Grands monologues du théâtre classique et contemporain – vol. 2

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PETITE BIBLIOTHÈQUE DES ARTS

GRANDS MONOLOGUES DU THÉÂTRE CLASSIQUE ET CONTEMPORAIN Vol. 2


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PETITE BIBLIOTHÈQUE DES ARTS Collection didactique à l’usage des étudiants

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Dominique Taralon

GRANDS MONOLOGUES DU THÉÂTRE CLASSIQUE ET CONTEMPORAIN Vol. 2 50 rôles masculins pour un banc d’essai remarquable

GREMESE


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À Stéphane

Mes remerciements vont à Annita Motta

Conception graphique et mise en pages : Graphic Art 6 s.r.l. – Rome Achevé d’imprimer sur les presses de C.S.R. – Rome en mars 2011 Copyright GREMESE 2011 © E.G.E. s.r.l. – Rome www.gremese.com Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, enregistrée ou transmise de quelque façon que ce soit et par quelque moyen que ce soit sans le consentement préalable de l’Éditeur. ISBN 978-88-7301-728-8


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Sommaire Avant-propos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Hamlet (v. 1600) William Shakespeare . . . . . . . . . . . . . . . . . Macbeth (1606) William Shakespeare . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Cid (1636) Corneille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Misanthrope (1666) Molière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Plaideurs (1668) Racine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’Avare (1668) Molière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Grand Théâtre du Monde (1675) Pedro Calderón de la Barca . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’Île des esclaves (1725) Marivaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Deux Jumeaux vénitiens (1745) Carlo Goldoni . . . . . . . . Le Mariage de Figaro (1778) Beaumarchais . . . . . . . . . . . . . . Le Prince de Hombourg (1808-1810) Heinrich Von Kleist . . Mozart et Salieri (1830) Alexandre Pouchkine. . . . . . . . . . . Lorenzaccio (1834) Alfred de Musset. . . . . . . . . . . . . . . . . . . La Mort de Danton (1835) Georg Büchner . . . . . . . . . . . . . . Ruy Blas (1838) Victor Hugo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un mois à la campagne (1850) Ivan Tourgueniev . . . . . . . . . Peer Gynt (1866) Henrik Ibsen. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ivanov (1887) Anton Tchekhov . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Salomé (1893) Oscar Wilde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ubu Roi (1896) Alfred Jarry . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cyrano de Bergerac (1897) Edmond Rostand . . . . . . . . . . . . Noces de sang (1933) Federico García Lorca . . . . . . . . . . . . . Caligula (1939) Albert Camus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fils de personne (1943) Henry de Montherlant . . . . . . . . . .

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César (1946) Marcel Pagnol . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Filumena Marturano (1946) Eduardo De Filippo. . . . . . . . . Les Justes (1949) Albert Camus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Haute surveillance (1949) Jean Genet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mort d’un commis-voyageur (1949) Arthur Miller . . . . . . . . Jeune homme en colère (1956) John Osborne . . . . . . . . . . . . . Fin de partie (1957) Samuel Beckett. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’Anniversaire (1957) Harold Pinter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Séquestrés d’Altona (1959) Jean-Paul Sartre . . . . . . . . . . Rhinocéros (1959) Eugène Ionesco. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Becket ou l’Honneur de Dieu (1959) Jean Anouilh . . . . . . . . La Tragédie du roi Christophe (1963) Aimé Césaire . . . . . . . . Les Prodiges (1971) Jean Vauthier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Equus (1973) Peter Shaffer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hamlet-Machine (1977) Heiner Müller . . . . . . . . . . . . . . . . . Septième ciel (1979) Caryl Churchill . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Glengarry Glen Ross (1982) David Mamet . . . . . . . . . . . . . . Le Saperleau (1982) Gildas Bourdet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Embrasser les ombres (1987) Lars Norén . . . . . . . . . . . . . . . . Le Temps et la chambre (1988) Botho Strauss. . . . . . . . . . . . . Ex-Voto (1990) Xavier Durringer. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Oleanna (1992) David Mamet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « Art » (1994) Yasmina Reza . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Frédérick ou le Boulevard du Crime (1998) Éric-Emmanuel Schmitt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . El Maestro (2001) Aziz Chouaki . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Richard III n’aura pas lieu (2005) Matéi Visniec . . . . . . . . . .

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Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172

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Avant-propos Cette brève anthologie du théâtre classique et contemporain est particulièrement destinée aux jeunes comédiens qui préparent une audition et veulent perfectionner leur jeu. J’espère qu’ils y trouveront matière à étudier les personnages de leur choix, en empruntant ce raccourci à travers la littérature dramatique, jalonné de cinquante monologues tirés de pièces françaises, francophones et étrangères, qui s’échelonnent du début du XVIIe siècle à 2005 ; deux de ces morceaux choisis sont extraits d’œuvres écrites en français par Oscar Wilde1 et Samuel Beckett2, dramaturges d’expression anglaise, mais qui ont privilégié le français comme langue d’écriture, à titre exceptionnel pour le premier, dans une large mesure, pour le second. Établir un recueil de cette sorte signifiait nécessairement se limiter à quelques ouvrages de grands auteurs, susceptibles de représenter le plus de genres possibles – farce, comédie de caractères, tragi-comédie, drame romantique, poème dramatique, etc. –, et de proposer des rôles emblématiques comme ceux d’Hamlet, de Macbeth, du Cid, de Lorenzaccio, de Cyrano, ou des types universels tels que L’Avare ou Ubu. Autant d’emplois prestigieux et éblouissants, parfois accompagnés de didascalies en droit d’exiger des acteurs jusqu’à l’expression d’une émotion à la limite du supportable, ou 1 2

Salomé. Fin de partie.

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les incitant au contraire à l’improvisation – car Marc3 ne doit-il pas « gicler de larmes », et Yeux-verts4 inventer une danse pour « essayer de remonter le temps » ? De leur côté, Yvan5 et le Saperleau, véritables voltigeurs des mots, lancent le défi de la diction parfaite, appliquée à des textes “casse-langue”, mais si ludiques, qu’il invitent à s’entraîner à bien prononcer en s’amusant. Tous ces passages, tirés de scènes souvent célèbres et déjà remarquables à la simple lecture, devraient prendre, dans leur transcription orale, la couleur et le relief qui leur sont nécessaires pour naître au public. En les interprétant, les futurs comédiens ébaucheront leurs premiers pas vers une carrière qu’ils voueront peut-être un jour à l’art dramatique. Je souhaite que cette approche du théâtre de toujours puisse les y aider. Dominique Taralon

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Les Prodiges. Haute surveillance. 5 « Art ». 4

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William Shakespeare (1564-1616) Hamlet (v. 1600)

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ans cette pièce, sans doute la plus connue du répertoire shakespearien, la folie simulée d’Hamlet l’autorise à parler sans détour de l’homme, qui, à ses yeux, n’est que « quintessence de poussière ». Claudius a assassiné le roi son frère, pour s’emparer du trône du Danemark et épouser la reine Gertrude. Le prince Hamlet, fils du roi défunt, est indigné du remariage hâtif de sa mère. Il songe au suicide, mais l’apparition du spectre de son père qui accuse Claudius de l’avoir tué, l’incite à la vengeance. Pour donner le change, Hamlet feint la folie, que le chambellan Polonius attribue à l’amour qu’il semble porter à sa fille Ophélie. L’arrivée d’une troupe de comédiens donne au prince l’occasion de confondre son oncle, sous le couvert d’une représentation théâtrale, reprenant en tous points le meurtre de son père ; Claudius, troublé, interrompt la pièce, confirmant ainsi les soupçons d’Hamlet, qui, croyant l’assassiner, tue Polonius. À la suite de cet acte manqué, le prince est exilé en Angleterre, escorté de deux traîtres, porteurs de lettres ordonnant son exécution à son arrivée. Mais Hamlet retourne ces ordres contre eux, puis regagne le Danemark, où il affronte le fils de Polonius en combat singulier. L’épée de son adversaire est empoisonnée, et au cours d’une passe d’armes les deux jeunes gens se blessent mortellement. Avant d’expirer, Hamlet tue Claudius. L’interprétation passionnée d’un acteur qui vient de déclamer une « tirade de sentiment », narrant le meurtre de Priam et la douleur d’Hécube, bouleverse Hamlet, qui déplore sa lâcheté (acte II, scène II) : en effet, si une « pauvre fic9


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tion », reproduction artificielle d’une émotion, parvient à arracher des larmes à son interprète, qu’en serait-il, si ce dernier avait son mobile ? Il doit cesser d’atermoyer, et trouver la force de démasquer son oncle pour le châtier, en « attrapant sa conscience » par le spectacle de son crime. Le prince Hamlet : Danois, jeune homme. La scène se situe dans un Danemark légendaire.

HAMLET Maintenant je suis seul. Oh ! le plat coquin, le rustre servile que je suis ! N’est-il pas monstrueux que cet acteur, ici, dans une pauvre fiction, dans un rêve de passion, puisse ainsi forcer son âme à une idée ; qu’à ses soubresauts, tout son visage blêmisse, les larmes aux yeux, l’égarement dans les traits, la voix brisée, tous ses gestes adaptant à son idée des formes. Et tout pour rien ! Pour Hécube ! Que lui est Hécube, ou lui à Hécube, qu’il pleure pour elle ? Que ferait-il donc s’il avait le mobile, le mot d’ordre de passion que j’ai ? Il noierait la scène de larmes ; il déchirerait les oreilles par d’horribles discours, rendrait fous les coupables, épouvanterait les innocents, confondrait les ignorants et jetterait en stupeur les propres facultés des yeux et de l’ouïe … Mais moi, morne couard à l’âme de boue, je traîne comme Jean de la Lune ! Je ne suis pas plein de ma cause, et je ne peux rien dire ; non, pas pour un roi dont la fortune et la très chère vie ont subi une infernale défaite ! Suis-je un lâche ? Qui m’appelle capon ? me donne du poing sur la trogne ? m’arrache la barbe et me la souffle à la face ? me tire par le nez ? m’enfonce le démenti dans la gorge jusqu’au bas des poumons ? Qui me fait cela ? Ah ! sang Dieu ! J’empocherais ! Car – 10


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c’est impossible autrement – je dois avoir un foie de pigeon sans fiel pour rendre l’oppression amère, ou, dès longtemps, j’aurais gavé toutes les buses de l’air à la charogne de ce goujat ! sanglant, immonde scélérat ! Éhonté, traître, lubrique, dégénéré scélérat ! O vengeance ! – Quoi ? quel âne je suis ! C’est très brave que moi, le fils d’un cher père assassiné, aiguillonné à la revanche par le ciel et l’enfer, j’aille, comme une putain, déballer mon cœur avec des mots, et que je me mette à agonir comme une gaupe, comme une souillon ! Fi sur moi, pouah !… A l’œuvre, mon cerveau ! Hum ! J’ai ouï dire que des créatures coupables, assises au théâtre, prises à la trame du spectacle, étaient frappées jusqu’à l’âme, tant que, sur l’heure, elles confessaient leurs crimes ; car le meurtre, bien qu’il n’ait pas de langue, parle par un très merveilleux organe. Je ferai jouer par ces acteurs quelque chose qui ressemble au meurtre de mon père, devant mon oncle. J’observerai ses regards, je le sonderai au vif ; si seulement il flanche, je sais ce qui me reste à faire. L’esprit que j’ai vu peut être le diable, et le diable a le pouvoir d’assumer une forme qui puisse plaire ; oui ; et peut-être, parmi ma faiblesse et ma mélancolie, étant très puissant sur de tels esprits, il m’illusionne pour me damner. Je veux avoir un terrain plus solide que celui-là. Le spectacle, voilà la chose où j’attraperai la conscience du roi. (Il sort.)

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William Shakespeare (1564-1616) Macbeth (1606)

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ans un foisonnement d’images saisissantes, cette tragédie de l’ambition sans frein se déroule sous le signe d’Hécate, déesse des ténèbres et de la magie. Macbeth, chef de l’armée écossaise et “vaillant cousin” du roi Duncan, vient de remporter une victoire, qui lui attire toutes les faveurs. Mais la prédiction de trois sorcières lui annonçant qu’il règnera, le détermine à assassiner Duncan, avec l’aide de son épouse, l’effrayante Lady Macbeth. Devenu roi, il supprime Banquo, un autre général, pour éviter d’être supplanté un jour par sa descendance, comme le lui ont aussi révélé les “sœurs fatales”. Puis, dans un crescendo d’horreur, il élimine d’autres nobles susceptibles de le détrôner et devient la proie de visions, dont la première est celle du spectre de Banquo qui “s’invite” à sa table, et la dernière, une forêt mouvante – en fait, les conjurés venus le renverser, dissimulés sous des branchages – “réalisation” de l’ultime prophétie des trois messagères du destin, selon laquelle il resterait invincible jusqu’au jour où la forêt de Birnam marcherait contre lui. Ce monologue de Macbeth (acte II, scène I), précède le meurtre du roi. Le poignard qui aimante son regard et semble lui indiquer la voie du forfait, est-il réel ou fruit de son imagination égarée ? Non, il n’existe pas, « c’est le sanglant projet qui prend corps à ses yeux » et semble abolir ses dernières résistances. Le trouble de sa perception sensorielle est rendu avec force par une langue dont la puissance évocatrice s’intensifiera encore lorsqu’il deviendra le jouet d’hallucinations.

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Macbeth : homme jeune. La scène se situe dans le château de Macbeth, au XI e siècle.

MACBETH …Est-ce un poignard que je vois devant moi, la garde vers ma main ? Viens, que je te saisisse ! Je ne te tiens pas et pourtant je te vois toujours… N’es-tu pas, vision fatale, perceptible au toucher, comme à la vue ? ou n’es-tu qu’un poignard de la pensée, fallacieuse création d’une tête accablée de fièvre ? Je te vois cependant aussi palpable que celui que je tire ici même de sa gaine… Tu me montres la route que j’allais prendre et l’instrument dont j’allais me servir… Mes yeux sont les jouets des autres sens ou valent tout le reste !… Je te vois toujours, et, sur ta lame et sur ton manche, des gouttes de sang qui ne s’y trouvaient pas… Mais, tu n’existes point !… C’est le sanglant projet qui prend corps à mes yeux… Maintenant, sur la moitié du monde, la nature semble morte, de mauvais rêves trompent le sommeil sous ses rideaux. Les sorcières célèbrent le culte de la pâle Hécate, et le meurtre décharné, averti par le loup, sa sentinelle dont le hurlement lui sert de mot d’ordre, du pas furtif et ravisseur d’un Tarquin, s’approche de son but, pareil à un spectre… Oh ! toi, terre solide et sûre, n’entends point mes pas, quelque chemin qu’ils prennent, de peur que tes pierres même ne proclament où je vais, et ne dissipent la silencieuse horreur exigée par cette heure ! Mais je menace… Il vit. Le souffle froid des mots glace les flammes de l’action… (La cloche sonne.) J’y vais, c’est fait, la cloche m’appelle. Ne l’entends point, Duncan, car c’est le glas qui t’ouvre ou le ciel ou l’enfer. (Il sort.)

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Corneille (1606-1684) Le Cid (1636)

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a geste du Cid, très populaire en Espagne, est à l’origine de cette tragi-comédie, qui eut un énorme succès dès sa création, au théâtre du Marais, en janvier 1637. À la cour de Castille, Chimène n’ose croire à son bonheur, car son père, le comte de Gomès, veut l’unir à Rodrigue, fils de Don Diègue ; et puisque les deux jeunes gens s’aiment, ce mariage arrangé va être un mariage d’amour. Mais le roi nomme Don Diègue précepteur du prince, déchaînant la jalousie du comte, qui gifle son rival. Trop âgé pour se battre, ce dernier remet solennellement son épée à son fils Rodrigue, qui, après avoir longuement hésité entre son amour et son devoir, finit par tuer le comte en duel, pour venger l’honneur de sa famille. Le jeune homme sait que Chimène ne lui pardonnera jamais d’avoir tué son père et s’offre à sa vengeance, mais elle veut obtenir justice du roi, et non le tuer de ses mains. Convaincu d’avoir perdu à jamais son amour, Rodrigue s’apprête à « traîner une mourante vie », mais sur le conseil de Don Diègue, il lève une armée et parvient à sauver le royaume d’une attaque des Maures ; il est accueilli en héros et devient le glorieux Cid, mais Chimène, bien que toujours amoureuse de lui, s’obstine à réclamer sa tête au roi. Finalement, le monarque accepte qu’elle choisisse un champion pour soutenir sa cause contre Rodrigue, dans un duel judiciaire à l’issue duquel elle promet d’épouser le vainqueur. Rodrigue désarme son adversaire, et selon son serment, Chimène lui accorde sa main. Elle est désormais quitte de son devoir envers son père, mais pour apaiser ses derniers scrupules, le roi décide de différer leur mariage d’un an. 14


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Tout au long de cette sorte de parcours chevaleresque, Rodrigue s’expose à maints périls pour reconquérir Chimène. Plus elle met d’obstacles entre eux, plus son amour pour elle se spiritualise. Elle seule peut « vaincre l’invincible », et même après l’avoir loyalement obtenue à l’issue du duel final, il lui propose encore une fois de tomber sous ses coups, en « parfait amant », dont la soumission n’est pas étrangère à l’idéal de galanterie en vogue dès le début du XVIIe siècle. « Meurs, ou tue »… par ces mots terribles Don Diègue vient de signifier à Rodrigue qu’il doit laver dans le sang l’outrage que lui a infligé le père de Chimène. Resté seul après cette scène éprouvante, le jeune homme se livre au cours des célèbres stances (acte I, scène VI), à un chef-d’œuvre d’intériorité qui le montre d’abord anéanti, puis écartelé entre sa passion pour Chimène et son devoir, car il ne se résout ni à « trahir sa flamme », ni à « vivre en infâme » ; il pense ensuite au suicide, et se décide enfin à « rendre son sang pur comme il l’a reçu ». Rodrigue, le Cid : jeune homme. La scène se situe à Séville, au XI e siècle.

RODRIGUE Percé jusques au fond du cœur D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, Misérable vengeur d’une juste querelle, Et malheureux objet d’une injuste rigueur, Je demeure immobile, et mon âme abattue Cède au coup qui me tue. Si près de voir mon feu récompensé, Ô Dieu, l’étrange peine ! En cet affront mon père est l’offensé, Et l’offenseur le père de Chimène ! 15


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Que je sens de rudes combats ! Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse : Il faut venger un père, et perdre une maîtresse. L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras. Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, Ou de vivre en infâme, Des deux côtés mon mal est infini. Ô Dieu, l’étrange peine ! Faut-il laisser un affront impuni ? Faut-il punir le père de Chimène ? Père, maîtresse, honneur, amour, Noble et dure contrainte, aimable tyrannie, Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie. L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour. Cher et cruel espoir d’une âme généreuse, Mais ensemble amoureuse, Digne ennemi de mon plus grand bonheur, Fer qui causes ma peine, M’es-tu donné pour venger mon honneur ? M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ? Il vaut mieux courir au trépas. Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père ; J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ; J’attire ses mépris en ne me vengeant pas. A mon plus doux espoir l’un me rend infidèle, Et l’autre indigne d’elle. Mon mal augmente à le vouloir guérir ; Tout redouble ma peine. Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir, Mourons du moins sans offenser Chimène. 16


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Mourir sans tirer ma raison ! Rechercher un trépas si mortel à ma gloire, Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison ! Respecter un amour dont mon âme égarée Voit la perte assurée ! N’écoutons plus ce penser suborneur, Qui ne sert qu’à ma peine. Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur, Puisqu’après tout il faut perdre Chimène. Oui, mon esprit s’était déçu. Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse : Que je meure au combat, ou meure de tristesse, Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu. Je m’accuse déjà de trop de négligence ; Courons à la vengeance ; Et, tout honteux d’avoir tant balancé, Ne soyons plus en peine, Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé, Si l’offenseur est père de Chimène.

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Molière (1622-1673) Le Misanthrope (1666)

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réée en 1666, cette pièce s’ordonne autour d’Alceste, seigneur intransigeant qui oppose une sincérité sans concessions aux bassesses de l’homme du monde. Cette absence d’hypocrisie lui fera perdre un procès, et lui vaudra une « fâcheuse affaire » avec Oronte, mauvais poète qu’il a refusé d’encenser. Pourtant, ce misanthrope aime Célimène, une veuve séduisante et mondaine, dont il se croit aimé. Mais celle-ci cultive l’art de se moquer de ses adorateurs, dont elle ridiculise les travers dans des lettres dont la divulgation finira par la confondre publiquement. Tous abandonneront la place, sauf Alceste, toujours amoureux, qui lui demandera de se retirer avec lui loin du monde, ce qu’elle refusera, de peur « d’aller s’ensevelir dans un désert » . Dans le passage suivant (acte IV, scène III) Alceste, auquel une intrigante a montré un billet tendre de Célimène à Oronte, exprime son ressentiment à la jeune femme. Il ne lui reproche pas de ne pas l’aimer, mais il ne peut accepter qu’elle l’ait fait espérer, comme son rival. La preuve irréfutable de sa duplicité ne décontenance pas la coquette, qui retourne la situation à son avantage. La capitulation d’Alceste, prônant le contraire de ses principes, est alors totale : « Efforcez vous de paraître fidèle et je m’efforcerai de vous croire telle », dit-il en effet à Célimène, qui rétorque qu’on ne peut l’obliger à feindre, un comble pour celle qui use constamment d’artifices. Alceste : jeune homme. La scène se situe à Paris, au XVII e siècle.

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ALCESTE Ciel ! rien de plus cruel peut-il être inventé : Et jamais cœur fut-il de la sorte traité ? Quoi ! d’un juste courroux je suis ému contre elle, C’est moi qui me viens plaindre, et c’est moi qu’on querelle ! On pousse ma douleur et mes soupçons à bout, On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ; Et cependant mon cœur est encore assez lâche, Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l’attache, Contre l’ingrat objet dont il est trop épris ! Ah ! que vous savez bien, ici, contre moi-même, Perfide, vous servir de ma foiblesse extrême, Et ménager pour vous l’excès prodigieux De ce fatal amour né de vos traîtres yeux ! Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable, Et cessez d’affecter d’être envers moi coupable ; Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent, A vous prêter les mains ma tendresse consent ; Efforcez-vous ici de paroître fidèle, Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle.

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Racine (1639-1699) Les Plaideurs (1668)

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nspirée des Guêpes d’Aristophane, l’unique comédie de Racine est une satire du monde juridique. Le juge Dandin, toujours en quête d’une affaire à juger, est gardé à vue par son fils Léandre et ses serviteurs. Léandre a lui aussi une “folie en tête”, celle d’épouser Isabelle, étroitement surveillée par son père Chicaneau, procédurier impénitent, qui a dissipé presque tout son bien en procès. Sachant qu’il ne donnera sa fille qu’à un homme de loi, Léandre se rend chez lui déguisé, et lui fait signer un contrat de mariage en bonne et due forme, qu’il fait passer pour un document censé régler un litige. Le jeune homme suggère ensuite à Dandin, pour l’empêcher de courir au tribunal, de faire comparaître un inculpé de taille, le chien Citron, coupable du vol d’un chapon. Le juge est vraiment dans son élément, et Léandre parvient, dans la foulée, à lui faire avaliser le fameux contrat de mariage, déjà paraphé par Chicaneau. La tirade de Chicaneau (acte I, scène VII) met en cause un âne qu’il a fait saisir pour avoir endommagé un pré lui appartenant, ce qui prouve qu’il exerce aussi sa monomanie sur le plus “décérébré” des animaux et dans les circonstances les plus farfelues. Puis il énumère en termes de palais et avec une minutie grotesque, tous les rebondissements d’une procédure compliquée et interminable, à peine exagérée par rapport aux mœurs judiciaires du temps. Chicaneau : vieillard. La scène se situe dans une ville de Basse-Normandie, au XVII e siècle.

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