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CONVERSATION AVEC ANNA VIEBROCK, JOSSI WIELER & SERGIO MORABITO

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ARGUMENT

ARGUMENT

L’usine à rêves et l’usine à cauchemars

Un entretien de Stephan Müller avec Jossi Wieler, Sergio Morabito et Anna Viebrock au sujet de leur mise en scène des Huguenots de Giacomo Meyerbeer

LA MATIÈRE

STEPHAN MÜLLER Cette œuvre a pour propos l’épisode de furie bien connu de l’époque historique des guerres de religion que fut la nuit de la Saint-Barthélémy en août 1572 à Paris. Meyerbeer et ses librettistes ont pris la liberté d’utiliser une sorte de mélange de faits et de fiction dans leur opéra. Quelles libertés prendrez-vous dans votre interprétation de l’œuvre qui est devant vous ?

JOSSI WIELER L’œuvre est tout à fait comparable avec les séries télévisées d’aujourd’hui (p. ex. House of Cards) ou avec certains films historiques qui font une fiction de situations réelles, de personnages ou d’événements historiques. Dans cette structure discontinue, remplie de figures et de structures diverses, des espaces libres surgissent dans lesquels notre récit théâtral peut se déployer.

SERGIO MORABITO C’est pour cela que nous ne trouvons aucun plaisir à gommer l’œuvre ou à la retravailler de fond en comble, comme cela se passe souvent. La liberté dans la mise en scène d’opéras ne se trouve pas dans la réécriture des livrets et des partitions mais plutôt dans le plaisir, autant subversif que créatif, de se soumettre à une règle de jeu extérieure. Plus notre lecture est littérale et précise, plus nous pouvons et devons y mettre de la fantaisie !

JW Nous apprécions particulièrement le défi de baser notre travail sur les contradictions inhérentes à cet opéra de Meyerbeer et Scribe. Une œuvre aussi multidimensionnelle est un véritable cadeau pour les metteurs en scène.

STM Les religions ont pour but essentiel l’amélioration de la condition humaine. C’est dans ce but qu’elles cherchent la réconciliation mutuelle (par exemple, à travers l’œcuménisme), et pourtant les religions finissent toujours par être le prétexte de guerres, comme on le voit encore de nos jours.

JW Nous croyons en effet que l’opéra Les Huguenots parle exactement de cela. Mais notre mise en scène ne vise consciemment aucune actualisation particulière du sujet. Si l’on dirigeait l’opéra de manière trop évidente sur des phénomènes contemporains, cela réduirait et rétrécirait son propos.

SEM Les mises en scène qui imposent des rapports de parité absolue avec les conflits de notre temps, sur le modèle « talibans contre Yazidis », finissent pour la plupart par ne rien dire de concret ni sur les conflits de notre temps ni sur l’œuvre en question. Nous voulons simplement que l’opéra puisse s’articuler dans toute sa richesse débordante et étourdissante. Un spectateur doit pouvoir développer ses associations de manière autonome et libre au cours de la représentation. Cette œuvre est d’une richesse colossale. Berlioz était d’avis qu’on pouvait en tirer 20 opéras, au vu de son ingéniosité musicale et de ses trouvailles compositionnelles et dramaturgiques. Un choral luthérien accompagne un tableau de revue, une chanson à boire catholique jouxte un morceau d’ensemble complexe, un chant de guerre huguenot se joint à des couplets d’opérette comme les fera plus tard Offenbach…

JW On y trouve également des résonances de la judéité, qui étaient proches à Meyerbeer de par ses origines familiales. Nous chérissons cette œuvre et n’avons aucun intérêt à faire preuve à son égard de la condescendance ou du mépris qui se sont abattus sur Meyerbeer au fil du temps et qui agissent encore aujourd’hui.

LE CINÉMA

STM Vous venez de faire référence aux séries télévisées et aux films historiques. Qu’en est-il de ces références cinématographiques ?

JW Le grand opéra est le précurseur du film historique, du « péplum », mais aussi des comédies musicales ou des revues. Dans notre mise en scène nous nous trouverons dans un univers cinématographique, une « usine de rêves » dans le style d’Hollywood…

SEM … ou une usine à cauchemars ! Nous avons trouvé un rôle supplémentaire pour la princesse Marguerite de Valois, comme productrice de cinéma qui conçoit et réalise un film à grand spectacle. Elle est une idéaliste et convaincue de la possibilité d’une réconciliation entre catholiques et protestants. C’est pour cela qu’elle annule les fiançailles de Valentine et du comte de Nevers pour rendre possible le signe de pacification du mariage mixte entre Valentine la catholique et Raoul le huguenot, qui sont tombés amoureux l’un de l’autre « dans la vraie vie ». Elle échouera, car derrière son dos la reine mère Catherine de Médicis a préparé un scénario complètement différent : l’opéra suggère que les propres noces de Marguerite avec le protestant Henri de Navarre n’ont été mises en œuvre que pour attirer tous les huguenots à Paris et anéantir ainsi cette minorité opprimée.

JW Cette idée est venue essentiellement d’Anna, qui nous a rendus attentifs au film Intolerance de D.W. Griffith, un film datant de 1916.

ANNA VIEBROCK L’épisode français de ce chefd’œuvre du film muet raconte les événements précédant et pendant la nuit de la Saint-Barthélémy. Ce film m’est apparu comme un lien vers le théâtre de l’époque de Meyerbeer car il est en fait du théâtre filmé. Une histoire d’amour est au premier plan, tout comme dans l’opéra et l’affreux massacre sert d’exemple de la folie humaine.

Le film La Reine Margot de 1954 avec Jeanne Moreau a été également une grande source d’inspiration pour le thème que nous définissons ici comme le « faux historique ». En réalité, on peut remarquer dans tous les films historiques que l’époque de la réalisation du film se perçoit à travers les interprétations et les appropriations de la soi-disant exactitude historique.

La messe dominicale dite par l’abbé Thomas Mooney au campement de la 69 th New York State Militia près de Washington (DC) pendant la Guerre de Sécession, 1861

L’ESPACE

STM Nous nous trouverons donc dans l’espace d’action d’un plateau de cinéma ?

AV Il a fallu entreprendre beaucoup de recherches pour cet opéra. Il s’agit d’abord d’un épisode historique. Cela nous a conduits au Musée international de la Réforme de Genève, ainsi que dans sa cathédrale. Nous y avons trouvé des éléments, marches d’escalier, piliers et bancs d’église que nous allons citer. Ils se retrouvent parachutés dans le rôle d’accessoires divers et variés d’un studio de cinéma. On peut les concevoir en tant qu’église, dépendant de leur agencement sur le plateau. En même temps, une table de maquillage figure aussi sur scène, comme un rappel permanent au spectateur qu’un film est en train d’être tourné. Nous citons également dans l’espace scénique des éléments des studios abandonnés de Cinecittà, dont deux tours de transformateurs électriques côté jardin, dotés de réverbères et qui évoquent vaguement une tour de prison.

SEM L’espace scénique pourrait être décrit comme un mélange de studio de cinéma et de dépôt d’accessoires en coulisse. Les costumes conçus par Anna font penser à Hollywood dans les années 1930-1940. Pour parler clairement, notre univers iconographique ne cherche pas à refléter l’opulence de la musique ; nos moyens visuels sont austères et en contraste complet avec le monde sonore de la partition. Il s’agit, d’une certaine façon, d’une scène shakespearienne où les situations et configurations concrète dépendent de la fantaisie des interprètes et des spectateurs.

LA MÉMOIRE

STM « L’histoire ne va pas nous dépasser » : ce bon mot de Walter Benjamin vaut aussi pour cet opéra. Il raconte des événements dont les répliques et les cicatrices visibles sont perçues encore aujourd’hui. Les fantômes de l’histoire rôdent toujours autour de nous.

JW Tout à fait. L’opéra s’intitule Les Huguenots mais seuls deux des solistes de l’œuvre le sont effectivement : Raoul, le protestant, et son vieux serviteur Marcel. Il faut attendre le troisième acte pour voir l’affrontement choral entre les deux confessions et le cinquième pour voir les « noces de sang » parisiennes des visiteurs huguenots. Dans le finale, nous entendons les voix des femmes et des enfants qui se font massacrer en coulisse. Nous avons cependant procédé à une augmentation de l’effectif huguenot dans notre mise en scène : les âmes mortes des huguenots assassinés, victimes du massacre de la terreur catholique, passent à travers l’espace scénique comme un chœur de fantômes ; au fur et à mesure que l’action dramatique se déroule, ces fantômes seront un rappel toujours présent de l’histoire.

STM Calvin, le « despote de Genève », n’apparaît certes pas dans l’opéra mais son esprit est naturellement présent lorsque l’on représente Les Huguenots à Genève. Il y aura pour sûr des spectateurs qui feront l’association avec les événements de l’histoire genevoise.

SEM Il est permis de faire mémoire d’une personnalité du passé comme Calvin, qui a renouvelé et terrorisé cette ville à la fois. Pour nous, il est important que cet opéra serve de modèle pour transmettre ce qui se passe lors de l’oppression d’une minorité religieuse par une autre religion. Autrefois, comme aujourd’hui, il s’agit purement d’un calcul de pouvoir qui instrumentalise la religion à ses propres fins.

Guerres de religion. Massacre de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572 - détail d’une eau-forte de l’époque - © Gusman / Bridgeman Images

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