Entretien avec Myriam Saduis autour d’Amor Mundi (création d’après Hannah Arendt), réalisé par Sabine Dacalor
La metteuse en scène et auteure Myriam Saduis adapte, en 2012, La Mouette de Tchekhov et signe La Nostalgie de l’avenir1 qui lui vaut le prix de la mise en scène aux Prix de la Critique en Belgique. Dans cette adaptation où s’entrecroisent Meyerhold, Fernando Pessoa, Philip Roth, Shakespeare, six comédiens engagent sur le plateau une énergie éclatante et une sensibilité aiguës pour le récit tragique d’une impossibilité d’aimer. 1 Expression d’Antoine Vitez tirée du journal du Théâtre National de Chaillot au moment où il en prend la direction. 2 Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Éditions Gallimard-Quarto. 3 Heinrich Blücher, son mari, Hans Jonas, philosophe, élève de Heidegger et ami d’Hannah Arendt, Lore WeinerJonas, épouse de Hans et amie d’Arendt, Robert Gilbert, musicien, auteur, metteur en scène, communiste spartakiste et meilleur ami d’Heinrich Blücher, Mary Mac Carthy, auteure américaine, critique littéraire et meilleure amie d’Hannah Arendt. 4 « Rien de bon n’est jamais sorti des reflets de l’esprit se mirant en lui-même. Ce n’est que depuis que l’on s’efforce de se renseigner sur tous les phénomènes de l’esprit en prenant le corps pour fil conducteur, que l’on commence à progresser. » F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. 5 « Savoir danser avec les pieds, avec les idées, avec les mots : faut-il ajouter qu’il est aussi nécessaire de danser avec la plume » F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles. 6 Hannah Arendt, Journal de pensée, Éditions du Seuil. 7 Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard. 8 Citation extraite de La Brèche entre le passé et le futur, préface de La Crise de la culture.
En 2015, avec sa compagnie Défilé, Myriam Saduis crée, en coproduction avec le Théâtre 95 à Cergy-Pontoise (Scène conventionnée aux écritures contemporaines) et le Théâtre Océan Nord à Bruxelles, Amor Mundi. Sur le plateau s’écrit l’histoire d’une nuit new-yorkaise durant laquelle Hannah Arendt fête avec ses proches la publication de son livre Les Origines du totalitarisme2, l’histoire d’une pensée en devenir, en action, en partage. sd Ce projet est né d’une image que tu as eue : Hannah Arendt en train de danser, entourée de sa « tribu3 ». Hannah Arendt a écrit : « les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action ». En t’attachant à ce personnage, tu ne voulais pas créer un théâtre didactique mais un théâtre de la pensée en action. ms Oui. La première image a été charnelle. Cette image dansante m’a traversée : elle cristallisait tout ce que j’avais pu appréhender d’Arendt. C’est, somme toute, l’idée nietzschéenne4 d’une pensée en mouvement car ancrée dans un corps5. Je voulais parler de ce qui précède la création, évoquer le cheminement plutôt que le résultat de la pensée. Arendt se distingue d’autres philosophes en ce qu’elle insiste sur le mouvement, le processus de gestation, en témoigne son Journal de pensée6. Pour cet être passionné, la pensée était toujours liée à l’expérience – au risque sinon de n’être que simple opinion. Ce « penser passionné », selon ses termes, esquissait dans mon imaginaire un personnage extrêmement théâtral.
sd Amor Mundi (l’amour du monde, le souci du monde), à travers la figure d’Arendt, résonne bien entendu avec notre actualité. Voulais-tu aborder la question de la féminité dans la démarche artistique ? ms Je voulais dresser un portrait de cette femme rare. La jeune Arendt s’était préparée à traduire, commenter des textes grecs, vivre une vie de chercheuse. La guerre l’a déviée de ce projet. L’Histoire a fait d’elle une réfugiée. Cela a totalement fracturé ses perspectives. Cette rencontre avec l’événement me passionnait. Sa rigueur dans la réponse à l’événement historique, une singularité, une inflexibilité..., là se situe, à mon sens, le trait féminin (je suis une incorrigible lacanienne !). Lors de leur arrivée aux États-Unis, son mari a fait une dépression. Elle, elle apprenait l’anglais. Par ailleurs, Arendt ne réfléchissait pas en termes de genre. Elle n’est pas une figure féministe au sens strict. Elle ne se positionnait pas en philosophe mais en théoricienne politique. Ni féministe, ni philosophe, en quelque sorte. À un journaliste l’interrogeant sur le fait d’être la première femme à donner un séminaire de théorie politique, elle répondait : « Cela ne me dérange pas, j’ai tout à fait l’habitude d’être une femme ». Façon subtile de se présenter comme déjà émancipée, de ramener l’interlocuteur au vrai sujet : le séminaire politique, pas le genre de celle ou celui qui le donne. La singularité d’un/une artiste, ou dans ce cas d’une théoricienne politique, tient d’abord à son regard sur le monde dont la féminité fait partie mais ne recouvre pas tout. De même, mon travail de mise en scène tend à l’émergence d’une spécificité artistique plutôt qu’au « traitement féminin » d’un sujet. sd Dans ton spectacle, Arendt dialogue avec ses compagnons, vivants et morts. Pour expliquer La Crise de la culture 7, Arendt traitait de la perte de la mémoire. Il lui apparaissait nécessaire de maintenir un dialogue permanent entre passé et présent. Elle parlait de « l’homme, qui vit toujours dans l’intervalle entre le passé et le futur »8. Le théâtre est un outil essentiel de mémoire. ms Il nous a semblé, avec Valérie Battaglia, ma dramaturge, que si Arendt reliait constamment présent et passé, elle pouvait aussi établir du lien avec le futur. Penser, c’est à la fois se remémorer et imaginer.
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Le choix dramaturgique d’aborder cette faculté d’anticipation d’Arendt a permis d’ancrer le personnage, de faire résonner sa contemporanéité, d’échapper au biopic théâtral. Le théâtre est affaire de mémoire, également de pensée, de réflexion.
dialoguer avec Arendt après sa mort. Ce « concept de natalité » supposait une vraie préoccupation de l’avenir. Sur le plateau, nous voulions qu’elle dialogue avec tout le monde : les vivants, les morts, les non nés, et même les anges !
ms En effet, pas un biopic, plutôt un « Arendt, notre contemporaine » ! Arendt a développé le « concept de natalité ». Pour elle, chaque naissance est l’avènement d’un nouveau monde, d’une possibilité d’innover9. Arendt n’a pas eu d’enfant mais s’est toujours entourée de jeunes gens, s’est engagée avec passion dans la transmission. Ses élèves disaient d’elle : « Rosa Luxembourg est revenue ». Elle en était très fière. À la fin d’Amor Mundi, une étudiante d’aujourd’hui vient
sd Parlons de ton travail avec Valérie Battaglia. Comment s’est-il construit ? Comment est-elle intervenue dans le fondement et le processus de l’écriture du spectacle ?
Anne-Cécile Vandalem
ms Valérie, formée à l’École Normale Supérieure, a aussi enseigné la philosophie. Elle est à ce jour conseillère artistique au Théâtre 95. Elle avait beaucoup aimé La Nostalgie de l’avenir et je lui avais fait part de mon projet sur Arendt,
s’est exercé dans une bienveillance mutuelle. Valérie n’était jamais dans la censure, plutôt dans la surabondance. Lorsque le personnage de Walter Benjamin s’est en quelque sorte imposé dans le récit comme l’Ange de l’ histoire10, nous avons toutes deux suivi l’idée que l’intervention de Benjamin permettait de toucher à la déchirure, à la perte, et d’incarner la mémoire et le cheminement avec les morts, avec nos morts. Cela rejoint un autre concept d’Arendt, celui de pluralité. Les hommes ne pensent, n’agissent jamais seuls. Autre confirmation de ma première image d’Arendt dansant, entourée de sa tribu. sd Ce concept de pluralité se théâtralise aussi par les mouvements choraux que tu as créés sur le plateau, par ta direction d’acteurs. ms Je ne voulais pas montrer Hannah Arendt comme un génie (bien qu’elle en soit un), une femme d’exception – ce qu’elle aurait détesté – mais comme un être de dialogue. Ce qu’a magnifiquement saisi Mathilde Lefèvre qui joue Hannah Arendt. Je voulais la faire exister au théâtre à travers son lien aux autres, hors de la table de travail, la nuit tombée, dans sa volonté d’aimer le monde. D’où ces diagonales, ces circuits chorégraphiques, ce groupe qui s’agglomère puis s’éclate et se retrouve. sd Nous parlions plus avant de transmission. Ariane Mnouchkine a été une figure fondatrice de ton désir de théâtre, de mise en scène.
qui l’a enthousiasmée. Je n’ai pas de formation en philosophie. Je lui avais dit qu’il me faudrait encore quelques années pour étudier avant de pouvoir écrire ce projet. Elle m’a proposé de m’accompagner pour l’entreprendre maintenant. A débuté alors une longue période passionnante où j’ai suivi ses « séminaires particuliers ». Envisager l’œuvre d’Arendt oblige à se pencher sur Socrate et Heidegger, par exemple. Une très belle collaboration a pris forme. Nous étions complémentaires : Valérie occupait le pôle du savoir tandis que j’assumais celui des images, de l’intuition, de la poésie. Nous avons cosigné le texte car je l’ai écrit grâce à ce compagnonnage. Ce qu’elle m’enseignait surgissait, volontairement au non, dans mon écriture. Notre travail
9 « La vie de l’homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n’était la faculté d’interrompre ce cours et de commencer du neuf, faculté qui est inhérente à l’action comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover » H. Arendt, Condition de l’Homme moderne.
ms J’ai suivi des stages avec Ariane Mnouchkine avant de suivre les enseignements de l’INSAS à Bruxelles. J’ai eu aussitôt conscience de la chance de rencontrer cette femme metteuse en scène. Elle m’a marquée profondément alors que je découvrais tout du théâtre. Cette rencontre a aiguisé mon regard. Mnouchkine nous faisait entrevoir la nécessité de l’engagement, du vivant, d’une vibration secrète à trouver. Elle disait que nous ne pouvions jamais définir exactement ce qu’est le théâtre mais pouvions immédiatement reconnaître quand le théâtre était là. Et c’est vrai ! Je continue d’interroger ce que j’ai appris à ses côtés. Cette expérience très forte a, en quelque sorte, fondé ma vie.
10 Voir texte L’Ange de l’histoire de Walter Benjamin in Sur le concept d’histoire, Éditions Payot.
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