L’Incroyable destin de Quentin Libellule by Éditions hélium

La créature acheva son passage majestueusement et Quentin resta longtemps tétanisé, persuadé d’avoir surpris un mouvement de tête en sa direction. – Nouveau dans le coin, hein ? Quentin, toujours perturbé, sursauta et banda les muscles de ses ailes en vue d’un nouveau décollage d’urgence. Il fut vite rassuré. – Ne t’inquiète pas, je n’ai pas faim, et je n’aime pas trop le goût des rougeauds dans ton style. Ici, on m’appelle Lil. – Je m’appelle Quentin. L’avertissement de tout à l’heure, ça venait de toi ? – Oui, ça venait de moi. – C’était quoi ? – Tu ne connais pas l’Empereur ? Sans blague, tu viens d’où ?

Quentin est une libellule rouge, intrépide et curieuse, qui vit sur un bassin artificiel, aux abords d’une grande ville. Le jeune insecte doit vite apprendre à se débrouiller seul, découvrant avec stupéfaction à quel point le monde est immense, peuplé de créatures surprenantes et, surtout, empli de dangers. Pourtant, que la vie lui semble douce, entre ses nouveaux amis et la recherche de cette autre qui lui ressemble sans doute : une femelle de son espèce… Un roman plein de drôlerie avec un héros libellule en pleine métamorphose, par un entomologiste passionné.

12,50 €

ISBN : 978-2-330-02252-5

helium-editions.fr

Illustrations intérieures et de couverture : Ping Zhu Conception graphique : Marie Sourd – AAAAA-atelier.org

SUSIN NIELSEN

À Bénédicte

© hélium / Actes Sud, 2013 Loi n° 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse helium-editions. fr N° d’édition : FI 158 ISBN : 978-2-330-02252-5 Dépôt légal : second semestre 2013 Illustration de couverture : Ping Zhu Conception graphique : Marie Sourd – AAAAA-atelier. org

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Sous l’eau, une petite larve sombre, l’œil vif et le dessus du corps hérissé de quelques épines, se tenait immobile. Bien agrippée à une plante aquatique, elle ressemblait vaguement à un fragment de feuille morte. De longues pattes griﬀues et deux larges bourrelets sur le dos ne laissaient aucun doute : c’était une larve de libellule. « Ça gratte. » Cela faisait presque deux mois que Quentin nageait dans ces eaux. Il était sorti d’un œuf pondu avant l’hiver, mais qui avait seulement éclos à l’arrivée du printemps. En ce jour très particulier, le corps fragile achevait sa transformation sous sa fine peau brunâtre, et Quentin sentait que le moment approchait. La larve deviendrait bientôt un superbe insecte. Pour en arriver là, elle avait mangé beaucoup de petites larves d’animaux aquatiques, —7—

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moustiques, éphémères et crustacés d’eau douce. Régulièrement, sa peau devenait trop étroite et elle devait en changer pour continuer à grossir. Elle avait ainsi mué plus d’une dizaine de fois. Quentin ne savait pas qu’il deviendrait une libellule, on ne lui en avait rien dit. D’ailleurs, personne ne lui avait jamais rien dit ! Une fois sorti de l’œuf, il avait dû se débrouiller seul. Il savait juste ce qu’il avait à faire : manger et ne pas être mangé. Au fond du bassin, la lumière baissa. L’insecte leva les yeux vers la surface : une forme noire s’y dessinait, empêchant les rayons du soleil de pénétrer dans l’eau. Une silhouette ovale, derrière laquelle s’agitaient deux petites palmes, s’approchait au-dessus de lui. Quentin comprit très vite qu’il y avait là grand danger et, très inquiet, activa son plan d’urgence : il aspira de l’eau et s’en remplit une partie de l’abdomen1. Puis, ainsi gonflé, il attendit. La forme, devenue gigantesque, était pile audessus de lui et avait cessé de s’agiter. Tout était calme. Trop calme. Un éclair blanchâtre pulvérisa soudain la surface : la forme venait de plonger brutalement. L’eau s’écarta sous la puissance de la frappe et Quentin distingua clairement un œil géant qui fonçait vers lui au milieu 1. Chez les insectes, l’abdomen est la partie inférieure du corps, souvent la plus longue.

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d’un ballet de minuscules bulles d’air. Un immense bec s’entrouvrit à quelques centimètres de lui, juste devant l’œil. Quentin, horrifié par cette vision cauchemardesque, devait réagir immédiatement s’il ne voulait pas être avalé tout cru. Il se comprima violemment l’abdomen et toute l’eau qu’il y avait stockée fut à la seconde expulsée par l’arrière de son corps, à la manière d’un réacteur d’avion. Il décolla, glissant dans l’eau tel un sous-marin lancé à pleine vitesse. Quelques centimètres plus loin, il était hors de danger. Il avait eu chaud… Le liquide se referma une fois la forme remontée en surface, et les bulles d’air se dissipèrent dans l’eau trouble. C’était un animal qui l’avait attaqué, mais lequel ? Quentin n’en savait pas plus. En cet instant, accroché à une tige aquatique et de nouveau immobile, il se remettait de ses émotions. Il était en vie, s’en était tiré de justesse et redoublait d’impatience. Il se dirigea bientôt vers une tige de roseau plus épaisse que les autres, et l’escalada jusqu’à la surface. Il resta accroché là quelques minutes, tétanisé. Le monde aérien, qui commençait au-dessus de l’eau, lui était totalement inconnu. Et l’attaque venue de la surface n’augurait rien de bon. Tremblant, il s’encouragea intérieurement : « Allez, Quentin, du courage ! C’est pour bientôt. C’est pas le moment d’avoir peur. C’est pas le —9—

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moment d’hésiter. Tu ne crains rien, tout va bien se passer. Il y a d’aﬀreuses créatures là-haut, et alors ? Tu dois y aller quand même ! Aie confiance et fais ce que tu as à faire ! Allez, mon gars, vas-y ! » Il hasarda enfin la tête au-dehors. Les yeux dans l’air, le corps dans l’eau, il remonta doucement, jusqu’à s’extirper complètement de son élément liquide. Il respirait à l’air libre et ça lui faisait tout drôle ! Il esquissa un sourire de surprise, mais ne prit pas le temps d’en profiter : il se savait en danger ainsi accroché à sa tige, frêle corps aquatique à la merci du monde. Il insista cependant : il lui fallait s’entraîner à respirer dans l’air. Quentin ne savait pas à quoi il ressemblerait, une fois transformé, mais il savait qu’il vivrait au-dessus de la surface. Après de longues minutes passées hors de l’eau, il y retourna, rassuré : tout semblait fonctionner. Quelques carpes passèrent en rasant le fond, occupées à farfouiller de-ci, de-là, soulevant au passage de légers nuages de boue. L’un des poissons fit briller ses écailles en les frottant contre une canette de bière jetée de la berge par un promeneur indélicat, sans doute lors d’une des fêtes qui se tenaient parfois au bord de l’eau, la nuit venue. Rejointe par une autre carpe, la bête reprit son travail de fouissage et arracha sans état d’âme plantes et — 10 —

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racines, à la recherche de larves d’insectes ou de petits escargots d’eau. Quentin quitta sa tige et rejoignit la canette vide sans se faire repérer, à la faveur du trouble de l’eau. Il y resta jusqu’à ce que les poissons aient disparu. Il savait qu’il ne serait bientôt plus une larve, mais de nombreuses questions demeuraient toujours sans réponse : « À quoi je vais ressembler ? Ça a l’air terrible, là-haut, hors de l’eau… Qu’est-ce qu’on y mange ? Est-ce que ça va faire mal ? Et si ça rate ? Non, ça ne ratera pas ! Et puis ça passera vite… Oh, et puis zut, je verrai bien ! » Son corps se raidissait encore, il le sentait. Ses yeux se brouillaient petit à petit et la peau de son thorax1 semblait s’étirer sur le dos, entre ses deux bourrelets. La température avait chuté, et le bassin fut bientôt plongé dans les ténèbres. « Ça me gratte dans le dos… » La nuit régnait à présent, mais avec elle, c’était toute une vie qui s’éveillait. Les carpes redoublaient d’ardeur. Crapauds et grenouilles barbotaient, les mâles gonflant et dégonflant leurs sacs situés sous les joues. Ils hélaient ainsi les femelles et annonçaient, de leurs sons aigus et cristallins, leur présence sous la lune. 1. Chez les insectes, le thorax est la partie du corps qui porte les ailes et les pattes, juste derrière la tête.

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Quentin tâchait de maîtriser sa peur. La transformation finale avait commencé et la larve se coupait petit à petit du monde aquatique, toute chamboulée par ce qui lui arrivait. Agitée par de drôles de tremblements involontaires, elle avait l’impression que sa peau se déchirait à l’intérieur et qu’une nouvelle créature cherchait à sortir de son corps. Son allure extérieure restait la même, mais sous la peau, tout avait déjà changé… « Laisse-toi faire, n’aie pas peur, tu n’y peux rien… Il faut juste se laisser faire, et tout se passera bien… » L’insecte ne comprenait pas tout, mais il cessa de s’inquiéter : il lui était désormais diﬃcile de réfléchir tant son corps se transformait. Toujours tapi dans sa canette vide, il attendait patiemment, acceptant ce qui lui arrivait. Ce fut vers quatre heures du matin qu’il se décida à bouger. Rendu lent et maladroit, il rampa plus qu’il ne marcha sur la vase et remonta le long d’une tige de roseau. Il devinait une lueur ronde à travers la surface. Il s’arrêta, respira une dernière fois dans l’eau : il était prêt. Totalement absorbé par sa métamorphose, il s’élança à nouveau et creva la surface, sans une pensée pour l’élément liquide qu’il quittait à jamais. Il se mit à respirer à l’air libre, de plus en plus régulièrement, grimpa encore un peu, puis s’arrêta. Il s’agrippa fermement à l’aide de ses longues pattes, puis s’immobilisa, à quelques centimètres — 12 —

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au-dessus de l’eau. Il oublia tout, ne pensa plus à rien, et laissa faire la nature : sa peau craqua derrière la tête puis entre les deux bourrelets du dos. En sortit une créature molle et livide, dont on distinguait parfaitement la tête et les deux énormes yeux. Ainsi dégagée, elle se pencha en arrière. Quentin, méconnaissable à cet instant d’intense transformation, resta là quelques minutes, le temps que sèchent ses pattes, puis se redressa pour s’accrocher à son ancienne peau, devenue dure au contact de l’air. Déjà fatigué, il en extirpa le reste de son corps puis se comprima, comme s’il souﬄait à l’intérieur de lui-même pour gonfler sa nouvelle enveloppe. Enfin, la libellule apparut : l’abdomen s’allongea, et les ailes se déployèrent, larges et translucides. Quentin n’était plus une larve dans l’eau, mais bel et bien une libellule dans l’air ! Il était encore mou, jaunâtre et pâle fantôme sous la lune en cette nuit de métamorphose, mais tout se passait le mieux du monde, au rythme des chants des crapauds et des grenouilles. Quentin retrouva, petit à petit, ses esprits. Il était exténué, perdu face à tant de nouvelles sensations, mais profondément soulagé : son nouveau corps s’était déployé sans encombre, entre les tiges et les feuilles. Il demeura longtemps immobile, afin de sécher sa nouvelle peau et les membranes de ses ailes. Déjà tout à son nouveau monde, inquiet autant qu’ahuri — 13 —

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par ce qu’il venait de vivre, épuisé par ses premières heures dans l’air mais très excité par sa nouvelle vie, il se découvrait. La libellule voyait déjà très bien et comprit qu’elle possédait quatre ailes. Le reste de son corps n’était pas si diﬀérent, juste plus grand et plus allongé qu’avant. Elle tourna la tête dans tous les sens et sentit que ses yeux étaient énormes. Elle les testa, malgré la fatigue, essayant de distinguer des choses de plus en plus lointaines. Elle s’aperçut alors que son regard portait très loin, même de nuit, et prit peur devant l’étendue du monde qui l’entourait : « C’est gigantesque ici, c’est pas possible… Qu’est-ce que je vais devenir dans un monde si vaste ? En plus, c’est tout sombre. » Une luciole vola bientôt au-dessus des roseaux et Quentin suivit la petite lueur avec tendresse. C’était la première fois qu’il voyait cela. Exténué, il se mit à rire nerveusement, à la fois émerveillé et terrifié par ce qui l’attendait. Puis, lorsque ses yeux captèrent l’apparition d’une drôle de créature velue à huit pattes et porteuse d’autant d’yeux, il cessa immédiatement et trembla de tout son nouveau corps. Eﬀrayée, la libellule fraîche se glissa discrètement derrière sa tige. La prédatrice, trop petite pour la capturer, passa son chemin. Quentin ignorait tout de ce nouveau monde qu’il devait comprendre pour y survivre. Mais en cet instant — 14 —

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féerique, sous la lune et dans la douceur de cette nuit printanière, il se contenta d’attendre d’être capable de s’envoler et remit sa fragilité et sa vulnérabilité à la chance, à la nuit, à la vie.

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