il publie Licantropía. Itinerario de una novela, un long récit intertextuel sur le Paris romantique de 1830 et l’une de ses figures originales, Petrus Borel. En 2011 le roman Voces al alba reprend des personnages et des paysages de trois livres précédents (El fragor del agua, Tampoco esta vez dirían nada, La fábrica de huesos) constituant ainsi une tétralogie dont les volumes peuvent cependant se lire de manière indépendante. En collaboration avec le photographe Pedro Pérez Esteban, il a publié un livre de voyage sur la Sierra de Gúdar, Las huellas del hombre (2003); un reportage sur des événements survenus durant la Guerre civile dans un village de la région du Maestrazgo de Teruel, Cambriles; Masada, Signos (2006), itinéraire singulier et poétique à travers les types de maisons paysannes de ces montagnes; enfin Morir al raso (2009) et Memoria difusa (2011), où mots et images reconstituent la vie quotidienne du combattant de la Guerre civile, en équilibre toujours instable sur la ligne étroite qui sépare la vie de la mort.


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