Gildwen mallejac
L’urbanité du temps libre L’influence des nouveaux rythmes de vies sur la construction du milieu urbain Master «Architecture entre usages et paysages urbains»
L’URBANITé du temps libre Directeur de mémoire : Florian Golay 2015 E.N.S.A.G.
SOMMAIRE INTRODUCTION
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1 Territoire de réseaux affectifs et individuels 1.1 La civilisation des loisirs
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1.2 L’Expression architecturale d’un imaginaire hédoniste et ludique
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2 faire cité ensemble et construction d’un imaginaire commun 2.1 L’éxode du loisir
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2.2 Croissance de la sphère privée
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3 «Le faire soi-même» la dynamique du monde amateur comme nouvelle ressource 3.1 Un gain de temps à réengager
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3.2 Partager la fabrication
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CONCLUSION
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bibliographie
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INTRODUCTION Ainsi que nous l’explique Christian Norberg-Schultz dans son ouvrage La signification de l’architecture occidentale, l’organisation urbaine et architecturale d’une époque est un révélateur matériel de la nature de la société. On peut y lire ses paradigmes, son fonctionnement social et ses imaginaires collectifs... Aujourd’hui nous vivons une époque charnière. Parallèlement à la perte d’influence des grandes causes communes historiques (religieuse, patriotique, révolutionaire et sociales) nous assistons à l’affirmation de l’individu contre le collectif.
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Dans son ouvrage Nouveau portrait de la France Jean Viard fait un récit particulièrement clair des changements sociétaux qui opèrent depuis le milieu du XXème siècle par le biais de l’évolution de nos modes de vie. Il observe chiffres à l’appui, qu’une des données les plus significatives de notre époque est la large progression de la proportion du temps non travaillé dans une vie. Effectivement quand en 1900 le temps de travail et de sommeil cumulé représentaient 70% du temps d’une vie, en 2011 il ne représente plus que 40%. On assiste donc à un renversement des rapports d’influence du monde du travail et des moments hors travail sur la construction de nos valeurs et des normes sociales qui en résultent. étant de moins en moins défini par nos professions, chacun est par extension de plus en plus libre vis-à-vis des anciennes pratiques collectives liées au travail. On est alors face à un double mouvement sociétal, d’une part, cela signifie la privatisation du temps libre et dans le même temps, cela implique une large démocratisation de l’accès au monde du tourisme, de la culture, de la presse et, souvent, de la politique. Désormais chaque individu se lie à la société de multiples manières par ses activités culturelles, sociales, son appartenance générationnelle ou spatiale. Mais la transformation de nos modes de vie ne s’est pas faite simplement grâce à un gain de temps. Parallèlement à l’évolution de nos valeurs qui ont permis la multiplicité de nos appartenances sociales, c’est le développement des mobilités qui a ouvert le champ des possibles. Elles n’ont cessé d’accélérer et de fluidifier la vitesse de nos réseaux sociaux, qu’ils soient réels ou virtuels. Nos trajets dans leurs ensembles nous permettent de passer aisément d’un univers à un autre et ce parfois de façon quotidienne. C’est pourquoi un grand nombre de personnes font le choix d’un lieu de vie en périphérie de la densité des villes. Chacun rêve de pouvoir convoquer chaque jour dans la sphère familiale les codes et les normes des vacances, avec un
jardin, un barbecue, une chambre d’amis, etc ; sinon c’est le départ en weekend dans la maison secondaire ou le départ en vacances régulier. Malheureusement pour les autres «la société des mobilités est aussi une société du tri social accéléré»1. Ces notions qui sont l’augmentation du «temps à soi», les mobilités réelles et virtuelles, expliquent bien la croissance de la sphère privée et le recul du fonctionnement collectif de l’espace public. Nos logements deviennent le lieu central de nos réseaux sociaux privatifs et nous encouragent à faire le choix d’un cadre de vie favorisant l’épanouissement personnel à travers les activités aimées (culturelles, ludiques, sportives, festives, familiales, etc.). Indirectement, c’est la localisation de l’activité professionnelle qui est influencée par cette «exode du loisir» (on a tous en tête l’exemple de l’effet «Sun belt» à l’origine de l’économie florissante de la Californie aux États unis), en France on observe ce phénomène «pensons à Nice, Grenoble, Aix-enProvence, Montpellier, Toulouse, Nantes...»2. L’objet de ce mémoire va être d’explorer la mutation de nos aires urbaines face à l’évolution de nos modes de vie. Comment fabriquer la cité ensemble avec un projet et un horizon commun? Comment construire une ville dense avec des logements adaptés à nos besoins alors que 76% des Français se déclarent contre la construction de logements collectifs? Comment ne pas laisser les lieux de rencontre se confondre avec les lieux marchands? Autant de questionnement que j’aimerais confronter à des projets architecturaux de notre temps. En les observant par le filtre de la lecture du livre de Jean Viard, chercher à comprendre comment ils prennent la mesure de notre nouvelle «société du loisir», où les attentes primordiales sont le bien-vivre dans des villes où seulement «12% du temps de vie est consacré au travail»3.
1. J.VIARD, La France qui change: pourquoi les travailleurs votent FN, 1997; l’Aube poche, 2004. 2. J.VIARD, Nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, La Tour-d’Aigues: L’Aube, 2011, p.13 3. Ibid, p.48
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1. Territoire de réseaux affectifs et individuels «Nous avons chacun des réseaux de relations multiples [...] et le coeur de ces réseaux, c’est l’affection sous toutes ses formes» J.VIARD, Nouveau portrait de la France
1.1 La civilisation des loisirs Villes et sociétés / Les espaces urbanisés sont les supports de nos sociétés, leurs évolutions respectives sont liées ce qui fait de la construction de la ville un des enjeux majeur des sociétés, qui plus est si elles ambitionnent une évolution rapide. La révolution industrielle du 19ème siècle a largement contribué à transformer les villes telles que nous les connaissons aujourd’hui. à l’époque, le passage d’une société à dominante agricole et artisanale à une société commerciale et industrielle, a entraîné des changements radicaux dans la vie de chacun. On a tous en tête l’exode rural et les changements profonds des modes de vie qui ont accompagné le développement des villes en transitions.
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film Playtime par Jacques Tati
L’arrivée dans «la grande ville» signifie l’accès à un nouvel univers qui tranche radicalement avec le monde rural. Les mœurs aussi évolues; les individus sont libérés par émancipation de leurs communautés d’origine, chacun devient alors en quelque sorte de plus en plus anonyme au milieu la foule. Simmel observe un double phénomène d’individualisme; l’individualisme quantitatif: si un individu est confronté à un grand brassage culturel inédit pour lui, il a tendance à se définir par ce qui est universel en lui, la nature humaine. Puis il y a l’individualisme qualitatif: qui est la tendance de chaque individu à se définir par ce
qui est singulier en lui, sa personnalité propre, qui le caractérise et le singularise face à la masse. Cet individualisme qualitatif, renvoie à une exigence contradictoire à celle de l’individualisme quantitatif. Selon le sociologue Richard Sennett, on ne s’individualise plus de la même manière aujourd’hui. La tendance contemporaine est que l’on devient soi-même principalement dans la sphère domestique. On s’individualise de moins en moins, en se confrontant à l’altérité mais plutôt aux personnes qui nous ressemblent. La différence est alors perçue comme un obstacle que l’on cherche à éviter; selon Sennett cela a entraîné une tendance à l’aseptisation des espaces publiques.
révolution des modes de vie par l’allongement de l’esperence de vie / Après la
révolution industrielle et la transition vers une société commerciale et industrielle les territoires n’ont cessé de s’urbaniser. Les modes de vie ont largement évolué et avec eux les rythmes de vie. Nous avons assisté à un bouleversement de taille, puisqu’en un siècle l’espérance de vie a bondi de 40%! La hausse des productivités horaires a libéré du temps et des moyens pour que collectivement il soit réinvesti sur des moments hors travail, l’éducation, la santé, la culture, les loisirs et les vacances. «Car on ne fait pas plus souvent ce qu’on faisait avant moins souvent. La vie s’organise autrement.»1. Effectivement il y a un siècle, une fois retiré le temps de travail et de sommeil, il ne restait plus de 30% du temps pour «le reste». Aujourd’hui la proportion s’inverse puisque c’est le temps de travail et le sommeil qui ne représente plus que 40% de notre temps. En découle une immense démocratisation des activités hors travail tel que la culture ou le tourisme qui étaient anciennement réservés à une classe restreinte de privilégiés. «Nous entrons dans une époque et une économie de «l’à-côté du travail structurant» encore largement inconnues.»2. Le temps libre devient coproducteur des liens sociaux, de la création de richesses et de la transformation des territoires.
La privatisation du temps / Aujourd’hui
chaque individu se lie à la société de multiples manières par ses activités culturelles, sociales, son appartenance générationnelle ou spatiale. Le temps libéré hors travail ouvre largement les liens sociaux qui autrefois se concentraient essentiellement autour du travail. Tout ce temps gagné représente désormais une puissance individuelle équivalente aux
1. J.VIARD, Nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, La Tour-d’Aigues: L’Aube, 2011, p. 32 2. Ibid., p. 33
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anciennes pratiques collectives liées au travail. La tension sociale autour des réformes concernant les temps de travail, est le marqueur de la nouvelle richesse que représente pour chacun ce temps libre où l’on se lie au monde sans contrainte, sinon celle de l’affect.
LES VACANCES ET LA TéléVISION COMME NOUVEAUX RéFéRENTS DE VALEURS SOCIALES / Le
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rapport d’influence entre le monde du travail et le temps libre ayant changé, c’est la structure traditionnelle de nos liens sociaux qui se voit aussi bouleversée. Autrefois quasi-exclusivement issu du milieu professionnel, les liens sociaux véhiculaient à l’ensemble des sphères privées et publiques les valeurs du monde du travail, alors fortement marqué par la hiérarchie et l’appartenance de classe. Aujourd’hui les liens sociaux se sont largement ouverts vers l’univers extra-professionnel, c’est donc un nouveau registre de valeurs et de normes qui influence nos modes de vie. Désormais, les activités qui occupent notre temps libre participent activement à façonner nos imaginaires collectifs. Jean Viard pointe les «vacances et la télévision»3 comme deux des éléments essentiels de l’innovation sociale et de la construction de nos valeurs. L’évolution des techniques de mobilités aidant, on passe plus facilement et surtout plus rapidement d’un univers à un autre. Effectivement les gestes et les valeurs, initialement associés aux moments spécifiques des vacances se sont progressivement généralisés à l’ensemble des moments et des lieux hors travail. Il en va de même pour la télévision devant laquelle nous passons en moyenne 15%4 de notre vie. Les écrans en général, participent largement à diffuser un modèle culturel dominant et comme dans l’univers du tourisme, les valeurs du travail y sont très peu représentées, «on y masque l’effort [...], tout doit paraître jeux et légèreté»5.. Cette archétypisation du monde par l’image tend à «faire croire à certains à la fin du travail, alors que seule la mise en scène et en désir a changé.»6. La nouvelle définition des codes sociaux issus du temps libre peut nous mettre en contradiction avec ceux encore en vigueur dans le monde du travail qui peine à suivre l’évolution de l’assouplissement de nos liens sociaux.
3. J.VIARD, Nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, La Tour-d’Aigues: L’Aube, 2011, p. 46 4. Ibid., p. 27 5. Ibid., p. 49 6. Ibid., p.50
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TITRE DU CHAPITRE
1.2 l’expression architecturale d’un imaginaire hédoniste et ludique
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Le culte de la légèreté / «Aucune idée n’éclaire mieux ce qu’il en est de la dynamique des sociétés modernes que celle d’allègement de la vie et ce qui est justement appelé la guerre du léger contre le lourd»7. Gilles Lipovetsky dans son ouvrage De la légèreté rejoint en de nombreux points les observations de Jean Viard sur l’évolution de l’imaginaire collectif issu de nos nouveaux modes de vie. Il se concentre sur le renversement des valeurs associées au lourd et au léger. Effectivement «la nouvelle culture du temps joue avec le recul de la force comme système de domination du travail»8. Le lourd n’évoque plus le respectable, le sérieux et la richesse en opposition avec le léger comme synonyme de fragilité et l’absence de valeur. La légèreté s’est chargée de valeurs positives et est désormais souvent associée «à la mobilité, au virtuel, au respect de l’environnement»9. Dans l’architecture moderne cela prend la forme d’une nouvelle approche du projet qui s’oppose à la reproduction des styles historiques. Finis les décors classiques et autres ornements, les architectes fondateurs de l’architecture moderne (Louis H. Sullivan, Van de Velde, Adolf Loos, Le Corbusier, Mies van der Rohe) construisent une pensée rationaliste qui correspond à la révolution industrielle de la fin du 19ème et du début 20éme. L’expression architecturale doit être simple, claire et résulter de la finalité d’usage de la construction. Il ne s’agit pas d’un nouveau style à proprement parler mais d’une nouvelle démarche éthique qui exclut toute gratuité qui pourrait camoufler les formes réelles. Dans cette nouvelle démarche, la légèreté prend une nouvelle dimension, celle de l’authenticité. Mais ce postulat d’épuration de l’expression architecturale s’accompagne, par définition, d’une «esthétique de l’ingénieur et de ses exigences d’ordre strict»10 et correspond «aux besoins d’une époque machiniste qui établit des liens étroits avec l’industrie et ses éléments préfabriqués et standardisés»11. L’architecture
7. G.LIPOVETSKY, De la légereté, Grasset, 2015, p. 25 8. J.VIARD, Nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, La Tour-d’Aigues: L’Aube, 2011, p. 50 9. G.LIPOVETSKY, De la légereté, Grasset, 2015, p. 8 10. Ibid., p.248 11. Ibid, p.248
moderne va donc souvent tomber dans le piège des formules répétitives se concluant par la construction d’espaces monotones, froid et lassante qui inspireront à Robert Venturi la phrase: More is not less, less is a bore. En marge d’une légèreté intellectualiste s’est développée une une expression architecturale plus sensible, poétique et émotionnelle. Avec l’architecture organique il est davantage question de dynamisme, «la légèreté n’est plus celle qui résulte du dépouillement géométrique, mais celle du mouvement de la vie»12. L’émotion et le mouvement sont les piliers de ce nouveau courant dont font partie Wright, Aalto, Utzon ou Niemeyer par exemple.
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Le musée Solomon R. Guggenheim de Frank Lloyd Wright
Plus largement c’est tout ce qui touche au design qui est influencé par un mouvement de société qui revendique la liberté et le plaisir. La culture pop naît pour communiquer par le fun, le sensuel et le ludique. Elle exprime les nouveaux idéaux hédonistes d’une société dont les valeurs se sont désormais largement tournées vers la conquête d’un bien-être sensitif («la légèreté hypermoderne s’allie avec la mobilité et l’adaptabilité, la convivialité et la flexibilité»13).
Minimalisme à géométrie complexe / «L’âge hypermoderne voit l’émergence d’un nouveau paradigme esthétique, une nouvelle sensibilité architecturale mettant en valeur des structures non linéaires, aléatoires, porteuses de sensations d’équilibre instable»14. Aujourd’hui de plus en plus, l’architecture tend à développer un langage de séduction décomplexé. Même chez les architectes réputés 12. G.LIPOVETSKY, De la légereté, Grasset, 2015, p. 253 13. Ibid, p.257 14. Ibid p.258
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pour composer une architecture simple et discrète on peut lire une nouvelle volonté d’offrir une expérience d’émotions multisensorielles et poétiques. La séduction passe par des formes dynamiques qui évoquent un imaginaire de douceur et de jeu. L’utopie moderne d’où résultait un dépouillement rigide et orthogonal, est remplacée par «le fétichisme de la personnalisation du bâti, le culte des objets singuliers, la séduction des formes [...] en phase avec la culture hédoniste du consumérisme triomphant»15 de notre société. Cette tendance passe entre autre par un travail des matérialités de façades. La séduction contemporaine communique par l’image, par exemple certains architectes procèdent de la dématérialisation comme Sannaa ou Kengo Kuma. Il ne s’agit plus d’une simplification de l’expression formelle mais plutôt de penser les façades comme une peau, un décor qui fait disparaître la matière et le réel. «La légèreté hypermoderne est inclusive, spectaculaire, paradoxale. Une architecture de séduction imagiste dont le modèle n’est plus la machine mais la sculpture et l’image-cinéma»16.
Louvre-Lens par SANAA
On assiste aussi à la réhabilitation de l’ornement, longtemps stigmatisé dans l’histoire récente de l’architecture. Il est de nouveau utilisé comme réinterprétation des signes de l’histoire ou comme
15. G.LIPOVETSKY, De la légereté, Grasset, 2015, p. 261 16. Ibid, p.262
référence à un contexte donné. La distinction avec l’ornement classique , c’est que les motifs deviennent à proprement parler la façade et non pas des sculptures ajoutées à celle-ci. Assemblés de manière répétitive ou aléatoire, les motifs forment «un écran de communication»17 homogène. L’ornement sous sa nouvelle forme ne répète pas des formes calibrées par des règles architecturales classiques mais au contraire, il va servir à donner une identité forte au bâtiment et à le singularisé.
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Bibliothèque UBU Utrecht par Wiel Arets Architects
17. G.LIPOVETSKY, De la légereté, Grasset, 2015, p. 270
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ARCHITECTURE DETOX / Si l’architecture-spectacle est l’une des expressions ludico-médiatiques de notre monde contemporain, cela ne peut pas être présenté comme une généralité. Effectivement, beaucoup d’architectes continuent de chercher la beauté dans la sobriété géométrique et dans l’usage de matériaux bruts. Sans parler de la recherche d’une architecture «parfaite» issue de la rationalité intransigeante des modernes, plusieurs architectes comme Tadao Ando, Peter Zumthor ou Souto de Moura, continuent de proposer une architecture dont l’expression traduit avec simplicité le foncionnement spatial et structurel d’une construction. Leur démarche peu être qualifiée de minimaliste mais pas de fonctionaliste, ce qui caractérise leurs travaux c’est de proposer une experience sensible voire spirituelle. Que ce soit Tadao Ando dans sa quête du fantasme d’un équilibre parfait, hérité de la tradition japonaise ou Peter Zumthor dans son attention aux contextes régionaux et dans sa recherche d’harmonie entre l’homme et la nature, ces architectes nous proposent un retour à la simplicité. «La magie du réel est pour moi l’alchimie de la transformation des substances matérielles en sensations humaines» (Peter Zumthor). Cette expression de la simplicité séduit par le sentiment de sérénité et de paix qu’elle suscite dans un monde ou la frénésie des rythmes de vie et la sur-sollicitation des images provoquent un besoin d’apaisement intérieur et d’allègement de l’existence.
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LES THERMES DE VALS Peter Zumthor
2. faire cité ensemble et construction d’un imaginaire commun
«L’enjeu premier de l’étalement urbain, et du repeuplement rural, est d’abord le choix du logement et du cadre de vie» J.VIARD, Nouveau portrait de la France
2.1 l’exode du loisir
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touristes à l’année / Pour se persuader de la priorité
du «bon» cadre de vie dans nos modes de vie contemporains, c’est-àdire, de l’importance qu’il offre un support riche et confortable pour la vie «d’à côté» le travail, il suffit d’observer l’évolution des tendances géographiques de notre économie nationale. Autrefois la production de richesses se concentrait autour des bassins industriels de l’Est et du Nord. Aujourd’hui, la désindustrialisation aidant, nous assistons à la migration de l’économie vers les régions touristiques. Une économie tertiaire qui ne subit pas de contraintes majeures quant à sa localisation sinon celle de se rapprocher de la clientèle et de s’offrir un cadre confortable. Le choix du lieu de vie est d’autant plus libre que la mobilité a été largement renforcée par le tissage toujours plus vaste des autoroutes et de la trame TGV. De plus cette liberté s’accroît toujours grâce aux nouvelles technologies qui s’ancrent durablement dans tous les milieux. Bientôt, personne ne pourra ignorer les «réunions skype» entre collaborateurs ou autres proches éparpillés dans le territoire, la mobilité virtuelle nous offre ce que la science-fiction nous a toujours promis et ce que les mobilités réelles ne nous offre pas encore. Effectivement, internet et les écrans en général contractent toujours plus l’espace-temps et offre déjà à de nombreuses catégories professionnelles le moyen de travailler presque où bon leur semble.
On assiste alors à un nouvel éxode, après la banalisation du départ en vacances, on est aujourd’hui de plus en plus tenté d’y rester à l’année.
enjeux d’attractivité / «Il y a synergie de l’art
de vivre local réinventé, de la mise en tourisme et du développement économique.»18. Dès lors, pour être compétitives les villes et les communes prennent conscience qu’un des leviers à privilégier est de constituer une destination favorable à la démarche hédoniste des candidats à l’exode. L’effet «Sun Belt» qui a fait se développer la côte Ouest des états Unis est un exemple de ce qui se produit en France aujourd’hui dans les régions côtières ou montagneuses en tête. «Aussi, alors que le Nord ou l’Est souffrent, la Provence, le Languedoc, les Alpes, les pays de la Loire et de Toulouse se peuplent. L’or bleu, et blanc, du monde du tourisme a pris la place dans nos désirs de l’or noir, des aciéries et des emplois de «rond-de-cuir»19. L’attractivité économique est définie comme la capacité d’un territoire à attirer des ressources spécifiques provenant de l’extérieur. L’attractivité économique se divise en deux aspects complémentaires : un aspect « productif » et un aspect « résidentiel ». Ils constituent ensemble les deux principales données qui établissent la géographie de l’attractivité des territoires. L’attractivité économique productive est donc la capacité d’un territoire à attirer des activités nouvelles et des forces de production. Elle est mesurée par l’arrivée d’emplois sur le territoire. Les emplois qualifiés sont particulièrement pris en compte, ce sont les facteurs de production pour lesquels les territoires se livrent le plus de concurrence. Ils représentent un réel enjeu d’entraînement sur l’économie locale. Ce sont ici les cadres et les personnels du secteur tertiaire privé. L’autre enjeu économique fort pour les territoires est l’attractivité économique résidentielle qui consiste à attirer des revenus. Les revenus disponibles localement peuvent être importés à travers la présence, temporaire ou permanente, de certaines personnes. Ces revenus extérieurs constituent un moteur supplémentaire du développement économique local lorsqu’ils sont dépensés sur le territoire et qu’ils se transforment en emplois. Avec l’augmentation de la mobilité, il existe une distinction entre lieu de résidence, lieu de travail et lieu de consommation. Ces déplacements de revenus entre les territoires sont de plus en plus fréquents et deviennent localement un enjeu important. Ils sont à l’origine des « navetteurs » qui habitent et travaillent dans deux zones différentes, des retraités qui viennent habiter sur le territoire, et des touristes qui dépensent leurs revenus lors de leurs séjours.
18. J.VIARD, Nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, La Tourd’Aigues: L’Aube, 2011, p. 84 19. Ibid
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Pour se développer, les territoires ont donc plusieurs moyens à leur disposition, accueillir des usines et bureaux, mais aussi miser sur la venue de touristes, de retraités ou de salariés travaillants ailleurs. L’attractivité économique française se dessine alors aussi, à travers l’importance des loisirs, le développement des transports ou encore la recherche de meilleures conditions de résidence. Se distinguent donc les territoires qui font valoir leur patrimoine naturel et/ou historique et leur qualité de vie. Mais aussi la périphérie de grandes métropoles où vivent des salariés et leurs familles venus y trouver des logements confortables sans pour autant y travailler. Sur les cartes ci-contre établies par l’INSEE20, se dessine la tendance décrite pas Jean Viard d’un glissement de l’économie (notamment tertiaire) vers les régions touristiques et dans quelques grandes métropoles régionales proches de la côte ou de régions montagneuses.
mise en loisir de l’urbain / «La mise en mobilité de notre société et de sa culture la plus profonde induit que l’urbanité, culture qu’a inventée la ville comme type de lien entre les hommes, cette urbanité a cessé d’être le monopole de la ville»21. D’abord, l’individualisation puis la virtualisation de nos rapports sociaux, requestionne le rôle de nos espaces publics urbains. Si chacun peut vivre où il l’entend, autour et en dehors des villes, c’est bien que l’accès à l’urbanité se fait désormais par un autre biais que celui de «l’agora». Il devient alors raisonnable d’imaginer que les urbains des centres-villes eux-même n’ont plus le même usage de l’avantage que représentait la ville d’hier en matière social, à savoir le regroupement d’un grand nombre de personnes autour d’un carrefour physique de réseaux divers. Aujourd’hui, si le lieu de vie n’offre pas de proximité directe avec la ville, c’est sans importance, l’information, la culture, une certaine forme de divertissement et le débat public nous atteignent chez nous par le biais des écrans et d’internet. Ce raisonnement pourrait avoir tout l’air d’être simpliste, mais il suffit de s’imaginer une coupure internet prolongée pendant plusieurs années dans un quartier pavillonnaire, il serait alors très étonnant de ne pas le voir se dépeupler rapidement. Notre gain de mobilité n’a sans doute pas de corollaire plus important que celui de notre capacité croissante à rester connecté presque partout où nous allons.
20. -L’attractivité économique des territoires - Attirer des emplois, mais pas seulement, Catherine Sourd, INSEE. 21. J.VIARD, Nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, La Tourd’Aigues: L’Aube, 2011, p. 89
retraitĂŠs
tourisme
navetteurs
emplois
25
actifs qualifiĂŠs
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«la ville s’éteint le soir quand s’allume «le poste» et ne redevient vivante dès lors que par l’étranger, le touriste et le marginal, ville du «sans-logis» par choix ou par exclusion»22 Cette situation décrite par Jean Viard, est celle qui touche les villes ou les quartiers qui n’offrent rien «de plus» pour parvenir à faire descendre ses habitants dans la rue. Aujourd’hui les villes les plus vivantes sont celles qui proposent «une mise en loisir» généreuse de leurs espaces publics. Les quais se généralisent comme lieux de promenade, les places se transforment tour à tour en plage ou en scène de spectacle. Ce qui détermine la qualité d’une ville ce n’est plus la quantité de personnes qu’elle abrite, mais comment elle les fait se rencontrer. On ne peut plus organiser les villes exclusivement pour le travail, il faut suivre la voie de ces morceaux de villes rendus piétonniers et pas seulement pour rendre le shopping plus sûr! mais aussi pour embellir, pour accueillir des festivités, pour se révéler et s’offrir à l’appropriation d’une nouvelle manière: aléatoire et diversifiée.
22. J.VIARD, Nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, La Tourd’Aigues: L’Aube, 2011, p. 92
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2.2 croissance de la sphère privée
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substitution de mobilité? / On le voit, le nouveau rapport au temps libre contribue avec l’accroissement de nos mobilités à l’évolution de nos modes de vie. Lorsqu’on y pense, les dernières avancées en matière de mobilité sont de plus en plus de l’ordre des mobilités virtuelles. D’ailleurs, le matériel télephonique (smatphone) le matériel informatique et les divers abonnements correspondants, prennent une part de plus en plus importante dans le budget des familles. Ces nouveaux coûts associés aux nouvelles mobilités virtuelles n’est pas sans incidence, puisqu’il vient concurrencer les dépenses liées à la mobilité physique de loisirs. Il peut en résulter un sentiment d’appauvrissement puisqu’il est de plus en plus compliqué de contenter les envies de départ en vacances lorsque le budget est largement ponctionné par ces nouvelles technologies. la place croissante du logement / Nos nouvelles pratiques liées à la masse de temps disponible ainsi qu’à l’importance de nos liens affectifs et virtuels font évoluer l’usage que nous avons de nos logements et de leur ouverture sur le monde extérieur. Nos logements deviennent le carrefour de nos réseaux socioculturels et affectifs avec un large accès à l’information et à la culture grâce à internet de même qu’ils offrent un lieu d’accueil privilégié avec l’augmentation de nos espaces privatifs extérieurs ( terrasse, jardins ou point de chute secondaire). Finalement, le logement tend à supplanter le fonctionnement collectif de l’espace public en même temps qu’il devient un équipement social privatif.
«L’effet
Barbecue»
généralisé?
/
Le périurbain est souvent critiqué du fait qu’il soit très consommateur d’espaces et énergivore. En effet il est souvent assimilé a un dortoir car les habitants qui aménagent dans ces zones résidentielles continuent de travailler et d’accéder à certains services en ville. Ainsi de nombreux urbanistes et architectes disqualifient les espaces périurbains car le mitage de ces espaces, « peu économes » en ressources, ne répond pas aux critères de développement durable. à l’inverse la ville dense, qui regroupe les habitants, tous les services et l’emploi dans un périmètre plus réduit, diminue ainsi les trajets motorisés. Néanmoins, on observe depuis plusieurs années que les habitants des espaces urbains denses ont tendance en fin de semaine à s’éloigner de la ville pour aller se « ressourcer » à la campagne. Les périurbains en revanche, disposants généralement d’un jardin ou d’espaces verts à proximité, ont tendance à rester chez eux.
L’hypothèse de ce phénomène «l’effet Barbecue», est que les émissions des urbains le weekend compensent les émissions des périurbains durant la semaine. Ce phénomène observé dans le périurbain est renforcé par la perte de pouvoir d’achat des ménages qui subissent le coût des transports pendulaires auxquels ils ne peuvent pas échapper. Mais de plus en plus, pour certains foyers installés dans les villes, les effets de la crise et peut-être aussi l’augmentation de l’investissement dans les nouvelles technologies tendent à réduire la facilité de profiter d’un départ en weekend régulier. On ne cesse de l’entendre les Français partent de moins en moins en vacances, les étudiants en tête. Il est intéressant alors, de penser à proposer une alternative au départ en vacances aussi aux habitants des villes denses.
Le logement en hauteur adapté à nos modes de vie / étant donné l’importance qu’ont pris l’ensemble des
moments hors travail, la tendance est à la recherche d’un lieu de vie favorable à l’épanouissement de nos modes de vie hédoniste et ludique. Quel que soit le choix de la ville, qui doit malgré tout offrir un climat agréable et se situer sur un réseau de mobilité, c’est avant tout le choix du logement qui explique le mieux la transformation de notre manière de nous lier au monde. «Sur les vingt-sept millions de logements que compte la France, plus de quinze millions sont des maisons individuelles, dont 89% avec jardin»23. Le besoin d’un jardin avec son barbecue et celui de l’espace supplémentaire pour aménager une chambre d’amis ou au moins bénéficier d’une chambre par enfant est souvent plus fort que l’attrait des centres-villes et les nombreux services qu’ils proposent. On l‘a vu plus tôt, habiter un immeuble en ville va souvent de paire avec la multiplication des sorties «à la campagne» mais qu’en estil de ceux qui ne bénéficient pas de point de chute ‘‘en dehors’’ ou du budget nécessaire pour aller prendre l’aire de façon régulière? Souvent les logements des villes (y compris les nouvelles constructions) sont adaptés au mode de vie d’hier et n’offrent pas les atouts des maisons pavillonnaires qui attirent les habitants vers le périurbain. «Le besoin d’espace extérieur privatif, la demande de soleil, le rôle de la chambre d’amis sont trop sous-estimés dans la construction, comme si ce qui est bon pour les catégories aisées n’est pas aussi indispensable aux catégories fragilisées»24. justement, l’agence Hamonic + Masson propose une construction de logements sociaux tout à fait intéressante de ce point de vue. 23. J.VIARD, Nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, La Tour-d’Aigues: L’Aube, 2011, p. 72 24 Ibid, p.76
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Situé dans le XIIème arrondissement de Paris, ce projet a pris place depuis 2011 sur le site Villiot -Rapée en bord de Seine. La construction propose un paysage singulier au milieu des barres d’immeubles. Le parti pris est simple, l’idée étant de superposer des maisons individuelles et d’en garder les caractéristiques essentielles sur l’ensemble des strates qui composent les deux tours. Un des éléments caractéristiques d’une maison est que l’on peut en faire le tour, alors chaque étage est ceinturé d’un large espace extérieur privatif, qui joue le rôle de la terrasse du jardin pavillonnaire et qui distribue les pièces de vie et les chambres. à chaque étage les terrasses se dilatent de façon alternée, de sorte que chacun dispose d’une ouverture optimale sur la lumière et le ciel et qui donne au bâtiment son allure dynamique. à l’intérieur, les typologies sont variées et proposent par exemple des T2, une typologie qui manque cruellement dans les grandes villes. L’immeuble contient même des duplex renforçant encore l’analogie de typologie avec la maison. Les deux architectes Gaëlle Hamonic et Jean-Christophe Masson n’en oublient pas pour autant les forces du collectif avec des espaces partagés qui peuvent accueillir du soutien scolaire ou des regroupements ponctuels, et surtout un soin particulier apporté à l’aménagement du parc qui est le prolongement de l’ensemble des terrasses privatives.
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«ça nous fait un peu comme une maison sur l’immeuble»
capture et sitation étraites de «Superposer les maisons» : reportage par Du côté de chez vous
collectif EXYZT // FIERCE FESTIVAL // BIRMINGHAM // UK
3 «Le faire soi-même»
la dynamique du monde amateur comme nouvelle ressource «Il est urgent de mettre le temps au coeur de nos questions sociétales et sociologiques; il faut apercevoir, puis accepter, que ce temps si long est dorénavant nôtre, sans figures d’usages préétablies, car le temps éveillé a échappé au travail pour les quarte cinquièmes de sa durée, sans que l’on y prenne vraiment garde». J.VIARD, Nouveau portrait de la France
3.1 Un gain de temps à réengager le temps c’est «quand même» de l’argent /
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Comme le dit si bien Jean Viard, le temps est désormais «nôtre». Les raisons de ce gain de temps sont nombreuses, l’évolution des technologies, l’allongement de la vie, les luttes sociales... et il ne faut pas l’oublier ce gain de temps est rendu possible grâce une formidable hausse des productivités horaires. Aujourd’hui les rythmes de travail ont changé, la compétitivité est un des sujets chauds de l’actualité car pour se payer ce «luxe» du temps libre, nous nous lançons au travail dans une course effrénée à l’efficacité. Il y a toujours un ancien pour nous rappeler qu’avant «on prenait plus le temps au travail», comprenez «on faisait mieux les choses». Aucun travailleur, ouvrier en tête, n’est épargné par le sentiment de pression qu’exerce sur eux cette responsabilité d’être aussi rentable en moins de temps. Alors effectivement, les techniques ont changé, le travail physique a reculé grâce à la mécanisation des tâches les plus dures, mais cette donnée a aussi un effet pervers, puisque aujourd’hui c’est bien la main-d’oeuvre humaine qui coûte le plus cher, accentuant encore sur elle la pression de la rentabilité. Aussi, les compétences se complexifient entraînant une spécialisation des métiers qui les concerne. Certains métiers ne sont plus qu’un rouage dans une vaste machine de production, dont la destination de l’action finit par échapper à celui qui l’entreprend. Il ne s’agit pas de rejeter ce nouveau fonctionnement, mais de comprendre le phénomène montant qui nous pousse à vouloir remettre la main sur ce qui nous échappe: à savoir, une attention consciente à la construction de notre environnement.
Habiter, c’est prendre soin / Pour mieux comprendre cet élan, je remobilise ici l’enseignement que Céline Bonicco nous a donné sur la pensé de Heidegger à partir d’une conférence intitulé «BATIR HABITER PENSER»25. Pour Heidegger, habiter ne veut pas dire «avoir un logement». L’habitation, ce n’est pas un comportement parmi d’autres mais c’est ce qui préside à tout comportement possible. En effet, selon lui, habiter, c’est séjourner sur la terre ; et c’est plus encore ménager le faire d’être sur la terre, ou ménager le séjour terrestre, c’est-à-dire l’épargner et en prendre soin. Dans son propos, exister ou habiter la terre veut dire la même chose, et se regroupe dans quatre éléments qui forment ce qu’il a appelé le Quadriparti. Quatre choses : être sur la terre, vivre sous le 25. Extrait de Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p.170-194
ciel, demeurer devant les divins et appartenir à la communauté des hommes. Dès lors, habiter c’est être dans le Quadriparti, c’est-à-dire ménager les quatre éléments qui le composent et pour «être» dans le Quadriparti dit-il, les mortels interviennent sur ce qui les entourent. «De cette manière, que les mortels protègent et soignent les choses qui croissent et qu’ils édifient spécialement celles qui ne croissent pas. Soigner et construire, tel est le “bâtir” (bauen) au sens étroit. L’habitation, pour autant qu’elle préserve le Quadriparti en le faisant entrer dans les choses, est un bauen au sens d’une telle préservation»26. Voilà un propos important de Heidegger : habiter, c’est bâtir, et bâtir, c’est à la fois préserver l’existant et construire de nouvelles choses, grâce auxquelles le séjour sur terre peut être ménagé. On habite au sens heideggérien du terme quand le monde devient quelque chose de familier pour nous, car lorsqu’on se l’approprie par notre intervention tout en préservant le Quadriparti, il donne un sens à notre présence en son sein. Il en découle une satisfaction existentielle puisque l’action d’habiter au sens de bâtir et de ménager nous permet alors de mieux assumer notre double finitude, c’est-à-dire en donnant un sens à notre présence contingente et éphémère sur terre; le sens d’avoir le rôle de protecteur de la source de vie et le bâtisseur d’un contexte toujours plus favorable à son épanouissement.
bâtir des repères / Effectivement, la pensée de Heidegger
tend à se confirmer lorsque qu’on observe deux des hobbys préférés des français à savoir le jardinage et le bricolage. Une des raisons qui poussent les Français vers les périphéries des villes, c’est l’occasion de posséder une surface de logement plus grande et un petit bout de jardin. Avec le raisonnement de Heidegger en tête, on est tenté de justifier aussi ce besoin par le fantasme sous-jacent qui nous taraude, à savoir (re) prendre le contrôle sur notre façon d’habiter ce monde en mouvement. Les bouleversements de paradigmes, l’accélération des rythmes de vie, la virtualisation d’une partie des liens sociaux et la sophistication de nos métiers sont les marqueurs des transformations rapides de notre époque et ils sont autant de facteurs anxiogènes. En effet le sentiment peut nous effleurer que notre monde capitaliste n’avance plus guidé par la représentation d’une fin, d’un grand dessein, comme on pouvait encore le penser au début du XXème siècle. Dans son ouvrage L’innovation destructrice (qui est bien plus optimiste que ne laisse entendre son titre), Luc Ferry explicite la mécanique de l’innovation pour l’innovation qui sous-tend la croissance 26. Heidegger.M, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p.179
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économique des pays capitalistes et du marché globalisé. Le processus incessant d’innovation dans lequel nous somme engagés et qui nous offre par ailleurs une formidable amélioration de notre niveau de vie; ce processus est par nature déstabilisant, puisqu’en créant sans cesse de la nouveauté elle chasse ‘‘l’ancien’’ (et par définition en rupture constante avec toutes les formes d’héritage, de patrimoine et de tradition), forçant ainsi chacun à rester sur le qui-vive et sous la pression permanente de la nécessité de s’adapter aux inévitables changements à venir. Mais ce qui est à l’origine de notre sentiment de perte de contrôle sur le monde, c’est que ‘‘l’innovation destructrice’’ (dans le sens ou elle rend rapidement caduc ce que l’innovation remplace); «ce processus incessant d’innovation n’est pas seulement déstabilisant sur le plan économique et social pour toute une partie de la population, mais il possède aussi, sur un plan philosophique et moral, une particularité redoutable, à savoir qu’il est par nature même dénué de sens»27. Effectivement nous ne savons plus bien quel monde nous construisons ensemble, «les moteurs qui régissent le cours général du monde sont désormais en nombre infini; ce sont des millions d’entreprises, de laboratoires, d’universités, de produits culturels divers qui entrent en compétition entre eux pour former comme autant de confluents, de vecteurs, dont la résultante, le fleuve unique de l’histoire, est tout à fait imprévisible a priori»28. Plus déstabilisant encore, c’est qu’au sein de la mondialisation, l’impact des politiques nationales est de plus en plus dérisoire et signifie pour notre démocratie que nous subissons inexorablement la montée de l’impuissance publique. Plus que jamais pour engager sereinement le virage dans ce nouveau monde de l’innovation perpétuelle nous avons besoin de repères stables et immuables. Il y a évidemment la perspective de la mise en place d’institutions supranationales, comme pour nous l’Europe mais il y a aussi à l’extrême opposé du mondialement influent, la précision et l’impact toujours intact du local et du microlocal. On l’observe tous les jours, les maires continus d’influencer efficacement la destinée de leurs villes. Il faut progresser dans ce sens, donner du pouvoir à la petite échelle, encourager et offrir l’occasion à chacun de participer, de s’investir et de réengager son temps libre dans la fabrication de leur lieu de vie, et ainsi se le réapproprier et l’enrichir de leur identité plurielle et singulière.
27. Ferry L, L’Innovation destructrice, plon, 2014, p.29 28. Ibid, p.32 Images tirés du film «La Haine» de Mathieu Kassovitz
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3.2 partager la fabrication Construire en habitant / Le titre du livre de Patrick
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Bouchain et du collectif EXYZT sonne comme un programme heideggérien. Effectivement le propos de Heidegger est que le bâtir fait déjà partie de l’habitation, «Nous n’habitons pas parce que nous avons “bâti”, mais nous bâtissons et avons bâti pour autant que nous habitons»29. C’est pourquoi selon ses dires, il faut cesser de penser «habiter et bâtir comme deux activités séparées»30. Lorsque Patrick Bouchain est invité pour représenter la France à la 10ème Biennale d’architecture de Venise, il se refuse de parler d’architecture sur un mode prospectif et par le seul support de l’image. Il décide qu’à contre-pied des attentes établies pour le thème de cette édition 2006, la «Métacité», il présenterait une architecture habitée et en cours de construction. En faisant de cette exposition un manifeste, c’est l’occasion de présenter ce qui pour lui fait toute la richesse de l’architecture; c’est-à-dire que chaque projet et que chaque chantier soit un véritable acte culturel, facteur de dynamique, de rassemblement et d’échange. Sa proposition est donc de s’associer avec le collectif EXYZT pour réaliser et loger dans le pavillon d’exposition durant toute la durée de la biennale. Il gage qu’à travers l’accomplissement de cet acte simple; expérimenter et faire vivre la réalisation du pavillon, il peut susciter une réflexion profonde sur l’architecture. Par cette expérience Patrick Bouchain requestionne la pratique courante de l’architecture qui séquence en phase successive : la commande, la conception, la construction, et l’usage. Ici il réengage l’idée de la primauté du processus sur le résultat, «il y a par cette méthode un mélange des actions qui interagissent. Je suis moi-même surpris de ce qui ce fait, qui est toujours différent de ce que j’avais imaginé»31. En travaillant à partir du tout petit et de manière collégiale, il souhaite donner un sens démocratique à l’acte de construire ce lieu partagé. «Comment faire converger les désirs de faire, combiner les savoirs, se laisser surprendre et accepter l’hétérogénéité? la contrariété dans un groupe est obligatoire, elle reflète la liberté de créer à plusieurs. c’est en ce sens qu’il faut accepter de vivre parfois le conflit, car il est constructif et c’est le consensus qui empêche d’agir»32 29. Heidegger.M, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p.171 30. Ibid, p.175 31. Bouchain.P/EXYZT, Construire en habitant, Barcelone, Actes Sud, 2011, p.12 32. Ibid, p.16
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Finalement le projet s’est chargé des marques d’appropriation de tous ceux qui y ont vécu. Dans un jeu de donnant-donnant les auteurs ont laissé ouverte la porte à la transformation du lieu et cela malgré la difficulté de pratiquer le lâcher-prise dans ce genre de situation, «pour moi c’est un projet qui c’est désagrégé et enrichi pendant cette durée programmée de trois mois, c’était comme un processus de vie qui éclot et qui s’efface en même temps»33.
le temps libre c’est ‘‘toujours’’ une richesse / le principe d’une ‘‘permanence architecturale’’ qui a été expérimenté
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lors de la biennale d’architecture de Venise, a pu faire l’objet d’une méthode d’intervention pour la rénovation de 60 maisons de la rue Auguste Delacroix à Boulogne-sur-mer. Dans cette ‘‘Cité de Promotion Familiale’’, les maisons sont occupées par une population fragilisée, puisque fortement marginalisée économiquement, socialement et géographiquement. La rue est laissée de coté depuis plusieurs années mais un passage de témoin à un nouveau bailleur, sonne le lancement des travaux tant attendus du renouvellement urbain. Dans ce contexte où quiconque tendrait à souffrir du manque d’emprise sur le cours de sa vie, les habitants voient d’un bon œil la proposition de l’agence CONSTRUIRE qui consiste à la mise en place d’une démocratie active qui intègre les habitants à la construction et à la réalisation du projet. La confiance que les architectes souhaitent construire dans cette relation tripartite entre un foyer habitant, le maître d’oeuvre et le bailleur soucieux de pérenniser son investissement, est néanmoins un enjeu délicat. Pour se faire, l’agence propose la mise en place d’une maison commune, qui servira de centre névralgique d’information et d’action pour toute la durée des travaux mais surtout ce sera le logement de l’architecte en charge du projet! Ici l’engagement de Sophie Ricard est complet puisque c’est en tant qu’habitante qu’elle pilotera l’élaboration de ce projet participatif. C’est désormais un ‘‘collectif d’habitant’’ qui chacun avec ses compétences, travaille à élaborer un diagnostique des besoins, des plus urgents jusqu’aux améliorations de confort souhaitables. Ils sont ainsi consultés grâce à un système de conception assistée puis ils participent à la rénovation de leurs logements respectifs qui serra par la suite pris en charge en autogestion. Par cette démarche du ‘‘comment faire plus avec moins?’’, l’ensemble des acteurs est impliqué au projet dans son ensemble, quel que soit leur rôle, les protagonistes s’inscrivent consciemment dans un acte collectif qui influence et continuera d’influencer leur façon ‘‘d’habiter’’ le quartier.
33. Bouchain.P/EXYZT, Construire en habitant, Barcelone, Actes Sud, 2011, p.73
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conclusion
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Le temps libre est devenu un élément constitutif important de nos modes de vie. L’augmentation du ‘‘temps à soi’’ a bouleversé la façon dont nous nous lions au monde et le regard que nous avons de la ville. La large démocratisation de l’accès à un art de vivre réinventé, entraîne chez nous, un changement profond des besoins et des comportements. Nous pouvons désormais façonner librement nos liens sociaux autour des univers qui obtiennent notre affection et cela de façons individuel et multiple. Aujourd’hui, nos imaginaires collectifs intègrent profondément et de façon continu les valeurs issues du monde des vacances, nous poussant à faire le choix (si possible) d’un lieu de vie garantissant leur épanouissement. Ce phénomène n’a rien d’anecdotique puisqu’il entraîne un déplacement significatif de l’économie et des populations vers les régions propices au tourisme ou vers la périphérie des villes, qui offrent un cadre favorable à une démarche hédoniste. Parallèlement à ce gain de temps, c’est l’augmentation des mobilités qui transforme nos comportements. Les réseaux de mobilités physiques ont ouvert la voie mais c’est bien des mobilités virtuelles que viennent les plus grands bouleversements. Effectivement, la sphère internet s’associe avec la télévision et le téléphone pour faire de nos logements le carrefour d’un vaste réseau d’information et de partage. Il y à quelques années, la vieille garde criait à la folie en observant le phénomène, il s’est désormais imposé pour ne plus jamais (ou presque) nous quitter. Le monde change vite, d’ailleurs aucune époque n’a connu de changements aussi profonds en aussi peu de temps. L’incroyable foisonnement de l’innovation perpétuelle nous entraîne tous ensemble vers un avenir commun qu’aucun dessein clair ne conduit. Contraint de suivre le rythme effréné de la compétition universelle, tout élan de conservatisme aurait pour effet de nous couper du monde et de nous interdire de ses bienfaits. Il faut alors accepter, qu’avec la mondialisation et son marché globalisé, le cours des choses tende à nous échapper. Dans ce contexte complexe, le besoin se fait sentir de s’inscrire de façon palpable dans la construction de notre environnement. C’est là que le temps gagné sur le travail devient une ressource à réinvestir comme levier d’influence. Effectivement, paradoxalement les initiatives locales continues d’être des catalyseurs puissants de dynamiques économiques, sociales et culturelles. On ne peut que le constater, les friches culturelles (La Belle de Mai), la mise en tourisme d’un patrimoine particulier (le Hangar à Bananes), ou la construction de pôle d’accueil d’initiatives individuelles et associatives (le Cent-quatre), sont des exemples parmi
d’autres d’initiatives locales d’innovation qui participent à régénérer des quartiers entiers. Favoriser l’implication citoyenne peut faire l’objet d’opportunité inattendue et qui plus est avec un regard particulièrement fin et adapté à une situation particulière. Les deux références, de la biennale et de Boulogne-sur-mer, présentées ici, ont surtout valeur d’expériences radicales, puisque les conditions qui ont mené à leurs réalisations ont un caractère exceptionnel. Mais d’un autre côté c’est aussi cela leur force; une architecture adaptée à un contexte très particulier, obtenue du fait qu’elle ait été largement ouverte à l’appropriation de ceux qui ‘‘l’habitent’’.
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BIBLIOGRAPHIE -Bouchain.P/EXYZT, Construire en habitant, Actes Sud, 2011 -Ferry L, De l’ammour, Odile Jacob, 2012. -Ferry L, L’Innovation destructrice, plon, 2014. -Girerd M, Mobilités et temps libre, mémoire ENSAG, 2012. -Hunyadi M, La tyrannie des modes de vie, LE BORD DE L’EAU, Lormont, 2015. -Lefebvre H, Le droit à la ville, Economica, anthropos, 1968. -Lipovetsky G, De la légèreté, Grasset, 2015. -Norberg-Schulz C, La signification dans l’architecture occidentale, Mardaga, 2007. -Viard J, Nouveau portrait de la France, l’aube, 2011.
filmographie -La citadelle du loisir, Le centre social Pompeia à São Paulo, ARTE Architecture. -Les vacances de monsieur hulot, jacque tati. -«Superposer les maisons», Du côté de chez vous.
sources 2.0 -L’attractivité économique des territoires - Attirer des emplois, mais pas seulement, Catherine Sourd, INSEE. « http://insee.fr/fr/themes/document.asp?reg_id=0&ref_id=ip1416 »
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remerciements Je tiens à remercier Florian Golay et l’ensemble des enseignants du studio pour la bienveillance dont ils ont fait preuve tout au long de cette année particulièrement enrichissante. Je remercie aussi de tout mon cœur mes parents pour m’avoir soutenu dans ma démarche de réorientation, aussi périlleuse fût-elle. Je remercie mes proches, qui rendent cette expérience toujours plus agréable.
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LA VILLE RESSOURCE, mémoires 2014.2015 «L’effet Bilbao, une réalité sur un piédestal.» Camille Aze «L’interstice en milieu urbain dense, un potentiel de régénération sociale et culturelle.» Jordan Barnaud «Le périurbain, un territoire d’action: l’architecte face au patrimoine périurbain.» Antoine Baudy «Mutation des quartiers-gares, d’un lieu de passage à un lieu de vie.» Walid Belamri «Transmettre l’architecture en milieu scolaire, une démarche transversale.» Mélody Burté «Les stratégies ferroviaires dans la requalification urbaine.» Mathieu Cardinal «Le déjà-là, une trace du passé et un support physique pour les projets d’avenir.» Marystelle Coq «Postures d’architectes et démarche participative.» Pauline Dutraive «La reconversion et la redynamisation des friches industrielles à des fins culturelles : un enjeu de régénération urbaine.» Lola Duval «Des architectes aux parcours riches et variés: se réinventer à travers l’expérience du «collectif».» Siham El Kanaoui «Field-recording et migrations architecturales.» Jérémie Faivre «Le jardin domestique: De l’espace individuel fantasmé aux «Do-Tank» contemporains.» Quentin Guillaud «La crise, une opportunité de réinventer le métier d’architecte ?». Justine Guyard «L’urbanité du temps libre. L’influence des nouveaux rythmes de vies sur la construction du milieu urbain.» Kevin Mallejac «Territoires d’adultes, territoires d’enfants.» Alice Meybeck «Vie étudiante et implantation universitaire : la culture étudiante dépend-elle d’une certaine forme d’enclavement urbain ?» Colin Mickey «La mixité programmatique entre usages et paysages urbains.» Thi Thuy Quynh Nguyen «Les nouveaux eldorados urbains A la conquête des espaces alternatifs..» Valentin Poirson «Villes et industries du cinéma, des évolutions complémentaires.» Caroline Renaud «Cœur de village, cœur de vie. Le rôle de l’équipement multi-programmatique en milieu périurbain.» Hellen Elaine Sanchez Perales «Décors d’agriculture, Des corps d’agriculture.» Danil Vadsaria
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Aujourd’hui le temps libre prend une place de plus en plus importante dans nos modes de vie et cela ne manque pas d’influencer profondément l’organisation de notre société et des espaces urbains qui l’accueillent. Le travail continue de concentrer un pouvoir transformateur important des territoires mais désormais il faut compter aussi, à part presque égale, sur le temps libre.
Ecole Nationnale Supérieure d’Architecture de Grenoble 2015