Le cinema espagnol

Page 1

ANTXON SALVADOR

LE CINÉMA ESPAGNOL 250 films incontournables de la cinématographie hispanique et latino-américaine, du cinéma sonore à nos jours Antxon Salvador

Le cinéma espagnol 250 films incontourables de la cinématographie hispanique et latino-américaine, du cinéma sonore à nos jours.

1


Antxon Salvador

Le cinéma espagnol 250 films incontourables de la cinématographie hispanique et latino-américaine, du cinéma sonore à nos jours.

1


Sommaire Auteur et collaborateurs Introduction Films

4 6 10

Index des films

272

Index par pays

274

Index par rĂŠalisateurs

276

CrĂŠdits photographiques

278

Remerciements

279

3


L’

aventure appelée Le Cinéma espagnol commença par la découverte d’un vide éditorial, quelque chose d’insolite. La langue espagnole ne disposait pas de canon cinématographique qui rassemblât l’essentiel de sa production internationale. À la vaste bibliographie sur le cinéma espagnol, il manquait un titre qui abordât aussi le cinéma tourné en Amérique latine. Certains auteurs ont étudié en profondeur le cinéma latino-américain (Tierra en Trance, d’Alberto Elena et Marina Díaz López, en est un bon exemple) mais leur champ de vision est plus géographique que culturel ou linguistique (incluant le cinéma brésilien, mais pas espagnol). Donc si ce livre n’existait pas, il aurait fallu l’inventer. Le but de cette anthologie est de mettre à la portée du spectateur – espagnol ou latino-américain, français ou japonais – les titres les plus significatifs qui ont été tournés en espagnol dans les pays qui composent la communauté hispanophone. Nous n’avons pas prétendu écrire un essai exhaustif sur toute la filmographie tournée en espagnol, mais élaborer une liste de longs-métrages remarquables qui, sans aucun doute, composent un vaste paysage culturel, avec les meilleurs films produits en espagnol des deux côtés de l’Atlantique. Composer une liste de films est aussi passionnant que frustrant : personne ne sera jamais totalement d’accord avec les titres proposés ici. Chaque cinéphile a sa propre liste. Et chacun des membres de l’équipe de rédaction a dû renoncer à l’un de ses films préférés parce que nous avons décidé de nous imposer une limite de 250 titres. Pourquoi ce nombre ? Parce que c’était suffisamment large pour offrir une vision détaillée et suffisamment gérable pour tenir dans un livre à consulter facilement. Le découpage par pays fut une autre décision compliquée : combien de films espagnols et combien de films hispano-américains ? Un jugement de Salomon : la moitié de chaque. Cela peut paraître arbitraire, eurocentriste de surcroît, mais si l’on observe les prix internationaux remportés par les films de ces deux grands groupes, le jugement de Salomon s’avère juste. Dans le groupe hispano-américain, il semblait logique que les pays dotés d’une plus grande production aient plus de titres. Ainsi, le Mexique (qui vécut l’âge d’or du cinéma dans les années trente et quarante) et l’Argentine (encore sur le podium de notre culture) sont les pays qui fournissent le plus de films. Ensuite vient Cuba, qui sut se former une voix 6


et une identité qui lui sont propres. Le Venezuela, la Colombie, le Chili, le Pérou, la Bolivie, l’Uruguay et l’Équateur fournirent les rares joyaux de leurs maigres filmographies. Par ailleurs, la globalisation culturelle rend la nationalité d’un film de plus en plus difficile à déterminer. Un Espagnol exilé, Luis Buñuel, tourna plus de vingt films au Mexique, tous très mexicains. Mais peut-on considérer comme très mexicain Le Labyrinthe de Pan ? Certes, il a été écrit et réalisé par un Mexicain (Guillermo del Toro), mais sa thématique est profondément espagnole. Idem, en sens inverse, pour Balseros, documentaire primé qui a été écrit, tourné et produit par des Catalans entre Cuba et les États-Unis. De même, c’est un New-Yorkais (Joshua Marston) qui écrivit et réalisa Maria pleine de grâce, un voyage du Sud (Colombie) au Nord (États-Unis) ; et Barbet Schroeder, un cinéaste né à Téhéran qui a grandi entre Bogota et Paris, adapta le roman La Vierge des Tueurs de l’écrivain colombien Fernando Vallejo. Les frontières se croisent, et finissent par se confondre. La langue est une valeur beaucoup plus stable. En nous imposant la langue espagnole comme seul dénominateur commun de cette collection de films, il nous a semblé opportun de faire abstraction du cinéma muet. Cette condition laissa douloureusement de côté des films tournés pour la plupart en catalan (l’intéressante filmographie de Ventura Pons), en quechua (le meilleur du réalisateur bolivien Jorge Sanjinés) ou en guaraní (Hamaca paraguaya), ainsi que certaines productions récentes écrites et réalisées par des Espagnols (Ma vie sans moi d’Isabel Coixet et Les Autres d’Alejandro Amenábar) et des Mexicains (le glorieux Lumière silencieuse, de Carlos Reygadas ou Babel de González Iñárritu), mais tournées dans d’autres langues. Au moment de composer la liste, nous avons voulu insérer « un peu de tout » quant aux genres, aux époques et aux pays ; des films avec un but commercial évident, qui se partagent l’affiche avec des œuvres plus discrètes et plus difficiles. Torrente en salle 1, Japón en salle 2, et Amours chiennes en salle 3. Hombre mirando al sudeste, La leyenda del tiempo et De cierta manera, pour la dernière séance, Manolito Gafotas et Garbancito de la Mancha pour la matinée jeunesse. Notre intention est d’aider le lecteur à découvrir de bons films plutôt que d’énumérer toute la filmographie des réalisateurs les plus prestigieux. Aussi avons-nous préféré limiter le nombre de films sélectionnés de l’œuvre de Buñuel, Almodóvar ou Gutiérrez Alea (entre autres) pour laisser la place à des films d’auteurs moins connus mais tout aussi intéressants. Occuper toutes les pages avec les films les plus plébiscités pour renoncer aux œuvres maudites (Prison de cristal), oubliées (Carta de amor de un asesino), minoritaires (De niños) ou ayant peu voyagé (El viaje hacia el mar), n’aurait pas de sens. Pour aider le spectateur à choisir les films, nous avons dédoublé la classification par étoiles selon deux barèmes : critique et public. Le premier fait référence à l’évaluation du film par la critique, non pas tant au moment de sa sortie (ou des prix remportés alors) qu’aujourd’hui même. Ainsi, certains films qui à l’époque n’obtinrent pas la reconnaissance qu’ils méritaient, sont aujourd’hui fortement recommandés (Arrebato et Vida en sombras, par exemple). La seconde qualification prétend évaluer le potentiel commercial d’un film pour un large public plutôt que son succès au box-office au moment de sa sortie. Toutes les fiches de films commencent par un synopsis (qui ne révèle pas la fin de l’histoire) suivi d’une brève note sur l’auteur et d’un commentaire critique. Nous avons voulu réaliser un livre aussi didactique que critique. Un manuel à consulter (chaque film comporte une fiche technique), distrayant et bien illustré (avec des affiches et des photos de tous les films) invitant le lecteur à devenir spectateur. Les connaisseurs du cinéma espagnol découvriront que le cinéma hispano-américain – un cousin lointain et peu connu – a produit des histoires dignes d’être découvertes et appréciées. Boquitas pintadas, Le Temps de la revanche, La Ciénaga, La Petite Marchande de roses, Memorias del subdesarrollo, Soy Cuba, La Otra, Le Violon, Oriana, Araya, Mon ami Machuca, Historias extraordinarias sont quelques-uns des films méconnus du public espagnol, et qui méritent tous les applaudissements. À côté, les titres classiques du cinéma espagnol – de Bienvenue, Monsieur Marshall à Viridiana en passant par Marcelin, pain et vin – et une série de films moins renommés, moins récompensés et moins vendus, mais qui illuminent eux aussi la culture exprimée en espagnol, un langue partagée par plus de quatre cents millions de personnes dans une vingtaine de pays. Ouvrez (lisez) et regardez. Antxon Salvador

Note du traducteur concernant les titres des films ici présentés : Dans l’en-tête de chaque fiche, les films non distribués en France ont été cités avec leur titre original, suivi entre parenthèses d’une traduction littérale, pour en faciliter la compréhension. Pour les films distribués en France avec un titre français, le titre original en espagnol a été reporté à la suite entre parenthèses. En revanche, ceux pour lesquels le titre original a été conservé sont suivis du sigle « id. ». 7


La mujer del puerto

(t. l. La femme du port)

Arcady Boytler  1933

Mexique 76 min n. et bl. Scénario Antonio Guzmán Aguilera Production Servando C. de la Garza Photographie Alex Phillips Musique Max Urbán; la chanson Vendo placer est Manuel Esperón et Ricardo López Méndez Interprètes Andrea Palma, Domingo Soler, Francisco Zárraga, Antonio Polo Critique Public

La jeune Rosario vit avec son père, qui est gravement ma-

à la douleur de la protagoniste), pour capter la rencontre du

lade, et n’a pas assez d’argent pour acheter les médicaments.

corbillard qui emporte le cercueil du père et de la troupe de

Lorsqu’elle décide de demander de l’aide à son fiancé, à qui

fêtards déguisés ; ou quand Rosario, enveloppée d’une longue

elle a donné sa virginité, elle découvre que ce dernier la trom-

robe noire, les épaules couvertes d’un châle, parcourt les rues

pe avec une autre femme. Son père meurt en essayant de laver

sombres du port de Veracruz, tandis qu’une femme appuyée

ce qu’il considère comme le déshonneur de sa fille. Rosario,

sur le rebord d’une fenêtre chante Vendo placer. L’on recon-

déshonorée, seule, sans argent et abattue par la douleur et la

naît facilement dans cette scène l’influence de la diva de l’épo-

culpabilité, n’a d’autre porte de sortie que la prostitution.

que, Marlene Dietrich, sur la gestualité d’Andrea Palma, alors

Arcady Boytler, né en Russie, réalisa plusieurs films dans

jeune débutante. A. C.

son pays, ainsi qu’en Allemagne, au Chili et aux États-Unis, avant de s’établir définitivement au Mexique en 1931. La mujer del puerto est le deuxième long-métrage sonore qu’il y tourna. L’influence de l’expressionnisme, déja présente dans sa production de cinéma muet, se manifeste dans la conception visuelle et la direction des acteurs avec lesquelles il aborde l’histoire, plein de clairs-obscurs et de premiers plans caractéristiques de cette période. Boytler s’exprime avec un grand lyrisme, en créant des atmosphères d’une profonde intensité dramatique. Signalons la séquence de la fête du Carnaval, dans laquelle la caméra d’Alex Phillips se déplace délicatement (en opposition

Nobleza baturra

(t. l. Noblesse paysanne)

Florián Rey  1935 teur. Sa première étape, dans le cinéma muet, culmina avec l’expérimental La aldea maldita (1930). Puis il vécut trois ans à Hollywood, où il acquit la technique du sonore et les règles de base de la narration classique. À son retour, il se consacra à la réalisation d’un cinéma commercial, de grande qualité Espagne 84 min n. et bl. Scénario Florián Rey (d’après l’œuvre de Joaquín Dicenta) Production CIFESA Photographie Enrique Guerner Musique Rafael Martínez et José L. Rivera Interprètes Imperio Argentina, Juan de Orduña, Miguel Ligero, Carmen de Lucio, Manuel Luna, José Calle, Pilar Muñoz, Blanca Pozas, Juan Espantaleón Critique Public

10

technique, basé sur des thématiques populaires. C’est dans la veine folklorique, avec la collaboration d’Imperio Argentina, qu’il donna le meilleur de sa carrière : La hermana San Sulpicio (1934), Morena Clara (1936) et Carmen, la de Triana (1938), ainsi que Nobleza baturra, excellente synthèse du cinéma du réalisateur aragonais. Son style populaire consiste en María del Pilar et Sebastián sont fiancés et vivent dans un

un mélange de tradition et de conservatisme moral et d’his-

petit village aragonais. Mais Eusebio, le père de la jeune fille,

toires d’intégration sociale : d’une part, le rôle prédominant

désapprouve leur relation car Sebastián est un paysan qui tra-

de valeurs telles que l’honneur ou le pouvoir de l’Église dans

vaille dans sa ferme. Eusebio veut que sa fille épouse Marco,

les relations sociales, de l’autre, la relation qui s’établit entre

un riche propriétaire, afin de réunir leurs terres. Marco tente

l’employé pauvre et la fille du patron, dans une critique voilée

de déshonorer son rival en faisant courir la rumeur qu’il rend

de l’autoritarisme paternel. Le film possède une remarquable

des visites nocturnes à María.

fluidité narrative, l’histoire principale et les histoires secondai-

Florián Rey, journaliste et dramaturge, décida de se consacrer au cinéma, d’abord comme acteur puis comme réalisa-

res s’y entremêlant avec d’intéressants numéros musicaux de chansons aragonaises. L. E.


Vámonos con Pancho Villa

(t. l. Rallions-nous à Pancho Villa)

Fernando de Fuentes  1935 excellent. De Fuentes filme impeccablement les scènes collectives, comme les scènes de bataille ou celles qui montrent des hommes et des femmes dans des gares de chemin de fer, avec des détails qui révèlent l’intention du réalisateur de capter avec authenticité le quotidien des révolutionnaires. C’est néanmoins le ton intimiste qui domine, et ce sont les scènes de personnages – certaines vraiment émouvantes – qui ont le plus de force, sans pour autant tomber dans le mélodrame : comme quand Tiburcio (Antonio Frausto), l’un des Lions, s’éloigne définitivement du campement, son fusil à l’épaule, et que la caméra le suit entre les rails du train, jusqu’à ce qu’il se perde dans les ombres de la nuit. La musique mélancolique de Revueltas, l’excellente mise en lumière de Draper et l’expression contenue des acteurs contribuent à la grandeur de cette œuvre, que l’écrivain José de la Colina définit ainsi : « Vámonos con Pancho Villa commence avec la simplicité d’une ballade et termine avec la grandeur Pendant la Révolution, six paysans du village mexicain de San Pablo décident de s’enrôler dans les troupes de Pancho Villa.

d’une tragédie antique. » A. C.

Mexique 98 min n. et bl. Scénario Fernando de Fuentes et Javier Villaurrutia, adaptation du roman de Rafael F. Muñoz Production Alberto Pani Photographie Jack Draper Musique Silvestre Revueltas Interprètes Antonio Frausto, Domingo Soler, Manuel Tamés, Ramón Villarino, Carlos López, Chaflán, Raúl de Anda, Rafael F. Muñoz Critique Public

Ces hommes, connus comme les Lions de San Pablo, unis par une profonde amitié, participent avec bravoure à de nombreuses batailles et, ensemble, résistent à la tragédie et au désespoir d’une lutte qui leur semble parfois inutile. Le tournage de Vámonos con Pancho Villa fut criblé de problèmes, surtout financiers. Avec un tournage principalement en extérieurs et de nombreuses scènes de batailles, les coûts de production furent élevés, bien que le gouvernement mexicain eût mis à disposition des trains, des figurants de l’armée et des équipements militaires. De Fuentes introduisit au Mexique de nouvelles techniques comme la sonorisation synchronique et l’utilisation de caméras Mitchell. Ce fut la première superproduction du cinéma mexicain et un tel fiasco que Clasa, la société de production, fit faillite. Plusieurs décennies plus tard, dans les années soixante, la critique et les ciné-clubs récupéreront ce film, qui connaîtra alors une véritable revalorisation : il est actuellement considéré comme l’une des perles du cinéma mexicain. Grâce à un scénario enlevé et à une narration très dynamique, De Fuentes parvient à synthétiser magistralement les différents thèmes abordés. À la différence d’autres réalisateurs mexicains, qui traitèrent la Révolution de manière idéaliste, il offre un regard désenchanté, bien que profondément humain. Dans son long-métrage, point de triomphalisme, mais une sensation de défaite ; et pourtant, les pointes d’humour ne manquent pas. Techniquement, Vámonos con Pancho Villa est 11


Le Labyrinthe de Pan

(El laberinto del fauno)

Guillermo del Toro  2006

Espagne/Mexique/ états-Unis 120 min couleur Scénario Guillermo del Toro Production Guillermo del Toro Estudios Picasso Fábrica de Ficción/ Tequila Gang/Tele5/Sententia Entertainment Photographie Guillermo Navarro Musique Javier Navarrete Interprètes Maribel Verdú, Sergi López, Ivana Baquero, Ariadna Gil, Álex Angulo, Doug Jones Prix Oscars : meilleur direction artistique, meilleure photographie et meilleur maquillage Ariel : meilleur réalisateur, meilleure actrice, meilleure direction artistique, meilleure photographie, meilleurs costumes, meilleur maquillage, meilleure bande-son et meilleurs effets spéciaux Goya : meilleur scénario original, meilleur espoir féminin, meilleure photographie, meilleur montage, meilleur maquillage et coiffure, meilleur son et effets spéciaux Critique Public

256

Espagne, 1944. Ofelia voyage avec sa mère, qui est enceinte,

ne peuvent résister à l’autorité que grâce au pouvoir illimité

pour retrouver son beau-père, un militaire franquiste chargé

de l’imagination. Del Toro propose une dialectique intéres-

d’en finir avec les maquisards de la région. La découverte d’un

sante entre le monde réel et l’imaginaire, et, contrairement à

labyrinthe abandonné l’emmènera dans un monde magique

Alice au pays des merveilles ou Le Magicien d’Oz (entièrement

peuplé de faunes, de fées carnivores et de crapauds géants.

développés de l’autre côté du miroir), il fait sauter sa protago-

Del Toro forme, avec Iñárritu et Cuarón, le triangle d’or du

niste d’une réalité à l’autre. Comme Alice ou Dorothée, Ofelia

nouveau cinéma mexicain. Le Labyrinthe de Pan est son œuvre

parcourra ce dangereux labyrinthe de l’Espagne d’après-guerre

de maturité, celle qui condense (et dans laquelle brillent avec

en un voyage initiatique dans lequel elle se transformera en

une intensité particulière) les constantes stylistiques de sa fil-

princesse, laissant derrière elle sa carapace mortelle.

mographie (Cronos, Mimic, Hellboy), et qui l’a doté d’un pres-

Del Toro, comme Ofelia, est un grand enfant qui préfère

tige critique inhabituel pour un film du genre fantastique. Le

l’imagination à la réalité. Et c’est dans les séquences inscrites

réalisateur mexicain avait déjà abordé le thème de la guerre

dans le monde magique que son imagination visuelle débor-

civile dans le remarquable L’Échine du diable, influencé par

dante (qui s’inspire autant de l’illustration fantastique que de

la bande dessinée Paracuellos de Carlos Giménez. Il plonge

la bande dessinée et de la peinture) s’exprime toute entière et

maintenant dans le noir après-guerre, et raconte cette histoire

atteint des niveaux magistraux. Le Labyrinthe de Pan est un

sur les maquisards cachés dans des forêts humides, poursuivis

conte de fées gothique qui commence comme Alice (avec un

par de cruels fascistes, à travers les yeux d’une enfant qui voit

insecte à la place du lapin blanc) et s’achève comme Shining,

des fées et des faunes là où les autres voient des insectes et

avec un père démoniaque qui poursuit ses enfants à travers

des arbres. Comme dans Le Cœur de la forêt ou L’Esprit de la

le labyrinthe pour les dévorer. Les monstres qui peuplent nos

ruche, Del Toro aborde le thème de la répression exercée sur le

cauchemars peuvent présenter l’apparence d’une inquiétante

clan des vaincus d’après une perspective oblique, en racontant

créature pâle avec des yeux dans la paume des mains, mais

un conte de fées pervers au lieu d’une chronique réaliste.

Del Toro sait qu’il n’y a rien de plus terrifiant que le mal qui

Le film devient ainsi une allégorie de l’abus de pouvoir et de la violence exercée sur les innocents, ceux qui, comme Ofelia,

habite l’intérieur de tout être humain. M. A.


257


Volver

(id.)

Pedro Almodóvar  2006

Espagne 110 min couleur Scénario Pedro Almodóvar Production El Deseo Photographie Javier Aguirresarobe Musique Alberto Iglesias Interprètes Penélope Cruz, Carmen Maura, Blanca Portillo, Lola Dueñas, Yohana Cobo, Chus Lampreave, María Isabel Díaz Prix Oscars : nomination pour la meilleure actrice Goya : meilleur réalisateur, meilleur film, meilleure actrice, meilleure musique, meilleur espoir féminin Festival de Cannes : meilleur scénario, meilleure interprétation féminine, Prix Critique FIPRESCI European Academy : meilleur réalisateur, meilleure actrice, meilleur compositeur

Raimunda reçoit un appel de sa sœur qui lui annonce que sa

foyer familial, d’où la récupération d’un paysage connu, celui

tante est décédée. Mais Raimunda a d’autres problèmes : sa

de la Mancha natale d’Almodóvar, et de certains paramètres

fille vient de tuer son beau-père qui tentait d’abuser d’elle.

de sa filmographie : l’univers féminin comme centre de la

Malgré tout, elle se rend au village pour assister aux obsè-

narration, l’emploi de certaines de ses actrices fétiches (en

ques. Ce qu’elle ignore, c’est que, en rentrant à Madrid, elle

particulier une inoubliable Carmen Maura), et le virage vers la

a emporté (dans le coffre de la voiture) le « fantôme » de

comédie après le détour mélodramatique des deux premiers

sa mère, prétendument décédée dans un incendie. Les secrets

chapitres de la trilogie. Si Tout sur ma mère représente la dou-

gardés pendant des années dans cette famille de femmes ne

leur de la perte et Parle avec elle un itinéraire émotionnel par-

tarderont pas à ressurgir.

ticulier à travers la solitude et la non-communication, Volver

Le film commence dans un cimetière balayé par le vent où

représente le dépassement de l’adversité. Le retour aux origi-

des femmes nettoient avec amour les tombes de leurs proches,

nes sert de thérapie réparatrice, de confrontation cathartique

en une image rituelle qui renvoie autant à la mort qu’aux liens

avec les souvenirs familiaux et artistiques. Pour Almodóvar

affectifs (irrationnels et instinctifs) associés à la famille. Volver

la mort n’est pas un chapitre final, mais un point, un rituel de

est le chapitre qui conclut une brillante trilogie commencée

passage dessiné ici avec les traits de la comédie « magique »,

avec Tout sur ma mère (1999) et poursuivie avec Parle avec

où les vivants et les morts partagent le même espace et éta-

elle (2001) : trois films dominés par la figure maternelle, dans

blissent une relation basée sur l’acceptation mutuelle.

sa dimension iconique et réelle, car la mère d’Almodóvar,

Volver est une nouvelle preuve de la capacité d’Almodóvar

personne-clé dans sa vie, mourut à cette époque-là. La mère

à incorporer à son œuvre sa propre évolution d’une manière

almodovarienne est un personnage vital, une femme qui lutte

émouvante et élégante, à travers une mise en scène stylisée

et va de l’avant pour affronter le machisme dominant, et que

mais apparemment simple. C’est le passage du cinéaste re-

le personnage de Raimunda incarne à la perfection. Le cinéas-

belle en pleine transgression au cinéaste lucide et classique

te s’inspire des maggiorate du cinéma italien classique, ces

– un artiste en état de grâce capable de tirer le meilleur de

femmes qui, pour reprendre les propres mots d’Almodóvar,

lui-même et de ceux qui l’entourent (ici, une distribution de

« avec leur cul ont élevé toute une famille ». C’est aussi la mère

magnifiques actrices). L. E.

retrouvée interprétée par Maura, une figure fantomatique qui,

Critique

bien qu’elle ne soit pas présente dans la réalité, reste source

Public

d’inspiration. Volver est définitivement un film sur le retour au

258


[REC]

(REC)

Jaume Balagueró et Paco Plaza  2007 explorait les mécanismes de l’horreur. L’expérimentation eut un succès imprévu au box-office, une suite et un remake américain. La narration à la première personne (à travers la caméra vidéo de la reporter piégée dans cet immeuble sinistre) suscita d’inévitables comparaisons avec Le Projet Blair Witch. Mais Espagne 85 min couleur Scénario Jaume Balagueró, Luis Berdejo e Paco Plaza Production Julio Fernández Photographie Pablo Rosso Interprètes Manuela Velasco, Pablo Rosso, Ferran Terraza, María Lanau Prix Goya : meilleur espoir féminin, meilleur montage

Critique Public

ce dernier se rapproche davantage de l’esthétique du realityshow et des jeux vidéo que du faux documentaire. [REC] commence (sans prologue explicatif ni générique) avec la journaliste parlant à la caméra. Cette image banale, vue mille fois à la télévision, précède l’irruption du sinistre. L’horreur se glisse par les fentes du réel, à travers un format vulgaire comme l’est Une équipe de télévision accompagne les pompiers dans un

celui du reality-show. Le film se transforme rapidement en un

immeuble d’où ils ont reçu un appel d’alarme. En arrivant, ils

jeu vidéo dans lequel la caméra adopte le point de vue de la

s’occupent d’une vieille femme malade, qui soudain attaque

victime, ce qui oblige le spectateur à abandonner sa conforta-

un pompier. L’épidémie se répand et l’immeuble est mis en

ble position externe à la narration. [REC] rend la peur visible

quarantaine. Voisins, pompiers et reporters seront piégés à

à travers la « fragilité de la main de celui qui filme, cette peur

l’intérieur avec les « infectés ».

humaine faite de tremblement », comme le dit Xavier Pérez.

Après le succès remporté par ses incursions stylisées dans le

Le frisson des victimes s’étend au cadrage et, de là, au spec-

genre fantastique avec La Secte sans nom et Fragile, Balagueró

tateur, qui assiste, impuissant, à l’ascension des protagonistes

décida de lancer un film à petit budget, tourné en numérique, qui

vers un Mal anéantissant. M. A.

XXY

(id.)

Lucía Puenzo  2007

Argentine/Espagne 87 min couleur Scénario Lucía Puenzo Production Luis Puenzo (Historias cinem./Wanda Visión) Photographie Natasha Braier Musique A. Goldstein, D. Tarrab Interprètes Ricardo Darín, Inés Efrón, Valeria Bertuccelli, Germán Palacios, Martín Piroyansky Prix Festival de Cannes : Prix de la Critique Goya : meilleur film étranger en langue espagnole 6 Sur dont : meilleur film

Alex est une adolescente de 15 ans, rebelle et impulsive, qui

de et formelle. Le poids idéologique du discours que Puenzo

incarne une énigme. Peu à peu, l’intrigue est dévoilée : le corps

veut transmettre (le droit à disposer librement de son corps

sexué de cette jeune fille présente une ambiguïté organique.

et le respect des différences) est au premier plan, et il reste

Les parents d’Alex voulaient qu’elle grandisse en marge des

peu de place pour l’humour et les émotions. Dans un style qui

préjugés, mais, avec l’arrivée de la puberté, ce n’est pas si fa-

lui est propre, distant et grave, avec des dialogues soignés et

cile que cela. Un jour, la mère d’Alex invite un couple d’amis

calculés, la fille du cinéaste Luis Puenzo (L’Histoire officielle)

et leur fils adolescent afin que le mari, chirurgien plastique,

concentre dans deux scènes, celle de l’initiation sexuelle et

diagnostique si Alex est chirurgicalement « normalisable »,

celle du harcèlement en groupe, un talent prometteur. M. L.

mais son père ne veut pas entendre parler d’une intervention médicale. La tension s’installe, tandis qu’une attirance prévisible entre les deux adolescents les met face à des situations troublantes. Dans son premier long-métrage en tant que réalisatrice, la scénariste et romancière Lucía Puenzo se focalise sur l’intersexualité. Tandis que certains personnages sont présentés presque comme des figures décoratives (la mère) ou trop fonctionnelles (le transsexuel adulte qui donne des conseils), le trio composé par Alex (la pseudo-hermaphrodite incarnée

Critique

par Inés Efrón), son père et Álvaro, le jeune invité, fonctionne

Public

comme la clé sur laquelle s’appuie un récit d’une précision froi-

260


Dans ses yeux

(El secreto de sus ojos)

Juan José Campanella  2009

Argentine 76 min couleur Scénario Juan José Campanella et Eduardo Sacheri (d’après le roman La pregunta de sus ojos d’E. Sacheri) Production Gerardo Herrero (100 bares, Tornasol Films, Haddock Films, Telefe Photographie Félix Monti Musique Federico Jusid et Emilio Kauderer Interprètes Riccardo Darín, Soledad Villamil, Guillermo Francella, Pablo Rago, Javier Godino, José Luis Gioia, Mario Alarcón Prix Oscars : meilleur film non-anglophone 2 Goyas : meilleur espoir féminin et meilleur film étranger en langue espagnole Critique Public

264

Benjamín, ex-fonctionnaire du Tribunal correctionnel de Bue-

l’homme sans nom (Espósito est le nom que l’on donnait aux

nos Aires, vient de prendre sa retraite. Il veut écrire un ro-

enfants trouvés), qui cache son argot populaire face à Irene,

man inspiré d’une affaire non résolue qui le poursuit depuis

la procureure, une femme de bonne famille, belle et bien édu-

des années, de même que l’amour secret qu’il ressent pour sa

quée. Ce fossé social est le carburant de ce long amour impos-

supérieure hiérarchique.

sible – la véritable histoire de Dans ses yeux, plus que la solide

Devenu le cinéaste argentin de référence au box-office de ces dix dernières années, Juan José Campanella réussit à

intrigue policière qui, présentée au premier plan, accapare l’attention du spectateur.

concilier un cinéma d’auteur avec la réalisation sur commande

Dans ses yeux repose sur tous les piliers importants de la

d’épisodes de séries américaines prestigieuses, telles que

création cinématographique : un scénario composé de deux

House ou New York – police judiciaire. Dans ses yeux, zénith

lignes thématiques qui se superposent et s’alternent (en

incontestable d’un réalisateur qui renonce ici au sentimenta-

s’enrichissant mutuellement) grâce à une structure narrative

lisme excessif de ses productions antérieures (El mismo amor,

complexe mais composée avec brio ; des personnages qui ont

la misma lluvia, 1999, Le Fils de la mariée, 2001, Luna de Avel-

une âme, même les seconds rôles ; des dialogues rapides, in-

laneda, 2004), lui gagna la reconnaissance internationale, Os-

telligents et amusants qui composent un bréviaire de l’argot

car inclus. Car tout est admirable dans ce film, du magnifique

de Buenos Aires ; des cadrages talentueux (jamais pédants)

entrelacement des deux intrigues (policière et romantique)

cousus ensemble par un montage habile, impressionniste ; une

aux coups de pinceau sociaux et historiques qui tracent un

musique subtile et élégante, jamais gratuite, et des interprètes

portrait fidèle de l’Argentine du dernier quart du xxe siècle. Benjamín Espósito est la personnification de l’anti-héros,

à la hauteur d’un magnifique livret. Ricardo Darín (Benjamín), timide, tendre et nostalgique, séduit les cœurs. Soledad Villamil


Cellule 211

(Celda 211)

Daniel Monzón  2009 Juan a trouvé un emploi comme gardien de prison. Dès son premier jour de travail, il est confronté à une émeute. Il réussira à se faire passer pour un détenu fraîchement débarqué et tentera, sous cette posture, de survivre à la violence du terrible Malamadre et de remédier à la situation. Espagne 110 min couleur Scénario Daniel Monzón, Jorge Guerricaechevarría (d’après le roman homonyme de Francisco Pérez Gandul) Production A. Augustín, E. Lustre, J. Gordon, B. Pena (Vaca Films, Morena Films, La Fabrique de Films, Telecinco Cinema) Photographie Carles Gusi Musique Roque Baños Interprètes Luis Tosar, Alberto Ammann, Antonio Resines, Carlos Bardem, Marta Etura, Vicente Romero, Manuel Morón, Luis Zahera Prix 8 Goyas dont : meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur acteur (Luis Tosar), meilleur second rôle féminin (Marta Etura), meilleur scénario adapté Critique Public

Daniel Monzón, journaliste et critique de cinéma, débuta comme réalisateur avec Le Cœur du guerrier (1999), une histoire inscrite dans le genre fantastique et destinée à un public adolescent. Avec ses productions suivantes, il s’imposa comme un réalisateur spécialisé dans les films de genre. Il aborda la comédie avec El robo más grande jamás contado (2002) et le thriller avec The Kovak box (2006), tous deux sans grand succès. C’est avec son quatrième film, un drame carcéral cette fois, que Monzón obtint enfin la faveur du public et le respect de la critique, en s’associant à Jorge Guerricaechevarría – coscénariste fidèle des meilleures démesures d’Álex de la Iglesia (Le Jour de la bête, 1995, Mes chers voisins, 2000 ou Le Crime parfait, 2004). Le scénario de Cellule 211 est conçu comme une montagne russe qui doit maintenir le spectateur sans cesse en alerte. Efficace et percutante, l’intrigue ne fait pas dans la finesse : suicides, mutineries, bagarres, batailles rangées et descentes de police, junkies, tortionnaires et membres de l’ETA – tous les professionnels de la violence en plein exercice de leur métier. Le début, très prometteur, introduit de manière crédible le thème classique de l’échange des rôles : le geôlier empri-

sonné. Le public s’identifie immédiatement au personnage du gardien pris au piège. Et face au héros (interprété avec justesse par le jeune Alberto Ammann), le anti-héros est de ceux qui s’approprient le film dès qu’ils apparaissent : Malamadre. Derrière un tel nom (inoubliable, à l’instar d’Hannibal Lecter ou Keyser Söze) brille un acteur à son zénith : Luis Tosar. Son interprétation magnétique compose un chef de gang qui n’a rien à perdre, et en fait un être humain, voire même attendrissant. Malamadre cesse de faire peur et inspire confiance. C’est exactement le contraire du héros, que les circonstances de l’action rendent dangereux et imprévisible. C’est dans cet échange, dans ce jeu de personnages qui changent de couleur, que le scénario fait preuve de virtuosité, car l’intrigue est par endroits bien décousue. Après une bonne introduction, le scénario commence à tricher. Est-il crédible que la sécurité de l’un des détenus de l’ETA mette le gouvernement espagnol en échec ? Ou qu’une femme enceinte s’expose de façon si téméraire à être rouée de coups ? Mais, avec ou sans pièges, l’histoire a déjà réussi à accaparer un spectateur qui, cloué à son fauteuil, suivra les mésaventures de personnages piégés dans un scénario aussi cinématographique que le « pavillon des caïds » de la prison. C’est un film écrit pour plaire, qui a atteint son but. A. S.

266


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.