« L ’Art numérique » Un nouveau mouvement dans le monde de l’art contemporain

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CÉLIO PAILLARD DE CHENAY

« L’ART NUMÉRIQUE » UN NOUVEAU MOUVEMENT DANS LE MONDE DE L’ART CONTEMPORAIN

DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ EN ARTS (ESTHÉTIQUE) DIRIGÉ PAR COSTIN MIEREANU

UNIVERSITÉ PARIS I PANTHÉON - SORBONNE UFR 04 - CENTRE SAINT CHARLES

JUIN 2010


SOMMAIRE TOME 1 3

INTRODUCTION

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DÉFINIR UN ART NOUVEAU

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Qu’est-ce que l’art numérique ?

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État de l’art.

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Des qualités fréquentes.

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L’expérience de l’œuvre.

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Une approche empirique de la théorie.

103 FAIRE LA DIFFÉRENCE 104 Des nouvelles technologies pour un nouvel art ? 117 Héritages théoriques. 144 Des discours aux rêves. 169 L’économie du numérique. 200 « SITUATIONS ARTISTIQUES » 201 Des signes de reconnaissance. 222 Une Catégorie. 238 Théories à l’œuvre. 267 Espoirs et déceptions.

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TOME 2 288 UN ART ORDINAIRE 289 La « démocratisation » des technologies. 306 L’art numérique ou un art numérique ? 319 L’usage des technologies. 335 Vers un art Post-media. 349 L’art des théories. 369 FACE À L’ART CONTEMPORAIN 374 L’avant-garde numérique. 397 Le monde de l’art numérique. 428 L’art numérique contemporain. 455 CONCLUSION 469 QUELQUES ÉVÉNEMENTS DE L’ART NUMÉRIQUE 476 INDEX DES NOMS 491 BIBLIOGRAPHIE 502 REMERCIEMENTS

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INTRODUCTION L’art qualifié de « numérique » apparaît en France vers le début du XXIe siècle. À peine une décennie plus tard, cette appellation est très répandue, bien que ce qu’elle recouvre reste largement incompris du grand public. À quoi correspond ce mouvement, comment est-il apparu sur la scène artistique contemporaine et quelle y est sa place aujourd’hui ? L’objet de cette thèse est « l’art numérique ». Je n’inscris pas ces mots entre guillemets pour remettre en cause l’existence de cet art, ni même ses aspects artistiques et numériques. Je m’y intéresse en tant qu’expression, pour l’usage qui en est fait, et la fonction qui lui est attribuée. La question n’est donc pas : « qu’est-ce que l’art numérique ? » mais « à quoi correspond », voire « à quoi sert » l’art numérique ? Pourquoi ce nouveau mouvement artistique est-il apparu, ce regroupement de pratiques est-il pertinent ? Quelles en sont les répercussions, sur les œuvres et les artistes qu’il désigne, et sur l’art en général ?

Cette recherche ne conduira pas à une nouvelle synthèse des pratiques artistiques « numériques » : de nombreux ouvrages ont déjà été rédigés pour répondre à cette préoccupation, aussi bien en ce qui concerne 1 Les lecteurs intéressés par un état des lieux exhaustif sont invités à consulter les livres écrits par Frank Popper, Edmond Couchot, Jean-Pierre Balpe, Laurent Aziosmanoff, etc.

l’art numérique que ses nombreux précurseurs – art technologique, par ordinateur, multimédia, etc1.  Elle prend comme domaine d’étude, non seulement les œuvres apparentées à cet art et les problématiques qui

INTRODUCTION

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le traversent, mais aussi les nombreuses théories qui ont contribué et contribuent encore à en façonner la forme, les limites et surtout l’imaginaire qui lui est associé. Ce qui sera développé ici relèvera bien sûr de la description et de l’analyse de ce qu’est l’art numérique, mais proposera également des pistes pour en initier une approche critique, en tant que mouvement – ce que suggère son nom, construit à l’image d’antécédents prestigieux : art minimal, art conceptuel, art vidéo, etc. Il sera intéressant de noter comment effectuer et ce qu’implique une telle réunion d’œuvres et de discours, comment cela en oriente l’interprétation, et quels en sont les effets sur la pratique artistique en général. Car, en tant que mouvement, il ne saurait être compris sans être replacé dans son contexte, c’est-à-dire dans les relations qu’il entretient avec d’autres types d’art, structurés comme lui, passés ou actuels. Il s’agira d’analyser les rapports de pouvoir et de puissance, notamment avec l’art aujourd’hui dominant – du moins en terme de valeur symbolique –, l’art contemporain. Ce faisant, cette étude interrogera l’organisation du champ artistique actuel, comme un processus dynamique, en constante évolution, capable de s’adapter aux changements, voire de s’étoffer grâce à eux. Il faudra alors déterminer si l’art numérique y joue une partition originale. La problématique du statut de l’œuvre, et de l’art, sera lancinante. Qu’est-ce qui fait art aujourd’hui ? Quelles sont les conditions à remplir ? Qui attribue cette qualité ? Comment l’apparition de nouvelles pratiques et de nouveaux acteurs la transforme, ainsi que le processus de reconnaissance ? Quels enjeux lui sont associés, pourquoi l’art numérique y postule-t-il ? Reflète-t-il ou préfigure-t-il de nouvelles pratiques sociales de l’art ?

INTRODUCTION

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Cette étude se situe à la croisée de tous ces questionnements. Elle n’apportera pas de réponses définitives, mais proposera des pistes de réflexion. L’élément structurant en sera donc l’art numérique, mais il servira autant de point de départ que de point d’arrivée. Différents outils et axes de recherche seront convoqués pour le cerner, dans ses dimensions historiques, esthétiques, philosophiques, poétiques, sociologiques, chacune d’entre elles étant enrichie par les autres. La recherche sera plutôt affaire de parcours que démonstration logique, elle abordera les principales problématiques chemin faisant. Elle convoquera au besoin œuvres et discours, références et projections, puisant ses sources principalement dans le milieu de l’art numérique français1. La première partie de la thèse est consacrée à la présentation de l’art numérique. Après une mise en situation historique, il sera décrit à travers les diverses problématiques qui le définissent et les créations qui les mettent en œuvre. Plutôt que d’en chercher l’essence, comme si la réalité de l’art numérique ne dépendait pas (ou peu) des formes qu’il prend, je voudrais en esquisser un panorama composite, et en mouvement – à l’image du constant renouvellement des technologies. La seconde partie aborde l’art numérique sous un angle plus critique. Il s’agit de déterminer en quoi il est remarquable, et sur quoi reposent ses prétentions à la nouveauté. Il sera comparé à d’autres pratiques et mouvements artistiques, anciens et contemporains. Mais l’objectif n’est pas 1 Au-delà d’un corpus artistique et de références universitaire incontournables, ma recherche a été nourrie tout au long de son cheminement par de nombreuses discussions avec des acteurs artistiques en France (Florent Aziosmanoff, Olga Kisseleva, Marc Plas, Augustin Gimel…), au Pérou (Angie Bonino, Rafael Lozano), en Chine (Pian Yi) et aux États-Unis (Elisabteh Mooney).

de déterminer si les théories se vérifient ou si les différences qu’elles supposent sont des fantasmes. La quête de l’authenticité de l’art numérique est étudiée comme processus de production de différences – ce qui permet finalement la distinction de ces pratiques, en tant qu’art. La troisième partie s’intéresse aux œuvres dans leur contexte : quels

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signes permettent de les associer à l’art numérique ? Comment cela en oriente-t-il l’interprétation, voire le jugement ? Que produit l’apparentement d’une œuvre à une catégorie, en quoi cette relation transforme-telle les deux termes qu’elle relie ? Plus largement, la recherche portera sur les rapports qu’entretiennent pratiques et théories. Peuvent-elles s’enrichir mutuellement, mais également se développer dans leur propre direction ? Se pose alors la question de la pertinence de leur classement sous la bannière de l’art numérique. Qu’en est-il aujourd’hui de cet art, alors que les nouvelles technologies font partie de notre quotidien, qu’elles se sont insinuées dans tous les aspects de notre vie, y compris dans le domaine artistique ? Ce regroupement de pratiques est-il encore significatif ? Peut-il rendre compte de toutes les pratiques actuelles, sans réduire la complexité de la création ? La dernière partie propose une approche plus sociologique, à travers la théorie institutionnelle de l’art et les réflexions de Howard Becker et de Nathalie Heinich. Si le chapitre précédent aborde l’art numérique par ses usages, il s’agira ici de parler de ses usagers – autrement qualifiés d’« acteurs » de cet art. Pourquoi y participent-ils ? Quels profits en retirentils ? Comment se situent-ils dans l’espace artistique et à quelle position espèrent-ils accéder  ?

INTRODUCTION

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DÉFINIR UN ART NOUVEAU De quoi parle-t-on quand on évoque « l’art numérique » ? Il apparaît nécessaire de commencer cette recherche en définissant clairement son objet. Il faudra pour cela multiplier les angles d’approche, pour aboutir finalement à une approximation satisfaisante, d’où dégager les principaux enjeux de cette thèse. Car si la dénomination « art numérique » est aujourd’hui généralement connue, il n’est pas évident de déterminer ce qu’elle recouvre.

Vera Molnár, Structures de quadrilatères photo d’écran, 1986

définir un art nouveau

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QU’EST-CE QUE L’ART NUMÉRIQUE ? « Il existe plusieurs appellations pour désigner les œuvres réalisées avec des procédés informatiques » (Couchot & Hillaire 2003 : 37)1. Qu’est-ce que « l’art numérique » ? Une catégorie, un ensemble d’œuvres, un domaine de recherche et d’expérimentation dans lequel se montent des projets ou s’expriment des artistes ? Exprime-t-il une pratique unique ou plusieurs proches ou apparentées, possède-t-il des problématiques spécifiques, communes, récurrentes, fréquentes ? Les œuvres présentent-elles des ressemblances esthétiques, formelles, s’apprécientelles avec les mêmes codes ? Acteurs – tous ceux qui, de l’artiste au collectionneur, en passant par le théoricien, le critique, etc. sont actifs dans cet art – et pratiques – des théories à l’œuvre à la critique, etc. – constituent-ils ensemble un domaine particulier méritant une appellation spécifique2 ? En quoi « l’art numérique » est-il « numérique », et pourquoi est-il un « art » ?

CHOISIR UNE DÉNOMINATION

1 Les auteurs parlent ici des procédés informatiques réalisés avec l’aide ou à travers l’ordinateur.

En France, la dénomination « art numérique » devient courante vers la fin des années 1990. Auparavant, le champ polymorphe (et mouvant) qu’elle recouvre était passé « d’art informatique » (ou « art à l’ordinateur »), à

2 Ou, si l’on s’intéresse ainsi à toute la chaîne, forment-ils ce que Howard Becker appelle un « monde de l’art » ?

« art électronique », « art interactif » (ISEA), ou encore « art utilisant les nouvelles technologies ». Dans les pays anglo-saxons, l’évolution a été

définir un art nouveau / Qu’est-ce que l’art numérique ?

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assez proche, la dénomination passant de « Computer Art »1 à « ��������� Electronic Art », pour se transformer aujourd’hui au «Digital Art » – traduit en français par une expression beaucoup moins usitée2, « art digital ». Aux États-Unis une autre appellation fréquente est « Media Art » ou encore « New Media » (Lev Manovich), correspondant à l’espagnol « arte medial », terme généralement répandu en Amérique Latine et en Espagne. La dimension communicationnelle est mise en avant plutôt que la prévalence des nombres. Moins restrictif que la dénomination « art numérique », ce terme fourre-tout accueille toutes les techniques, dès lors qu’elles paraissent nouvelles. Il a été largement adopté, en particulier dans les pays émergents. Par manque de ressources financières, l’art « médiatique » s’y est développé tardivement, mais rapidement, sans occasionner beaucoup de résistances dans le milieu de l’art. Il explosa en une profusion et une diversité de pratiques que seul un terme flou pouvait embrasser en totalité – ce qui est le cas du mot « média » dans son acceptation la plus large d’« outil ».

1 La Howard Wise Gallery à New York organisa l’exposition Computer-generated pictures en 1965. 2 « La terminologie des arts technologiques a toujours été extrêmement mouvante. Ce que l’on désigne aujourd’hui par art numérique a changé plusieurs fois de nom depuis son origine : dans les années 1970, on parlait d’ «art à l’ordinateur» ou d’ «art informatique», puis d’ «art multimedia» » (Paul 2004 : 7)

PRÉCISIONS DÉLICATES Au fur et à mesure de l’évolution des technologies, de l’apparition de nouveaux outils et de leurs emplois et appropriations par les artistes, le domaine artistique « numérique » a été décrit, qualifié, précisé. Les théoriciens ont pour cela observé les pratiques des artistes pour les définir a posteriori, mais ils ont également énoncé les problématiques que leur semblaient impliquer les nouveaux médias en eux-mêmes et qui pouvaient permettre ou justifier la création d’une nouvelle catégorie artistique. La tâche était délicate, car chaque œuvre pouvait la remettre en cause. Il en apparaissait de

nouvelles en permanence, au statut incertain, à défaut d’avoir été affiliées à un mouvement ou à des antécédents connus. Certaines se présentaient d’emblée comme artistiques, d’autres non ; quelques unes étaient expérimentales et énigmatiques, beaucoup ressemblaient à des mises en pratique littérales des technologies ; et seule une petite partie d’entre elles étaient abouties. Et surtout, elles étaient produites avec des outils en cours d’élaboration, dont les nouvelles capacités promettaient des nouvelles pratiques – à définir.

Les premiers projets artistiques utilisant l’informatique furent élaborés dans les années 60. Très marginaux, ils furent rarement présentés au public. Entre 1966 et 1970, l’association E.A.T. (Experiment in Art and

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Technology), chercha à populariser ces technologies, mais l’événement resta localisé. L’art informatique prit une forme plus nette quand Vera Molnár et d’autres pionniers, proches de l’art conceptuel, s’intéressèrent aux propriétés d’automatisation des ordinateurs. Celles-ci leur permettaient de continuer à développer leurs travaux basés sur la combinatoire – cela fait d’eux des précurseurs de l’art « numérique ». La génération de hasard (ou de ce qui y ressemble, mais issu d’une opération de calcul, « ­pseudo-aléatoire ») fut aussi à la base de nombreuses œuvres (30 car-

rés non concentriques, 1974) qui exploraient ces nouveaux moyens dont pouvaient se saisir les pratiques artistiques. Très en marge des médias « ­traditionnels », peinture, sculpture, et même photo ou vidéo, onéreux, techniquement difficiles à manipuler, mal reconnus, ils furent réunis dans une catégorie au nom générique : l’art par ordinateur Vera Molnár, 30 carrés non concentriques, 1974

ou art informatique. Frank Popper contribua beaucoup, sinon à populariser « l’art électronique », du moins à lui donner une visibilité qui lui manquait. Il monta l’exposition Electra, l’électricité et l’électronique dans l’art du XXe siècle au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1983 et écrivit dix ans plus tard un ouvrage fondateur, L’art à l’âge électronique, pour valoriser des créations jusque là confidentielles. Il y retraçait l’histoire de ce nouveau mouvement, qu’il essayait de définir par le biais de ses pratiques protéiformes. Il faisait référence à de nombreuses œuvres et tendances, utilisant aussi bien l’ordinateur que les hologrammes, développant des concepts et esthétiques très disparates. Il les réunissaient car elles suivaient toutes une approche expérimentale, s’appuyant sur la science et les technologies nouvelles – le traitement du signal électronique offre des potentialités particulièrement riches et variées. Mais, quand on consulte l’ouvrage de référence de Popper, on est frappé

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par cette recension de pratiques artistiques aujourd’hui quasi éteintes, ou du moins dont la notoriété n’a jamais dépassé un cercle de passionnés1. Le remplacement de l’expression trop générale « art électronique » par celle, apparemment plus précise, d’« art multimedia » est le résultat du développement de l’informatique – entendue ici comme l’ordinateur, ses périphériques et ses programmes – et de ses applications, et surtout de la popularisation de la micro-informatique. Dans les années 1990, la baisse des tarifs des ordinateurs, la simplification de ces techniques, l’apparition d’outils destinés au grand public comme le CD-Rom alimentèrent les espoirs de l’avènement de cet « art multimédia », dont les promesses résidaient dans les capacités inédites de l’ordinateur, à gérer à la fois texte, son et image (parfois animée). À cette époque, en Occident, les expositions étaient pour la plupart confidentielles, mais elles se multipliaient, dans un même élan pour conférer plus de visibilité aux œuvres réalisées avec l’aide de l’informatique. Avec l’évolution des technologies, l’apparition de logiciels comme

Macromedia Director, destinés à la création de CD-Rom, les artistes ont pu concevoir, et pour certains réaliser eux-mêmes, des pièces intégrant images et sons, et autorisant une certaine interactivité. Cela donna même lieu à des États généraux de l’écriture interactive, des conférences organisées à partir de 1996 par Art 3000, retranscrites dans NovArt, un magazine qui s’interrogeait sur les enjeux de cet art naissant. Parallèlement, d’autres artistes comme Jeffrey Shaw, Karl Sims, John Maeda ou encore Christa Sommerer et Laurent Mignonneau travaillaient avec des technologies complexes qui exigeaient des partenariats avec des grandes entreprises. Celles-ci, en échange de financements ou de 1 C’est le cas, par exemple, de l’art holographique, qui a peut-être pâti de son coût durablement élevé.

sponsoring – récoltés par des structures mixtes comme le MediaLab ou le ZKM, à cheval entre le public et le privé – en profitaient pour tester et

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présenter leurs nouvelles technologies. « L’art multimédia » fut aussi un moyen de caractériser cet art, et de réunir dans le même ensemble les apparences multiples qu’il continuait à prendre. Si une œuvre multimédia est caractérisée par le recours à plusieurs médias, alors la très grande majorité des œuvres d’art sont éligibles à ce titre. Ce classement a donc été progressivement abandonné, notamment quand il a été observé que l’usage de plusieurs médias était aussi obligatoire qu’accessoire dans les nouvelles pratiques1. Cette valse-hésitation d’une dénomination incertaine est spécifique des pays occidentaux, où les technologies ont évolué pendant des dizaines d’années, accompagnées de lourds enjeux financiers. Les pays émergents n’ont pas été confrontés à de telles transformations, les artistes utilisant les nouvelles technologies y étant très peu nombreux. Leur préoccupation n’était pas de leur faire accepter le potentiel créatif de ces outils (comme ce fut le cas en France), mais de trouver des moyens pour les financer. Ce n’est donc que lorsque le coût de la micro-informatique a chuté – quand les constructeurs cherchaient de nouveaux débouchés – qu’est apparu un art digital ou art médiatique, en Chine ou en Amérique latine par exemple. L’appellation a été reprise à la source ; le plus souvent c’est la seconde qui a été endossée, notamment en raison de la postérité du terme « média », de par son usage dans les théories de la communication – tout acte de communication étant un moyen d’en souligner l’importance –, après avoir été consacré par les analyses de Mac Luhan.

En France, depuis quelques années, les années 2000, « l’art numérique » prend le pas sur les dénominations plus anciennes. Mais cette position, 1 De plus, le terme a été rapidement déprécié par son trop grand usage commercial (pour vendre des CD-Roms).

pour l’instant la plus stable et la plus durable, peut encore être remise en cause. Les technologies continuent à évoluer, à investir de nouveaux

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domaines, à occuper des emplois inédits, à être appropriées de façons différentes, comme en témoigne l’enrichissement constant des classifications pour intégrer les nouvelles pratiques. Leurs adeptes sont souvent des passionnés montant leur propre réseau, se communiquant leurs travaux pour appréciation et jugement, constituant ainsi une niche d’intérêts particuliers partagés – dans une optique tribale au sens de Maffesoli. Vjing (mix vidéo en direct), Vidéo-clips pour musique enregistrée sur home-studio, et les modes sur Internet – régulièrement dépassés comme le seront ces exemples –, réseaux sociaux (MySpace, Facebook) relayant le phénomène du blog, et qu’est-ce qui nous attend encore ? « […] Le terme d’art numérique est loin d’être encore couramment accepté. On parle plus souvent “d’art(s) électroniques(s)” comme s’il n’y avait pas de changement radical entre le numérique et l’électronique, ou de “nouveaux médias”, ou de “médias variables”, comme au Guggenheim, ou de “médias instables”, ou “d’arts médiatiques”, comme si la logique propre au numérique relevait encore du régime de la communication et de la médiation » (Couchot & Hillaire 2003 : 172). La dénomination d’une catégorie n’est bien sûr pas innocente, car elle oriente sa définition et évoque déjà en partie son champ d’application. Le terme « numérique » (du latin « numerus », nombre) est spécifiquement lié à l’opération du codage binaire pour le traitement informatique des données, alors que « digital » (de l’anglais « digit » et du latin, doigt) est plus particulièrement lié à la théorie de l’information (un « digit » étant une information élémentaire), référant à une approche opposée à l’analogique jusqu’alors prédominent. La distinction entre les deux mots est aussi affaire de pays – et donc de scènes scientifiques et artistiques concurrentes –, car bien que tous deux issus du latin, le second est plus nettement d’origine anglo-saxonne, comme le terme « média » : ce qui se joue alors est la proéminence d’une école de recherche. Les débats entre théoriciens y trouvent une résonance, une prolongation. Il faut définir

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l’originalité de cet art, et cerner ce qui rassemble les œuvres et ce qui les différencie du reste du monde de l’art, présent et passé1. UN DOMAINE (TROP) LARGE La pertinence de la catégorie « art numérique » se joue dans la relation que l’on fait entre elle et ce que nous nommons les « technologies numériques » qui ont investi nos vies quotidiennes2. Ce nouvel art intégrerait toutes ces nouveautés, qui remplissent les chroniques high- tech des médias, qu’ils soient spécialisés ou non. Si cela ne construit pas un ensemble homogène, au moins est-il apparent, et si son nom ne suffit pas à le définir, au moins évoque-t-il le domaine dans lequel ou à partir duquel il se

développe. Sa grande ouverture sur toutes les nouvelles techniques est aussi son principal défaut. Il intègre tant d’outils, de pratiques et de problématiques différentes qu’il ne détermine pas grand chose si ce n’est une ambiance technologique notoirement présumée apte à créer de la nouveauté – à défaut de caractéristiques communes originales, qui permettraient de distinguer théoriquement l’interactivité d’une installation artistique de celle du dernier lavevaisselle multi-programmable.

QU’EST-CE QU’UN ART « NUMÉRIQUE » ?

« Le terme même “d’art numérique” couvre un éventail si large de pratiques artistiques qu’il ne saurait désigner un ensemble homogène du point de vue esthétique. […] À cet égard, il est primordial de faire la distinction entre l’art qui utilise le numérique comme simple outil pour créer des objets plus traditionnels – photographie, impression, sculpture ou musique – et l’art qui l’utilise comme medium à part entière » (Paul 2004 : 8). Toutes les œuvres utilisant des outils numériques peuvent-elles être qualifiées d’« art numérique », ou faut-il qu’elles utilisent ces outils d’une manière spécifiquement numérique, qui reste à définir, suivant les nouveaux usages censément produits par la nouvelle ère du numérique ? Encore faudrait-il d’abord s’accorder sur le sens exact de « numérique » et s’assurer qu’il met en jeu des technologies particulières. Dans 1 Alors que les nombres du numérique semblent appelés à passer toutes les frontières, aussi bien spatiales que temporelles – ne peut-on pas dire que la perspective est également un art régi par les nombres ? 2 Sur lesquelles nous nous appuyons maintenant naturellement, alors qu’elles n’ont vraiment percé que depuis une dizaine d’années (si l’on pense aux plus importantes, le téléphone portable et Internet).

ce domaine les avis divergent et ne sont pas dénués d’arrières-pensées. Celles-ci reflètent les stratégies des différents théoriciens, en fonction des œuvres qu’ils considèrent comme représentatives de cet art. La reconnaissance de ces créations est importante, car elles servent de support aux définitions de critères qui valideront ensuite l’appartenance de nouvelles œuvres à l’art numérique.

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« L’art numérique » s’impose comme le terme d’usage dès lors qu’on se réfère à un type d’œuvres, à des démarches plus ou moins centrées sur des outils « numériques ». C’est une catégorie, floue, à géométrie variable selon les auteurs, aux limites incertaines, fondées sur l’emploi des nouvelles technologies basées sur le codage binaire, et sur des processus automatisés de traitement des données récoltées1. La transformation de l’information en chiffres, séries de 0 et de 1, est un des fondements principaux de l’informatique, permettant à l’ordinateur – et partant, à toutes les machines liées, inspirées, dérivées, dans lesquelles ont été transplantés processeurs et circuits imprimés – de recevoir et traiter tout ce que nous prenons en compte sans réfléchir et qui constitue notre réalité. Le numérique est un procédé de codage / décodage, qui, en recueillant des informations, les traduit dans un langage commun grâce à l’universalité supposée du nombre, interprétable par les machines inventées à cet effet. Pour être plus juste encore, c’est un moyen de fabriquer de l’information, celle-ci n’existant vraiment en tant que telle, isolée, qualifiée, lisible, utilisable, qu’à partir du moment ou elle prend la forme que lui donne le numérique ; une forme à la fois extrêmement réduite, une suite de chiffres, quel que soit le type d’information, visuelle, sonore, textuelle ou autre ; mais une forme déjà déterminée par l’interface de saisie utilisée, toujours adaptée à une capture spécifique du réel – c’est-à-dire à l’exploitation de certaines caractéristiques qui lui sont associées. L’appareil photo numérique crée des images, la caméra des images animées, le microphone des sons qui deviennent significatifs pour avoir 1 « Ainsi toute œuvre d’art réalisée à l’aide de dispositifs de traitement automatique de l’information appartient à “l’art numérique” » (Couchot & Hillaire 2003 : 38).

été repérés, isolés, extirpés de notre environnement où ils n’avaient pas de valeur spécifique – avant qu’on leur en attribue une. Là où elles sont enregistrées, infinies séries de 0 et de 1, pleins et vides sur des disques

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laser ou des supports magnétiques, ces données sont toutes similaires. Mais le plus souvent nous ne prenons pas le risque de démonter nos matériels numériques et de les observer au microscope électronique. Nous les utilisons plus simplement une fois qu’une interface les a rendus accessibles à nos sens1. Le codage numérique n’est pas une opération innocente, ni même transparente, qui créerait un équivalent absolu au modèle. Il leur associe une série de valeurs, une par une, construit un ensemble d’éléments discrets, séparés les uns des autres, un diagramme, alors que l’analogique produit des schémas où les valeurs peuvent être caractérisées de manières très diverses, aussi bien en qualités qu’en quantités. Celles-ci ne sont extraites qu’après coup, à loisir, dans un continuum ininterrompu d’où aucune ne détonne. Un schéma analogique est à l’image de ce qu’il représente, il n’opère pas de rupture épistémologique. Ce n’est pas le cas du numérique qui rabat la réalité sur des nombres et en cela la transforme en éléments séparés, sélectionnés suivant un filtre – qui est le résultat d’un point de vue, d’un parti pris – plus ou moins précis, éléments en quantité forcément limitée, la résolution en pixels d’une image, la fréquence d’échantillonnage d’un son, le calcul d’une position par un capteur, etc. Au début de l’art par ordinateur, quand les capacités de calculs étaient bien moindres, ce découpage en valeurs successives distinctes était visible, les pixels étaient apparents et la limitation des couleurs générait 1 Même si le processus ici mis en jeu est en fait moins évident et connu que le codage  /  décodage numérique. 2 « Trames, grilles, succession de chiffres, de lettres ou de signes abstraits. Les œuvres portent fréquemment la marque de cette rigueur et de ce strict encodage » (de Mèredieu 2003 : 98).

des ruptures, des « marches » qui donnaient à l’image une facture caractéristique – un peu rigide, souvent2. Aujourd’hui, grâce aux progrès techniques de l’informatique, les rendus sont beaucoup plus variés, mais quelle que soit la finesse de la capture, les valeurs qui en sont tirées ont une forme numérique, sans intermédiaire entre deux consécutives.

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Aucun pixel ne peut être intercalé entre deux pixels voisins d’une image – sauf à transformer l’image. DE LA QUALITÉ À LA QUANTITÉ Bien sûr, dans notre utilisation quotidienne du numérique, nous ne nous demandons pas pourquoi tel phénomène analogique traduit ne l’a été de telle façon qu’après un certain nombre d’opérations ; pourquoi ce pixel contient telle proportion exacte de bleu, rouge et vert ; pourquoi la hauteur de tel son à ce millionième de seconde a été placée à cette marche d’amplitude, ni celle d’avant ni celle d’après ; ou encore pourquoi le capteur a signifié à l’ordinateur que nous étions exactement à 2m 358mm de l’œu-

vre alors que nous étions plus exactement à 2m 358, 784326753428954328981990451 mm. Nous sommes bien incapables de différencier les valeurs proches à cette échelle, et une variation minimale, incrément ou décrément, ne changerait d’ailleurs pas grand chose. L’essentiel est l’impression que nous avons, d’une certaine ressemblance. Reste à définir jusqu’à quel point elle est juste, et si le passage au nombre, de la qualité à la quantité, ne transforme pas fondamentalement ce qui est numérisé.

« L’art numérique est défini par des œuvres dont la forme et le contenu sont, en partie ou totalement, le produit d’un processus informatique » (Balpe 2000 : 16), processus qui, aujourd’hui, pour des raisons essentiellement pratiques (gain de temps et homogénéisation), passe par le codage binaire. L’ordinateur, outil puissant mais un peu simpliste, ou plutôt, puissant parce que simplificateur, ne sait traiter que les informations sous forme de bits, de 0 et de 1. Toute œuvre numérique est par définition au moins en partie le résultat de ces opérations de traduction. Leur importance définit la prégnance du médium numérique. Celle-ci est plus ou moins manifeste, mais puisque, jusqu’à aujourd’hui, nous sommes encore incapables de comprendre les enchaînements de 0 et de 1, et que les plasticiens ont recours au sensible dans leur travail, on peut dire que même l’art numérique le plus pur contient des éléments analogiques, ne serait-ce que les interfaces de visualisation ou de diffusion du son. Edmond Couchot et Norbert Hillaire expliquent que « d’un point de vue technique, une œuvre peut être totalement ou partiellement numérique » (2003 : 38), en fonction de l’importance prise par les nouvelles technologies dans sa conception et réalisation.

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UN ART PUREMENT NUMÉRIQUE ? « Pour trouver des médiums dont l’originalité résulte du numérique, il faut considérer ceux qui maintiennent l’informatique comme vecteur continu de la production à l’exécution ou à la réception de l’œuvre » (Boissier 1996). L’art numérique est-il une coupure radicale, comme semble l’indiquer sa dénomination même, qui recouvre un domaine beaucoup plus large que d’autres appellations comme « art minimal » ou « art conceptuel » et ne s’oppose à rien de moins que l’art analogique ? Cette dernière catégorie trop générale pour être significative, si ce n’est qu’elle regroupe tout l’art « traditionnel » dont l’art numérique prétend se distinguer absolument, comme si nous vivions une nouvelle étape dans l’évolution de l’art, ou tout allait changer1. Mais c’est négliger la présence toujours persistante de l’analogique au sein même des processus numériques (pour la prise et la restitution de sensible), et l’hybrida-

tion de ces deux modes au sein d’une grande part des œuvres et spectacles contemporains. Ainsi, si l’on peut tenter la « parthénogenèse », pour «faire naître de la rencontre originale entre l’imaginaire subjectif et l’imaginaire d’un automate artificiellement intelligent, une créativité esthétique d’un ordre nouveau » (version abrégée du manifeste du groupe Art et informatique de Vincennes, cité par Teyssèdre 1977 : 32), pousser l’expérience plus loin est voué à l’échec et / ou à l’absurde. Comment « faire au moyen d’une machine une musique de machine »2 ? Faut-il qu’elle soit réalisée pour un public d’ordinateur et transmise sous forme binaire ? Mais est-ce encore de la musique ? Ne faut-il pas au contraire des auditeurs humains, et donc prendre en compte les interfaces analogiques (haut-parleurs, oreilles et tout le système auditif) pour constituer l’expérience musicale ?

Pour créer de l’art numérique, suffit-il que l’artiste ait eu à un moment recours à une technologie numérique ? Les photographes, vidéastes utilisant des appareils numériques sont-ils de facto des artistes numériques ? Une définition extensive de ce statut engloberait tous les artistes utilisant à un moment ou à un autre de leur pratique des outils numériques – le peintre s’inspirant d’images récoltées sur Internet, l’artiste conceptuel se documentant sur le réseau, l’artiste quel qu’il soit y vendant ses œuvres ou simplement y achetant ses matériaux, ou encore celui achetant des produits fabriqués dans une usine automatisée, où les robots sont programmés et pilotés par ordinateur… l’immense majorité des artistes ! Considérer l’art numérique comme mouvement autonome suppose pourtant qu’il soit, sinon délimité, du moins limité – qu’il n’englobe pas 1 À rapprocher de la nouvelle société de l’information qui bouleverserait nos vies.

la majeure partie de la création. Pour cette raison, ses théoriciens ont

2 Pierre Barbaud, La musique, discipline scientifique, Paris, Dunod, 1968.

tistes numériques mettent en valeur, qui valent ainsi cachet d’art numé-

cherché à en définir des caractéristiques récurrentes, que les seuls ar-

rique. Il faut non seulement utiliser les technologies numériques, mais

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encore le faire dans le sens qu’elles prônent. On comprend alors qu’ils soulignent avec emphase les conséquences de l’utilisation du numérique, puisqu’elles conditionnent l’existence d’un art à part entière plutôt que de la réduire à de nouvelles façons de faire de la photo ou de la vidéo (par exemple). Il s’agit bien de défendre son aspect technologique, une technique accompagnée d’une philosophie que cherchent à définir les partisans de l’art numérique. Mais ils le font suivant des optiques très variées, plus ou moins explicites, où les potentialités des outils sont parfois accessoires par rapport aux enjeux qui leur sont associés. DES QUALITÉS VARIÉES Florent Aziosmanoff considère que l’essentiel de ce nouvel art en formation tient à la création d’œuvres aux comportements autonomes, destinées à intégrer notre quotidien au-delà des traditionnels mode de présentation (plus seulement dans les espaces d’exposition consacrés, mais également dans les espaces publics et à l’intérieur des logements). Pourtant, hormis l’organisation de l’exposition Premier Contact où la sélection vise à présenter les évolutions qu’il appelle de ses vœux, il organise dans les espaces du Cube des expositions d’œuvres qui, si elles utilisent les techniques numériques, le font en profitant peu des nouvelles possibilités qu’elles offrent, quoique imparfaitement, mais en continuant à suivre la logique artistique traditionnelle qui demeure plus accessible au grand-public. Pour Kerjan et Perrot « Il ne s’agit pas de révéler un nouvel art spécifiquement numérique : le support fût-il infor-

matique n’est pas l’élément essentiel du dispositif artistique » (2000 : 129) ; il existe des arts numériques sans ordinateur (les travaux de Sol Lewitt par exemple, ou plus avant, les perspectives calculées du début de la Renaissance, qui ont assujetti le monde sur un tracé régulateur) tout comme des processus informatiques sans cet outil (voir Vera Molnár et les artistes conceptuels intéressés par la combinatoire, dont les démarches suivent des développements algorithmiques). John Maeda promeut les capacités créatrices de l’ordinateur. « Au début de ma carrière, je me suis donné beaucoup de mal pour contrer l’idée répandue depuis les années 1980 selon laquelle l’ordinateur n’était jamais qu’un nouveau type de crayon. “Ce n’est pas un outil, c’est un nouveau mode d’expression”, ai-je claironné, sûr de mon fait, devant des publics incrédules du monde entier » (Maeda 2004 : 113). Mais il reste encore à savoir en quoi il se distingue de tous les modes d’expression analogiques qu’il simule.

« Le terme d’art numérique reste technique et générique. Il ne peut épuiser le sens des œuvres ni les réduire à leur seule technicité » (Couchot & Hillaire 2003 : 38). Il a comme principal mérite de permettre aux théoriciens de s’accorder sur un objet d’étude, et de pouvoir ensuite confronter leurs idées. La technologie est essentiellement un prétexte à la création d’une catégorie dont les enjeux sont progressivement précisés. Car une fois qu’elles ont été réunies par

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la relative proximité de leur mise en œuvre, les différentes pièces deviennent des exemples, des références pour l’élaboration de problématiques, de théories, d’objectifs, de prévision quant à l’évolution de l’art utilisant les nouvelles technologies. Tant que celui-ci reste dans le flou, jusqu’à dans sa dénomination, il est plus difficile de défendre son existence et son importance dans le monde de l’art – un combat de nombreux théoriciens1. Certains acceptent pourtant une appellation qui ne leur convient pas parfaitement – pas plus que les œuvres qu’elle endosse (Aziosmanoff) –, mais qui simplifie leur caractérisation lors de la présentation au public. L’imprécision de la dénomination pourrait être synonyme d’ouverture si les acteurs de l’art numérique n’étaient pas postulants à la distinction. Dans cette situation précaire et pour cela sérieuse – un éclat de rire intempestif risquant de leur faire manquer la marche de la gloire –, ils ne peuvent se permettre l’indétermination ou pire l’iconoclasme d’artistes perturbateurs (Duchamp, Warhol…), le refus de critères esthétiques clairs les renvoyant au mieux dans l’éclectisme de l’art contemporain, au pire dans l’indifférence.

BESOIN DE RECONNAISSANCE

« L’art numérique, sauf exception, est ignoré par les institutions, les critiques, les historiens et les esthéticiens, ainsi que par le marché international de l’art, particulièrement en France. » (Couchot 2004) Comment s’assurer que « l’art numérique » est effectivement accepté en tant qu’art ? Edmond Couchot n’est pas le seul à déplorer le manque de 1 « D’où, pour certains, l’impossibilité de voir se constituer un art vraiment nouveau et clairement identifiable ». (Couchot & Hillaire 2003 : 112)

reconnaissance et de visibilité de cet art, qui serait injustement ignoré, tant par les différents intervenants du milieu de l’art que par les ins-

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titutions. Depuis des années, avec des sensibilités variées, les acteurs « historiques » de « l’art numérique » – artistes et théoriciens qui en font la promotion depuis une vingtaine d’années, voire d’avantage – publient livres et articles1, interviennent dans des colloques, organisent des expositions2. Ils cherchent à en faire connaître les enjeux et les problématiques, et même, plus simplement, à le définir, en explicitant quelles pratiques il recouvre et en quoi elles sont bien d’ordre artistique. Le corpus théorique est en plein développement. Il est exprimé dans de nombreux ouvrages détaillant le rapport entre art et technologies, et lors d’exposiAffiche du festival Pulsar à Caracas, 2006

tions, parfois grand public – comme Villette Numérique, qui fut appuyée en 2004 par une importante campagne d’affichage dans le métro parisien. L’évolution est comparable dans la plupart des pays occidentaux – notamment aux États-Unis avec les recherches du MIT et l’exposition annuelle du Siggraph à Dallas, ou encore en Autriche (Ars Electronica à Linz) ou en Allemagne (le ZKM, Zentrum für Kunst und Media, et son festival annuel) – et dans le reste du monde – le festival annuel VAE au Pérou, ou les événements organisés par Culture France (Pulsar au Vénézuéla en 2006). Il semble que depuis qu’artistes et théoriciens s’intéressent à ce que

1 Edmond Couchot (Images. De l’optique au numérique, 1988, La technologie dans l’art, 1998, L’art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art, 2003, avec Norbert Hillaire), Jean-Pierre Balpe (L’art et le numérique, 2000), Jean-Louis Boissier (Bambous, pour que poussent les images, in Les chemins du virtuel, 1989, La relation comme forme, L’interactivité en art, 2004), Florence de Mèredieu (L’art - et son double - (l’art) in Paysages virtuels, images vidéo, images de synthèse, 1988, Arts et nouvelles technologies - Art vidéo Art numérique, 2003) ou encore Jean-Noël Montagné. 2 Isea 2000 organisé par Art 3000, Premier Contact monté par le Cube.

les technologies peuvent apporter à l’art, ou l’art aux technologies, ils doivent faire face aux critiques et aux moqueries, ou, plus grave, à l’indifférence. Jusque dans les années 1990, l’informatique paraît trop complexe et surtout trop onéreuse pour que les artistes s’en saisissent, et, sauf quelques rares exceptions (Vera Molnár par exemple), leurs travaux restent à la limite du domaine artistique, le plus souvent cantonnés à des expositions / démonstrations (à l’instar d’Electra, organisée par Frank Popper au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris en 1983-84). Bien qu’elles soient appréciées, ces œuvres ne sont pas intégrées dans

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l’art contemporain : la technologie qui les rend séduisantes les installe à côté d’un monde de l’art où la science est plus souvent asservie que conquérante. Elles souffrent de cette origine trop marquée, stigmate de l’usage courant de techniques dont les raisons d’être sont éloignées des préoccupations spécifiquement artistiques. Les premiers ordinateurs (Colossus, ENIAC…) furent fabriqués pour l’usage de l’armée américaiAutomate cellulaire, Bernard Caillaud, 2001

ne ; à l’origine d’Internet, l’infrastructure de communication ARPANET a été conçue pour résister à une attaque nucléaire. Des recherches étaient également menées dans les universités et, par la suite, dans de grandes entreprises espérant tirer de juteux profits de cette nouvelle branche d’activité (I.B.M.)1.

Le milieu de l’art a su intégrer des nouveaux outils, photo, cinéma et vidéo, mais les technologies numériques sont longtemps restées cantonnées, soit dans les campus, soit dans le monde de l’entreprise. Ces outils avaient été conçus pour faciliter les calculs et pouvaient paraître peu adaptés pour exprimer les poétiques des artistes. Passe encore qu’on les utilise pour des jeux ou pour enrichir ses connaissances, grâce à des CD-Rom d’abord, par l’utilisation d’Internet ensuite, mais quant à être appropriés par les artistes, cela semblait sinon improbable, du moins périphérique au monde de l’art. Les technologies numériques 1 « L’histoire technologique de l’art numérique est inextricablement liée au complexe militaro-industriel et aux centres de recherche, ainsi qu’à la culture de consommation de masse et aux technologies qui lui sont associées. Les ordinateurs sont essentiellement “nés” dans les universités et les centres de recherche, lesquels occupent encore à l’heure actuelle une place centrale dans la production de certaines formes d’art numérique. » (Paul 2004 : 8) 2 La création numérique visuelle, Aspects du computer Art depuis ses origines, Paris, Productions Europia éditions, 2001.

n’avaient pas encore colonisé notre quotidien. L’art numérique pâtit de cette image technologique, associée à une esthétique dépassée ou même parfois complètement déconnectée des enjeux de l’art contemporain. Lorsque Bernard Caillaud présente ses images bariolées – évoquant une abstraction géométrique mal digérée2 – il les accompagne des lignes de code des algorithmes qui les ont produites : des pages entières de schémas et de diagrammes, qu’on dirait

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sorties d’un ouvrage de programmation à destination d’informaticiens. La prééminence accordée à la technique n’est pas de nature à rassurer quant au potentiel poétique de l’ordinateur – il semble que l’esthétique passe après la technique : comment ne pas s’étonner que des pages d’équations rebutent l’amateur d’art ? ENTRETENIR LE MYSTÈRE Plutôt qu’un rejet de principe des mathématiques, on craint la disparition du mystère de l’œuvre, et la fin du romantisme du secret que l’on croit pouvoir percer dans son cœur ; que se passerait-il si un artiste, après nous avoir expliqué qu’il mélangeait peinture et matériaux chinés, nous expliquait dans le détail : où, à quelle heure et à quel prix il les avait achetés, comment il les avait rapportés dans son atelier, de quelle façon il les avait stockés, préservés, selon quels critères il en avait sélectionné une

partie, comment il les avait traités avant de le fixer sur la toile, quel type de peinture il avait ensuite employé, quelle marque quelle couleur quelle quantité appliquée avec quels pinceaux avec tels mouvements de la main, etc. (Ouf !) Être renseigné sur le processus de création serait probablement intéressant un temps, mais si l’analyse se poursuit au point de disséquer l’œuvre dans ses moindres détails, celle-ci risque de perdre de son attrait et de son aura.

« Notons qu’un certain nombre d’artistes numériques ont eux-mêmes suivi une formation en ingénierie. L’art numérique a ainsi engendré des œuvres qui abolissent les frontières entre les disciplines – l’art, la science, la technologie et le design – et qui ne sont plus issues uniquement de l’atelier de l’artiste mais aussi de laboratoires de recherche. Tant du point de vue de son histoire que de sa production et de sa présentation, l’art numérique tend à défier toute catégorisation aisée » (Paul 2004 : 21-22). Ce flou n’a pas favorisé sa reconnaissance. Le monde de l’art n’est enclin à accepter les expérimentations, que dans la mesure où elles aboutissaient à des œuvres en tant que telles ; non pas quand elles s’inscrivaient dans la recherche prospective de liens renouvelés entre art et science – pour le plus grand profit de celle-ci suspecterait le milieu de l’art at1 Pour briser les idées reçues maintenant sciences et arts dans des mondes étanches, l’exposition L’âme au corps, organisée par Jean Clair au Grand Palais en 1993, témoignait au contraire de leur fréquente intrication, depuis l’invention de la perspective et la mesure du corps par Leonard de Vinci à la recherche anatomique représentée dans la célèbre Leçon d’anatomie de Rembrandt. Mais plus que des pièces hybrides, elle associait ou confrontait objets scientifiques et artistiques.

taché à son indépendance et jaloux de son prestige. Ce type d’alliance n’est en rien novateur mais reste l’exception1. Le projet E.A.T., soutenu par les laboratoires Bell, a fait travailler ingénieurs et artistes (Warhol, Rauschenberg, Tinguely…) ensemble, de 1966 à 1970. Mais ceux-ci étaient déjà consacrés par le milieu et pouvaient tenter cette expérience sans risquer de passer pour des serviteurs des visées commerciales de

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l’entreprise. Finalement, plutôt que les œuvres produites, ce fut la collaboration qui passa à la postérité – c’est-à-dire le fait que ces artistes aient collaboré avec des ingénieurs, dont les noms sont beaucoup plus rarement mentionnés. Quand Vera Molnár ou ensuite Rebecca Allen décidèrent d’utiliser l’ordinateur, le coût et la complexité des technologies les obligèrent à chercher des partenariats et du sponsoring. Elles travaillèrent dans des centres de recherche (MIT pour R. Allen), durent plier les outils à leurs Rebecca Allen, Music Non Stop (extrait), 1986

projets (programme Molnart de V. Molnár). Les artistes qui n’avaient pas de connaissances scientifiques furent assistés de techniciens pour faire aboutir leurs projets, qui étaient, dans une large mesure, expérimentaux1. Plutôt que des mythes à déconstruire, il y avait un domaine entier à populariser. Bien qu’en développement depuis le début des années 50, le public ne le connaissait guère qu’à travers les premiers jeux électroniques et quelques reportages télévisuels sur la Silicon Valley, ou encore par les images de synthèse clinquantes présentées au Festival Imagina de Monte-Carlo. Dans les années 1980, en fait d’art utilisant l’ordinateur, c’était plutôt la virtuosité technique qui était attendue et qui marquait les esprits. Les outils paraissaient bien trop rigides pour permettre aux artistes de s’exprimer. Les premiers artistes utilisant les technologies numériques furent beaucoup moins iconoclastes que les vidéastes engagés de la première génération, adoptant les capacités de ces outils plutôt que de chercher à les

1 Les interfaces graphiques sont alors encore balbutiantes : ce n’est qu’au milieu des années 80 qu’Apple popularise cette technologie inventée quelques années auparavant par Xerox et que le grand public voit des utilisations nonscientifiques des outils 3D, dans le Film Tron (Steven Lisberger, 1982) et un peu plus tard dans le clip de Kraftwerk réalisé par Rebecca Allen, Music Non Stop (1986).

contraindre ou à les détourner. Il faut dire que les ordinateurs étaient alors peu répandus, énormes machines comme l’ENIAC (premier ordinateur entièrement électronique en 1946) ou celles construites par IBM, d’imposantes armoires métalliques et lecteurs de bandes qui occupaient des pièces entières. Les micro-ordinateurs n’existaient pas encore, et

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bien qu’on proposât à des artistes de tester les nouvelles technologies – comme la palette graphique –, il leur était difficile de les utiliser, pour des questions financières et pratiques.

« Immédiatement confrontées aux résistances manifestées à l’égard de la machine et de la technologie – avec cette lancinante question : “la machine peut-elle faire de l’art ?” (s’est-on demandé si “les pinceaux peuvent faire de l’art” ?) –, se mettent en place les premières expositions consacrées aux relations entre l’art et l’ordinateur » (de Mèredieu 2003 : 20). La première édition du festival annuel Ars Electronica de Linz eut lieu en 1979, les expositions Electra et Les Immatériaux en 1983 et 1985 à Paris. Avant ces événements marquants, la Howard Wise Gallery à New York organisa Computer-generated pictures en 1965, la Biennale de Venise de 1970 présenta des œuvres utilisant les nouvelles technologies de l’époque. À chaque occasion, il s’agissait de rendre publiques ce type d’œuvres considérées comme radicalement novatrices (forcément) et présenter les créations les plus contemporaines, voire en avance sur leurs temps – ce qui pourrait expliquer la fréquence des problèmes techniques : le service après vente n’avait pas eu le temps d’être formé. Ré-

vélation, sous-titre de l’exposition ISEA 2000, illustre bien l’objectif de dévoiler à un public (a priori rétif aux technologies, ou au moins inculte) ces nouvelles créations injustement réservées à des cercles de spécialistes. Chaque présentation était une démonstration de l’intérêt de ce type d’art, expliquant et réexpliquant ses qualités et problématiques. Selon Jean-Pierre Balpe, « […] le domaine de l’art numérique, lui, est encore bien loin d’atteindre la notoriété et l’historicité qui fondent une culture partagée : de nombreuses installations sont présentées ici ou là devant un public restreint, et l’absence de lieu institutionnel de référence – hormis quelques grandes manifestations temporaires – est, dans ce domaine, notoire » (2000 : 10-11). Un des défauts des expositions d’art utilisant les nouvelles technologies fut longtemps de se tenir de façon sinon confidentielle, du moins

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de s’ouvrir essentiellement aux spécialistes, capables d’apprécier les qualités d’œuvres parfois un peu austères – voir les premières œuvres de V. Molnár – et souvent imparfaites – quelle résignation il faut pour accepter des pièces qui ne marchent pas comme elles devraient, ou ne fonctionnent tout simplement pas ! Depuis le début des années 1990, les expositions se sont multipliées, mais, sauf exception, lorsqu’elles se tenaient dans des lieux prestigieux comme le Centre Georges Pompidou ou la fondation EDF, elles n’attiraient qu’un public réduit, plus confidentiel encore que pour les expositions d’art contemporain courantes. Il fallait un peu de bonne volonté pour visiter les expositions Artifices à Saint-Denis, dans une salle peu connue, après s’être perdu dans le centre commercial à la sortie du métro ou dans une des rues piétonnes où se tient le marché ! La plupart de ces expositions étaient mises en scène de manière très didactique, afin de donner une idée de la variété des œuvres produites et de la profondeur de leurs enjeux plastiques et théoriques. Elles s’accompagnaient souvent d’un espace de consultation sur ordinateur (Artifices 3, Art Outsider 3). Les ouvrages traitant l’art numérique adoptaient également1 une forme simple et pédagogique, exposant point par point son histoire, ses pratiques et ses problématiques – comme s’il était encore besoin de prouver la valeur et les qualités esthétiques de cet art, comme s’il fallait justifier qu’il mérite bien le cachet honorifique d’art. 1 Jusqu’au début des années 2000, pour le moins. Voir bibliographie.

C’est ce à quoi s’emploie inlassablement Edmond Couchot, théoricien respecté dans le milieu français de l’art numérique, professeur à l’uni-

2 Image. De l’optique au numérique, Hermès, Paris, 1988 ; La Technologie dans l’art. De la photographie à la réalité virtuelle, Éditions Jacqueline Chambon, 1998 ; L’Art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art, Flammarion, février 2003, en collaboration avec Norbert Hillaire.

versité Paris VIII, qui a publié, entre 1988 et 2003, trois ouvrages2 sur ces pratiques, quasi-manifestes pour le défendre autant que le promouvoir. Pourtant, comme une malédiction dont il souffrirait, ou une sombre manipulation ourdie par de dangereux incompétents, il lui semble

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que cet art suscite encore trop de critiques et d’incompréhension. « Bref, pendant ces quarante dernières années, la philosophie, l’esthétique, l’histoire de l’art, les institutions et leur politique culturelle, la critique d’art et les artistes eux-mêmes ont traité avec négligence, voire avec mépris, tout ce qui touchait de près ou de loin à l’univers de la technique ou ne s’y sont intéressés que pour en souligner l’inhumanité et les dangers » (Couchot & Hillaire 2003 : 126). Edmond Couchot et Norbert Hillaire s’insurgent contre une telle méfiance et n’acceptent pas que les nouvelles technologies aient pu être à ce point marginalisées, ou même, à les lire parfois, violemment rejetées, comme si elles subissaient une véritable persécution. Ce sentiment estil complètement justifié, les techniques sont-elles seulement objet de suspicion à l’heure du principe de précaution1 ? Si la science et les techniques sont parfois critiquées, elles sont plus souvent adoubées par les gouvernements et les médias – comment expliquer autrement la rapidité avec laquelle la majorité des habitants de la planète s’est retrouvée dotée d’un téléphone portable et d’Internet, de toute sorte de cartes à puces et d’une grande variété d’objets utilisant les technologies numériques chères à Edmond Couchot ? Il est vrai que quelques philosophes, 1 Si ce principe est inscrit dans notre droit (après les inondations catastrophiques de Vaison-laRomaine, mais aussi comme transposition de directives européennes), il a jusqu’à maintenant peu été appliqué, si ce n’est pour protéger un petit village de l’Isère de la chute programmée d’une montagne – Il s’agit du hameau de Falcon, menacé par la Séchilienne, dont les habitants ont été expulsés pour sauver leur vie ; mais il subsiste de nombreuses polémiques, comme en témoigne les travaux de Loïc Bertrand, photographe, et de Sylvain Verdet, réalisateur. Quant à nous protéger des risques liés à certains « progrès » de la science, comme les organismes génétiquement modifiés ou les nano-technologies, il n’a permis que l’application d’un éphémère et partiel « moratoire » sur les premiers, alors que les études se poursuivent sur les secondes, moins sur leur éventuelle nocivité que sur leur potentielle rentabilité.

sociologues, ou d’autres rétrogrades font de la résistance, mais gageons qu’ils ne pourront freiner le progrès très longtemps !

« Si l’art numérique existe depuis une quarantaine d’années, s’affirme et s’étend de jour en jour, sous un foisonnement d’aspects variés, cette existence demeure quasi clandestine et se déploie en dehors des circuits officiels » (Couchot & Hillaire 2003 : 117).

Les Immatériaux, Centre Pompidou, 1985, Biennale de Lyon, 1995-96, Claude Closky, Centre Pompidou, 2006… « Rejeté hors du champ officiel de l’art, de ses institutions, de sa critique et de son marché, l’art numérique peut être considéré, en France plus qu’ailleurs, comme un art à l’index » (Couchot & Hillaire 2003 : 117). Enseignement à Paris I, Paris VIII, l’école des Gobelins, Le Fresnoy…

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Revue virtuelle, éditée par le centre Pompidou de 1992 à 1995, Diva Fair organisée parallèlement à la FIAC depuis 2006, pour le marché des œuvres utilisant les nouveaux médias – pourtant également présentes sous la nef du Grand Palais ou dans la cour carrée du Louvre. « La mise à l’index de l’art numérique est sans doute la plus sévère dans le champ de la critique d’art ». (Couchot & Hillaire 2003 : 162) Lire les articles d’Annick Bureaud ou Norbert Hillaire dans Art Press, lire

Mouvement ou Technikart. La situation aurait-elle si peu évolué, alors que les événements se multiplient, médiatisés (Villette Numérique depuis 2002), presque banalisés (depuis 1999 à la Maison Populaire à Montreuil), alors que les œuvres sont présentées dans de grandes expositions (Au-delà du spectacle en 2001 au Centre Pompidou, J’en rêve en 2005 à la fondation Cartier) parmi d’autres utilisant des médias plus « classiques » ? « Un art méconnu » (Couchot & Hillaire 03 : 117) ? « D’une manière générale, l’art numérique dans le monde est très loin d’être reçu avec le même intérêt et de bénéficier des mêmes soutiens que l’art contemporain, proportionnellement du moins aux activités réelles qui s’y déploient, au nombre de créateurs, de projets, de manifestations, de publications diverses qu’on y recense ». (Couchot & Hillaire 2003 : 172) Il ne serait pas aisé de vérifier la validité de cet argument, à moins d’effectuer une improbable enquête sociologique sur l’art contemporain et l’art numérique, et les « activités réelles qui s’y déploient ». Il faudrait pouvoir mesurer la production de l’un et de l’autre, juger de la valeur artistique des œuvres produites, de la visibilité qui leur est accordée, pour déterminer leur qualité et apprécier si elles sont effectivement injustement dépréciées ou pire, insuffisamment considérées. Et encore, cette recherche ne saurait être objective, par manque de critères unanimement ou même majoritairement acceptés.

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À défaut d’une approche qualitative, on peut se demander qu’elle est sa visibilité, si l’art numérique est effectivement victime d’un ostracisme. Aujourd’hui on ne compte plus les expositions, les festivals d’art numérique. Beaucoup de grandes expositions intègrent des œuvres numériques, SYS*05, ReE*03 / SE* / MŒ*2-8 de Mathieu Briand présenté dans

Au-delà du spectacle, des œuvres de Flavia da Rin, Ronald Gerber, Simon Boudvin, sélectionnées pour J’en rêve à la Fondation Cartier, Film de

vacances, HongKong de Kolkoz visible dans Notre Histoire au Palais de Tokyo (2006). Si cette reconnaissance est tardive, elle est néanmoins appuyée et visible. « L’art numérique ne fit son entrée officielle dans le monde de l’art qu’à la fin des années 1990, lorsque des commissaires d’exposition et des galeristes commencèrent à présenFlavia da Rin, Sans titre, 2004

ter cette nouvelle forme dans leurs espaces, voire à lui consacrer des expositions entières […] Depuis deux ou trois ans, les espaces d’exposition spécialisés dans l’art des nouveaux médias se sont multipliés à travers le monde » (Paul 2004 : 22-23). Cet engouement semble plus durable qu’un phénomène de mode : il n’est plus surprenant de voir des œuvres numériques dans les grandes manifestations d’art contemporain. Reste à savoir si l’espace qui leur est réservé est suffisant et si elles sont bien exposées et remarquées, ou si, comme le déplorent E. Couchot et N. Hillaire, « les œuvres interactives et en réseau n’ont pas plus de retentissement auprès de la critique d’art contemporain, même quand elles sont exposées, par accident ou par tolérance, dans des lieux “légitimes” (musée, etc.) » (2003 : 164). Il est vrai que des magazines comme ArtPress ou Beaux Arts ne leur réservent que peu de place, mais il est rare qu’un numéro ne signale pas une exposition, ne parle pas d’un artiste ou d’une œuvre utilisant les nouvelles

Ronald Gerber, Sven, 2004 1 Ce qui fit de cette thèse un travail de Sisyphe, une course-poursuite permanente vers les nouveaux ouvrages.

technologies. La littérature consacrée à ce sujet est pléthorique1. Chaque année sont édités de nouveaux périodiques, généralistes ou traitant essentiellement d’une thématique, d’un média, qu’ils s’intéressent aux

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dernières tendances ou qu’ils résument l’histoire de l’art numérique. Depuis plusieurs années, les écoles l’ont intégré dans leurs enseignements – les universités Paris I et Paris VIII étant à l’avant-garde – et certaines même se spécialisent dans le domaine, en invitant souvent des artistes à donner des cours (en échange d’une résidence comme le fait le Fresnoy à Tourcoing, ou d’autres structures à travers le monde) comme l’a bien montré Enseigner / Produire : une exposition-enquête, le numérique dans

l’art, série de documentaires sur des écoles d’art du monde entier présentée à Beaubourg en 2006. Le sentiment de persécution ne disparaît pas pour autant : artistes et théoriciens jugent bien souvent que la reconnaissance est encore incomplète et certainement pas à la hauteur des enjeux développés par cet art1. Depuis des années ils luttent pour que cessent d’être remises en cause leurs pratiques, pour qu’elles ne soient plus minorées, et finalement pour que leur apport à l’art contemporain soit admis et promu. Toute reconnaissance est bienvenue mais ne représente qu’une avancée parmi d’autres, toujours à venir. Plutôt que de s’en satisfaire, ils regrettent qu’elle ne soit pas plus affirmée et réitèrent leurs revendications, qui se transforment en exigences. Poussés à faire corps pour défendre l’art qu’ils estiment novateur, et même pour certains, salvateur, ils ont progressivement construit une catégorie. Ils ont réalisé et rassemblé des 1 « Or, cet art, dont l’identité est rarement reconnue par le monde de l’art contemporain, alors qu’il a reconnu – sans doute tardivement, mais néanmoins avec un intérêt certain – l’art photographique, l’art vidéo, le mail art, le copy art et bien d’autres formes d’expression s’appuyant sur des technologies spécifiques qui lui sont antérieures ou contemporaines, cet art reste, sauf exception de l’art dit “contemporain”, ignoré par les institutions, par la critique, par les historiens et les esthéticiens ainsi que par le marché de l’art » (Couchot & Hillaire 2003 : 8). Le tableau semble assez excessif.

œuvres dans un corpus a priori hétéroclite, mais formant un ensemble – fut-il disparate. Ils ont développé des discours pour les justifier et expliquer en quoi elles représentent la nécessaire évolution de l’art dans son ensemble. À travers des expositions, des conférences, des articles, des ouvrages, ils ont dessiné les contours de cet « art numérique ». « En effet, nombreux sont les débats portant sur les images de synthèse et les environnements virtuels dans leur rapport à l’art contemporain. Ils soulignent les problèmes de définition, de

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reconnaissance, de frontières et d’enjeux qui sont précisément ceux que l’art contemporain ne cesse de soulever. » (Kisseleva 1998 : 13) Cependant ces problèmes étaient autant de signes que l’art numérique faisait un postulant sérieux à la valeur d’art. En cherchant à le définir, en exposant leurs points de vue, en débattant sur ses qualités, en décrivant ses enjeux, les théoriciens présupposaient son existence. Ils demandaient que leur intuition soit ratifiée, aussi bien par les instances reconnues de l’art que par le grand public – celui-là pouvant faire pression sur celles-ci. Les œuvres présentées, les problématiques étudiées étaient finalement moins importantes que l’organisation d’événements, que la diffusion des idées accréditant l’art numérique (ou ses prédécesseurs) comme une classification valide et pertinente d’une pratique contemporaine. Pour se faire une place, il devait investir un minimum d’espace médiatique, et être présenté comme un mouvement artistique à part entière. C’est pourquoi il a été décrit à travers des pratiques et des théories.

définir un art nouveau / Qu’est-ce que l’art numérique ?

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ÉTAT DE L’ART Est-il possible de dresser un état de l’art de cette activité nouvelle et en cours d’invention que l’on appelle « art numérique » – du moins en France, et depuis quelques années ? Selon quels critères décide-t-on de rattacher une œuvre à un mouvement et quelles qualités leur seront alors associées ?

SYSTÈMES DE CLASSEMENTS

Comment se définit aujourd’hui l’art numérique, depuis que notre vie est devenue numérique, qu’elle se joue sur les réseaux sociaux et sur des blogs, auxquels il est important de rester connecté ? Comment s’accorder sur des thèmes transversaux, quand les pratiques sont si hétéroclites ? Comment consacrer des critères d’appartenance sans manifeste fédérateur, le progrès s’étant fondu dans la mode, les œuvres numériques suivant ou précédant cette folle sarabande ? On peut ignorer certaines tendances, expliquer qu’elles ne touchent pas la sphère artistique, qu’elles se tiennent au mieux à sa marge. Pour le moment. Avant qu’elles ne soient appropriées ou récupérées par l’art et ses penchants expansionnistes. Fred Forest vend les codes d’accès à une œuvre sur In1 Voir infra p. 66.

ternet1, Julianne Rose tient son blog photo quotidiennement2, un grand nombre d’artistes, inconnus ou adoubés, ont un site Internet, pour pré-

2 http://www.daybydayin.com

senter leur travail, parfois sous des formes qui pourraient leur donner

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valeur d’œuvre. Le site Incident.net réunit, décrit et montre des œuvres de Gregory Chatonsky, Julie Morel, Reynald Drouhin, etc. : difficile de déterminer si ce qui s’y expose est de l’ordre de la présentation ou de la représentation, de l’art en direct ou de son compte-rendu ; la question se posait déjà en ce qui concerne le cédérom de la troisième biennale de Lyon, réalisé / créé par Jean-Louis Boissier.

En 1993, dans un ouvrage fondateur, L’art à l’âge électronique, Frank Popper, connu pour avoir organisé des expositions marquantes d’œuvres d’art utilisant les nouvelles technologies1, présente cette avantgarde à travers les domaines qui la constituent : il « divise son ouvrage en autant de technologies utilisées par les artistes (laser, holographie, vidéo, ordinateur, communication, technologies diverses), établissant ainsi l’existence d’un “art technologique” […] » (Pelé 2002 : 11). Il présente un état de l’art, décrit des œuvres mais se garde bien de donner une définition unique à cet art qu’il qualifie de cet adjectif sans le figer sous une dénomination unique. À cette époque peu théorisé, les théoriciens essayent de le circonscrire avant de le caractériser. Ce n’est qu’en regroupant des pratiques à l’origine très éloignées, puis en abandonnant progressivement les moins compatibles (l’art holographique, le Space Art) qu’a été formée une discipline avec un semblant d’homogénéité. La Revue du virtuel, initiée par le musée d’art moderne du Centre Pompidou au début des années 1990, réunit pendant plusieurs années des contributions des principaux théoriciens et artistes de France. Jean-Marie Schaeffer y propose :

1 Dont une des plus connues est Electra, en 1983, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.

« une classification, très provisoire, des usages des médias numériques [qui] permet de distinguer six caractéristiques différentes. Tout d’abord, le statut du codage de l’information ; en deuxième lieu, les types de véhicules sémiotiques qui paraissent pertinents ; en troisième lieu, les différents types de réception de l’information ; en quatrième lieu, l’organisation de l’infor-

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mation de façon systématique ; en cinquième lieu, le statut de l’acte communicationnel ; enfin, le statut épistémique de l’information qui est transmise à travers le support numérique ». (Schaeffer 1996) Ce ne sont que des pistes pour mieux cerner un art qui n’était pas encore qualifié de « numérique ». Cette classification se base avant tout sur les caractéristiques présumées des outils, telles qu’elles étaient analysées à un moment donné, à travers un corpus d’œuvres limité par l’accès difficile et dispendieux aux technologies, et dont la présentation au public était encore rare. Mais ces problématiques lancées à partir d’un petit nombre d’exemples offrirent un cadre à la création et aux réflexions qui s’en inspirèrent. En l’an 2000, la « révolution Internet » ayant eu lieu, il était impératif que tous les réfractaires rattrapent leurs lacunes en visitant une des expositions d’art numérique qui se multipliaient (notamment autour du cycle de conférences ISEA 2000 à Paris). Dans un ouvrage collectif, L’art et le

numérique, Jean-Pierre Balpe définit quelques axes de recherche principaux : « hypermédiatisation, modélisation, génération, performativité, expérimentation et mémorisation » (Balpe 2000 : 18). Les discours s’enrichissent, développent et infléchissent les théories précédentes, en s’appuyant sur le mouvement en formation. Quelques années plus tard, Christiane Paul aborde cet art à travers « […] la vie et l’intelligence artificielles, la téléprésence et la télérobotique, l’esthétique base de données, la visualisation de données, le (net)activisme et les “médias tactiques” et, enfin, les jeux et les environnements hypermédia narratifs » (Paul 2004 : 139), subdivisions qui n’existaient sous cette forme ni dans l’ouvrage de vulgarisation de Florence de Mèredieu, Arts et nouvelles technologies - Art vidéo

Art numérique, (2003), ni dans le livre coécrit par Edmond Couchot et Norbert Hillaire en 2003, L’art numérique. Et on pourrait multiplier les

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exemples jusqu’à épuisement de la cote 704-9 de la BPI de Beaubourg, « art contemporain de 1990 à nos jours », dont la moitié des ouvrages font référence, plus ou moins directement, à l’art utilisant les nouvelles technologies.

Art en mouvement, se renouvelant régulièrement, à mesure de l’invention des technologies ; domaine large dont les frontières n’ont pas encore été tracées, pour permettre l’intégration de toutes les œuvres valables ; pratiques extrêmement diverses à recenser, comme le font régulièrement les ouvrages ayant pour titre (ou partie du titre) L’art

numérique ; concepts et problématiques en questions, selon les analyses et convictions variées des différents protagonistes, artistes, théoriciens, critiques d’art, commissaires d’exposition, etc. ; l’art numérique est caractérisé suivant une grande diversité de perspectives, par de nombreux théoriciens. Cela rend cette catégorie d’autant plus difficile à définir que les qualités sont rarement comparables entre elles ou même compatibles – contrairement aux quantités, aux nombres. Elles forment un panorama complexe aux dimensions superposées et aux échelles non hiérarchisées. Avatar contemporain de l’art exploitant les nouvelles technologies, l’une chassant l’autre en la rendant obsolète, l’art numérique serait à la pointe de l’actualité, de l’expérimentation et des nouvelles pratiques. De quoi marquer l’imaginaire ou flatter les acteurs de ce mouvement, c’est-à-dire, tous ceux qui souhaitent en faire partie : après des années d’évolution des pratiques et du cadre chapeautant l’ensemble, les limites en restent floues. Quelle homogénéité peut avoir l’art numérique, s’il comprend l’art multimédia, l’art interactif, le Web-art, l’art génératif, et maintenant une bonne proportion de la photo et de la vidéo utilisant

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des technologies numériques pour la prise de vue, la retouche, éventuellement le montage, etc. ? Les réponses sont multiples, aujourd’hui comme hier, prenant souvent la forme d’un étalage de problématiques, principales, secondaires et anecdotiques. Quant à obtenir une définition simple, l’ensemble « art numérique » semble bien trop hétéroclite pour le permettre. « Nous avons classé les œuvres selon des critères techniques qui seuls restent objectifs » explique Edmond Couchot dans un interview en ligne (2004)  : n’est-ce pas admettre implicitement la discordance de vue quant à ce que recouvre la catégorie « art numérique », et risquer d’en faire une sorte de fourre-tout pour pratiques en attente de légitimité ?

QUAND L’ART EST NUMÉRIQUE

Les premières utilisations artistiques notables de l’ordinateur, qui obtinrent un succès critique puis populaire, furent l’œuvre de musiciens. Dès les années 1960, Pierre Schaeffer, Iannis Xenakis, Pierre Boulez et autres compositeurs de l’INA-GRM et de l’IRCAM (où a été développée l’informatique musicale) se servirent des technologies numériques pour écrire et / ou interpréter leurs compositions. Ces outils ont ensuite été simplifiés pour être proposés à une plus large palette de musiciens. Il y eu d’abord le synthétiseur numérique – qui remplaça pour le pire son ancêtre analogique – puis le sampleur et autres machines produisant des boucles, sur lesquels se sont bâtis les mouvements techno puis électro, et enfin tous les logiciels de musique assistée par ordinateur, qui permettent aujourd’hui d’installer chez soi un studio d’enregistrement et de production musicale (home studio). En rentrant dans le domaine public, en intégrant la panoplie usuelle des musiciens, ces technologies

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ont en partie perdu leur marque « numérique », elles se sont éloignées des problématiques conceptuelles des arts plastiques : qui qualifierait

Music non Stop (Kraftwerk) ou Around the World (Daft Punk) d’« art numérique », alors que ces morceaux ont été largement produits avec ces nouvelles technologies ? Ce n’est que lorsque des plasticiens s’en saisissent – Claude Lévèque occupa la Sudac lors de Nuit blanche 2002, Valérie Mréjen réalisa des pièces sonores dans les stations de tramway à Bordeaux, etc. – que les œuvres sonores ont retrouvé leur qualité d’art – numérique. L’utilisation des nouvelles technologies pour créer de la musique est trop courante, trop évidente, pour satisfaire aux besoins de démonstration de l’art numérique. Maintenant que celui-ci est durablement installé dans le paysage artistiques, les festivals qui le présentent invitent régulièrement des musiciens, parfois grand public (Gotan Project aux Bains numériques d’Enghein en 2009) ; mais le support le plus caractéristique et apparemment novateur est l’image numérique. Les raisons en sont probablement multiples. La mise en œuvre est plus facile que pour un travail en volume (sculpture et robotique nécessitent des moyens plus importants) ; les interfaces visuelles sont courantes et pratiques (on imagine les difficultés qu’ont dû rencontrer les amateurs d’art holographique). Notre culture visuelle l’emporte sur nos autres sens, jusque dans les arts plastiques, où l’image conserve une place de choix ; enfin, on le verra, l’image numérique illustre parfaitement de nombreuses problématiques associées à l’art numérique, en particulier la question de l’imitation.

« Tandis que le support des images traditionnelles est fait de matière, tels les pigments de la peinture ou les cristaux d’argent de la photographie, ou encore d’énergie, tel le flux électroni-

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que de l’image vidéo, le support premier de l’image numérique, cette matrice de nombres – s’il s’agit encore d’un support –, ne donnerait-il pas à cette image un caractère irrémédiablement abstrait, incorporel, im-perceptible, s’adressant plus à l’esprit qu’à l’œil ? » (Couchot 1988 : 216-217) La rupture épistémologique entre images numériques et images « traditionnelles » – qualificatif quasi-péjoratif dans le monde artistique contemporain – tiendrait à cette marque originelle qui ne s’estomperait pas : l’aspect lisse de la synthèse, la décomposition de l’image en pixels, en informations élémentaires. Après tout, même photographiée et imprimée dans un magazine, une peinture reste une peinture. Le numérique serait irrattrapable, et à support équivalent, une image numérique moins matérielle qu’une image analogique. Cette distinction – comme d’autres qui seront exposées par la suite – est-elle si irréductible ? Peuton dire que les images « analogies » se réduisent à des coups de pinceau ou à une réaction chimique ? Ne sont-elles pas nées également dans la partie du corps où nous imaginons que notre « esprit » réside : notre cerveau ? La synthèse numérique serait donc plus immatérielle que la synthèse cérébrale ? L’ordinateur n’est-il pas un objet tangible ? « Dans le cas de l’image numérique, le support spécifique est, non pas l’écran vidéo ni le papier sur lequel elle s’inscrit, mais une collection de nombres, c’est-à-dire de symboles, produit à la fois des circuits de l’ordinateur et du programme. Au réel, à la matière ou à l’énergie, s’est substitué le symbole ». (Couchot 1988 : 192) Mais alors, quand voit-on l’image numérique : dans un enchaînement de nombres ? A-t-il jamais existé des programmateurs créant des images avec de seules séries de chiffres, sans en observer le résultat sensible ? Les « symboles » pointés par Couchot sont-ils toujours explicites ou simplement apparents – quand l’image numérique excelle à imiter le réel ? Et y a t-il des images qui ne soient pas, en partie au moins, des symboles ? L’acte même de la production d’images n’est-il pas généralement et historiquement symbolique ? L’image numérique est porteuse

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de ce type de truisme, qui paraîtrait absurde pour la musique. Qui oserait dire qu’une pièce conçue sur ordinateur serait plus immatérielle qu’une symphonie classique ?

« Alors que les images traditionnelles sont toujours obtenues par l’enregistrement d’une trace […], l’image numérique n’est plus une marque ou une empreinte laissée par un objet matériel sur un support, elle est le résultat d’un calcul effectué par un ordinateur. Ses processus de fabrication ne sont plus physiques mais computationnels, langagiers ». (Couchot & Hillaire 2003 : 23) Elle est synthétisée, composée de fragments de couleurs juxtaposés, résultat, soit d’une capture du réel (photographie numérisée, palette graphique…), une opération de codage / décodage ; soit de l’affichage d’une création par des moyens numériques, par la description et la synthèse de ses composants (dessin vectoriel, 3D…). Couchot et Hillaire l’opposent aux images « traditionnelles » qui seraient résultats de traces. Pourtant il semblerait que depuis le mouvement moderne, la peinture 1 Edmond Couchot reconnaît d’ailleurs ce mouvement d’autonomisation du média face à son sujet, qui cède le pas devant le processus. Il parle notamment des pointillistes qui, après les recherches sur les contrastes de couleurs (Eugène Chevreul, Charles Henry…) « partent à la recherche systématique du plus petit constituant de l’image » (1988 : 15). L’art abstrait a continué à questionner ce dont l’image est l’image, en rapprochant présentation et représentation, « comme si l’Objet prenait la place même de son Image, comme s’il ne s’agissait plus pour la peinture de représenter le réel, mais de le présenter, sans médiation, recul, distance ni projection, sur la toile »; (Couchot 1988 : 102) 2 Et dans ce cas la question n’est pas si l’appareil photo est numérique ou non - « Une image photographiée avec un appareil numérique a le même statut qu’une image photochimique, puisqu’il s’agit dans les deux cas d’indices iconiques bien que transposés selon d’autres voies » (Schaeffer 1996) – mais si le photographe prétend ou non à l’objectivité supposée de l’empreinte.

(mais aussi les arts graphiques) se soit éloignée de la représentation de la réalité et qu’elle ne cherche plus à être la trace de quoi que ce soit, y compris dans la peinture figurative contemporaine1. La photographie ne peut pas plus être limitée à cela, à moins d’être une trace dirigée, déformée, réappropriée par l’auteur2. Comme les images numériques, les images traditionnelles ne peuvent être réduites à leur seul aspect visible – des décennies de peinture abstraite ont montré que, malgré toutes les tentatives en ce sens, l’image « pure », sans référence ni évocation, n’existe pas. « Même quand il s’agit d’une image ou d’un objet numérisés puisque la numérisation rompt la liaison – cette sorte de cordon ombilical – entre l’image et le réel. Ce sont des nombres et seulement des nombres exprimés sous forme binaire dans la mémoire et les circuits du calculateur qui préexistent à cette image et l’engendrent. Entre le réel et sa simulation s’est interposée une opération computationnelle et algorithmique ». (Couchot 1998 : 136-137)

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Est-ce à dire que l’aspect visuel de l’image numérique compte moins que les nombres et les algorithmes qui en permettent l’affichage ? Avant d’être numérique, sa première propriété n’est-elle pas d’être visible ? N’est-ce pas grâce à cela que l’on peut se rendre compte qu’elle est l’image de quelque chose, de manière digitale et non analogique ? La constitution binaire par laquelle elle passe, à travers les circuits informatiques et leur logique opérationnelle, n’est qu’une étape dans sa formation, une étape invisible. Son existence en tant qu’image se concrétise par une forme que nous pouvons appréhender par nos sens. « L’image calculée ne peut faire autrement : saisie, acquisition de données, modélisation mathématique et informatique, calcul ; après tout n’est qu’affichage… L’image n’est qu’un potentiel, elle s’extériorise, mais elle réside en latence dans le ‘cœur’ ou la mémoire ». (Boissier : 51) S’il était possible d’assister à toutes les étapes de sa création, si l’on pouvait les constater de visu, observer ce qui se passe à l’intérieur, dans le « cœur » de cette créature de métal qui nous assiste ! Finalement, elle n’est visible et reconnaissable que par l’excitation des pixels d’un écran plasma, par la trame de points d’une impression, à travers l’émulsion photographique après un tirage Frontier, ou Lambda, quand elle s’inscrit sur un support qui expulse des photons que nos yeux peuvent capter ; rien qui ne la distingue ontologiquement d’une image affichée sur un téléviseur, imprimée ou tirée sur du papier photo. Pour faire image, elle doit finalement – en bout de chaîne – former l’« ensemble des points de convergence des rayons lumineux issus des divers points d’un corps donné (image réelle) ou du prolongement de ces rayons (image virtuelle) » (Petit Robert : 2003) ; au minimum, être visible. Toute image, celle que l’on voit dans notre environnement, naturel ou construit, celle fabriquée pour être vue, qu’elle ait un support tangible ou non, qu’elle soit de matière palpable ou électromagnétique, respecte les lois de l’optique et induit une image virtuelle, qui est la seule à laquelle nous pouvons avoir accès avec nos sens.

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LA PRÉSENCE DE L’IMAGE NUMÉRIQUE Pourtant, à voir certaines images numériques aux couleurs psychédéliques, celles d’amateurs ou d’artistes comme Bernard Caillaud ou Karl Sims (Genetic Images, 1993), il peut sembler que leur aspect formel est essentiel, que leur qualité (et excès) tient dans leur présentation, c’est-à-dire leur affichage sur écran. « Rien en effet de plus matériel et de plus concret que ces images numériques qui sont livrées au public sous forme d’images rutilantes et fortement bariolées » (de Mèredieu 1994 : 357). Le processus de synthèse n’est pas pour autant escamoté, mais il reste en retrait devant la présence d’images apparaissant sur les écrans d’ordinateur. Quel que soit l’intérêt de la démarche de Karl Sims, les raisons de ces choix d’algorithmes et la modalité de leur mise en jeu en fonction des déambulations des spectateurs devant son installation, ils sont finalement impressionnés par les images synthétisées, au moment de leur apparition. L’image prend le pas sur sa conception. Tout un pan de l’art vidéo, mené par Paik et Vaskula, a joué, travaillé, distordu des images, en plaçant des aimants pour perturber le faisceau d’électrons du tube cathodique, en inventant des « synthétiseurs d’images », filtrant, sélectionnant, déformant, recréant. Le résultat est parfois très éloigné de tout référent visuel reconnaissable, au point que l’image devient complètement abstraite, recentrée sur sa pure plasticité et l’effet qu’elle provoque sur la rétine. L’art numérique prolonge cette évolution, jusque dans des logiciels très répandus comme

1 « Les objets y brillent en quelque sorte d’une hyperressemblance (comme l’histoire dans le cinéma actuel) qui fait qu’ils ne ressemblent au fond plus à rien, sinon à la figure vide de la ressemblance, à la forme vide de la représentation. » (Baudrillard 81 : 72-73) 2 Il n’y a qu’à voir comment les outils de retouche d’images imitent des procédés analogiques antérieurs (Lire Gérard Pelé, Art, informatique et mimétisme, L’Harmattan, Paris, 2002): faire glisser la couleur avec l’outil doigt, rendre des zones floues avec la goutte d’eau.

Adobe Photoshop ou Illustrator et leurs équivalents grand-public, qui permettent des manipulations de chromie, de contraste, et l’application d’effets sur des images existantes ou créées ex-nihilo. La découverte de ces fonctions entraîne souvent des jeux enthousiastes et expérimentaux, au cours desquels le résultat présenté sur l’écran prend progressivement son autonomie. Peut-on dire pour autant, comme Jean-Pierre Balpe, que « l’art numérique […] est un art sans matière» (2000 : 18) ? La notion d’hyperréalité de Jean Baudrillard est sans doute plus adaptée, expliquant que les images n’ont plus que la forme vide des images1, qu’elles ne font pas référence à une quelconque réalité, mais plutôt à la référence à la réalité, dans une posture d’imposture manifeste, presque revendiquée. Si «toute manifestation d’art numérique est le moment simulé

3 Retirer de la photo de groupe le responsable des ventes récemment évincé, enlever les rides de l’actrice sur ses photos, ajouter quelques longs poils ou coutures sur les portraits de Ronald Gerber (quand les photographes font le plus souvent l’inverse). 4 Lorsque l’on regarde les images mises en ligne sur des sites Internet, on constate que la « manipulation systématique de l’image » est généralement réduite à sa plus simple expression, conséquence de la démocratisation des technologies numériques sans apprentissage associé.

d’une matière absente » (Balpe 2000 : 18), la présence de l’absence est souvent explicite, parfois exagérément appuyée, par les apparitions / disparitions d’images par exemple – le faisceau de lumière d’une lampe de poche déclenchant la projection d’images d’insectes nocturnes (Phototropy, installation de L. Mignonneau & C. Sommerer, 1994), les jeux d’ombre d’Anne Cleary et Denis Connolly (Pourquoi pas toi ?, octobre 2008, janvier 2009, centre Pompidou). « […] la matière de l’image, c’est aujourd’hui l’image » (de Mèredieu 1988 : 57), car « ce qui constitue le support de l’œuvre, c’est, de plus en plus, l’image fluidique, immatérielle, en apesanteur » (de Mèredieu 2003 : 218), celle qui s’affiche sur nos écrans, que l’on retouche à loisir, suivant des logiques pas toujours nouvelles2 . L’instrumentation de l’image est développée à une ampleur démultipliée3, avec une possibilité de repentir infini, qui n’est pas une retouche mais la possibilité de rembobiner le temps, de revenir à une virginité antérieur, par la grâce du CTRL+Z. Pour Florence de Mèredieu, « l’humanité est entrée dans une ère de manipulation systématique de l’image. L’image digitale rend effectivement possibles tous les lissages et toutes les retouches » (2003 : 197). Elle facilite des manipulations auparavant plus fastidieuses, les rend accessibles au plus grand nombre ; quoi qu’il existe encore un savoir-faire permettant de distinguer les bonnes des mauvaises retouches4. Une évolution en rien surprenante, corrélée avec la place de plus en plus importante de l’image dans la société, placardée, imprimée, projetée, affichée sur tous les supports, paradigme de l’hyperréalité pointée par Baudrillard, forme la plus actuelle de ce qui compte, qui fait référence. « L’image devient un mode d’existence de l’objet, et une voie d’accès pour sa création, sa transformation, sa manipulation » (Weissberg Paysages Virtuels : 21). L’image, comme manifestation d’un virtuel, escamote son actualité au profit d’une référence, d’un concept auquel elle renvoie, concept lui-même figuré sous forme d’image. Les actualisations successives produisent des séries d’images qui convoquent un virtuel toujours plus présent, mais toujours plus fantasmé, comme si l’appétence du virtuel le rendait plus insaisissable et plus désirable, le virtuel conservant sa distance d’avec toute réalisation, déplaçant la réalité de l’acte au pouvoir.

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« La fin du XXe siècle a vu apparaître une manière incontestablement nouvelle de créer des images : la synthèse numérique. […] Les images de synthèse sont des images entièrement calculées par ordinateur. » (Couchot 1988 : 11) On dirait plus justement : les images de synthèse sont des images entièrement calculées par ordinateur, car ce ne sont pas les seules images à La Cité idéale, d’abord attribuée à Piero della Francesca puis à Luciano Laurana et maintenant à Francesco di Giorgio Martini.

être calculées1. La Cité idéale (seconde moitié du XVe siècle) est construite par des calculs perspectifs, les toiles de Sol Lewitt explorant la combinatoire des arêtes de l’axonométrie d’un cube (série Variations of Incom-

plete Open Cubes, 1974) sont aussi calculées. Roman Opalka a calculé son œuvre picturale afin qu’elle disparaisse avec sa mort, en finissant par inscrire la suite des entiers naturels en blanc sur une toile blanche. « Que l’ordinateur procède à partir d’objets réels numérisés ou d’objets décrits mathématiquement, l’image qui apparaît sur l’écran n’a plus techniquement aucun rapport direct avec quelque réalité préexistante que ce soit ». (Couchot 1998 : 136) Existe-t-il d’autres images entretenant un rapport direct avec une « réalité préexistante » ? Si, comme le dit Mac Luhan, les outils ne sont pas Sol Lewitt, Variations on Incomplete Open Cubes, 1974

innocents et en imposent à ceux qui s’en servent. L’artiste, avec sa sensibilité, son caractère, ses qualités et défauts, etc. ne peut créer une quelconque image en « rapport direct avec quelque réalité préexistante que ce soit. » Même des images physiques ou optiques, empreintes ou reflets, ne peuvent être réduites à une transcription directe de la « réalité », parce qu’elles fabriquent cette réalité en étant à son image2. Aucune image n’est immédiate, ne peut être créée automatiquement, pas même une photo, ou

1 Et elles ne le sont jamais entièrement, comme on le verra plus loin.

une acquisition par scanner. Elle a été formée, conséquence visible d’une

2 George Didi-Huberman montre bien dans L’empreinte que celle-ci, quelle qu’ait pu être la volonté d’en faire une copie « directe » de la « réalité », conserve des différences irréductibles avec son modèle, ne serait-ce que la raison qui l’a faite exister.

quarts d’heure, suivant la démarche d’un artiste ou par une Webcam.

intention, même s’il s’agissait de prendre des photos au hasard tous les

À l’inverse, toute image est, au moins partiellement, le fruit du hasard et d’une ressemblance analogique à son référent. L’image de synthèse, fut-elle codée en une série de 0 et de 1, entretient, affichée à l’écran ou

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imprimée sur papier, des rapports visiblement directs avec ce à quoi elle réfère. Et même si elle est issue de calculs, ceux-ci reposent sur leurs propres bases. « Car l’ordinateur ne sait donner de forme sensible qu’à ce qui est déjà “informé” » (Couchot 1998 : 154). Faisant cette constatation fréquente qu’une tête humaine comporte généralement, entre autres, deux oreilles, deux yeux, un nez et une bouche, Catherine Ikam et Louis Fleury en ont doté leurs portraits synthétiques ; même si elles ne s’apparentent à rien William Latham

de connu, William Latham a donné à ses créatures (série Mutator) des formes compréhensibles, des volumes qui ont l’air de quelque chose, des proportions, des modelés, des matières et aspérités significatives, le plus souvent inspirés de formes de crustacés, le tout composant une grammaire visuelle les faisant ressembler à ce à quoi elles se font passer, des créatures de science-fiction générées par ordinateur. Elles correspondent à l’idée qu’on s’en fait avant de les voir, et en les regardant, rétrospectivement, elles nous paraissent être comme nous les aurions imaginées si nous en avions eu la fantaisie. Les règles de saisie et de

Catherine Ikam et Louis Fleury, Elle (extrait), 1999

traitement des informations ont été, sont, et seront fixées, un moment

1 Sans que cela préjuge de sa « réalité » ou d’un quelconque regard objectif sur ce qu’il serait effectivement.

donné, en rapport avec notre (ap)préhension du monde1.

Les images numériques se différencient conceptuellement des images 2 Ce que l’on suppose aujourd’hui, bien que certains refusent encore de suivre la logique des machines aux circuits imprimés. Et même si les technologies numériques sont aujourd’hui très répandues, à l’échelle de la planète, les outils les plus performants nécessitent toujours un apprentissage, si l’on veut les maîtriser et ne pas suivre servilement leur logique, pour ne pas se cantonner à la répétition servile. 3 « Cette manipulation de l’image n’est certes pas un phénomène nouveau. Mais la photographie numérique facilite considérablement les transformations. » (de Mèredieu 2003 : 199)

analogiques par leur manière de capter le réel, plus vite, plus loin, en plus grand nombre, plus facilement2. Qu’elles soient synthétisées par simulation ou reproduites après décompositions en minuscules facettes (pixels), elles sont reconnues par l’ordinateur comme des ensembles d’informations qu’il est possible de manipuler, grâce à des outils conçus pour cela, logiciels de retouche et de traitement d’images3. Pourtant, si les images numériques exposent leur artificialité et semblent conditionnées par elles, il suffit de naviguer sur Internet pour constater qu’elles

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sont généralement présentées comme des traces – images mal cadrées, problèmes de couleurs, compression visible, etc., elles sont extraites du logiciel 3D ou de l’appareil photo numérique puis mises en ligne sans la moindre retouche, comme si elles n’étaient que la résultant de la capture numérique. Non seulement la facilité de manipulation n’est pas suffisamment exploitée, mais encore elle ne bouleverse pas le rapport à l’image : la création passe depuis longtemps par l’esquisse, l’expérimentation, la multiplication des variantes avant la réalisation finale. Copies, emprunts, collages, montages n’ont pas été inventés par le numérique. Les nouvelles technologies mettent simplement à disposition de nouveaux outils et procédures, en valorisant le processus d’approximation successive commun à beaucoup de créations. L’écart se mesure plus à la volonté et l’ampleur du détachement – très variable, suivant qu’on favorise l’imagination ou la copie – de l’image vis à vis d’une supposée « réalité » préexistante, qu’à une forme originale. La trace de la synthèse numérique est visible ou non – retouches d’images et effets spéciaux, présentation sous forme « traditionnelle », image imprimée ou sur écran, vidéo, film, etc. Si le stigmate numérique était une limitation jusqu’à il y a une dizaine d’années, c’est aujourd’hui un choix revendiqué1. Plutôt que de dire que « l’image numérique (ou digitale) rompt donc avec la traditionnelle image analogique » (de Mèredieu 2003 : 98), il faudrait constater le glissement en train de s’opérer et la revendication théorique d’artificialité. Jusqu’aux images de synthèse dans les super-productions hollywoodiennes, qui, tout en étant confondantes de réalité, claironnent l’excellence de leur réalisation : je vous trompe et je veux que vous vous 1 Thomas Ruff se sert d’images pixellisées récupérées sur Internet, qu’il agrandit pour tirer partie d’une esthétique du mal-dégrossi et nous faire douter de l’image (Bio1, 2007) : a-t-elle été réalisée avec ou sans trucages ?

en rendiez compte. L’image numérique est présentée à travers sa nature synthétique. Sa forme donne à penser ou laisse supposer qu’elle est artificielle, mais, le

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plus souvent, il est impossible de déterminer comment elle a effectivement été construite. Des tics sont reconnaissables – à l’instar des effets Photoshop ou de tout autre procédé automatisé imprimant sa marque – sans permettre une archéologie de leur synthèse. Mais cela n’a aucune importance, ce qui compte étant ce à quoi elle ressemble, à quoi elle fait penser, ce qu’elle évoque, plutôt un calcul qu’une trace, bien que, comme toute image, elle tienne à la fois de l’un ou l’autre. L’image numérique est novatrice si on la décrit par son processus d’actualisation, si on la regarde avant qu’elle ne soit visible, avant qu’elle n’ait pris forme à travers la simulation et l’interactivité, alors qu’elle n’est que virtuelle. C’est en cela qu’on peut la distinguer des images « traditionnelles », qui sont rarement appréciées pour ce qu’elles sont avant qu’elles ne soient accessibles à nos sens – quoique l’art conceptuel a bien montré l’importance de l’idée dans l’art. Mais ça ne signifie pas que ces images ne possèdent pas les qualités attribuées à leurs avatars les plus contemporains (ainsi revendiqués). Il n’y a pas une image qui soit « naturelle »1.

HYBRIDATION

La synesthésie est un rêve d’artiste récurrent. Elle postule la correspondance des voies sensorielles et vise à la réalisation d’un art s’adressant simultanément à tous les sens. Il s’agit de relier musique, théâtre, arts plastiques, littérature, etc. Bien que marginale, il existe une tradition qui s’oppose aux mouvements de spécialisation et de hiérarchisation des arts, qui entraînent leur cloisonnement en pratiques distinctes : de la tragédie grecque à la quête wagnérienne de Gesamtkunstwerk, et finalement à l’invention de l’avant-garde. Bourdieu décrit dans Les règles 1 Voir infra p. 212.

de l’art, comment elle apparaît en France, avec la réunion d’écrivains

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(Balzac, Baudelaire, etc.) et de peintres (Courbet, etc.). Le Bauhaus regroupait peintres, architectes, graphistes, pour un enseignement de l’art interdisciplinaire. Son successeur américain, le Black Mountain College, poursuivit sur cette voie et donna naissance au groupe Fluxus ainsi qu’aux happenings. Ce furent également des démarches d’artistes associant plusieurs médias : Kandinsky, Delaunay ont cherché à établir des correspondances entre musique et arts plastiques, Theremin a construit un instrument de musique que l’on joue par des mouvements, comme une chorégraphie dans l’espace. Les principaux nouveaux médias employés par l’art depuis la période moderne vont dans ce sens d’hybridation de formes précédemment séparées. Le cinéma réunit la temporalité du théâtre, la plasticité de l’image et la narrativité du texte. Ce ne sont que certaines de ses qualités, mais leur emploi simultané en fait une sorte de supermédia, conjonction de plusieurs médias1. L’art vidéo est aujourd’hui un autre lieu de convergence entre pratiques – en raison de la multiplicité de ses utilisations, outil politique, témoignage et mémoire d’actions d’artistes, espace expérimental prolongeant les problématiques cinématographiques.

L’art numérique est comme l’aboutissement des collages modernes, faisant passer pour réaliste la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. « D’une certaine façon, l’hypermédia réalise le vieux rêve d’un art total : il unifie ce qui était jusque là séparé. […] Il ne s’agit plus de présentation simultanée, mais de fusion et d’inter-opérabilité » (Balpe 2000 : 10-19), il ne s’agit plus de la juxtaposition ou de la coha1 Oskar Fischinger réalise des films d’animation abstraits dont les rythmes et les motifs sont dictés par la bande son (souvent de la musique classique).

bitation de l’installation, mais de la combinaison ou de la conjugaison de plusieurs médias s’exprimant dans un langage commun. Le codage numérique, traduisant toute sorte d’informations suivant le même prin-

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cipe, sous forme de nombres, favorise le dialogue et, théoriquement, le métissage entre des données disparates voire a priori incompatibles – ce que l’on peut également définir comme étant une « synthèse ». « Parce qu’elle favorise les décompositions, recompositions et manipulations du visuel, l’image dite “de synthèse” est, comme son nom l’indique, le lieu privilégié de l’hybridation. » (de Mèredieu 2003 : 124) Il n’est plus question que des limites de notre imagination, pour réaliser une infinité d’opérations, de calculs et finalement de mutations. Ceux-ci sont devenus si naturels que les animateurs de l’art numérique ne peuvent s’empêcher de provoquer des rencontres et de produire des mélanges inédits. « On ne peut utiliser le numérique sans quelque part, à quelque moment, à quelque niveau, hybrider : hybrider entre les formes et entre les espèces (d’images, de sons, de textes, de gestes, de comportements), hybrider entre l’image, l’objet et le sujet, hybrider entre les sujets, hybrider au sein du sujet lui-même entre le JE et le ON, hybrider entre l’auteur et le destinataire, entre le soi et l’autre, hybrider entre le réel et le virtuel » (Couchot 1998 : 255). Ces hybridations sont théoriquement possibles mais effectivement difficiles à constater. Médias, histoires, rôles, voix et voies se conjuguent, de manière pas toujours harmonieuse. Un unique outil numérique ne peut traiter à la fois texte, images et sons, l’interactivité et la synthèse, le déroulement dans le temps et dans l’espace et sa diffusion. Au mieux, s’il le fait, il combine plusieurs fonctionnalités distinctes – c’est le cas des logiciels dits « multimédia » pour créer sites Internet et animations interactives –, au pire cela entraîne un bug de l’ordinateur ou des résultats aberrants – une série de lettres et de chiffres quand on ouvre une image ou un son dans un simple éditeur de textes. L’hybridation permise par le numérique est-elle autre chose que la conjonction des fonctions à travers un centre de contrôle, l’ordinateur, ce que l’on appelait il y a quelques années le « multimédia » – c’est-à-dire l’habitude que nous avons prise de prendre en compte plusieurs médias simultanément ?

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« L’installation passe désormais pour le point de convergence de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, du théâtre, de la musique, de la presse, du cinéma, de la vidéo, de la photo, de l’ordinateur et d’une culture numérique, en d’autres termes d’un Mixed Media (cf. Man Ray, Andy Warhol, Nam June Paik). » (Seck  23 : 2005 cité par Pelé : NP1) L’installation numérique n’en est qu’une occurrence récente de ce « Mixed Media », utilisant des nouvelles technologies. Ces œuvres, même les plus manifestement numériques, sont avant tout des installations, de par l’adjonction de médias analogiques : le vélo de Legible City (Jef-

J. Shaw, Legible City (extrait), 1992

frey Shaw, 1992), la lampe de poche de Phototropy, les filins métalliques permettant suspendre les écrans de Listening Post, les moniteurs sur socle de We are the world (Guillaume Paris, 1998-2000), l’éclairage et les

G. Paris, We are the world (extrait), 1998-200

1 Quelles qu’en soient la dimension et l’échelle : une œuvre éclatée dans plusieurs lieux, mais formellement apparentée, peut révéler un espace plus grand dans lequel elle s’inscrit, comme les Suites de triangles de Varini (2007, présentées dans le cadre de L’estuaire, biennale organisée par le Lieu Unique) unifient la zone portuaire de Saint-Nazaire, particulièrement lorsqu’on s’y promène, et qu’on n’en voit que des fragments dont on peut deviner, si on connaît la démarche de l’artiste, qu’ils dessinent un motif unifié à partir d’un point de vue privilégié, qui en l’occurrence surplombe le site. 2 Il n’est pas surprenant que Duchamp soit l’auteur de ce qui est souvent considéré comme la première installation, Étant Donnés : 1° La Chute D’eau 2° Le Gaz D’éclairage (1946-66). Réalisée à la fin de sa vie, elle prolonge le questionnement (De Duve) initié par le ready-made. Une installation est une somme de n’importe quoi. Le choix de l’objet, basé sur la plus grande indifférence, en dehors de tout critère esthétique, le consacre cependant en quelque chose : de l’art. En rendant toute intervention possible, le ready-made exige que l’artiste ne se cantonne pas au cadre plus ou moins délimité d’une pratique déjà codifiée, mais qu’il fasse son choix et l’assume comme sa position, et cherche à donner à son jugement valeur de jurisprudence. « S’il nous dit quelque chose, et il nous le dit, c’est que l’art n’est pas de l’ordre du voir et du savoir mais de l’ordre du jugement, pas de l’ordre du descriptif mais du prescriptif ». (De Duve 1989 : 126)

dimensions de l’espace dans lequel elles s’inscrivent. L’INSTALLATION « Le terme “installation” a été utilisé à partir du milieu des années 1980 en Occident pour désigner une catégorie d’œuvres qui n’entraient pas dans la classification alors en vigueur. Le concept d’art étant, comme le dit Dominique Chateau, un concept ouvert, ces pratiques à cheval sur plusieurs catégories existantes (arts visuels, sonores, performances…) pouvaient, et devaient, être étiquetées différemment. » (Pelé NP1 non encore publié) Pour concevoir une installation, les artistes choisissent les moyens qu’ils estiment appropriés à leur création. Les outils employés conservent leurs problématiques propres, mais sont mis en perspective par leur confrontation avec d’autres. Chaque installation est un mélange indépendant des catégories canoniques. Elle est par nécessité hybride, puisqu’elle accueille n’importe quelles pratiques et les combine entre elles, assurant l’évidence de la liaison et la constitution d’une forme, d’une œuvre unique en les disposant dans un même espace1. Constituée d’éléments quelconques – au sens que leur utilisation ne découle pas d’un impé-

ratif de spécialiste –, elle est le résultat de la décision de l’artiste, comme « n’importe qui » ayant le pouvoir de faire accepter son arbitraire – qui passe pour la mise en œuvre de son point de vue sur la création artistique. C’est une sorte de ready-made élaboré, débarrassé (au moins en partie) de son aspect polémique puisque le coup de force2, l’arbitraire du choix des médias de l’installation, est effacé par l’apparente logique de leur combinaison, dont on suppose qu’elle supporte ou produit un discours sur l’art. « Voici une dernière fois la loi du ready-made, la loi du moderne : fais n’importe quoi de sorte que ce soit nommé art. Mais fais-le aussi de sorte qu’à travers ce que tu auras fait, objet ou déjet résultant de ta maxime, tu fasses sentir que cette chose quelconque t’es imposée par une idée qui est sa règle » (De Duve 1989 : 141). L’installation, c’est n’importe quoi, mais ce n’importe quoi est quelque chose en tant qu’installation, révèle des problématiques intéressant l’artiste, qui font art – qui en ont toutes les apparences.

Le numérique trouve dans cette forme sans forme prédéfinie, dans ce cadre fourre-tout, un lieu pour faire converger toutes les technologies qu’il met en œuvre. « L’installation est le prototype du dispositif hybride et le lieu d’incarnation privilégié du multimédia. » (de Mèredieu 2003 : 135) Ce méta-outil

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est une somme d’interfaces disparates, en dialogue par le simple fait qu’elles se côtoient dans le même espace, et qu’ensemble et à travers leurs interactions, elles lui donnent du sens. Sans forme figée, elle permet l’expérimentation de toute sorte de techniques de tous ordres. L’art numérique s’y développe sans présupposé, à travers des combinaisons articulant actuel et virtuel, et pour lesquelles la place ou, plus souvent, le rôle du spectateur est pensé.

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DES QUALITÉS FRÉQUENTES Comment, par quel biais l’art numérique est-il généralement décrit ? Quelles sont les caractéristiques qui lui sont le plus souvent associées ? Celles-ci permettent-elles de le distinguer d’autres domaines artistiques ?

LE VIRTUEL

Le terme « virtuel » a acquis une large notoriété à partir du milieu des années 1990. La grande offensive pour populariser Internet exigeait des arguments de poids, et si possible le soutien d’un champ sémantique novateur, pour évoquer la révolution pronostiquée. L’adjectif « virtuel » est devenu soudainement très commun, car sa seule adjonction à une expression galvaudée suffisait à lui conférer un cachet exotique. Les journalistes parlaient de réseaux virtuels, d’échanges virtuels, les vendeurs de boutiques virtuelles, les banquiers d’agences virtuelles, les artistes de musées et d’expositions virtuelles… Le mot est entré dans le langage courant, où il a pris un sens assez négatif, proche de factice, inconsistant ou mensonger. Taxer quelque chose de « virtuel », c’est porter un doute sur sa véracité voire son existence, c’est dénoncer un tour de passe-passe qui donne une vraisemblance à une vue de l’esprit, c’est opérer un rapprochement avec toutes les tares supposées de l’informatique et des ordinateurs : ces dangereux artifices nous éloigneraient de la

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réalité – et de la vérité. C’est pourtant à l’actuel que doit être opposé le virtuel, et non pas au réel, dont ils font tous deux partie, dont ils sont deux étapes successives. Le virtuel est plutôt au stade de l’idée, c’est un potentiel, qui se réalise dans une forme actuelle. De nombreux processus reposant sur les technologies numériques fonctionnent de cette manière : l’invention et la description d’une proposition et, dans un second temps, son actualisation sensible. Les premiers ordinateurs contraignaient à ce décalage, les résultats devant être imprimés pour être observés, alors qu’ils étaient en puissance dans les équations posées. Aujourd’hui l’interaction a été facilitée par des interfaces graphiques et l’affichage en « temps réel », mais la dissociation entre phases de conception et de production s’est inscrite dans l’imaginaire associé aux nouvelles technologies. Pour les théoriciens de l’art numérique, celui-ci hérite évidemment de leurs propriétés. Les images de synthèse sont en puissance dans les circuits imprimés de l’ordinateur, les œuvres évolutives exposent des comportements déterminés à l’avance bien qu’imprévisibles, les propositions collaboratives sont pertinentes avant même que les spectateurs les fassent vivre… Il en va ainsi de tout ce que conçoit l’artiste avant d’apparaître devant les yeux émerveillés du public : l’art numérique révélerait une autre dimension du réel, jusque là minorée. Car on pourrait également dire que toutes les œuvres d’art ont été virtuelles – elles ont été imaginées, réfléchies, projetées avant de prendre forme –, voire qu’elles ont encore une part de virtuel quand elles sont présentées – c’est l’ouverture de l’œuvre, décrite par Umberto Eco1. L’Art conceptuel a démontré qu’une idée pouvait être une création à part entière, si elle est précisément élaborée, préparée, planifiée. Si des artistes 1 L’œuvre ouverte, éditions du Seuil, Paris, 1965.

comme Joseph Kosuth, John Baldessari ou Douglas Huebler ont produit

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des pièces finalement très formalistes, d’autres ont délégué la réalisation de l’œuvre à des sous-traitants, voire à l’acheteur, en leur transmettant une description détaillée1. « 1. L’artiste peut concevoir l’œuvre. 2. L’œuvre peut être fabriquée. 3. L’œuvre n’a pas besoin d’être faite. Chaque partie étant de même valeur et en cohérence avec l’intention de l’artiste, la décision comme la situation repose pour le récepteur sur les modalités de la règle ». (Lawrence Weiner) Mais dans ce cas l’œuvre est le contrat, et sa présentation peut avoir certaines qualités plastiques. De plus, elle sert également de mode d’emploi, ce qui tempère le risque accompagnant le virtuel – tout en préservant son aspect séduisant.

« Les tableaux proposés par Karl Sims ne sont pas numérisés. Ils sont dans l’ordinateur sous forme d’algorithmes et de modèles de mutations des formes, des textures et des couleurs. Ils sont en puissance, au sens d’une promesse, d’un potentiel génétique, mais surtout au sens d’une énergie génératrice de complexité, dans le temps même de l’exposition ». (Boissier 1996) La différence avec la chaîne analogique est marquante lors de l’enregistrement et du stockage. Au lieu de ressembler à ce qui est capturé, à une échelle et dans un système sensible différent, les données numériques sont des séries de valeurs ponctuelles (discrètes) issues de la décomposition du modèle avec une précision arbitraire (un pas). Sous forme chiffrée, ces informations n’entretiennent aucun rapport formel avec ce qu’elles décrivent. Elles sont de plus en transit dans les circuits 1 Voici comme Anne Cauquelin décrit Telephone Piece de Walter de Maria, œuvre présentée en 1969 dans l’exposition Quand les attitudes deviennent formes : « L’œuvre réside dans son accomplissement futur, bien que celui-ci n’advienne pas nécessairement. L’œuvre, qui pose le temps comme sa matière même puisqu’elle le projette devant elle en terme d’étapes à parcourir, réalise ce tour de force d’ôter toute temporalité au temps puisque, se situant toute entière dans son devenir, elle en pose simultanément l’existence hasardeuse : l’œuvre peut ne pas être accomplie ». (Cauquelin 2006 : 64-65)

informatiques, de l’ordinateur, du dispositif ou des réseaux. L’œuvre est comme en suspens avant d’être actualisée. Elle existe sans qu’on puisse l’appréhender, comme des tableaux tournés face contre mur ou la boîte

en valise (1936-1941) de Duchamp lorsqu’elle est fermée : on connaît les œuvres et leur puissance mais celle-ci ne peut s’exprimer. Cela illustre la dimension fantasmatique du virtuel, qui imprègne fortement l’art nu-

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mérique. Celui-ci est invisible, impalpable, y compris pour les artistes, qui sont peu à travailler directement avec les langages de programmation. Et même dans ce cas, lorsqu’ils en voient le résultat, bien qu’ils en connaissent les processus de synthèse, c’est une autre œuvre qui apparaît devant eux, qui ne se résume pas à leur concept original. Ils ne sont que virtuellement équivalents, parce qu’il est possible d’imaginer ce qui les relie : on sait d’expérience que les données numériques peuvent être à nouveau retransmises sous des apparences sensibles. Ce sont d’ailleurs ces formes qui nous sont le plus familières, à travers l’interface de l’ordinateur ou sur un support plus classique, imprimé ou sur écran par exemple – à défaut d’une autre forme sensible que l’on saurait appréhender. Le virtuel est le plus souvent virtuel, projeté à partir de ses actualisations et des commentaires qui l’accompagnent. Dire qu’il est « en puissance » signifie que tout est possible, y compris ce qui n’a pas encore été prévu –il le suppose, mais nous n’y avons pas accès.

Aucune œuvre ne pourrait se passer d’une présentation tangible, et les œuvres numériques ne font pas exception. Même l’art conceptuel, qui prétend se centrer sur l’idée, se présente sous une forme parfaitement maîtrisée et séduisante, à même de toucher les spectateurs. PRÉSENCE DE L’ABSENCE C’est par cette présence, fut-elle le signe d’une absence, que l’œuvre produit un effet, qu’elle atteint son public, suivant un processus simultané que George Didi-Huberman évoque par la formule Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (1992). Elle ne se réduit jamais à l’idée ou même au processus qui l’a produite et, qu’elle doive sa forme à un hasard ou à un accident, qu’elle vise à la plus grande simplicité ou au minimalisme, elle conserve un pouvoir évocateur, comme support ou point de départ à l’imagination. Avec ses Specific Objects, Donald Judd s’op-

posait résolument à l’expressionnisme abstrait qui dominait alors la scène artistique nordaméricaine. Il visait à une littéralité de l’œuvre, comme s’il pouvait la réduire au jeu formel en quoi consisteraient ses qualités esthétiques propres, son ontologie visuelle peut-être. Paradoxalement, cette poursuite de la recherche du plus petit élément, en retranchant tout ce qui était accessoire pour n’en conserver que l’essence, ne pouvait être qu’extrêmement circonstanciée. Chaque œuvre, irréductible et simplement là, renvoyait à autre chose. Un rapport au corps, à la mort, des tombeaux qui

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ne parvenaient pas à contenir l’ambiguïté qui fait vibrer toute œuvre d’art. Quoi qu’il en soit, l’œuvre dépasse la forme par laquelle elle se présente. Elle symbolise. Elle véhicule les idées de son créateur, le contexte de sa réalisation, s’inscrit dans l’histoire et dans la culture, et invoque bien d’autres choses encore, qui nécessiteraient des éclaircissements qui ne seront pas effectués. Impossible. Inutile. L’œuvre déclen-

che, résonne, regarde, elle ne se limite pas. Elle est à la fois du côté de la matière et de l’idée, la première embrayant sur le seconde, ce qui signifie également qu’elle n’existerait pas sans elle. Quand on apprécie une œuvre, on le fait généralement à travers elle plutôt qu’en se cantonnant à l’intérieur d’elle, quels que soient les efforts de l’artiste pour y piéger l’attention.

S’appuyant sur la grâce du virtuel, peut-être inspirées des aspirations de Philippe Quéau, il semblerait que certaines pratiques numériques cherchent à s’épargner la formulation effective de l’idée, en minimisant la part matérielle de l’œuvre. Comme si la symbolisation pouvait se passer de référents et de formes sensibles, comme si les symboles pouvaient exister de manière évanescente, sans support – pas même intellectuel – pour les retenir ou sur lequel ils pourraient se développer1. Espoir illusoire. Une ontologie qui refuserait de se confronter à l’accident serait condamnée à rester cantonnée au stade rassurant de la déclaration d’intentions. Or le virtuel a besoin de s’afficher pour que ses qualités soient reconnues ; il est une face autonome du réel mais doit recourir, pour être visible, à son pendant, l’actuel. L’un n’existe pas sans l’autre, l’un suppose l’autre, l’un qualifie l’autre, l’un est la trace de l’autre2. « Les questions de perception et de cognition sont fondamentales dans l’examen des caractéristiques de l’espace virtuel et jouent un rôle essentiel dans l’appréciation du degré de différenciation ou de mélange entre le physique et le symbolique. » (Paul 2004 : 95) 1 « La métaphysique est donc la science qui prétend se passer de symboles. » Bergson, Introduction à la métaphysique. 2 Les œuvres numériques n’échappent pas à l’impératif de la communication, vers l’extérieur, vers l’autre. Le chef-d’œuvre inconnu est une chimère, la menace de la fin de l’art reste éternellement en suspens, repoussée par ce que les artistes montrent et qui, quel qu’en soit la matérialité, est en même temps une cosa mentale.

Le concept même d’« espace virtuel » est délicat à définir et se réalise de manières différentes. La connaissance théorique doit s’accompagner d’une appréhension empirique, afin d’apprécier, dans chaque œuvre, la forme actuel par laquelle le virtuel est exprimé. Ces deux aspects du réel se fructifient mutuellement et il est difficile de distinguer ce que tient de l’un et de l’autre. Ils s’inspirent et se prolongent, entretiennent une dynamique de création : le mouvement lie concepts et expérimentations,

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théories et pratiques, discours et œuvres comme des aspects interdépendants de l’activité humaine décrite comme « art ». Ils forment ainsi un ensemble protéiforme susceptible d’être enrichi en permanence. « Si le virtuel tend à se substituer au réel brut et au réel artificiel, il ne saurait les remplacer, ni les éliminer ; il en déplace la hiérarchie, l’ordonnance, il recompose avec eux des hiérarchies complexes, il les augmente certes, mais en leur ajoutant des virtualités qui ne sont, elles, que des réductions formalisées du réel ». (Couchot 1998 : 147)

Comme on le verra tout au long de ce texte, le virtuel est une notion qui traverse l’ensemble de l’art numérique. Il est d’autant plus invoqué qu’il est insaisissable, et qu’il est chargé de rôles et de significations variés. En tant qu’état possible des choses, il est un réceptacle à tous les projets, et même, un passage obligé de la création. Il prépare et aménage les conditions de réalisation de l’œuvre. On peut le rapprocher des « incorporels »1 décrits par Anne Cauquelin : des cadres indéfinis mais pleins de promesses, des espaces d’apparition des potentialités. Le vide, le temps, le lieu, l’exprimable2 sont des concepts qui ne prennent force qu’en accueillant ou en se parant de la forme des accidents – apparition, manipulation, monstration. Ils font l’œuvre, ou au moins lui donnent (lui prêtent) les moyens de s’exprimer ; ce sont des environnements disponibles, sans caractéristique autre que ce qui s’exprime à travers eux. Cette indétermination, voire indifférence, 1 Fréquenter les incorporels. Contribution à une théorie de l’art contemporain, Paris, PUF, 2006.

laisse ou offre une liberté au sens fort : tout est possible (dans les limi-

2 « Pour ainsi dire, l’exprimable est un espace de propositions : propositions de dire, propositions d’exprimer, propositions de devenir corps ». (Cauquelin 2006 : 69)

Les incorporels s’apparentent à la position du neutre asiatique, ce

3 Lire Éloge de la fadeur, in La pensée chinoise dans le miroir de la philosophie, Paris, Éditions du Seuil, 2007.

tes de ce qui arrive), et tout est en puissance (virtuel).

que François Jullien traduit comme la « fadeur »3. Il décrit la situation préconisée par les sages chinois, du refus de l’enfermement dans un choix : si aucun engagement n’est pris, alors il est possible de réagir de manière adéquate, sans limitations ou renoncements. En l’absence de

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décision, tout est équivalent et équipossible ou, pour reprendre Anne Cauquelin, il n’y a « Aucune détermination, rien d’autre que l’espace libre de l’aptitude » (2006 : 29-30). Le virtuel est nécessaire à ce que les choses soient ensuite possible : ce sont des conditions de possibilité dont on ne peut se passer. « Lieu et temps, pour le dispositif électronique, sont des incorporels ». (Cauquelin 06 : 106) C’est la limite du virtuel, là où il s’avère séduisant et incontrôlable. Il est extrêmement malléable et adaptable, ce qui ne permet pas d’en faire une appréciation figée et univoque. Au contraire, de par son décalage avec l’actualisation, il accueille et appuie les discours les plus divers.

CE QUE SIMULE LA SIMULATION

La simulation est un outil permettant, en le transposant dans un système sensible familier et totalement maîtrisé, de comprendre un phénomène complexe et, par extension, de le préfigurer pour faciliter sa mise en œuvre. « La simulation peut se définir comme la représentation imitative d’un système ou d’un processus par un autre » (Paul 2004 : 86-87), ce déplacement se justifiant pour des questions de coût (plutôt que de construire un bâtiment pour convaincre de sa grande valeur, un architecte le simule grâce à des images, animées ou non, en perspective), de sécurité (simulateur de vol, tests virtuels des armes nucléaires) ou, le plus souvent, de sim1 De nombreux phénomènes expliqués par la théorie du chaos deviennent compréhensibles grâce à leurs mises en formes graphiques, tels les attracteurs étranges de Lorenz, où une masse désordonnée d’informations relatives à des phénomènes physiques apparemment hasardeux produisent pourtant une forme quand elles sont replacées sur un repère. Plus généralement, la représentation d’une fonction par les courbes qu’elle produit explicite son comportement.

plification1. La simulation produit des modèles, des objets idéaux caractérisés par les qualités qu’elle met en jeu. Ils sont définis en puissance, impossibles à figurer car trop parfaits, mais destinés à être actualisés dans une expression codifiée, qui représente visuellement (ou par tout autre moyen accessible à notre perception) les qualités qui leur sont associées. La simulation installe une scène pour les tester, un décor

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suffisamment familier pour ne pas entraver l’attention qu’on doit porter à leur(s) comportement(s). Comme le laisse supposer la définition de Christiane Paul, ce procédé est potentiellement universel. Il ne se cantonne pas aux applications impressionnantes et remarquables, mais pourrait aussi bien valoir à des échelles réduites et anecdotiques. Dans le domaine artistique la simulation n’a pas la même nécessité que dans la construction ou l’industrie ; l’enjeu n’est pas qu’elle soit un témoin fidèle de ce qui pourrait être réalisé, mais bien qu’en elle même elle développe des qualités esthétiques. La simulation véhicule plus une approche méthodologique qu’un contenu type : c’est une façon de créer des mondes, ce qui fait dire à Florence de Mèredieu que « […] la simulation a toujours constitué le fond de l’art » (1988 : 56). L’artiste pourrait être celui qui donne une dimension sensible à son appréhension du réel, qui simule un univers qui lui est propre. Les œuvres d’art sont peut-être toutes des simulations, plus ou moins réalistes, de ce qui se déroule dans son cerveau. Des peintures rupestres de grot1 Comme l’explique George Didi-Huberman dans le catalogue de l’exposition L’empreinte, l’imitation ne se réduit jamais à un décalque automatique de la réalité. Elle nécessite toujours une conceptualisation, pour reproduire plutôt que pour copier.

tes préhistoriques auraient eu des fonctions sociales et magiques, participant à des mises en scène s’apparentant à des simulations. Au Moyenâge, la représentation ne se cantonnait pas à l’imitation1, en instaurant des hiérarchies en fonction de l’importance du sujet plutôt que de sa

2 « La notion de simulation n’est pas née avec l’informatique, elle n’est pas non plus propre aux technologies numériques, ni à la technique en général. La pensée elle-même, dans toute son immatérialité, serait une forme mentale de simulation. Pour beaucoup d’auteurs effectivement, la fonction principale de l’esprit consisterait à simuler le monde, à partir de certaines représentations apportées par l’expérience immédiate, c’est-à-dire à le reconstruire mentalement de façon à anticiper les actions nécessaires à l’existence et au devenir de l’espèce et de l’individu ». (Couchot 1988 : 212) La capacité de simulation, dans ses fonctions poétiques et heuristiques, serait une spécificité de l’espèce humaine, ce qui nous distinguerait des autres animaux – qui ne savent simuler que ce qui existe déjà.

distance : il fallait décoder l’image. Dans son ouvrage, Images, De l’optique au numérique (1988), Edmond Couchot évoque les illustres précurseurs de l’art numérique2, ce qui l’inscrit dans une longue tradition, à l’extrémité d’une lignée historique remontant à Platon ou plus avant. Couchot insiste sur le lien avec la perspective théorisée du Quattrocento, qui, suivant la pensée humaniste, construisait l’image (avec lignes de fuite et parcours du regard) plutôt qu’elle ne la re-présentait. La démarche du peintre est intellectua-

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lisée, élevant son art de mécanique à libéral (Alberti, Vasari) en se dégageant de l’imitation (Vinci). La Cité idéale est déjà une simulation, en ce qu’elle présente la préfiguration d’une ville modèle. « La perspective donne aussi la possibilité d’imaginer a priori un espace tridimensionnel doté de propriétés mathématiques particulières, un espace infini, continu et homogène “où, dit Francastel, règnent les lois de la physique et de l’optique de notre monde” ». (Couchot 1988 : 38) L’image n’a plus besoin du réel pour produire un effet de réel, elle devient le standard de vision, éduquant le regard à distinguer et hiérarchiser les plans, donnant du sens, valorisant les points de vue. « La perspective est donc une machine à voir au sens complet : percevoir et figurer, enregistrer et inventer » (Couchot 1988 : 35)1. Tout processus créatif serait rattaché à la simulation, à partir du moment où il est sous-tendu par une logique interne, et s’il se développe suivant un système d’expression qu’il est possible de décoder, qui le rend apte à transmission d’informations. Dans son fonctionnement souvent auto-référentiel, parce qu’il s’interroge sur ses propres codes et utilise des procédés de décalages métaphoriques, il montre ce que l’on 1 La camera obscura contribua à ce nouvel apprentissage, les informations captées par les yeux devant être rendues intelligibles par un calibrage effectué par le cerveau. À travers elle, la réalité renversée ne se laisse plus appréhender immédiatement, mais après un effort de réflexion. Cadrant le paysage, elle l’écarte du regardeur et le transforme en image. 2 Les technologies numériques sont aujourd’hui tellement répandues que rares sont ceux qui se contentent d’en présenter les effets : de nombreux artistes l’ont déjà fait avant eux (Couchot, Ikam, Allen, Mullican, etc.). « Les nouvelles disciplines de la simulation sont un champ de recherche aujourd’hui envahi par des images souvent très belles, mais dont l’intérêt, autre que visuel, ne semble pas toujours évident. On peut d’ailleurs se demander si, pour certains praticiens, l’esthétique n’est pas devenue un critère de validation scientifique ». (Bersini 1993)

ne peut pas voir autrement – des aspects du créateur –, l’art est en bonne partie fait de simulation. ESTHÉTIQUES DE LA SIMULATION On peut alors s’interroger sur l’importance accordée au processus de synthèse des images numériques : si la simulation sert aussi à la fabrication d’autres images (celles présentant un espace perspectif, par exemple), qu’est-ce qui les rend si originales ? Pendant un temps, quand notre civilisation (ou les sociétés multinationales) commençait son basculement vers l’ère du numérique, les images numériques étaient souvent criardes, pauvrement géométriques, faites de dégradés multicolores et de lignes rompues en escalier. L’esthétique Tron,

Kraftwerk a été progressivement supplantée par celle des logiciels de 3D appliquant des textures censément réalistes – mais tellement net-

tes et riches en reflets qu‘elles en devenaient kitsch, comme un vitrine pleine de babioles trop brillantes à force d‘être lustrées. Cette évolution consacrait la suprématie de la démonstration sur la recherche esthétique. Ce n’est que lorsque la virtuosité est devenue trop courante que la simulation s’est ouverte à la création, en se dispersant dans de nombreuses directions initiées par des amateurs et professionnels de plus en plus nombreux, utilisant des outils de plus en plus variés. Aujourd‘hui il n‘existe plus de signe explicite témoignant d‘un processus de simulation, processus qui ne permet pas à lui seul de juger de la qualité d‘une œuvre2.

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« Ces innombrables modèles ont ceci de particulier qu’ils ne visent pas à représenter le réel sous son aspect phénoménal, mais à le reconstituer, à le synthétiser, à partir des lois internes et des processus qui le structurent et l’animent – bref, à le simuler ». (Couchot & Hillaire 2003 : 27) Mais tout comme les images numériques, les modèles, aussi abstraits qu’ils soient, quelle que soit la raison ou la cause de leur fabrication ; les problèmes qu’ils sont censés aider à dévoiler ou à résoudre ; les théories qu’ils mettent en jeu, en pratique ; la démarche d’analyse, d’abstraction et d’objectivation dont ils sont le résultat, ces modèles restent en partie issus du réel, c’est-à-dire de l’image que s’en font leurs créateurs – fussent-ils les scientifiques les plus rigoureux ou les plus farfelus1 ; qui, comme tout un chacun, ne peuvent faire autrement, à un moment ou à un autre, que de capter des signes de l’extérieur sous forme de stimuli et de les traiter par la suite avec leur cerveau, qui, aussi performant qu’il soit, n’en est pas moins façonné par la culture environnante. À un certain niveau de détail, l’empirisme devient nécessaire et l’on constate que les choses sont ainsi faites, simplement à ce à quoi elles ressemblent, c’est à dire à leur aspect phénoménal. « Un modèle ne sort jamais du néant, mais d’observations ou d’expériences antérieures. » (Tomassone, Danzart, Daudin, Masson 1989 : 2) Comment construire un modèle sans en faire une description, sans en définir les caractéristiques ? Si la réduction conceptuelle est utile pour simplifier la simulation, celle-ci ne peut s’épargner le recours au réel. Pour prendre un exemple plus concret dans un des thèmes les plus cou1 Quelque soit la nouveauté des formes synthétisées grâce à la 3D et les nouvelles textures, sont-elles aussi originales que le clame Couchot ? Si elles étaient véritablement « des objets étranges, totalement nouveaux, qui n’existent pas dans la réalité, naturelle ou artificielle » (1998 : 158), comment serions-nous capables de les comprendre ?

rants, emblématique de l’enthousiasme suscité par les technologies de simulation : les modèles de croissance des plantes, aussi complexes et précis qu’ils soient, sont, à un certain niveau, basés sur les constatations les plus triviales, sur la façon dont les plantes poussent, vers le haut, à tel rythme, sous telle ou telle forme en fonction des espèces, sous

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certaines conditions climatiques, écologiques, etc. Il y a des raisons à cela, semble-t-il, qui expliquent que des nouvelles feuilles poussent sur les branches, captent l’énergie grâce à la photosynthèse, que les fleurs attirent les insectes et oiseaux pollinisateurs, etc. Et pour démontrer les justifications biologiques, physiques et mathématiques qui sous-tendent ces remarques, il faudrait, avant d’exposer formules et hypothèses, expliciter et justifier les postulats initiaux, qui reposent en bonne partie Miguel Chevalier, Sur-Natures (extrait), 2004

sur une vision empirique de la réalité. La science n’a pas – encore ? – d’explications pour tout.

Phototropy ou Sur-Natures (Miguel Chevalier, 2004) sont inspirées de modèles naturels, mais l’enjeu réside dans leur manière de les mettre en œuvre, à loisir – sans avoir à attendre que le temps s’écoule mais en le déroulant librement –, dans le propos qu’elles servent, plutôt que le Tamás Waliczky, The way (extrait), 1994

processus exact de croissance des plantes. Il suffit qu’on le remarque ou le devine, que ses caractéristiques soient simulées. Et ces exemples de croissance de plantes ne nous paraissent justes que dans la mesure où nous avons déjà vu des documentaires montrant des images accélérées de ce que nous ne pouvons jamais voir dans la nature. Plutôt que de reconstituer le réel, la simulation en constitue une vision particulière, en soulignant des aspects structurels1 qui n’ont pas besoin d’être

1 Qui ont souvent déjà servi pour leur représentation, de la même manière que l’enseignement classique du nu et de la figure humaine passait par la description anatomique, le squelette et les muscles comme fondement. L’analyse pouvait être plus poussée que celles utilisées par certaines simulations qui, par exemple, affichent des couleurs aux contrastes improbables, fabriquent des images uniformément nettes quand notre œil est incapable de faire un point universel, ne prend pas en compte la correction de la perspective qu’opère notre cerveau, que les peintres de la Renaissance (notamment flamands) respectaient déjà.

scientifiques ou simplement justes, comme le montrent des œuvres de Tamás Waliczky (The Garden, 1992-94 ou The Way, 1992) qui créent des systèmes de perception alternatifs en dehors du système perspectif « normal ». Un artiste pourrait aussi bien créer une œuvre montrant des plantes poussant de manière complètement fantaisiste et en même temps ressemblant à une simulation.

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Edmond Couchot pense que « les technologies de la simulation opèrent sur la matière, l’énergie, le monde, nos gestes, notre voix, notre présence, des transformations computationnelles qui les changent totalement de nature et les font basculer dans une autre dimension du réel. Elles filtrent le réel au tamis serré du calcul. Elles le purifient pour n’en retenir que l’intelligible ». (Couchot 1998 : 147) Mais de quels moyens disposons-nous pour constater effectivement, précisément ces qualités, puisque nous ne sommes pas tous savants et / ou techniciens informaticiens ? Nous ne pouvons qu’y croire et, puisqu’on nous le dit, rechercher la simulation derrière l’image numérique et imaginer d’infinies séries de calculs et une programmation complexe qui les orchestre. L’esthétique des images de synthèse et des jeux vidéos est aujourd’hui banale. Elle fait partie de notre quotidien1, permet la réalisation d’effets spéciaux dont l’étrangeté n’attire même plus notre attention – quoi, et alors ? C’est normal que l’ennemi de Terminator se transforme en liquide en fusion avant de se reconstituer en robot ! Présente dans des domaines de plus en plus variés, dans les expositions organisées à la Cité des sciences, permettant la reconstitution de Pompei avant l’éruption du Vésuve, utilisée par la publicité ou les journalistes, la simulation est-elle plus qu’un nouveau moyen pour produire des images ? 1 S’il fallait faire une recension de toutes les images de notre environnement y ayant recours, notamment dans la publicité, cette thèse deviendrait un gigantesque index de références ! 2 Les images les plus visiblement « numériques » sont souvent paradoxalement les moins retouchées : extraites de l’appareil photo numérique ou synthèses 3D, elles conservent les stigmates du numérique. En revanche, n’étant pas destinés à être remarqués, les montages photographiques et autres rétrécissements abdominaux de chefs d’État sont réalisés subtilement, pour que l’image soit « plus vraie que nature ».

Mais puisqu’aujourd’hui la quasi-totalité de ce que nous voyons a été retouché par des outils numériques2, comment reconnaître ce qui tient de la représentation et ce qui tient de la simulation ? Cette distinction estelle vraiment importante ? Le recours à la simulation est-il motivé par une recherche sur le modèle et ses qualités ou plus simplement par une apparence type, l’air si contemporain des images de synthèse, de leur rendu lissé et idéal, avec matières, reflets, clairs-obscurs strictement justes, respectant les canons érigés en propriété physiques de la lumière ? La mode est si pré(s)sente que des images produites analogiquement

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sont rendues sous les formes digitales, telles photos de maquettes de Thomas Demand (Tribune, 1995) ressemblant à des images de synthèse en 3D1. N’avez-vous jamais vécu cette expérience, plongé(e) dans paysage, collines vertes ou ciel superbement chargé, nuances de bleu et dégradés laiteux, et de croire y reconnaître des images de synthèse, tant ce qui se présente à vos yeux semble parfait – exagérément parfait ? La simulation existe dès lors qu’il y a apparence de simulation. Thomas Demand, Tribune, 1995

Dans le langage courant, la simulation est souvent associée au virtuel, comme si elle n’était qu’un simulacre de la réalité. Lorsqu’elle produit une image de synthèse, celle-ci passe pour être immatérielle, sans existence réelle, à peine témoin de quelque chose qui pourrait se produire. Mais ce procès en superficialité est une erreur, quoique passée aujourd’hui dans les idées reçues partagées – glissement de significations des termes « simulation » et « virtuel ». « La question du statut épistémique se pose dans la mesure où l’on identifie parfois le numérique à la simulation – un statut épistémique bien précis –, ce qui soulève notamment l’idée que le numérique ferait fatalement advenir une société du simulacre. La confusion est encore plus complète lorsqu’on identifie la simulation au virtuel. Il faut donc commencer par distinguer le virtuel du simulacre : de fait, le simulacre s’oppose au réel tandis que, comme l’a montré Aristote, le virtuel s’oppose à l’actuel ». (Schaeffer 1996) La simulation emprunte à ces deux états du réel. D’un côté elle ne fait que montrer une situation virtuelle, possible suivant un cadre et des lois qu’elle définit, qui ne sont pas nécessairement ceux qui s’imposent dans 1 Et aussi ces photos prises par un étudiant en arts vénézuélien, Alejandro Zorrilla, dont le grain fait penser à la compression JPEG, ou les Dibujos (2004) de Magdalena Fernandez : semblables à des animations réalisées grâce à des logiciels comme Flash ou After Effects, ce ne sont ‘que’ des dessins, filmés plongés dans l’eau, déformés par les mouvements à la surface.

notre environnement. De l’autre, en donnant une forme sensible à cette situation, elle la rend effective, ou, pour le moins, effectivement possible. Car avant l’étape de la simulation, rien ne permet de juger de la possibilité et encore moins de l’intérêt de l’idée, du concept, du projet, ou quelque soit le nom que l’on pourrait donner à ce qui n’a encore aucune

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forme sensible. « Attendez, je ne sais pas comment vous expliquer, c’est très clair dans ma tête… » Est-ce un élan, un espoir, une envie, est-elle le point de départ d’un projet intéressant, pertinent, et suivant quels critères ? La simulation est un moyen de sortir de cette incertitude (insatisfaisante ou confortable suivant les créateurs) où les idées ne sont qu’un devenir tellement flou qu’il n’autorise aucune appréciation. Elle rend visible, elle médiatise. Au moment de simuler, il faut faire des choix, déterminer un contexte, préciser règles et modalités d’application, vérifier et simultanément montrer en quoi le projet est possible et pertinent. Autant d’éléments qui peuvent paraître secondaires sinon accessoires, mais qui seuls permettent de faire comprendre les idées en les mettant en situation – sous forme tangible ou immatérielle. La simulation met l’ontologie à l’épreuve des accidents. Elle teste les concepts en les mettant en pratique, elle leur donne forme et cette forme les fait œuvres. Comme le résume Anne Cauquelin, « La simulation, paradoxalement, réalise le projet, elle l’achève » (Cauquelin 2006 : 137). Elle est une actualisation du virtuel en tant que virtuel, apparition d’une puissance qui ne se résume pas à cette forme1. Mais en même temps qu’elle évoque ce virtuel, elle est également un objet spécifique à l’existence autonome, qui, grâce au prétexte de la mise en œuvre du modèle, se développe suivant des directions spécifiques par cette mise en œuvre même, ce qui en fait une forme essentiellement actuelle. La simulation n’est pas un processus transparent qui ne ferait que révéler une idée préexistante sous une apparence évidente. Au contraire, elle imprime sa marque au projet, elle le fait exister, elle lui donne du sens 1 Toute ressemblance avec la définition de l’aura selon Walter Benjamin est purement fortuite. 2 Voir infra p. 185.

en même temps que de la matière. Combinaison de médias, de techniques et de manières de faire – c’est-à-dire de technologies2–, elle formate le message en même temps qu’elle le véhicule.

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LES MÉDIATIONS NUMÉRIQUES

Ainsi que le laisse deviner l’usage de la simulation, la mise en jeu des technologies numériques prend souvent forme sensible dans des processus, qui aboutissent à la production d’œuvres. Les spectateurs ne sont en général témoins que du résultat, ou au moins des dernières étapes avant son apparition. Ils ne peuvent qu’imaginer ce qui s’est déroulé avant – les artistes placent souvent des indices pour les orienter. Puisqu’il faut d’abord définir les qualités d’un modèle et les conditions de sa mise en œuvre, la simulation suppose une programmation préalable. Celle-ci prend les formes spécifiques des langages informatiques – B. Caillaud en a présenté des exemples en vis-à-vis des images qu’ils produisent. Cela peut sembler totalement incompréhensible et étranger au domaine artistique, pourtant nombreuses sont les créations d’arts conceptuel et combinatoire qui eurent recours à la programmation, pour définir l’œuvre à partir de contraintes – à l’instar de Sol Lewitt cherchant à épuiser toutes les variations possibles de cubes, de une à six arêtes.. Les équations ou algorithmes utilisés par l’art numérique ne fonctionnent pas autrement : ils sont plus opaques et surprenants, mais le résultat de leur mise en œuvre a été suffisamment prévu et testé pour être validé par l’artiste. John Maeda, artiste et enseignant au Media Lab du MIT était « persuadé jadis que l’art de la programmation […] était un minimum vital pour tout artiste ou designer graphique travaillant dans le numérique. Aujourd’hui [il] n’en [est] plus sûr » (2004 : II). Le développement de l’ergonomie a permis la simplification des outils et la diminution de l’apprentissage technique. La standardisation des fonctions et l’invention d’interfaces plus intuitives – moins polyvalentes – libérèrent l’utilisateur de préoccupations jugées accessoires et

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surtout peu rentables. La manipulation est désormais facilitée, au point qu’en sont oubliés les fondements informatiques autrefois rebutants. La programmation est masquée par son résultat.

La question de l’actualisation se pose à nouveau avec l’utilisation des réseaux pour la création et la diffusion d’œuvres plastiques. « Les développements de la technologie nous fournissent des possibilités esthétiques externes, telles que l’action à distance, de telle sorte que le champ d’influence du corps humain s’étend bien plus loin que sa propre consistance, que l’espace qu’il occupe ». (Stelarc cité par Abraham Möller) L’action à distance est permise par la combinaison du codage numérique, qui réduit toute information à une suite de nombres, que l’on peut facilement faire circuler dans les réseaux télématiques, existants ou nouvellement créés. L’ART À DISTANCE Les artistes n’ont pas attendu les technologies numériques pour s’intéresser à la communication à distance : il y eut le télégramme portrait de Robert Rauschenberg1, le Mail Art (lettres et cartes postales envoyées par et à des artistes), et plus tard le Groupe International de Recherche de l’Esthétique de la Communication. Fondé en 1983 par Mario Costa et Fred Forest, le groupe s’intéresse à la transmission de l’œuvre comme transmission. Ils réalisèrent de nombreuses performances, utilisant notamment la vidéo et la télématique, empruntant parfois le média télévisuel. Suivant de près les évolutions technologiques, ils prolongent aujourd’hui leur démarche grâce aux outils numériques.

On peut également noter l’importance de l’ubiquité dans l’art vidéo, dans la façon dont les artistes interpellent les spectateurs / voyeurs (Vito Acconci les pointe du doigt, Peter Campus déchire l’écran), et par l’intermédiaire de dispositifs captant son image (Dan Graham,

Present Continuous Past(s), 1974, Bruce Nauman. Going Around the Corner Piece, 1970) –  développé grâce aux nouvelles technologies dans Le Panneau du temps qui passe… (Vincent Levy, 2001), qui filme ses spectateurs et en retransmet les images sur neufs écrans, en direct, avec une seconde de décalage, une minute, une heure…

« Il ne fait pas de doute que les réseaux, et l’Internet en particulier, susciteront leur propre esthétique » (Couchot 1998 : 210). Depuis le début des années 1990 est apparu un mouvement appelé « art Internet », généralement associé à 1 En 1961, Robert Rauschenberg propose un portrait d’Iris Clert sous forme d’un télégramme envoyé à sa galerie Iris Clert : « This is a portrait of Iris Clert if I say so. »

l’art numérique, mais qui développe spécifiquement certaines problématiques. Souvent engagés dans une défense des valeurs libertaires d’Internet, les artistes produisent des œuvres destinées à ce support, comme

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autant de signes, voire de preuves de ses potentialités. ce qui fait dire à Anne Cauquelin qu’« on retrouve, exposées à la vue, pour le public, non point tant

des œuvres singulières, produites par des auteurs, mais une image du réseau lui-même. » (1992 : 54) Ce qui compte alors est plutôt un mode d’accès et d’apparition de l’œuvre que l’œuvre elle-même. « Mais passer l’information, dans un réseau de communication, c’est aussi la fabriquer. » (Cauquelin 1992 : 48) C’est Vente aux enchères de Parcelle / Réseau, hôtel Drouot paris, 1996

pourquoi, lorsque Fred Forest imagine, en 1996, la vente aux enchères à Drouot des codes d’accès à une œuvre immatérielle, Parcelle / Réseau, il importe peu de savoir que l’image n’est que la reprise d’une œuvre ancienne1. Le plus important était le processus de vente et de consultation. La manière de fabriquer et de transmettre l’information sur Internet inspire également des artistes travaillant avec d’autres médias. L’installation Listening Post (Ben Rubin et Mark Hansen, 2003) est composée de plusieurs dizaines de petits écrans, sur lesquels sont affichés des

M. Hansen & B. Rubin, Listening Post, 2001

fragments de conversations récupérés « dynamiquement » (au fur et à mesure de leur écriture) sur des forums de discussion. De nombreux artistes se servent d’Internet comme d’un réservoir de matières, y récoltant textes, images, vidéos, sons2… L’accessibilité du réseau permet d’y

1 Une peinture de Fred Forest, numérisée et retraitée par des stagiaires de l’IESA (Institut d’Étude Supérieur des Arts). Pour de plus amples informations, lire Gérard Pelé, op. cit. 2 C’est devenu si banal, qu’il est presque étrange de le noter : nous allons si naturellement chercher des informations, de l’inspiration, ou simplement perdre notre temps sur Internet, pour faire une pause… Pendant les deux semaines passées avec les artistes en résidence dans le FAWC (Fine Art Work Center) de Provincetown, Massachusetts, j’ai observé ces « fellows », plasticiens, écrivains, poètes, consulter régulièrement Internet pour faire avancer leur travail.

diffuser des œuvres, mais aussi d’y installer des interfaces commandant les œuvres à distance. Confortablement assis devant son ordinateur, l’internaute commande le bras articulé de Telegarden (Ken Goldberg, 1995) qui arrose un « jardin » installé dans le centre Ars Electronica de Linz, plante de nouvelles graines, etc. Les performances de Stelarc sont également conçues pour être pilotées par Internet. L’artiste est alors doublement manipulé : par les prothèses, voire « l’exosquelette » qui duplique son corps et lui imprime des mouvements, et par le spectateur, peut-être à l’autre bout de la planète.

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Pour Anne Cauquelin, « le raccourci qu’opère la transmission électronique à grande vitesse perturbe […] l’appréhension de la réalité des objets et de leur temporalité » (2006 : 103). L’immédiateté de la communication (qui est ressentie comme telle, à défaut de pouvoir mesurer la si infime fraction de seconde nécessaire au transfert des informations) n’est pas une expérience nouvelle mais demeure étrange, si l’on repense au lien postulé par Aristote entre distance et temps. La vitesse est si grande que la distance se fait oublier, K. Goldberg, Telegarden, 1995

et le temps n’est plus qu’une idée abstraite, un « temps curieusement nommé “réel” » (Couchot 1988 : 223) alors qu’il n’est plus qu’un potentiel vidé de toute substance, nié en même temps que l’est la géographie, à l’ère de la mondialisation triomphante. Sur le « réseau global » Internet, les informations de spatialisation sont limitées à la langue utilisée et, parfois, à un indicatif de pays à la fin d’une adresse qui n’est qu’un nom sans lieu. « Au temps orienté de la communication se substitue le temps uchronique de la commutation » (Couchot 1988 : 223), c’est-à-dire à un temps sans temps,

Stelarc, Extended arm

un moment qui ne dure pas, cadre abstrait qui masque l’immédiateté (et l’automaticité) des calculs numériques effectués quasi instantanément par des machines toujours plus puissantes. La micro-épaisseur temporelle de l’acte bref n’existe même plus, la non-durée étant indépendante de la complexité de l’action ; et quand le temps passe un peu, c’est celui du chargement, suspens de l’ordinateur ou du réseau pour des raisons qui échappent aux utilisateurs. INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ Plutôt qu’un sentiment d’ubiquité et d’immédiateté, le « temps réel » produit une impression étrange de dissociation entre la conception de l’acte et sa réalisation – c’est-à-dire entre virtuel et actuel.« […] L’effet temporel principal des réseaux numériques consiste à désynchroniser la communication bien plus que la rendre instantanée (la montée du mail l’atteste clairement) » (Weissberg 2000 : 123). Certes des logiciels comme MSN ou Skype s’opposent à cette

tendance, cependant la démarche courante de l’internaute est d’y laisser un message commeune bouteille à la mer, et d’y glaner des informations qui semblent y avoir été déposées selon le même procédé. Internet pourrait être vu comme un espace virtuel infini où chacun peut offrir une part de soi ; mais les dialogues qui s’y déroulent sont toujours discontinus temporellement et / ou physiquement, car ils

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impliquent une médiation, une transcription intermédiaire, un codage / décodage, c’est-à-dire

l’enregistrement d’une information et sa reproduction à l’autre bout du réseau

La reproduction numérique est si simple que nous n’y prêtons aucune attention. Il suffit de dupliquer le fichier, qui peut ensuite être retraduit sous une forme analogique par des accessoires périphériques à l’ordinateur (écran, imprimante, haut-parleurs, etc.), l’œuvre n’a plus de lieu ni de moment de prédilection. C’est le cas de tout ce qui est présenté sur Internet, ou, plus généralement, de ce qui est mis à disposition dans un serveur (lieu de stockage) connecté à un réseau1. Certaines œuvres peuvent même être dupliquées, comme Fred Forest l’a proposé pour

Parcelle / Réseau. Disposant de l’adresse Internet et du mot de passe, l’acheteur de l’œuvre a libre accès à l’œuvre : il choisit de l’afficher sur un écran, d’enregistrer le fichier numérique de l’image, de le reproduire ou de le diffuser comme bon lui semble, sur tous types de support… L’oeuvre a été réalisée à partir d’une ancienne peinture de Fred Forest qu’ils ont numérisée et retouchée à l’aide de logiciels ad hoc, puis enregistrée dans un format compatible avec l’affichage sur Internet. Le fichier de travail n’existe peut-être plus et l’œuvre peut être reproduite à volonté sans que l’on puisse distinguer la plus ancienne de la plus récente (il est aisé de manipuler la marque temporelle d’un fichier informatique). « Il est impossible de faire la différence entre l’original (quand il y en a un) et la 1 Il en va ainsi des V.O.D. (Video on demand, vidéos à la demande) qui peuvent être rejouées à l’infini, à des moments et sur des ordinateurs différents – dans ce cas, pour une somme forfaitaire.

copie ; la notion même de copie devient obsolète en synthèse ». (Couchot 1988 : 229) L’absence d’original, fait de cette opération non pas un clonage, mais une re-production à partir d’une unique origine2. Mais cela ne vaut que pour des œuvres idéales, intégralement numéri-

2 Un tirage photo est également produit à partir d’un négatif, mais chaque exemplaire peut être sensiblement différent alors que la copie du fichier le reproduit totalement à l’identique, sans plus avoir besoin du fichier de travail.

ques, totalement virtuelles. Or, malgré la miniaturisation des matériaux, le traitement de l’information se base toujours sur une mécanique physique, fut-elle microscopique et délicate comme la surface sensible

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au niveau moléculaire d’un processeur nano-technologique. La question du support reste incontournable, comme en témoignent la plupart des œuvres numériques vendues dans les circuits courants de l’art contemporain (galeries et foires). Hormis quelques exceptions remarquables (Parcelle / Réseau), elles sont présentées sous forme d’installation, sur un écran dédié1, ou sous forme de tirages ou d’impressions placées sous cadre. Dans ces cas elles sont des multiples du même ordre que ceux d’une gravure, sérigraphie, photographie, respectant souvent la définition de l’Agessa ou de la Maison des artistes (plafonnant le nombre d’exemplaires à 8 pour conserver le statut d’art). Dès lors qu’elles ont une part actuelle, physique, elles se présentent en un lieu et à un moment donné – elles ne se confondent pas. Cédéroms ou sites Internet sont eux souvent reproduits, ou plutôt rejoués, à des moments et avec des moyens de diffusion parfois très variés : est-ce la même œuvre lorsqu’elle est présentée sur un énorme écran plasma, dont le son est diffusé par un système de sonorisation hi-fi, qui se développe suivant une dynamique fluide grâce à un ordinateur particulièrement performant, ou quand elle est visualisée sur 1 Après les très sobres cubes combinant tube cathodique, haut-parleurs et magnétoscopes, expositions et foires sont maintenant investies d’écrans plasma, et de petits systèmes complets, couplant un écran à cristaux liquides et un lecteur DVD, ou un disque dur pour le stockage des vidéos présentées.

un vieux tube cathodique affichant peu de couleurs, sans son, suivant un rythme syncopé, dû à une transmission réseau déficiente et à une carte graphique dépassée ? Peut-être seules certaines conditions d’exposition font-elles que l’œuvre est reproduite plutôt qu’évoquée, mais le parc informatique est trop varié pour qu’elles soient définies rigou-

2 « L’art numérique rend obsolète la notion d’original, comme celle de copie, et comme celle d’aura, puisque l’œuvre ne saurait rester identique à elle-même et demander à la tradition, à travers les rituels, d’assumer la conservation de cette identité. Chaque œuvre est d’une certaine façon, unique sans être originale, car chaque confrontation avec l’œuvre, chaque lecture-vision dialogique, est singulière et réitérable, son lieu utopique, son temps uchronique ». (Couchot 98 : 249)

reusement. Peut-on ignorer les conditions d’exposition de l’œuvre ? Et si elle est « ouverte » et requiert l’intervention du spectateur, peut-on imaginer qu’elle se reproduise à l’identique ?2 Toute actualisation reste irréductiblement originale, hic et nunc, à ce moment, à cet endroit, dans ce contexte, sur ce support. C’est le paradoxe de toute reproduction,

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qu’elle soit sexuée ou non, qui fait que le nouvel élément, même s’il dispose exactement du même patrimoine génétique que son géniteur ou son jumeau, mène une vie forcément différente, à défaut de pouvoir être exactement à la même place. REPRODUCTIBILITÉ « Remarquons enfin que l’“œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” n’est autre que l’œuvre d’art tout court, l’œuvre d’art depuis qu’existe une histoire de l’art. À strictement parler, cette ère n’est en rien “moderne”. Dès Pline l’ancien, la reproductibilité technique de l’image aura mis en œuvre une ambivalence qui pèse, au fond, sur toute la pensée de l’empreinte. D’un côté, en effet, l’effet fonde l’authenticité de l’image ; l’adhérence physique faisait partie du processus, l’empreinte serait – Pline n’est pas le seul à le dire – une technique de “légitimité” pour la ressemblance. Ici, la reproduction est bien transmission, une même matrice formant, pour de nouvelles générations d’humains, de nouvelles générations d’images. Mais, d’un autre côté, l’empreinte permet la fiction, la tricherie, le montage, la confusion possible des référents […] » (Didi-Huberman 1997 : 47). D'un côté il existe depuis très longtemps des systèmes à base d'empreintes pour la re-

production des œuvres, ou même leur création à travers la reproduction, de l'autre ces systèmes, progressivement mécanisés, utilisent souvent leur apparence de vérité pour dissimuler les trucages rendus nécessaires par la transcription d'un support ou d'un média à l'autre. Ainsi la photo est-elle souvent présentée comme une trace ou une preuve lorsqu'elle doit tenir ce rôle. Si une image fixe ou animée n'a d'autre fonction que valider une vérité, alors elle est suspectée d'être retouchée ou réarrangée pour servir le message qu'elle véhicule. Depuis longtemps déjà, la première fonction de la reproduction est la ressemblance de la copie avec l'original,1 l'œuvre étant valorisée par et pour cette diffusion.

Pour Gérard Pelé, « la reproduction n’est en rien l’opération transparente et anodine que l’on prétend […] elle transforme profondément l’objet auquel elle s‘applique » (2002 : 56). N’est-ce pas une question que voulait soulever Fred Forest avec

Parcelle / Réseau ? Comment les nouvelles capacités techniques de l’art 1 « Les archéologues n’ont pas été surpris de trouver, dans les cavernes magdaléniennes, des griffades d’ours sur les parois ; ils ont été plus surpris d’en découvrir de fausses, réalisées par les humains en gravure ou en tracés digitaux » (Didi-Huberman 97 : 35).

numérique transforment-elles l’œuvre ? Existe-t-elle toujours de la même façon si elle est reproduite un nombre incalculable de fois (il n’y a aucun moyen de contrôler le nombre de copies) ? Peut-elle supporter une diffusion sur des supports hétéroclites, à défaut de

2 Le film, art dont la « reproductibilité technique » a marqué Benjamin, est projeté dans des conditions finalement assez proches, ou au moins, suffisamment codées et indiquées pour qu’on le reconnaisse dans des salles différentes. Si la convention télévision et vidéo-club a pu s’instaurer, faisant que même en petit format, avec une qualité d’image et de son très médiocre, un film est toujours un film, c’est que la forme film était déjà reconnue et normée.

standards homogènes ?2 Et même si la copie est absolument exacte, la multiplication d’une œuvre influe sur son originalité, sa valeur, son statut… Une œuvre numérique ne se distingue pas de ses succédanés clonés, et se trouve alors ravalée au rang d’exemplaire, un des éléments d’une série. Dans la mémoire de l’ordinateur, la seule différence repérable entre les copies est un marquage temporel et son classement dans

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l’arborescence de l’ordinateur. Pour contrer le risque de banalisation et ne pas ébranler le système des diffusions des œuvres, elles sont rarement purement numériques. « Les installations interactives s’inscrivent aussi en toute logique dans une économie de la rareté » (Couchot & Hillaire 2003 : 189). Parfois les images numériques sont imprimées, ou encore stockées sur des DVDs numérotés. « On ne conçoit plus, on ne génère plus, on ne conserve plus, on ne perçoit plus l’image comme avant » (Couchot 1988 : 170). L’arrivée du numérique aurait donc transformé les images, la manière dont on les crée, leur usage et même la façon de les archiver. Bien qu’elles soient reproductibles à l’infini et que leur forme numérique ne soit pas susceptible d’altération dans le temps, les supports physiques sur lesquels elles sont conservées ont un durée de vie incertaine et sont voués à l’obsolescence. De plus, un minimum de pratique des technologies numériques nous enseigne qu’elles sont remarquablement faillibles, au point que le terme « bug » (ou 1 Les institutions sont souvent mal outillées pour assurer le suivi, « des organismes comme le Fonds national d’art contemporain (FNAC) conservent et classent les œuvres selon des critères et des méthodologies finalement assez proches de celles qui prévalaient à l’âge classique, mais qui ne sont plus assurées dans le cas des œuvres numériques » (Couchot & Hillaire 2003 : 223). Elles organisent, parfois avec un peu de retard, des campagnes de numérisation ou même de transfert sur d’autres supports, qui sont à rééditer régulièrement, dès lors qu’elles disposent des moyens financiers pour cela – un petit scandale de données irrémédiablement endommagées y concourt. « Du côté de l’art en réseau, la situation est encore plus compliquée. […] Certaines institutions abritent des œuvres sur leur site Web pendant un temps donné (quelques mois) et les conservent ensuite dans leurs réserves virtuelles » (Couchot & Hillaire 2003 : 190). Mais l’archivage entraîne ses propres contraintes : l’espace de stockage, fut-il virtuel, est à agrandir régulièrement, l’accès aux données à organiser, l’indexation à mettre à jour, des desherbages réguliers à effectuer, exigeant des arbitrages difficiles… Et pour combien de temps ?

‘bogue’) s’est répandu dans la vie courante, pour désigner une erreur soudaine – fatale – et énigmatique. « L’un des plus grands problèmes que pose l’art numérique est sans contexte sa conservation » (Paul 2004 : 25). Dès qu’apparaît un nouveau matériel, il faut y transférer les données, pour éviter qu’elles ne restent confinées dans leur forme virtuelle, sans possibilité d’actualisation parce qu’auraient été délaissées les technologies à l’origine de leur création. Cela implique un travail de maintenance permanent, sans assurance qu’aucune détérioration ne se produise – on n’est jamais à l’abri d’un bug intempestif : la fondation Cartier n’a pas su conserver des œuvres de Valérie Granger, Claude Closky a perdu une partie d’une œuvre exposée à l’expo Mediascape1. Le risque est d’ailleurs une contrainte qui ne favorise pas le marché de l’art numérique, les contrats de vente intégrant parfois une assistance de l’artiste ou de

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la galerie pour relancer ou même réparer l’œuvre victime des aléas de l’informatique1. Et d’autres problèmes imprévisibles peuvent survenir, allant parfois jusqu’à empêcher la diffusion de l’œuvre – les ordinateurs vendus aujourd’hui peuvent-ils exposer les premières œuvres de Couchot, Courchesne, Lublin ? Ou faut-il exhumer d’antiques machines pour les rendre visibles ?

1 « La collection, et donc la vente, d’œuvres numériques est un autre sujet de polémique depuis leur apparition sur le marché de l’art […]. Le problème est moindre dans le cas des installations numériques, qui sont après tout des objets […] » (Paul 2004 : 24)

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L’EXPÉRIENCE DE L’ŒUVRE Une autre manière d’aborder l’art numérique, déjà brièvement esquissée, passe par l’étude de ses formes de diffusion et de réception. Quels rapports et relations entretient-il avec le public et quel est le nouveau rôle dévolu aux spectateurs ? Peut-on dire que « les techniques numériques, en réduisant l’image à un nuage de pixels et d’impulsions électroniques, manipulables, stockables et transmissibles à merci, lui ont permis de pénétrer des domaines jusqu’alors interdits et de toucher un nombre d’usagers de plus en plus grand et de moins en moins spécialisés » (Couchot 1988 : 167) ? L’art numérique a-t-il vraiment produit une démocratisation de l’art et donné aux spectateurs les moyens d’intervenir de manière déterminante lors du processus de création de l’œuvre ?

L’INTERACTIVITÉ

L’interactivité est une des qualités les plus fréquemment reconnues à l’art numérique, depuis les balbutiements de cet art. C’est l’un des thèmes principaux de l’ouvrage précurseur de Frank Popper, Art, action

et participation (1980). Grâce aux nouvelles interfaces (clavier, souris, puis surtout capteurs), aux possibilités de programmation et aux capacités de calcul des ordinateurs, l’art utilisant les nouvelles technologies remet au goût du jour la revendication et l’exaltation des interventions des spectateurs. En 1995, lors des États Généraux de l’Écriture interac-

tive, Florent Aziosmanoff présente l’interactivité comme une qualité

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originale et irréductible de ce qui s’appelle alors (le plus souvent) l’art multimédia. « Notons définitivement au passage que ce qui caractérise le multimédia n’est justement pas son aspect multimédia, mais l’interactivité et plus encore les comportements que l’on peut y mettre » (Aziosmanoff 1996 : 6) 1. 1 La conviction du directeur du Cube, centre d’art à Issy-les-Moulineaux, reste entière jusqu’à aujourd’hui. 2 « Depuis longtemps, il existe des procédures facilitant la lecture. Blancs entre vocables, ponctuation, découpage en paragraphes ou chapitres, notes de bas de page, index, tables des matières et bibliographies sont des outils d’aide à la lecture, qui réifient, accélèrent et potentialisent la lecture même. L’hypertextualisation n’a pas attendu l’informatique. » (Lévy 1994) 3 « […] sauf si c’est un pur comptage qui est en cause, aucun système notationnel ne peut atteindre une prescription absolument précise […] » (Goodman 90 : 230) 4 « Quant à l’interactivité, elle se borne le plus souvent au choix d’un chemin. Ce n’est pas si mal, mais il n’y a pas de quoi faire un fromage. Une carte est interactive. Un livre et un crayon pour écrire dans la marge le sont aussi. » (Klein 1996 : 36) L’interactivité n’est pas toujours si simpliste. Celle décrite par Klein n’est guère plus élaborée que celle mise en œuvre dans cette collection de littérature jeunesse des années 80 : Un livre dont vous êtes le héros, prototype de nombreux jeux informatiques, mettait le lecteur dans la peau du personnage principal et lui demandait régulièrement de trancher une alternative pour faire avancer l’histoire… et entraîner parfois la mort prématurée du héros. Mais en s’écartant du modèle arborescent, en privilégiant le système rhizomatique de l’hypertexte, on crée des objets difficiles à saisir, aux réactions inattendues. 5 Dès les années 1950, les concerts organisés par Fluxus, les happenings de Kaprow et d’autres, les actions du GRAV prétendaient associer le spectateur à l’œuvre, requérant parfois sa participation active.

L’art utilisant les nouvelles technologies accompagne le développement de nouveaux médias comme le CD-Rom et ensuite Internet. Leurs qualités inédites sont célébrées : ils sont censés proposer des relations multilatérales, beaucoup plus riches que celles permises par les médias traditionnels. À écouter les discours élaborés pour promouvoir les nouveaux loisirs, il semble que ces outils offrent naturellement et sans effort ce que l’on serait en droit d’exiger : une plus grande prise en compte des aspirations de chacun. Cette relation plus ouverte a suscité beaucoup d’espoirs dans le milieu encore restreint de l’art numérique. « En s’ouvrant à la participation du spectateur et en utilisant pour cela les technologies numériques, l’installation devient interactive » (Baboni-Schilingi 2000 : 167). DE LA PARTICIPATION À L’INTERACTIVITÉ Car, pour beaucoup, l’interactivité constitue un changement radical, bien qu’il existe de nombreux précurseurs. « Les notions d’œuvre ouverte, d’exécution ou d’interprétation n’appartiennent pas en propre à l’interactivité technologique » (Boissier 1996). Dans L’œuvre ouverte, Umberto Eco explique que l’ouverture est une des qualités essentielles des œuvres d’art, de celles d’aujourd’hui comme de celles d’hier. Il n’y a aucune œuvre qui ne puisse être interprétée ou réinterprétée, au moment de sa création ou plus tard, lorsque le contexte à changé. Selon Eco, l’ambiguïté est une des spécificités de l’art. Peintures, sculptures, textes, etc. s’apprécient de multiples façons, et même s’ils présupposent une interprétation privilégiée, comme le fait l’art à vocation religieuse, il est toujours possible de la déjouer. À l’œuvre est souvent associée une partition, offrant des clefs pour la lecture2 sans la contraindre pour autant :

la notation laisse une marge d’interprétation3. Un livre se lit à l’envers ou dans le désordre, un tableau se retourne, une sculpture se détache de son contexte original et prend un sens

différent dans une nouvelle scénographie4. La spécificité des nouvelles pratiques participatives observées et souhaitées par Eco réside dans l’exhibition de cette ouverture comme un parti pris esthétique, tels que l’ont pratiqué tous les partisans d’échanges plus marqués entre l’art et la vie – à travers happenings et actions participatives, par exemple5. Longtemps avant que l’art numérique ne trouve son nom, l’Op Art demandait l’action du spectateur : celui-ci, en se déplaçant, modifiait sa perception des œuvres, illustrant l’opinion de Duchamp, selon qui « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Si l’on considère l’interprétation possible comme une ouverture, alors l’histoire de l’art est également l’histoire de la participation à l’art. « La participation est une attitude face à l’œuvre, alors que l’interactivité est une présence dans l’œuvre » (Balpe 2000 : 29). Comme si, avant le développement du numérique, les arts promouvant la participation du spectateur n’avaient pas su l’impliquer en profondeur, qu’ils n’avaient agi que sur la réception de l’œuvre et pas sur ses qualités

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mêmes, ce que les nouvelles technologies permettraient aujourd’hui. C’est ce qu’affirmaient artistes, théoriciens et chercheurs dans la Revue Virtuelle initiée par le Musée national d’art moderne. « Ainsi l’interactivité n’est plus la simple médiation de l’accès à l’œuvre, elle fait partie intégrante de l’œuvre » (Boissier 2004 : 10). Faut-il en déduire que des

œuvres plus anciennes, happenings, pièces optiques n’intégraient pas vraiment la participation du spectateur et qu’elles pouvaient exister sans lui ? Même si l’on considère les Physichromies de Cruz-Diez, ou encore Les Ambassadeurs d’Holbein, la question mérite d’être posée.

« Les œuvres sont sensibles à différentes sollicitations, manipulations, opérations, déclenchées par le regardeur » (Couchot 1998 : 87). L’originalité et la puissance de l’interactivité tiendraient à l’ampleur de Maurice Benayoun, Dieu est-il plat ? (extrait), 1994

l’intervention du spectateur, qui ne se limite donc pas à un travail de réception de l’œuvre, mais s’étend à une action sur l’œuvre, à travers des combinaisons, comme dans l’art permutationnel, en faisant des choix parmi des possibles proposés, grâce à des technologies comme le vidéodisque – Le Bus (Jean-Louis Boissier 1984-1990) – ou la programmation associée à une interface de saisie – se diriger avec la souris dans les couloirs de Dieu est-il plat ? (Maurice Benayoun, 1994), naviguer dans l’univers de An Anecdoted Archive from the Cold War (Georges Legrady,

George Legrady, An anecdoted Archive From the Cold War, 1994

1993)  – ou, plus fréquemment aujourd’hui, par la présence physique à l’intérieur de l’œuvre, présence prise en compte grâce à des capteurs, et qui entraîne des modifications sensibles de l’œuvre. « Ce qui caractérise, toutefois, ce que l’on appelle “l’interactivité” est en fait le couplage de l’homme et de la machine et la possibilité, pour le spectateur, d’intervenir dans le déroulement et le fonctionnement de l’œuvre » (de Mèredieu 2003 : 157). La forme qu’elle prend est produite par les conditions de réception du spectateur : c’est en l’expérimentant qu’il la fait exister.

Quand elle est créée en « temps réel », en direct devant le spectateur, grâce à tel ou tel algorithme, on peut se demander ce qui est l’œuvre : est-ce l’image, le programme créé par l’artiste, ou le dispositif qu’il a mis en place pour le présenter ? Grâce à l’interactivité, l’intervention de

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paramètres internes ou externes, l’image présentée est toujours inédite, prend une forme différente en fonction de chaque spectateur, comme c’est le cas des Genetic Images (Karl Sims, 1993), de Phototropy ou de

Sur-nature. Mais ne s’agit-il pas plutôt de plusieurs images, apparentées mais différentes ?

Karl Sims, Genetic Images (extrait), 1993

« L’image numérique est bien une image à la puissance image, une image qui n’est plus l’enregistrement d’un instant privilégié du temps, celui de la rencontre du Sujet et de l’Objet, mais une image dont le temps propre est virtuel et indéfini (uchronique), toujours prêt à s’actualiser en d’innombrables et vierges présents » (Couchot 1988 : 227). Pourtant l’image que l’on voit est précisément celle qui apparaît devant nos yeux, dans un lieu et à un moment donné. Si cette image existait déjà, virtuellement puisque possiblement générée par le programme, on pourrait dire que toutes les images qui n’ont pas encore pris forme sont pourtant en puissance, prêtes « à s’actualiser en d’innombrables et vierges présents » ! L’image est considérée comme le résultat, voire la preuve du processus de simulation, et également l’interface qui permet d’interagir avec le projet dont elle est le témoignage. « L’image devient un mode d’existence de l’objet, et une voie d’accès pour sa création, sa transformation, sa manipulation » (Weissberg 1988 : 21). La vocation de tout processus de simulation est cette interaction à travers la représentation, qui permet de visualiser le projet et de le modifier avant sa réalisation tangible. Rien de nouveau à cela, si ce n’est quand l’image est considérée comme l’étape ultime du projet. Ce qui laisse le loisir au spectateur de terminer provisoirement l’œuvre, grâce à son interaction. Pour Edmond Couchot, « toute image numérique étant le résultat d’un calcul exécuté par l’ordinateur à partir d’un programme informatique sur lequel le créateur a loisir d’intervenir, est par définition interactive » (Couchot 1988 : 175). Cette assertion est peut-être un peu excessive, sauf à supposer que toutes les images, résultat d’une création aboutie, illustration, montage

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ou retouches photo, ou même algorithmes soient interactives. Il ne me semble pas que les oeuvres de Flavia da Rin ou de Ronald Gerber aient réagi à ma présence lorsque j’ai visité l’exposition J’en rêve à la fondation Cartier, pas plus que le Film de vacances (Kolkoz, 2006) n’a semblé infléchir son scénario pendant que je le regardais.

Luc Courchesne, Portrait n°1 (extrait), 1990

« […] l’interactivité […] est ce par quoi toute actualisation, qui est le seul mode d’accès directement sensoriel à l’œuvre, est en même temps un mécanisme de la privation de toutes les autres occurrences possibles de l’œuvre […] » (Pelé 2002 : 22) À chaque instant, les choix proposés contraignent le spectateur à se décider pour l’un d’entre eux, ce qui l’enferme dans un point de vue programmé par le créateur, au risque d’avoir le sentiment d’avoir « fait le mauvais choix » – mais s’il avait pu en faire un autre, il n’aurait probablement pas été meilleur. Pour séduire la jeune femme du Portrait n°1 (Luc Courchesne, 1990), il faut se résoudre à adopter l’une ou l’autre des

Photo @ Romain Osi

approches de séduction qu’il propose. Il est difficile de protester contre ces contraintes consécutives aux meilleures intentions du créateur. Puisque l’œuvre est ouverte et revendiquée comme telle, il n’est plus possible de la transgresser : les modiJean-Pierre Balpe, Fiction d’Issy (extrait), 2005

fications du spectateur sont prévues et par avance intégrées, annexées par l’œuvre. L’unique moyen de se soustraire à cette omniscience serait de refuser l’interaction. Au lieu d’être une recherche d’apparitions de peintures religieuses, Dieu est-il plat ? ne serait plus qu’un banal ordinateur posé sur une table, les Fictions d’Issy de Jean-Pierre Balpe (2005) un simple panneau d’affichage municipal (l’œuvre y affichait des textes auto-générés, complétés par des apports du public, messages laissés grâce à la mise à disposition d’un numéro de téléphone ad hoc). L’interactivité restera de l’ordre de la bonne intention, irréaliste et irréalisa-

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ble, tant qu’en face de nous les systèmes numériques seront incapables de développer une pensée, ou, au moins, de réagir de manière circonstanciée à nos sollicitations. La recherche avance dans ce domaine, mais les œuvres ne parviennent qu’à donner le change un moment, quand on suit l’un des chemins déjà tracé. Ce chemin s’avère être la promenade du prisonnier, dès lors qu’une inspiration nous oriente dans une direcFeng Mengbo, Q4U (extrait), 2002

tion imprévue par le programme (même en informatique, le spectacle respecte le programme)1. Anne Cauquelin associe l’interactivité au virtuel : grâce à son action sur l’œuvre, le spectateur peut appréhender ses mécanismes et problématiques. L’appréciation passe par l’expérimentation. « En somme, dans ce cas, l’interactivité révèle les relations virtuelles qui occupent l’espace cybernétique et ne sont pas perceptibles sans un travail de mise en forme » (Cauquelin 2006 : 113). Beaucoup d’œuvres ne (dé)montrent leur valeur qu’à travers l’interactivité. Celle-ci transforme une proposition reproductible, indifférente à ses conditions d’exposition, en une occurrence particulière, unique, œuvre d’art dans toute sa noblesse. Sans l’intervention d’un spectateur bien disposé, elle resterait un parangon de virtualité : une proposition négligée qui ne se

Frank Fietzek, Tafel, 1993 / 94

1 Son intérêt stratégique a été souligné depuis longtemps par Baudrillard. « La réversibilité n’a rien à voir avec la réciprocité. C’est sans doute pour cette raison profonde que les systèmes cybernétiques s’entendent fort bien à mettre en œuvre aujourd’hui cette régulation complexe, ce feed-back, sans rien changer à l’abstraction du projet d’ensemble ni rien laisser passer d’une “responsabilité” réelle dans l’échange. C’est même pour le système le meilleur moyen d’y parer puisqu’il intègre ainsi d’avance l’éventualité d’une telle réponse » (Baudrillard 72 : 224).

donne même pas la peine de se développer en l’absence de public… GRAMMAIRES DE L’INTERACTION « […] Les systèmes informatiques offrent à l’artiste la possibilité d’écrire une grammaire de l’interaction » (BaboniSchilingi 2000 : 170), des modes d’accès aux œuvres spécifiques servant leurs problématiques. Ils peuvent être axés sur la jouabilité, en empruntant les techniques des jeux électroniques, comme Dieu est-il plat ? ou plus récemment Q4U (Feng Mengbo, 2002), qui s’inspirent des doomlike comme Quake, ou encore de Nekropolis (Tobias Bernstrup, 2002) ou Sam (Palle Torsson, 2002), qui utilisent les algorithmes d’affichage du jeu Half-life. D’autres sont

au contraire délibérément ardus – À distance (Damaris Risch, 2005) réagit à tout son environnement, et non pas aux seuls spectateurs –, afin de produire de la frustration chez le spectacteur et alimenter son désir. L’interface est parfois explicite, d’une forme classique (souris ou joystick) ou originale – un écran à faire coulisser devant un tableau (Tafel, Frank Fietzek, 1993-94), un mannequin en bois (Configuring the cave, Jeffrey Shaw, 1996) –, parfois invisible, à travers des capteurs – Genetic Images ou We Are the World.

L’attention apportée à la mise en place de l’interactivité s’explique par la nécessité de capter l’attention du spectateur afin qu’il fasse vivre l’œu-

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vre, ou au moins, de profiter de sa présence pour nourrir l’œuvre des données que ses capteurs pourront lui transmettre. Il se trouve piégé, quoique bien souvent avec son assentiment – peut-être à cause d’un plaisir masochiste à se faire manipuler –, puisqu’il ne peut voir et comprendre l’œuvre que parce qu’il joue avec elle ou parce qu’elle se joue de lui. S’il faut entrer dans la petite pièce et être filmé pour comprendre le délicat travail du décalage de Dan Graham dans Present Continuous Past(s), le spectateur n’a pas d’autre choix que de se prêter au jeu. La promesse de participation à travers l’interactivité est une promesse de dévoilement, de mise à nu de l’œuvre pour qui prendra la peine de répondre à ses invitations. Mais dès lors que son « secret » est accessible, il disparaît au profit du nombre des actualisations possibles de l’œuvre – nombre à la fois limité et inquantifiable. Plutôt qu’une « grammaire de l’interaction », ce sont des stratégies de l’interactivité qui doivent être mises en place, pour s’assurer du concours du spectateur dans la promotion de l’œuvre. L’artiste joue sur ses attentes, son expérience et son imagination devant des travaux dont l’apparence « technologique » ouvre sur des fantasmes invérifiables : à défaut de pouvoir maîtriser la science et ses applications, on s’en fait une idée. Le travail ergonomique de l’interface est nécessaire, non pas pour ouvrir l’œuvre et la rendre disponible à toutes les manipulations, mais pour canaliser les aspirations du spectateur et l’entraîner dans la direction souhaitée par l’artiste. Dans les possibilités qu’elle offre, limitées, dans les choix qu’elle propose, déterminés à l’avance, l’interactivité est un moyen de contrôle du spectateur, pour lui faire adopter le comportement adéquat face à l’œuvre. « Prenant explicitement pour objet la relation, jouant pour cela sur trois termes, auteur, film et spectateur, Hitchcock ne trace-t-il pas le triangle du dispositif interactif ? Sa proposition de

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travailler à une “direction du spectateur”, comme on parle de “direction de l’acteur”, peut servir l’œuvre interactive, où, contrairement à l’idée reçue, il s’agit moins de ménager la liberté du spectateur que de le placer dans un jeu de sollicitations, voire de contraintes ou d’abandon, nécessaires au fonctionnement de l’œuvre, c’est-à-dire au succès de la réception » (Boissier 2004 : 305-306). L’interactivité n’est alors qu’une des qualités de l’œuvre, parmi d’autres, le jeu du spectateur étant intégré comme une des variables à prendre en compte dans son actualisation finale1. Le fondement virtuel de l’œuvre est un avantage pour construire cette stratégie de l’interactivité, qui laisse les risques de l’actualisation au spectateur. Puisqu’il déclenche son apparition, il endosse malgré lui une part de la responsabilité de la réussite ou de l’échec de l’œuvre. Si elle n’est pas claire ou si elle l’est trop, si elle n’apporte rien de nouveau, si elle a été mal pensée, les promesses esthétiques sont déçues comme le sont souvent celles de participation. La position est nettement plus confortable pour l’artiste qui laisse les tâches ingrates (et ô combien importantes) d’application et de finition au spectateur qui n’en demandait pas tant. Il est sollicité à proportion de la liberté qui lui est donnée, apparemment. Il doit donc être à la hauteur, sans toujours maîtriser les outils ou seulement les enjeux. « En se déplaçant à l’intérieur de la création, le public modifie et élabore à sa convenance une certaine perception de l’œuvre. Sans en être créateur, il fait néanmoins jouer sa sensibilité sur ce qu’il consulte. Cela pose un problème, que l’on observe déjà à propos de la réalité virtuelle : il y a alors distinction de perception en fonction de “l’habileté” du spectateur. L’œuvre n’est plus seulement bien ou mal conçue, elle est également bien ou mal perçue ». (Aziosmanoff 1996 : 1) L’artiste y trouve un moyen de déjouer la critique, en expliquant que sa 1 Anne Cauquelin note que « le fait que l’internaute entre dans le monde que son intervention peut – ou non – transformer n’en fait pas un coauteur car l’œuvre est construite de telle façon qu’elle comprend cette entrée (et l’effet qu’elle peut avoir) comme un élément de son dispositif. À ce titre, l’internaute devient une partie de la création continuée que constitue l’œuvre, qui s’augmente, en quelque sorte, des apports qui lui sont faits » (06 : 115).

création ne peut être mise en question par une mauvaise utilisation. Et même s’il ne fait pas preuve d’une telle mauvaise foi, le spectateur met facilement son propre jugement en question, en se demandant s’il s’est comporté comme il le fallait, s’il a déclenché tous les événements prévus, s’il y a réagi de la meilleure manière, et si, par inattention,

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manque d’opiniâtreté, ou pire, par paresse, il ne s’est pas contenté d’un survol superficiel de l’œuvre1. Pour être motivant, le travail de l’interactivité devrait récompenser le mérite, comme sont récompensés les

gamers invétérés qui découvrent des raccourcis secrets ou des pouvoirs spéciaux, à force d’explorer les moindres recoins de leurs jeux électroniques préférés. Mais dans ce domaine comme dans d’autres, les exigenGuykayser, Miniments (extrait), 2005

ces sont élevées et ne s’encombrent pas de justifications : pourquoi devrai-je creuser des tunnels et des tunnels, jusqu’à comprendre l’intérêt de Dieu est-il plat ?, où faut-il cliquer et pourquoi, y a-t-il quelque chose à penser des Miniments (2005) de Guykayser, faut-il regarder toutes les images pour comprendre ?

Marie Sester, Access, 2002

GRAMMAIRES DE L’INTERACTION Les œuvres conçues pour permettre l’interactivité offrent des possibilités relationnelles nouvelles, mais nécessitent la participation active du public pour révéler toutes leurs « qualités » esthétiques. À défaut de manipuler la lampe de poche de Phototropy, il est impossible de savoir que l’œuvre parle de la vie artificielle. Il fallait entrer dans le hall de Villette Numérique 2004, pour être poursuivi par le faisceau lumineux de Acces (Marie Sester, 2001-2004). Cette nécessité de la participation du spectateur explique le développement de stratégies pour l’intégrer dans l’œuvre, malgré lui ou par la séduction. Devant Portrait n° 1, nous n’essayons pas seulement de plaire à la femme sur l’écran, et de

prévoir ses réactions aux remarques que nous choisissons parmi les trois ou quatre propositions qui nous sont faites ; nous tentons aussi de dompter l’ordinateur et les interprétations binaires qu’il fait, du maigre espace de liberté qu’il nous laisse dans les relations simplistes que nous entretenons avec lui. Rien d’étonnant à ce que finalement la jeune femme se vexe à l’une ou l’autre de nos remarques, et qu’elle se mure dans un silence buté : ça ne fait qu’illustrer un cas de figure que nous vivons quotidiennement avec notre ordinateur qui nous semble souvent prendre le problème en dépit du bon sens, de notre bon sens, et qui alors se montre inflexible et intraitable.

NOUVEAU STATUT DU SPECTATEUR 1 « Si la progression dans le discours tient alors compte de l’activité du spectateur, elle est finalement surtout dépendante de son habileté, de sa capacité à comprendre ce qui est attendu de lui. La qualité de l’expérience est très liée à quelque chose de l’ordre de la compétence du public, qui est quasiment engagé dans un processus de performance. » (Aziosmanoff 2005 : 7)

« Partant du principe qu’un ordinateur ne produit que ce qu’on y a mis, que tous les possibles d’une combinatoire sont virtuellement donnés d’avance, ce discours ne voit aucune modification dans la relation de l’homme à l’ordinateur. L’interactivité restant toujours programmée, “la machine impose toujours ses raisons”, disait Marc Le Bot. En fait, la participation n’est qu’une illusion. Le spectateur ne fait qu’emprunter les voies que lui ouvre le programme ». (Couchot & Hillaire 2003 : 132)

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L’ampleur et la réalité de l’interactivité dépend de la fonction que l’artiste lui attribue et la place qu’il lui laisse. A-Volve est une installation interactive de Sommerer et Mignonneau (1994) : il faut toucher le grand écran posé à plat pour qu’y apparaissent d’étranges créatures. « L’œuvre se constitue et se développe en interaction constante avec le visiteur, qui donne “vie” aux formes, générées à partir d’algorithmes préalablement programmés ». (de Mèredieu 2003 : 147) Il ne crée pas ces créatures, qui ont été définies par les artistes et existent donc virtuellement, mais il les fait surgir à la surface de l’écran, il les actualise sous une apparence particulière dépendant de son interacL. Sommerer & C. Mignonneau, A-Volve (extrait), 1994

tion et des modalités de mise en œuvre prévues. « Jusqu’à constituer un gigantesque palimpseste, l’œuvre [apparaît] plus que jamais sous les auspices d’un work in progress » (de Mèredieu 2003 : 155). Parfois même, l’oeuvre n’apparaît pas avant d’être activée (Acces), ou alors de manière très minimale, comme l’espace délimité sous lequel ont été placés des capteurs qui communiquent à l’ordinateur la position du spectateur, ce qui déclenche des boucles vidéo (J’efface votre trace, Du Zhenjun, 2001),

M. Bret & M.-H. Tramus, Le funambule (extrait), 2002

ou un socle noir sur lequel « naissent » des mains (Les mains, Michaël Cros, 2004) au comportement animal (se déplacer, se reproduire, mourir). Plus fréquemment les oeuvres semblent en suspension, attendant notre intervention pour réagir, à l’instar du Funambule (Marie-Hélène Tramus et Michel Bret, 2000) qui se tient en équilibre sur son fil, jusqu’à ce qu’on appuie sur le capteur au sol, pour le déstabiliser. Alors on le voit se déhancher pour compenser les vibrations, et là se trouve le cœur du travail. « Ce sont les spectateurs qui, par le biais de l’interaction, donnent forme au processus artistique » (de Mèredieu 2003 : 146). Qu’en est-il du statut du spectateur confronté à de telles « œuvres ouvertes » ? Peut-on toujours le qualifier de spectateur, alors qu’il n’est

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plus seulement témoin d’un spectacle mais que sa participation active est souhaitée et souvent nécessaire à leur juste appréciation, alors que son intervention conclut des œuvres qui n’existaient que sous le mode virtuel, des concepts qui demandaient une expérimentation ? « […] Parler d’œuvre interactive pose la contradiction apparente d’un auteur et d’un spectateur […], d’un auteur et d’un lecteur qui se disputeraient l’acte décisif d’une création ». (Boissier 1988) Les avis divergent quant à l’importance et la valeur de sa contribution. Pour Edmond Couchot et Norbert Hillaire, elle est presque équivalente au travail fourni par l’artiste, ce qui élève l’élève au rang de « spect-acteur ». « Le regardeur – qui est alors plus qu’un simple spectateur – se voit ainsi confier une certaine fonction auctoriale. On peut donc dire que l’œuvre est in fine créée par deux auteurs. Un “auteur-amont”, à l’origine du projet, qui en prend l’initiative et qui définit programmatiquement les conditions de la participation du spectateur (et de sa liberté, qui n’est jamais totale) et un “auteur-aval” qui s’introduit dans le déploiement de l’œuvre et en actualise les potentialités. » (Couchot & Hillaire 2003 : 109-110) Pourquoi n’être que « simple spectateur » quand on peut s’élever au rang d’auteur ? Est-ce vraiment plus valorisant ? La mission justifie-t-elle l’effort demandé pour la réaliser ? L’auteur-aval est-il autant apprécié que l’auteur-amont ? Le grand rêve de démocratisation de l’art des années 1960-70 va-t-il enfin se concrétiser ? « Le choix fait du spectateur d’une œuvre interactive un coproducteur. La liberté accordée au sujet interactif semble en effet correspondre à la part dont l’auteur se dessaisit. Mais dans les programmes interactifs, toutes les variables sont inscrites, le choix est donc imposé ». (Diller & Scofodio 1995) S’il veut conserver le contrôle de l’œuvre et s’assurer qu’elle exprime bien les problématiques qui ont présidé à sa création, l’artiste doit prévoir et encadrer l’interactivité. Il laisse au spectateur une marge d’intervention précise, qui ne lui permet pas de détourner l’œuvre, mais qui l’amène, d’une manière ou d’une autre, à révéler ce que l’artiste voulait exprimer. La manifestation de ses idées n’en sera que

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plus explicite, puisqu’il semble qu’elle apparaît spécifiquement pour chaque spectateur. « Le spectateur interactif n’est pas externe à l’œuvre mais, élément du modèle comme un autre, il est pensé et construit par elle. Toute autre interactivité est une interactivité alibi, puisqu’elle laisse croire à son spectateur qu’il possède une maîtrise sur l’œuvre, alors qu’il ne possède que celle que le concepteur du modèle veut bien lui déléguer » (Balpe 2000 : 30). Si l’œuvre a besoin du spectateur, celui-ci a également besoin d’elle, car Catherine Langlade, Viens Danser, 2005

c’est elle qui le fait spectateur – ou spect-acteur – et qui lui attribue sa valeur d’amateur d’art. Bien qu’il soit aisément remplaçable, il est, pendant son intervention, une partie du mécanisme de l’œuvre.

« Trop d’œuvres se contentent de proposer aux spectateurs un rôle des plus réduits où il n’a le choix qu’entre quelques bifurcations, liens hypertexte indigents et mécaniques. » (Couchot & Hillaire 2003 : 110) L’interactivité devrait être définie dans sa fonction et son ampleur, pour qu’au lieu d’être un gadget de communication, elle enrichisse l’œuvre par les interventions du spectateur. Il faut qu’il mesure et contrôle la portée de ses actes et ne soit pas limité à une fonction décorative ou asservie à une logique qu’il ne comprend pas. « C’est en se faisant lui-même rouage et “organe” de la machine que le spectateur peut participer » (de Mèredieu 2003 : 162). Mais, à défaut de savoir ce qu’on attend de lui, et de comprendre et maîtriser les effets de ses interactions, il n’est que l’otage d’œuvres qui perdent tout intérêt par leurs prétentions exagérées. VIENS DANSER Des méduses dansent sur un écran (Viens Danser, Catherine Langlade, 2005). le spectateur regarde cet étrange ballet et lit, sur le livre offert aux visiteurs du second festival Premier Contact, qu’elles le suivent dans ses mouvements. Mais elles sont si nombreuses et leur chorégraphie est si compliquée qu’il est difficile

de faire le rapprochement. Le spectateur s’interroge alors sur la nécessité de l’interaction qui l’unit à l’œuvre. L’effet ne serait-il pas le même si les méduses se déplaçaient de manière aléatoire ? Comment être sûr que l’œuvre est vraiment interactive et qu’elle ne se contente pas de le simuler ? Pourrait-on la critiquer pour

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photo © J. Bonnefoy

cela ? L’essentiel n’est-il pas l’état d’esprit dans lequel se trouve le spectateur, ce qu’il se permet alors de faire avec l’œuvre et la compréhension

qu’il en retire, de ses enjeux plastiques, de son fonctionnement, de sa structure et de la manière dont l’a construite l’artiste ?

« Si le sentiment esthétique réside ordinairement dans la découverte des traces du processus de création, dans la capacité de l’œuvre à les préserver, une œuvre interactive organisera ce cheminement à rebours, allant parfois jusqu’à simuler l’absence d’auteur ». (Boissier 2004 : 26) L’interactivité, même mise en scène, est une voie d’accès à l’œuvre, et peu importe si elle est mise en place a posteriori, pour « révéler » les arcanes de cette œuvre, comme si l’artiste n’en avait été que le déclencheur. Il laisse alors au spectateur le plaisir de constater lui-même les

Chaos Computer Club, Blikenlights Project, 2002

problématiques développées, les questions qui se posent, sans que la médiation soit visible et la didactique pesante. En l’engageant et en le responsabilisant, il présente son travail de manière plus efficace – pédagogiquement et commercialement. Le spectateur n’est plus extérieur, libre de son jugement et de son implication1, il partage l’intérêt de l’artiste : l’expérience qu’il est en train de vivre doit être esthétique pour valider son intervention après coup.

Il arrive que l’interactivité soit constitutive de l’œuvre. L’intervention du spectateur détermine la forme, concrétise l’idée de l’artiste, voire, lorsque celle-ci a été conçue et développée pour la participation, la fait advenir. Des œuvres en réseau sont présentées comme totalement dépendantes des internautes. C’est le cas de Listening Post, ou encore de l’intervention du Chaos Computer Club lors de la première Nuit Blan1 « D’autres reprochant à l’interactivité de priver “l’interacteur” de la possibilité de contempler l’œuvre, occupé uniquement par l’action qui lui est demandée. Il ne serait alors plus que le jouet du programme, d’autant plus manipulé qu’il a l’impression d’agir de son propre gré. » (Couchot & Hillaire 2003 : 132)

che (2002). Le collectif a transformé une des façades de la bibliothèque François Mitterrand en un gigantesque écran, en plaçant des spots à éclairage variable derrière chacune des fenêtres. Cette nuit là, par l’intermédiaire du logiciel Arcade, en libre téléchargement, les internautes

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envoyèrent des images et des animations qui apparurent sur 20 étages, au bord de la Seine. À qui doit être attribué ce type d’œuvre ? Ne sont-elles pas également des médias ouverts à l’expression des spectateurs1 ? « La signature de l’auteur tend fréquemment à s’estomper, quand elle ne disparaît pas pour de bon » (de Mèredieu 2003 : 154). Peut-on dire de l’œuvre du Chaos Computer Club qu’elle est aussi celle de tous les spectateurs ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui, comment la décrit-on ? Les spectateurs intervenants bénéficient-ils du statut de co-auteurs ? Hormis quelques noms illustres, ils ne sont pas mentionnés. La plupart d’entre eux n’ont sans doute pas communiqué leur patronyme véritable, ou du moins ne sont-ils pas rapportés dans les compte-rendus de l’œuvre. S’ils l’étaient, il n’y aurait probablement pas de place pour le commentaire ! Imaginons de nouveaux cartels pour les expositions d’art numérique : en haut, le nom de l’artiste initiateur du projet et en dessous un très grand espace libre où chaque spectateur puisse écrire son nom ; et un gardien à côté, pour vérifier que chacun n’écrit qu’un nom à la fois et n’essaye pas de créditer toute sa famille et tous ses amis2 ! 1 Dont certains peuvent également être artistes : Ben afficha une vidéo sur la BNF .

Le bus, installation interactive présentée dans l’exposition des Imma-

2 Les promesses du numérique provoquent de la frustration, dès lors que les interacteurs se sentent instrumentalisés et considèrent leurs interventions insuffisamment prises en compte. « La situation interactive nourrit plus ou moins, reconnaissons-le, le désir – toujours déçu – d’une coproduction avec l’auteur où l’on découvrirait des variations non imaginées par lui. Il est vrai que les œuvres numériques suscitent parfois, lorsqu’elles sont suffisamment complexes, des postures d’interprétation, mais qui ne tranchent pas avec le dispositif d’un auteur personnel, composant une partition que des interprètes actualisent. Par ailleurs, le monde numérique suscite plus qu’aucun autre des situations intermédiaires de récéption-production […] » (Weissberg 2000 : 115)

Boissier, avec la participation de ses étudiants de l’université Paris VIII.

tériaux au centre Pompidou en 1985, est une création de Jean-Louis

Dans les livres d’histoire et de théorie de l’art numérique, son nom seul est resté, celui de l’artiste portant l’œuvre, tout comme il n’est resté des performances et happenings que les noms de ceux qui les ont préparés. Le cas contraire aurait peut-être entraîné de la confusion. Cette contradiction entre les nouvelles possibilités numériques et le statut classique de l’œuvre d’art a été relevée par Fred Forest lors de la mise aux enchères des codes d’accès de Parcelle / Réseau – le titre même de l’œuvre est

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presque un oxymore –, vendant les clefs d’un secret destiné à être ensuite révélé, c’est-à-dire à perdre toute sa valeur. Les généreuses intentions d’artistes souhaitant démocratiser l’art se heurtent aux conventions et aux fonctions distinctives de l’art, qui exigent un contrôle de la rareté et une limitation de ceux qui peuvent en jouir. La reproductibilité numérique, dernier avatar – et le plus radical – de la reproductibilité technique, semble incompatible avec la préservation des privilèges d’une élite distinguée par son amour de l’art. C’est pourquoi elle provoque des débats, cependant le risque est faible que l’artiste perde le contrôle de ses créations. À elles seules les technologies numériques ne suffisent pas à redéfinir ce qu’est l’art ; et si elles sont utilisées précisément dans ce but, alors elles sortent de facto de ce cadre pour en élaborer un nouveau, avec d’autres valeurs et pratiques. « […] il n’y a pas de confusion des rôles : le lecteur ne devient pas auteur et il n’y a pas de conception collective de l’œuvre. Lorsque cela se produit, il s’agit d’une toute autre approche, celle des écritures collectives par exemple, et le numérique n’occupe en ce domaine aucun rôle spécifique » (Balpe 2000 : 21). L’œuvre d’art est attribuée à l’artiste initiateur du projet, même si celui-ci est mené à plusieurs, avec l’aide d’assistants ou du public. La conception de l’œuvre, l’idée et les préconisations de réalisation, si vagues soient-elles, sont jugées déterminantes. Son auteur a le droit d’en revendiquer la paternité, il en est le propriétaire ; les intervenants ultérieurs, même s’ils fabriquent effectivement l’œuvre, ne sont que des exécutants. « L’amateur le plus motivé ne consacrera jamais autant de temps ni de travail à sa participation à une œuvre qu’un artiste à part entière à son œuvre » (Millet 1997 : 95). Ni ce temps, ni ce travail ne sont quantifiables, puisqu’il est implicite que l’artiste, quoiqu’il fasse, ne cesse jamais de travailler, ou simplement de vivre. Et ce travail n’en est pas un, ce serait trop réducteur,

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mais cela n’interdit pas les efforts, qui ne lui coûtent pas mais témoignant d’exigences très fortes. On peut résumer cela par cette description également floue, sauf, peut-être, pour les initiés : « Être un auteur, ce n’est pas seulement avoir un style, mais s’engager dans un travail d’écriture, y développer une démarche, y faire un chemin » (Christofol 2005 : 33).

L’interactivité finit par révéler son immense prétention et sa superficialité : comme d’autres, les œuvres numériques ont bien été créées et ce qui s’y joue, bien que dans une actualisation inédite, ne fait que s’y rejouer, sans que le spectateur puisse en infléchir notablement le déroulement. La question de l’attribution ne s’y pose pas ou, en tout cas, pas dans des termes nouveaux. Depuis longtemps il existe des œuvres à plusieurs mains ; les maîtres faisaient travailler leur atelier et signaient les toiles, après n’y avoir souvent apporté que la touche finale. Les rares expériences de création collective aboutissent généralement, soit à des œuvres successives (comme les Ann Lee de Parreno, Huyghe, etc.), soit à des œuvres décomposables – avec partage des tâches1.

L’AUTONOMIE DE L’ŒUVRE

« J’ai tendance à croire que la vision courante de l’interactivité, celle de l’initiative attendue du spectateur, fait écran à la réalité des œuvres interactives. Ce sont d’abord des machines autonomes. La question de leur ouverture ne vient qu’ensuite. » (Boissier 2004 : 289) 1 Le cadavre exquis est une pratique qui ne devient création qu’en tant qu’œuvre de groupe, et c’est à ce groupe qu’elle est attribuée, au nom de ce groupe et pas à ceux des artistes qui le composent. 2 What you see is what you get : ce que vous voyez est ce que vous aurez.

L’interactivité la plus significative est interne à l’œuvre, là où le processus numérique est le plus marquant. Les fonctions d’assistance à la création (CAO), soutenues par les interfaces de communication, l’affichage en temps réel, la prévisualisation, le WYSIWYG2, etc. autorisent une action rétroactive, retouches, repentirs ou annulations (CTRL+Z). Si

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ces outils élaborés grâce à la simulation satisfont une majorité d’artistes peu enclins à s’astreindre aux exigences de la programmation, d’autres, au contraire, cherchent à tirer partie des langages informatiques et des processus algorithmiques que les machines, dans leur inlassable systématisme, peuvent développer à une échelle inédite : à partir d’une simple formule répétée valeur après valeur se dessine une forme qui croît suivant une logique propre.

UNE INFORMATIQUE DU VIVANT Les langages dits « orientés objets » (Director, Flash, Javascript, C++, etc.). Ils permettent de définir des « objets » à travers leurs qualités, dimensions, couleurs, mouvements, transformations possibles, etc., autant que l’esprit peut en imaginer, et leur combinaison compose finalement des comportements, manières suivant

lesquelles évoluent ces objets et éventuellement interagissent entre eux. Il suffit de quelques paramètres, d’intégrer un peu de hasard – pseudoaléatoire – pour créer des situations complexes et imprévisibles ; dès qu’on sort des conditions idéales et qu’une équation a plus de deux variables, nous dit la théorie du chaos.

« Avec l’appropriation des outils informatiques, les artistes expriment leur projet par la conception de systèmes d’acteurs numériques au comportement autonome, conduisant avec une indépendance définie leur relation au public » (Aziosmanoff 2005 : 6)1. Les œuvres se développent sur deux modes, internes et externes, l’un précédant souvent l’autre (Sur-Natures) mais pas nécessairement (Les 1 Ils le font dans des contextes variés, selon leur champ d’intervention. L’interactivité est alors dépendante du système de présentation, mais toujours dans une certaine mesure décevante, cette déception faisant partie du jeu que tout artiste instaure entre son œuvre et les attentes du public tel qu’il l’imagine. Aziosmanoff ajoute : « Cette forme d’expression ne se trouve pas liée à une discipline artistique particulière. Plasticiens, musiciens, chorégraphes ou narrateurs l’adoptent chacun à leur manière, mais selon une même modalité : celle de la constitution d’une œuvre au fonctionnement indépendant, qui instrumentalise sa relation au public à travers le mécanisme de l’interactivité » (2005 : 6).

mains). Le spectateur n’est parfois qu’une variable comme une autre ;

2 « Une œuvre numérique peut également être conçue comme un système dynamique […],voire comme un système autonome » (Baboni-Schilingi 00 : 170).

« Capable de se transformer, dans les limites toutefois imposées par le programme, le message – sous l’incitation du récepteur – devient à son tour auteur (c’est-à-dire, comme le rappelle l’étymologie : capable de s’augmenter) » (Couchot 1998 : 156).

la femme sur l’écran de À distance réagit à sa présence comme à tout son environnement (bruits, mouvements des véhicules, etc.), ce qui rend l’œuvre indépendante, apte à se réaliser sans spectateur2. Plus fréquemment, celui-ci joue le rôle de déclencheur, en faisant apparaître Les

mains sur l’écran, lorsqu’il l’effleure de ses propres mains, puis en les conduisant vers leur destinée, vers la reproduction s’il continue à les titiller, ou vers la disparition s’il les délaisse.

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À l’instar du rapport qu’entretient l’enfant avec son Tamagotchi, le spectateur est contraint d’alimenter la créature qu’il a révélée ; la programmation et l’interactivité étant limitées, il en observe les évolutions sans plus de latitude d’intervention que d’en entretenir ou de freiner Photo @ Romain Osi

le mouvement. « Le spectateur doit se conformer au débit d’un discours qui, concrètement, l’ignore » (Aziosmanoff 2005 : 6)… Et ne le récompensera pas pour ses efforts. Damaris Risch, À distance, 2005

L’artiste lui même ne maîtrise pas toujours l’évolution de son œuvre. La complexité des comportements, la multiplicité des paramètres dont il ne peut prévoir toutes les interactions créent des surprises, certaines désagréables (quand, assailli d’informations contradictoires et incompatibles, l’ordinateur cesse de fonctionner) d’autres bienvenues1. La démarche est alors proche de la simulation : observer l’évolution de certains paramètres et voir ce qui en découle. L’artiste se contente de placer des jalons, une règle du jeu, et obtient des images multicolores (Genetic

Images), des textes étranges (Générateur blanc, Julie Morel, 2007), des combinaisons inédites (Listening Post)…

1 De nombreux artistes (Eric Rondepierre, Marc Plas) travaillent à partir des erreurs, celles conséquentes au codage numérique pour le second. 2 « Pour être en partie autonomes, les œuvres comportementales de ce festival n’en réduisent pas pour autant l’autonomie à son écueil majeur, l’autosuffisance » (Rieusset-Lemarié 05 : 10).

DES ŒUVRES SANS SPECTATEUR Le risque serait que personne ne maîtrise l’œuvre, pas plus l’artiste que les spectateurs, et qu’elle se développe en vase clos, suivant une logique si spécifique qu’elle en devienne absconse. Isabelle Rieusset-Lemarié, dans son texte introductif à la deuxième édition de Premier Contact, estime que les œuvres présentées évitent ce travers2, mais certaines d’entre elles fonctionnent suivant des logiques si difficiles à appréhender qu’on peut les estimer arbitraires, surtout si on ne prend pas le temps de s’arrêter longuement devant elles pour en comprendre le sens et la finalité, ou simplement pour en deviner l’orientation. Malgré la qualité de jeu du modèle, le réalisme des poses et la fluidité des fondus enchaînés transformant son expression, la femme de À distance est trop imprévi-

sible pour engager la sympathie du spectateur ; comme le nom de l’œuvre l’indique, elle incite plus à la défiance qu’à la complicité. D’autres œuvres, basées notamment sur des traitements d’informations récoltées sur Internet, suivent des évolutions encore plus énigmatiques. Il ne suffit pas de savoir qu’elles représentent les évolutions des cours du Nasdaq pour se sentir concerné par les bulles qui nagent sur l’écran de Blobmeister Millenium bash (Thierry Bernard - Gotteland, 2004). La facture psychédélique du tableau peut aussi bien faire penser à un fond d’écran se transformant suivant un scénario prédéfini ou, au mieux, un hasard incontrôlé, une composition formelle décorative où manque la puissance d’un argument conceptuel évident.

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Réactions à des stimuli extérieurs à l’objet, externes ou internes à l’œuvre, les comportements peuvent être très détaillés et complexes, jusqu’à définir des créatures que le spectateur bienveillant a l’impression d’observer vivre. Susan Amkraut et Michael Girard proposent une immersion dans une Ménagerie (1992) peuplée d’animaux aux volumes schématiS. Amkraut & M. Girard, Ménagerie (extrait), 1992

ques, mais aux mouvements évoquant des nuées d’oiseaux, des groupes d’herbivores ou des meutes de prédateurs dans la nature. L’oeuvre était inspirée par les recherches alors en cours sur la simulation du vivant, qui ont nourri l’imagination de nombreux artistes travaillant avec les nouvelles technologies, de Michel Bret, Edmond Couchot et Marie-Hélène Tramus (Je sème à tout vent, 1990, un pissenlit sur lequel on souffle, à l’image de l’emblème du Larousse) à Christa Sommerer et Laurent Mignonneau. Les démarches de Karl Sims et de William Latham

M. Bret, E. Couchot & M.-H. Tramus, Je sème à tout vent (extrait), 1990

(Mutations, 1991) sont spécifiquement liées au processus génétique de reproduction. Pour Sims, « Il existe donc une analogie entre ces images et les organismes biologiques, puisque les unes comme les autres sont synthétisés à partir de descriptions génétiques – équations ou ADN – et assujettis aux lois de l’évolution » (Sims : 1993). Ses Genetic Images se transforment suivant des algorithmes qu’il a définis. Les créatures de Latham, elles, sont créées par un programme qui les fait ensuite muter : il a instauré ses propres lois de l’évolution – simplistes, déterminées avec nettement moins de paramètres que celles qui ont façonné notre environnement terrestre. Aujourd’hui ces expériences sont prolongées par le Bio Art (Prix Ars Electronica 2007) qui s’appuie sur les recherches du « génie génétique »1. Pour trouver leur manières de faire des mondes (Goodman), des artistes ont recours à la « vie artificielle ». « L’objectif de nombreux chercheurs est de créer

1 Voir les œuvres d’Eduardo Kac, par exemple.

du vivant » (Bersini 1993), mais ce qui intéresse les plasticiens n’est pas

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tant la reproduction des mécanismes naturels que la création, en démiurges, d’univers où ils laissent libre cours à leur imagination. Frank Popper décrit ce type d’intervention comme « the humanization of technology through the artistic imagination » (Popper 2004). Comme si, pour apprivoiser les technologies et les rendre plus proches de l’homme, il fallait les ramener d’un espace algorithmique à un monde sensible, par des métaphores personnifiantes. « Avant les recherches sur la vie artificielle et les algorithmes génétiques, le champ de l’intelligence artificielle occupait les esprits : la prétention finale était de reproduire le mental dans une machine, de doter l’ordinateur d’esprit » (Bersini 1993). L’ordinateur est une machine si puissante et polyvalente, qu’il peut paraître naturel ou souhaitable qu’elle soit dotée d’une conscience, une sorte de nouveau rêve de docteurs Frankenstein pour de nombreux Aziz + Cucher, Dystopia, 1994-95

auteurs de science-fiction – à la fin de 2001 : L’Odyssée de l’espace, HAL

9000 transgresse les lois de la robotique instaurées par Isaac Azimov1.

1 « Première Loi : un robot ne peut pas porter atteinte à un être humain, ni permettre par son inaction que du mal soit fait à un être humain. Deuxième Loi : un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première Loi. Troisième Loi : un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’est pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième Loi. » 2 « During the first decade of our collaboration, our work focused on the representation of the body in relation to new technology. Issues of anxiety, identity, transformation, mutation, and the increasing disappearance of the traditional boundaries between the organic and the artificial lay at the core of the series of works produced during this time. » www.azizcucher.net / series.php

3 Que nous vivons, dans une moindre mesure, avec la plupart de nos machines et automates, ainsi que le décrit de manière quasi-prémonitoire John Steinbeck, aux prises avec le moteur de hors-bord « veau marin Hansen » dans La mer de Cortez, Paris, Actes Sud, 1992.

RAPPORT AU CORPS Si beaucoup d’artistes utilisant les nouvelles technologies se sont intéressés au corps – Ronald Gerber souligne ses portraits de traits, comme des points de suture ou des fils sur les visages de ses modèles, Aziz + Cucher gomment tous les orifices des leurs (série Dystopia, 199495)2 – ce n’est peut-être pas uniquement pour contrecarrer l’aspect froid des technologies et réintroduire de la chair et de la sueur en place de la froideur numérique, mais aussi parce que nous entretenons un rapport presque humain avec ces étranges machines qui semblent imiter

ou même reproduire le fonctionnement de notre cerveau3. Les prouesses de l’ordinateur, ses capacités de calcul nous en imposent, au point que nous interprétons ses failles comme des refus ou des incohérences de fonctionnement, alors qu’elles sont simplement dues à une logique implacable qui ne souffre aucune conciliation4. Le mythe personnifiant l’ordinateur est un des poncifs de la science-fiction, et depuis que Deep Blue a battu Kasparov, nous pouvons envisager les tas de tôle qui trônent sur nos bureaux comme des HAL en puissance.

Depuis longtemps l’homme essaye de se mettre en position de démiurge en donnant vie à ses propres créatures. Une littérature ancienne en

4 C’est pourquoi on peste contre sa mauvaise volonté, on l’admoneste en lui demandant de faire des efforts, sinon… J’avoue être de ceux-là et m’emporter fréquemment devant le caractère versatile de cet… objet.

témoigne (le classique Frankenstein), et de nombreuses expériences ont été menées, sans éclair fracassant ni autres effets spéciaux. Edmond Couchot mentionne la vogue des automates, au XVIIIe siècle notam-

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ment : ces mécanismes complexes d’aspects anthropomorphes étaient voués « par analyse et par synthèse, à reconstituer – plutôt qu’à représenter – la vie ou, si l’on veut, l’objet » (Couchot 1988 : 81). Le canard de Vaucanson était censé 1 Dont les mouvements pouvaient accréditer l’idée qu’ils étaient dotés d’une âme – étymologie du mot « animé », issu du latin anima : souffle, vie.

reproduire le système de digestion de l’animal. Le Turc mécanique de

2 On pourrait également parler de tous les artistes utilisant des matériaux vivants dans leurs œuvres, notamment ceux de l’Arte Povera, à l’instar de Giuseppe Penone, révélant le tronc caché dans la planche de bois (Arbre de 5 mètres, 1973), contraignant la croissance de plantes à s’adapter à des moulages de son corps (Alpes maritimes. Il poursuivra sa croissance sauf en ce point, 1968), ou réalisant une empreinte de son souffle (Souffle 6, 1978).

lar : un individu de petite taille caché dans ses entrailles en conduisait

3 « J’ai contribué à élaborer une nouvelle forme d’interactivité, que nous avons qualifiée d’ “intelligente”, en dotant les œuvres interactives d’une certaine “autonomie”, au sens de l’autopoïèse de Varela, en développant des systèmes adaptatifs construits autour de réseaux neuronaux et d’algorithmes génétiques. » (Bret 2002)

de la digestion ; il remit ainsi au goût du jour, aboutit et finalement

4 « Dans l’interactivité “endogène” les acteurs de synthèse sont en interaction avec un environnement virtuel (les capteurs, les forces, les événements sont alors virtuels, c’est-à-dire générés par programme). Il y a interactivité “intelligente” dès que ces acteurs sont dotés d’une certaine autonomie, c’est-à-dire dès que leur comportement n’est plus déterminé par un algorithme. Une façon de parvenir à un tel résultat est de construire ces acteurs sur le modèle des organismes vivants : ceux-ci se construisent (par régulation, adaptation et auto modification) en interagissant avec leur environnement lors de leur vie. Pour simuler cela nous employons la notion d’apprentissage permettant à un réseau neuronal de s’auto-configurer lorsqu’on lui présente un ensemble d’exemples. Une propriété très remarquable de ces réseaux est que non seulement ils ont appris les exemples donnés lors de l’apprentissage, mais de plus ils sont capables de réagir de façon cohérente à des exemples non appris. L’animation de tels acteurs n’est donc plus faite par programme (comme dans les logiciels du commerce comme Maya ou Soft Image) mais expérimentalement. Une application intéressante: les systèmes adaptatifs qui s’auto-organisent au cours de l’interaction même avec les spectateurs. » (Bret 2002)

Pour permettre le dressage et l’apprentissage des créatures numéri-

Kempelen savait jouer aux échecs – lointain ancêtre de Deep Blue. Il connut un très grand succès à cette époque, mais ce n’était qu’un canu-

les choix. Il fallait déjà compter sur la crédulité du public ! Jean Tinguely reprit et prolongea la tradition des automates en construisant des sculptures animées1 ou des robots qu’il présentait lors de performances. Plus récemment, avec sa série Cloaca, Wim Delvoye réalisa un automate fabricant des excréments en reproduisant fidèlement tous le processus

commercialisa – à travers une société anonyme – l’expérimentation du canard de Vaucanson2.

ques, des artistes ont utilisé l’interactivité « intelligente3 » permise par les réseaux de neurones formels. Ces systèmes complexes4 promettent la création d’agents intelligents, aides à la recherche sur Internet, logiciels de retranscription de la voix, capables de s’adapter ou même de devancer les volontés supposées de l’utilisateur. Le résultat est souvent encourageant mais toujours perfectible, comme le filtre de mon logiciel de messagerie qui considère comme indésirables – et jette à la poubelle sans mon assentiment – des mails professionnels anxieusement attendus. Utilisée dans des œuvres d’art, la technique s’accompagne parfois de bugs, comme lors du second festival Premier Contact, où Le funam-

bule de Michel Bret et Marie-HélèneTramus s’affolait et gesticulait bête-

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ment dès qu’on appuyait légèrement sur le capteur ad hoc – comme si une caresse provoquait un tremblement de terre. Mais peut-être étaitce seulement dû à l’exposition en extérieur, dans l’espace public ; aux conditions météorologiques ; à des dégradations commises par des voyous ; ou à des spectateurs mécontents. L’intelligence artificielle reste peu convaincante, efficace uniquement dans des contextes très précis, quand la plupart des sollicitations ont K. Feingold, If / Then (extrait), 2001

été envisagées ou pourront être enseignées sans ambiguïté. Si les ac-

troïdes mises au point par le professeur Ishiguro et la société Kokoro jouent efficacement leur rôle d’hôtesse, elles ne peuvent pas réagir si un invité fait un malaise ou s’il pose une question sortant de l’ordinaire 1 Voici un extrait d’une de leurs conversations : « I think we are exactly alike. – You roof moonlight. – Is this life? – Imagine being me. – Do you see things clearly? – How do you feel? – Sometimes I feel very confused. – Can I control my feelings? – I feel like I exist. – I feel like I am inside my head. – What does it feel like to be inside your head? – Inside my mind I can sense that there is an I that is something that’s not the one who is sensing. – Why? – Why do you look just like me? – No, I don’t look just like you - I am accidental. – I’m not sure how to take that. – Why are you not sure how to take that? – I don’t know. – That’s beautiful, why? – Are we the same? – I am clumsy. – And clumsy, huh? What is that? – Why do you ask? – I don’t know. – Don’t know, huh? What is that? – You are a strange one. – On the inside or the outside? – And where is that, exactly? – Going is not begun on the not yet gone over. – Why? – I don’t know.

– par exemple : « dites-moi, votre patron semble détendu aujourd’hui, pensez-vous qu’il acceptera ma demande d’augmentation ? ». La réponse (s’il y en a une) risque d’être surprenante, du même ordre que les propos ineptes tenus par les deux têtes androgynes d’If / Then (2001) de Kenneth Feingold1. La technologie ne permet pas de simuler des actions qui ne nous posent aucune difficulté, comme la description de personnages ou d’objets, à travers l’image, le son, l’odeur… Pour déterminer – You scoop swoon. – Are you talking to me? – Who are we? – Are we the same? – Huh? Can I believe my ears? – Do you feel like resting? – I feel like I am here. – Sometimes I feel very confused. – Is feeling the same as thinking? – How can anything be the same as anything else if two things can’t be in the same place at the same time? – What does that mean? – I think about what things mean, it’s what I do all the time. But there’s always something behind the thing – behind the thing that means the thing – you know what I mean? – What does exist mean, for example? – I can say things that have no meaning. – Can stay friends that have no need, and no? – Ok. »

des formes, une caméra doit être assistée d’un logiciel qui interprète les informations, parfois de manière erronée, comme le montre l’installation Giver of Names de David Rokeby (1990-), où il faut placer un objet sur un socle pour qu’il soit décodé par l’ordinateur, qui en livre une interprétation toute… personnelle, si étrange qu’elle en devient poétique ; la syntaxe est juste, mais la phrase ressemble plus à un exercice de pataphysique ou à un cadavre exquis qu’à une description. FABRIQUER DE L’INTELLIGENCE Pour produire une nouvelle forme d’intelligence, ou simplement reproduire l’intelligence humaine, encore faudrait-il en connaître en dé-

tails tous les mécanismes, ce qui permettrait de reconstruire un cerveau. Mais comment être un observateur objectif et impartial si ce n’est en

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se déconnectant de soi – expérience impossible. Pour le moment on ne peut que se livrer à des conjectures, essayer par tâtonnements d’en saisir le fonctionnement, et le plus souvent simuler les réactions qu’il pourrait avoir, en fonction des sollicitations envisagées1. Pas plus que l’interactivité offerte au spectateur, celle laissée à la créature est contingentée par le concept de l’artiste, et même s’il lui accorde une certaine liberté – Michel Jaffrenou laisse son Fantôme intervenir dans tout l’espace d’exposition de Rendre les choses publiques - Atmosphères de la démocratie, au ZKM en 2005 –, le spectateur ne peut en mesurer l’ampleur. « Est-ce donc une œuvre aléatoire dont le système croît, se développe et finalement “meurt” comme un être vivant, élaborant ses propres actes ? Non. Le contrôle est entier. Tous les “états” du fantôme ont été prévus et scénarisés par Jaffrenou, qui lui a attribué initialement sur le logiciel Excel diverses identités » (Lestocart 2005 : 42). L’ordinateur est encore loin de pouvoir tirer des leçons de ses erreurs : les bugs paralysent la machine et entraînent souvent sa réinitialisation, qui est un retour à l’état antérieur, accompagné au mieux d’un message confus à envoyer à ses concepteurs pour qu’ils prennent conscience des lacunes de leur création. Quant à l’introduction de hasard, elle est trop

contrôlée pour être autre chose que du pseudoaléatoire, la programmation de l’apparence du hasard. Le résultat des expérimentations de vie artificielle est souvent décevant, mais cela laisse un espace d’intervention aux artistes, une marge critique où ils développent leurs propositions. « On peut mesurer la complexité d’une tâche artistique d’aujourd’hui qui pourrait consister à mettre en cause l’identification aux images “immersives”, “intelligentes” et “vivantes” que promettent les technologies du virtuel » (Boissier 2004 : 296). Le travail se ferait plutôt au niveau des promesses et attendus du numérique, pour vérifier comment ils forment notre perception, comment, entre autres, les recherches de l’intelligence artificielle transforment nos manières de réfléchir en même temps qu’elles essayent de les décrire et d’en expliquer les mécanismes (à supposer qu’il y en ait). La démarche est essentiellement expérimentale et réflexive. « Tous ces projets de vie artificielle semblent nous indiquer que les ordinateurs ne peuvent pas nous aider à comprendre la structure des idées ni la nature des processus intellectuels (comme l’espérait pourtant Licklider [qui a prolongé le travail de Lawrence Weiner]), mais qu’en revanche ils pourraient bien changer ces processus mêmes ainsi que notre façon de penser » (Paul 2004 : 145).

IMMERSION

L’association du virtuel, de la simulation et de l’interactivité permet aux artistes de se situer en position de démiurge et de créer des univers, notamment à travers les lois qui les régissent. Ceux-ci sont plus convain1 Les neurosciences, en pleine expansion, restent encore balbutiantes, et rien ne prouve que le cerveau fonctionne simplement par zones, ainsi que le vulgarisent à tort certains journalistes scientifiques peu compétents, ni même qu’il ait quelque chose à voir avec le modèle « informatique » que nous lui appliquons parfois de manière abusive (référence conférence de Jean Vion-Dury, Séminaire esthétique et Cognition, séance n° 11, Institut D’Esthétique des Arts et des Technologies UMR 8153 – Université de Paris-1 Panthéon-Sorbonne / CNRS, 07 / 03 / 2009).

cants lorsqu’ils sont présentés dans des espaces dédiés, qu’ils investissent en entier, au milieu desquels il faut se placer pour expérimenter l’œuvre. « Dans un monde virtuel, l’immersion sensorielle ­– c’est-à-dire le fait de plonger l’utilisateur dans un environnement sensoriel qui reproduise des paramètres du monde réel – est une condition préalable à la sensation de présence » (Fisher 1992). L’installation immersive est un type d’environnement totalement englobant à l’intérieur duquel évolue le spectateur, qui est absorbé par l’œuvre et n’a pas d’autre horizon. Capteurs, actionneurs, projecteurs

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numériques rejouent avec plus de succès des expériences anciennes – carrousels d’images représentant des paysages à 360° exposés dans une salle circulaire, l’opéra wagnérien conçu comme une ������������ Gesamtkunstwerk, ou selon l’interprétation de Jean Clottes, les peintures rupestres formant un monde à part où se déroulaient des rites chamaniques préhistoriques. C. Sandison, Rage, Hope, Love and Despair (extrait), 2004

« Lorsque les spectateurs sont ainsi inclus dans l’œuvre par leurs corps et par leurs gestes, on perçoit à quel point ce qui est désigné par art du virtuel est toujours un art de la présence, de l’événement, de l’actualisation, de la chose rendue en actes. » (Boissier 1996) L’immersion est l’aboutissement de la simulation, l’actualisation circonstanciée du virtuel sous une forme sensible que nous qualifions d’« œuvre », qui n’est plus seulement la jouissance intellectuelle d’une idée, mais l’expérimentation physique du spectateur qui engage son corps en entier et vit une autre réalité que celle de son quotidien, expérience esthétique pour un moment de vie différent.

K. Dubois, FILE / AIR (extrait), 2003

L’installation immersive annexe et parfois asservit l’espace dans lequel elle s’inscrit. Elle modifie, à sa convenance, les paramètres conventionnels de la réalité. Il n’est plus possible que de s’attacher aux repères qu’elle laisse, une mise en scène dans laquelle le spectateur est contraint de jouer, car il ne peut la regarder de l’extérieur. Il voudrait contempler béatement le ballet de mots glisser sur les murs, sol et plafond de Rage Love Hope Despair (Charles Sandison, 2004), mais il est compris dans l’œuvre et pactise avec elle tant qu’elle l’accueille. Les mots sont projetés sur son corps, tout comme le sont les silhouettes des danseurs en apesanteur de FILE/AIR, l’ambiguïté des limites (Kitsou Dubois, 2003). Il est incorporé dans le dispositif et parfois le fait fonctionner – en pédalant sur le vélo de Legible City par exemple. La forme la plus marquante de ce type d’installation est décrite par

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Scott Fisher comme une « réalité virtuelle ». Elle interpose des interfaces numériques – lunettes avec affichage d’images en stéréoscopie, « gants de données » simulant le toucher de matériaux, ou même combinaison complète agissant sur le corps en entier – entre nos sens et ce que nous percevons comme étant la réalité ; le spectateur est alors englobé par un monde conçu par l’informaticien ou (plus rarement) l’artiste, qui devient sa nouvelle réalité mais il n’est pas toujours nécessaire de déployer de tels moyens pour obtenir des effets similaires : il suffit d’investir une pièce entière avec projections d’images animées et diffusion de sons, dont le déclenchement est éventuellement piloté par des capteurs. Séparé de tout lien avec son contexte habituel, le spectateur est plus John Maeda, Cartier (extrait), 2004

réceptif à l’œuvre, et prêt à répondre à ses sollicitations, puisqu’il rentre littéralement dedans. Elle accapare ses sens1. L’immersion se fait parfois de manière plus discrète, ce qui la rend encore plus efficace : plongez une salle dans le noir, placez-y des capteurs et actionneurs, même rudimentaires – il suffit qu’ils signalent la pré-

1 On est loin ici des 4’33 de silence de l’œuvre de John Cage, qui, à défaut de jeu du pianiste, faisait entendre le bruit du silence, battements de cœurs et très sourde rumeur de la ville à l’extérieur de la salle de spectacle. 2 Edmond Couchot distingue ces deux formes de présentation comme deux orientations de l’art numérique, la première plus proche de ce qui fait l’originalité de cet art. « Nous avons classé les œuvres selon des critères techniques qui seuls restent objectifs. Nous avons commencé par les plus sophistiqués, les “dispositifs à immersion”. Ils plongent le spectateur dans des environnements virtuels où ils peuvent interagir avec l’œuvre au moyen d’interfaces diverses sensibles à leurs gestes, à leurs déplacements, à certaines actions corporelles (marcher, respirer, souffler, caresser, viser, etc.). Les “dispositifs ouverts” sont les plus courants, car ils ne nécessitent pas d’espaces strictement isolés. Leur technologie est aussi moins complexe et plus accessible. Dans ces installations il s’agit moins de provoquer un effet d’immersion complet qu’un effet perceptif multimodal. » (Couchot 2004)

sence du spectateur. On parle dans ce cas d’une « réalité augmentée », c’est-à-dire de coexistence de la réalité synthétisée et de celle qu’on appréhende en dehors de toute expérience esthétique. D’autres œuvres mettent en jeu des dispositifs encore plus légers, tels que nous en côtoyons quotidiennement dans notre société numérique : écran, souris, joystick. Puisque nous y sommes familiarisés, l’interactivité est souvent plus intuitive, permettant aux spectateurs de concentrer leur attention sur les œuvres, dans la salle ludique de l’exposition John Maeda (fondation Cartier, 2005) par exemple – et de se demander quel est l’intérêt de ces œuvres ressemblant à des variations à peine fantaisistes du logiciel de dessin Paint. Dans ce cas, l’immersion n’est plus le fait d’une œuvre, mais de l’exposition en son entier2.

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UNE APPROCHE EMPIRIQUE DE LA THÉORIE Les théories de l’art numérique sont-elles opportunes, ou même, efficaces ? À notre époque, souvent qualifiée de postmoderne, où le jugement esthétique est relativisé, contingenté et parfois même suspecté d’une volonté d’universalisation autoritaire, l’assurance des théoriciens et la persévérance avec laquelle ils défendent leur art de prédilection apparaissent presque anachroniques. Cette insistance est comme déconnectée du cours des choses artistiques – elle s’apparente plus aux grandes campagnes de publicité contemporaines fondées sur la répétition dans la variation du même message sur une pluralité de supports, dans des formes et à des moments variés. Les efforts des théoriciens de l’art numérique pour permettre la reconnaissance de leur art sont visibles, leur pugnacité est incontestable. Faire fondre les défiances tiendrait du coup de force, produisant un résultat précaire demandant à être consolidé en permanence : il faut écrire d’autres livres, refaire des états des lieux, souligner à nouveau les qualités et promesses de l’art numérique, affirmer, promouvoir, encore et encore. Pourtant nous ne sommes plus à l’époque des théories triomphantes, des manifestes volontaristes, ni même des pamphlets de la brûlante polémique de l’art contemporain… 1 Nous vivons le moment du numérique – quand bien même il a été favorisé par la force de persuasion des investissements massifs qu’y ont déversé les industries culturelles (Stiegler). Les nouvelles technologies se sont glissées dans la plupart des aspects de notre vie, d’abord en Occident et aujourd’hui dans le monde entier.

Et pourquoi est-il besoin de supporter un art qui s’inspire si directement des évolutions de notre société1 ?

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Puisqu’il est si difficile à définir, que les différents théoriciens, critiques d’art, artistes ou même amateurs – tous les acteurs de l’art numérique – divergent sur ce qu’ils estiment important et spécifique à cet art ; puisque toutes ses qualités sont interprétées, nuancées, contestables et parfois contestées ; puisqu’il est délicat de le décrire avec certitude, car il est toujours en mouvement et susceptible de s’enrichir de nouvelles pratiques, suivant de nouveaux usages, permis par de nouvelles technologies ou des évolutions techniques en cours ; puisqu’on ne peut le circonscrire et que les limites en sont floues, « l’art numérique » sera envisagé suivant une perspective délibérément non-cadrée et éventuellement mouvante, au gré des problématiques à traiter, suivant les thématiques étudiées. Cependant ce refus d’une définition stricte et définitive n’est pas une facilité ou une stratégie d’évitement, au contraire. Le domaine d’étude reste volontairement ouvert, pour autoriser le questionnement de toutes les pratiques qui lui sont et qui y ont été rattachées – par les différents acteurs intéressés à l’art numérique –, des pratiques potentiellement illimitées, dans un contexte virtuel où tout est officiellement imaginable1. Cela ne signifie pas que la recherche sera exhaustive : ce serait impossible, vu la profusion des œuvres et la difficulté d’accès à certaines d’entre elles, diffusées lors d’événements confidentiels ou sur le réseau à des adresses n’ayant pas bénéficié de publicité hors du milieu spécialisé. À l’instar d’Internet, l’art numérique est une nébuleuse sans contour évident, qui se déploie dans tant de directions que leur simple énumération remplirait de nombreuses pages. Une recension qui ne respecterait pas son caractère non linéaire, son espace sans espace et son temps sans temps – l’ubiquité permise par l’hypertexte qui peut relier toutes les choses entre elles, pour un accès immédiat sans hiérarchie.

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Bien qu’aujourd’hui assez stable dans sa dénomination, la catégorie « art numérique » continue d’évoluer, de se préciser, de se ramifier suivant les thématiques et les technologies. Il serait périlleux de la réduire à une définition, forcément temporaire, qui ne prendrait pas en compte ses développements futurs et ses nouvelles orientations ou les inflexions de ses objectifs, et serait donc rapidement obsolète. Pourquoi risquer de figer l’art numérique, alors que l’art contemporain ne l’est pas et accepte des formes très diverses, et pour certaines d’entre elles, sans que l’on puisse aisément expliquer quelles caractéristiques leur attribue la qualité d’art ? L’art est une forme toujours en formation, volontairement lâche, flexible, malléable, s’adaptant aux œuvres hors normes ou aux avantgardes, passée leur crise d’adolescence. Le domaine s’auto-organise, il fixe lui-même ses limites, d’une manière implicite, mais suffisamment claire pour que les différents acteurs déterminent ce qui en fait partie ou non1, même si ces distinctions sont toujours provisoires et sujettes à des valorisations fluctuantes2.

L’art numérique étudié ici l’est plus en tant que concept qu’en tant que catégorie. Il ne s’agit pas d’analyser ce qu’il est, mais comment, pourquoi, grâce à qui il est. La description de ses qualités n’est pas une finalité mais le point de départ de la recherche. La première approche est empirique et sera affinée au fur et à mesure du texte ; elle n’est pas exhaustive ni même vraiment objective, puisqu’elle se base avant tout sur les discours et les commentaires – qui s’appuient souvent sur des 1 Bien que le combat sur les marges soit très important ; voir plus loin.

œuvres, mais pas toujours, en prenant plus ou moins de libertés avec

2 Pour une approche institutionnelle et sociologique de l’art, lire le dernier chapitre.

nent la carte d’un « champ », c’est-à-dire d’« un univers autonome, un espace de

elles – élaborés par les différents acteurs de cet art. Ensemble ils dessi-

jeu dans lequel on joue un jeu qui a certaines règles, règles différentes du jeu qui se joue dans

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l’espace à côté. » (Bourdieu 2001 : 273) Dans un premier temps, cette qualification du domaine d’étude sera essentiellement opératoire, afin de désigner tous les acteurs (ou agents, pour reprendre la terminologie de Bourdieu) qui font l’art numérique – dont seule une partie sont artistes1 – et toutes les dispositions instituées, plus ou moins rigoureusement, entre eux. La qualification de l’art numérique suppose qu’il forme un ensemble, ou du moins, qu’il peut être analysé comme tel. Mais son homogénéité, son identité, voire même son existence en tant qu’ensemble doivent toujours être interrogées. L’espace artistique, social, économique, symbolique de l’art numérique reste en pointillés, parce qu’il s’oriente dans des directions variées et virtuelles – ce qui interdit qu’elles soient synthétisées de manière définitive. Ils désignent un territoire en mouvement, dont seule une petite portion est connue, mais le reste inexploré – et cette part virtuelle est très difficile à mesurer. La diversité de points de vue et d’analyses est intéressante, dans leur subjectivité, et doit permettre d’éclairer un art qui est décrit comme toujours en formation, en même temps qu’est proclamée sa (très grande) légitimité. Là encore, la recherche reste ouverte, et même si elle se base sur les opinions de beaucoup de philosophes, théoriciens et artistes qui font (le plus) autorité dans le domaine, sur des interviews d’artistes, reconnus ou non, et sur mon expérience personnelle et artistique du milieu, elle ne prétend pas à la rigueur scientifique d’une démarche sociologique. La récolte de documents est avant tout utile pour confronter les points de vue et pour chercher à dégager une dynamique propre au champ. Il n’est pas nécessaire pour cela de réunir un corpus exhaustif, qui serait d’abord un corpus idéal, fondé sur des théories internes à l’art numérique, mais qui 1 Voir infra l’explication d’Howard Becker, p. 393.

n’y font pas nécessairement autorité ; un corpus qui se justifierait par sa

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propre existence, selon un mode de légitimation circulaire. Pour éviter cet écueil, dû à la jeunesse revendiquée de l’art numérique, la recherche avancera progressivement, en appelant des références choisies et opportunes, et en développant les problématiques mises au jour par leur confrontation. Elles seront collectées dans le contexte de l’art numérique au sens large, un environnement complexe fait de théories et de pratiques imbriquées, se recoupant les unes les autres. Pour conserver un minimum de prise sur ces données, ne seront prises en compte que les formes de manifestations publiques – expositions, festivals, oeuvres en ligne, mais aussi ouvrages, articles, etc. –, ouvertes sur l’extérieur, à défaut des messages réservés à des cercles d’initiés préservant leur spécificité par la maîtrise du codec1. L’art numérique étudié est celui qui est reconnu en tant que tel, non seulement dans le cadre restreint de sa pratique, mais aussi par des acteurs périphériques, théoriciens, artistes travaillant avec d’autres techniques, suivant d’autres problématiques, commissaires d’exposition, même s’ils sont spécialisés dans l’art technologique. La recherche se basera donc essentiellement sur les acteurs (physiques et moraux) de cette catégorie, sur les rapports qu’ils entretiennent entre eux et vers l’extérieur. Les œuvres produites leur seront rattachées après coup, pour interroger leur relation avec les différentes théories et en questionner la pertinence. Ce mouvement de balancier, de la pratique à la théorie et vice-versa – elles s’interpénètrent – sera l’initiateur des problématiques développées dans cette thèse.

1 Abréviation de codage  /  décodage : format d’enregistrement des données, nécessitant une clé pour en permettre la lecture.

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FAIRE LA DIFFÉRENCE L’art numérique ne saurait être réduit à une mode ou à des pratiques sans imagination, dont les seules spécificités tiendraient dans l’utilisation de telle ou telle nouvelle technologie. Dans une logique de distinction face aux autres arts, pour lui attribuer une place à part dans (ou à côté de) l’art contemporain et justifier de ses qualités propres, les acteurs de l’art numérique cherchent à souligner ses différences, ce qu’ils estiment être son originalité. Ils exposent et explicitent les nouveautés, opèrent des comparaisons, promeuvent les inventions précurseurs et leurs conséquences supposées, pointent les signes avant-coureurs, annonciateurs de profonds changements à venir. Mais ces arguments du discours légitimant l’existence d’un art numérique – et de tous les acteurs qui y prospèrent – correspondent-ils à des pratiques aussi originales que proclamées ?

Stelarc, Third arm

Faire la différence

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DES NOUVELLES TECHNOLOGIES POUR UN NOUVEL ART ? « Le cadre même dans lequel nous pensions l’esthétique est en train de changer profondément. » (Lévy 1994) Peut-on se laisser convaincre par l’enthousiasme des défenseurs – acharnés – de l’art numérique ? Cet art est-il nouveau, parce qu’il met en œuvre des nouvelles technologies dans de nouveaux médias ? Ces outils sont-ils vraiment « nouveaux », permettent-ils de développer de nouvelles problématiques, d’assurer à l’art numérique des qualités spécifiques, traitées de manière particulière ? Faut-il que l’art numérique révolutionne l’art pour être reconnu ? Quelle doit être l’ampleur du changement pour fonder la légitimité d’un art en constitution ? Comment reçoit-il sa dénomination et comment est-elle acceptée ? Qu’est-ce qui justifie qu’on le considère comme un mouvement indépendant plutôt que comme une réunion de pratiques et d’œuvres ?

À L’ORIGINE DU CHANGEMENT

Nombreux sont les antécédents ou les précurseurs des changements engagés par les technologies numériques : ce qu’elles apportent à l’art était dans une large mesure déjà présent, en puissance dans des pratiques diverses, sans qu’il n’ait été nécessaire de les mettre en valeur. Ce n’étaient que des conséquences inévitables de la forme d’un texte, de la matière d’une image, des lignes constructives d’une perspective. La stra-

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tégie du numérique a été développée en fonction de ses propriétés les plus manifestes, apparentes lors de sa manipulation et de sa diffusion. Celles-ci ont avant tout une fonction ergonomique : programmation avec syntaxe, langage orienté objet, division de l’image en unités élémentaires pour en faciliter la description, projection en trois dimensions pour une appréhension des volumes. L’ingéniosité de la promotion de ces technologies numériques a été de présenter leur invention comme si elle trouvait son origine dans une nécessité interne, alors qu’elle était tout d’abord contrainte de reproduire les propriétés d’outils lui préexistant. En valorisant ce qui ne l’était pas, des qualités parmi d’autres, trop évidentes pour être notables, le discours appuyant le numérique laisse à penser que ce sont les conséquences d’un nouveau langage. En faisant cela, il retourne le sens de la synthèse, le résultat devenant la cause, le principe de l’œuvre. La synthèse passe alors pour une opération quasi-magique de production du nouveau, ou, au moins, une sublimation de ce qu’elle reconstruit. Mais n’est-elle pas essentiellement un résumé et une concentration de quelques unes des plus évidentes qualités associées à cet art ? En ce sens, les technologies seraient opportunes, à la conclusion de questionnements initiés avant elles, plutôt qu’à l’origine de nouvelles. En automatisant des processus nécessitant autrefois des dizaines d’opérations successives, accompagnées de réflexions et d’ajustements à la situation, le numérique opère des raccourcis et des schématisations. Voici la nature de l’image, voilà l’ouverture de l’œuvre, tel est le rôle du spectateur… On pourrait contester cette présentation réductrice, critiquer ces technologies qui ne laissent que peu de latitude et tendent à produire des résultats préformatés, ce qui déposséderait les artistes d’une part de leur activité créatrice critique… comme lorsqu’est apparue la pein-

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ture en tube et qu’il n’a plus été nécessaire de la fabriquer soi-même à partir de pigments. Mais les procédures simplifiées par le numérique ne sont pas évacuées pour autant : elles sont certes idéalisées, mythifiées parfois, mais également revivifiées à travers la simulation où elles sont reconstruites – prenez le pot de peinture, versez de la couleur dans les espaces vides : coloriez suivant une technique de all-over. En présentant l’œuvre et les processus qui y ont soi-disant mené, la structure et le résultat, la simulation exprime doublement la démarche.

Si novateurs qu’ils paraissent, les outils numériques sont le résultat d’une recherche appuyée sur ces connaissances scientifiques. L’exposition des images numériques est l’aboutissement d’un ensemble de processus bien définis. Avant de pouvoir apparaître devant nos yeux émerveillés, les images numériques ont été synthétisées. Pour cela elles ont été programmées, au minimum décrites ou précisées pour exister en tant qu’images. Elles ont été bâties à partir des connaissances que l’on a d’elles. Depuis que l’homme crée des images, depuis qu’il réfléchit à ce qu’il fait, depuis qu’il échafaude des théories dans des perspectives historiques, universelles, ou contextuelles, on finit par se faire une idée de ce qu’est une image. Les technologies numériques apportent leurs contributions (algorithmes, pixels…), mais doivent avant tout « faire image », produire quelque chose que notre culture nous fait reconnaître (et consacrer) comme étant une image. UN ART AVEC MODÈLE « L’image numérique n’est pas comme on l’a si souvent dit, “un art sans modèle” » (de Mèredieu 1994 : 304). Non seulement dans le processus de simulation, actualisation d’un modèle, mais aussi, plus simplement, parce qu’elle est construite à partir ou en fonction – en présence (De Duve) – des autres images apparues avant elle. Ce qui a déjà été

dit est récupéré et recyclé : cela entretient et alimente les problématiques soulevées par la création d’une image – quel est son plus petit constituant, qu’est-ce qui fait image, etc.  Les technologies sont constituées pour être à leur service, pour les prolonger et les développer. Le savoir-faire acquis par le passé y est intégré

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et automatisé, pour faciliter les manipulations. Plus besoin de maîtriser les théories chromatiques pour ajuster la balance des couleurs, saturer ou contraster une image. Plus besoin de connaissances en optique et en chimie pour visualiser et imprimer ses photos. Le numérique a permis de compiler, dans des fonctions automatiques ou partiellement réglables, ce qui était auparavant une chaîne d’interventions sur la matière de l’image, qui nécessitait du temps

et la virtuosité du bricoleur averti. Les connaissances empiriques ont été transposées graphiquement, sous forme de courbes à dessiner, de jauges à ajuster, de boutons à enclencher, etc. L’image apparaît alors comme immédiatement accessible, disposée à de nombreuses transformations optiques, prête à d’amusantes expérimentations : donner une dominante sépia, rajouter un halo lumineux ou l’animer par la présence de spectateurs ( Genetic Images).

Des modes d’accès à l’œuvre ont été aménagés pour rendre possible une certaine interactivité et chaque expérimentation produit son propre rapport à ses spectateurs présumés. Mais bien sûr « l’interactivité a toujours existé même si elle était techniquement moins rapide, moins directe (exemple le courrier des lecteurs) » (Juston-Coumay 1989)1. Pas plus que n’importe quel autre mouvement, l’art numérique ne bouleverse fondamentalement les pratiques et théories du champ artistique dans lequel, malgré tout, il s’inscrit.

LE CHANGEMENT DANS LA CONTINUITÉ

La diffusion des œuvres numériques – c’est-à-dire la méthode employée pour qu’elles trouvent leur public – emprunte les mêmes supports que la diffusion analogique, après les avoir simplement équipés de décodeurs pour interpréter et retranscrire le numérique. Ils se perfectionnent, no1 Même un fervent défenseur des nouvelles technologies admet que « L’hypertextualisation n’a pas attendu l’informatique. Mais en quoi les hypermédias sur support numérique se distinguent-ils des dictionnaires et des encyclopédies qui sont eux aussi des hypertextes puisque chaque mot, chaque article renvoie à un autre ? Tout d’abord le support lui-même, désormais dynamique, permet de présenter au lecteur-navigateur une sorte de réserve documentaire qui s’actualise à sa demande. La numérisation a accompli une révolution copernicienne. Ce n’est plus le lecteur qui suit les instructions de lecture, se déplace dans la bibliothèque, feuillette l’encyclopédie, va d’un article à l’autre ; c’est le texte, devenu mobile, kaléidoscopique, qui présente ses diverses facettes, tourne, se plie et se déplie à volonté devant le lecteur » (Lévy 1994).

tamment grâce aux technologies numériques (tels les écrans de télévision haute définition), mais sont généralement conçus pour accueillir indifféremment numérique et analogique. Le numérique n’existe pas seul : non seulement il cohabite sans problème avec les outils classiques, mais encore il les incorpore, en totalité ou en partie, plus ou moins ouvertement, selon qu’il les reprend intégralement ou qu’il s’en inspire et les transforme. Comme tout nouveau média selon la théorie de Mac-Luhan, le numérique véhicule le contenu d’autres médias plus anciens et, si l’on consi-

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dère que le médium est le message, il en fait le contenu de son message. Le numérique reprend photo, vidéo, son et texte (etc.) et les adapte à ses propres normes. « Lorsqu’il est question d’information numérisée, il ne faut donc pas oublier le statut en quelque sorte méta-sémiotique du codage numérique, parce qu’il fonctionne comme outil de médiation entre un ‘input’ et un ‘output’ qui, pour leur part, relèvent de systèmes sémiotiques purement traditionnels : sons, textes, images. On peut donc considérer que le codage numérique est au service de véhicules sémiotiques traditionnels et, de ce point de vue, qu’il ne les remplace pas » (Schaeffer 1996). En ce sens il est plus proche de l’électricité que de la télévision – pour citer des exemples de Mac Luhan. C’est un média qui permet la création d’autres médias, autrement dit, qui ne peut être mis en œuvre sans l’assistance d’un autre média. C’est pourquoi il reprend d’abord des outils existants en se substituant visiblement à l’analogique sans opérer de changements significatifs, pour laisser le temps au public de s’y acclimater : appareils photo, caméras, téléviseurs numériques ont remplacé sans heurt leurs équivalents analogiques1 – tout en profitant du bonus de nouveauté associé au terme « numérique ». Les technologies numériques ont été forgées pour la plupart à partir de ces outils anciens, y compris par des transposition de supports physiques à immatériels (pinceaux et crayons des logiciels de dessin, modeleur 3D, piste temporelle des programmes d’animation, etc.) Comment se passer de ces médias qui font maintenant partie de notre 1 Ce n’est qu’après cette acclimatation que sont développées les potentialités innovantes des nouvelles technologies. Copier / coller, control + Z, scripts enchaînant les actions, etc. sont autant de fonctions associées à l’ordinateur, de même que les systèmes de classement, d’archivage, d’enregistrement, d’indexation. Automatisés par la machine, ils s’inspirent de méthodes d’organisation du travail rationalistes, division des tâches et mises en œuvre successives.

culture ? À défaut de pouvoir inventer des technologies ex nihilo, il fallait bien s’inspirer de quelque chose. Des formes totalement nouvelles auraient imposé aux utilisateurs des apprentissages trop contraignants et incertains. Il est bien plus facile de composer un morceau de musique grâce à une interface reproduisant une console de sonorisation, ou de faire un film avec une table de montage virtuelle. Les résultats conser-

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vent un minimum de ressemblance avec des formes plus anciennes, qui appartiennent à la culture commune et paraissent suffisamment familiers pour être acceptées par un large public. Lorsque des nouvelles formes sont proposées, pour tirer partie des capacités des nouvelles technologies, elles font également référence à des types de créations établies. Les « fictions interactives », par exemple, combinent la narrativité d’un texte ou des films1, la plasticité graphique

T. Waliczky, The Garden (extrait), 1991

ou photographique, à des procédés de communication plus innovants. Avant d’en exploiter toutes les potentialités, il est nécessaire d’acclimater les nouvelles technologies – quitte à les sous-employer2. 1 « Les “univers” créés dans le cyberespace sont certes nouveaux, mais ils appartiennent à l’histoire de l’image filmique dont l’influence sur notre manière d’envisager la représentation du monde demeure indéniable. » (Paul 2004 : 96) 2 Il n’y à qu’à voir le changement de physionomie d’Internet : de mises en pages « statiques » faisant ressembler les sites à une accumulation de pages, il s’est transformé en vitrine d’exposition, écran télévision, un grand bazar fourmillant d’images et de sons. 3 Le mouvement techno, au contraire, souhaitait préserver l’intégrité de ses choix musicaux, et ne craignait pas de ne pas respecter les canons en vigueur de la représentation. Son intransigeance le cantonnait à des lieux underground, clubs ou Rave parties, formes publiques plus proches de l’esprit « festif » de cette musique. Elle ne s’est démocratisée en se rapprochant de formats plus répandus – et assimilables –, en ajoutant du chant (House), en se mixant à d’autres styles, comme la variété (Dance), le reggae (Jungle) ou le rock (Big beat, Electro rock). Elle se sert de beaucoup de sons considérés comme « naturels », sons ayant histoire, a fortiori s’ils sont issus d’instruments de musique. Parfois elle en reproduit seulement la texture, ou imite les accidents des supports analogiques, comme les scratch des disques vinyles usagés ou la tessiture d’instruments classiques et contemporains.

4 Jean-Louis Boissier l’avait déjà souligné dans un numéro de la revue virtuelle. « Il aura fallu qu’avec la réalité virtuelle l’image de synthèse devienne interactive ou, plus exactement, reste interactive, pour que l’on mesure à quel point elle s’était portée d’abord vers le cinéma. Il est vrai qu’en se construisant sur la base de calculs et de modèles logiques, elle se situe hors de la tradition photographique. Mais, pour apparaître, pour se réaliser, elle a trouvé très vite le support du cinéma ou de la vidéo. C’est dire qu’elle appartient à une tradition qui est celle du cinéma d’animation. D’un côté, tout le travail analogique aux procédés de dessin qui est le fait de la palette graphique peut être assimilé à un dessin animé qui aurait gagné en automatisme et en cohérence avec son support. D’un autre côté, la modélisation, la simulation des espaces, des formes et des lumières, l’animation comportementale, l’animation en temps réel, hautement perfectionnées, avec leur propension au réalisme photographique, devaient conduire à des images automates et à leur hybridation complète et réussie avec la prise de vue, c’est-à-dire par exemple aux dinosaures de Jurassic Park. » (Boissier 1996) 5 Ils se sont substitués à eux, jusqu’à reprendre leur date de sortie, annonçant aussi sûrement la proximité des fêtes de fin d’année que les guirlandes et autres illuminations des rues commerçantes. 6 The Garden (1991) montre le point de vue d’un enfant, ce qui nous paraît être des images déformées, The Way inverse le principe perspectif en agrandissant les objets au fur et à mesure de leur éloignement de l’objectif.

RIEN D’EXTRAORDINAIRE La plupart des images numériques suivent benoîtement les normes de notre culture visuelle : elles reproduisent, par exemple, le flou de profondeur de champ – flou que l’œil et le cerveau humains, hors cas de myopie et d’astigmatisme, réduisent pour un meilleur confort de vision – alors qu’elles pourraient être nettes du premier à l’arrière-plan ; elles ont recours au repère perspectif à trois dimensions alors qu’elles pourraient mettre en œuvre des systèmes plus originaux. Mais la rupture culturelle serait trop nette ; pour rester profitable commercialement, la révolution doit être lente, explicitée et progressive3. L’animation est un des domaines les plus manifestement inspirés par son modèle, le cinéma4. Les films sont construits sur les mêmes formats temporels, suivent des narrations similaires que leurs ancêtres dessinés sur calque. Destinés à être projetés dans en salle (ou sur un téléviseur), ils sont contraints et adaptés à leur mode de diffusion, avec plus ou moins de réussite5. De peur de ne pas (re)trouver leur public, de ne pas correspondre à ses attentes, de le surprendre ou de l’étonner sans garantie de ses réactions, les grandes majors de l’industrie culturelle exagèrent l’effet-cinéma de leurs films de synthèse : tout doit être clair, suivant les canons de la représentation du septième art, aujourd’hui bien installés. « Son réalisme est un réalisme cinématographique : les objets ou les êtres – que ce soient des dinosaures ou les personnages-jouets de Toy Story – doivent donner l’impression, mieux, imposer la certitude, d’avoir été filmés par une caméra, autrement dit vus par un témoin

qui en atteste l’authenticité. » (Couchot 1998 : 177) La stratégie commerciale n’explique pas à elle seule cet atavisme. Notre culture cinématographique est trop profondément ancrée pour se laisser facilement perturber par les possibilités offertes par le numérique. La simulation permet de créer toute sorte d’images, mais elle reste très majoritairement cantonnée à la construction de perspectives classiques. Seuls quelques productions indépendantes se risquent à des parti pris tranchés et exploitent plus nettement les capacités du numérique. Amer Béton (Michael Arias, 2007) est une animation magnifiquement aboutie graphiquement, profitant de l’hybridation numérique pour mélanger traitement 2D et 3D, images griffonnées et synthèses très précises. Le générique d’introduction dévoile l’envers du décor de la simulation, en faisant voler un personnage dans une rue en forme de faille, les façades des immeubles n’étant que des panneaux sur lesquels des images sont plaquées. La technique du ��������������������������� mapping�������������������� d’images ou de textures (motifs) s’affiche ici comme le successeur des décors de studio en carton-pâte. Quoique novateur, le procédé est aussi une référence à l’histoire du cinéma, détournée et mise à jour. Et ce film n’a été possible que grâce à l’installation, progressive, de l’image de synthèse. Les œuvres d’un Tamàs Waliczky, qui proposent des modes de représentation radicalement différents6 restent au stade de l’expérimentation. La simulation et l’interactivité offrent des possibilités de créations virtuellement infinies

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toujours celles de l’imagination, de l’artiste et des spectateurs. Si les œuvres numériques

étaient vraiment révolutionnaires, elles ne seraient pas comprises.

Les nouvelles technologies ne sont que progressivement exploitées, au fur et à mesure que les artistes se familiarisent avec elles, et qu’ils en devinent les potentialités. Pour cela ils doivent adapter leur façon de penser, la mettre au diapason des chercheurs qui créent les nouveaux outils. Mais ceux-ci sont également immergés dans l’histoire, et donc contraints de s’inspirer de ce qui a déjà été fait ! Comment passer d’une pensée linéaire (liée à la lecture d’un livre) à la pensée complexe de l’hypertexte ? Nous raisonnions en deux dimensions et il nous faut en ajouter une ou plusieurs… Quelle gageure ! Les États généraux de l’écri-

ture multimédia organisés par NovArt, ont cherché des réponses, sans proposer autre chose que des pistes à explorer. On ne change pas si aisément de manière de faire des mondes1 ! Les mentalités se transforment à la suite d’expérimentations et d’approximations successives, qui irriguent graduellement l’ensemble de la société. Encore ces évolutions se font-elles sentir en marge des phénomènes les plus visibles – mais peut-être vont-elles bientôt s’imposer ? Internet change-t-il nos vies parce qu’il met à notre disposition une masse d’informations sans hiérarchie ni jugement ? Parce qu’il met en réseau et tisse des liens entre toutes les données parmi lesquelles nous naviguons, ou plutôt, qui viennent à nous ? Ou encore parce que, en permanence connectés à une énorme réserve d’informations, nous ne nous donnons plus la peine de chercher à nous en souvenir et risquons de perdre l’usage de notre mémoire ? Une multiplicité d’autres remarques 1 L’évolution ne peut-être que lente, le train du progrès faisant mine de partir à chaque instant, ignorant les retardataires, ce qu’il ne peut se permettre : sans passager, qui paierait le prix du voyage ?

sont possibles, déjà faites ou à faire… En télescopant les données, en hybridant les pratiques, le monde numérique transforme la situation et l’oriente dans de nombreuses directions, parfois contradictoires – à la

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fois libertaire et liberticide, par exemple – et il est délicat de déterminer l’ampleur de son rôle dans les changements sociétaux contemporains : impulsion, contribution, suivi ? FUTUR À DÉFINIR Il se sert de systèmes qui nous sont familiers pour introduire en douceur les révolutions qu’il vante. À moins qu’il ne soit que la forme visible d’autres changements que nous négligeons – libéralisation de l’économie, disparition programmée des États, etc. Assis à notre bureau, devant notre écran, nous profitons du

spectacle, la souris ayant remplacé la télécommande. Nous attendons de voir, ce que l’avenir nous réserve et s’il respectera les prédictions des films d’anticipation – super-production hollywoodienne, film catastrophe du 11 septembre, Blade Runner, Soleil vert, Matrix, La guerre

des mondes…

L’emploi du numérique entraîne des transcriptions en chaîne, empreinte du réel, codification numérique calquée sur le média qu’il reprend (émule), puis transformation pour l’affichage et la manipulation sur écran, enregistrement et diffusion sur le support choisi, dans des conditions de présentation variant au gré de la qualité des dispositifs. Le processus est parfois très court et ramassé, mais chaque codage imprime sa marque, lègue gracieusement ses questionnements, ou au moins les sous-entend lourdement. La trace (le stigmate) du numérique est le fait de ce mélange, de cette hybridation des médias qui ne sont plus que ce qu’ils semblent être, et encore, différemment. La nouveauté tient à cette combinaison inédite et virtuellement infinie (dès lors qu’on peut transformer l’analogique en numérique, le niveau en valeur, la qualité en quantité) de problématiques issues d’horizons divers, qui se nourrissent, se fertilisent les unes avec (et à travers) les autres. Mises en jeu simultanément, elles sont travaillées par tous les outils récupérés et compilés (empilés, composés) par le numérique. Il est donc délicat de faire la part des choses et de déterminer avec certitude ce que serait l’apport des nouvelles technologies et ce qu’elles ne font que développer, à partir d’un potentiel préexistant. Nouveautés, reprises et emprunts sont concomitants et mélangés : chercher à les

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distinguer est une tâche absurde, qui découle d’une conception de l’histoire en forme d’avancées par paliers, étapes successives abusivement séparées – différents stades de l’évolution, comme s’il y avait un avant et après et que l’histoire progressait par à-coups.

PROCLAMATIONS DE LA NOUVEAUTÉ

« Notre société est en phase de mutation et nous vivons une période de transition similaire à celle qui vit s’achever le Moyen-Age et démarrer la Renaissance » (Kisseleva 1998 : 22). L’art numérique a ses thuriféraires : ils ne reculent pas devant les superlatifs et proclament avec insistance la nouveauté fondatrice de l’art qui leur tient à cœur, dont ils sont parmi les principaux acteurs – la plupart d’entre eux sont impliqués dans ses théories ou pratiques. Ils pronostiquent des bouleversements de grande ampleur, à la hauteur d’illustres précédents. Leurs comparaisons sont parfois hardies ou un rien péremptoires – comme celle assénée par Olga Kisseleva – mais si l’on considère que l’art numérique est injustement sous-évalué et mis à l’écart du monde prestigieux de l’art contemporain, la réaction n’est peut-être pas excessive. Puisque qu’il est nécessaire de le défendre contre ses détracteurs et tous ceux qui exhibent leur désintérêt méprisant, puisque rares sont ceux qui y prêtent suffisamment d’attention et qui perçoivent ce qui se joue en ce moment, il faut clamer haut et fort que les créations au cœur de la nouvelle catégorie sont à l’origine d’« un enjeu radicalement nouveau », « sans précédent », « totalement différent » (Couchot & Hillaire 2003). Ce vigoureux plaidoyer ne se limite pas à défendre de l’art numérique, l’objectif est aussi de le promouvoir – à grand renfort de réclames, avec un penchant particulier pour les étoiles éclatées oranges ou rouges, dans lesquelles s’inscrit en capitales bâton le mot « nouveau » suivi de

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plusieurs points d’exclamation. Ses qualités sont célébrées plutôt que soulignées, avec tant de force et d’obstination qu’on finit par les considérer comme évidentes. Mais sur quoi se base un tel enthousiasme ? Grâce à quelles innovations, de quels profonds changements la nouvelle catégorie tire-t-elle ses potentialités révolutionnaires ? Dès lors qu’on s’intéresse à tel ou tel aspect de l’art numérique, on remonte facilement à ses origines et on lui trouve de nombreuses filiations, si ce n’est des applications à part entière dans d’autres pratiques artistiques. Comment se fait-il qu’elles paraissent pourtant nouvelles ?

Peut-être est-ce surtout une question de culture, d’appréciation ou même d’interprétation. Il n’y a qu’à adhérer à ces propositions, régulièrement avancées pour s’assurer de la complaisance du public : ces concepts sont nouveaux dès lors qu’on accepte que l’interactivité, le virtuel, la simulation, etc. remplissent leurs promesses, si l’on veut bien considérer les problèmes techniques comme des épiphénomènes et non des accidents révélateurs de défauts de conception des technologies. En imposant sa dénomination – son qualificatif le plus explicite, et, dans une certaine mesure, manifeste –, les acteurs de l’art numérique insinuent qu’il apporte de nombreux changements. Le renouvellement induit par cet art, que des théoriciens et artistes ont essayé de cerner et de décomposer à travers de nombreux critères déjà exposés, tient principalement à sa qualité numérique. Il est nouveau parce qu’il est produit avec des outils dont on nous dit qu’ils ne font que commencer à transformer notre vie. Vous possédez un téléphone portable, vous surfez sur Internet… Attendez un peu la nouvelle génération (UMTS, Web 2.0, 3.0) pour comprendre à quel point vos habitudes seront bientôt bouleversées. Plus rien ne sera comme avant !

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« Il n’est donc pas aberrant d’imaginer que la technologie du virtuel est en train de devenir une sorte de fondement sur lequel une société pourra se constituer ou se reconstituer. » (Kisseleva 1998 : 14-15) Il semble que la fascination pour les promesses des technologies et les discours publicitaires chargés de les vendre (ou simplement de les faire accepter) sont au cœur ou même à la base de l’intérêt que leur portent certains artistes et théoriciens. Ils réactivent une rhétorique idéaliste un peu désuète, mais dont les ambitions démesurées sont à même de provoquer l’engouement. « Le virtuel, et plus généralement les nouvelles technologies de communication, constituent un objet d’étude essentiel puisqu’il suscite, à lui seul, le réexamen de tous les questionnements sur lesquels le genre humain se penche depuis l’apparition de l’écriture et la formation d’une pensée dite “occidentale”. » (Kisseleva 1998 : 14-15) Rien que ça ! L’étude s’annonce ardue, si ce n’est interminable : « le réexamen de tous les questionnements sur lesquels le genre humain se penche depuis l’apparition de l’écriture », des milliers d’années d’histoire de la pensée ! On comprend qu’il soit plus aisé de multiplier les déclarations incantatoires que de s’atteler à cette tâche démesurée. Pour la faire advenir, cette révolution est régulièrement annoncée, dans quelques années, quand les derniers problèmes techniques auront été réglés, quand les outils se seront vraiment démocratisés, quand les autoroutes de l’information seront installées… Peu importe l’ampleur et la réalité du changement, l’important est de continuer à le prévoir, à le vanter, de persévérer dans cette tâche d’éducation aux technologies, d’accompagnement et d’acclimatation au nouvel environnement qui n’est encore que virtuel. Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas : il suffit d’en parler, régulièrement, pour qu’il devienne une réalité qui se nourrit d’elle-même, de la même manière qu’Internet est devenu effectivement un phénomène après que les journalistes aient relayé le buzz lancé par

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les attachés de presse, publicitaires et autre communicants appointés. On ne peut assurer avec certitude que la popularité du réseau des réseaux aurait été moindre sans les nombreux reportages insistant sur le « retard français » dans ce domaine. Mais les commentaires des journalistes sur son importance future n’ont pu être vérifiés que par la suite, après que se soient connectés tout ceux qui voulaient vérifier que quelque chose se passait vraiment, que le nouvel outil méritait bien toutes les louanges qui lui étaient prodiguées. Les Internautes formaient alors une communauté suffisamment importante pour que soient inventés des services spécifiques et profitables1.

L’art numérique n’est que le modèle de l’art de demain, il n’en est pas la forme définitive et aboutie. C’est là où réside sa force : il est virtuellement complet, si l’on accepte les théories qui le fondent et le justifient ; il est actuellement en cours, encore et toujours sous forme transitoire, en perpétuelle évolution, suivant les pronostics inlassablement réitérés. Comment le critiquer, s’il se présente lui-même comme imparfait ? Il suit simplement le mouvement de l’histoire, en remettant au goût du jour des questionnements déjà soulevées, mais plus ou moins abandonnées. Considérant que la faute en revient au manque de moyens techniques pour exploiter ces idées, les amateurs du numérique font évidemment confiance aux nouvelles technologies pour prendre le relais et les porter jusqu’à une autre dimension où elles pourront prendre toute leur ampleur. Plutôt qu’une renaissance, une transfiguration, un changement de paradigme ouvrant sur une nouvelle ère, un nouveau cycle qui suivra ses propres développements. Le meilleur est toujours à venir, l’histoire est 1 Une fois que la bulle spéculative a éclaté et qu’ont fait faillite les nombreuses start-up aux objectifs fantaisistes.

une rampe vers les sommets : l’art numérique n’a qu’à être le commencement de l’aboutissement, le mouvement qui révèle les problématiques

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qui seront traitées et porteront leurs fruits demain. Si, pour le moment, les images numériques diffèrent peu des autres images, si l’interactivité reste schématique et limitée, si les œuvres les plus réussies empruntent encore beaucoup aux formes de l’art contemporain, c’est que la phase de transition se prolonge encore un peu. Mais, en y regardant bien, et sans vouloir faire de critique trop sévère, les questions importantes sont soulevées et n’attendent que d’arriver à maturation pour confirmer tous les espoirs fondés en elles. Dans ce sens publicitaire – rendre public –, le virtuel endosse un rôle d’« image à la puissance image » (Couchot 1988), une image sans référent, mais pleine d’un possible dont elle est la trace en avance, une hyperi-

mage dans le sens de Baudrillard, qui n’est plus le reflet du réel, tangible ou imaginé, mais dont le réel est un reflet. Le virtuel présente ce qui est possible et son apparence fait office de preuve, par la grâce de la simulation. Il suffit de pouvoir l’envisager. Si, grâce ou à travers les technologies, des problématiques renouvelant l’art contemporain sont pensées, imaginées ou espérées, alors l’art numérique est véritablement révolutionnaire et mérite une place privilégiée dans le champ contemporain. La confirmation est opportunément tautologique : les qualités re1 Mais pourquoi l’alibi technique est-il opérant quand il s’agit des nouvelles technologies, alors qu’il serait absurde s’il était invoqué pour les outils “traditionnels” ? Pourrait-on imaginer un peintre incriminer ses pinceaux ou ses tubes de peinture pour justifier de sa toile ratée et expliquer la forme qu’elle aurait dû avoir ? C’est que l’artiste numérique utilise des technologies : il est manœuvré par elles, il suit leur mode d’emploi, mais ne pourra jamais les maîtriser autant qu’il maîtrise des outils qu’il pourrait – presque – fabriquer lui-même. Cela lui offre un nouvel alibi en cas d’échec de son œuvre : si la faute n’en revient pas à un défaut de manipulation de la part du spectateur, alors ce peut être celle de la machine qui n’en fait qu’à sa tête…

marquées sont avérées puisqu’on les a constatées, ou simplement parce qu’elles paraissent possibles, logiques, voire bientôt effectives quand la technologie sera fiable et les spectateurs mieux éduqués. Il ne nous reste plus qu’à croire sur parole les artistes, quand ils nous vantent leurs œuvres entravées par un bug : normalement, si ça fonctionnait, vous verriez à quel point l’interactivité s’adapte de manière intelligente à chacun, et à quel point elle transforme radicalement le rapport à l’œuvre !1

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HÉRITAGES THÉORIQUES Les technologies numériques héritent des problématiques associées aux médias qu’elles reprennent et les prolongent grâce à leur puissance de calcul et à des fonctions développées pour les traiter – à la fois très spécifiques, pour être efficaces et précises, et construites sur des bases communes, pour en faciliter la prise en main. Elles se sont chargées de leur iconographie – influence de la construction perspective, de l’art moderne et de la photographie…

UN ART DE LA REPRISE

Copies, reprises, emprunts, reproductions, l’art numérique se nourrit d’œuvres extérieures à son champ. L’appropriation n’est pas toujours revendiquée ni même assumée. Car la matière récoltée est constituée de données si diversifiées qu’il n’est pas surprenant que les sources en soient égarées et qu’elles soient présentées comme des créations. Et plutôt qu’une recherche des origines et de l’authenticité, ne faut-il pas mieux analyser l’usage qui en est fait ? Recyclages, collisions, hybridations, mutations et déformations jusqu’à la caricature, le magma d’informations – auparavant consécutives et sédimentées par l’histoire – est revivifié et réactualisé. Il a fallu pour cela les remuer, en exhumer certaines, les adapter toutes, pour les faire entrer dans l’encyclopédie démesurée du monde comme agglomération de signes et, in fine, de

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nombres. Les technologies numériques permettent et donc exigent la création de cette bibliothèque universelle, qui vise à tout répertorier pour tout envelopper – et contrôler –, aboutissement probable du réseau Internet, accomplissement programmé de la si souvent – et préventivement – célébrée société de l’information1. Et nous regardons sans réagir cette gigantesque opération d’archivage, en recherchant les potentialités qui nous sont vendues, sans craindre que naisse la société décrite par Borges dans La bibliothèque de Babel (1944) : une immense bibliothèque aux pièces rigoureusement similaires, remplies d’ouvrages où la vie entière est écrite d’avance, parmi lesquelles les hommes errent en quête de révélation. Ces bibliothèques sont parmi les éléments essentiels du système numérique – ainsi qu’on peut le vérifier dans beaucoup de logiciels, y compris dans les « systèmes d’exploitation » contrôlant les ordinateurs. Elles réunissent toutes les données nécessaires à leur fonctionnement, exemples, modèles, références, sans quoi les outils numérique ne peuvent rien produire – puisque leur activité principale est d’imiter l’analogique.

L’art numérique bénéficie de l’exposition publique de ses œuvres. Tirant partie du pouvoir heuristique de la simulation, celles-ci empruntent des thématiques bien connues, amplement traitées et circonscrites, toujours 1 Société où la vie entière pourra être transformée en données, qualifiables et surtout quantifiables, ce qu’il manque de yogourts et de beurre pour réassortir le réfrigérateur, l’état des lieux de la penderie et la garde-robe à commander en ligne pour se mettre au diapason de la mode, la consommation de bien culturels, films, musique, spectacles à télécharger à la demande, opinions de l’internautes exprimées dans les forums, réponses aux sondages, dissection de la vie quotidienne en petites phrases sibyllines sur les sites sociaux…

à retraiter pour en tester les nouvelles limites et définir le numérique à travers l’écart à la norme. Le choix de références consacrées pour les alimenter est un moyen de s’associer leur prestige, ou au moins un signe qu’il a tout à fait sa place dans le champ de l’art. En englobant les médias plus anciens, le numérique ingère leur histoire et leurs œuvres, et s’approprie certaines de leurs problématiques, qu’il prolonge ou détourne en fonction de ses besoins. Avec de tels prélèvements, les tests

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s’avèrent naturellement concluants : ils servent essentiellement à véhiculer une nouvelle image, à substituer au mythe de nouvelles technologies ennuyeuses, celui des outils numériques au service de la création. Animer une vague de Léonard de Vinci, comme si l’eau déferlait (Ex-

cerpts from Leonardo’s Deluge, Karl Sims, 1989). Souffler sur le pissenlit de Larousse pour en éparpiller le pollen (Je sème à tout vent). Pour faire comprendre ce que pouvaient apporter les nouvelles technologies, il était nécessaire d’invoquer le fond culturel commun. Le recours à des références associées à l’art devait également permettre de les rendre plus humaines. Des images célèbres pour présenter des technologies plus humaines, peut-être de l’art. S. Levine, After Walker Evans, 1991

Si « l’art numérique fait donc grand usage de la citation, de la ponction ou de la paraphrase » (de Mèredieu 2003 : 128), ce n’est pas seulement parce qu’il instaure un nouveau mode de prélèvement des informations qui les rend exploitables dans les contextes les plus variés. C’est surtout parce qu’invoquer de telles références est un moyen d’asseoir sa légitimité. Ce procédé n’est cependant pas exceptionnel dans l’histoire de l’art : les pratiques se réfèrent souvent à la tradition, pour la rejouer (la Renaissance interprétant l’Antiquité) ou s’en démarquer (l’enchaînement du nouveau à partir de la Modernité)1. Toute œuvre se positionne par rapport à la définition de l’art, c’est-à-dire par rapport à l’histoire d’où elle hérite son nom qui est aussi son qualificatif. En reprenant Manet (Le déjeuner

sur l’herbe) et Picasso, Alain Jacquet et Roy Lichenstein témoignent de l’invention et de l’usage qui peut être fait d’une culture artistique, en1 Voir infra, pp. 379 à 383. 2 Des filiations entre artistes sont aujourd’hui formalisées en « parrainages ». Les artistes présentés lors de l’exposition J’en rêve furent sélectionnés pas des tuteurs renommés.

semble de connaissances communes à un groupe d’initiés2. Sherrie Levine force la familiarité du cercle de l’art en rejouant des œuvres consacrées, reproduisant en version dorée la Fontaine de Duchamp (Fountain, 1991), ou en photographiant une série de Walker Evans (After

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Walker Evans, 1991) et en exposant ces photos visiblement identiques à celles du maître1. Kathy Grove gomme les rides de la Migrant Mother (1936) photographiée par Dorothea Lange pendant la grande dépression, jusqu’à la faire ressembler à un modèle de magazine de mode. Le recours à la citation est une stratégie, particulièrement déployée à l’époque postmoderne, à travers des hommages ou des relectures d’œuvres, une manière de se placer d’office dans la continuité de l’histoire de l’art. APPROPRIATIONS ÉPROUVÉES Plus largement, l’usage de la citation touche, de près ou de loin, une bonne partie de l’art – et pas seulement contemporain. Quand Cindy Sherman réalise des autoportraits photographiques en forme de toiles de la Renaissance, elle reprend la tradition et l’adapte à ses propres codes à travers des mises en scènes reconnaissables. Ses premiers Untilted sont des photos de plateau de films hollywoodiens n’ayant jamais été tournés. Elle y rejoue des stéréotypes, interprète un rôle d’actrice, le regard ailleurs dans une pose pleine d’attente, cadrée et éclairée comme dans un plan cinématographique. Audelà de l’hommage nostalgique aux spectacles de son enfance, la référence au cinéma s’inscrit dans une démarche Pop. Cindy Sherman interroge les rôles de la photo et du cinéma, les limi-

K. Grove

C. Sherman, Untitled Film Still #14, 1978

1 AfterSherrieLevine.com – ou AfterWalkerevans. com – est un site qui prolonge le travail de l’artiste et confirme sa position dans une perspective historique de l’art : Walker Evans, Sherrie Levine, AfterSherrieLevine.com. 2 Remix : nouveau mixage et montage à partir des éléments originaux, avec une coloration différente. Cover : reprise d’un morceau par un autre musicien que l’auteur ou l’interprète original. Fake : copie se faisant plus ou moins ouvertement passer pour l’original – se dit aussi des portraits de stars mises en scène dans des situations compromettantes dont on imagine qu’elles sont fausses. Hoax : canular reprenant toutes les formes des informations véhiculées par Internet ou par courrier électronique.

tes entre les deux médias, la distinction entre art et culture populaire, et finalement exploite les qualités des uns et des autres. On pourrait également parler de David Claerbout, dont le travail lie inextricablement photo, vidéo et cinéma pour confronter supports et temporalités ; ou encore les œuvres de Matthew Barney, Pierre Huyghe, Apichatpong Weerasethakul, à la limite de la vidéo et du cinéma ; ou encore les caissons lumineux de Jeff Wall, un mode d’exposition qui apparente ses grands tirages photographiques à des tableaux, etc. Cela explique que de nombreux artistes apparus sur Internet (Reynald Drouhin, Gregory Chatonsky, etc.) exposent aujourd’hui fréquemment en galerie  : ils empruntent cette voie distinctive.

Le codage numérique favorise les reprises, réappropriations, transferts, détournements. « Internet constitue, sur ce point, l’instrument le plus approprié à de tels “prélèvements” » (de Mèredieu 2003 : 129). Remix, cover, fake, hoax, etc. : un vocabulaire nouveau (d’origine anglo-saxone) est rentré dans les usages pour décrire ce qui a été créé à partir ou en référence à autre chose et circulant à travers les réseaux2. La reproductibilité technique du format numérique a des conséquences innombrables sur l’usage que nous faisons des technologies, favorisant les emprunts et plagiats – textes et images non crédités –, copies – musiques, films, etc. à travers le peer-topeer –, transferts et réinterprétations. On reprend des morceaux de mu-

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sique en les remixant ou en les rejouant (cover), on réalise son propre clip vidéo en chantant à la place de Madonna ou on s’inspire d’une vidéo d’artiste – Le cours des choses (1987) de Fischli & Weiss est très populaire sur les sites de partage vidéo –, ou encore on reproduit dans un univers virtuel tous les aspects du quotidien – demeure numérique, argent

D. Claerbout, Bordeaux Piece, 2004

immatériel, occupation rémunérée par et pour le réseau, personnages et personnalités en ligne… En 2008, Great Escape et Wirxli FlimFlam rejouent sur Second Life – univers 3D en réseau – avec leurs avatars, le

Remake (1995) de Pierre Huyghe, reprise ou plutôt refilmage du Fenêtre sur cour d’Hitchcock. Être cité confirme voire produit de la légitimité : c’est un signe que ce que l’on exprime mérite d’être répété – et les accros

Fischli & Weiss, Le cours des choses (extrait), 1987

de Twitter guettent les « RT », prouvant que leur petite phrase est moins inepte qu’il n’y paraît. Internet est un réservoir d’informations pour qui cherche matière à inspiration et détournement. Il est régulièrement nourri de sources externes – l’otage n’est toujours pas libéré le cours de la bourse séance spéciale de cinéma en plein air ce matin j’ai mangé un pancake bio de la boutique en bas de chez moi il était rassis je suis rentré totalement ivre hier soir… Ce sont des prétextes à une communication sans message, l’apparence des relations sociales qui nous donne le sentiment d’être en vie, parce qu’en contact avec l’ensemble de la planète. L’absence totale de hiérarchie et l’accès offert à toute sorte de données auparavant réservées – à des amateurs (jeux d’argent, pornographie), à la sphère privée (journal sous forme de blog) – nourrissent le travail des artistes. Libéra-

tion leur propose de montrer une sélection de vidéos (sur YouTube ou T. Ruff, NUD 038, 2001

1 Les Inrockuptibles publient chaque semaine la playlist d’un groupe de musique interviewé, le rédacteur de l’association de DJ Goldrush le fait également dans sa newsletter.

DailyMotion) sur son site Ecrans1. Augustin Gimel monte en animation des milliers d’images issues de sites pornographiques (Fig. 4, 2004). La série Nudes de Thomas Ruff, réalisée à partir de ce même type d’images,

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agrandies et retravaillées par ordinateur, connaît un très grand succès (notamment dans les salles de vente). Adaptant la technique du found-

footage, Marc Plas revisite le film Matrix en le repliant sur lui-même pour en créer une version compilée huit fois plus courte.

« La Simulation excelle à imiter la Représentation. » (Couchot 1988 : 233) Le recours à la représentation ne s’explique pas seulement par des M Plas, Tramix (extrait), 2007

raisons pratiques et commerciales, mais bien parce que la simulation entretient avec elle des rapports plus étroits que nombre de théoriciens révolutionnaires n’ont voulu le dire. Car, que ce soit la reproduction ou la recréation, toutes deux ont à voir avec l’imitation. Comme la simulation, la représentation implique une distance avec l’objet représenté. Elle n’est cantonnée au simulacre que dans sa version illusionnée et illusionniste de la caverne et des iconoclastes cherchant une vérité qu’ils ne peuvent y trouver. La représentation ne vise pas la simple reproduction mais plutôt la constitution d’une image qui renvoie à son aspect sensible, à ce qu’elle symbolise et ce qui l’a formée ainsi. C’est une copie accompagnée d’un état d’esprit, celui du créateur ainsi que celui qu’il découvre ou révèle dans l’objet1. La simulation ne vise pas à la production d’images, même si elle l’entraî-

1 Pour un plus ample développement, lire le livre de Gérard Pelé, Art, informatique et mimétisme (L’Harmattan, Paris, 2002). « De fait, cette référence à un modèle préalable permet à la copie d’être moins fidèle à l’apparence de l’original qu’à sa signification, si bien que la copie peut être une imitation au sens classique du terme, en n’adhérant pas de façon trop excessive à son origine, et en procédant un tant soit peu de “l’idéa”, du “disegno” ou de “l’invenzione”, ces concepts fondamentaux de la théorie humaniste. Autrement dit, le copiste qui considère, au travers de l’œuvre dont il fait un exemplaire, le modèle qui l’a inspirée, se rapproche du créateur de l’œuvre originale, il imite plus sa posture et ses idées que ce qu’il a produit. » (Pelé 2002 : 26)

ne par conséquence. Elle ne s’oppose qu’à une imitation entendue comme la copie de l’apparence de l’objet – à supposer que l’apparence soit une qualité associée à l’objet, qui lui soit extérieure et accessoire. En le prenant comme modèle, la simulation en fait son objet d’étude, elle l’analyse selon un angle d’approche particulier et, ainsi décortiqué, le recompose dans un univers sensible – une scène ordonnée, un espace de représentation au sens théâtral – choisi pour mettre en valeur ses qualités. La simulation est une reproduction qui s’attache à la structure de

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l’objet et s’applique tout au long du processus de sa genèse. C’est une reproduction au sens biologique, qui produit à nouveau, du nouveau et non du même1 – alors que la reproduction mécanique vise à la copie la plus fidèle possible, quitte même à ce que l’on ne puisse pas la distinguer de ce qu’elle reproduit. Pourtant, la simulation trouve une justification dans la validité de ses résultats, qui se mesure la plupart du temps à la ressemblance formelle de la copie avec son modèle. Son objectif est alors la création d’un clone si parfait, si intégralement reproduit, jusque dans sa structure cachée qu’il serait identique en tous points à son modèle, y compris dans sa forme. Un exemple extrême en est proposé par Borges : il décrit le projet insensé de Pierre Ménard, qui veut réécrire le Quichotte à l’identique sans le recopier, ce qui serait trop facile, mais en reconduisant les conditions qui ont présidé à son écriture pour le créer à nouveau. L’imitation recule alors d’un stade, s’appliquant sur le préalable à la création, et non sur la création elle-même. Que la simulation n’imite pas l’apparence de l’objet ne signifie pas qu’elle n’imite pas du tout. Au contraire, en analysant sa structure et son histoire, d’où sa forme découle – les deux ne pouvant être dissociées –, elle la reconstitue ou la reproduit dans un autre système formel. L’imitation, que la représentation limitait visiblement à l’apparence, s’applique ici en profondeur, à toutes les étapes, tout au long du processus de création. « L’imitation est ici poussée très loin, puisqu’on ne se contente plus d’imiter l’aspect visuel de l’objet, ni son enveloppe, mais les forces qui lui donnent son aspect et lui confèrent un comportement » (Pelé 2002 : 20). La simulation est un système de présentation ayant recours très large1 La production de différences est inévitable, puisqu’il est impossible de construire des modèles parfaitement fiables.

ment à l’imitation, sous tous ses aspects, aussi bien pour fixer les lois du système de représentation utilisé, que pour définir les qualités du

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modèle avant de le reproduire : la plupart des critères présidant à la mise en œuvre du modèle sont inspirés de référents préexistants. LE CLONAGE Avec le clonage, les deux sens de la reproduction, naissance et copie, se rejoignent. « Un seuil semble effectivement avoir été franchi avec l’utilisation des actuelles technologies de l’image, celles-ci fournissant du réel une image de plus en plus “véridique”. Un des rêves (des tech niciens comme de beaucoup d’artistes) est d’ailleurs d’arriver à concurrencer le réel, jusqu’à produire du monde une sorte de clone ou de double parfaitement ressemblant, prêt à se substituer à la “réalité”. » (de Mèredieu 2003 : 154) Ce clone ultime, qui remplacerait son modèle, lui serait par nécessité supérieur – pourquoi reproduire la réalité, si ce n’est pour l’améliorer ? –, parce qu’il serait le résultat d’une analyse, d’un choix, parce qu’il aurait été reconstruit suivant un but et avec méthode, parce qu’il serait doté de réflexion, conscient de ses qualités et ouvert

à des changements rétroactifs, totalement opérable, à vif. Il serait donc différent. C’est le mirage de la carte recouvrant le territoire, dont parle Borges, en citant Suárez Miranda. À supposer qu’une telle carte puisse être réalisée, elle n’en serait pas pour autant en tous points similaire à son modèle qui est par définition unique dans notre système d’espace-temps. « Les conditions objectives de la dynamique du système physique et technique utilisé pour la reproduction empêchent l’objet reproduit d’être un clone du modèle tout aussi sûrement que des conditions de même essence interdisent au copiste “humaniste” d’être un facteur parfaitement transparent, indifférent aux matériaux qu’il manipule comme aux idées qu’il imite. » (Pelé 2002 : 71-72)

Il ne faut pas croire que l’imitation idéale est identique au modèle ; ce n’est pas plus l’objectif de la représentation que celui de la simulation. Pour être utiles et apporter des informations (au sens large de la théorie du même nom), ces opérations produisent leur propre modèle qu’elles exploitent ensuite1. « […] L’imitation suppose la distance, l’opticalité, la médiation » (Didi-Huberman 1997 : 76), opérations qui sont également nécessaires 1 « Enfin, il ne faut jamais oublier qu’un modèle n’est qu’une approximation de la réalité ; par nature, tout modèle est faux. Certains sont simplement meilleurs que d’autres […] » (Tomassone, Danzart, Daudin, Masson 1989 : 5)

à la simulation – l’opticalité s’appliquant ici à l’apparence non pas exté-

2 Cette distinction ne va pas de soi, la séparation faite entre la constitution des choses et leur apparence étant pour le moins contestable et suspecte d’idéalisme naïf. Peut-être est-il enfin temps de se dégager de cette dichotomie primaire essence / apparence qui confère cette valeur de vérité si l’on considère qu’elle s’implique à l’intérieur des choses. Pourquoi ce qui est caché serait-il plus authentique que ce qui est visible, pourquoi ne devrait-on se fier qu’au secret découvert ? Ouh là là, ça sent le complot tout ça !

solu avant de le représenter sous une forme sensible. Elle est l’héritière

rieure mais structurelle des choses2. Elle implique une intellectualisation du modèle, une recherche quasi-ontologique pour le définir dans l’ab-

d’un pan de l’histoire de l’art, qui définit la création par la conceptualisation plutôt que par la copie. En analysant la réalité comme une somme d’informations à classer, traiter, exploiter, en récoltant les signaux discrets et en les transformant en données réutilisables, le « tout-numérique » façonne notre environnement au filtre de ses concepts et outils (c’est-à-dire de ses technologies). Virtuellement apte à s’appliquer à

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tout, formant un système englobant aux prétentions universalistes, le monde des nouvelles technologies tend à se substituer à la réalité, à lui donner une forme médiate – intermédiaire – masquée par l’instantanéité du temps réel, faisant référence à un original inexistant, y compris dans ses actualisations. Tout ce qui en ressort a été retouché, repris suivant les codes, reformé pour correspondre à son image, attendue. Ce qui fait dire à Florence de Mèredieu, que « l’image est de plus en plus construite, manipulée et de moins en moins prélevée dans le réel » (de Mèredieu 2003 : 121), comme si les technologies numériques proposaient une réalité idéale, non contextuelle, une invention au sens fort. L’art numérique n’est pas totalement éthéré, hors du monde phénoménologique. Il est forcément analogique, fut-ce pour une part infinitésimale, au tout début et en toute fin du processus. S’il veut faire de l’effet, il faut bien qu’il sorte des limbes confortables d’un virtuel, support de tous les fantasmes, pour se confronter à son public à travers l’actualisation. L’image peut bien être « à la puissance image », il n’en reste pas moins qu’elle doit conserver un référent, qu’elle est toujours l’image de quelque chose, même si ce n’est qu’un prétexte ou un alibi, une forme creuse pour asseoir le mythe. La simulation ne serait qu’une autre empreinte, au-delà et en-deçà du concept usuel de la chose, scannée en profondeur, intellectualisée, mise à part, aux origines masquées par la réduction ontologique qui ne regarde la chose qu’en ce qu’elle n’est qu’une occurrence d’un modèle idéal, pourtant une empreinte toujours, parce que l’empirisme n’est jamais totalement écarté, puisque la simulation ne peut faire autrement que de copier, quand la conceptualisation serait trop complexe ou trop fastidieuse, quand on ne sait faire autrement que de constater, rapporter, décrire.

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« Car l’enjeu des procédures d’empreinte, à la fin du XIVe siècle et jusqu’au milieu du XVe – au moins –, n’est pas tant de faire vivant, c’est-à-dire d’imiter, que de reproduire naturellement, c’est-à-dire de dupliquer […] On ne désintrique pas l’imitation de la ressemblance, on ne sépare pas les conditions historiques et stylistiques où sont produits certains objets visuels de leurs conditions anthropologiques d’existence » (Didi-Huberman 1997 : 63). Car même si les formes sont trompeuses, toute création se rapporte

in fine à ce qui a été perçu, quelles que soient les imperfections et les perversions qu’elle suppose, qui déforment ou transforment les idées auxquelles elle fait référence.

DES THÉORIES EN HÉRITAGE

Bien que la simulation soit à même de synthétiser tout ce qui peut être pensé – c’est d’ailleurs son premier rôle, de faire voir pour aider à concevoir –, alors qu’elle permet les expérimentations les plus folles, jusqu’à de véritables délires instaurant des réalités alternatives, elle est souvent cantonnée à la retranscription ou à l’émulation de systèmes établis. Ce n’est pourtant pas une démarche a minima. Quand elle imite la représentation, la simulation ne la reproduit pas, elle la reconstitue, dans son apparence, dans ses codes, dans son histoire. Elle remet à jour (au goût du jour) des concepts de l’Antiquité (l’absolu du modèle) ou de la Renaissance (le système perspectif comme vision construite du monde). Elle s’en inspire et les développe. L’art numérique « réactive, amplifie et prolonge, pour une part, le vieux système perspectiviste hérité de la Renaissance » (de Mèredieu 2003 : 96). Malgré les grandes déclarations d’indépendance et l’assurance affichée du grand chamboulement en cours, il opère un retour sur cet outil théorisé depuis plus d’un demi-millénaire. La perspective, si souvent escamotée, ou au moins distordue, mise à plat et remontée sens des-

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sus-dessous par le modernisme, est rappelée pendant toutes étapes de création et d’exposition des images. Dans tous les logiciels de synthèse faussement définis comme « en trois dimensions », elle seule permet de visualiser l’avancée du travail, à travers le WYSIWYG, en donnant l’illusion de la profondeur. Les volumes ainsi dévoilés existent virtuellement dans la mémoire de l’ordinateur, comme ils existaient dans les cerveaux des peintres du Quattrocento. Mais la vision frontale imposée par la fenêtre ouverte à la Renaissance a été enrichie depuis par d’autres points de vue, combinés ensuite dans l’écriture cinématographique. La simulation s’en est également saisi, dans un cadre narratif jusqu’alors négligé par l’art contemporain – mais depuis lors en partie réhabilité, souvent en

C. Landreth, The Story of Franz K. (extrait), 1993

raison d’une porosité avec le 7ème art, justement. Le cadre de la scène est celui délimité par la caméra, alternant plans d’ensemble, gros plans, zooms et travellings. Ce découpage est manifeste dans un court métrage de 1993, Data Driven : The Story of Franz K. (Chris Landreth), qui exploite les qualités cinématographiques de l’animation 3D, avec effets spéciaux et mouvements de caméra. Une narration en voix off accentue la ressemblance avec la forme cinéma. Tous les films d’animation grand R. Hamilton, Passage of the Angel to the Virgin, 2006-2007

public sont aujourd’hui construits par ces codes.

Passage of the Angel to the Virgin (Richard Hamilton 2006-2007), reproduit une scène d’apparition du Saint Esprit, comme aurait pu le faire un peintre de la Renaissance avec les nouvelles technologies. L’espace perspectif est construit comme dans une toile de Piero della Francesca,

M. Mullican, Five into One (extrait), 2001

1 Dans le même ordre d’idée, Jacksonpollock. org est un site qui permet de reproduire des dripping à la manière du grand maître ; l’effet est saisissant, mais une fois le programme pris en main, la facture des images obtenues paraît exagérément répétitive et sous le contrôle de l’exécutant. Plus de trace du hasard et de l’accident.

cependant que la facture ripolinée fait référence aux images de synthèse, démonstrations de virtuosité1. Avec Five into one (1991), Matt Mullican donne un exemple de ce que pourrait être une balade dans les airs au-dessus d’un monde virtuel en volume – nouvelle cité idéale étendue à l’échelle d’un territoire, application des codes de la représentation

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3D, géométries simples, couleurs vives, déplacement apparenté à celui d’un simulateur de vol1. Construite dans un espace perspectif classique,

The Legible City est une ville où les immeubles sont des lettres. Jeffrey Shaw y associe une interface spécifique, un vélo sur lequel le spectateur pédale pour lire l’architecture. Il agit directement sur le paysage dans lequel il s’enfonce, la fenêtre ouverte à la Renaissance le donnant à voir défilant, comme si chaque tour de pédale déroulait la bobine d’un film. Avec Dieu est-il plat ?, Maurice Benayoun approfondit la démonstration en s’inspirant des jeux vidéo Kill’em all2 de l’époque. Le spectateur creuse des galeries dans ce qui ressemble à une couche de briques, espérant qu’apparaîtront sur son chemin des images pieuses. Il teste la simulation à mesure qu’il évide cet espace aberrant qui le fait revenir sans arrêt sur ses pas. Plus récemment, d’autres artistes s’inspirant de jeux 1 Et tout cela est encore plus conceptuel : « En 1991, dans le prolongement de ses expériences de projection mentale dans une image et de City Project, Matt Mullican répond à la proposition qui lui est faite en France de créer un environnement virtuel interactif. Les cinq niveaux symboliques d’interprétation, tels qu’ils s’identifiaient dans ses projets antérieurs et notamment dans sa « ville », se trouvent alors raccordés en un : Cinq en un. Selon les propos de Matt Mullican, il est possible d’identifier ainsi les cinq niveaux : le premier est vert, il contient les éléments physiques universels, des matériaux, des transformations énergétiques matérielles; le deuxième est bleu, il rassemble les choses observables et ordonnées du réel quotidien, en dehors de la conscience; le troisième est jaune, il désigne ce qui est structuré, encadré, conscient, ce qui est décrit par l’art; le quatrième est noir et blanc, il expose les signes socialement constitués en langages; le cinquième est rouge, il exprime la subjectivité, les représentations mentales, l’énergie devenue pure signification. Ce schéma visuel n’est pas la carte d’une ville, ce n’est qu’une carte qui serait prise pour une ville. Cette cosmologie n’est qu’un modèle, un trompe-l’œil, une interface entre l’artiste et ses concepts. » (http: /  / www.ciren.org / artifice / artifices_2 / mullican.html : 92)

vidéo (Feng Mengbo, Palle Torrson…) utilisent aussi les règles renaissantes de la perspective conique.

Même si sont revendiquées son irréductible différence et son évidente nouveauté, l’art numérique s’inscrit bien dans l’histoire de l’art et se positionne par rapport aux mouvements ou aux tendances anciennes mais aussi contemporaines. Pour être reçu par les amateurs d’art, que plusieurs décennies d’avant-gardes et l’actuelle dé-définition de l’art (Rochelitz) ont placé sur un terrain mouvant (dont ils sont prêts à revoir l’appréciation), il faut qu’il fasse référence au champ de l’art, fut-ce en le critiquant. La table rase annoncée est avant tout une posture stratégique. Elle est un moyen d’infléchir le cours de la tradition (De Duve), que l’art numérique ne peut renier sauf à abandonner la première partie de

2 « Tuez les tous » : le joueur déambule dans des espaces clos (souvent des souterrains) où surgissent des monstres qu’il doit exterminer.

son nom, son statut artistique. Sa difficile accession à – ascension vers – ce rang élevé s’est faite au

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détriment de l’actualité pour avoir recours à des fondamentaux plus fondateurs. Les démarches les plus radicales – celle de Vera Molnár ou de Manfred Mohr, par exemple – n’étaient pas assez séduisantes. L’exhibition du savoir-faire, du « métier » est toujours plus vendeur que les problématiques propres à l’art : le premier est un signe destiné au public extérieur, alors que le second s’adresse quasi-exclusivement aux spécialistes, moins nombreux. L’effort d’ergonomie a poli le propos en même temps que l’aspect terne et rebutant des technologies. La vulgarisation de l’art par ordinateur s’est faite en gommant l’empreinte trop technique de l’ordinateur, en lui inventant un succédané moins rebutant, le numérique. Pour ne pas effrayer le chaland, et parce que même la nouveauté la plus radicale n’est pas inventée ex nihilo, la technologie s’est substituée aux techniques antérieures, en les simulant à travers ses propres canaux. Elle s’est saisie de modèles anciens mais éprouvés, bien installés dans l’imaginaire collectif1, et aptes à être recyclés dans de nouveaux mythes.

L’iconographie de l’art numérique fut, au moins dans le premier temps de sa conquête d’une place dans le champ contemporain, étonnamment conservatrice. Les nouvelles technologies ouvraient un plus large ac1 À travers films (Tron, ou Terminator pour les effets spéciaux), clips vidéo (Kraftwerk par Rebecca Allen) ou jeux électroniques s’est constituée une image de l’image de synthèse, vouée à l’imitation, que se sont réappropriée (entre autres) les artistes.

cès jusqu’à la matière même des images, sons, textes, etc., pourtant les

2 Des effets numériques reproduisent, par exemple, les craquements des disques vinyle usagés ou les rayures sur les pellicules trop souvent projetées.

etc.), mais beaucoup moins que d’œuvres réalistes, à l’esthétique photo-

œuvres conservaient une facture classique. On aurait pu concevoir des images faites de tracés purement géométriques ou composées au pixel près, des simulations abstraites ; il y en eut (Vera Molnár, Manfred Mohr,

graphique ou 3D – fidèles à la nature et à la culture constituée, au point d’en reproduire les défauts par le calcul2. La plupart d’entre elles n’ont

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pas été retenues par l’histoire de l’art, sauf en tant qu’expérimentations périphériques utiles pour délimiter le champ de l’art numérique.  Celles qui font figure d’œuvres pionnières se distinguaient par un décalage avec le réel, qu’elles avaient déformé en le reformant : on ne souffle plus sur le pissenlit mais sur un micro qui analyse la fréquence du son produit, ce qui permet à l’ordinateur d’adapter la manière dont les pistils se détachent de la tige ou dont la plume s’envole (Je sème à tout

vent et La plume), le faisceau de la lampe de poche fait apparaître des animaux et non pousser des plantes (Phototropy), ce sont des méduses qui ondulent dans Viens danser, etc. Cependant, ce décalage ne sert qu’à souligner une qualité que l’artiste a remarquée et qu’il souhaite mettre en avant : comment les pistils ou la plume restent un moment en apesanteur après avoir été soufflés1, la sensation que l’on a d’engendrer les insectes quand ils apparaissent, innombrables, sous la lumière d’une lampe pendant la nuit, la ressemblance formelle de l’évolution des méduses avec une danse sensuelle, etc. Mêmes les artistes qui se voudraient démiurges s’inspirent de la réalité – de ce qu’ils regardent comme la réalité – pour construire leur monde fantasmatique. Ils n’inventent pas une alternative mais poétisent un aspect du réel en imaginant des métaphores où réside l’idée qu’ils s’en font.

LE PITTORESQUE

La prééminence de la technique était particulièrement manifeste dans 1 « La plume n’est plus seulement caractérisée par sa structure volumique, mais aussi par son poids, sa surface portante et sa géométrie, elle est “située” dans un fluide dans lequel elle peut “voler” comme une aile, un modèle de particules qui possède ses propres caractéristiques de densité, de viscosité et qui est lui-même susceptible de mouvement.» (Pelé 2002 : 149)

les premières œuvres de l’art par ordinateur. Images de synthèse rutilantes, dessins fractals multicolores comme des tapisseries hippies, bon nombre d’œuvres s’apparentaient plus à la démonstration du savoirfaire qu’à la réflexion artistique.

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« On comprend que Françoise Holtz-Bonneau ait pu alors parler d’un chromatisme vivace et d’une “tendance à l’excès” de l’esthétique propre à l’image numérique, la violence du coloris s’accompagnant fréquemment d’une “rudesse” géométrique ou d’un réalisme situé à la limite de la parodie. » (de Mèredieu 2003 : 116-117) Un nouvel académisme s’est constitué, reposant sur la maîtrise des outils et produisant des démonstrations ; il est la conséquence d’une technologie trop prégnante, qui assortit des usages aux outils – comme si le mode d’emploi imposait la répétition des tests pour s’assurer du bon fonctionnement de la machine. Les œuvres en découlant ressemblent plus à des exercices qu’à des créations à part entière. Leur dimension symbolique cède le pas devant leur valeur de preuve. Modèles appliqués des technologies, elles construisent une vision positiviste du progrès, indissociable d’une croyance en la science toute puissante, capable de nous libérer des contraintes naturelles. À l’origine de l’art numérique, il y a un rapprochement des sciences et de l’art, à travers des expérimentations (E.A.T.) et des revendications de théoriciens dont les centres d’intérêt embrassaient les deux domaines. Ce mouvement pourrait être apparu en réaction à la création artistique des années 1960 et 1970, alors que l’escalade des avant-gardes menait progressivement vers une plus grande automatisation de l’art – vers un « n’importe quoi » (De Duve) qui n’était pas du goût de tous –, alors que le Pop Art s’emparait du quotidien et minait consciencieusement ce qu’il restait de hiérarchie entre Beaux-Arts et expression populaire – ou commerciale. Face à l’expression tous azimuts de la subjectivité de l’artiste et de sa valeur intrinsèque – signifiée par l’indifférence au métier –, l’art technologique privilégie la logique des outils et de l’habileté technique, réactivant un balancement récurrent dans l’histoire de l’art, « […] le retour – la survivance – des savoir-faire techniques à travers la revendication humaniste d’un savoir artistique nouveau » (Didi-Huberman 1997 : 63). Défendre

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un usage intellectualiste des techniques aboutit à les replacer au cœur de l’œuvre, en développant questionnements et expérimentations qui leur sont propres. Au lieu de poursuivre une recherche sur ce qui fait l’art en tant qu’art, elle se réfère au champ technologique, c’est-à-dire à des enjeux extérieurs. Expérimentation perpétuellement inaboutie, à reprendre et à prolonger, à renouveler en permanence, elle sert de prétexte à l’application théorisée des techniques. Elle est dépendante de celles-ci pour sa réalisation en tant qu’œuvre, il arrive même qu’elle en soit l’illustration ; dans ce cas, elle n’est qu’une occurrence occasionnelle de l’état de l’art – technologique, une sorte de test de vérité des théories qui l’accompagnent. ŒUVRES MANIFESTES Elles restèrent prédominantes jusqu'au milieu des années 1990, tant qu’il était encore nécessaire d’affirmer les spécificités de l'art numérique. Elles faisaient office de vitrines, avec leurs couleurs éclatantes, leurs formes simples et reconnaissables, leurs thèmes classiques empruntés à l'histoire de l'art, ou parfois, aux sciences (Interactive plant growing et autres simulation de la nature, par exemple). Le tout était représenté selon les conventions en vigueur – la perspective définie au XVe siècle par Brunelleschi et Alberti, le cadrage photographique, la narration cinématographique… Les expérimentations les plus explicites et convaincantes jouent un rôle

d'attracteur et de vulgarisateur pour faire du spectateur un amateur. Ce sont des illustrations simples dont le pouvoir symbolique est assujetti à des impératifs de communication publicitaire. Pour être comprises, elles affichent leur originalité de manière sinon grossière, du moins exagérément appuyée. Les 3 robots chien Aibo (Sony) jouent Le Petit chaperon rouge comme s'ils étaient des acteurs vivants, Le funambule réagit évidemment à nos interactions, les androïdes standardistes répondent poliment aux sollicitations, y compris lorsqu’ils ne savent pas quoi faire.

Certes le numérique autorise toutes les copies et les artistes, la plupart du temps, ne prélèvent des données que pour les transformer par la suite – au minimum en changeant leur mode de diffusion – mais ils contribuent ainsi à la circularité, voire la fermeture de la société sur elle-même. Car si l’entrepreneuriat et l’innovation sont aujourd’hui valorisés, les impératifs de rentabilité favorisent plutôt la mise en œuvre de recettes vérifiées, souvent éculées. En reprenant les médias anciens sous

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une forme contemporaine, le numérique est l’outil idéal de ce conservatisme, à même de faire passer pour novatrice une œuvre classique1. Les artistes eux-mêmes peuvent être tentés de suivre la logique – et la pression – du marché, en perpétuant jusqu’à l’écœurement les séries qui leur ont apporté le succès, ou, plus simplement, en suivant la mode du moment. La reprise devient répétition. « C’est ainsi que l’on observe des partisans et des praticiens d’un art technologique – et donc nourri des “nouvelles technologies de la communication” prônant les “nouvelles images”, images numériques ou de synthèse – qui devraient théoriquement accepter le schéma communicationnel et y contribuer, se retrouver dans les défenseurs de l’esthétique traditionnelle dont ils partagent les valeurs qu’ils s’efforcent de revendiquer pour leurs travaux. » (Cauquelin 1992 : 61) Pour peu que le rapport entre concept et œuvre – le lien de cause à effet – soit brisé, les problématiques technologiques perdent de leur force. Complexes et fragiles, les œuvres sont sujettes à des dysfonctionnements qui les font paraître anecdotiques et injustifiées. Cela se produit 1 Comme si le fait de rajouter des effets spéciaux pouvait rajeunir une œuvre ! C’est parfois tout le contraire. La version « remasterisée » et enrichie d’effets spéciaux de la plus ancienne trilogie de StarWars lui donne au contraire un coup de vieux rétroactif, alors que les images de synthèse s’avèrent inutiles – et irréalistes. 2 L’installation Playing Guitar de Claude Closky, présentée aux Nuits Blanches 2009, n’est effectivement pas autre chose que trois images de joueurs de « air guitar », auxquelles sont imprimés des mouvements de rotation, comme un vinyl, accompagné d’un extrait de chanson hard rock. Que dire de plus que le dossier de presse ? « Démonstration sans action, expression sans production, la représentation est en circuit fermé. » Cette phrase concluant le communiqué témoigne aussi de la vacuité de l’œuvre et de l’expérience qu’elle propose aux spectateurs. 3 Lire les articles dans les numéros 44 à 46 de la revue Mouvement.

dès que l’interactivité est prise en défaut, pour des causes internes ou externes (Le Funambule), quand le programme fait une « erreur inopinée », quand le dispositif n’est pas à la hauteur de sa description ou qu’il n’évoque rien de plus2, etc. Toute ambiguïté perturbe la compréhension de ces œuvres, déjà incertaine pour cause du manque de références à disposition, et de leur présentation dans des lieux ne disposant pas toujours de l’étiquette « art » – des espaces alternatifs encore « tangents »3, des institutions sans grande visibilité, ou dédiées à la culture en général et pas à l’art en particulier. Cela explique peut-être le parti pris didactique de certaines œuvres, dont les aspérités expérimentales ont été gommées pour ne pas risquer d’affaiblir le message. Les premières œuvres associant art et nouvelles technologies sont souvent le fait d’un partenariat entre artiste et ingénieur, parfois avec l’aide

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ou dans le cadre d’un laboratoire de recherche1, pour que le second fournisse au premier les moyens de sa pratique (le logiciel Molnart pour Vera Molnár). Cependant, la plupart des artistes utilisant les nouvelles technologies – a fortiori tant qu’elles sont « nouvelles » – disposaient et disposent encore souvent d’un bagage scientifique conséquent2. Certains d’entre eux ont même suivi des formations complètes avant de bifurquer – parfois provisoirement – vers l’art. Piotr Kowalski a d’abord étudié la biophysique et les mathématiques au MIT, université associant pendant un temps sciences et art, où, par la suite, ont enseigné Karl Sims et John Maeda. Les théoriciens Frank Popper et François Molnár se sont également intéressés à l’art après coup. Si l’on caricature un peu, on peut distinguer les acteurs de l’art numérique en fonction du type de parcours qu’ils ont suivi, de l’art vers la science ou de la science vers l’art. Les premiers, parfois artistes confirmés avant de s’approprier l’ordinateur (Vera Molnár peignait déjà selon des processus informatiques, Manfred Mohr était affilié à l’action paint-

ing avant de se saisir de l’ordinateur), infléchirent leur travail et changèrent de média pour prolonger leur démarche. Les autres, scientifiques 1 Les projets E.A.T., portés par l’entreprise américaine Bell, mirent une équipe de chercheurs au service de créations de Warhol, Rauschenberg, Tinguely… Le partenariat passa à la postérité, mais pas les œuvres – peut-être parce qu’elles avaient plutôt valeur d’expériences, manières de vérifier le potentiel créatif de nouveaux outils, notamment ceux conçus par Bell.`

dont la notoriété dépasse moins souvent le cercle de leur profession, essayèrent de décloisonner leurs recherches et de les faire connaître au plus grand nombre en trouvant de nouveaux champs d’application. C’était souvent pour eux l’occasion de s’extraire du carcan de leur métier, pour profiter de la liberté qu’ils associaient à l’art, et y exprimer

2 « Notons qu’un certain nombre d’artistes numériques ont eux-mêmes suivi une formation en ingénierie. L’art numérique a ainsi engendré des œuvres qui abolissent les frontières entre les disciplines – l’art, la science, la technologie et le design – et qui ne sont plus issues uniquement de l’atelier de l’artiste mais aussi de laboratoires de recherche. Tant du point de vue de son histoire que de sa production et de sa présentation, l’art numérique tend à défier toute catégorisation aisée. » (Paul 2004 : 21-22)

leurs passions cachées. Qu’ils aient un parcours scientifique ou artistique, les acteurs de l’art numérique sont confrontés à un double impératif de persuasion : il doivent non seulement affirmer les qualités de l’art qu’ils sont en train d’inventer, mais également justifier de leur légitimité à participer à cette

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activité hybride, à cheval sur plusieurs disciplines. Cela explique pourquoi les œuvres prennent parfois la forme de démonstrations, comme s’il fallait convaincre du possible emploi créatif des nouvelles technologies, de la qualité de ses productions, et surtout du statut d’artiste de celui qui les a pensées. Les résultats sont à l’avenant, convaincants au niveau technique, mais d’une esthétique parfois discutable1. Les applications littérales des technologies valent comme expériences et publicité. Elles sont des actualisations pour preuve, des manifestes pour faire avancer la cause.

IMAGINA Le festival Imagina a été longtemps une vitrine des nouvelles technologies, en présentant au public et en faisant concourir les images de synthèse les plus époustouflantes. Pourtant, la virtuosité des œuvres ne leur ouvrait l’accès qu’à une petite fenêtre médiatique, court reportage dans le journal télévisé, un phénomène de foire impressionnant mais vite oublié. C’était un événement organisé essentiellement pour les professionnels, le public n’étant invité qu’à s’extasier devant les œuvres, quand elles ne tenaient pas de l’exercice pour initiés – comme il y a de la musique pour musiciens. La fascination des formes bario- 1 On ne sait pas si Bernard Caillaud présente des œuvres ou des preuves, mais ses images ressortissent plutôt au domaine scientifique qu’à l’histoire de l’art. Elles ressemblent à des schémas ou des diagrammes, au mieux à une forme d’art abstrait caricatural et formaliste, aux tracés géométriques sans imagination et aux couleurs vives et mal assorties. Une sorte d’art brut utilisant les technologies les plus récentes, où la démonstration du savoir-faire prend le pas sur le sujet ou le concept. L’essentiel se joue dans la réalisation plutôt que dans la symbolisation. Les thèmes ou scènes représentées, souvent un peu fantastiques, ne sont que des prétextes pour appliquer les textures les plus complexes et réalistes possibles, mettre en jeu des éclairages élaborés, des reflets.

lées, des dégradés criards, des volumes complexes en mutation, tout cela ne dépassait pas le stade spectaculaire et ne pouvait justifier la reconnaissance du plus grand nombre ; le prétexte devait être moins anecdotique et surtout s’appliquer dans un contexte socialement déjà reconnu, au-delà de l’univers des spécialistes. Utiliser les techniques de simulation pour reconstituer Pompéi, programmer un ordinateur pour défier le champion du monde des échecs, c’était des moyens d’apprivoiser les technologies et de montrer qu’elles pouvaient être utiles au-delà du complexe militaro-industriel. Il fallait aussi invoquer le monde de l’art.

« En fin de compte, l’expérimentation entre dans le domaine de l’explication, elle n’en est plus que la vérification, sa véritable raison d’être est de servir une conception du monde surdéterminant toutes les propriétés observables. Singulier renversement, qui n’accorde à l’expérimentation scientifique qu’un statut accessoire, et valorise les aspects pittoresques et concrets d’une expérience imaginaire. » (Pelé NP2) Beaux paysages maritimes avec coucher de soleil en 3D, images bariolées élaborées à partir de fractales et de dégradés, prééminence du figuratif ou d’une abstraction décorative : certains artistes numériques semblent ignorer les évolutions de l’art depuis quasiment un siècle. À la place des problématiques artistiques, du beau, des formes de belle facture, bien dessinées, si possible associées à la représentation commu-

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ne du beau : thèmes classiques, maîtrise technique, normes et recettes pour résultat assuré. Les enquêtes successives – lire celle présentée dans

Beaux arts n°300 – soulignent le conservatisme du goût du public non formé – dont font partie certains des scientifiques changeant de vocation de se consacrer à l’art.

UltraLab™, l’Ile du paradis 1.15, (extrait), 2007

L’ÎLE DU PARADIS Dans l’Île du paradis, entre cocotiers et soucoupes volantes, UltraLab™ plagie ce nouvel académisme. Joystick à la main, le spectateur déambule dans le décor virtuel de la galerie du Jeu de Paume, et aboutit dans une pièce dans laquelle a été recréé l’écosystème paradisiaque d’une île tropicale : sable, palmiers et eau turquoise. Les technologies de la 3D y sont mises en pratique comme dans les jeux vidéo. Elles

donnent des résultats très séduisants en terme de maîtrise technique. Mais aujourd’hui vus et revus, ces univers virtuels ne s’avèrent guère plus intéressants que ces invariables paysages spatiaux réalisés en un quart d’heure par les virtuoses de la bombe aérosol impressionnant les badauds aux abords des lieux culturels. L’île

du paradis en perd son aspect caustique pour n’être qu’une expérience décevante de plus.

«Cet art que nous appellerons lui aussi un art “de synthèse” renoue donc avec le vieux principe du découpage, du collage et de la transformation, allant parfois jusqu’au kitsch le plus débridé, enfourchant allégrement les poncifs les mieux enracinés. » (de Mèredieu 2003 : 124) Il ne s’agit pas de dénigrer ces œuvres, qu’elles soient inspirées des fractales ou des décors néo-grecs les plus caricaturaux (colonnes, frontons, et statues de muses). Ce serait peut-être libératoire mais peu probant dans l’argumentaire. Kitsch ou mauvais goût ne sont que des jugements dépréciatifs pour déclasser l’œuvre. Elle tombe dans ces catégories quand elle est le résultat d’une iconographie hétéroclite et incertaine, lorsqu’elle est faite de bric et de broc, de fragments de tradition mal digérée, quand le créateur est suspecté de ne pas savoir prendre le recul salutaire qui lui permettrait de maîtriser l’effet de son œuvre sur un public averti, de ne pas savoir manier le second degré qui est l’expression de la profondeur du capital culturel – et qui autorise les pires horreurs ou décadences sous le prétexte qu’elles sont volontaires. Le mauvais goût tiendrait d’une erreur d’appréciation : il ne correspond pas à celui partagé par une bonne partie des intervenants du monde de

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l’art, il appartient à une autre intersubjectivité, pas forcément moins bonne, mais inappropriée. Avec leurs couleurs vives et leur espace perspectif classique, ces images s’apparentent plutôt à un nouveau maniérisme qu’à l’art contemporain « postmoderne ». Le choix de l’iconographie n’est pas le bon – pour qu’elles puissent être qualifiées d’œuvre d’art par ceux qui ont la charge de le faire. Il semble que les références culturelles n’aient pas été correctement assimilées, l’urgence étant plutôt à la démonstration des qualités attribuées aux nouvelles technologies, sans esprit critique ou impertinence. Peut-être la fonction des discours promouvant la nouveauté et l’altérité radicale des images numériques est-elle précisément de concentrer l’attention sur l’originalité de leur processus de synthèse. Car il vaut mieux que celle-ci ne se porte pas sur les thèmes qu’elles développent, sur leur facture singulièrement classique et sur la culture artistique non contemporaine d’une partie des acteurs de l’art numérique – du moins au commencement de ce mouvement. Car alors on pourrait craindre que leur penchant platonicien – puisqu’elles ne présenteraient pas l’apparence des choses mais les choses et leur apparence, consécutive – ne prépare un nouveau retour d’un classicisme pompier.

UN NOUVEL HUMANISME

La simulation ne ferait que renouveler la question de l’imitation, problématique récurrente dans l’histoire de l’art, depuis que la prééminence de l’idée sur la chose a été affirmée par Platon, et défendue ensuite par de nombreux penseurs (Aristote, Plotin, Heidegger, etc.). Conception selon laquelle l’être en tant qu’être existe en dehors de son occurrence accidentelle – celle-ci ne servant qu’à témoigner ou illustrer le concept

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d’où elle découle –, l’ontologie fonde une logique universaliste de l’idéal : l’idée y est plus importante que sa concrétisation, celle-ci étant un biais pour signifier celle-là, celle-là conférant la valeur à celle-ci. Cet outil de connaissance du monde, évitant de s’attacher aux apparences contingentes, sous-tend et définit des modèles suprêmes, fondateurs des autres formes. Ce sont les essences des choses, en opposition aux apparences accidentelles, temporelles, trompeuses. Le couple virtuel / actuel est une réactualisation de cette dichotomie, impensé de la philosophie occidentale1. L’actuel fait office de preuve du virtuel, et pourtant n’a de valeur – avouée – qu’en ce qu’il donne accès à ce virtuel, qu’en ce qu’il permet d’approcher l’idée2. Dans le champ de l’art numérique, l’actualisation est surtout une démonstration de l’efficience de son concept, mais une démonstration limitée car provisoire. Son échec ne porte pas à conséquence, car les technologies sont en perpétuelle évolution. Elles ne manqueront pas d’être remplacées par des plus performantes ; une actualisation n’est pas appréciée pour ses qualités propres, mais comme support d’un discours. La suprématie de l’idée est défendue par Philippe Quéau, pour qui « la véritable essence de l’œuvre ne doit pas être cherchée dans les images ni même les modèles. […] Il faut se tourner vers l’idée reine qui anime l’œuvre et la fait vivre, qui l’unifie » (Quéau, 1993 : 208, cité par Pelé 2002 : 151). La plus belle simulation est une vue de l’esprit, comme l’image mentale qui nous sert à appréhender la réalité. 1 Lire l’éclairage qu’en donne François Jullien, à travers la pensée chinoise. 2 Le passage d’un état à l’autre est aussi une mise en jeu nécessairement déceptive, l’œuvre, contrainte par des conditions extérieures trop complexes pour pouvoir être maîtrisées, ne souffre pas la comparaison avec son modèle. Voir infra pp. 271 à 275.

LA VÉRITÉ RÉSIDE DANS L’IDÉE Ainsi, lorsque les théoriciens l'évoquent en reconnaissant ses défauts, lorsqu'ils s'appliquent à les relativiser et quand ils décrivent les problématiques telles qu'elles devraient apparaître, il ne faut pas refuser l'effort d'imagination qu'ils recommandent. Platon nous l’a depuis longtemps expliqué : la vérité réside dans l’idée. Quand Couchot explique, lors d'une conférence programmée au cours du festival

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Premier Contact 2002, comment Le Funambule se comporterait s'il fonctionnait tel qu'il était prévu qu'il le fasse – tel qu'il aurait dû le faire, tel qu'il était supposé le faire –, et en quoi il démontre l'efficacité et la portée symbolique de l'interactivité régie par la technique des réseaux de neurones, il ne faut pas mettre sa parole en doute ou y voir une diversion stratégique. Au contraire : il s'intéresse plus aux concepts

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que l'œuvre met en jeu ou, au moins, évoque, qu'à sa réalisation accidentelle perfectible et

dépendante de l'évolution des techniques.

Comme le fait remarquer Gérard Pelé dans son livre Art, informatique et

mimétisme, la conception de la simulation à travers l’existence d’un modèle sous-jacent tout puissant et régulateur est apparentée à la démarche humaniste théorisée à la Renaissance. L’idea, le disegno, l’invenzio-

ne sont à la base d’une manière de voir (affirmée par la perspective), qui construit son objet plutôt qu’il ne le révèle. L’idée de l’objet remplace la chose, la représentation dégage son essence, telle que nous devrions la voir – en imaginant que l’on puisse sortir de la caverne et comprendre d’où viennent les ombres et les échos (Platon, La République, livre VII). Pour ne pas s’égarer dans les apparences trompeuses, le modèle de la simulation est la conclusion de la réduction ontologique, qui gomme toutes les caractéristiques accidentelles, contextuelles, historiques, pour ne conserver que ce qui est expressément spécifique à l’objet. Il n’en reste alors plus grand chose. SYMBOLISATION Après avoir été décortiqué, désossé pour exhiber sa structure, il est décrit au travers de ses caractéristiques remarquables, qui sont utiles en ce qu’elles sont notables, retranscriptibles, parce qu’elles ont valeur d’information. Pour pouvoir être traitées et exploitées par les machines informatiques, elles doivent être discrètes, séparées en unités distinctes, discontinues, transformés en nombres – comment extraire du

sens de ce magma analogique où toute valeur est relative, incorporée sans position absolue dans des continuums aux limites floues ? Cette numérisation est préalable à la synthèse qui, à l’instar de l’imitation humaniste, se défie de toute ressemblance formelle, au profit d’une reconstitution réfléchie. Au premier abord, maîtriser des équations mathématiques apparaît plus facile que dominer le chaos naturel.

La simulation n’adhère pas à son objet : elle le met à part pour le décrire et le reproduire, non pas tel qu’il est mais tel qu’il devrait être, idéalement. L’immatérialité du numérique implique déjà cette mise à distance, ce qui est présenté n’étant que virtuel, une trace de ce qui sert de référence, une idée de ce qui pourrait être. Le lien d’analogie rompu, l’objet est repris dans une autre dimension du réel, construite suivant

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des codes bien définis, animée selon des lois programmées, le tout scientifiquement maîtrisé, la marge de hasard étant au mieux « pseudoaléatoire ». Plutôt que d’emprunter directement au réel, la simulation en particulier, et l’art numérique en général, en ce qu’il met souvent en jeu des processus informatiques1, construisent des réalités alternatives, suivant des « manières de faire des mondes » (Goodman) originales, incorporées aux technologies qu’ils utilisent.

« Toute l’esthétique des académies italiennes du XVIe siècle, où se fonde notre système moderne des Beaux-Arts, pourrait être résumé comme un revendication non seulement intellectuelle, mais encore intellectualiste » (Didi-Huberman 1997 : 60). La représentation renaissante ordonne le monde en le figurant. Elle suppose des codes de lecture et promeut une vision hiérarchisée, où chaque chose est à la place qui lui est assignée, selon une logique affirmant la suprématie de l’âme sur le corps. Ainsi les arts libéraux2 sont-ils recon1 Tels que définis par Gérard Pelé dans son ouvrage, op. cit. Par la création de programmes, par l’utilisation d’algorithmes, par la mise en place d’une logique systématique. 2 La grammaire, la rhétorique, la dialectique. l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, la musique.

nus supérieurs aux arts mécaniques – dont la sculpture et la peinture faisaient partie. Pour l’affranchir des basses contingences matérielles, Leonard de Vinci affirme que cette dernière est une cosa mentale. À la différence de la sculpture, qui engage un travail manuel, la peinture est produite par l’esprit3 avant de prendre forme sur la toile – elle met en

3 « […] le concept spécifique du disegno : concept stratégique pour l’humanisme […] concept, enfin, pensé tout entier comme “procédant de l’intellect” (procedo dall’intelletto) » (Didi-Huberman 97 : 60).

jeu une articulation virtualisation / actualisation.

4 Sans que cela ait nécessairement à voir avec la matérialité de l’œuvre produite. Les pièces en volume de Kosuth ou Lewitt semblent être surtout au niveau de l’idée, mais on n’échappe pas à la matière, comme George Didi-Huberman l’a montré dans son analyse du mouvement minimal (Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992).

de par l’importance de la simulation, parce que beaucoup d’œuvres sont

Si toute création découle de ces deux opérations, en proportions variables4, l’art numérique est prétendument plutôt du côté de la première :

structurées par des algorithmes qui en régissent le fonctionnement par avance, parce qu’il suppose des changements en cours et que ses principales problématiques sont plus facilement évoquées par les théoriciens qu’elles ne sont constatées dans les œuvres. Il recouvre des processus

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informatiques dont le développement systématique et la récursivité tiennent plus d’une activité de l’esprit que du corps. Les œuvres sont généralement diffusées sur écran, à distance. Les images sont conçues suivant des logiques implacables1, rejetant le hasard ou le contrôlant en le simulant, écartant les erreurs et les bugs, optimisant le résultat au service de l’idée. Une efficacité rationnelle plus proche de la « froideur » associée aux ordinateurs que des imperfections organiques. Pourtant, peut-on refuser aux productions de l’art numérique leur qualité d’actualisations, mises en œuvres – fussent-elles imparfaites – des promesses technologiques ? Dans Le traité de l’efficacité (1996), François Jullien explique comment la dichotomie objectif / moyens a structuré notre société, jusque dans notre appréhension de la vie et comment nous agissons suivant l’articulation théorie / pratique, en déployant des moyens pour atteindre des objectifs. Le couple virtuel / actuel en est un avatar contemporain, qui partage la création entre l’idée et sa réalisation2. Il y a plusieurs niveaux de lecture, selon que l’on s’attache à l’un ou l’autre de ces aspects, selon que l’œuvre est appréciée pour ce qu’elle présente de manière sensible ou pour les problématiques qu’elle illustre, qu’elle représente. Comme la 1 Tous ceux qui ont eu à programmer des lignes de code savent à quel point aucune erreur n’est tolérée, ni un changement de casse, ni un défaut de ponctuation.

conception humaniste qui se défie de l’apparence trompeuse des choses,

2 Le processus liant théories et pratiques est volontairement mis en avant, comme signe de rupture avec l’art contemporain qui produirait des images sans réflexion, mais il reste très opaque, support à bien des fantasmes. Qui sait comment fonctionnent effectivement les technologies, quels algorithmes sont à l’œuvre dans la simulation, comment s’effectuent numérisations et (re)transcriptions des informations ?

deur, purifiant son modèle en l’intellectualisant, façonnant des œuvres

et critique les tentatives illusoires d’illusionnisme, qui substituent une copie à l’original, la simulation suppose une démarche allant en profon-

qui se présentent et ne représentent pas. Mais en privilégiant l’approche intellectuelle à l’approche sensible, elle crée un second degré qui vise l’idée par l’intermédiaire de sa réalisation. Les images numériques se donnent peut-être à voir ex-nihilo, mais les œuvres qu’elles constituent représentent les discours qui les soutiennent et qui s’en nourrissent – el-

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les les retranscrivent sous des formes sensibles et font office de représentants de commerce, proposant un produit avant sa mise définitive sur le marché. PRÉÉMINENCE DE L’IDÉE La création est médiate, elle ne naît pas directement des mains de l’artiste, mais après une régulation qui assujettit les moyens à l’objectif – assurer la suprématie de l’esprit sur la matière, celle-ci n’existant que lorsque celui-là a besoin d’un support pour se concrétiser. « Le geste technique n’est plus premier : il se retrouve en fin de parcours, simple instrument d’un processus apparemment très intellectuel qui va de l’idea au disegno-dessin, à savoir, dans les termes même de Vasari, l’idea comme telle espressa con le mani » (Didi-Huberman 1997 : 60). La technique n’existe pas indépendamment des intentions du créateur : de celui qui l’utilise et surtout de celui qui l’invente. Et c’est en affirmant l’emprise des concepts qui élèvent les

techniques au rang de technologies que l’art numérique se place dans la tradition humaniste – d’autant que la plupart des outils numériques sont eux-mêmes des simulations, c’est-à-dire l’utilisation de modèles définis par une idéalisation. L’idée s’impose à tous les niveaux, faisant passer pour accessoire la mise en forme tangible aux œuvres : l’affichage sur écran est pris en charge par des algorithmes associés aux logiciels, l’actualisation est laissée au spectateur, par la grâce de l’interactivité. Si l’artiste ne s’encombre pas de l’actualisation de l’œuvre, est-ce parce qu’elle est déjà réalisée dans sa virtualisation ?

« Les nouvelles disciplines de la simulation sont un champ de recherche aujourd’hui envahi par des images souvent très belles, mais dont l’intérêt, autre que visuel, ne semble pas toujours évident. On peut d’ailleurs se demander si, pour certains praticiens, l’esthétique n’est pas devenue un critère de validation scientifique » (Bersini 1993). L’art permettait de promouvoir et d’humaniser les nouvelles technologies, de les dégager de leur fonction utilitariste, de les mettre en condition de démontrer leurs potentialités. Quand cette forme d’art se cherchait encore (peut-on dire qu’elle soit aujourd’hui fixée ?), les techniques, complexes et délicates à maîtriser, restaient attachées à leur origine scientifique. La première adaptation, malhabile, consistait surtout à rendre « esthétiques » des images qui étaient simplement utiles. Ce qui a pu se faire de manière caricaturale et sans une ambiguïté qui aurait enrichi les œuvres. À cette époque, elles s’adressaient essentiellement aux spécialistes engagés dans la nouvelle rencontre entre arts et science. Elles faisaient office de témoignages jusqu’à ce que s’opère un glissement, une prise d’importance de l’exposition publique et l’apparition d’une

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pratique spécifiquement destinée à ce type de diffusion, nécessité commune à l’art et aux sciences. Ce n’est qu’alors que pouvait se développer une pratique autonome, conduite par des acteurs spécialisés, intéressés par des problématiques originales. « Ordonnée, contrôlée, corsetée, l’image numérique a longtemps hérité de tous les académismes. C’est en se frottant aux autres modes d’expression, en les perturbant ou en leur fournissant une ossature, qu’elle est devenue intéressante. La mise au point de dispositifs interactifs et d’environnements virtuels a, elle aussi, largement contribué au renouvellement des arts plastiques » (de Mèredieu 2003 : 228). Il aura fallu que l’art numérique se pervertisse au contact des autres arts pour qu’il se libère des injonctions des technologies, qu’il ne respecte plus leur mode d’emploi excessivement contraignant, et qu’il développe et diffuse ses problématiques dans l’ensemble de l’art contemporain. Sans doute cette évolution est-elle en train de se produire, par la pratique immodérée de l’emprunt, de la citation, du pastiche, du détournement, etc.1

1 Après cette période de maturation, les œuvres démonstration sont cantonnées à ses marges (à la limite de l’art tel qu’il est créé au quotidien), soit dans la culture populaire officielle, soit dans des pratiques parallèles ne prétendant pas au statut d’art. À l’approche des fêtes de fin d’année, les dessins animés en images de synthèse rivalisent de précision dans leurs rendus, l’un réussit à représenter l’eau, la glace, et des reflets réalistes, l’autre anime des bêtes à fourrures dont les poils bougent «naturellement».

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DES DISCOURS AUX RÊVES L’art numérique existe essentiellement à travers les théories. Elles le définissent, le circonscrivent, s’y réfèrent. Elles sollicitent et s’approprient les œuvres pour les besoins de la démonstration. Le contenu et les contours de cet art se repèrent plus aisément dans les discours qui le prennent pour objet, et par là, en font un objet, plutôt que par telle qualité spécifique à telle œuvre. L’art numérique étudié ici est celui désigné, décrit par les théories ; celui qu’elles inventent, qu’elles forment, qu’elles moulent. C’est un objet protéiforme et instable, mutant et malléable, qui suit les évolutions technologiques et les préoccupations des théoriciens. C’est un monde de l’art spécifique, une nébuleuse de sens apparentés, un faisceau d’intérêts communs à des acteurs variés et pourtant solidaires1. À beaucoup de discours et commentaires correspondent des œuvres réalisées. Certaines excèdent probablement la somme des réflexions sur l’art numérique – irréductible altérité ou invention d’une avant-garde. Mais ces œuvres en marge, excentriques et provisoirement inclassables, ne permettent pas de définir l’art numérique. Bien qu’elles puissent être considérées comme la « réalité » de la création, elles forment un ensemble hétéroclite pour constituer un objet d’étude viable. Alors, plutôt que de rabattre leurs spécificités au service de réflexions si 1 Si l’on suit les théories de Howard S. Becker (voir infra pp. 397 à 401).

généreuses qu’elles risquent d’aboutir à des généralisations, et masquer la complexité et la variété des pratiques, il semble plus intéressant et

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productif de s’y intéresser en ce qu’elles servent littéralement de pré-textes à des théories.

DES DISCOURS TONITRUANTS

Voici un petit florilège de citations, impitoyablement extraites de leur contexte, mais partageant la même sémantique des superlatifs et de la croyance en la nouveauté : «La numérisation a accompli une révolution copernicienne. » (Lévy 1994) « Le cadre même dans lequel nous pensions l’esthétique est en train de changer profondément. » (Lévy 1994) « […] une nouvelle réalité […] » (Couchot 1998) « Le virtuel […] suscite, à lui seul, le réexamen de tous les questionnements sur lesquels le genre humain se penche depuis l’apparition de l’écriture et la formation d’une pensée dite “occidentale” […] » (Kisseleva 1998 : 14-15) « […] l’art virtuel, dernier avatar de l’art technologique, représente un nouveau départ […] » (Popper 2000 : 25) « Les possibilités, on le voit, sont inouïes. » (de Mèredieu 2003 : 208) « […] un enjeu radicalement nouveau […] » (Couchot & Hillaire 2003 : 19) « Les matériaux et les outils numériques sont totalement différents […] » (Couchot & Hillaire 2003 : 25) « […] sans précédent […] », « […] totalement différent […] » (Couchot & Hillaire 2003 : 63) Pas de doute, si le numérique n’a pas encore métamorphosé le monde de l’art en général, ce n’est qu’une question de temps, et rien ne sera plus comme avant ! Certes, ces citations sont extrêmement lapidaires et coupées du fil de la réflexion de leur auteur1, mais elles soulignent – de manière à peine exagérée – l’enthousiasme des partisans de l’art 1 Dont un point commun est de travailler dans le milieu français de l’art numérique.

numérique. Ceux-ci ne sont pas également engagés dans la dithyrambe, certains étant particulièrement insistants (Edmond Couchot), d’autres

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plus prudents ou mesurés (Boissier, de Mèredieu), quelques-uns révisant leur jugement suivant l’évolution de la technologie et les expériences des artistes (Aziosmanoff). Pourtant, comme de plus longs extraits – qui ponctuent ce texte – en témoignent, les écrits des théoriciens défenseurs de l’art numérique sont émaillés de termes exaltés qui en dressent un tableau particulièrement flatteur. Au-delà de leur croyance en l’art numérique, et sans remettre en cause la sincérité de leur élan, il semble que l’emploi d’un tel champ lexical n’est pas dû au hasard. Dans la droite ligne des manifestes avant-gardistes, les théoriciens de l’art numérique usent et abusent des effets d’annonce pour pronostiquer l’arrivée d’une nouvelle ère. Leurs explications sont régulièrement relancées par des accès d’optimisme. Une nouvelle logique, de nouveaux enjeux, des problématiques renouvelées, des nouvelles possibilités sont prévues et promues. Quant à faire des descriptions précises d’exemples choisis… Les œuvres restent à produire – mais c’est une autre histoire.

Puisqu’il s’agit de promouvoir un art à venir, un art virtuel, les déclarations, énonciations, annonces donc – voire même annonciations – sont efficaces et effectives : à défaut de pouvoir expliquer ce qui ne s’est pas encore réalisé, il est possible de donner des pistes, d’évoquer des changements possibles, de célébrer des transformations attendues… Avant de pouvoir en analyser toutes les conséquences. Ces discours suffisent à établir une réalité dont il est dit qu’elle ne réside pas seulement dans l’actualité des faits, de ce que l’on peut constater, mais aussi dans la possibilité des événements. Il suffit que l’art numérique soit plein de promesses pour qu’il les réalise ou qu’on les considère réalisées : puisque l’on s’attend à une évolution radicale, il ne reste qu’à en repérer

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les manifestations. L’exactitude du discours suppose et produit celle des faits. PROPHÉTIE AUTO-RÉALISATOIRE Annoncée à grand renfort de superlatifs, elle se justifie par elle-même, façonne les regards et suscite les preuves qui la soutiennent et qu’elle fournit. Prophétie auto-réalisatoire, c’est une vérité performative, qui produit devant nos yeux les causes justifiant ses conclusions. L’image virtuelle est une image manipulable sans précédent ; d’ailleurs on peut la manipu-

ler ; donc elle est sans précédent. Ça ne change pas grand chose, mais puisqu’il est dit qu’elle se prête mieux aux transformations, alors on la transforme et la prophétie se réalise. Une œuvre interactive est interactive parce qu’elle est présentée comme telle et qu’elle sollicite les interactions des spectateurs, qui en confirment le statut « interactif ».

En ce sens, le virtuel est ce qui est en puissance, et surtout, ce qui doit être réalisé. Il permet de produire des concepts qui ne demandent qu’à être utilisés, de poser des problématiques qui n’attendent qu’à être appliquées à des œuvres ou développées dans des théories. L’image est l’image de quelque chose ; même abstraite, elle conserve un pouvoir d’évocation à un référent inexistant. Représenter une licorne n’est pas prétendre qu’elle existe, mais évoquer le mythe de cet animal chimérique. Ce n’est pas parce qu’une peinture abstraite ne représente rien qu’on ne peut pas y voir quelque chose – bien qu’il n’y ait rien à chercher, et que cette peinture ne soit qu’une peinture. Le virtuel est aussi le virtuel de quelque chose, d’un actuel possible. Mais cette association fonctionne dans le sens inverse du couple image - référent : si l’image suppose un référent qui est aussi un antécédent – bien qu’il n’existât pas de licorne avant la peinture ou la description dans le texte de la licorne – le virtuel suppose un actuel qui n’a pas encore été réalisé. Cependant – comme il en est du rapport entre le référent et l’image –, il n’est pas besoin d’un actuel pour justifier son pendant virtuel. Ce n’est qu’une question de temps. Le virtuel est supposé. On l’imagine, il peut être familier, il est possible de le décrire. Il arrive même que l’actuel serve de point de départ à l’invention d’autres virtuels, et des actuels qui en découlent.

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Le virtuel est un outil puissant – et non pas en puissance – qui sous-tend et favorise la construction de l’art numérique. Les propriétés accordées, ainsi que les problématiques qui lui sont associées, sont déduites de propositions virtuelles, appuyées sur des œuvres souvent inabouties ou des technologies en cours de développement. Ce qui n’empêche pas l’art numérique d’exister, d’être support à discussions et de soulever de fertiles interrogations. Mais les œuvres semblent toujours en retard, sinon décalées des discours échafaudés par les théoriciens1. L’originalité de cette articulation théorie-pratique tient à la profondeur temporelle du virtuel. Telle proposition ne fonctionne pas bien car la technique est encore déficiente – mais elle aurait pu mettre en jeu une problématique complexe. Tel enjeu propre au numérique est seulement esquissé dans telle œuvre. Telle création pose des questions inédites dont les théoriciens devraient se saisir2. Les discours de l’art numérique sont souvent des projections, si ce n’est des paris, conditionnées par la concrétisation d’avancées technologiques et leur prise en main par des artistes. Mais ne doutons pas qu’ils se réalisent  ! Nous pouvons faire confiance à l’étonnante lucidité des spécialistes, experts, oracles de l’Internet, devins autoproclamés et prévisionnistes patentés. Demain est déjà là  ! 1 C’est probablement le cas de la plupart des théories qui se distinguent des pratiques auxquelles elles font référence, en n’exposant d’elles que ce qui est exprimable – comment rapporter la plasticité en texte ?

Le futur est régulièrement annoncé, révélé à travers des détails jusqu’alors insignifiants ou suivant des signes qui restent obscurs pour les béotiens. Comment savoir ? Des changements se produisent, les tech-

2 Il y aurait à citer des multitudes d’exemples de ces situations récurrentes ; la première est basée sur Le funambule et les explications données lors d’une conférence à Issy-LesMoulineaux ; la seconde peut se référer à l’interactivité qui continue de ne pas remplir ses promesses ; pour la dernière, il suffit d’observer l’une des nombreuses œuvres inclassables issues d’expérimentations.

nologies bouleversent nos quotidiens, nos modes de vie, les rapports humains. Avec quelle portée, selon quelles modalités ? Des enquêtes sont effectuées, les résultats analysés par des sociologues, la société continue à évoluer. Quant à repérer ces signes avant-coureurs de ce que seront nos vies ou de ce qui constituera l’art de demain… Les prévisions

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ne sont pas toujours confirmées par les faits – d’autant moins si elles sont énoncées sous le coup de l’enthousiasme. Mais on ne demande pas à un manifeste de se vérifier : il est avant tout déclaratif, performatif, convaincant par sa manière d’exposer et de défendre ses arguments – plutôt que par ses arguments en eux-mêmes. « Notre société est en phase de mutation et nous vivons une période de transition similaire à celle qui vit s’achever le Moyen-Age et démarrer la Renaissance. » (Kisseleva 1998 : 22) L’absence de prévision fiable et la nécessité d’affirmations franches et assurées poussent les théoriciens à des déclarations tonitruantes, souvent invérifiables. Du moins, pas avant que l’épreuve du temps ait joué, et que des historiens, indépendants sinon distanciés, aient rendu un jugement un minimum étayé. D’ici-là, ces théories ont principalement une fonction rhétorique : frapper les esprits. Bien que très généreuses, elles sont suffisamment générales pour ne pas trop prêter le flanc à la critique : ce genre d’énoncés péremptoires tient plus de la croyance que de la démonstration. Et si on peut les inventer, c’est qu’ils peuvent être vrais. Plus que des révolutions, ce sont des prophéties qui sont annoncées, qui bouleverseront l’art et le rapport aux œuvres ; un « nouveau paradigme », une autre « manière de voir le monde », une « remise en question de ce qui nous entoure », d’où « [d]es changements fondamentaux émergeront » (Kisseleva 1998 : 24), un regard neuf soutenant des intérêts spécifiques. Il est plus besoin d’y croire que d’y adhérer rationnellement – les nouvelles technologies se substitueraient aux techniques utilisées au quotidien et conditionneraient nos activités. Ces théories expliquent les mutations de nos sociétés, pourtant ce n’est pas leur fonction principale qui tient plus de la justification a priori : elles offrent un point de vue différent, plus contemporain, adapté aux nouveaux outils, à l’environnement scien-

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tifique, technologique et marchand d’aujourd’hui, où tel qu’il devrait évoluer à l’avenir, si nous acceptons ce futur qui nous est vendu par nos dirigeants – politiques, économiques, intellectuels. Alors peu importe la réalité et l’ampleur des transformations : l’interactivité s’appelait participation, la perspective était un type de simulation, toutes les images ont des aspects virtuels, etc. Le discours a changé, les nouveaux termes employés recouvrent une autre réalité. La différence réside dans la prise de conscience et la valorisation de l’ouverture de l’œuvre – comme l’a expliqué Umberto Eco au début des années 1960. Ils dévoilent des concepts dormants, en puissance dans l’histoire et dans le nom de l’art, des qualités qui n’apparaissaient pas jusque là car invariantes, si communes qu’elles étaient imperceptibles (Danto). « MIEUX EXPLIQUER L’UNIVERS » « Actuellement, la science et l’art cherchent ensemble à élaborer un paradigme nouveau qui serait à même de mieux expliquer l’univers » (Kisseleva 1998 : 24), un paradigme dont la dimension anthropique est essentielle. Notre monde est tel que nous le considérons, pour les besoins de la démonstration. Les mécanismes que nous mettons à jour découlent et conditionnent notre système de pensée. Ils font corps avec lui. Ils en sont des illustrations, ou encore, si l’on choisit de se placer sous le champ des nouvelles technologies, des actualisations. Ce peuvent être des lois mythologiques, scientifiques, économiques, sociales, ou autres, tant qu’elles fournissent un cadre solide aux développements de nos pensées, et qu’elles confèrent un minimum de logique à nos actes. Pourquoi faudrait-il « mieux expliquer l’univers » ? Pendant un temps cela permettait d’asseoir le croyance en Dieu : il fallait fournir des causes pour les conséquences communément admises, trouver des explications a priori précédant le sensible, tout en ayant conscience des limites d’un raisonnement centré sur l’homme, empêtré dans ses intérêts, conditionné par ses limites. Puis le positivisme scientifique exigea que l’on fournisse des explications pour la totalité de notre environnement. Mais la plupart

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restent grandement conjecturales, c’est pourquoi les recherches se poursuivent pour trouver l’origine du big-bang ou les causes de cette origine, pour repérer empiriquement des traces des conséquences du boson de Higgs, afin de valider a posteriori une hypothèse particulièrement séduisante, puisqu’elle permet par ailleurs de régler d’autres questions scientifiques importantes. « Mieux expliquer l’univers » serait fournir une explication plus satisfaisante, un cadre pour faire coexister toutes les contraintes contemporaines, justifier les préoccupations actuelles, leur servir un fondement naturel. Si l’univers n’est plus essentiellement une organisation de vide et de matière, mais une masse d’information astronomique, on pourrait comprendre l’importance aujourd’hui accordée à la communication. La revalorisation du couple virtuel / actuel réduit l’importance accordée aux seuls phénomènes physiques, et réhabilite l’idée comme un fait à part entière. Rien d’étonnant dans cette période où la production de valeur a glissé de l’industrie au tertiaire, des biens manufacturés aux services, des objets à l’immatériel. Si l’hyperréalité a préséance sur la réalité, il reste à inventer une genèse idoine.

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Ce sont des tentatives réitérées, des approximations successives après expérimentations, des répétitions précisées par les évolutions technologiques. L’art numérique est en perpétuelle révolution, toujours à une étape particulière, cruciale. Chaque atermoiement est pris comme un tournant radical et fatidique, un cap voué à être bientôt franchi. Internet, les autoroutes de l’information, le Web 2.0, le Web 3.0. La parité euro / dollar, le prix du baril de pétrole brut, la côte de popularité du président. Pour conserver leur statut d’information et se préserver un minimum d’audience, pour ne pas lasser, continuer à retenir l’attention, les caractéristiques de l’art numérique sont régulièrement remises à jour. « Mais l’art numérique arrive dans une constitution et en un temps où tout a changé » (Aziosmanoff, parlant des lieux d’exposition de l’art, 2005 : 7). Il n’y a que le changement qui ne change pas : l’impératif de nouveauté est une constante de l’art depuis l’avènement de la modernité. Et la postmodernité n’a rien changé à cela1 !

PROJECTIONS, ANTICIPATIONS, CROYANCE EN LA SCIENCE

Depuis Hegel, l’histoire de l’art est toujours en train de s’écrire, à coup d’aboutissements provisoires, de nécrologies définitives prétextes à rebondissements, renaissances éclatantes destinées à être supplantées par d’autres, plus radicales encore. Toutes contribuent à un mouvement unique de progrès, comme si tout changement ne pouvait être que bénéfique à la cause de l’art. La création d’aujourd’hui est évidemment plus 1 Pour un développement de ce thème de l’exigence de nouveauté, voir infra pp. 430 à 435.

riche, plus intéressante, plus intelligente, plus aboutie que celle d’hier. Le progrès est une ascension vers un idéal d’accomplissement toujours

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repoussé, une quête de perfection en permanence remise à jour, un

work in progress par approximations successives, où chaque tentative est archivée et s’ajoute aux antécédentes. Notre conception linéaire de l’histoire fait de notre monde une somme d’expériences, un feuilleté où chaque nouvelle strate s’ajoute aux précédentes.

Face aux méthodes « traditionnelles », le numérique proposerait un regard différent. Avant d’en connaître les résultats, il faut accorder sa chance à cette nouvelle vision du monde anthropocentrique : « […] il se révèle toujours plus productif de s’orienter vers le futur et de faire confiance à l’esprit humain tel qu’il s’exprime dans les sciences, et peut-être accorder plus d’importance à d’autres modes de connaissance, particulièrement à l’art. » (Kisseleva 1998 : 24-25) C’est un pari que fait l’artiste, un investissement également : son domaine d’intervention combinant sciences et art, il profite de la promotion qui est faite de cette association, pour valoriser les résultats de son expérimentation. La position privilégiée de l’art s’en trouve confirmée, autant comme avant-garde que comme alternative à notre société actuelle. Pour Camille de Toledo (Archimondain jolipunk, Calmann-Levy, 2002), l’art est un moyen de résistance pour défier le capitalisme et sa prétention à assujettir tous les aspects de notre vie, une autre voie pour contrer le cynisme. Il n’est pas le seul à accorder une telle confiance à « l’art », à voir en l’approche poétique une solution pour humaniser une société en quête de sens, contrepartie à une avidité de richesse ou de « réussite ». Parmi les acteurs du monde de l’art, beaucoup s’entendent sur la place prédominante qui devrait être réservée à l’art. En tant que création humaine – voire humaniste –, l’art est un acte social nécessairement positif, sur lequel les acteurs les plus divers s’accordent, de Catherine Millet à Jean-Phillipe Domecq. La bouche en cœur, ils le célébreront

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comme le domaine où s’expriment parmi les plus belles qualités de l’homme1, produisant des créations qui méritent le plus grand respect et qu’il faut défendre. On peut s’entendre quant à la prédominance de l’art dans la société, tout en ayant des avis diamétralement opposés sur ce qu’il est ou devrait être. Même en marge, guettant la reconnaissance qui leur est refusée, les artistes sont convaincus de l’importance de leur travail2. DÉSHISTORICISATION DE L’HISTORICISATION Ainsi se sont succédés les mouvements, groupes, avant-gardes et autres révolutions, prétendant renouveler l’art et désigner ce en quoi il est spécifique, original, irréductible. C’est par un processus d’accumulation historique que l’on progresse vers la définition ontologique de l’art, où ce qui est superflu, accidentel, circonstancié est retranché à son concept. Il semblerait que des générations d’artistes et de théoriciens ont cherché et cherchent encore à en expurger toute dimension culturelle historique, pour ob-

tenir la définition ultime, universelle et transou a-historique. Les intervenants du monde de l’art, solidaires, concourent à la fabrication sans fin de ce mythe suprême, la deshistoricisation de ce phénomène social par excellence, la recherche de la nature de la culture3. Existerait-il des invariants à l’origine de la création, des antécédents sans époque ni lieu, nés avec l’homme sans doute, une cause suprême et authentique expliquant et fondant son invention de la culture ?

Le Progrès est ce mouvement méritant – et donc exigeant – une absolue confiance, une progression vers la vérité – de l’art, de la vie4. Quand les 1 Par exemple la quête mystique (Platon), le désintéressement (Kant), l’imagination (Freud), etc.

promesses de la science et des produits dérivés seront vérifiées, le mode de vie idéal sera une réalité. Pour autant, cette utopie universaliste ne sera sans doute jamais atteinte, afin que se perpétue la modernité en

2 Jean-Noël Montagné explique la faible audience des artistes numériques qu’il juge les plus importants, par le pouvoir contestataire de leur travail. La société ne peut se risquer à leur offrir la place qu’ils méritent, sans quoi les puissants trembleraient !

projet et que l’aspiration de la nouveauté justifie l’invention de technologies destinées à la réaliser. Celles-ci nous vendent un avenir meilleur – grâce à leur assistance. Elles sont produites dans ce but, les OGM de Monsanto pour éradiquer la famine, les pièces d’identité électronique

3 Voir infra, note 1 p. 214. 4 C’est pourquoi je lui accorde désormais une capitale, à l’échelle de la croyance qui l’accompagne.

et la télésurveillance pour notre sécurité, la domotique selon Bill Gates5 pour une maison idéale, Internet, la télévision interactive, les téléphones mobiles pour offrir à la planète entière les mêmes opportunités d’assouvir ses besoins – de consommation. Quel avenir merveilleux la moder-

5 La route du futur, Paris, Robert Laffont, 1995.

nité nous réserve ! Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les prévisions

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édifiantes de penseurs ou d’experts. Prenons, par exemple, L’Homme

symbiotique : regards sur le troisième millénaire de Joël de Rosnay1. À peine concède-t-il, entre deux éloges, à pointer quelques dangers des technologies ; et encore, pour les relativiser immédiatement. La fameuse fracture numérique ne saurait subsister longtemps, grâce aux réseaux d’entraide qui seront mis en place. Qui peut espérer rester à l’écart des nouvelles technologies ? Il n’y a pas d’alternative, aucune réaction – taxée de régression, ou pire, de réaction – n’est autorisée, la modernité n’est pas un choix mais l’unique perspective suivant le chemin de l’histoire. Pour notre plus grand bien, c’est garanti, demain sera numérique – l’art y compris. Qui voudrait refuser l’inéluctable ? De toute façon, il ne faut pas s’inquiéter, le progrès se fait imperceptiblement, et avant même d’avoir pu donner notre accord, il (se) sera imposé. La modernité nous promet la résolution de problèmes jusqu’alors insolvables. Une nouvelle vision du monde résulterait des « avancées » scientifiques, et pourrait être concrétisée grâce aux nouvelles technologies, merveilleuses applications des récentes découvertes de la science. Plus 1 Des dizaines ou même centaines d’ouvrages de ce type sont parus et continuent à être publiés ; et s’il fallait compter les articles du Point, de l’Express, ou même du Monde, naturellement optimistes sur le sujet… 2 Une confiance dans les discours qui n’engage que ceux qui y croient – à l’instar de ce que l’on dit des promesses politiques. 3 « le goût de la certitude est souvent associé à un goût de la servitude [par] l’espoir du gain d’un peu de certitude obtenu en échange d’un aveu de soumission à l’égard de celui qui déclare se porter garant de la vérité (sans pour autant, il va de soi, en rien révéler). » (Rosset 1988 : 48. cité par Pelé NP1)

que de raison, il s’agit d’une affaire de confiance2 et même, de croyance. Une fois acquise, il ne reste qu’à réaliser les promesses, c’est-à-dire, à faire croire qu’elles sont réalisées : « en tant que pré-visions, ces mythologies “scientifiques” peuvent produire leur propre vérification si elles parviennent à s’imposer à la croyance collective et créer, par leur vertu mobilisatrice, les conditions de leur propre réalisation. » (Bourdieu 2001 : 290) Elles installent le cadre, déterminent les exigences et les procédures de vérification, bref un système spécifique complet, auquel on peut adhérer sans nécessairement le comprendre. Il se peut que nous ayons besoin de cette croyance. Le positivisme scientifique aurait pris la place de la religion pour assouvir notre « goût de la certitude » (Clément Rosset)3.

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Quoiqu’il propose, ce ne peut être que dans la bonne direction ; et il est plus simple de ne pas en douter – plutôt que de risquer d’entraver la marche (militaire ?) en avant, et de plonger dans un abîme de perplexité qu’ouvrirait un futur incertain, malléable selon nos volontés. Il est plus facile de croire, quitte à, par la suite, s’indigner d’avoir été trompé.

Différent et nouveau de part les technologies qu’il met en jeu, l’art numérique suppose une foi en la science. Car, contrairement à beaucoup de pratiques artistiques contemporaines, il ne repose pas sur le bricolage d’un agencement1, fut-il réalisé avec soin, mais sur la maîtrise d’outils complexes. À défaut d’en pouvoir saisir le fonctionnement, nombre d’artistes les utilisent suivant le mode d’emploi qui les accompagne. Le public est encore moins bien formé, convaincu que les technologies sont issues de recherches scientifiques très pointues, trop pour qu’il puisse prétendre les comprendre. Ce mélange d’admiration et d’incrédulité fait passer les arrangements ingénieux et dépôts de brevets opportunistes pour des découvertes majeures. Il semble que les nouvelles technologies ne se réduisent pas à ce qu’elles sont, que leurs imperfections, erreurs et dangers sont négligeables face à leurs potentialités, profondes et parfois miraculeuses. Le mystère qui les entoure est presque d’ordre religieux ; leur rationalité étant inaccessible aux non-savants, il ne reste que la croyance, et le sentiment que l’éclaircissement d’un mystère ne ferait qu’en faire surgir d’autres. La science bénéficie en plus d’une aura d’impartialité qui fait passer ses « découvertes » pour objectives et intrinsèquement bonnes. Comme si elle donnait un accès direct au réel, comme si elle permettait d’en décri1 Voir les liens entre l’artiste et le bricoleur dans La pensée sauvage de Levi-Strauss.

re fidèlement les mécanismes et que cette description était transmissible et efficace dans la vie courante ! La théorie du chaos a pourtant bien

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montré les limites de la science et la restriction de la justesse de ses conclusions à des conditions idéales, quand tous les paramètres peuvent être maîtrisés – autrement dit, uniquement dans des expériences de laboratoire et dans des simulations à une seule inconnue. Il est encore nécessaire d’affirmer et de dénoncer la dimension quasi-religieuse de la science et l’optimisme béat qui l’accompagne : par ce biais, les citoyens se dessaisissent de leur avis au profit de celui des experts et de tous ceux qui peuvent tirer parti et bénéfices des applications de la science, sans se soucier des catastrophes qui pourraient en découler (Virilio). « En enjambant les réticences de Benjamin et d’Adorno, il faut rappeler que la science et l’industrie ne sont pas davantage à l’abri du soupçon portant sur la réalité que l’art et l’écriture. Croire l’inverse serait se faire une idée excessivement humaniste du fonctionnalisme méphistophélique des sciences et des technologies. » (Lyotard 1988 : 19) FOI EN LA SCIENCE Jean-François Lyotard critique cette croyance aveugle en la science, qui en fait un langage à part, prétendument objectif. « Le savoir scientifique est une espèce du discours. » (Lyotard 1979 : 11) Reflet d’une réalité préexistante, la science ne ferait que constater, de manière absolument impersonnelle, par l’entremise de symboles conventionnels et de nombres, par nature, neutres. Les conclusions découlent alors d’elles-mêmes et ne sauraient être remises en question. C’est pourquoi formules, tableaux, schémas statistiques envahissent toute la littérature qui se présente comme « sérieuse » – et donc pas comme littérature –, publications scientifiques, techniques, universitaires, rapports d’entreprise, analyses politiques. Ce dernier exemple montre pourtant bien à quel point le truisme « on peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres » se vérifie : une sélection de quelques indices marquants, une mise en situation – en scène – favorable, une analyse orientée, permettent d’en axer l’interprétation, tout en se positionnant en porte-parole de la vérité – alors qu’on en est le truchement. C’est son apparence scientifique qui rend crédible le discours. Jean-François Lyotard pense que la transmis-

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sion d’un savoir, scientifique ou autre, passe toujours par un récit, fut-il un mini-récit. La fin de l’ère moderne serait aussi celle des illusions et des « grands récits », notamment des idéologies, supplantées par des petites histoires plus accessibles – aujourd’hui plus courtes, plus simples voire simplistes, telles qu’elles sont formatées par les publicitaires et autres « communicants » pour une consommation immédiate et indolore. « Le savoir scientifique ne peut savoir et faire savoir qu’il est le vrai savoir sans recourir à l’autre savoir, le récit, qui est pour lui le non-savoir […] » (Lyotard 1979 : 51). Il s’avère alors difficile de distinguer entre savoir et non-savoir (puisqu’il y a toujours de l’un dans l’autre) : c’est le notion même de savoir qui est questionnée, et son usage rhétorique. Plutôt que des savoirs et des vérités, il y a des expériences et des enjeux, des stratégies déployées dans un décor approprié, conçu pour marquer les destinataires du message. La communication communique avant tout non seulement les codes – « medium is message », mais surtout le contexte social dans lequel ils ont court. Elle promeut le monde d’où elle est issue.

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Des opérations magiques – et sataniques ? – produisent des résultats inexpliqués mais récurrents si ce n’est répétitifs – ce qui est rassurant. Après que les scientifiques se soient ingéniés à décortiquer et à expliciter les mécanismes – astronomiques, physiques, biologiques, etc. – qui gouvernent notre planète, et à les agencer dans un ensemble d’une cohérence satisfaisante, les applications commerciales sont inventées à rebours des découvertes. Elles intègrent des principes simples au cœur de dispositifs élaborés. Pas de transparence à espérer, sous une coque ouvragée qui dissimule les outils à l’œuvre. Bien sûr, il ne suffit pas d’ouvrir le capot pour comprendre comment fonctionne un moteur à piston. Mais la mécanique est emberlificotée, compliquée à loisir par des interfaces qui autorisent le dialogue avec l’utilisateur tout en le maintenant à distance. Toute technologie est une hypertechnologie, avec la marque des technologies apposée sous forme de circuits intégrés, d’obscures lignes de codes, de paramétrages savants au-delà de notre compétence, ce qui laisse le champ libre aux spécialistes et experts auto-designés.

1 Organisés par le CRAS (Centre de Ressources Arts Sensitifs) et autres ECM (Établissement Culture & Multimédia) en France. 2 Voir infra la présentation de l’esthéticien pp. 250 à 256.

L’OPACITÉ DU « LIBRE » Même le monde du gratuit, qui promet à tous, novices y compris, l’accès aux technologies, élabore des logiciels d’apparence parfois rebutante. Il faut un minimum d’apprentissage pour maîtriser et tirer parti de logiciels comme Pure Data, Gimp, Blender, ou du système d’exploitation Linux. À première vue, cela paraît être réservé aux informaticiens. De même qu’il faut des connaissances en mécanique pour réparer un moteur, y compris ceux qui ne sont pas verrouillés par l’électronique, une formation est requise pour utiliser la plupart des technologies

« libres ». Et, contrairement à leurs équivalents payants, celle-ci est accessible, gratuitement sur Internet, dans des forums de discussion ou des « didacticiels » en ligne, ou par des stages (au coût peu élevé)1. Connaître et dominer les technologies implique de renoncer à la logique consommatrice de jouissance sans contrainte – autre que financière. La démarche est équivalente à celle du commerce équitable : comme on doit comprendre les tenants et les aboutissants de l’acte d’achat, il faut saisir ce qui est en jeu dans la production numérique.

Comme l’a expliqué Abraham Moles il y a plus de quarante ans, l’art est assujetti à un impératif de nouveauté. On ne sait pas laquelle, dans quel but, ce que cela apporte (c’est à « l’esthéticien »2 de le dire), mais il faut

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qu’il y ait une évolution. Ce signe apparent d’une amélioration supposée – comme si l’histoire allait nécessairement dans le bon sens –, est en lui-même positif. Le changement est en soi plus important que les modifications qu’il suscite, car celles-ci sont vouées à être remplacées par d’autres. C’est le « progrès » et son « principe d’innovation permanente » (Couchot & Hillaire 2003 : 17), les transformations se succèdent, éphémères, incessantes, impropres au jugement, à l’appréciation, elles s’enchaînent furieusement dans une sarabande à la ritournelle imparable… C’est pour votre bien, ne vous méfiez ni ne vous défiez du Progrès…

DES MYTHES AU CŒUR DU PROGRÈS

Apparus dans un contexte – français – longtemps hostile aux technologies, les discours des théoriciens continuent à prospérer alors que l’atmosphère est très largement technophile – du moins, dans les médias. Toutes leurs revendications n’ont pas encore été satisfaites, il est vrai, mais cela explique-t-il pourquoi les acteurs de l’art numérique se plaignent toujours du manque de considération pour leur art, comme s’il était encore complètement écarté des circuits officiels – et l’a-t-il jamais été ? N’exagérons rien. L’art numérique reconnu n’est peut-être pas le plus digne d’intérêt, mais au moins fait-il parler de lui. JUSQU’À ÉPUISEMENT DU DISCOURS ? Si tant d’insistance ne suffit pas à imposer le message, si on se dit que, c’est vrai, des problématiques sur la constitution de l’image et le rapport à l’œuvre sont bien traitées par le numérique, mais en remarquant qu’elles se fondent sur bien des ellipses, si le programme sous-jacent n’est affiché que sous la forme creuse de la simulation mais qu’on ne sait rien de ce qui détermine les Genetic Images, les architectures de Legible City, les enchaînements d’images d’une fiction pour Internet de Gregory

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Chatonsky, si l’automatisation du processus le rend d’autant plus visible, mais seulement comme preuve de son existence, sans permettre l’intervention à certaines étapes auparavant accessibles, si cette mécanique empêche la réflexion puisque ce qui se joue est déjà joué ou a déjà été joué, et enfin, si les réponses sont données avant les questionnements, que ceuxci ne sont que présupposés, comment adhérer à ce message qui finit par s’épuiser dans ses propres répétitions ?

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Si les discours ne changent pas ou si peu, s’ils se répètent avec de légères variations depuis que l’art joue avec l’informatique – cela fait plusieurs décennies déjà –, si l’on attend beaucoup des créations qui doivent en découler – « bientôt, vous allez voir », disent depuis longtemps Pontus-Hulten, Popper, Couchot, Aziosmanoff, Kisseleva, etc., qui nous en annoncent encore de belles, créations de la génération « émergente » –, c’est que ces discours ont une portée pédagogique. Afin d’être G. Chatonsky, Sur terre (extrait), 2005

efficaces, ils doivent être ressassés, avec de légères variations de forme pour ne pas perdre de vue l’essentiel. Comme l’indique la théorie de

1 Le procédé est une des marques de la culture numérique : c’est une conséquence de la reproduction possible des messages et de leur circulation sur les réseaux. Puisque ceux-ci forment la nouvelle mémoire collective, et qu’ils se substituent en partie à la mémoire individuelle – pourquoi retenir une information si elle en permanence accessible sur Internet, auquel nous sommes constamment connectés ? –, il faut ressasser inlassablement le même message pour s’assurer que le public lui garde sa place dans son imaginaire.

l’information : des déperditions menacent l’intégrité du message lors de

2 Les partisans de l’art numérique, ne sont-ils pas, parfois, un peu trop insistants et pressés à nous faire accepter leurs changements – avant même que nous ayons pu en apprécier les effets ? Risque-ton d’être placé devant le fait accompli ? Jean-Philippe Domecq a-t-il raison de critiquer le « […] poncif historiciste qui prévaut dans la perception de l’art moderne : cela a eu lieu, donc cela a de la valeur » (1994 : 147) ? On pourrait juger ce procès un peu simpliste. Toutes les œuvres d’art exposées ne sont pas entrées dans l’histoire. Tous les précédents n’ont pas entraîné de suite. Ce n’est pas parce que des artistes, ou des personnes qui postulent à ce statut, utilisent l’ordinateur ou des matériaux radioactifs pour faire de l’art, que ces pratiques passeront à la postérité. Encore faut-il que ces pratiques trouvent une résonance dans la société où elles se développent – on imagine alors que la seconde pratique a moins de chance de se perpétuer que la première !

mêmes remèdes, aux conséquences controversées, nous allons finir par

sa transmission. La redondance est un moyen de parer à ce risque, et accroît les probabilités que le message soit bien reçu – comme prévu1. Le Progrès nous est ainsi vendu, grâce à des leitmotiv que le docteur Toinette du Malade Imaginaire ne renierait pas : le chômage, dérégulons, le pouvoir d’achat, dérégulons, les conflits armés, dérégulons, la faim dans le monde, dérégulons, vous dis-je ! À nous voir proposés toujours les

nous demander si ces solutions ne sont pas opportunes et n’arrangent pas principalement ceux qui les énoncent. « La propagande qui s’est instaurée visait à accélérer le changement technologique et aussi à programmer une nouvelle mythologie : la sortie de la “crise” par le progrès. » (Pelé 2002 : 165)2 L’art numérique participe, entretient et tire partie de cette propagande. Sa part virtuelle en fait un art « en puissance », dont les œuvres prometteuses ne sauront manquer d’advenir, finalement. Chaque tentative avortée est paradoxalement la preuve du mouvement asymptotique vers l’idéal des discours. L’articulation théories-pratiques suit ici un mouvement de balancier qui écrit l’histoire. Ni les unes ni les autres ne sont jamais définitives : au contraire, elles sont des traces des potentiels qui

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doivent se réaliser – et peu importe s’ils se vérifient, tant que le mouvement est préservé et rend absurde toute tentative de bilan1. Et le processus continue, auto-alimenté par un recyclage permanent, ce qui fait que même le nouveau n’apparaît que repris, réutilisé sans danger après une expérimentation confidentielle, alors que toujours se perpétue, en arrière-plan en tâche de fond, l’invention de techniques qui seront par la suite apprêtées en gadgets technologiques. C’est ainsi que s’installe une mythologie, quand les signes ont été suffisamment exploités pour n’être plus que des signes d’eux-mêmes et des discours qui s’en sont nourris, lorsque ceux-ci deviennent la « réalité » à laquelle ils font référence. Cette « réalité » devient un truisme qu’on ne songe plus à questionner : il est évident que l’interactivité rend les spectateurs auteurs, il va de soi que l’image numérique est une image plus immatérielle et labile que ses antécédentes analogiques.

Des théories s’élancent à partir du virtuel : quand l’interactivité sera effective, quand l’ordinateur sera intelligent, quand nous aurons accès aux innovations technologiques… À partir de présomptions, de qualités supposées dans des conditions idéales, d’espoirs, de projections, presque considérées comme réelles – un défaut d’actualité ne saurait les invalider –, les raisonnements s’enchaînent, s’emballent, en roue libre, détachés du réel, sans qu’il ne soit plus possible d’en contester les fondements, passent d’hypothèses à pronostics jusqu’à n’être plus que des 1 Au point de rendre un peu ridicule le jugement de certaines œuvres anciennes (Sims, Caillaud…). Et pourtant, comment ne pas observer ce qui appartient à l’histoire de l’art numérique – fut-ce son côté obscur ? 2 Et ce ne sont pas des opposants à l’art numérique qui parlent !

paris sur ce que pourrait être la transformation radicale de l’art – métaphores filées, jusqu’à l’égarement scolastique, au service du progrès. Et pourtant, « Pour ce qui concerne l’avenir, il n’est guère raisonnable d’anticiper, dans le domaine des arts plus qu’ailleurs, ce que seront les usages et les résultats des technologies numériques. » (Couchot & Hillaire 2003 : 250)2

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Pourquoi persister à échafauder des scénarios et à faire des paris sur l’avenir ? L’informatique, Internet, la téléphonie mobile ont déjà notablement transformé nos vies, cependant il apparaît bien hasardeux de prévoir ce que pourrait occasionner leur éventuelle réunion en un unique média. Olga Kisseleva ne force-t-elle pas le trait quand elle dit que « les nouvelles technologies de communication […] suscite[nt] […] le réexamen de tous les questionnements sur lesquels le genre humain se penche depuis l’apparition de l’écriture et la formation d’une pensée dite “occidentale” » (1998 : 14-15) ? N’est-ce pas simplement l’aboutissement logique de sa réflexion ? Ce serait l’intérêt de ce type de processus intellectuel : il se développe dans une unique direction à partir d’arguments en nombre limité mais solidaires. Ils construisent un univers homogène et cohérent, bouclé sur lui-même, où les causes anticipent les conséquences, les conséquences justifient les causes, les enchaînements suivent une progression attendue et visiblement logique. « Pour que le processus de validation puisse se faire, il faut que la synthèse qui vérifie les hypothèses qui se succèdent dans l’analyse soit indépendante. Cela doit être un mouvement distinct, et clairement, ce n’est pas le cas : les conséquences de l’analyse sont tirées en vue de la synthèse, inverse. » (Meyer 1991 : 17) Mais le système ainsi instauré ne demande aucune validation : il est décrit, analysé, commenté, mais pas interrogé sur sa pertinence. C’est un nouveau monde de théories et de pratiques, présenté sous son meilleur jour et comme une nécessité, pour être efficacement proposé à d’éventuels intervenants. La justesse du raisonnement est accessoire, ce qui compte étant l’adhésion au mythe qu’il instaure. C’est la constitution de l’art numérique en système – clos sur lui-même, auto-justifié, sans marge, alternative ni même déchet significatif – qui a permis cette nouvelle étape dans la croyance. Sa logique apparente passe pour évidente et peut être naturalisée. Il n’y a pas le choix, il n’y a jamais eu le choix, le Progrès poursuit son chemin, inexorable – mais

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lequel ? Le seul qui puisse être envisagé, pour peu qu’on suive le bon sens, celui de l’Histoire telle qu’elle doit être écrite. Comme l’expliquait Barthes (Mythologies, 1957), les mythes sont construits sur une base naturalisée, dont l’esprit de subversion a été neutralisé. Elle est ainsi disponible pour être remplie d’un nouveau sens, pour porter en elle de nouvelles idées. L’Histoire devient une caution illustre, justification incontestable du message à transmettre. L’art est un espace où les mythes ont tout loisir de prospérer. Ils sont relayés, développés, enrichis par artistes et théoriciens et finissent par se transformer en faits culturels, qui passent pour mener leur propre existence. Il semble qu’ils aient existé de tous temps, ou qu’ils soient apparus comme par miracle. Il faut un travail d’historicisation conséquent pour en retrouver l’origine, en expliquer les conditions sociales de création, les bases implicites sur lesquelles ils ont été construits, ainsi que ce qu’ils impliquent. La pratique artistique produit des mythes en cascade, les uns appuyés sur les autres, certains visiblement issus de la subjectivité des artistes, d’autres moins évidents, qui campent un décor naturel où les œuvres germent et prospèrent. C’est pourquoi le système numérique ne saurait opérer sa révolution en ignorant l’art. La cohérence exige qu’il soit intégré au système libéral qui se substitue au capitalisme, dont l’idéologie est encore trop manifeste. Le numérique se déploie comme une mythologie : simulation, virtuel, interactivité constituent les nouveaux repères pour ce que devrait être la création contemporaine. Ce changement de paradigme est avant tout un changement sémantique. Mais il produit des effets importants qui transforment notre vision de l’art. « Pourtant, il semble que le numérique soit effectivement à la source d’un nouveau mythe. Derrière toute image, manuelle, optique, électronique ou calculée, est à l’œuvre une vision

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symbolique et mythique du monde qui, sans avoir la cohérence de la religion, de la science ou de l’art, n’en est pas moins organisée. » (Couchot 1998 : 247) Il apparaît, pourtant, que le mythe préexiste et permet l’installation du numérique. Ce dont parle Edmond Couchot existe, parce que des artistes ou des théoriciens comme lui en parlent, et parce qu’à force de le décrire et de le commenter, ils lui confèrent une évidence et même une profondeur théorique. Le numérique est entré dans le paysage artistique et il serait absurde de chercher à l’en déloger. C’est une des fonctions du mythe que d’être incontestable, de ne se laisser atteindre par aucun argument, puisqu’il n’est question que de bon sens – entendre bonne direction, discours autorisé, ou la doxa telle que définie par Bourdieu. Le mythe fige son objet dans un glacis hors du temps. L’art numérique est encore enfermé dans des clichés résistants, parfois confirmés par les œuvres : complexité et froideur de l’informatique, problèmes et bugs récurrents, imperfections et prétention des œuvres, déception prévue devant leur vacuité. Il fallait bien construire d’autres mythes pour le promouvoir1.

UNE LITTÉRATURE FANTASTIQUE

Les problématiques circulent, sont reprises et développées, amendées, complétées, enrichies de nouvelles, pour prendre en compte les avancées technologiques. Autant d’arguments qui s’articulent et, abordant les considérations les plus variées – comme le numérique qui transforme notre vie quotidienne jusque dans ses aspects les plus anecdotiques, en quoi il nous touche – forment un système complet et cohérent dont 1 C’est un aspect du marketing qu’on appelle aujourd’hui le « storytelling » (voir encadré p. 168).

les éléments, solidaires, se justifient mutuellement en participant de la même logique, de la même dynamique.

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Pour expliquer comment l’art numérique est l’avenir de l’art, les adeptes ne lésinent pas sur les superlatifs, ne tempèrent guère leur enthousiasme. Quelles sont les « vertus et vertiges » du virtuel (Quéau) ? « Dans le monde de la simulation interactive, l’infini et l’éternité s’apprivoisent, l’inéluctable se domestique » (Kisseleva 1998 : 184). La fantasmagorie des anticipations reformule tout, produit du sensationnel, rend excessif, marquant, sans garantie que l’histoire confirmera les prévisions. Au début du siècle, certains pronostiquaient bien le transport aérien individuel en ville ; quelques décennies plus tard, on prévoyait des mini-centrales nucléaires pour chaque foyer ; et ensuite, des robots au service de l’homme ou des repas complets dans un comprimé ; il y a quelques années encore, un grand escogriffe opportuniste longtemps première fortune mondiale nous annonçait la maison tout domotique avec réfrigérateur connecté à Internet pour automatiser son réassortiment1… Il y a eu l’époque des expositions universelles, les démonstrations techniques (et meurtrières), pour convaincre les plus rétifs à travers des mises en scène fascinantes, de quoi faire renaître l’enthousiasme enfantin devant une belle histoire2 ! Descriptions lyriques, termes emphatiques, des manifestes exaltés usent et abusent de la puissance performative du langage. L’objectif consiste 1 Mais qui avait imaginé l’invention de ces étranges dispositifs portatifs pour la communication à distance, qui focalise tant l’attention de ses utilisateurs ?

à faire croire que les prévisions ont valeur de constatation, grâce à des

2 « Une chose qui m’a toujours habité, aussi loin que je me souvienne, [c’est] l’excitation de la nouveauté technique. J’appartiens à la génération de l’après guerre. J’ai été très marqué par l’exposition universelle de New-York en 1964-1965 qui tendait au maximum vers l’utopie industrielle. Moi, j’y voyais surtout un ensemble de salles obscures où l’on projetait des images, toute une série d’installations, mais le tout sur le registre “la technologie est bonne et l’avenir radieux.” » (Bill Viola cité par Rush 2003 : 129, entretien avec une journaliste en 1997)

mérique cherchent simplement l’assentiment public à leur thèse, ce qui

énoncés qui transmettent un message du premier ordre, sous la forme du second. La distinction n’est jamais évidente. Les acteurs de l’art nu-

implique que leur discours produise de l’effet, une adhésion à l’univers qu’ils décrivent. Ensemble, ils constituent une sorte de littérature, disposant de ses codes propres, figures de style, et de sa muse : le Progrès (technologique). Ce sont des constructions de fictions, apparentées à l’anticipation, ou à

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l’���������������������������������������������������������������������� heroic fantasy�������������������������������������������������������� . Cependant l’écriture ne se pare pas des mêmes fiorituphoto © Swashbuckler films

res littéraires, elle décrit des mondes de manières si réalistes et logiques qu’ils paraissent effectivement exister. Le caractère prospectif est masqué par la confiance en des prévisions qui ne peuvent que s’avérer effectives. Porté par des arguments aux cachet scientifique, soutenu par une profusion de termes intimidants, le propos s’apparente pourtant bien à Richard Fleischer, Soleil vert (extrait), 1973

la tradition de l’anticipation. Simulation, virtuel, interactivité, réseau de neurones formels, réalité augmentée, ce pourrait être une énumération d’outils futuristes, tels qu’ils sont employés au cours d’une intrigue de science-fiction, pour lui conférer une sorte d’évidence1.

La science-fiction a annoncé les possibles évolutions de la société et les dangers qui nous guettent. Certains sont devenus une réalité – après avoir intégré l’imaginaire collectif : de Big Brother à l’omniprésence des robots – bien qu’ils soient rarement anthropoïdes –, en passant par la pollution de la planète (Soleil vert, film de Richard Fleischer, 1973). Thème populaire du cinéma et de la littérature, elle a accompagné la jeunesse de nombreux artistes, pour qui elle est une référence majeure. « I suppose that science-fiction, more so than hard science, has been the leading inspirational force for many virtualizing artists I know. Certainly in my own case that is true » (Nechvatal 2004 : 8). Elle nourrit leur imagination et leurs expérimentations, sans impératif de rentabilité immédiat, bien qu’elles contribuent à la promotion des 1 Donnez-moi le sabre laser ! Filez dans le tycho-drôme !

nouvelles technologies et des entreprises qui les commercialisent. Lit-

2 Il se pourrait que les 3 lois énoncées par l’écrivain Asimov servent de fondement aux futurs rapports entre hommes et robots. La vidéo-surveillance s’inspire-t-elle de 1984 ?

étanches qu’il n’y pourrait paraître2, surtout en ce qui concerne les nou-

térature, science, commerce et art sont des domaines beaucoup moins

velles technologies. Celles-ci promettent de réaliser ce qui n’était que fantasme, rêve ou cauchemar, des anticipations traversant la société. On

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comprend que cela suscite des vocations, en fonction de l’interprétation que chacun se fait des risques liés au progrès, et des intérêts qu’il pourrait en retirer. Les promesses sont à considérer en regard de celui qui les énonce, en n’oubliant pas qu’elles sont généralement des investissements, d’autant plus alléchants qu’ils sont des paris sur l’avenir1. Ces coups de force s’avèrent profitables s’ils se vérifient, mais infirmés, d’autres leur succéderont jusqu’à concordance avec la réalité. Contrairement à la science-fiction, qui ne fait que projeter notre société telle qu’elle pourrait être dans le futur2, certaines prévisions des théoriciens avant-gardistes sont destinées à devenir effectives et énoncées pour cela. Elles relaient les investigations d’artistes qui s’inspirent de ce qui était jusqu’alors de l’ordre de la fiction ou proposent des nouveaux chemins à emprunter. Bien qu’elles soient en de nombreux points similaires à la littérature d’anticipation, elles ne relèvent pas de l’imagination mais de la prévision, ou, si l’on considère la puissance performative du virtuel, de la constatation. « Le multimédia connaît les promesses, les possibilités et les réalisations. Ce sont trois univers bien différents. » (Klein 1996 : 36) La distinction n’est pas toujours opérée, et il en résulte une confusion sur laquelle jouent les théoriciens. Leurs projections sont généralement habillées par le terme « virtuel », ce qui leur évite d’expliquer sur quoi elles se fondent précisément. Il ne suffit pas d’avoir une idée pour qu’elle soit réalisable : il faut d’abord l’expérimenter, l’éprouver. Le couple virtuel / actuel appartient à la réalité, les promesses ne sont encore 1 « Et l’on sait qu’il est imprudent d’accorder un crédit excessif à la futurologie. » (Lyotard 1979 : 11)

qu’une fiction – bien que la différence ne soit pas toujours évidente, tant

2 Et qui, ce faisant, dénonce les transformations déjà en cours (1984 de George Orwell, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley).

« Les promesses se rencontrent le plus souvent dans les discours et sur le papier et relèvent parfois de la science-fiction, souvent d’une logomachie filandreuse. Promesse de communication infinie et séduisante des savoirs, tous reliés en un seul univers - cité par la profusion des

le travail de symbolisation est important dans notre vie quotidienne.

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liens, promesse d’accessibilité de toutes les archives du monde, des contenus de toutes les collections publiques, de toutes les bibliothèques, musée virtuel, démocratie électronique, agora virtuelle, expertise (artificielle) à portée de main. Interactivité enfin qui rendrait chacun créateur » (Klein 1996 : 36). Le tour de force des théoriciens de l’art numérique est de rendre ces promesses virtuelles : ou bien elles ne manqueront pas d’être possibles grâce aux très prochains développements technologiques (mais il faut y croire), ou encore elles le sont déjà, bien que, par la faute d’un problème ponctuel, d’un bug inopiné, il soit impossible de le vérifier. Une démonstration virtuelle. La promotion du virtuel permet de faire glisser la théorie vers la pratique, en conférant plus de poids aux discours, de la fiction à l’expérimentation. Et les espoirs qu’ils font naître sont si séduisants que ce ne peut être qu’une question de temps avant qu’ils se concrétisent ! En attendant, il suffit de faire comme si la révolution était déjà là, affirmer que l’interactivité est à l’œuvre alors qu’on est emprisonné dans des choix limités, s’émerveiller sur des mondes virtuels dont l’originalité reste à démontrer… Des artistes, convaincus, présentent avec orgueil des œuvres utilisant la téléprésence, imparfaite, les réseaux de neurones, déficients, etc. « Les réalisations tiennent malheureusement trop souvent davantage compte des promesses et des possibilités hypothétiques des machines et des réseaux futurs que de la situation actuelle » (Klein 1996 : 36). C’est la situation virtuelle qui l’emporte, en se nourrissant des prévisions des théoriciens.

Le changement d’ordre est notable : en confondant virtuel et imagination, on passe de la réalité à la fiction, du constat à l’histoire, d’une démonstration argumentée à l’élaboration d’une rhétorique visant à faire adhérer le public. L’écart entre fiction et réalité étant réduit, la fiction devient le précurseur de la réalité, ou se substitue à elle, lorsque

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le discours prend la forme d’une hyperréalité. Quand la communication est démultipliée et qu’on nous explique la nécessité et les qualités des technologies avant même qu’elles n’aient été testées, quand toute expérimentation a déjà été simulée et qu’on en connaît à l’avance les résultats, quand l’information se confond avec le marketing et que la réclame fait foi, quand la fiction qui nous est vendue est incontournable, il faut bien en faire une réalité. Dans notre société de l’immatériel et du virtuel, il n’y a d’autre réalité que l’hyperréalité, le pouvoir de l’image et du discours plutôt que de la création matérielle1. VENDRE UN CONCEPT Il n’y a plus de produit à vendre, d’objets meilleurs que d’autres, mais des univers qu’ils incarnent, inventés par la publicité. Le storytelling marque le retour de la narration pour opérer la distinction, on n’achète plus suivant une logique de consommation, mais pour vivre une expérience. C’est la nouvelle étape découlant des évolutions technologiques : il ne s’agit plus seulement de promouvoir un outil par ses usages, mais pour ses usages. Le mode d’emploi se transforme en mode de vie, les opportunités

mercantiles se multiplient. Comment acheter ; comment utiliser ; comment ressentir. Les publicitaires assument des rôles de médiateurs tels que revendiqués par les esthéticiens expérimentaux : ils indiquent quelle est l’expérience à vivre et quels sentiments doivent en découler. L’objet, produit, œuvre d’art, n’est qu’un intermédiaire nécessaire à la rencontre avec le concept. Ne pas trop s’y attarder, au risque de ternir la pureté des impressions virtuelles.

1 Et ce n’est qu’un avant-goût, avant que le développement mondial crée tant de besoins qu’il nous oblige à trouver des alternatives à l’utilisation des ressources naturelles de la planète.

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L’ÉCONOMIE DU NUMÉRIQUE Le travail de l’artiste se fait sous conditions, assujetti à des contraintes qui structurent son travail. L’une des plus significatives est d’ordre financier, commandée par l’économie du projet – et permettant la survie matérielle de l’artiste. Discours et théories sont ainsi convoqués pour faciliter la quête de fonds, nécessaires à la continuation de la pratique et du statut d’artiste.

ASSURER SA SUBSISTANCE

La réalisation des projets est conditionnée par de très prosaïques contraintes matérielles, exigeant des artistes qu’ils opèrent des choix et donnent forme (provisoire-définitif) aux objets. À l’opposé des métamorphoses du virtuel, l’actualisation n’autorise que peu de repentirs – à la mesure du budget dont dispose l’artiste. L’économie a replacé l’espace utopique et uchronique du numérique (immatériel, incorporel, des flux et des réseaux) au cœur des préoccupations quotidiennes et temporelles. La production des œuvres s’appuie sur des décisions successives, onéreuses et riches en conséquences esthétiques ; elles marquent l’œuvre et ne sont pas négociables.

1 Organisés par Art 3000 à Paris en septembre 1995.

Le coût des technologies est un frein ancien et récurrent. En 1996, lors des premiers États généraux de l’écriture multimédia1, Marcel Bour-

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geois s’interrogeait déjà sur le modèle viable qui permettrait à la nouvelle création de prendre toute son ampleur (étant entendu que tout est encore à faire) et d’accompagner les projets les plus audacieux. « En effet, il n’y aura un multimédia d’auteurs en Europe que si le secteur productif multimédia est effectivement industrialisé » (Bourgeois 1996 : 106)1. Ce qui a été nécessaire pour populariser et banaliser l’informatique, au point que l’ordinateur devienne un bien de consommation courante (quasiment au même titre que la télévision), l’est également pour favoriser et promouvoir la création multimédia (ce que l’on appelle aujourd’hui l’art numérique). Pour dégager des budgets suffisants, il faut construire des structures solides, à une échelle non pas artisanale, mais industrielle, aptes à soutenir des projets de grande envergure. Certaines ont vu le jour (le Media Lab du MIT, le ZKM à Karlsruhe, le MECAD à Barcelone…), mais, hormis les quelques artistes profitant de leurs généreux subsides, les autres doivent monter leurs projets en récoltant aides et subventions où ils le peuvent, en respectant un cahier des charges pas nécessairement lié à leurs ambitions. Ce bricolage délicat produit un art qualifié de « low-tech », à l’esthétique délicieusement nostalgique. « Il est un problème commun à tous les artistes : comment gagner suffisamment d’argent avec une œuvre pour pouvoir passer à l’œuvre suivante ? Ceux qui pratiquent ce que l’on appelle le “media art” y sont confrontés de manière particulièrement aiguë » (Paik 1994). Non seulement ils doivent financer leur projet ; mais aussi, comme tout un chacun, produire leur propre marge, afin de satisfaire leurs besoins quotidiens. Se loger, se nourrir, avoir des loisirs, et tout le superflu nécessaire : fréquenter le gotha, se faire connaître, admirer, être reconnu, comme une personnalité originale, être respecté dans ses désirs ; 1 Ce qui rejoint le constat de Bernard Stiegler sur les enjeux économiques et politiques de la culture dans nos sociétés post-industrielles.

toute sorte de bénéfices dérivés du statut d’artiste. La pratique artistique conditionne la poursuite de la pratique artistique, certains artistes

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« réussissant » mieux que d’autres : le succès entraîne et démultiplie le succès. Une fois intégré dans le cœur du réseau, il est plus aisé de trouver les fonds que l’artiste épisodique se fatigue à chercher, sur le temps de sa pratique. Prosaïquement, chaque artiste, s’il veut s’adonner à son art avec un minimum de confort, espère pouvoir en tirer des revenus qui lui permettront d’assumer les dépenses du quotidien. Rien de choquant là-dedans, ni de bien nouveau, les artistes étant depuis longtemps rémunérés pour leur travail, soit directement (commandes) soit indirectement (sous les bons auspices d’un mécène). Toutefois, le rôle dévolu au marché de l’art est de plus en plus déterminant dans le processus de consécration des œuvres. Puisqu’il est difficile de juger de la qualité des créations contemporaines, sans le recul qu’apportera la perspective historique, la valeur monétaire suppose la valeur esthétique. L’ARGENT COMME DÉMARCHE ARTISTIQUE Malgré toutes les contestations des années 1960 et 1970 et les tentatives d’invention d’un « art pour tous », l’argent a aujourd’hui repris sont rôle central dans le monde de l’art. Après la flambée des années 80, le marché de l’art atteint à nouveau des sommets (Balloon Flower (Magenta) de Jeff Koons a atteint 16,3 millions d’Euros chez Christie’s en juin 2008). Les artistes se transforment en hommes d’affaires ; leur but principal semble être de gagner de l’argent, grâce à leur spécialité : la production d’œuvres d’art. La vente aux enchères de Hirst à Sotheby’s (les 15 et 16 juillet 2008, pour un résultat de plus de 50 millions d’Euros) est la dernière manifestation du pouvoir esthétique du commerce, remis au goût du jour par Warhol à la fin des années 1960. « Les avant-gardes avec leur aspect anti-commercial ont cédé la place à des artistes tout à fait déterminés à devenir riches et célèbres et à jouer pour cela de leurs atouts mondains. » (Cauquelin 1992 : 87) Raphaël Boccanfuso en a fait le cœur de sa démarche : la communication sur son statut d’artiste, et ses rapports avec

ses spectateurs (Plus proche de son public avec R.B., 2002), sa galeriste (il a fait une Marianne à son effigie), son mécène (il se déclare « à son service »). La définition institutionnelle de l’art (Danto, Dickie…) donne aux musées, galeries, collections, revues, etc. le pouvoir de consacrer les œuvres ; il crée une atmosphère dans laquelle on peut reconnaître de l’art. L’attitude de l’artiste, en tant qu’artiste, participe de cette atmosphère ; c’est ce que Raphaël Boccanfuso se plaît à souligner, dans une démarche contemporaine, en produisant des signes qui se substituent à leur référent. Nombreux sont les artistes qui, conscients de leur fonction sociale et du rôle qu’ils sont censés jouer, se comportent au diapason des mythes, avec excentricité et démesure, accumulent les œuvres, dans les domaines les plus variés, des arts plastiques aux spectacles, conférences, cinéma, etc., glissant d’une discipline à l’autre au gré des rencontres et de leurs envies. L’hybridation est un phénomène postmoderne avant d’être numérique…

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Jusqu’au début des années 1990, lorsqu’ils souhaitaient manipuler des outils informatiques, les artistes avaient recours à des partenariats, soit avec une filière universitaire, pour profiter des moyens consacrés à la recherche, soit avec des sociétés investissant ce domaine, pour obtenir des subventions. Aujourd’hui, bien que le prix du matériel ait beaucoup diminué, la complexité des dispositifs et installations exigent souvent des artistes qu’ils trouvent des sources de financement. Certes il existe des structures publiques ou associatives – comme le CRAS et les ECM – qui les aident à maîtriser les techniques1 et à fabriquer aux-mêmes leur matériel à petit budget (stages du CRAS). Mais, sans appui financier, leur 1 Elles contribuent ainsi à fragiliser le mythe de nouvelles technologies inaccessibles aux non-spécialistes. 2 Entretiens avec Augustin Gimel, Jean-Noël Montagné, Marc Plas, Angie Bonino… 3 La distinction est aussi délicate dans ce monde de l’art que dans d’autres, les artistes « incompris » décriant les compromissions de leurs confrères « reconnus » tout en enviant leurs facilités économiques. Lire Les règles de l’art de Pierre Bourdieu.

situation reste, sinon précaire, du moins inconfortable2. « Nécessitant un haut niveau technologique et des soutiens publics ou privés, l’art numérique est un art, il faut le dire, de nantis » (Couchot & Hillaire 2003 : 178), ou plutôt, de privilégiés, pour ceux qui auront eu la chance et / ou fait le choix d’intégrer les circuits officiels de l’art numérique3. Pourtant, vers le milieu des années 1990, il semblait que les nouvelles technologies étaient porteuses d’un idéal de démocratisation, et qu’elles devaient permettre de résorber les distinctions faites entre professionnels et amateurs. L’art devait suivre les mêmes tendances, ses frontières

4 Lire à ce sujet l’article édifiant de Philippe Rivière sur L’utopie des « Extropiens » dans le numéro 669 du Monde diplomatique (12 / 2009). Il existe des gens convaincus que la puissance de la science – opportunément soutenue par un « capital-risqueur » – guérira tous les maux de la planète, la pollution, la pénurie de matières premières, les maladies, etc. 5 « Je ne vais pas reprendre l’expression d’intelligence collective qui appartient à Pierre Lévy, et envers laquelle j’ai un peu de scepticisme. Je ferai une simple remarque : plus les communautés virtuelles se développent, plus les ghettos réels se radicalisent. J’opposerai donc les communautés virtuelles au ghettos » (Quéau 1996 : 100).

ne pouvant que s’effacer derrière la convergence numérique, toutes les pratiques expérimentales se rencontrant dans un nouveau modèle de création. Malheureusement cet idéal ne fit pas long feu. L’optimisme de Joël de Rosnay et Pierre Lévy a été déçu. Il n’y a guère que les technophiles les plus engagés à penser que le progrès scientifique réglera, comme par miracle, les problèmes de nos sociétés4. Les autres théoriciens concèdent qu’il soulève de nombreuses questions et s’accompagne de risques notables5, notamment en terme de discriminations financières. La fracture numérique sépare les communautés par la discrimination en

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ressources (pour les pays les moins avancés) et surtout en statut social (qui est reconnu, consacré, et qui ne l’est pas). Car si le coût de nombreuses technologies a baissé, leur renouvellement permanent maintient un niveau de prix élevé pour leurs formes les plus distinctives, donc les plus valorisantes. «Le coût de production des œuvres contemporaines (installations multimédia par exemple) et le coût de la promotion mondiale de ces œuvres exigent un pouvoir financier dont disposent seulement les très grandes galeries internationales » (Moulin 2003 : 96). Cette inflation est concomitante de l’intégration des technologies dans l’art, aboutissant au même processus de ségrégation qui est à l’œuvre dans nos sociétés : les structures médianes disparaissent ; les intermédiaires se multiplient ; les ressources s’accumulent comme par aimantation ; les quelques miettes restantes sont la marge de la marge de gaspillage1 laissée aux artistes : trois queues de cerise, des miettes et des bouts de corde – pour se pendre ? Cela favorise paradoxalement un type d’art numérique, dont les grands moyens invoqués peuvent absorber les énormes budgets, qui assurent par avance de la qualité des œuvres : des matériaux précieux, des dimensions monumentales, un appareillage technologique hors de prix, à l’échelle d’autres projets prestigieux.

Jean-Noël Montagné considère les nouvelles pratiques technologiques comme fondamentalement antinomiques aux pratiques du marché – de l’art. Elles seraient trop volatiles pour être vendables, trop incertaines 1 Concept emprunté à Bernard Teyssèdre. Voir infra pp. 278 à 283.

pour être définissables et valorisées par une démarche de marketing,

2 Et trop critiques envers l’évolution techno-capitaliste de notre société – quoique les œuvres critiques ne manquent pas sur les cimaises des musées et galeries.

acheter un programme interactif, une image numérique, dont la forme

trop fragiles pour que leur conservation soit assurée2. Qui voudrait

d’archivage est reproductible à l’infini, sans qu’il soit possible de protéger un original ? Malgré toutes les protections élaborées par les princi-

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paux producteurs et diffuseurs de musiques, films, logiciels, les copies – illégales – se multiplient, au point que certains décideurs politiques songent à les autoriser1. Quel collectionneur serait prêt à dépenser pour ces œuvres les sommes faramineuses qu’ils investissent dans le marché de l’art contemporain ? L’offre se modulant à la demande, le principe capitaliste de création de valeur paraît au moins inopérant, au pire anachronique. Mais ce serait envisager l’œuvre hors contexte. Par le coup de force de la Fontaine, Marcel Duchamp a explicité son rôle dans la qualification d’un objet comme art – et son geste a inspiré artistes et théoriciens. Fred Forest a montré avec Parcelle / Réseau qu’une œuvre numérique se prêtait assez facilement au jeu social du marché de l’art – quelle meilleure preuve que sa vente par adjudication ? Cette mise aux enchères tenait de la provocation et les acheteurs profitèrent de l’événement, médiatique et largement médiatisé, pour se forger une image de mécène du numérique. Il semble que la fonction de l’œuvre d’art dans la société n’ait guère évolué. Les acheteurs potentiels, injectant l’argent, permettent aux artistes de poursuivre leur travail et leur confèrent légitimité2 ; ils reçoivent en échange un bonus social, une « distinction » (Bourdieu) 1 Alors que d’autres persistent dans la voie de la répression, n’envisageant les nouvelles fonctions des technologies que dans le sens commercial. La jouissance découlant des usages libertaires serait alors vouée à disparaître, stigmates inopportuns d’une adolescence incontinente. 2 « […] les mondes de l’art pleinement développés créent des systèmes de distribution qui intègrent les artistes dans l’économie de leur société. Ils mettent les œuvres à la disposition de publics qui les apprécient, et qui sont prêts à les acheter à un prix suffisant pour permettre aux artistes de poursuivre leur travail. » (Becker 1988 : 112-13)

dont ils peuvent se targuer, avec plus ou moins d’ostentation, et d’où ils retirent des avantages, réservés au gotha culturel : invitations, conférences, résidences, cadeaux promotionnels, etc. « Les nouvelles technologies impliquant la démultiplication des œuvres opposent des défis constamment renouvelés au marché de l’art, construit sur les principes d’unicité et d’originalité des biens. Dès lors qu’il s’agit non plus d’œuvres singulières, mais de multiples indéfiniment reproductibles, le risque existe non seulement d’une évolution vers la banalisation des images par leur abondance et leur divulgation, mais aussi une dévalorisation sociale et économique de l’art par la disparition de la rareté. En incorporant un nombre croissant d’œuvres produites en exemplaires multiples, gravures, sérigraphies, tirages d’imprimante, vidéos, le marché de l’art a fait preuve jusqu’ici de

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son étonnante capacité à mettre en place des mécanismes efficaces de contrôle du nombre » (Moulin 2003 : 154). La comparaison avec des pratiques plus anciennes est d’autant plus justifiée, qu’il semble que ce contrôle de la rareté soit mis en place pour contrer des qualités pourtant propres au numérique – mais qui ne suffisent pas à faire œuvre. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à déambuler dans une des nombreuses foires internationales qui animent le marché de l’art comme autant de grands-messes médiatiques. La physionomie de la FIAC 2007 était résolument contemporaine, non seulement dans le sens un rien nébuleux du qualificatif permettant de distinguer le « bon » art des croûtes quelconques des présumés « peintres du dimanche », mais surtout parce qu’on y voyait de nombreux objets high-tech, posés sur les bureaux des galeristes et accrochés sur les cimaises. Nuançons : un ordinateur, un écran à cristaux liquide sont aujourd’hui des éléments de notre quotidien d’Occidentaux . Nous nous extasions sur de nouveaux gadgets, qui dans quelques années ou quelques mois perdront leur lustre, à l’usage. Pourtant, quelle concentration d’écran à cristaux liquide, de mini-lecteur DVD, de grands tirages numériques, d’impressions grand format sur papier ou sur bâche, parfois incorporés dans des caissons lumineux ! Ce que l’on trouvait auparavant essentiellement dans des foires off (Diva Fair, Slick) avait investi les lieux fréquentés par les aficionados comme c’était déjà le cas de la plupart des lieux de vie en Occident. Ce qui était cantonné, jusqu’à il y a peu, à un univers de spécialistes et d’amateurs avertis mais relativement peu soucieux de l’aspect financier, était consacré sans tapage comme composante d’avenir de l’art contemporain, « […] le caractère reproductible de l’image étant contrecarré par la non-reproductibilité à l’identique de l’installation » (Moulin 2003 : 173). Mais il ne s’agit pas

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d’installation dans le sens défini par certaines avant-gardes ambitieuses et impatientes d’en découdre. La forme « installation » permet de compenser l’immatérialité des œuvres. C’est un support à leur réification, un moyen de les consacrer produits, objets de l’investissement sentimental et surtout stratégique et financier du collectionneur. Ce type d’événements vise en effet un public d’amateurs fortunés : en témoignent les tarifs prohibitifs demandés à l’entrée, aptes à rebuter les étudiants d’art les plus motivés. Là, plus de costumes trois pièces et d’escarpins à talons ciselés que de piercings apparents et de chevelures rouges. Dans des lieux prestigieux – Cour carrée du Louvre, Grand Palais, dans l’incongru Hôtel Cube, architecture ultra-luxueuse dans un quartier parisien très populaire du XVIIIeme arrondissement – se retrouvent des amateurs de tous les pays pour repérer les jeunes artistes prometteurs. L’un d’entre eux m’expliquait ainsi – devant un expresso à 4 €, heureusement accompagné de délicieux petits financiers, les gâteaux bien sûr – que la plus grande collectionneuse d’art numérique était présente ce jour-là à

Diva Fair 2006. Une bonne douzaine de galeries investissaient un étage entier de l’hôtel Cube, exposant des œuvres accessibles quant à leur forme, mais fort onéreuses. Beaucoup de tirages numériques, numérotés, des DVDs, numérotés, des petites installations pour habiller un cabinet de curiosité : un minimum d’excentricité ne saurait nuire. Tous les prix indiqués en quelques pages sur un carnet, avec le nombre d’exemplaires produits. Dans certains cas, l’écran et le lecteur DVD en option. Ces œuvres-là étaient bien innocentes, jolies, gentiment critiques, mutines pour certaines, mais facilement assimilables et distrayantes. Ce n’étaient pas des installations à géométrie variable, animées avec des capteurs, déclenchant une sarabande d’actionneurs – quelque chose qui serait entre l’art et la science, c’est-à-dire aucun des deux, entre poé-

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tique et pédagogie, comme ces œuvres présentées dans une salle de consultation à la MEP pour Art Outsiders 2003, disposant d’une étrange interface entre le joystick et la souris. Pas d’open source, de licence GNU

GPL ou Creative Commons, et ne parlez pas, s’il vous plaît, de copyleft ! Protégeons la création comme les brevets : comment financer la recherche autrement ? N’oubliez pas le « ™ » après Ultralab. Pour être exploitables, il faut « […] que les nouveaux supports soient utilisés à rebours de leurs possibilités technologiques […] » (Moulin 2003 : 174) – et s’il le faut, nous le ferons !

ART, SCIENCE ET ENTREPRISE

Comme en témoignait l’exposition L’âme Au Corps - Arts Et Sciences,

1793 - 19931, arts et sciences interagissent et s’enrichissent mutuellement depuis longtemps. Le Pointillisme mettant en œuvre les théories divisionnistes de la couleur, Futurisme et Constructivisme vantant la suprématie de la machine, le Bauhaus, l’Op Art, le projet E.A.T.2 liant artistes et ingénieurs, aujourd’hui l’art numérique, on ne saurait recenser tous les mouvements s’appuyant sur les nouvelles technologies de leur temps. À la Renaissance, arts et sciences étaient – intentionnellement – réunis, quand Léonard de Vinci décrivit la peinture comme cosa mentale. Les arts furent de grands instruments de connaissance, comme en témoignent les études de Dürer sur les proportions humaines ou la Leçon

d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt. Tout comme les sciences, ils 1 Tenue dans les Galeries nationales du Grand Palais, du 19 octobre 1993 au 24 janvier 1994.

conduisent des recherches, expérimentent, et finalement, bien que cela

2 « L’EAT avait aussi pour but de mettre en contact les artistes et les industriels » (Couchot & Hillaire 2003 : 173).

des » (Goodman), des univers cohérents, qui interprètent notre environ-

soit sur des bases et pour des finalités différentes, ils « créent des mon-

nement et développent la Connaissance. Ils ont tous deux recours à la

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puissance heuristique de la simulation – cela bien longtemps avant que l’informatique ne favorise ce type de représentation, et que l’art numérique ne se targue de ses liens avec la science.

Malgré la baisse du coût des technologies – résultat d’une longue guerre commerciale et des apports bénévoles de nombreux informaticiens passionnés, les artistes disposent rarement des ressources financières pour exploiter toute la chaîne numérique, et réaliser leur projet tel qu’ils l’avaient imaginé. Si un peintre de la Renaissance avait besoin d’un mécène ou de commandes pour financer ses matières premières, acheter ou se fabriquer de la peinture, des pinceaux et des toiles, l’artiste numérique, lui, est tributaire des entreprises, pour les technologies qu’elles diffusent, et éventuellement les aides qu’elles peuvent lui accorder. Pas plus qu’hier, il ne peut s’isoler de l’extérieur, mais ses clients sont plus fréquemment des personnes morales (institutions, entreprises) que des personnes physiques, eu égard au coût et à la complexité de ses œuvres. Des entreprises ont subventionné les recherches d’artistes, à leur nom propre ou par l’intermédiaire de fondations, leur ont fourni des ingénieurs, du matériel…1 Cela leur confère de l’influence voire du pouvoir, et leur permettent, si ce n’est d’imposer leur conditions, du moins d’ob1 Iannis Xenakis a travaillé sur des ordinateurs d’I.B.M., Bull a permis à Pierre Barbaud d’utiliser son supercalculateur, etc. Dans l’expo Nouvelle Alchimie, éléments, systèmes, forces, à l’Art Gallery de Toronto puis au musée d’art contemporain de Montréal, en 1969, Charles Ross a travaillé avec des substances offertes par une grande compagnie chimique (source : Millet 1993 : 160).

tenir des contreparties2. Couchot et Hillaire expliquent que le ZKM (dirigé par l’artiste Jeffrey Shaw) fonctionne ainsi : « les œuvres réalisées doivent être productives et répondre à des appels publicitaires » (2003 : 176) ; les budgets ne peuvent être accordés sans vérification, ce qui n’interdit pas la censure ou l’autocensure – les artistes souhaitent se préserver les bonnes grâces d’institutions ou d’entreprises qui leur permettent de travailler et de

2 Pierre Barbaud donna des conférences sur son travail et participa à ces occasions à la promotion de Bull.

vivre. Tout cela ne saurait être purement philanthropique, le but de ses sociétés étant, in fine, de gagner de l’argent.

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L’ART OUVERT AU CAPITALISME « En ce qui concerne les arts interactifs, les arts en ligne, les arts de la scène ou la musique, d’autres types d’économie sont en train d’émerger. La question est de savoir alors quelle marge viable de liberté ces économies laissent aux artistes et aux responsables de projets » (Couchot 2004) Il est difficile de mesurer quelle latitude est laissée aux artistes dans leur création – c’est la question plus générale de la liberté dans une société très codifiée par la morale politique, économique et, plus généralement, culturelle. L’art peut chercher à s’extraire de la réalité et proposer des alternatives, mais ses acteurs sont assujettis aux contraintes des sociétés dans lesquelles ils vivent – avec, en premier lieu, la nécessité de gagner leur vie. Ils suivent aussi le progrès, qui, sous sa forme matérielle la plus visible, semble bénéfique aux entreprises capitalistes. Combler la fracture numérique, c’est permettre à tous d’avoir accès aux services d’Internet, y rechercher des informations, faire sa déclaration d’impôts en ligne, acheter sa place de concert ou son billet d’avion, regarder la publicité de – présentant le dernier modèle de voiture commercialisé, voir la publicité

de… – présentant le dernier ordinateur portable commercialisé, subir la publicité de… – vantant les qualités extraordinaires du dernier appareil photo numérique commercialisé… c’est avoir le droit et l’obligation morale de profiter de toutes ces nouvelles potentialités de loisir, à l’instar de ce que font les artistes. Jusqu’alors une des rares activités humaines a avoir été relativement épargnée par la marchandisation de la société – probablement parce que celle-ci s’imposait sur son pendant, la culture –, l’art pourrait bien être un nouveau champ d’action pour le capitalisme 1. À travers la fourniture (et la vente) d’outils appropriés à la création, celle-ci entre à son tour dans une logique de la consommation. Les nouvelles technologies incorporent à l’avance les œuvres à produire – dans les nouvelles fonctions de tel appareil photo, dans la nouvelle version du logiciel de CAO2 –, la création prenant un tour inédit, plus proche de son sens capitaliste : une certaine habileté à réunir des données existantes dans une conjonction inédite, qui trouvera son marché.

« L’ordinateur, machine à traiter les informations, existe sur le marché parce qu’il existe des clients prêts à l’acheter plus cher qu’il n’aura coûté. Pourquoi ? Afin de gagner, en acquérant la machine à sous, plus de sous que la machine à sous ne leur aura coûté. Si donc il existe un art par ordinateur, c’est qu’il existe des clients qui n’ont pas besoin d’art, mais de sous. » (Teyssèdre 1977 : 31) Et s’ils ne créent pas directement de la valeur monétaire grâce aux 1 « Or le calcul étend aujourd’hui sa puissance au domaine de l’art lui-même comme en témoignent les stratégies déployées par certains industriels en direction du monde de l’art, qui ont tôt fait d’assimiler créativité entrepreneuriale et création artistique dans un monde qui bouge où chacun est sommé de créer » (Couchot & Hillaire 2003 : 214).

travaux des artistes, c’est bien qu’ils savent en tirer d’autres types de bénéfice. Le principal est lié à la recherche : l’inventivité des artistes peut être canalisée et intégrée dans des produits très rentables3. Le Media Lab du MIT dépose des brevets chaque année et travaille, comme

2 « Création Assistée par Ordinateur » : tout un programme…

d’autres universités états-uniennes, sur des projets en relation directe

3 Le dispositif de Kit Galloway et de Sherry Rabinovitch (créé dans les années 70) a été repris par Lagardère Groupe 15 ans plus tard pour intégrer des images en temps réel dans des événements filmés en direct.

partagent pour l’essentiel une veille technologique et une vitrine internationale sans pareille »

avec des entreprises « […] qui, en contrepartie de leurs contributions à la recherche, se

(N. Aziosmanoff 1996 : 110). Cette expérimentation parallèle est plus libre et iconoclaste que celle effectuée dans les laboratoires de recherche

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et développement des grandes sociétés. Souvent solitaires et précaires, les artistes donnent libre-cours à leur imagination. Les entreprises, par la suite, peuvent choisir ce qu’elles jugent prometteur, ou ce qu’elles préfèrent écarter. Quand Edouardo Kac conçoit son lapin transgénique au pelage phosphorescent (GFP Bunny, 2000), ce n’est que l’expérimentation folle d’un artiste, et non une dangereuse expérience de clonage animal… Mais cette œuvre pourrait être un ballon d’essai avant que la génétique ne s’empare en profondeur de notre vie. PRÉPARER LE TERRAIN En intégrant les découvertes scientifiques récentes, des nouvelles technologies encore à roder, les artistes préparent le terrain à leur rentabilité économique. « L’art est d’avantage aujourd’hui un satellite de la science, et peut-être même dans certains cas, son alibi » (Pelé 2002 : 180) : il permet de présenter le progrès comme autre chose qu’une série d’inventions sans âme, qu’on nous vendra bientôt comme étant incontournables. Les artistes se chargent aimablement de montrer les potentialités inédites et les détournements possibles de technologies autrement invendables. Mais ils interviennent a posteriori, ce qui leur confère un rôle secondaire de passeur, dépendant des avancées de la science. L’art peut constituer un bonus notable pour l’économie. Non seulement parce qu’il est souvent considéré – à la fois par le monde de l’art, mais aussi par ceux qui n’y ont pas accès, et qui aspirent à cette distinction – comme une des plus nobles pratiques humaines, mais aussi par la caution qu’il peut apporter à certaines techniques et activités. « Le développement des nouvelles technologies ne va donc pas sans soulever d’énormes questions, l’art étant devenu une sorte de monnaie commune, que s’échangent les tenants d’une tribu internationale » (de Mèredieu 2003 : 229-230). En abordant des problématiques « émergentes » – entendu qu’ils y ont un accès privilégié, de part l’attention qu’ils se

doivent d’apporter aux mutations de la société –, les artistes ouvrent la voie à de nouvelles pratiques, de nouveaux services, de nouveaux produits. Ceux-ci seront parés, par un transfert opportun de l’art au commerce, de nombreuses qualités indépendantes de leur usage courant. L’art apporte une plus-value significative, en sens, que les grandes entreprises de communication désignent comme « production de contenu ». Les questions soulevées par les artistes seront infiniment recyclées, réutilisées – par exemple : quelle interactivité mettre en place, comment intégrer les desiderata et surtout les informations fournies par le spectateur ? Souvent, le fameux contenu produit est plutôt une promesse de contenu, c’est-à-dire le discours du potentiel des technologies, amplement ressassé, des scientifiques aux théoriciens, des chargés de marketing aux journalistes – de plus ce discours est bien souvent la vulgarisation, et la neutralisation, si besoin est, de « découvertes » réalisées par des artistes et incorporées à leurs œuvres. Celles-ci circulent facilement dans un « monde de l’art » depuis longtemps mondial sinon mondialisé. Elles valent référence, modèle, et s’intègrent dans une économie bien installée, où leur sagesse est reconnue. Elles font réfléchir, paraît-il.

Les firmes subventionnant les artistes numériques en retirent également des bénéfices en terme de publicité, leur soutien étant indiqué sur les cartels des expositions, leur nom cité dans les ouvrages de référence.

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Et les artistes, en testant leurs technologies1, créent des œuvres qui en sont la vitrine, les présentant le plus souvent sous un jour favorable2. Cela risque de faire d’eux des sortes d’hommes-sandwichs, représentants du progrès à venir sous forme de produits bientôt mis sur le 1 « Selon Mc Luhan, les artistes fonctionnent comme un système d’alarme en avertissant leur société des effets des nouveaux médias » (Judith Fitzgerald, Hélène Rioux, Marshall McLuhan : un visionnaire, Montréal, XYZ éditeur, 2004 : 131).

marché, et accompagnés des discours de théoriciens convaincus de la nécessité de l’évolution technologique. Le mécénat deviendrait alors un outil de propagande pour instiller de nouvelles habitudes de création, dont les entreprises peuvent espérer qu’elles seront, un jour ou l’autre,

2 « Comment faciliter l’accès des créateurs à la maîtrise et à la connaissance des contraintes imposées par un univers technique en train de changer les rapports de l’art à la technique et à la science, tout en les empêchant de s’asservir à une industrie et à une économie très liées à l’expansion technologique ? » (Couchot & Hillaire 2003 : 137) Il faudrait une volonté politique affirmée, un effort de la société en son ensemble pour subventionner largement les artistes. Cela implique une croyance dans le pouvoir et en une espèce de mission civilisatrice de l’art : beaucoup de pression pour des résultats forcément incertains – du moins si l’on est d’accord pour laisser libre la création. Peut-être pourrait-on enseigner une attitude critique face aux technologies qui sont commercialisées et qui conditionnent leurs utilisateurs ? « Enseignants et étudiants s’en remettent, pour l’immense majorité d’entre eux, aux offres de l’industrie informatique, et à ce titre sont beaucoup plus manipulés par leurs outils qu’ils ne les manipulent, joués par la technique plus qu’ils n’en jouent » (Couchot & Hillaire 2003 : 161-162). Le logiciel expliqué en cours sera par la suite employé par l’étudiant dans sa vie active, et les réflexes qu’il aura acquis risquent bien de l’accompagner pendant toute sa vie professionnelle. Il faudrait pouvoir enseigner le bon usage des usages !

répercutées dans l’ensemble de la société – l’art n’a-t-il pas un rôle de défricheur, et, pour certains, d’indicateur des prochaines tendances ? De plus, ce soutien étant affiché, il procure un bénéfice en terme d’image. « Le recours à des artistes professionnels permet souvent à des firmes industrielles d’obtenir une sorte de caution esthétique et industrielle. » (de Mèredieu 2003 : 18) Elles paraissent à la fois à la pointe de la recherche, mais aussi, suffisamment désintéressées pour laisser advenir toutes les expérimentations, sans soucis immédiat de rentabilité. Du côté de l’art et du rêve, elles sauront pourtant très efficacement recycler les inventions des artistes3. À chacun son travail. Les besoins du commerce finissent généralement par prévaloir : les technologies n’ont pas été inventées pour autre chose que pour gagner de l’argent – elles ne rendent des services que pour être attractives, sorte d’effet secondaire de l’objectif financier. L’économie est une contrainte ne laissant des libertés que dans les domaines qu’elle ne

3 Jean-Noël Montagné prétend que les plus grands chercheurs et pourvoyeurs d’avancées technologiques sont des artistes, il se plaint que leurs idées soient pillées sans vergogne par des grandes entreprises prédatrices. 4 Nouvelles technologies de l’information et de la communication.

peut pas s’approprier. Comment imaginer que l’aide offerte aux artistes soit totalement désintéressée ? L’économie n’est pas généreuse, elle est efficace. « Il est désormais entendu que, dans le domaine des NTIC4, les artistes font figure d’expérimentateurs » (Bongiovanni 2000 : 37) ; l’intervention des artistes défricheurs ne peut manquer d’être récupérée. Elle remplit un vide là

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où aucune entreprise rentable n’a pu prospérer – mais ce n’est qu’une question de temps avant que les expérimentations soient transformées en produits commercialisables. « Le principe de base, c’est que les artistes doivent vendre pour vivre, la chose la plus choquante est que ce besoin d’argent des artistes se soit transformé en véritable marché. Mais il existe deux mondes autonomes, celui du marché, et celui de l’art, avec des valeurs et des reconnaissances qui ne sont pas toujours les mêmes. Ces deux mondes se croisent et en ce moment, “c’est le marché qui a gagné sur l’art”, comme le dit Wim Delvoye » (de Maison Rouge 2008).

W. Delvoye, Cloaca, 2000

L’artiste sait de quoi il parle, lui qui a créé une société pour produire ses œuvres Cloaca. Nombreux sont les artistes gérant des équipes pour réaliser leurs œuvres, à l’image de l’économie du cinéma (Cremaster,

The Bordeau Piece, etc.), ou de l’économie capitaliste classique – lorsque de nombreux intervenants sont nécessaires1 ou que le coût des matières premières est prohibitif2. Poursuivant la voie ouverte par Warhol, mais avec un pragmatisme virant parfois au cynisme, des artistes s’approprient des procédés de communication ou même de marketing pour vendre leurs œuvres. 1 Cai Guo Qiang, par exemple, fait travailler des dizaines d’intervenants pour réaliser ses immenses toiles à la poudre. Et parallèlement à cette inflation des budgets, les grands événements culturels prennent une envergure démesurée, surtout dès qu’il s’agit de montrer la modernité des commanditaires en tirant profit de l’imagination, par nature illimitée, des artistes : voir le festival Monumenta au Grand Palais à Paris, ou La, concert de porcelaine de Nicolas Frize pour les 50 ans du ministère de la Culture – une production Les Musiques de la Boulangère, soutenue par la Drac Île-de-France, la Région Ile-de-France, le Conseil général de la Seine-Saint-Denis, le Conseil Général des Hauts-de-Seine, la ville de Saint-Denis, la Sacem et la Caisse des Dépôts et Consignations, en coproduction avec le Festival d’Île-de-France et la Manufacture nationale de Sèvres.

2 For The Love Of God de Hirst est un crâne en platine recouvert de plus de 1000 carats de diamants, d’une valeur de 74 millions d’euros – acheté 100 millions à l’artiste, ce qui lui a permis de faire un confortable bénéfice, même déduite la rémunération des orfèvres.

La séduction des technologies tient beaucoup à un mélange des genres, associant sans complexe invention – ou bricolage – scientifique, opportunisme entrepreneurial et attitude cool. Le modèle californien renouvelle heureusement l’image du capitaliste qui n’est plus le méchant patron

3 Modèle : Steve Jobs, le « CEO » (PDG) d’Apple, dont on vante autant la créativité que la « production de valeur » pour les actionnaires de la firme à pomme. En France, Jean-marie Messier a été un temps le représentant du patron sympathique, « jeune », mais la chute d’Universal a révélé un goût pour l’argent aussi appuyé que chez ses illustres prédécesseurs de l’industrie – et accessoirement un orgueil et une morgue immodérée, si on en croit son sobriquet régulièrement rappelé par le Canard Enchaîné : « J6M », Jean-Marie Messier Moi-Même Maître du Monde.

fumeur de cigare, mais un homme – toujours, les femmes restant aux fourneaux ! –, dans la force de l’âge, qui n’est pas le dernier à s’amuser et à profiter de la vie3. Les nouvelles technologies ont donné un coup de jeune au capitalisme – alors que l’objectif d’accumulation des richesses reste inchangé. La réussite économique s’impose à nouveau dans la société, comme principal et meilleur objectif à atteindre, comme preuve tangible et quantifiable de la réussite de la vie. Le bon artiste est donc

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celui qui vend, cher, si possible à des collectionneurs fortunés – généralement de grands chefs d’entreprise (Saatchi, Pinault, Arnaud, etc.). Marc Jimenez voit dans « un assujettissement irréfléchi aux progrès technologiques, […] une sorte de pure et simple fascination devant les pouvoirs de la science, c’est-à-dire, finalement, devant la puissance de l’industrie et des intérêts financiers. » (2005 : 271) Il n’est pas surprenant que certains artistes souhaitent acquérir un statut similaire à ces dirigeants de multinationales1, dont l’influence et la reconnaissance sociale en font des personnages d’exception dans nos sociétés2.

Depuis que les artistes ont remis en question les classifications et hiérarchies (entre arts et genres), depuis qu’ils ont abandonné les sujets canoniques pour s’intéresser à ce qu’il se passe autour d’eux, à ce que font les gens, ils ont incorporé à leur pratique des éléments de la vie quotidienne. Ce furent d’abord des matières ou des objets (dans les peintures cubistes ou les collages Dada), puis des produits manufacturés (ready-made) et finalement des procédés de fabrication et de diffusion3. Aujourd’hui l’art numérique a recours aux mêmes technologies que celles employées par un informaticien, graphiste, publicitaire, etc., 1 Dans une démarche à la fois critique et autopromotionnelle, l’artiste Martin Le Chevallier pointe cette contagion des méthodes capitalistes : il fait réaliser en 2008, par un cabinet de consulting, un « audit de performance artistique » de sa création, pour optimiser son positionnement dans le champ de l’art et acquérir une meilleure visibilité !

pour des objectifs parfois très similaires, hormis la plus-value artistique

2 Ce qui leur procure l’insigne chance de partager le dîner d’un chef d’État fraîchement élu… à moins que ce ne soit ce dernier qui ne doive leur être redevable.

ploitables avec l’aide de machines. L’art en général n’échappe pas à

3 Extension du concept de ready-made par Andy Warhol.

et l’atelier de création. La convergence rend les données numériques

(création d’interfaces, jeux, images, animations…). L’hybridation de l’art avec des pratiques commerciales ou de loisir est d’autant plus forte que le numérique est un langage commun, qui traduit quasiment toutes les activités humaines en informations ex-

ce mouvement qui adjoint aux hommes des interfaces informatiques, rapprochant un poste de travail dans une société, le bureau du domicile

compatibles et manipulables sur toute sorte de supports. Les idées tran-

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sitent grâce à la polyvalence d’outils universels (copier / coller, annuler, sauvegarder…), traitements communs qui aboutissent à des transpositions d’un domaine à l’autre. Les problématiques traitées par l’art numérique sont aisément recyclables dans le champ numérique dans son ensemble, et elles sont généralement élaborées dans ce but – notamment à travers les discours théoriques forcément généralistes.

Quelle est la tâche du théoricien, se risque-t-il à ces liaisons dangereuses ? Défend-il uniquement sa cause ? Est-il au service des artistes, des technologies qu’ils utilisent (le progrès), des scientifiques qui les développent ou encore des entreprises qui les commercialisent ? Difficile de faire la part des choses, tant les univers sont proches et parfois se recoupent. Les discours se répercutent de la science à l’art et au commerce, conjuguant leurs efforts pour promouvoir les nouvelles technologies, à travers les emplois qu’en font les artistes, et surtout les possibilités incroyables qu’elles offrent à tous – ayez confiance ! C’est le monde du numérique qui est vendu, pas seulement un indiscernable art numérique. Ses limites ne sont rien moins que claires, le mélange des genres étant alimenté pas le mélange des gens, circulant d’un métier à l’autre, sans qu’il existe de distinction insurmontable entre la science, l’art et le commerce. Les professions artistiques suffisent rarement à nourrir les artistes, tant qu’ils n’intègrent pas de plain-pied les circuits de la reconnaissance. Il leur faut compléter leurs revenus grâce à un autre métier – c’est souvent l’occupation principale qui leur permet de se consacrer le reste du temps à leur création. Une des particularités du domaine numérique est la mobilité de ses acteurs qui circulent d’une profession à l’autre : arts plastiques, arts appliqués, publicité, commerce et marketing

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sont des disciplines souvent proches ou complémentaires. Les universités forment des étudiants polyvalents qui n’hésitent pas à passer de l’une à l’autre, en fonction de leurs envies et surtout des opportunités rémunératrices. « Il faut ajouter, cependant, que dans les cercles de l’art Internet le terme “commercial“ n’était pas considéré uniquement de manière négative et que beaucoup de créations d’esprit commercial présentaient des qualités artistiques intéressantes et novatrices. Cela s’explique en partie par le fait que beaucoup d’artistes Internet gagnaient leur vie en occupant des postes de concepteurs, de designers graphiques, de producteurs ou de programmeurs au sein de sociétés spécialisées dans les nouveaux médias. » (Green 2005 : 67) Maintenant que ces métiers ont été mieux définis1, que des formations – publiques ou privées – existent, le passage de l’art au commerce est moins innocent – mais l’a-t-il jamais été ? Il s’apparente plus à un choix délibéré d’un artiste qu’aux circonstances – un amateur de 3D excelle à simuler des bâtiments, il fonde une société et vend des images de synthèse aux architectes ; un adepte de Photoshop devient graphiste et travaille sur des affiches publicitaires : les nouveaux savoir-faire se transforment en nouveaux métiers. De nombreux artistes naviguent entre leur création et leur profession parallèle2. L’une peut déteindre sur l’autre, soit qu’ils ménagent leur principale source de rémunération, soit, au contraire, qu’ils en dé1 Rapport de Norbert Hillaire commandé par le CNAP en 1992 : « […] déclin des avant-gardes et confusion entre artistes authentiques et créatifs publicitaires, ambiguïté de la relation entre le champ d’expérimentation esthétique et le monde industriel […] » (Couchot & Hillaire 2003 : 142) 2 Ces influences du métier alimentaire sur la pratique artistique ne sont pas nouvelles : il n’y a qu’à voir l’empreinte des arts appliqués ou populaires sur le Pop Art (bande-dessinée pour Lichtenstein, publicité pour Warhol).

noncent d’autant plus vertement les abus et les risques qu’ils y sont confrontés régulièrement. Ils sont, cependant, immergés dans ce monde du numérique : comment pourraient-ils le remettre totalement en cause sans menacer leurs sources de revenu ?

QUAND LES TECHNOLOGIES REMPLACENT LES TECHNIQUES

Ainsi que son nom l’indique, l’art numérique est avant tout un art tech-

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nologique : sa spécificité réside dans les nouveaux outils qu’il met en jeu et les possibilités qu’il offre – dont on ne connaît pas à l’avance les apports pour une démarche artistique. Les impératifs techniques conditionnent la création, au-delà même des questions sur les rapports troubles qu’entretiennent parfois art, science et entreprises commerciales. Une fois utilisés, les outils ne sont plus de simples produits destinés à rapporter de l’argent ; une histoire leur est associée, des usages préconisés, possibles ou transgressifs, qui en font des agents essentiels de la création. Daniel Dezeuze, Châssis, 1967

En 1964 parut aux États-Unis Pour comprendre les médias, de Marshall Mac Luhan. Les théories qu’il y expose suscitèrent le débat et transformèrent la vision des outils que se fabrique l’homme. Pour Mac Luhan, on ne peut séparer un message du véhicule qui le médiatise : celui-ci impose sa marque, et même constitue l’essentiel du sens du message. Dès lors qu’est inventée une technologie, ce sont des usages nouveaux qui sont à prévoir, et finalement une transformation de la société. En cela, la principale information transmise par un média est l’usage de ce média lui-même : qui y a eu recours et pourquoi, quels sont les destinataires, comment réagissent-ils, avec quelle implication, etc. Ces théories sont toujours populaires auprès des critiques et philosophes s’intéressant aux nouvelles technologies ; elles sont également une référence incontournable pour les artistes. « Il n’est d’art que par des techniques […] » (Boissier 2004 : 214) : pas de peintre sans peinture, pas de sculpteur sans matière, pas de vidéaste sans écran, pas d’art numérique sans

1 Voir le mouvement Support / surface, et les œuvres de Daniel Dezeuze notamment. En exposant ses châssis nus, il interroge ce qui fait la peinture, quand on enlève toile, pinceaux et peinture. Lire aussi Artistes sans œuvre de Jean-Yves Jouannais, Paris, Éditions Hazan, 1997.

technologie numérique. Pour autant, cette simple liste pose déjà problème tant elle est générale et quasiment tautologique – cela pour éviter les objections1.

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`LE PLUS PETIT ÉLÉMENT Y a-t-il des techniques incontournables sans lesquelles une peinture n’est pas une peinture, une œuvre d’art numérique autre chose que de l’art numérique ? La recherche du plus petit élément est sans fin et surtout affaire de point de vue. Fontaine est-elle une sculpture ? Une photographie numérique doit-elle être classée comme photographie ou comme art numérique ? Les experts ont parlé du codage numérique, de la reproductibilité, de la volatilité, de l’interactivité, de la difficulté de l’attribution,

de l’hybridation et d’autres choses encore. Il est délicat de prévoir l’impact qu’auront les médias employés sur cet art en mouvement, évoluant à mesure des changements technologiques. La tâche est d’autant plus ardue que leur ampleur est difficile à cerner : celle-ci est exagérée, pour les rendre plus impressionnants, ou au contraire minorée, en simulant des médias anciens – cela permet de se familiariser sans peine avec les nouveaux outils, sans avoir à s’interroger sur les éventuelles répercussions sur les pratiques.

Si les outils à disposition de l’artiste ont toujours conditionné sa pratique et participé à l’évolution de l’art, les technologies numériques sont plus prégnantes encore, parce qu’elles s’imposent au profane. « À présent, l’artiste dépend de plus en plus de la science, des techniques qu’elle permet de développer et, finalement, des technologies, c’est-à-dire des techniques en tant qu’elles s’inscrivent dans un système de pensée. » (Pelé 2008-1) C’est en cela que les nouvelles technologies changent la donne – et le monde : ce ne sont pas des techniques disponibles pour des usages restant à inventer. Elles s’accompagnent d’un mode d’emploi, elles présupposent des utilisations, elles ont été conçues pour obtenir des résultats. S’agissant des technologies numériques, elles se substituent à d’autres techniques (analogiques) pour assurer une création conforme aux exigences attribuées aux artistes ; ce qui revient à poser les règles de l’art orthodoxes, des références contraignantes. Avoir recours aux nouvelles technologies, ce n’est pas simplement adopter des outils performants, vivre avec son temps et profiter de possibilités de communication inédites. C’est également accepter la « logique de la technique » (Pelé : 2008-1) ayant procédé à leur création, logique qui précise ce sur quoi l’artiste doit travailler, et ce qui n’est plus de son ressort car trop prosaïque – que des techniques ad hoc prennent en charge. Acceptant cela, il re-

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nonce à des interventions possibles sur ses outils, pour se consacrer à son art tel qu’il est pensé à l’avance, dans et par ces outils. DES TECHNOLOGIES EXIGEANTES Pourtant, quiconque vise à un résultat soigné en employant ces outils de traitement de l’image, fait l’expérience de leur rigueur, voire de leur manque de souplesse, et constate qu’ils exigent un travail laborieux. Il faut d’abord remplir toutes les conditions matérielles qu’ils réclament, acheter un nouvel ordinateur suffisamment puissant pour ne pas avoir à faire des pauses café tous les quart d’heure lorsqu’on enregistre son fichier. Puis il faut se plier à leur logique,

passer la phase d’expérimentation et de blocages occasionnés par ces instruments particulièrement rigides. Et il faut encore prendre garde à ne pas chercher à tirer partie de toutes les possibilités de l’outil, sans quoi on risque de perdre un temps infini à régler des détails invisibles au plus pointilleux des procureurs, ou ne jamais savoir s’arrêter tant le perfectionnement est toujours possible.

La technologie est une façon de penser qui, considérant certaines activités humaines comme futiles et peu valorisantes, les déprécie et se propose de les remplacer par des machines, pour en arriver directement à la création – d’une manière presque magique, sans se salir les mains. Pas besoin de connaître la programmation, les logiques informatiques, la colorimétrie, les règles de composition, etc., des assistants « intelligents » sont là pour nous éviter les tâches fastidieuses ; nous pouvons ainsi nous consacrer à l’essentiel. Mais alors, tout le processus prévu, les algorithmes élaborés, le traitement préparé, séquencé et dispatché, chaque étape analysée et automatisée, quelles potentialités reste-t-il à l’artiste sinon d’aboutir et de conclure une logique prémâchée ? La vie comme une série d’opérations fixées et stéréotypées – la plupart payantes – où les seuls espaces de liberté sont en fin de parcours ou sur les marges. Assigné à un rôle bien délimité, l’artiste est réinséré dans un système de production prévisible où l’efficacité est la règle. Comment espérer faire résonner une voix critique ou juste discordante, comment revendiquer cette différence distinctive grâce à laquelle l’homme de l’art se reconnaît ?

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PARTAGE DES TÂCHES Il n’est plus alors qu’une fonction dans la société : « […] il est surtout dommage que certains artistes se soient à ce point laissé séduire par ces logiciels et qu’ils aient, du même coup, adopté une conception de l’art tendant à assimiler art et artisanat, art et communication, sans discernement : aux ingénieurs la conception des environnements de création, aux artistes leur exploitation » (Pelé 2002 : 124). Le partage des tâches fait de l’artiste l’équivalent d’autres intervenants dans le pro-

cès de l’art, le spécialiste de l’imagination et de la mise en forme – que reste-t-il de la conception romantique de l’irréductible originalité du génie créatif ? Après avoir prospéré à contrecourant de la taylorisation de la société, l’art est-il finalement rattrapé par la spécialisation des professions ? Serait-ce bientôt une occupation rentable ?

D’abord repères, les effets supposés des technologies sont devenus des conventions, ou ce qui, à un moment donné, y ressemble – et qui pourrait être remplacé sans coup férir, si l’évolution des technologies le commande1. Une croyance dans les médias soutient la diffusion de nouvelles technologies. On nous vend des outils comme nécessaires à la création, mais puisqu’ils ont été conçus pour cela, ils portent en eux les œuvres en puissance ; ils supposent des problématiques également balisées et incorporées dans le monde de l’art numérique. Quelle que soit la façon dont ils seront utilisés, ils apposeront la marque de la création. En ce sens, ce qui fait l’art numérique n’est pas la nature de l’intervention des artistes mais la simple utilisation des outils numériques à même de produire de cet art. Ils préconisent les usages avec le mode d’emploi, ils nous expliquent l’importance de la création, de la communication, de la disponibilité au monde et de l’assurance-assistance-automatisation-secours dans tous 1 « Le cadre même dans lequel nous pensions l’esthétique est en train de changer profondément. En effet, la problématique de l’interprétation a perdu de sa pertinence aujourd’hui, au profit de questions relatives à celle-ci. Traditionnellement, un artiste signe une œuvre qu’il offre à l’appréciation de ses destinataires, c’est-à-dire le public et les critiques. L’émetteur et le récepteur sont bien distincts, celui-ci interprétant l’œuvre ou le message de celui-là. Or on assiste aujourd’hui à un mouvement d’indistinction entre auteur et lecteur au sein d’un espace déterritorialisant » (Lévy 1994). « Car le numérique bouleverse aussi notre rapport au temps, notre façon de le vivre ou le revivre, de l’anticiper, de nous y soustraire, à travers l’art » (Couchot & Hillaire 2003 : 11).

les aspects de la vie courante et de l’ensemble de l’humanité et au-delà. QUAND LE MÉDIA PARLE DU MÉDIA Une spécificité possible – ou virtuelle ? – de l’art numérique est le traitement de l’information. Le codage binaire gère des données (transformées en suite de chiffres) et, s’il n’est pas toujours visible en tant que tel, il sous-tend des œuvres dont beaucoup se basent et / ou s’intéressent aux évolutions de la société numérique. Les inventions les plus marquantes sont précisément de l’ordre de la communication : téléphone

GSM, réseaux (Internet, wifi), communication à distance surtout (Myspace, Facebook et autres

Tweeter & Deezer). Ces sites Internet sont des espaces privilégiés de l’hyperréalité, outils de socialisation, de rencontre et de partage de signes d’appartenance au réseau. Les informations échangées sont d’abord des prétextes à la communication ; la « production de contenu » est secondaire pour beaucoup d’adeptes de ces

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réseaux, pour qui le plus important est d’appartenir à une communauté, et qui, pour cela, sont régulièrement engagés dans des processus de communication, affirmés en tant que tels, sublimés comme étant le plus bel avatar de la na-

ture et de la culture humaine : « […] tous les moyens de communication sont mobilisés pour faire la propagande de la communication elle-même, sous l’espèce de ses dernières avancées technologiques. » (Bailly-Basin 1996 : 65)

Si elles intègrent et supportent leur logique propre, est-ce à dire que les technologies seraient en elles-mêmes prédestinées, que dès leur conception, supposant tel usage, elles l’impliqueraient mécaniquement ? Ce serait interpréter les propos de Mac Luhan de manière abusive et caricaturale. Un médium imprime sa marque, implique un résultat chargé de sous-entendus, qui orientent l’appréciation des emplois qui en sont faits, mais qui pourrait prévoir les conséquences d’une nouvelle technologie ? « Il ne fait pas de doute que les réseaux, et l’Internet en particulier, susciteront leur propre esthétique » (Couchot 1998 : 210) ; oui, mais laquelle ?

1 Faites par lui et les équipes qu’il a dirigées, notamment quand le NAEB (National Association of Educational Broadcasters) l’a chargé de réfléchir à un cours sur les « pouvoirs de mutation » des médias. 2 À Harold Rosenberg du New Yorker qui critiquait ce qu’il estimait être un parti pris pour l’ordinateur, Mc Luhan répliqua « J’explique aux lecteurs ce que l’ordinateur promet de faire, et voilà soudain que j’aime l’idée et la considère comme hautement désirable ? » 3 Avant que Alexander Graham Bell ne parvienne à créer une machine qui reproduise honorablement la voix humaine, le téléphone était plus adapté à véhiculer la musique, au point qu’il a été pensé un moment dans un rôle proche de celui de la radio : pour retransmettre des concerts directement dans les foyers.

SOCIOLOGIE DES TECHNOLOGIES ? Les recherches de Mac Luhan s’appuient sur des exemples empiriques1. Lorsqu’il se hasarde à la prospective, il ne décrit que des évolutions possibles, sans jugement de valeur2. Rien n’interdit de se livrer au petit jeu des suppositions, mais, in fine, il faudra constater ce qu’aura entraîné l’usage de telle ou telle technologie. Construites à une époque particulière, par cette époque, façonnées à travers le filtre de la culture, les technologies sont appliquées. Si leurs créateurs les ont conçues suivant des buts, avoués ou inconscients, ils n’ont pas pu prévoir toutes les utilisations qui en sont faites, pas plus qu’ils n’imaginaient comment elles seraient améliorées par la suite3. Leur invention est conséquence d’un contexte et de l’histoire qui l’a forgé. Il a fallu que soit inventée la photographie pour qu’apparaisse le cinéma, puis la vidéo, analogique et numérique, plus tard le streaming sur

Internet, pour que finalement aujourd’hui le téléphone portable soit l’objet central de la vie quotidienne, vers où converge tout notre environnement. Toutefois, cette évolution ne se fait pas de manière homogène sur toute la terre. En Occident, elle est dans la continuité d’autres mutations (Internet, TV), mais dans les pays en voie de développement, elle transforme la vie d’un large public qui n’avait pas jusque là accès aux télécommunications ; des services de prêts ou de mutualisation de téléphones avec abonnements sont organisés ; et grâce au perfectionnement des combinés, la majorité de la population mondiale se trouve subitement en possession d’un appareil photo, d’une caméra, d’un enregistreur de sons et d’un lecteur multimédia : de quoi rapprocher encore les hommes – après que le chat ait ouvert la voie, en facilitant les romances intercontinentales.

Ne pas avoir de certitude quant à l’impact des nouvelles technologies n’interdit pas les projections ; au contraire, toutes les conjectures sont permises tant qu’aucun constat vérifiable n’a été fait. Parce que

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les technologies ne cessent d’évoluer – c’est-à-dire d’être remplacées par d’autres afin que soit conservée l’apparence de nouveauté –, qu’un état des lieux n’est définitif que pour être simultanément obsolète, la construction de théories a de beaux jours devant elle. Et puisque l’imagination glisse facilement au statut de virtuel, les avis ou idées sont récupérées, recyclées, réinterprêtées, et trouvent finalement concrétisation dans des œuvres ; la réalité finit souvent par ressembler à l’anticipation qui en était faite. Comme si, trop croire aux théories de Mac Luhan finissait par provoquer un assujettissement aux effets supposés du média : tels qu’ils sont prévus, ils se vérifient. Leurs répercussions dépendraient du comportement qu’on leur prête. Les mêmes médias numériques ont produit des réponses très différentes à la question de l’original. Des artistes ont volontairement intégré la reproductibilité et l’appropriation (Golan Levin, Mark Napier1 entre autres), certains ont cherché à préserver la rareté de leurs œuvres, par des dispositifs physiques (voir les œuvres dans l’espace public, comme celles présentées au festival 1er Contact, ou les œuvres vendus par les galeries lors de DIVAfair), et d’autres ont mis la question de la reproductibilité au cœur de leur œuvre (Parcelle / Réseau de Fred Forest). Ils ont exploité les spécificités attribuées aux médias numériques dans le cadre de leur propre pratique et de leur domaine artistique. On apprécie différemment une œuvre selon les médias auxquels elle a recours. Ceux-ci ont une histoire, des qualités associées qui se répercutent sur elles et lui attribuent du sens. Frank Stella a développé des interrogations quant à ce qui fait la peinture, mais son œuvre ouvrirait d’autres interprétations si on la considérait comme une installation 1 Voir le site : http: /  / www.whitney. org / arport / commissions / codedoc

– l’œuvre avec le lieu où elle est exposée – ou de la sculpture – formes des cadres et châssis. Les bandes de Daniel Buren ont acquis une autre

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dimension depuis qu’il a abandonné le support de la toile pour réfléchir à des logiques in-situ. L’intervention sur une des façades de la BNF lors de Nuit Blanche 2002, a été apparentée à une œuvre d’art numérique, bien qu’elle ait été réalisée par un collectif de hackers dans le cadre du projet Blinkenlights. Elle peut être appréciée différemment, selon notre position, dans le monde de l’art ou en tant que net-activiste. L’utilisation d’un média n’est pas suffisant pour déterminer une œuvre, il s’accompagne d’un discours, de références pratiques, d’un environnement complet qui en fait une technologie1.

Pour résumer, on pourrait dire que les technologies sont chargées : chargées des usages qu’elles annoncent ou qui lui seront associés ; chargées de la mission de valoriser ces usages destinés à produire les résultats attendus ; chargées comme le sont des armes, préparées pour l’offensive et faire triompher les idéologies qu’elles portent. Mais la charge est parfois trop lourde pour elles.

LES EFFETS TECHNOLOGIQUES

Le choix d’une technique et de sa mise en œuvre conditionne l’expression de l’artiste. Lorsqu’il se saisit d’une technologie, il est contraint et orienté dans sa pratique. S’il conserve l’initiative des idées et l’envie de dévelop1 Ainsi les brevets servent-ils à protéger non pas une invention mais les usages qui en seront faits ; c’est ainsi que le laboratoire Glaxo SmithKline a pu déposer l’utilisation de l’AZT contre le SIDA, alors que ce médicament a été découvert par le National Cancer Institute pour lutter contre le cancer. 2 Pour des précisions sur cette « marge de gaspillage », voir infra pp. 278 à 283.

per une problématique personnelle, la technologie en impose, notamment à travers des exemples de réalisations passées. Il doit se situer face à ses préconisations d’emploi, dans le maigre espace qui lui est laissé, la marge de gaspillage2 dont il est le seul à pouvoir tirer parti. Cette marge constituera l’essentiel de la valeur ajoutée de ses œuvres, en même temps qu’un faire-valoir pour des utilisations plus nobles des technologies. Bien

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qu’il les détourne de leurs fonctions et les rend parfois inefficaces, l’artiste prétend qu’elles restent dignes d’intérêt et fécondes, autant qu’elles le sont dans d’autres activités socialement plus intégrées. Alors, s’il ressent la nécessité de prouver son sérieux, il le fait en exhibant les signes de son métier1. Cependant, cette course à l’excellence technique est vouée à l’échec : l’artiste ne peut rivaliser avec le technicien – sauf à en assumer lui-même le rôle, ou celui de représentant des – en ? – technologies. Face à leur complexité apparente, à leur fonctionnalité affirmée, à la perfection revendiquée de la machine, l’artiste peut développer complexes et admiration parallèles. L’enjeu de son travail se concentre sur les conditions techniques de l’œuvre, non suivant la logique de celle-ci, mais selon celle des technologies. Quel est l’objectif, quels outils sont les plus adaptés pour l’atteindre, quel processus instaurer, comment remplir les conditions de sa mise en œuvre, quelle habileté est requise, quel potentiel des technologies exploiter ? L’artiste s’engage dans des procédures informatiques qu’il n’a pas lui-même établies et qu’il ne maîtrise pas ; elles corsètent sa création et l’oriente vers les simples possibilités de la machine qui prennent le pas sur celles de son imagination. Elles consacrent les règles du jeu qu’il développe, avec un respect excessif et peut-être même servile des technologies à qui il devra son œuvre. 1 Comme le fait Bernard Caillaud en accompagnant ses œuvres psychédéliques des lignes de code qui ont abouti à leur création. 2 On imagine qu’il en sera de même pour ce projet d’opéra de Bob Wilson : « J’ai toujours le projet d’utiliser de très grands écrans pour projeter une image vidéo, dans le cadre d’une exposition autour de Goya, avec différents objets ou thèmes : un singe, un lac gigantesque… – aucun comédien sur scène, tout automatisé par ordinateur. Actuellement, je travaille sur un opéra à Berlin, où tout sera animé sur vidéo » (interview dans Art Press n°316, octobre 2005, p. 50).

Il semble que les nouvelles possibilités qu’elles offrent soient un des principaux écueils : « C’est aussi une certaine recherche du spectaculaire qui préside aux différentes propositions artistiques [à Exit, festival annuel du centre d’art de Créteil, équivalent à celui organisé par le Cube]. Il est vrai que c’est une “tendance lourde” de l’art numérique, facilitée par les technologies de l’image et du son » (Bour 2000 : 185). Chaque œuvre est un tour de force, visible dans un contexte exceptionnel, ce qui contribue à lui attribuer une place à part dans l’art contemporain – un peu à la marge, encore2.

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« La “fascination de la précision”, qui fait admirer la virtuosité d’un traceur, favorise mainte dérive vers le jeu décoratif d’une combinatoire de modules, ou vers la jubilation des hautes mathématiques. » (Teyssèdre 1977 : 30) Pour cela, l’artiste n’a qu’à moduler des paramètres et laisser faire les algorithmes. Cela produira des versions différentes, sans grand intérêt si l’artiste ne prend pas la peine d’intervenir par la suite – pour faire un tri ou des retouches1. Pris par la logique d’efficacité rationnelle et de performance économique, il peut être tenté de rentabiliser son investissement, durée d’apprentissage et coût du matériel, et offrir une prestation à la hauteur de ce qu’on peut attendre des nouvelles technologies – ce que Bernard Teyssèdre décrit comme la tentation de l’artiste de « surcompenser » sa marginalité par des « prouesses » qui font la promotion des technologies – qui ont tout prévu – plutôt que celle de l’artiste – qu’elles manipulent2. Elles sont séduisantes, doublement prometteuses, obtenant des résultats à coup sûr, tout en annonçant des progrès encore plus impressionnants. Pour qui le souhaite, elles permettent de supprimer l’indécision, le hasard même n’étant plus qu’un « pseudo-aléatoire » simulé. L’artiste a l’opportunité de s’en remettre à elles, pour l’assurance d’une création « réussie », c’est-à-dire sans surprise. Un beau paysage en 3D – rendu des matières parfait, défilé de nuages stratosphériques, éclairage aussi vrai que nature, ombres et modelés – est aussi convenu qu’un paysage de 1 Parmi les images calculées par l’ordinateur, suivant les algorithmes et le processus informatique qu’elle a elle-même préalablement conçu, Vera Molnár choisit « les plus satisfaisants. » 2 « Et si l’art est sa marge de gaspillage, l’artiste est tenté de surcompenser ce manque-à-gagner par une plus-value : ses “prouesses”, parfois aux dépens de la rigueur esthétique, rémunèrent l’automate (et ses fabricants) en prestige. » (Teyssèdre 1977 : 31)

science-fiction réalisé à l’aérographe – produit en série avec d’anecdotiques variations près d’un lieu culturel, face à un public de badauds ébahis, bouche bée devant tant de virtuosité. Avec une image de synthèse superbement réaliste, ou une animation particulièrement fluide, l’artiste montre son savoir-faire. Et le spectateur observe la qualité du métier et l’incroyable puissance des outils numériques.

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DES OEUVRES IMPRESSIONNANTES L’exposition au Centre Pompidou (fin 2007) présente plusieurs de ses œuvres sous forme de projections en grand format. L’échelle monumentale et la précision de la réalisation des œuvres, notamment de The Bordeaux Piece (2004) les rend impressionnantes, nous imposant un regard chargé de déférence, similaire à celui que nous avons le plus souvent devant un film en salle. Les moyens mis en œuvre rentrent pour une grande part dans la valeur de la création1 : ce sont les traces du travail de l’artiste, ce que ça lui a coûté, en temps, en argent, en savoir-faire, en apprentissage. Même si l’on ne comprend pas le cycle du Cremaster (Matthew Barney) ou si l’on se lasse de la « non-efficacité »

des films de Pierre Huyghe, ces œuvres forcent le respect de par leurs dimensions, leur complexité, et leur coût supposé. Projetées dans son exposition à l’Arc (À journey that wasn’t, 2005) ou dans une salle dédiée du Mac / Val (Streamside Day, 2003), elles s’imposent aux spectateurs : quel que soit leur sentiment, positif ou négatif, ils ne peuvent qu’apprécier l’ampleur du travail, le savoir-faire technique, l’opportunité d’assister à une séance de cinéma à l’intérieur d’un lieu consacré à l’art contemporain, dans l’espace d’exposition. Le prestige du mode de diffusion est communiqué à l’œuvre qui l’emploie.

« Or, la séduction est à la fois attrait, passion, langueur, à la limite paralysie. » (Charbonnier 1977 : 5) Réagissant à une pulsion, l’artiste qui répond à la séducM. Barney,Cremaster 3, 2002

tion se place lui-même dans une situation inconfortable, due à l’impossibilité d’interaction avec la machine : il n’est pas question de la séduire – ce serait une entreprise de séduction perverse, qui se dirige vers un objet insensible et inaccessible, et qui peut ainsi se perpétuer ad libi-

tum. Les technologies sont à accepter telles qu’elles se présentent, les logiques qu’elles induisent ne sont pas négociables. Il n’y a pas d’intermédiaire entre le respect et la transgression, pas de marchandage possible – les technologies ont déjà été marchandisées. L’artiste qui réussit à trouver un équilibre, qui parvient à les utiliser sans trop en ressentir les contraintes sera tenté d’en faire une recette. Satisfait de l’usage qu’il en fait, d’un aggiornamento rêvé où il aura le sentiment de posséder les technologies, il lui sera difficile de renier un arrangement qui reste productif – même si ses œuvres se transforment en figures de style. Il aura tout loisir de réaffirmer son attachement – son amour – à cet outil suprê1 La galerie White Cube vend 100 millions de dollars For The Love Of God, une œuvre de Damien Hirst, un crâne humain recouvert de 8601 diamants…

me et totalitaire qu’est l’ordinateur, muni de ses extensions numériques.

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« […] Les artistes de la fin du IIe millénaire ont souvent utilisé le médium “pour parler du médium”. De manière soit redondante (il s’agit alors d’une simple paraphrase du médium) soit critique (il s’agit alors de dénoncer, comme le faisait jadis Vostell, le pouvoir ambigu de la télévision) » (de Mèredieu 2003 : 94). Ce peut être un moyen de s’engager face aux présupposés du numérique, mais c’est aussi placer sa logique au centre – que ce soit pour l’affirmer ou l’infirmer. Le message est masqué par l’omnipotence des technologies ; il reste à l’écart des processus informatiques, des algorithmes à l’œuvre, des théories médiatiques qui s’intéressent au traitement de l’information, et des dispositifs qui la fabriquent. Les technologies acquièrent-elles une importance démesurée, sont-elles excessivement au cœur des œuvres numériques, sont-elles trop remarquables ? Ne risquent-elles pas de masquer les œuvres ? Celles-ci seraient accessoires, actualisations anecdotiques ne rivalisant pas avec les problématiques récurrentes, pointées par les discours associés aux technologies. Dans le système ainsi bouclé, ceux-ci servent de grille de lecture, de filtre d’appréciation pour juger des œuvres. En position d’intermédiaires, vulgarisatrices d’un art nouvellement formé autour d’une logique technique, elles forment le regard autour de concepts génériques aux applications virtuelles, les œuvres n’étant rien d’autre que des actualisations à valeur d’exemple – invoquées selon les besoins de la démonstration. L’artiste se trouve en position délicate, dépendant des outils et des théoriciens les valorisant, cherchant à instaurer la bonne distance, entre la reconnaissance des pouvoirs – créatifs, contraignants – des médias numériques et la volonté de les contourner pour accroître son espace de liberté. Pour cela il présente son œuvre comme un événement défiant toute généralisation, comme un usage original des technologies : il doit visiblement s’émanciper des préconisations d’emploi et trouver sa propre voie, en affirmant une « intention conceptuelle » (Teyssèdre)

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significative. Il est tenu de produire lui-même du discours, pour contrer ceux que les nouvelles technologies véhiculent ; il transforme alors sa création en discours, pour en extraire ce qui fait sa démarche propre – et non une simple illustration de principes de l’art numérique. « Au demeurant, lorsqu’une technique est en constante mutation, il est difficile d’affirmer simplement qu’un projet peut être pensé dans un médium. Il est séduisant de prétendre faire orienter les mutations par le projet artistique. À propos de la place de la technique en art, nous tentons de maintenir une attitude double : celle de la critique du technicisme, celle de la critique de l’oubli de la technique et de ses apprentissages » (Boissier 2004 : 235). À plus forte raison, l’artiste ayant recours à des technologies est contraint de les prendre en considération et, s’il veut s’en dégager, d’en connaître les présupposés et répercussions. Peut-on employer les médias numériques sans leur accorder une place prépondérante dans l’œuvre ?1

La technologie étant omniprésente, prenant la vie en charge, les artistes ne peuvent même plus réagir à ses innovations comme ils l’avaient fait jusqu’à maintenant, en prenant position face à la photographie ou aux nouveautés en série de l’ère industrielle (à travers les ready-made ou le

Pop Art). Comme elle le fait des autres sphères de la vie, la technologie menace d’englober l’art qui n’est pas non plus en position de force, pour influer sur le cours du « progrès » tel que l’envisagent les grandes entreprises cotées au NASDAQ.

1 Comme si les problématiques centrales et fondatrices de toutes les peintures étaient liées à la toile, à l’huile ou à l’acrylique, aux pinceaux et aux couteaux, et que ces matériaux en eux-mêmes imposaient un type d’usage.

« […] l’art contemporain, même s’il a toujours eu affaire à la technique, dont il a su constamment isoler certaines composantes pour les détourner à son usage propre, se trouve aujourd’hui confronté à une technique particulière, dont il ne peut plus se contenter d’isoler les aspects qui lui conviennent, mais qu’il doit affronter en bloc, comme un tout » (Balpe 2000 : 16). L’art numérique ne décide pas d’aborder telle ou telle problématique, mais traite celles qui ont déjà été préparées et mises en valeur dans un

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autre domaine investi par les technologies. L’interactivité, le « temps réel », le virtuel sont mis en jeu aussi bien dans les œuvres de Jeffrey Shaw et Claude Closky que dans des sites Internet non classés comme « artistiques ». Cette porosité avec l’espace social n’est pas nouvelle, mais il reste à savoir si l’art est touché par les nouvelles technologies comme n’importe quelle autre activité, s’il suit les préconisations d’emploi, ou s’il est capable de les questionner.

« L’art des Avant-gardes du XXe siècle avait été pensé comme un phénomène de rupture et comme un art critique. Tout bouscule aujourd’hui, avec l’apparition d’un art-miroir, d’un artreflet, d’un art jouant sur les systèmes de programmation et qui se trouve de fait de plus en plus engagé (et pré-engagé) dans les jeux stratégiques mondiaux : des jeux sociaux, politiques et économiques » (de Mèredieu 2003 : 230). L’art n’est qu’un aspect de notre nouvelle « société de l’information » mondialisée, qui supplante progressivement les sociétés traditionnelles locales. Un aspect parmi d’autres, une des composantes d’un système qui se reforme avec tous ses éléments, mais suivant une structure renouvelée, totalement intégrée et contrôlée grâce aux technologies numériques ; l’art ne peut plus prétendre à son exception, à être à part, à côté, à représenter une alternative à la vie. L’art n’est qu’une facette du changement de paradigme en cours. C’est pourquoi les plaidoiries pour l’art numérique sont si proches de celles qui appuient l’ensemble du numérique, c’est pourquoi elles soulèvent des questionnements connexes et interconnectés, c’est pourquoi on ne peut parler de l’évolution de l’art numérique sans parler de l’emprise croissante du numérique et des nouvelles technologies dans notre vie. Parler de l’art numérique, c’est parler du discours sur l’art numérique, c’est-à-dire parler du discours sur le numérique, donc parler du numérique.

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« Les frontières deviennent poreuses entre l’art et la ville, le réel et la fiction. Mais, à l’inverse de ce qui se passait dans les années 1970, où l’on souhaitait que l’art soit largement envahi par la vie, c’est le contraire qui se produit. La vie réelle et autrefois naturelle est de plus en plus envahie et dévorée par l’artifice. » (de Mèredieu 2003 : 214) L’idéal de popularisation de l’art a été complètement retourné : ce n’est pas l’art qui nourrit la vie et lui ouvre les belles perspectives d’une imagination sans limite, mais l’art qui rejoint la vie, c’est-à-dire le commerce. L’ART D’ACCOMMODER LES RESTES L’ingéniosité des industries de la culture est de produire de manière efficace ce qui, a priori, relève du résidu, du reste inexploitable, du déchet face à l’utile des occupations bien déterminées – manger, dormir, effectuer les tâches ménagères et surtout, travailler. Cette entreprise de rentabilisation des loisirs s’appuie sur le rapprochement de l’art et la vie, grâce à la moindre spécification des techniques de l’artiste et à la reproductibilité des œuvres. Les avant-gardes ont sans doute surestimé le pouvoir de l’art, qui

ne peut tirer la vie vers lui sans perdre son originalité, c’est-à-dire son nom. Les industries de la culture ont repris leur objectif, en le vidant de son aspect contestataire pour y substituer la jouissance du spectacle de la routine. Ce n’est finalement pas l’art qui a investi la vie mais le capitalisme ; et il accroît également son emprise sur l’art, en choisissant les œuvres potentiellement rentables et en les transformant dans ce but, celles non sélectionnées restant dans l’ombre.

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« SITUATIONS ARTISTIQUES » Comment avoir accès au public, comment le toucher ? Par-delà toutes les théories et concepts à vocation universelle, l’attention doit aussi se porter sur l’économie propre à cette nouvelle catégorie : qui voit quelles œuvres, en retire quel plaisir et porte quel jugement ou quelle appréciation ? Pas de prétention à l’objectivité sociologique dans cette préoccupation, mais une recherche de pistes ou de propositions, pour expliquer comment (et jusqu’où) un art aux contours si flous peut être reconnu comme un catégorie autonome. Comment sait-on qu’une œuvre est « numérique » ? Quels signes permettent de le comprendre et de préparer le spectateur à leur appréciation ?

Orlan, self-hybridation précolombienne

« Situations artistiques »

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DES SIGNES DE RECONNAISSANCE « À la vue d’une œuvre contemporaine, est-il possible de dire si elle a été élaborée – ou non – à l’aide de l’ordinateur ? » (Charbonnier 1977 : 10) Simulation, virtuel, interactivité, autant d’aspects de la nouvelle catégorie difficiles à observer et vérifier, à défaut de pouvoir les expérimenter dans des œuvres finalisées et convaincantes. Le rôle accordée à la manipulation ne s’explique pas seulement par la générosité du créateur, qui ferait partager son pouvoir de démiurge avec les spectateurs et leur laisserait un espace d’expression. Beaucoup d’œuvres sont ouvertes pour dévoiler leurs entrailles, présenter ce mode de conception qui leur confère leur valeur et les distingue des autres. Ce que l’on reconnaît comme notre réalité se nourrit – s’inspire, y trouve son souffle – de la rivalité et du dialogue qui a lieu entre le virtuel et l’actuel. Ce pourrait être une description de toute symbolisation à l’œuvre, où ce qui est sensible fait écho aux idées qui l’ont formé, et qui informent sur leur origine. Les concepts figurés modifient la perception de la forme grâce à laquelle ils sont appréhendés. La symbolisation, comme (le) processus poétique, n’est jamais figée. Elle se déroule sans ordre ni histoire, à partir des œuvres qui mélangent en elles virtuel et actuel, contenu et contenant, forme et fond, et que la poétique, transcendant toutes les dichotomies et classements systématiques, a rendu uniques. La réduction numérique, la synthèse par la simulation, le rêve du vir-

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tuel, l’épuration vers l’idée, seulement l’idée, sont d’abord de l’ordre de l’intention, soumis – à l’ordre – au discours, en ce qu’il donne des clefs de lecture et fait signifier l’expérience. À lire ou à écouter certains des théoriciens de l’art numérique, notamment français (Couchot, Quéau), il semblerait que les problématiques qu’ils défendent s’imposent même sans que l’œuvre ne les actualise. Mais que valent l’interactivité, la simulation même, si on ne peut en constater les effets – actuels ? Comment M. Jaffrenou, Diguiden (extrait), 2002

comprendre ce que Le funambule met en jeu, si le capteur, déficient, transmet à l’acrobate virtuel des informations aberrantes, qui le font se dandiner sans arrêt sur son fil ? Comment saisir la portée de l’interactivité quand on ne comprend pas ce que notre intervention provoque, pourquoi ces Genetic Images apparaissent, à quoi vaque Diguiden (Michel Jaffrenou, 2002) ou pourquoi la jeune femme se met À distance et à quels événements elle réagit ? UN DIALOGUE ÉVIDENT ? Les pièces plus simples – visiblement, car on sait que la simplicité est souvent très exigeante – de La plume ou du Portrait attirent l’attention sur des interactions plus modestes : soulever une plume virtuelle en soufflant sur l’écran ; ne pas poser les mauvaises questions (parmi un choix restreint) afin d’éviter que la femme à l’écran n’en prenne ombrage, et pouvoir continuer à

la séduire. Le spectateur vérifiant les résultats de ses actions dans une actualisation univoque, la symbolisation se déploie sur d’autres plans, au-delà des questions d’ergonomie ou des frustrations causées par l’impérieuse volonté de l’informatique, qui exige une rigueur peu naturelle.

INTERFACES

Par la distinction qu’il fonde entre virtuel et actuel, parce qu’il prétend redéfinir les rapports entre l’artiste et les spectateurs, parce que l’œuvre interactive demande à être manipulée pour être appréciée – à sa juste valeur –, et surtout parce qu’il repose sur un langage qui ne se laisse pas comprendre sans être traduit – contrairement à l’analogique qui per-

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met les comparaisons –, l’art numérique ne peut être appréhendé qu’à travers une interface. Sans dispositif spécifique permettant les échanges entre les spectateurs et l’œuvre, celle-ci risquerait de ne pas être atteinte. Quand elle n’est encore que virtuelle, à l’ouvrage dans l’esprit ou dans l’atelier de l’artiste, elle est inaccessible. L’actualisation, en lui conférant forme, doit également lui donner matière – à contemplation, à réflexion, etc. Les interfaces sont utiles à toutes les étapes de la création numérique. Elles permettent l’encodage et le décodage des informations, de et vers l’extérieur, grâce à la numérisation. Les données adaptées dans un unique langage circulent facilement ; en interaction, elles s’hybrident, se croisent et se mélangent sous toute sorte de formes, des plus attendues aux plus incertaines1. Les interfaces conçues par des artistes sont souvent les produits d’une incompatibilité surmontée : des applications scientifiques pointues aux performances d’autant plus grandes qu’elles sont rigoureusement délimitées, détournées de leur usage et incorporées dans un bricolage d’amateur animé de préoccupations esthétiques. Elles combinent l’idée dans ce qu’elle a de prospectif – de virtuel – et une pratique actuelle. Les interfaces conditionnent et adaptent la communication entre tous les acteurs de l’art numérique, l’artiste, la machine, les spectateurs. Elles sont des intermédiaires indispensables, faisant le pont entre les intentions et leur concrétisation. C’est à travers elles que l’œuvre advient et qu’elle est perçue. Elles rendent accessible le virtuel en l’actualisant, mais le restreignent à l’intérieur d’un cadre et selon des modalités définies à l’avance. Ce faisant, elles imposent leur marque comme n’importe 1 Si l’artiste parvient à se défaire des préconisations d’emplois associées à toutes les technologies.

quel outil.

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SOUCIS D’ERGONOMIE Cet usage a été particulièrement pensé par les nouvelles technologies. Dans un soucis d’ergonomie, leurs concepteurs ont réfléchi aux moyens les plus évidents pour que le public surmonte ses préjugés technophobes et se familiarise avec elles. L’interface graphique et la souris ont été les garants des premiers succès d’Apple1. Cette préoccupation est également

celle des amateurs de jeux vidéo, pour qui le gameplay (tout ce qui est laissé au contrôle du joueur) conditionne la réussite d’un jeu. Le succès de la Wii, dernière console de Nintendo, tient en bonne partie à son interface innovante, qui délaisse le joystick pour une sorte de télécommande, dont la position dans l’espace influe sur le déroulement du jeu2.

La création d’une interface détermine une nouvelle manière de se posi1 L’entreprise de Cupertino a opportunément mis en pratique, à destination du grand public, l’invention des ingénieurs de Douglas Engelbart. Aujourd’hui la société américaine continue à faire la promotion de ses systèmes favorisant le dialogue homme-machine (avec la technologie Cover Flow par exemple ou l’emploi de l’écran tactile de l’Iphone). 2 Cela entraîne des chorégraphies amusantes, où l’on voit l’utilisateur se contorsionner, tout en continuant à diriger l’ustensile vers l’écran – rejouant une scène d’anthologie du manga Mes voisins les Yamada, lorsque les deux parents gesticulent avec la télécommande, pour s’imposer mutuellement leur programme de télévision favori. La facilité de sa prise en main tient à sa ressemblance avec l’accessoire omniprésent et omnipotent de l’immense majorité des foyers occidentaux de la planète, qui permet de changer de chaîne, de régler le volume, etc. 3 Les nouvelles technologies changent globalement le rapport à l’art, et à tout type d’art. L’usage continu de téléphone portable perturbe les conditions de la contemplation esthétique : non seulement les sonneries divertissent l’attention, mais il n’est plus rare aujourd’hui de voir des spectateurs au théâtre ou au cinéma laisser leur appareil allumé pour continuer à surveiller leurs messages et éventuellement en écrire. Lors de la visite de l’exposition Rauschenberg, un visiteur passait un si long coup de fil qu’il a fallu lui demander de raccrocher, mais au lieu d’obtempérer il a cherché à se dissimuler derrière la scénographie pour continuer la conversation ! Décidément, où sont les bonnes manières ?

tionner dans l’espace, souvent proche de l’œuvre, des comportements particuliers, souvent dynamiques, pour signaler sa présence aux capteurs et vérifier l’effet produit. Puisqu’est célébré un nouveau rapport possible avec l’œuvre, moins contemplatif et plus interactif, le spectateur essaye des postures et mouvements face à elle, ce qui pourrait aboutir à une nouvelle hexis corporelle, loin du contrôle du corps commandé par le respect de l’art3. Cela conditionne la perception que l’on a de l’œuvre, car on la conçoit – on la réalise et on imagine les mécanismes de son actualisation, en fonction des raisons supposées de son déclenchement – en même temps qu’on l’expérimente. L’histoire et les théories associées à l’œuvre se diffusent quand on s’y confronte, à travers l’interface. En installant un joystick pour l’expérimentation de l’Île du Paradis™ ou de Nekropolis, le collectif Ultralab™ et Tobias Bernstrup font référence aux jeux électroniques. Mais la projection d’images animées sur toute la surface d’un mur apparente leurs œuvres au plus prestigieux champ de l’art contemporain. Elles en empruntent les codes, monumentalité et immersion et les marient avec ceux des jeux électroniques, rôle central du joueur – ici du spectateur –, jouabilité, virtuosité graphique. Le bricolage de l’interface permet de créer des objets intermédiaires qui exhibent ce rôle de passage d’un état à un autre – œuvre en suspens ou actionnée –, d’un monde

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à l’autre – du virtuel à l’actuel –, d’un intervenant à l’autre – dans le trio artiste-œuvre-spectateur. Cependant cette fonction de passage est essentiellement théorique. L’interface est ce qui existait et demeure après l’intervention du spectateur. Elle symbolise l’« entre » mais constitue la part pérenne, donc centrale, de l’œuvre.

Quand aucun spectateur n’intervient, l’œuvre est généralement en repos, J.-L. Boissier, Le bus (extrait), 1984-1990

en suspens. Il faut que l’interface soit sollicitée pour qu’elle se mette en mouvement et dévoile ses potentialités. « […] L’interface du visiteur achève l’art, elle fait passer la fiction dans le réel » (Cauquelin 2006 : 129). C’est elle qui engage en actes les théories de l’artiste, qui les fait basculer du côté de l’accident, là seulement où elles peuvent être appréciées par un public. C’est pourquoi les artistes lui témoigne un intérêt soutenu, réfléchissant, tels des ergonomes, aux meilleurs moyens d’accès à leurs œuvres. Clavier, souris, joystick, capteurs divers, visibles ou dissimulés, vélo (Legible

City), pantin (Configuring the Cave), bouton avertissant le conducteur pour descendre à l’arrêt suivant (Le bus), les solutions sont variées et appropriées aux différentes thématiques. Avant même d’être actionnée, l’interface est un signe introduisant l’expérience que propose l’artiste. Un écran, une souris, un joystick annoncent une interactivité et entrouvrent l’imaginaire en direction de l’art numérique – puisqu’il est entendu qu’aujourd’hui la plupart des œuvres participatives sont construites avec des technologies numériques. L’interface permet le dialogue, un type de dialogue, entre l’œuvre et le spectateur. Elle récolte les informations que celui-ci communique, parfois malgré lui, et les traduit dans le langage binaire de celle-là, qui les traitera et les répercutera – ou non, et selon des modalités pas toujours faciles à décoder – dans une nouvelle actualisation circonstanciée.

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L’interface est une promesse d’interactivité, une forme sensible du renouvellement souhaité et promu par les théories de l’art numérique. C’est pourquoi, elle est souvent mise en valeur, comme c’est le cas, par exemple, du joystick pilotant Sam et permettant de commettre un massacre parmi des figures du jeu vidéo (Tomb Rider) et du dessin animé (Bart Simpson). Lors de sa présentation au Palais de Tokyo, Palle Torsson (ou la commissaire, Laurence Dreyfus) avait placé cette interface sur un socle, et les visiteurs, intimidés, n’osaient pas trop y toucher, et quand ils se lançaient, ils ne se laissaient pas vraiment prendre au jeu. Sans doute, en 2001, la culture de la contemplation de l’œuvre étaitelle encore trop ancrée.

DISPOSITIFS

Visiter une exposition dédiée aux œuvres numériques est souvent une expérience marquante, que l’on soit un néophyte, un amateur d’art contemporain, ou un aficionado. La mise en scène y est bien souvent très différente des autres expositions – du moins était-ce le cas jusqu’à peu. Des écrans, des projecteurs vidéos, des ordinateurs posés sur des plans de travail, accompagnés du duo désormais classique, clavier-souris, des fils multicolores réunis dans des goulottes en plastique ou scotchés à la base des murs avec du gaffer, un bras articulé, finition métal brossé, permettant de manipuler un écran selon plusieurs axes (Artifices), et plus impressionnant encore, succès assuré, la Grande Halle de La Villette plongée dans la pénombre, évoquant une exposition d’objets des arts premiers, mais présentant cette fois les étonnantes et mystérieuses œuvres d’art 1 Toute ressemblance avec l’atmosphère de théorie artistique de Danto n’étant pas fortuite.

enfantées par les nouvelles technologies (Villette Numérique 2005). L’art numérique est souvent exposé dans une « atmosphère de technologie »1.

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L’image est projetée ou affichée sur écran, des haut-parleurs jouent les sons synthétiques, les supports de diffusion peuvent transmettre un message en parallèle de l’œuvre : celle-ci a été conçue avec une nouvelle génération d’outils, auxquels on attribue des qualités et des pouvoirs spéciaux – quant à savoir lesquels ! Les œuvres de Luc Courchesne (Le

portrait) ou de Hervé Graumann (Raoul Pictor cherche son style, 1993) ne faisaient pas appel à des prouesses technologiques, mais néanmoins H. Graumann, raoul pictor cherche son style... , 1993

présentées sur écran pour la première (dans ce qui ressemble à une borne d’arcade de jeu vidéo), ou sur un ordinateur de bureau, accompagné d’une imprimante pour la seconde, elles reproduisaient des dispositifs associés au « numérique ». Parfois ce sentiment est donné par de simples impressions – sur bâche, sur toile, montées dans des caissons lumineux comme le fait souvent le groupe d’artistes AES+F – ou des tirages numériques. Les marques du médium sont moins visibles, mais les images ont une facture particulière, l’impression une trame et parfois un velouté spécifiques, le support une brillance caractéristique. Et pour ceux qui ne savent pas faire la différence avec un support analogique, toutes les indications sont inscrites sur le cartel (tirages Lambda, Frontier). Car c’est à force de proximité et de fréquentation de l’art numérique qu’on finit par le distinguer des autres tendances contemporaines, et que l’on peut répondre à cette lancinante question qui tenaille les béotiens quand on leur parle de notre centre d’intérêt : mais c’est quoi au juste l’art numérique ? On s’attend à en voir dans certaines expositions, rétrospectives, tours d’horizon1. Parfois certains détails nous interpel-

1 Un guide des festivals d’art numérique est édité par la revue MCD depuis 2007.

lent, un grain particulier de la photo numérique, un léger scintillement de la vidéo numérique, et surtout, un tirage collé sur aluminium, le

2 Il y a quelques années, les vidéos étaient aussi présentées sur un lecteur Archos. Peut-être le seront-elles bientôt sur un IPhone ou un IPad ?

tout petit écran du lecteur de DVD portable2, des supports très contemporains qui investissent les expositions et foires internationales, telle

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la FIAC 2007, où étaient présentés une bonne cinquantaine d’artistes utilisant les nouvelles technologies – au moins pour la diffusion de leurs œuvres. Le numérique s’installe dans notre quotidien et, à l’image de l’humanité en général, les artistes y ont de plus en plus fréquemment recours. Ce faisant, et peut-être malgré eux, ils distillent quelques informations O. Arndt & J. Schönenbach , TROIA (extrait), 2007

qui nous placent dans l’état d’esprit idoine pour l’apprécier. Plus les œuvres utilisent les nouvelles technologies, de leur conception à leur réalisation, plus elles les exposent. Il s’agit parfois de véritables mises en scène, des dizaines d’ordinateurs réunis dans une salle surchauffée (Villette Numérique), des pièces dédiées à une unique œuvre, des boîtiers lumineux comme autant de pixels réagissant au public grâce à des capteurs (TROIA de Olaf Arndt et Janneke Schönenbach, 2007), un écran avec un Film de vacances (Kolkoz), entourés de volumes juste ébauchés, à l’image de la facture sommaire de l’animation 3D. À force d’expositions et de mises en scènes des technologies, celles-ci nous sont deve-

AES+F, The last riot, 2007

nues familières. Les artistes y font aujourd’hui référence, parce qu’elles font également partie de leur récente culture du virtuel. ROBOT EN CIRCUITS IMPRIMÉS À l’entrée de son exposition à Shanghai (After Tomorrow, au Duolun Art Museum, en octobre 2005), l’artiste taiwanais Vincent J.F. Huang avait placé une drôle de créature, comme pour nous confirmer qu’il pressentait ce qui se produira dans le futur, après-demain. Un robot recouvert de matériel informatique au rebut – câbles, circuits imprimés, transistors, broches – accueillait le visiteur à l’entrée. Ses interactions se limitaient à étendre un « bras », vé-

rin pneumatique, en direction des spectateurs qui se rapprochaient. L’effet était marquant, mais la lenteur du mouvement le rendait moins impressionnant que l’habillage de circuits imprimés décorant la bête technologique. La première impression de nouveauté était simplement confirmée par une réaction mécanique commandée par des capteurs – plutôt un gadget qu’une révolution.

Simulation, interactivité, comportements autonomes de l’œuvre ne seraient pas les conséquences des technologies, mais bien plutôt des signes destinés à faire voir que l’artiste a employé ces outils et que le

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spectateur doit se préparer à une démarche très contemporaine. Il lui faut penser l’œuvre différemment, se préparer à intervenir de manière décisive, à prendre ses responsabilités. Il doit surtout envisager son expérience esthétique au regard de notre environnement numérique : l’infiltration de notre quotidien, les nouvelles habitudes apparues avec Internet et la téléphonie mobile, l’ère de la communication et de l’hyperréel. En appelant le spectateur à participer, en récupérant de la matière dans l’infini foutoir d’Internet, en estompant les frontières entre l’image et le réel, en mélangeant les sources, l’œuvre recourt aux outils qui commandent nos mondes. Pour autant, ils ne sont pas toujours questionnés – pas plus que les comportements qu’ils instaurent. Ils sont tout simplement appliqués, littéralement mis en œuvre : la technologie est faite œuvre. Pour lui conférer une dimension supérieure, plus prestigieuse, universelle donc établie. En ce sens, les dispositifs ne sont pas mis en œuvre par les créations numériques, ils les mettent, elles, en œuvre. Plus largement, ils élèvent les technologies au rang d’œuvre d’art, en leur conférant une forme reconnue dans l’histoire de l’art ; grâce à cela, elles orientent les spectateurs vers un type d’appréciation, d’ordre esthétique, qui transcende voire transfigure les technologies.

Comme pour mieux témoigner du cheminement (et de sa logique) qui conduit finalement à la mise au jour du projet, la simulation se présente souvent comme un dispositif. La différence d’avec la représentation est alors patente, puisque l’on peut deviner, grâce à l’environnement où elle est présentée, que l’image est le résultat d’une synthèse déterminée par des règles et des comportements savamment orchestrés.

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Pédalant sur le vélo de Legible City de Jeffrey Shaw, il est facile de comprendre que le décor de lettres-immeubles qui défile devant nos yeux est la simulation d’un univers urbain et poétique. En déplaçant le faisceau lumineux dans la salle de Phototropy de Sommerer et Mignonneau, on saisit immédiatement le processus de photosynthèse qui aboutit à la création de formes organiques sur l’écran. Réagissant aux interventions des spectateurs (notamment quand ils les caressaient), Les Mains de Michaël Cros apparaissaient sur un socle, sur un plan horizontal, dans un espace particulier, un peu isolé de la rue par des cloisons, au cours de Michaël Cros, Les mains, 2004

la deuxième édition du festival Premier Contact à Issy-les-Moulineaux. Dans ces trois cas, l’interactivité est un élément important de l’agencement qui permet de révéler l’œuvre, mais surtout qui fonctionne comme un indice de simulation. Un autre signe est l’emploi d’ordinateurs, de projecteurs vidéos numériques, de capteurs, ou de tout autre équipement visiblement high-tech. À Issy-les-Moulineaux par exemple, pour des questions pratiques (intégration d’un écran et d’un ordinateur, connexions électriques et informatiques, résistance aux intempéries et aux dégradations…), les oeuvres présentées ont pour la plupart été glissées dans des « sucettes », un mobilier urbain ad-hoc facilement reconnaissable, la marque du festival. Même dans l’espace public, hors des lieux d’exposition reconnus, l’expérience des œuvres est inextricablement liée aux conditions de monstration1.

1 « Avec la simulation, l’image renvoie d’abord à la situation que génère le dispositif » (Christophol 2005 : 26).

LES ACCESSOIRES DE L’IMAGE NUMÉRIQUE D’une manière générale, l’image numérique (celle dont parle Couchot) est une image produite et apparaissant dans des conditions particulières, une image au cœur d’un dispositif. Accompagnée d’une interface, de capteurs qui transmettent des informations à un ordinateur, qui calculent les changements consécutifs à

l’apparition d’un spectateur, à son déplacement dans un espace donné, à son comportement, à sa façon de manipuler la souris, de déplacer une source lumineuse (Phototropy), de pédaler sur un vélo (Legible City), etc. Ces éléments ne seraient pas accessoires, mais constitutifs de l’image numérique, qui prendrait une nouvelle

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dimension grâce à l’apposition d’un adjectif. « L’interactivité fait que tous les dispositifs qui semblent s’interposer entre l’image-matrice et le regardeur – l’écran, le clavier, les instruments de saisie graphique, les réseaux eux-mêmes – ne fonctionnent plus comme des dispositifs de médiation, des intermédiaires, des médias, mais comme

L. Grasso, Projection (extrait), 2005

des extensions sensibles, presque organiques (des sortes de synapses), de l’image, à travers lesquelles celle-ci reçoit des informations venant du monde extérieur et auxquelles elle peut répondre ; ils font partie de l’image, ils sont l’image » (Couchot 1988 : 200).

« C’est essentiellement au sein de ce que l’on dénomme l’ “installation” que l’art numérique est parvenu à apposer sa marque dans la cité. Au travers, en particulier, de ses derniers avatars : l’interactivité et la virtualité. » (de Mèredieu 2003 : 216) L’installation est sans doute la forme la plus efficace pour promouvoir les qualités associées au numérique. Elle ne se présente pas de front, il n’y a pas de position privilégiée à partir de laquelle le spectateur devrait la contempler, il doit inventer pour elle le mode de perception approprié. La plupart du temps il déambule autour, ou parfois à l’intérieur, il serait hasardeux de fixer une limite spatiale à l’œuvre. Souvent inscrite dans une logique d’in situ, elle habite et qualifie le lieu où elle s’expose. Le spectateur y est assujetti, absorbé par la présence d’une œuvre totale, sinon totalitaire, qui s’expérimente de l’intérieur, à défaut de pouvoir se placer au bord. Projection (Laurent Grasso, 2005) résume bien le sentiment contradictoire que provoquent ces installations immersives : on s’y sent invité et en même temps repoussé par des logiques qui ne nous appartiennent pas. Sur le mur du fond d’une salle plus profonde que large, un film est projeté, qui montre un nuage s’avançant dans la tranchée d’une rue, et il semble ne jamais devoir s’arrêter ; on le regarde un moment, jusqu’à avoir l’impression qu’il se dirige vraiment vers nous et qu’il nous faut rapidement sortir du couloir – de l’œuvre – pour lui échapper. Dans son exposition à la galerie Valentin (2005), Laurent Grasso présenta à nouveau cette vidéo, mais sur un petit téléviseur noir et blanc : cet autre support de diffusion transforma la portée de l’œuvre.

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L’installation est une conjonction de médias au service de la transmission des concepts de l’artiste. Le choix des modes d’exposition est motivé et adapté aux problématiques développées dans l’œuvre. Un environnement technologique est créé, dont tous les éléments se répondent parce qu’ils participent de la démarche d’une seule œuvre, ainsi présentée. Cette forme d’art n’est donc pas uniquement une manière de présenter une œuvre, c’est aussi une forme d’œuvre en elle-même, qui ne se limite pas à la somme de ses éléments : leur combinaison est une forme spécifique, d’où se dégagent des problématiques. « L’installation est une technique de scénographie, de mise en espace de l’œuvre. En fait, la présentation globale devient l’œuvre. » (Diba 2005 : 70 cité par Pelé NP1)

Toute installation n’est pas nécessairement d’art numérique. Mais l’infiltration des nouvelles technologies dans des médias plus anciens, vidéo et photo notamment, se répercute sur cette forme hybride. La mécanique numérique s’avère aussi très utile pour mettre en musique les œuvres complexes, dans lesquelles beaucoup d’éléments interagissent et doivent être coordonnés, et pour lesquelles il faut ménager un espace à l’intention du spectateur. « [L’installation] constitue une forme de mise en scène spatio-temporelle, qui doit être conduite avec précision et minutie. D’où l’impact, évident, des technologies informatiques qui permettront de réguler des dispositifs très complexes, comportant multi-écrans, mouvements scéniques, etc. L’installation demeure d’ailleurs un dispositif ouvert. » (de Mèredieu 2003 : 70-71) Le numérique s’insinue dans tous les arts, grâce à ses capacités de simulation, et la puissance de calcul des ordinateurs. Entre danse, théâtre et performances, les spectacles les plus contemporains utilisent presque banalement les nouvelles technologies. Ce sont des projections vidéo incorporant des images de synthèse (José Montalvo & Dominique Hervieu), des

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univers sonores proches de la musique concrète ou combinant enregistrements et prises réelles, des dispositifs dynamiques, notamment avec des boucles caméras / projections, traitées en temps réel par des procédés numériques. Il n’est pas nécessaire qu’ils soient explicités, leurs prouesses technologiques (dispendieuses, exigeant un savoir-faire de spécialiste) certifiant leur origine. Il faut manipuler un ordinateur pour capter une image arrêtée dans une vidéo faite en direct, et de cette figure acrobatique faite de deux danseurs, la faire basculer sur l’écran pour qu’ils aient à reproduire le nouvel équilibre (Aurélien Bory et le groupe acrobatique de Tanger, Taoub, 2008). Des rôles sont souvent attribués à ces techniques, incarnés par des bruitages ou voix-off, des projections vidéo englobant les comédiens (Montalvo & Hervieu, On danƒe, 2006), un interlocuteur, A. Bory et le groupe acrobatique de Tanger, Taoub, 2008

un écho ou une reprise du jeu du comédien sur un écran (Eszter Salamon, And then, 2007). Dans certains spectacles, elles prennent le relais du comédien. Ainsi, Eric de Sarria disparaît-il par moments de la scène de Sigmund Folies (Philippe Genty, 2006), remplacé par son alter ego sur l’écran ou en marionnette. Car c’est bien de manipulation qu’il s’agit, de fils ou de rouages que l’on devine sous-jacents, de mécanismes animant l’œuvre. La logique du numérique se ressent en filigrane, comme un décor dans lequel nos vies s’organisent, ou à travers lequel elles s’articulent.

Montalvo & Hervieu, On danƒe (extrait), 2006

CULTURE NUMÉRIQUE

Les technologies numériques sont efficaces car elles accommodent ce que nous percevons comme la réalité : elles la schématisent pour la synthétiser. Cette simplification est une idéalisation. Tous les éléments potentiellement perturbateurs sont retirés du décor pour n’en laisser qu’une forme parfaite. Cet humanisme réactive d’un clivage naturel / ar-

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tificiel1 et valorise « naturellement » la création, par le biais d’opérations numériques. La « nature » est une invention humaine accessible à travers des artifices – préservation de la nature dans des parcs, des « sauvages » dans des réserves, de « l’identité nationale » dans un statut-quo idéalisé. 1 « Parler de “créativité artificielle”, c’est la penser par opposition à une “créativité naturelle”. La locution est définie par son revers : est “ artificiel” ce qui échappe au “naturel”. Pourtant le revers n’est pas moins obscur ni confus que l’avers. Qu’est-ce que le “naturel” ? Peut-on indiquer du doigt, dans quelque activité humaine que ce soit, un domaine réservé, qui serait de pure “nature” ? Qui serait étranger à toute pratique sociale, à toute idéologie ? […] Où est la Nature ? Dans le cas d’un art, ou plus généralement de toute technique, la difficulté est redoublée, puisque déjà le vieil adage latin introduit un ajout, un surcroît : “Ars homo additus naturae”. Si toute créativité excède la nature, quel sens reste-t-il à parler de “créativité naturelle” ? Il faut donc que les concepts cessent d’être pris à la lettre. Ces antagonistes servent de substituts (complices) à une visée qui ne s’avoue pas. Ils utilisent leurs noms comme masques. La “créativité artificielle” n’est pas ce qui s’ajouterait à une créativité de pure nature, par la raison qu’aucune créativité, même “naturelle”, n’est de pure nature. Ce qui fonde l’écart vient d’un tout autre lieu. Vient de ce postulat que “l’artificiel” représenterait “l’élaboré”, le “délibéré”, par opposition au “brut” et au “spontané” qu’on attribue au “naturel”. À son tour, ce postulat n’est en place que pour en recouvrir un autre. Je le traduirai, sans excès de respect, comme suit : Notre temps, en notre Occident, aime à saluer l’avènement de la société “post-industrielle”. Cette prétention ne va pas sans avantages : elle dessine, depuis l’avant vers l’après, un progrès, avec le confort d’un modèle universel, d’une histoire linéaire, d’une civilisation enfin vouée au bonheur de tous ; avec le soulagement d’éluder les tares ou séquelles de l’industrialisation, telles que la malencontreuse lutte des classes, reléguée dans le passé ou l’ailleurs. Le “naturel”, c’est le résidu en nous des stades pré-industriels. C’est l’artisanat, par opposition à la technologie avancée. La “créativité”, en peinture, sera réputée “naturelle”, lorsque, “dans la chaîne qui va du créateur au destinataire, n’interviennent que des moyens considérés conventionnellement comme artisanaux : brosses, couteaux, ciseaux, colle, couleurs, papier, toile, carton, ferraille” (citation de Georges Charbonnier, “L’ordinateur au service de l’art”, non référencée). Lorsque sont seules en jeu les procédures couramment référées par le langage à cet objet conventionnel qu’est le tableau, en tant qu’il est peint “de main de maître”, et doté de “valeur”. Est “naturel” non pas ce qu’a produit la nature, mais qui a été “naturalisé” par la culture. » (Teyssèdre 1977 : 34-35)

« Que l’on parle de “créativité naturelle”, c’est qu’il est devenu urgent de “naturaliser” la créativité. C’est qu’elle est en péril d’usure, de discrédit. Monnaie qu’on frappe au sceau de la “nature” quand déjà l’inflation l’a dévaluée. Mais que sert d’en appeler, ici, à la créativité de l’ordinateur ? Quelle valeur s’agit-il de sauvegarder par la mise en évidence d’une créativité non-naturelle ? Je précise ma question : Au moment où une créativité se révèle comme “naturelle” (= est mythologiquement naturalisée) par l’émergence de son contraire (la créativité “artificielle”), quel est l’enjeu que notre bonne conscience humaniste tient subrepticement à préserver ? La réponse est claire : ce qu’il faut à tout prix sauver, c’est le substantif qui sert de support aux adjectifs rivaux, au “naturel” comme a “l’artificiel”. C’est la créativité. La proposition 1 : “L’on dit naturelle une créativité dont personne n’a jamais examiné, et encore moins décelé, les processus”, a pour rigoureux corollaire la proposition 2 : “C’est l’utilisation de l’ordinateur qui nous fait faire les premiers pas dans la connaissance de la créativité”. Ainsi la mythologie ne s’est déplacée que pour mieux se perpétuer. L’intouchable pré-supposé, le mythe occulte, c’est l’opération de pure magie que la rationalité technologique prétend légitimer. C’est l’accolement du couple adjectif, “naturel / artificiel”, à un substantif. Lequel ? Le mot de “créativité”. Puis, par excès de pouvoir, là ou le langage veut un substantif, la raison technologique-mythologique intronise un substrat substantiel. Lequel ? La “créativité”. Car cette mythologie opère en deux temps. Tout d’abord, elle démythifie : une création par ordinateur ? Mais l’ordinateur ne crée rien ! Ce n’est qu’une machine à calculer ! Il n’en sort rien que n’y ait infusé la pensée humaine ! Dans un second temps, ce qui a été démythifié (la prétendue initiative d’une machine) est re-mythifié, moyennant un transfert vers la “vraie créativité” qui, étant créatrice, ne peut qu’être humaine, mais n’en reste pas moins mystérieuse, quasi-mystique : c’est le talent de l’artiste. Non pas de l’artisan d’autrefois, avec ses pinceaux, sa toile, ses couleurs Lefranc et son nœud Lavallière. Non, mais bien de l’artiste hissé au zénith de son concept, lui qui sait manier cet outil aux facultés plus-que-naturelles, et lui déléguer une créativité “artificielle”, parce que lui-même participe du Créateur. Par la grâce de l’ordinateur, l’homme se voit rétabli en ses droits d’outrenature : il agit à l’image de Dieu. » (Teyssèdre 1977 : 35-36)

« La perception naturelle est donc bien formée – si ce n’est formatée, dans le langage cyber –, même si nous la croyons naturelle. Et si nous nous souvenons de cela, nous pouvons considérer les dispositifs électroniques comme formateurs de perception d’un autre type […] » (Cauquelin 2006 : 118) « La perception naturelle » est un fait culturel, des manières d’appréhender l’environnement adaptées au contexte social où nous vivons, et facilitant notre quotidien, un moyen d’accès immédiat à ce qui est reconnu comme la réalité, nous épargnant des analyses sans fin de notre environnement : pourquoi suis-je ici, que fais-je, à quoi ça sert ? Ainsi se déroulent nos journées, dans un contexte qualifié, logement transport travail sorties loisirs ordinateur etc., mobilier véhicules bureau spectacles ordinateur etc., boîtier ADSL écran d’information Word vidéo ordinateur etc. Notre perception repose sur notre culture, sur des référents personnels ou communs, issus de notre histoire et de celle de la communauté à laquelle on est intégré, dont on partage le rythme de vie et les principales préoccupations. Le numérique est un filtre qui conditionne notre quotidien, qui le codifie dans son langage binaire. S’il est particulièrement tolérant et malléable, apte à investir les domaines les plus variés, il entraîne sûrement quelques répercussions sur le contenu qu’il reprend. Un nouveau rapport au temps et à l’espace, une présence à distance ou peut-être l’inverse, des signes qui nous permettent de reconnaître qu’il est à l’œuvre en arrière-plan. Habitude de se fier au texte affiché sur écran ; de considérer les images qui nous environnent comme un habillage normal, véhiculant des informations à considérer ; disponibilité, réactivité ; réponse aux sollicitations qui exigent que nous soyons pré-

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sents au monde, et particulièrement à celui qui gravite autour du règne de la production et de la consommation. L’amateur d’art contemporain s’adapte aux spectacles qui lui sont présentés et forme son appréciation à travers eux. L’exposition est le lieu où tout peut arriver, dans les limites de sa capacité de compréhension. Pas tout à fait n’importe quoi, finalement. Les œuvres s’appuient sur la culture des spectateurs potentiels – le message est adapté à la cible, conventionnellement. Il y a des façons de regarder une vidéo sur écran : un coup d’œil rapide pour se faire une idée ou, si elle mérite que l’on s’y attarde, le casque sur ses oreilles jusqu’à la fin de la bande. Il y a des rythmes à respecter, si l’on veut tenir compte de la présence fugace et fragile du public ; il y a des procédés destinés à ménager son attention, à la retenir ou à la défier. Le numérique suscite des attentes avec lesquelles l’artiste joue. Ce sont les mythes d’images ripolinées, à la facture précise – les montages photographiques de Frank Perrin –, des images riches, regorgeant, débordant d’informations, baroques (Buci-Glucksmann) ou bariolées – les tableaux psychédéliques de Joseph Nechvatal –, une interactivité contrôlée par une règle du jeu – l’Île de Paradis™ d’Ultralab™ – ou incompréhensible – le comportement autonome de À

distance. Comment décrire la « pâte » des nouvelles technologies ? Est-ce nécessaire ? L’habitude suffit ; depuis quelques décennies des artistes les recyclent ou se les approprient. Et, par sécurité, les œuvres sont rarement présentées sans un commentaire qui permet de les situer.

L’art numérique n’est pas un monolithe, de théories, de concepts, de pratiques, d’œuvres, un ensemble cohérent de son invention à son exposition publique. Il est animé par un petit nombre d’acteurs, issus de domaines différents, de culture artistique ou scientifique, poussés par

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des intérêts variés et parfois antagonistes. Mais lorsqu’il est diffusé par le cadre artistique conventionnel (contemporain), il est contraint par ses normes, même si celles-ci sont inappropriées, ou pire, combattues par les acteurs et la doxa de l’art numérique. Ce que les artistes transmettent – volontairement ou non, de manière structurée ou non – est finalement adapté au gabarit du tuyau qui le véhicule. L’amplitude de l’originalité de ce qui devient un « message » est réduite pour ne pas bouleverser les habitudes qui forment la culture. L’art numérique est formé pour être reconnu, en référence à. Les œuvres qui y sont rattachées, présentées comme telles dans les galeries, foires ou expositions, sont qualifiées de « numériques » en ce qu’elles font écho à des pratiques préalablement décrites, théorisées, labellisées. Simulation, virtuel, interactivité sont des concepts à replacer dans leur dimension historique. Ils sont le produit de glissements de sens autant que du déplacement de leur domaine d’application. Ils sont invoqués pour accompagner et orienter le jugement esthétique des œuvres, vers des problématiques qui les ont nourries, qui en constituent l’arrière-plan, mais auxquelles il est impossible de les réduire. Ce ne saurait en être des applications et encore moins des transcriptions littérales. Si le monde de l’art est très poreux et ouvert aux apports extérieurs, c’est qu’il les recycle en une énergie du changement permanent. La ré-appropriation est une citation mêlée à la récupération, le concept évoqué étant associé à des œuvres qui, dans l’essentiel, respectent la forme acceptable pour les collectionneurs, et acceptée par eux. DIVA FAIR Prises à part, les œuvres exposées à Diva Fair 2006 paraissaient bien innocentes. Quelques projections, des vidéos affichées sur de beaux écrans à cristaux liquides, design épuré, des impressions numériques grands formats, pas

de quoi révolutionner ou seulement ébranler un milieu de l’art solidement constitué. Mais le nom du festival est l’acronyme de « Digital and Video Art » et il est promu par une bande annonce qui proclame, péremptoire : « the next

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art is here ». Si vous le dites. Ne ratons pas les bonnes affaires, qui nous sont proposées avant tout le monde. En les présentant dans un décor singeant les poncifs de l’avant-garde – exposition dans des lieux atypiques, hôtel chic dans un quartier populaire, des containers installés

dans la rue1–, il nous est expliqué que ces œuvres sont l’avenir de l’art. Comment en douter ? Sur quels critères ? L’organisation de l’événement fait foi (en écho à la croyance commune), le regroupement est signifiant.

Dans les foires d’art « numérique », « digital » ou « médiatique » comme lors d’autres manifestations d’art contemporain, les galeristes sont présents pour conseiller les acheteurs ; ils expliquent la démarche de l’artiste lorsque celle-ci n’est pas suffisamment explicite, relayent son message et valorisent sa démarche. Vulgarisation et promotion dans le même élan. Des cartels ou des dossiers en libre consultation précisent les techniques utilisées par l’artiste – les mentions « tirage lambda », « vidéo sur support DVD » ont remplacé le plus classique « huile sur toile » –, les dimensions, le nombre d’exemplaires et, bien sûr, les tarifs. Tout cela est bien normal. Car ce qui distingue les œuvres n’est que cette atmosphère de technologie : un dispositif encore un peu high-tech et toujours haut de gamme ; quelques précisions techniques et des fragments de discours pour faire sérieux ; des slogans conceptuels pour lancer des pistes de réflexion ; et quelques traces d’expérimentation menées auparavant et ailleurs, sous des cieux moins cléments, finalement réduites à des témoignages affadis, pour ne pas risquer d’abîmer le produit. Ce ne sont que des signes environnant l’œuvre, préparant le spectateur ou le collectionneur, destinés à le mettre en condition de perception esthétique adéquate, afin qu’il soit sensibilisé aux qualités de l’art numérique. Peut-être tout sentiment esthétique est-il introduit de la sorte, grâce à la préparation d’un contexte adéquat : un « monde de l’art », dans le sens institutionnel que lui confère Danto, mais aussi comme un autre 1 À Chelsea, New York, où de nombreuses galeries se sont installées ces dernières années.

monde, avec ses propres codes, références et histoire, où l’on considère autrement ce qui constitue notre quotidien. Il ne serait question que de

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formation (formatage ?) du regard, afin de le rendre apte à distinguer les qualités esthétiques qui forment et que forme l’œuvre. Cette adaptation nécessaire se ferait sans violence, par le simple choix du filtre adéquat, permettant d’apprécier au mieux ce qui est présenté à notre jugement ; la décision la plus importante étant d’accepter de s’arrêter devant l’œuvre, de la considérer indépendamment de ce qui l’entoure, de prendre le temps pour le faire, comme s’il était possible de ne s’intéresser qu’à un bout spécifique de notre environnement. Plutôt que de poursuivre notre vie à l’intérieur de la réalité – de notre « réalité » –, nous pourrions nous en dissocier, un peu, prendre le recul de la distanciation. Bien que ce que nous voyions nous regarde, il faut bien mettre l’objet à part, ou le lancer au loin1, pour permettre ce type de circulation : contempler à distance respectueuse le fragment de réalité œuvré par l’artiste. Alors il n’est besoin que de faire appel à notre culture, à notre vécu, en particulier à travers les témoignages de l’histoire, pour apprécier les œuvres en ce qu’elles sont positionnées en rapport à la tradition qui forme, reforme et réforme constamment le « nom de l’art » (De Duve). L’œuvre existe en tant qu’œuvre dès lors qu’elle est reconnue comme telle2. Ce n’est pas un isola d’une valeur absolue, qui pourrait être dis1 Schématisation marketing de l’inquiétante étrangeté provoquée par le jeu du fort / da décrit par Freud.

tingué en soi à l’intérieur de notre environnement. C’est un accident particulier auquel on confère du sens, une information qui existe à partir du moment où une autorité décide de l’extraire du bruit courant. Il faut

2 Par des acteurs du monde de l’art eux-mêmes reconnus. Voir infra pp. 423 à 427. 3 Jackobson explique que les embrayeurs sont des catégories de mots dont la signification n’est pas absolue, mais relative à ce à quoi ils renvoient. Leur fonction, par contre, est spécifique, et leur confère un sens. Le pronom « je », par exemple, se réfère à celui qui parle, mais en tant que destinateur vers le destinataire.

donc des signes et des index pour la rendre compréhensible en-tantqu’art. Il faut des repères, des avis, des indications externes pour transformer le quidam en spectateur, des embrayeurs3 qui lui font changer son mode de perception vers une modalité appropriée, qui le rendra à même de remarquer les qualités de l’œuvre – ce qui mérite que l’on s’y attarde, ce qui vaut vis-à-vis de la tradition.

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L’ART NUMÉRIQUE HORS CONTEXTE

Il pourrait sembler délicat de communiquer sur les œuvres numériques sans en avoir l’expérience en tant que spectateur – surtout lorsque l’interactivité est mise en avant –, mais il n’est besoin que de réunir les signes qui indiquent (ou appellent) l’œuvre. TRANSCRIPTIONS Comment montrer un tableau à la télévision, comment rendre compte d’une installation dans un magazine, comment sentir la présence de peintures de Sam Francis – de dimensions impressionnantes – ou d’Ad Reinhardt – dont la texture et les couleurs ne sont pas reproductibles, ni par la photographie, ni par l’impression ? Brassaï se posait déjà ces questions pour traduire en deux dimensions les qualités des sculptures de Picasso. Dans son ouvrage,

Conversations avec Picasso (Paris, Gallimard, 1964), il explique comment il en arriva finalement à rendre l’impression de volume et de

modelé grâce à des valeurs très contrastées sur l’objet, devant un arrière plan gris moyen. Il laissait ainsi percevoir plusieurs plans, les creux se rétractant et les bosses se dilatant par rapport à la valeur moyenne. Du moins est-ce ce qu’il voulait nous amener à penser, s’appuyant sur notre expérience du volume, telle qu’elle est orientée par des siècles d’histoires de l’art et des techniques de représentation du modelé en deux dimensions – ajouts de noirs et rehauts de blancs pour donner une impression de relief. Toute œuvre est aussi une re-présentation de la tradition informée par l’objectif de l’artiste.

Les reproductions, qu’elles soient mécaniques ou non, par le dessin, la photo, la vidéo, par une retranscription dans un site Internet, qu’elles soient citées ou décrites en détail, sont avant tout des relais pour évoquer l’œuvre. Si nous connaissons les techniques utilisées, les dimensions, quand une photo ou une capture d’écran nous permet de ressentir la facture de l’image, quand un schéma nous explique le fonctionnement de l’œuvre, s’il nous semble avoir déjà expérimenté une œuvre similaire, alors nous pouvons nous l’imaginer, c’est-à-dire supposer l’impression qu’elle nous ferait si nous nous trouvions face à elle. Grâce à leur capacité à réunir différents supports, les technologies numériques autorisent des retranscriptions didactiques. France Cadet présente ses œuvres sur son site Internet1, à travers des photos, des 1 http: /  / cyberdoll.free.fr / cyberdoll / index_f. html

vidéos de spectateurs les expérimentant, des schémas et des textes descriptifs, et même des petits jeux interactifs pour mieux comprendre leur

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fonctionnement. Elle utilise le numérique à la fois pour la création et la représentation de ses œuvres. Destiné aux adultes plutôt qu’aux bébés, le Tapis d’éveil exhibe des boursouflures figurant les zones érogènes (supposées) de l’homme et de la femme. Il réagit de la même façon, sous sa forme tangible, accroché à un mur, lorsqu’il est activé par le contact physique, et sous sa forme virtuelle, lorsqu’il est activé par la manipulation de la souris. Est-ce une représentation ou une œuvre à part entière ? Est-ce une autre actualisation de la même œuvre ? Est-ce une transcription par un média différent, à l’image de la démarche de Laurent Grasso qui montre qu’une œuvre n’est pas la même suivant le support sur lequel elle s’affiche (FILE / AIR)1 ? Le site Web de France Cadet s’apparente plus à un dossier de présentation de son travail qu’à une exposition : elle rend compte de sa démarche et de ses projets, elle les met en scène, mais elle les représente plus qu’elle ne les présente. D’autres œuvres sont plus ambiguës. Le site Internet de Mathieu Briand2 fut pendant un temps particulièrement austère : une liste de ses œuvres, chacune explicitée par la suite, de manière très méthodique – titre, concept et texte descriptif, schéma d’organisation, photos et vidéos (dans la plupart des cas). Ce classement systématique ne se justifie pas uniquement par souci d’ergonomie, il participe de la démarche informatique de l’artiste. Plutôt qu’un titre, ces œuvres de la série système reçoivent un nom de code, composé d’une série de lettres et de chiffres, 1 Ce qui était évident avec Histoire(s) du cinéma (1988), dont la forme papier était indépendante de la forme cinématographique : différentes contraintes de temps et d’espace, déroulement page à page ou en continu, dimensions différentes, objet à manipuler ou spectacle à regarder…

d’origine inconnue, formant formule obscure comme un message crypté destiné à une communauté de hackers. Bien que parfaitement explicatif, le site Internet exploite et expose les préoccupations de l’artiste. Jean-Louis Boissier, artiste, enseignant, théoricien, a réalisé, pour la biennale de Lyon de 1995, un CD-Rom décrivant les œuvres exposées

2 http: /  / www.mathieubriand.com /

lors de cette troisième édition. Est-ce un indice à valeur documentaire,

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destiné à sensibiliser un public plus large que celui qui se rendit sur place, ou une création originale, qui tirerait une partie de sa force par la référence aux œuvres qu’elle cite ? Ou bien une création à plusieurs mains, une occurrence de cette fameuse hybridation permise par le numérique ? Ou, encore mieux, une sorte d’hyper-nouveauté, radicalement différente grâce au redoublement des technologies appliquées à toutes les étapes de la création ? Le numérique produit du numérique, parle du numérique, représente du numérique avec le numérique… Ce penchant auto-réflexif le rapproche peut-être d’une démarche artistique moderne, pour laquelle l’outil doit avant tout servir à développer des problématiques qui lui sont propres et non pas des thématiques extérieures.

Même lorsqu’elles sont (re)présentées, décrites, critiquées dans des médias plus traditionnels, livres ou magazines, ces œuvres conservent leur marque numérique. Malgré retranscriptions et décalages, elles renvoient toujours à un imaginaire technologique, parfois alimenté par le commentaire associé. Et d’une manière ou d’une autre, il nous est rappelé qu’elles sont des représentantes d’une nouvelle catégorie, dont la spécificité est régulièrement réaffirmée. Art Press publie un numéro spécial Art et nouvelles technologies, Annick Bureaud y écrit régulièrement des chroniques chapeautées par le terme générique « nouveaux médias »,

Mouvement promeut un « art émergent » in(ter)disciplinaire ayant fréquemment recours aux potentialités du numérique. Les livres publiés sur la même thématique, en sus du titre qui est souvent une introduction suffisamment explicite pour préparer le lecteur, ont pour beaucoup des couvertures faisant écho aux mythes numériques. Pixels apparents, fractales, image en trois dimensions issues d’une simulation : des signes pour mettre en condition l’imaginaire – et faire acheter les ouvrages.

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UNE CATÉGORIE « Les genres canoniques comme la peinture, la littérature ou la musique sont précisément ceux qui – dans notre culture du moins – sont les plus fortement ancrés en tant que classes de ressemblance projectibles comme instanciations du prototype notionnel de ce qu’est l’art. D’autres classes, plus récentes, ont encore une projectibilité incertaine. C’est probablement le cas de certains des ouvrages produits dans le champ des médias numériques » (Schaeffer 1996). Un art peut-il exister sans nom ? Une création inclassable peut-elle être reconnue comme une œuvre ? Doit-elle prendre valeur d’exemple de ce qu’est l’art pour bénéficier de son nom, doit-elle évoquer son essence ? Il semblerait que, pour entrer dans la grande famille de l’art, les impétrants doivent non seulement promettre de ne pas y introduire d’intrus, mais encore donner des garanties, quant à leur pérennité et leur future reconnaissance par le tribunal de l’histoire. C’est là que se joue le pari pris par les défenseurs de l’art numérique. Pour le gagner ils doivent convaincre les principaux animateurs et cautions du monde de l’art que les nouvelles pratiques qu’ils défendent appartiennent bien à l’art.

NOMMER POUR CLASSIFIER

La première étape est l’invention d’un nom. Les raisons sont avant tout pratiques : pour pouvoir parler de l’art numérique, il faut le décrire et le distinguer des autres arts. Quand des œuvres utilisant l’informatique et les nouvelles technologies ont été créées, des journalistes, des critiques, des théoriciens ont souhaité en parler. Tant qu’il en existait peu,

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il n’était pas nécessaire de les regrouper, et d’accorder un nom à cet ensemble en gestation. Mais ceux qui l’appelaient de leur vœux, pour pouvoir l’appeler tout court, lui cherchèrent sans tarder une dénomination. Il fallait bien trouver des titres pour les articles et les ouvrages qu’ils écrivaient sur le sujet ; il fallait bien expliquer que cet art pouvait être considéré et pris comme sujet. En en faisant une catégorie à part entière, les théoriciens l’ont élevé à un rang similaire à celui de l’art vidéo et peut-être de toute autre forme artistique déterminée par 1 C’est l’une des fonctions des classifications, que d’écarter ce qui déjà se détourne de la norme et donc fragilise le système. C’est pourquoi « toute taxinomie a vocation à faire surgir des monstres. » (Pelé NP3). Cela vaut également dans le domaine artistique, quand bien même celuici serait précisément une catégorie parallèle réunissant tous les monstres ne trouvant pas leur place dans les divers domaines de la vie – l’essence de l’art serait justement dans ces restes, dans ce hors-norme qui défie régulièrement toute définition. Mais on peut toujours trouver des marges aux marges, des monstres pour d’autres monstres.

sa technique (photo, peinture, sculpture…). Certains artistes renâclent

2 C’est ainsi que les différentes langues sont également des manières de penser (Saussure), en fonction du vocabulaire à disposition de ses locuteurs. Les Inuits distinguent beaucoup plus de nuances de blancs que les Occidentaux, parce qu’ils disposent de plus de termes pour décrire les différentes teintes de neige. Leur environnement explique cette richesse sémantique, mais pas uniquement, les définitions des couleurs variant beaucoup d’un pays à l’autre : en vietnamien, le vert et le bleu se disent parfois avec le même mot (xanh). Peut-on dire qu’il existe un certain nombre de couleur, en instaurant des espacements systématiques ? Il n’y a là rien d’évident. Même les taxinomies animales ont largement évolué tout au long de l’histoire, passant pour la première de 550 termes selon Aristote, à 4000 selon Linné, et à approximativement 1 million aujourd’hui. Et encore ce classement est-il variable selon que l’on est évolutionniste ou créationniste, cladiste ou à l’école de la “phénétique numérique”.

lation unique, sinon exclusive. Nommer est une fonction performative

peut-être à y inclure leur démarche, mais ils n’ont pas le choix. Bien que rigide et simplificatrice, la classification fait office de repère et de marqueur, ouvrant ainsi un espace à leurs œuvres. Ne pas en faire partie les exposerait à entrer dans un cabinet de curiosité où elles risqueraient de ne pas être reconnues comme de l’art1. Dès lors que « l’art numérique » existe, l’art numérique existe. Il est consacré par l’attribution d’un nom (en) propre (de Duve), d’une appel-

du langage, qui sous-entend un référent à ce que recouvrent les mots – comme si ce référent était masqué par les mots2. Nommer est une voie d’accès à la connaissance, corollaire des recherches scientifiques, qui reflète la rigueur du système bâti par le chercheur. La classification de la nature, des plantes et des animaux n’aurait pas été aboutie sans l’invention d’une terminologie, d’une nomenclature : « […] on ne cherche plus à désigner ce que l’on sait, mais dorénavant, il ne faut qu’apprendre à désigner pour savoir vraiment. » (Dagognet 2004 : 35) Énoncer, c’est non seulement accréditer un savoir, le valider et lui donner une forme officielle, mais c’est également un moyen de le valoriser dans sa spécificité et, à partir de là, de le charger du contenu que l’on souhaite. Dès lors qu’un nom existe, il lui

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est explicitement ou implicitement associé un sens. Et si celui-ci peutêtre d’abord imprécis et mouvant, il n’est qu’à attendre que l’usage lui attribue un domaine d’application, fut-il vaste et sans frontière figée1.

L’invention de l’art numérique ne suit pas le systématisme d’une démarche de classification. Même s’il s’agit aussi de poser un nom pour étudier ce à quoi il renvoie, il ne fonde qu’une unique catégorie. Les théoriciens qui le décrivent ne prétendent pas ordonner tout le champ de l’art, ni même celui de l’art contemporain. Ils focalisent leur attention sur l’objet de leur intérêt, sans étendre leurs remarques aux autres espèces d’art dont se distingue leur protégé. Pourtant, en affichant ainsi leur préférence, pour valoriser un item isolé, ils doivent opérer une discrimination. À partir de critères choisis pour des raisons évidentes – visibles ou présumées, mais indiscutables, des preuves en elles-mêmes – ils mettent l’art numérique à part. Ses différentes qualités sont opposées à ce qui avait cours jusque-là dans l’art, selon des descriptions peut-être un peu trop opportunes, d’utiles contrepoints rapidement évoqués, sans 1 Il en va ainsi du mouvement postmoderne, sur lequel Thierry De Duve s’interroge, mais dont il ne peut contester l’existence, ne serait-ce que parce qu’il est support à discours et réflexions, les siennes y compris. « Entre-temps, le mot “postmoderne” existe. Il a beau n’être qu’un vœu, les vœux sont performatifs et la périodisation est faite dès qu’elle est prononcée. » (De Duve 1989 : 88) 2 Quelques (contre-)exemples élevés en paradigmes, comme s’il n’y avait que l’art numérique qui exploitait le virtuel, la simulation, l’interactivité, etc. Sans doute sont-ce des sujets privilégiés par ces nouvelles pratiques, mais il s’en faut, de loin, qu’elles aient inventé ces préoccupations, ou encore, qu’elles en aient l’exclusivité.

précision superflue, selon les besoins de la démonstration2. L’établissement d’une catégorie n’implique pas de dresser un constat complet et contradictoire. Les exceptions qui pourraient lui faire perdre de son évidence sont délibérément ignorées. « Cela veut dire qu’il n’est possible de rapprocher un objet construit d’un objet réel qu’au prix d’un amoindrissement du réel, au moyen d’une opération “formalisante”, ce qui est précisément le but de la classification. » (Pelé NP3). Comment les classifications artistiques pourraient-elles être autres que construites – à moins d’oser l’oxymore de l’art naturel ? Pour être utiles, elles forment des ensembles cohérents, distinctifs et reconnaissables, à travers des simplifications trop rationnelles. Il ne s’agit pas ici d’opérer

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une classification de la nature, qui impose une certaine rigueur pour révéler des démarcations conçues comme préexistantes, nécessairement

a priori (Kant), et qui doivent supporter les futures découvertes. L’ordre construit ne repose pas sur des fondations extérieures, que le scientifique exhume précautionneusement et auquel il donne un sens après coup. « Au contraire, dans l’esthétique de la classification, la pensée opère sur les êtres une mise en ordre, un groupement nominal par quoi sont désignées les similitudes et les différences, une exposition par entrecroisement du langage et de l’espace. » (Pelé NP3) C’est à travers son énonciation qu’il trouve sa légitimité. Inventer une catégorie artistique, ce n’est pas lui trouver sa place ou même une place, mais lui faire une place. La discrimination fondatrice se justifiera d’elle-même par la distinction finale qu’elle entraînera1. Parce qu’une fois établies les catégories acquièrent une pertinence dans l’Histoire, parce qu’elles finissent par être acceptées et filtrent les analyses, parce qu’elles font et forment références. Parce que ceux qui les défendent s’en trouvent alors légitimés. Pas d’objectivité à chercher, mais la transmission d’un point de vue et sa transformation en standard. Fonder une catégorie est un pouvoir et l’expression de ce pouvoir. « Il n’est pas d’agent 1 Ainsi de l’art postmoderne qui acquiert une originalité dès lors qu’il est opposé au moderne. Ainsi de l’art Baoulé, Dan, Fang, etc., de tous ces arts « premiers » collectés par des colonisateurs, dont l’entreprise « civilisatrice » exigeait – pour les contrôler – qu’ils séparent les populations en « ethnies ». Pour corroborer ces divisions, ils durent décrire des arts canoniques, qui n’incorporaient pas les œuvres hors normes qui auraient pu faire des ponts entre les cultures – puisqu’on vous dit qu’elles sont différentes ; pourquoi croyez-vous que ces gens se battent entre eux ? 2 Voir infra la fonction d’« esthéticien expérimental », pp. 250 à 256.

social qui ne prétende, dans la mesure de ses moyens, à ce pouvoir de nommer et de faire des mondes en les nommant […] » (Bourdieu 2001 : 110). À travers cet acte performatif, il vérifie le pouvoir de sa parole et assoit sa position sociale. Le théoricien, en particulier, remplit son rôle par de telles prises de position2. La classification classe ceux qui classent.

La catégorisation est un acte de classement qui peut se faire isolément pour un ou plusieurs éléments du domaine dans lequel ils s’inscrivent – dans lequel on les inscrit. Cependant, bien qu’il n’y ait pas à le déter-

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miner précisément, cela suppose un ensemble homogène, régi par des lois cohérentes. Une catégorie n’est qu’un item dans un système de classement. Elle se distingue des autres catégories et d’un reste non-assigné – qu’il n’est pas question de définir explicitement, qui ne mérite peutêtre pas une telle attention. Classifier, c’est aussi dévaluer (« déclasser ») ce qu’on juge indigne d’être répertorié – exceptions, accidents, monstres en tous genres. Il semblerait qu’il n’y ait que quelques informations importantes, qui sortent ou sont dégagées de l’entropie – c’est-à-dire du contexte banal que l’on ne voit même plus, mais qui nous sert de référence. Ce sont des événements valables qui prennent du relief par leurs différences d’avec la norme. Pour reprendre le concept d’originalité de la théorie de l’information, « le désordre qui communique est désordre-par-rapport-àun-ordre-antérieur » (Eco 65 : 86). ÉCART IMPLICITE L’existence de l’art numérique se fonde sur la supposition (généralement posée comme une assertion) de cet écart caractéristique, bien qu’aucun des deux ensembles comparés ne soient suffisamment nets pour se prêter à un tel jeu des 7 différences. L’écart existe lorsqu’il a été repéré, quand il a été invoqué pour dissocier l’art numérique des pratiques contemporaines courantes (n’apportant aucune « information », selon le filtre employé par le théoricien). Il est implicite depuis qu’a été inventé « l’art numérique », dès lors que

cette dénomination a été utilisée pour définir des pratiques qui se trouvaient du même coup justifiées et, d’une certaine manière, agencées entre elles1. L’information fait sens, non pas parce qu’elle est une information, mais en-tantqu’information. Choisie parmi tous les possibles, elle a bénéficié de cette promotion (elle a été mise en valeur et rendue publique) pour communiquer quelque chose et bénéficier de la réception adéquate – dans ce cas, la disposition à la contemplation esthétique devant les œuvres2.

La définition d’une catégorie partage un autre réquisit avec la théorie de l’information : la nécessité d’une mesure adéquate entre le contenu du message et sa complexité (il y a un « optimum de valeur », selon 1 Puisque « l’information est la mesure d’un ordre, la mesure du désordre, autrement dit l’entropie, est le contraire de l’information. » (Eco 65 : 76) 2 Comme le téléspectateur peut suspendre son esprit critique devant le journal de 20 heures ?

Abraham Moles). Trop riche et ouverte, rassemblant des éléments trop disparates, une catégorie ne signifie plus rien. Précise et figée, regroupant peu d’éléments, répétitifs les uns par rapport aux autres, elle paraît inutile. « Il s’agit de trouver un modèle s’adaptant bien aux données d’une part,

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mais ne comportant pas trop de paramètres d’autre part. » (Tomassone, Danzart,

Daudin & Masson 1989 : 123) Il faut que la catégorie soit opérationnelle, qu’elle facilite l’étude de ce qu’elle englobe, qu’elle en valorise les points communs ; la ressemblance soulignée est d’autant plus frappante qu’elle paraît découler d’une dissemblance - avec tout ce qui est hors catégorie, hors sujet1, dévalué. Quoiqu’on en dise, la catégorisation entraîne des jugements. Il n’est pas nécessaire de valoriser telle ou telle division du monde de l’art pour qu’une hiérarchie soit installée. Le simple intérêt à un objet le valorise, en faisant un élément clé sinon central de la classification. Cela est d’autant plus marquant quand on étudie non pas une réalité préexistante (la nature, par définition), ou ce que l’on voudrait faire passer comme telle (la division de l’humanité en races par exemple), mais un système promouvant l’artifice. Celui-ci est construit, entre autres, par la façon dont il est décrit, synthétisé, classifié : les procédés servant à son analyse sont ceux qui non seulement le fondent mais également le justifient dans sa spécificité.

Ces entreprises d’ordonnancement et de classification ne s’expliquent pas uniquement par la pathologie du réactionnaire invoquant l’ordre 1 L’art numérique est-il une catégorie suffisamment précise pour autoriser la désignation d’invariants, qui permettraient de lui associer des œuvres à coup sûr, par la simple observation, sans indice ? Ce n’est pas certain. Pourtant il peut être utile de faire un tel coup de force, quitte à le légitimer par la suite. « Here again I fear that some artists will object to be called virtual artists (or artists practicing virtuality), but I still feel that a non-arbitrary classification is necessary and can be regarded as a first step towards a combined mastering of the aesthetic problems of virtual creation » (Popper 2004). Le caractère non-arbitraire de la classification ne sera évident que lorsqu’elle se sera imposée et passera pour naturelle.

sans lequel tout serait permis (entendre : le pire). Leur fonction prétendument morale est surtout politique : elles visent à la reconnaissance des valeurs, c’est-à-dire à leur hiérarchisation. Car ces valeurs ne sauraient durablement coexister dans un état d’équilibre. Ceux qui les soutiennent cherchent à étendre leur zone d’influence, en augmentant le territoire de leur juridiction – quête d’espace vital pour asseoir leur pouvoir.

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« Les esthéticiens ne cherchent pas seulement à ranger les choses dans des catégories commodes, comme on le ferait des espèces végétales, mais bel et bien à distinguer le méritoire de ce qui ne l’est pas, et ce de manière définitive. » (Becker 1988 : 151) Ils ne se contentent généralement pas de prendre le parti de tel artiste ou tel mouvement, ils défendent aussi leurs choix, la pertinence de ces choix, face à d’autres qui leur paraissent infructueux, dépassés, erronés – les promoteurs de l’art numérique déplorent ainsi que certains de leurs homologues s’obstinent à vanter un art contemporain qui ne serait plus vraiment actuel. Car si l’art est un domaine extensible et particulièrement tolérant aux mutations et greffes les plus diverses, il dispose de moyens – financiers, notamment – limités, à partager entre toutes les formes (et intervenants) qui le constituent. L’espace médiatique (ses dimensions comme sa densité) accessible à une discipline ou un mouvement artistique conditionne d’une manière plus ou moins directe l’accès à ces ressources, matérielles, pécuniaires qui permettra à l’artiste et à ses nombreux accompagnateurs de produire de la valeur symbolique – puisqu’avant cela ils auront prosaïquement assuré leur subsistance. Puisqu’il n’y a pas suffisamment d’argent pour nourrir toutes les pratiques et tous les praticiens, il faut bien qu’ils vantent la qualité de leurs 1 « Ainsi, à mesure que le champ se constitue comme tel, la production de l’œuvre d’art, de sa valeur mais aussi de son sens, se réduit de moins en moins au seul travail d’un artiste qui, paradoxalement, concentre de plus en plus les regards ; elle met en jeu tous les producteurs d’œuvres classées comme artistiques, grands ou petits, célèbres, c’est-à-dire célébrés, ou inconnus, les critiques, eux-mêmes constitués en champ, les collectionneurs, les intermédiaires, les conservateurs, bref tous ceux qui ont partie liée avec l’art et qui, vivant pour l’art et vivant de l’art, s’opposent dans des luttes de concurrence ayant pour enjeu la définition du sens et de la valeur de l’œuvre d’art, donc la délimitation du monde de l’art et des (vrais) artistes, et collaborent, par ces luttes mêmes, à la production de la valeur de l’art et de l’artiste » (Bourdieu 92 : 407).

productions, face à la concurrence.

CONSTRUIRE UN CHAMP

En plus de distinguer certaines œuvres de l’art contemporain « classique », et de les placer dans le camp moderne (ou progressiste), l’art numérique implique un domaine suffisamment cohérent et homogène gouverné par sa propre logique, ce que Pierre Bourdieu appelle un « champ », « un univers autonome, un espace de jeu dans lequel on joue un jeu qui a cer-

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taines règles, règles différentes du jeu qui se joue dans l’espace à côté. » (Bourdieu 2001 : 273). Un « champ » est un domaine délimité cultivé suivant un ordre et une logique qui s’imposent sans conteste à l’intérieur de cet espace et postulent à une reconnaissance à l’extérieur, dans le monde social. Selon Bourdieu, le champ produit sa propre « pertinence heuristique » : il s’explique par lui-même, à travers les outils qu’il a forgé pour cela. « C’est le champ qui est le moteur et le promoteur de la vérité scientifique et qui préside donc à l’élaboration des instruments d’objectivation qui président à sa formulation. » (Javeau 2003 : 50) Et il ajoute : « Mais tout comme la réalité engendre le discours qui la dit, le discours, en retour, fonde la réalité. C’est ce qu’on appelle le cercle herméneutique. » (Javeau 2003 : 53) L’efficacité est redoublée par cette circularité, où les uns justifient l’autre et vice-versa, au point qu’on ne sait plus ce qui est à l’origine de quoi, et si la volonté première n’était précisément pas la mise en place de ce mouvement auto-justificateur, à travers la création d’un « champ » numérique. On peut critiquer sa fermeture comme une manifestation d’autisme, mais elle a une fonction stratégique essentielle. Dans le monde artistique, chaque champ tend à s’étendre et à en annexer d’autres1 – ce qui doit permettre aux agents qui l’animent de se ménager plus d’espace et de visibilité. Utiliser les outils ou les arguments d’autres domaines artistiques risquerait d’amenuiser la distance affichée avec eux, ou même, de faire perdre son indépendance à un art numérique l’ayant conquis après d’âpres luttes. Rompre la circularité entraînerait sa déliquescence, et son remplacement par un nouveau mouvement. Ce dont le champ se protège, puisqu’il vise avant tout sa propre perpétuation en tant qu’ensemble organisé, pour assurer le maintien de la position sociale de ses agents. Ceux-ci n’ont aucun intérêt à le remettre en question, pour ne pas avoir à en résoudre les contradictions ou devoir réexpliquer le sens

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de ce qui pourrait n’être plus que le champ de ruines de leurs certitudes brisées. Un test de solidité du système ne trouverait jamais de conclusion, pas plus qu’on ne pourrait atteindre à la connaissance du pourquoi, du pourquoi du pourquoi, du pourquoi du pourquoi du pourquoi… Il faut croire, un minimum, accepter des postulats de base, s’entendre suffisamment avec les autres acteurs pour éviter de reformuler des raisonnements déjà aboutis. Pour pouvoir participer au jeu (théorique, philosophique, esthétique…), il faut commencer par en accepter les règles et les intégrer au niveau de réflexes dans des habitus1. Avant de pouvoir les réévaluer et les reconsidérer, il est besoin de : « prendre au sérieux […] des enjeux qui, nés de la logique du jeu lui-même, en fondent le sérieux, même s’ils peuvent échapper ou paraître “désintéressés” et “gratuits” à ceux que l’on appelle parfois les “profanes”, où à ceux qui sont engagés dans d’autres champs » (Bourdieu 1997 : 22-23)2. Le champ de l’art numérique (ce qu’ensemble forment théoriciens, artistes et autres intervenants) s’est constitué progressivement, par approximations successives. Ses différents intervenants ont produit une démarche réflexive qui conduisait à une plus grande cohérence – à tout le moins à la révélation de dénominateurs communs, fussent-ils un nom générique ou des expositions les rassemblant. La phase d’installation terminée, l’art numérique, dans sa relative indépendance – grâce à 1 L’habitus « est ce qui fait que l’ensemble des pratiques d’un agent (ou de l’ensemble des agents qui sont le produit des conditions semblables) sont à la fois systématiques en tant qu’elles sont le produit de l’application de schèmes identiques (ou mutuellement convertibles) et systématiquement distinctes des pratiques constitutives d’un autre style de vie. » (Bourdieu 1979 : 190) 2 Ce qui reviendrait à dire qu’on ne peut balayer le système – le révolutionner – mais qu’on doit le changer de l’intérieur – le réformer. Si l’on veut pouvoir donner du jeu, se jouer du système et finalement le déjouer, il faut néanmoins commencer par jouer le jeu.

une étanchéité protectrice limitant les liens avec les mondes connexes ou concurrents et confortant les pratiques en les conformant dans un espace caractéristique –, a installé sa propre logique dans une circularité rassurante. C’est ainsi qu’il s’est constitué, c’est ainsi qu’il se maintient. L’assise du champ est d’autant plus stable que sa doxa est établie : les agents s’accordent naturellement pour dire, et sans qu’il y ait besoin de le prouver, que l’art numérique est novateur. Peu importe que les arguments soient différents – il propose un type d’image inédit, des œuvres

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différentes, plus ouvertes, un statut du créateur bouleversé, un rapport au temps original, etc. –, ils s’accordent d’abord sur la nouveauté des technologies employées. Une fois celle-ci admise, ligne directrice de la doxa spécifique au champ numérique, il est possible de développer des théories divergeantes. Ces énonciations successives dessinent des lignes de force (simulation, virtuel, interactivité…) qui s’installent progressivement dans le paysage. Elles sont reprises, prolongées, développées dans les pratiques rhétoriques et créatrices, jusqu’à devenir des habitus naturels et reconnaissables, un langage en partage qui réunit les différents agents. C’est une routine essentielle, parce qu’elle confère un semblant de naturel et d’évidence au nouveau monde de l’art, mais aussi parce qu’elle suppose la répétition rassurante de certains programmes informatiques, et la récursivité qui lui permet de se valider elle-même.

AUTO-JUSTIFICATIONS

Une fois institué, le classement doit être vérifié, se vérifier. Les présupposés nécessaires à sa constitution – ne serait-ce que pour connaître les éléments cibles qui seraient susceptibles d’y être intégrés, et conférer une logique à l’intuition qui nous fait les réunir – ont été optimisés, expliqués, validés, fondés dans une réalité qui leur a transféré la valeur de nécessité. La classification justifiait les critères, les critères justifient la classification. C’est un système purement réflexif, sans dépassement possible, qui trouve sa profondeur dans son propre reflet répété en abîme. Se référer à un « art numérique », c’est poser une démarche de groupe et postuler l’existence de ce groupe. On peut y voir un signe de faiblesse – la nécessité de faire front contre les détracteurs – aussi bien que de

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force – la naissance d’un mouvement. Mais les deux cas supposent une cohérence d’ensemble, à un niveau supérieur, assez significatif pour englober des œuvres et réguler les pratiques. Ne pas se laisser abuser par leur multiplicité désordonnée, il doit exister une logique sous-jacente sur laquelle est fondée cet ensemble ! Celle-ci témoigne de caractéristiques qu’elle révèle, et, si l’on décide de changer de point de vue, qu’elle produit : de même que la classification fabrique des outils de classement qui conditionnent la réalité, une catégorie suppose une structure qui ordonne ce qu’elle rassemble, d’une manière significative, c’est-à-dire signifiante. Il ne reste plus qu’à fixer la hiérarchie à même d’expliquer comment se situent les œuvres appartenant au champ évoqué, pour pouvoir dégager les lignes de force qui, à leur tour, permettront de réguler tous les éléments formant le tableau de la nouvelle catégorie. Comme dans tout système de classement, la nouvelle catégorie demande à être exploitée : si elle existe c’est bien qu’elle est destinée à accueillir des items à classer ou à définir. Ainsi ont été remplies certaines cases des classements animal et végétal, qui ne l’étaient pas au moment de son élaboration. L’art numérique, une fois créé, intègre quasi-mécaniquement des œuvres qui correspondent à sa définition (ou qui paraissent devoir y être affiliées). Toutes n’avaient pas été préalablement repérées par les théoriciens, mais, lorsqu’il a fallu les qualifier, elles ont été apparentées au monde de l’art récemment formé. La distinction par le nom participe à la description des œuvres, en confirme la qualité artistique si nécessaire, et éventuellement leur reconnaît un statut particulier. 1 Pour l’aspect esthétique, je me base sur les cours données à l’université Paris I par M. Paudrat. Pour un cadrage plus général, lire par exemple Au coeur de l’ethnie : Ethnies, tribalisme et État en Afrique, ouvrage collectif sous la direction de Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo, Paris, éditions La Découverte, 1999.

CLASSEMENT EXOTIQUE «L’art des autres » est usuellement défini par des noms d’ethnies, auxquels on associe des styles nettement différenciés. Ces séparations ne vont pourtant pas de soi1. Des cultures proches partagent nombre de masques, statuettes et autres

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objets : plutôt que des ruptures, il existe un continuum de styles. Mais la classification établie ne prend en compte que les œuvres les plus représentatives et écarte celles qui risqueraient de le fragiliser, en les considérant comme des

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bizarreries. Les œuvres ont été agrégées dans différentes entrées du système, ce qui a abouti à une homogénéisation de la création, les artistes se conformant aux critères de différencia-

tion qu’ils connaissent à travers des livres, et qu’ils respectent pour remplir les attentes des acheteurs occidentaux. Le classement – voire la ségrégation – a assis sa légitimité.

Les œuvres estampillées « art numérique » sont influencées par des caractéristiques qui lui sont associées (virtuel, interactivité, simulation…). Les artistes s’en revendiquant mettent en valeur l’une ou l’autre de ces larges préoccupations, les critiques expliquent les œuvres à travers ce prisme. C’est une grille de lecture à entrées multiples dont l’interprétation varie en fonction de celui qui l’utilise, mais qui apparente des œuvres variées, sous son unique dénomination « art numérique ». Celleci est avant tout un index, aussi bien dans le sens de Peirce (un signe qui désigne son objet), que dans le sens d’une table classant des éléments et leur conférant ainsi un semblant de logique, même si elle est arbitraire (comme l’ordre alphabétique).

Les discours présentant l’art numérique visent a priori à une certaine objectivité. C’est d’ailleurs de là qu’ils tirent leur aplomb, comme si l’apport de la science à l’art se faisait sentir autant dans les théories que dans les pratiques. « Il n’y a de science que du généralisable » (Javeau 2003 : 19), prétention qui conduit à la recherche d’une ontologie minimale dans 1 « Ou bien le monde est constitué d’essences qui nous échapperont toujours, et dont il n’est pas possible de discours autrement que de manière aléatoire et provisoire, ou bien il suffit de le prendre pour ce qu’il est dans nos perceptions, et pour le décrire dans sa réalité, d’appliquer des méthodes appropriées […] La démarche scientifique courante emprunte à la fois à l’idéalisme et au réalisme. » (Javeau 2003 : 16)

sa définition, mais maximale dans sa portée – vers l’universel. Par une

2 Ainsi tous les atomes du tableau périodique des éléments de Mendeleïev n’étaient-ils pas connus lorsqu’il le postula, mais furent découverts (ou synthétisés) par la suite.

elles viennent et où elles vont). Mais comment s’en inspirer, avant même

importante littérature, des conférences, des expositions sous forme de panorama de la production, l’art numérique est esquissé, par tâtonnements successifs. Les discours organisent à l’avance ce cadre idéal dans lequel les prochaines œuvres prendront tout leur sens (pour dire d’où

qu’elles soient produites1 ? Parce qu’elles existent déjà virtuellement et que les classifications prévoient les éléments manquants et devinent

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leurs qualités2 ? Ou parce que la catégorie donne du sens, y compris le sens de lecture de ce sur quoi elle s’applique ? Promontoire pour un point de vue privilégié sur la meilleure perspective : l’art numérique ressemble à quelque chose et on peut lui envisager un avenir. Il n’est pas nécessaire de trop creuser la catégorie pour vérifier sur quel contenu elle se base. Si l’on parle de « l’art numérique » – non pas un individu isolé mais plusieurs théoriciens, artistes, critiques d’art, journalistes, etc. – c’est qu’il existe des œuvres qui y ressortissent. Elles peuvent être imparfaites, non abouties, elles ne sont peut-être pas encore créées, mais il est facile de les supposer et d’expliquer comment elles 1 Déterminer les catégories à l’intérieur d’un art permet de faire un pas vers la définition de cet art – et de l’art en général. « IDEA s’attache à toute forme de création artistique liée aux nouvelles technologies et à l’art électronique. Les différentes activités répertoriées sont les suivantes : Vidéo : bandes, installations, sculptures Holographie Laser-Lumière Art visuel informatique : infographie, image fixe, installation, etc… Toute forme d’art utilisant l’ordinateur pour des créations visuelles Animation : animation par ordinateur, 2D ou 3D Art interactif, réalité virtuelle Hypermédia : œuvres reposant sur des hyperliens, sur une navigation hypertextuelle - CD-ROM, certaines œuvres sur Internet Biologie - Vie artificielle Musique électronique : musique électroacoustique, électronique, informatique Œuvres sonores : musiques nouvelles et expérimentales, sculptures, installations et espaces sonores, poésie sonore, audio art Performance : théâtre, danse, spectacle Communication : slow-scan, téléphone, fax, satellite, presse / média de masse, réseaux électroniques, œuvres sur Internet Sky-Art - Art spatial Ecriture : Travaux littéraires (poésie, fiction hypertextuelle, nouvelle, etc…) par ordinateur Divers - Nouvelles directions : artistes ou institutions travaillant dans plusieurs domaines ou dans des formes en émergence ne pouvant donner lieu à une catégorie indépendante ».

devraient être. Avant même que cette dénomination existe, Frank Popper avait recensé tout ce qui relevait de l’emploi des nouvelles technologies dans l’art : art optique, art informatique, art holographique devenaient une réalité dès lors que cet expert reconnu y faisait référence1. Et cette recension de techniques et de pratiques associées, réunies dans un ouvrage, témoignait de l’émergence d’une nouvelle forme d’art, « à l’âge électronique ». Ainsi, le classement de l’art numérique en pratiques technologiques s’explique-t-il par le découpage du domaine en sous-catégories, plus distinctives et malléables ; l’approche de l’outil paraissait plus neutre et plus rigoureuse que la formulation de thématiques – qui auraient autorisé l’affiliation d’œuvres ne relevant pas de l’art numérique. Les contraintes des discours étant plus tranchées que celles d’œuvres hétérogènes, le plan de travail des chercheurs s’est mué en plan d’organisation de leur objet d’étude. La stratégie a été utilisée de nombreuses fois depuis, par E. Couchot et N. Hillaire (L’art numérique, Comment la technologie vient au monde de

l’art), C. Paul (L’art numérique), et d’une manière générale par la plupart

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de ceux qui se donnaient pour mission de faire un état des lieux de l’art numérique. Subdivisée en sous-catégories, la classe générique paraît plus vaste, et, en même temps, homogénéise le champ. Ce qui permet de situer la rupture au niveau plus conceptuel des technologies, les exemples de démarches d’artiste ou d’œuvres invoquées servant surtout à illustrer les catégories auxquelles elles sont affiliées – de même que les exemples que j’invoque, quelles que soient les précautions pour ne pas les ériger abusivement en modèle, prennent sens par rapport à mon discours. Dans un premier temps, il est plus facile d’expliquer que les artistes font de l’art numérique, plutôt qu’ils font de l’art avec du numérique… Avant de dire que l’art est fait avec ou même par le numérique.

SYSTÈME

La meilleure façon de cerner et de comprendre l’art numérique1 passe sans doute par son étude en tant que partie d’un système. Un système en perpétuelle formation, en constante formulation, mais qui a été constitué et finalement pensé en tant que système. Un ensemble plus ambitieux qu’un groupe ou un mouvement artistique, plus durablement marquant qu’une nouvelle tendance. Un « nouveau paradigme » qui a « bouleversé » notre « manière de voir le monde », une « remise en question de ce qui nous entoure », d’où « [d]es changements fondamentaux émergeront » (Kisseleva 1998 : 24)2. Les théoriciens de l’art numérique partagent souvent cette propension 1 Puisque même la définition tautologique – l’art numérique est l’art réalisé avec les techniques numériques – ne fait pas l’unanimité. 2 Et elle ajoute : « Actuellement, la science et l’art cherchent ensemble à élaborer un paradigme nouveau qui serait à même de mieux expliquer l’univers » (Kisseleva 1998 : 24).

à lui associer les pratiques les plus hétéroclites, constituant ainsi un ensemble globalisant aux tendances universalistes. Son pouvoir unificateur tient essentiellement dans sa dénomination qui chapeaute grand nombre d’œuvres non-standard, situées un moment aux marges de l’art contemporain – quand l’usage des nouvelles technologies suscitait des

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commentaires condescendants. Il implique un changement d’échelle ou de mise au point. Plus qu’un nouveau champ de l’art, c’est un monde différent, une nouvelle cartographie qui se dessine à un autre niveau. Le système numérique englobe lui-même plusieurs champs – dont le champ numérique de l’art.

LE SYSTÈME NUMÉRIQUE Il remplace notre environnement analogique classique : l’informatisation produit de l’uniformisation, en transformant tout en signes et en informations, en les filtrant à travers l’outil informatique centralisateur, en assurant l’interopérabilité des données, c’est-à-dire leur conver-

sation, si ce n’est les conversions des unes dans les autres. En touchant graduellement tous les aspects de notre quotidien, le numérique est devenu un système, à l’intérieur duquel les concepts et outils réflexifs circulent.

L’art numérique est autant le précurseur et le modèle qu’une des conséquences du système numérique. C’est un domaine flou, précis selon certaines définitions rapidement dépassées, un art en expansion qui contamine de nombreuses pratiques (photo, vidéo, installation…), d’abord à travers la simulation, en les reproduisant, puis en leur faisant profiter de fonctions intégrées, permettant de traiter les données binaires, quelles qu’elles soient. Cette transversalité des outils et des problématiques qu’ils soulèvent est le principal mode d’unification de pratiques très diverses. Elle permet aussi de fermer le système en le bouclant sur luimême, ce qui doit renforcer la solidarité entre ces différents éléments. « Un système n’est autre chose que la disposition des différentes parties d’un art ou d’une science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement et où les dernières s’expliquent par les premières. » (Condillac, Traité des systèmes, cité par Dagognet 1999 : 291). Une fois installé, le système doit se vérifier, ce qu’il fait suivant des procédures internes dont c’est précisément la finalité. Plutôt qu’une nécessité, c’est une évidence, la doxa du système supposant que celui-ci fonctionne en tant que tel, c’est-à-dire de manière harmonieuse et cohérente. Il se justifie par lui-même, en négligeant ou adaptant tout ce qui

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pourrait le contester. « La force d’un système consiste à pouvoir absorber peu à peu ce qui paraît le démentir. » (Dagognet 1999 : 295) C’est pourquoi il est utile, dans le cadre de la compétition entre mouvements artistiques. Il permet une circularité protectrice, tous les intervenants du mouvement récemment apparu ayant intérêt à sa perpétuation. Ils se supportent les uns les autres, les théories des uns s’appuyant sur les pratiques des autres et vice-versa, l’apparition de critiques et collectionneurs spécialisés complétant le panorama. Le système est pratique de par ses inerties, sa résistance au changement, son autosuffisance. Il offre un cadre rassurant, connu et prévisible. « L’artiste n’est pas le seul à trouver dans le statu quo des avantages que lui ferait perdre une remise en cause des conventions. » (Becker 1988 : 307) Tous les intervenants y trouvent leur compte, la possibilité de s’illustrer sans risque en jouant avec les conventions établies et communément acceptées. Les théoriciens y développent leurs discours d’autant plus facilement que leur position y est assurée, par la reconnaissance de leurs pairs et leur capacité à reconnaître comme légitimes – ou non – les nouveaux prétendants souhaitant intégrer le champ. Ils ont alors une grande latitude pour remplir la mission – qu’ils ont décidé de prendre en charge – d’élaboration du fond théorique nécessaire à la bonne continuation du mouvement. Ils produisent donc « des systèmes qui leur permettent d’opérer et de justifier ces classements tout en définissant les cas auxquels ils s’appliquent. Les critiques utilisent ces systèmes pour formuler des jugements sur des œuvres d’art particulières et pour expliquer ce qui en fait la valeur. Ces jugements déterminent à leur tour les réputations des œuvres et des artistes. » (Becker 1988 : 147) Et la chaîne se poursuit, puisque les esthéticiens s’appuient alors sur ces créations pour justifier puis préciser leurs théories, et les artistes s’en servent à leur tour, etc.

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THÉORIES À L’ŒUVRE Choisir un nom et inventer une discipline n’est pas un acte isolé. Au contraire, cette décision fondatrice n’est que le préalable à la définition de ses caractères distinctifs. Descriptions, commentaires, problématiques, théories sont par la suite élaborées, pour accompagner la production plastique des artistes et en asseoir la légitimité.

UNE RELATION SYMBIOTIQUE

S’ils semblent se greffer sur les œuvres1, les discours ne sont pas accessoires. Au contraire, ils entretiennent avec elles une relation symbiotique. Ils les accompagnent depuis le début, soit que l’artiste lui-même ait construit une argumentation pour expliquer (justifier ?) son travail, soit, plus fréquemment, que sa production ait endossé sa valeur d’œuvre grâce à l’attention portée par un théoricien, esthéticien, critique d’art, etc. Dans tous les cas, elle est l’objet d’une interprétation, ce qui, pour Danto, est un signe de l’œuvre. On pourrait même dire, avec Nathalie Heinich, que c’est un passage obligé pour prétendre à ce statut, la production du discours sur l’œuvre étant ce qui la produit en tant que telle, 1 Et parfois même les parasiter, si l’on considère que toutes les réponses aux questions que pose l’œuvre – s’il y en a – sont à chercher précisément dans l’œuvre et non pas dans un méta-discours pompeux.

c’est-à-dire dans son actualisation publique. « Aussi faut-il entendre “interprétation” au double sens du terme : “interpréter” une œuvre d’art contemporain n’est pas seulement, pour un critique, l’expliquer, mais c’est aussi l’exécuter, comme on le dit d’une œuvre musicale […] » (Heinich 1998 : 324)

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La comparaison avec le domaine musical est féconde. À l’instar d’un compositeur qui confierait sa partition à un interprète pour en apprécier la qualité, l’artiste laisse – il n’a pas le choix – les théoriciens jouer les problématiques de l’œuvre et en vérifier la pertinence. Dans tous les cas l’œuvre a une existence propre – à la fois détachée de l’interprète et même de son créateur – mais a aussi besoin de cette relation au public pour être investie de sa valeur d’œuvre, pour être consacrée1. Elle devient doublement publique : non seulement parce qu’elle est accessible à un plus grand nombre, mais aussi parce qu’elle est investie, reprise à son compte, par quelqu’un d’autre que son créateur – plus simplement, parce qu’elle rentre dans le jeu social. Le passage à l’interprétation peut être comparé à l’actualisation d’une œuvre jusqu’alors virtuelle : l’aventure est risquée, promet accidents, erreurs ou même contresens, mais est nécessaire à son accomplissement.

La relation entre l’œuvre et cette interprétation, et, partant, celle entre l’artiste et l’esthéticien (ou le théoricien, critique, etc.) est une relation de servitude réciproque, mais également d’assistance mutuelle. Un commentaire est plus ou moins juste ou pertinent, l’œuvre est valorisée parce qu’elle est support à un commentaire – de la même manière qu’un morceau de musique est valorisé dès lors qu’il est joué, même mal. En retour, celui-ci (ainsi que son auteur) est légitimé par la qualité et la renommée de l’œuvre à laquelle il s’applique. Bien sûr, cette relation d’interdépendance est à double tranchant : un artiste n’a pas intérêt à être 1 C’est ce que Nathalie Heinich appelle le « triple jeu » : « Il ne s’agit pas d’un jeu à deux entre les propositions des artistes et les publics, l’œuvre et le récepteur, comme on le croit souvent, mais d’un jeu à trois, entre les propositions artistiques, la réception par le public et le travail des intermédiaires, qui tout aussi importants que les deux premiers pôles. » (Heinich 2006 : 51)

adoubé par celui qu’il estime être un « tocard » ou un « snob élitiste », autant qu’un morceau de musique peut être dévalué s’il n’est pas joué dans le contexte adéquat, trop grand public ou trop branché – tout cela dépend bien sûr du positionnement de l’artiste, du monde dans lequel il

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souhaite trouver sa place1. S’il n’y a pas de critique sans objet à critiquer, l’inverse est également vrai. L’œuvre d’art n’est aujourd’hui qu’un élément, au cœur d’un système ou monde de l’art. La conception romantique d’une création autonome, qui s’impose d’elle-même, expression du poète comme démiurge, cette vision n’est plus de mise. La critique est nécessaire, pour expliquer l’œuvre, pour en faire la publicité – la rendre publique et la promouvoir – et, plus simplement, parce qu’elle n’accède à ce statut artistique que lorsque qu’elle est reconnue en tant que telle, c’est-à-dire, quand elle est parée des attributs culturellement établis comme étant ceux de l’art. La force et l’intelligence de la critique contemporaine est de s’être muée en théories. Nous ne vivons plus le début de l’époque moderne, quand il était encore nécessaire d’affirmer que les peintures impressionnistes, fauves, cubistes ou abstraites, étaient des prétendantes valables au 1 C’est alors que l’œuvre semble mener sa vie, une circonstance sociale la faisant passer de « ringarde » à « hype » sans qu’elle n’y puisse mais : voir notamment les modes des films de série B et des chansons de variété des années 1980 devenues branchées grâce à un salutaire second degré. 2 À partir du moment où on choisit le paradigme « contemporain » plutôt que « moderne ». Voir infra p. 403. 3 Dont un article publié sur le site de l’université du Québec Trois-Rivières : http://www.uqtr.uquebec.ca/AE/Vol_14/ modernism/Theriault.htm. 4 Sa découverte occasionna un choc dont l’onde se propage dans toute son œuvre. On peut même penser, comme Dominique Chateau, que cette œuvre l’obnubile.

statut d’œuvre d’art. Depuis que le « coup de force » du ready-made a été entériné par le monde de l’art, la question de la reconnaissance en tant qu’œuvre ne se pose plus2. CE QUI FAIT L’ŒUVRE D’ART Telle est l’approche de Danto, qui considère, selon Mélissa Thériault3, qu’« Une œuvre d’art est un objet qu’on se représente comme ayant une signification particulière. » (Thériault 2008) Et c’est bien cette signification qu’il recherche dans les boîtes de Brillo4, dans l’œuvre elle-même et dans ce qu’elle fait à l’art. Il espère comprendre ce qui la distingue de son modèle et, plus généralement, ce qui fait que l’art est de l’art, alors même qu’il est parfois en tous points identique à la vie. Comment peut-il être toujours plus proche de notre existence en préservant une irréductible différence ? « La différence réside donc ailleurs. Cette différence, nous dit Danto, c’est l’interprétation. » (Thériault 2008) Danto déplace la charge de la preuve : ce n’est pas à l’artiste de l’avancer, mais aux théoriciens,

et aux spectateurs en général, de la reconnaître. Son raisonnement est infaillible si on en accepte les bases, l’interprétation qu’il pose comme un constat. Celle-ci autorise et supporte toutes les conclusions, qu’elle induit et soutient à la fois. Il n’y a qu’à suivre le fil de la pensée, en prenant garde de rester en conformité avec ses prémisses, pour lui donner une apparence de syllogisme. Dès que l’amateur est accepté dans le monde de l’art, quel qu’y soit son rôle, il est supposé se livrer à l’interprétation des œuvres – ce pourrait d’ailleurs être le privilège et le signe d’appartenance à ce milieu, puisque le raisonnement se boucle : « l’interprétation fait l’œuvre d’art dans la mesure où c’est l’action d’un agent qui permet le passage d’objet ordinaire à œuvre d’art, en raison notamment de son caractère intentionnel. » (Thériault 2008)

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Au lieu de suivre un circuit officialisé de la consécration, l’œuvre est implicitement intégrée dans l’art en étant traitée comme une œuvre d’art, c’est-à-dire, interprétée, et cela par les acteurs de l’art investis de cette fonction – qui

assoient leur pouvoir par cet acte de consécration. L’interprétation est l’institution. « Bref, pour Danto, tout peut maintenant être de l’art, comme le voulait l’adage de Warhol, à condition qu’on puisse l’interpréter comme tel (Danto, 1996, p.17). » (Thériault 2008)

Nathalie Heinich va même plus loin : « Ce que l’interprétation fait à l’œuvre d’art contemporain, c’est donc, avant tout, une forclusion de l’évaluation : chercher la signification, c’est déjà estimer résolue, et donc révolue, la question de l’intérêt, puisqu’il n’y aurait aucun sens à déployer les significations d’une œuvre qui n’aurait aucune valeur. » (1998 : 322) Les théoriciens étudiant l’art numérique montrent, simplement à travers l’intérêt qu’il lui porte, que cet art existe et qu’il mérite qu’on lui prête attention. Leur travail de promotion est d’autant plus efficace aujourd’hui qu’ils ne cherchent plus à le défendre contre les procès en nullité. Cette revendication s’avérait peu efficace et inutile, l’art numérique n’ayant besoin, pour être une réalité, que d’être apprécié en tant que tel, décrit, étudié, commenté. Cela permet d’éluder un problème insolvable – comment prouver que les technologies numériques peuvent créer de l’art, alors qu’on ne sait pas définir ce qu’est l’art ni même quelles en sont les qualités ? – pour en faire la promotion sans attendre. « L’interprétation, en d’autres termes, est performative, et doublement : non contente de donner du sens, elle confère aussi de la valeur. » (Heinich 1998 : 322) PROFONDEUR HISTORIQUE Depuis trois décennies qu’il a été élevé au statut de pratique à part entière1, parce qu’il a fait l’objet de polémiques, parce qu’il a été défendu et critiqué (le plus souvent dans cet ordre) et finalement commenté, l’art numérique a désormais une histoire. Il a laissé des traces dans les marges et maintenant est installé au milieu du monde de l’art.

La catégorie « art numérique » existe et peut être étudiée à travers ses différences revendiquées avec les autres mouvances contemporaines ou, plus simplement, à travers ses problématiques exposées par les théories. Ou encore, si on le souhaite, par le biais des démarches individuelles des artistes qui y sont affiliés – sans qu’ils n’aient toujours leur mot à dire.

1 Dans les ouvrages de Frank Popper (Art, action et participation, 1975) et d’Abrahm Moles (Art et ordinateur, 1971), entre autres, et avec l’organisation d’expositions aux objectifs démonstratifs et didactiques.

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DÉFINIR POUR FAIRE EXISTER « Faire connaître et reconnaître, en tant qu’art à part entière et dans toute son originalité, l’art numérique » (Couchot 2004). Telle est la mission que se sont assignée Norbert Hillaire et Edmond Couchot, en publiant en 2003, L’art numéri-

que, Comment la technologie vient au monde de l’art. Ils participent à une démarche de communication et de vulgarisation engagée en France et ailleurs1. Edmond Couchot lui-même avait déjà publié deux livres avec ce même objectif, de publicité de l’art qui lui tient à cœur, qu’il décrit, commente, enseigne, pratique. Si l’art numérique n’était pas reconnu en 1988 (Images, de l’optique au numérique), il semble qu’il le soit plus aujourd’hui. Du moins s’est-il fait un nom, si ce n’est une réputation. Même si l’on peut déplorer qu’il ne soit pas apprécié à sa juste valeur, il existe officiellement, par la grâce de sa dénomination, parce que des critiques et des théoriciens en ont parlé et l’ont défendu. Bien que leurs raisonnement et arguments aient leur importance, c’est surtout leur conviction qui compte. Pour rendre public et promouvoir l’art numérique, ils cherchent la matière qui s’y prête et préparent le public à recevoir la communication qui lui est proposée. Celui-ci n’a pas à se prononcer sur ce qui lui est montré, il suffit qu’il y accorde un minimum d’attention ; l’art numérique sera reconnu s’il est considéré – de préférence par quelques acteurs déterminants.

L’essentiel reste que ce nouvel art suscite « une écriture nouvelle, en train de se 1 Jean-Pierre Balpe, Jean-Louis Boissier, Scott Fisher, Lev Manovich, José-Carlos Mariátegui, Frank Popper, Philippe Quéau, etc., de Paris à Lima en passant par Los Angeles, quelques noms et lieus choisis au hasard parmi une multitude de possibles.

constituer » (Couchot & Hillaire 2003 : 62), bien qu’il soit malaisé de la définir ou de la décrire, et qu’on ne sache pas bien quand elle prendra une forme convaincante, si cela se produit ! Mais ne soyons pas techno-pessimiste comme tous ces réactionnaires qui entravent le progrès ! Une telle

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résistance serait vaine, car après avoir été précurseur en télématique (avec le minitel) mais réfractaire envers Internet, on peut faire le « constat du retour de la France dans le domaine des technologies de l’information et de la communication » (Couchot & Hillaire 2003 : 126). Gageons que cela provoquera l’adhésion des foules – qui déjà se ruent sur les sites accueillant les plus belles vidéo ou photos comme Youtube ou Flickr1. Avec emphase : « Oui, bientôt, l’art à la portée de tous ! » Certes, tout cela est encore un peu flou. Les belles intentions sont souvent contredites par un ensemble de productions médiocres, ou cantonnées à des sites aussi confidentiels que des galeries d’avant-garde, essentiellement visités par les mêmes amateurs éclairés invités aux vernissages2. Le rapport que nous entretenons avec les technologies reflète notre époque (à moins que ce ne soit l’inverse) : nous consommons les nouveautés, nouveaux objets, nouveaux services, nouvelles pratiques, dans un zapping perpétuel nous faisant passer d’une mode à l’autre, suivant les tendances pour vivre dans notre temps, maîtriser les codes, ne pas être à la traîne, comprendre les références et participer aux conversations, par effet de groupe ou simplement par réflexe. Ce sont des usages, des habitudes qui se forment, se fixent, s’effacent, des routines ou des petites ritournelles (Deleuze & Guattari), qui tournent et 1 Après une recherche consciencieuse et obstinée, il est possible d’y dénicher quelques œuvres originales et de qualité… Mais après avoir observé combien d’exercices de style narcissiques !

retournent dans nos têtes dans nos vies, qui nous sont serinées à travers de grands canaux de communication. Quelle est leur origine, qu’estce qui a enclenché la rengaine perpétuelle ? Un effet de « buzz » issu

2 Sauf lorsqu’en fait écho un journal culturel – qui ne s’adresse, finalement, qu’à d’occasionnels habitués, déjà sensibilisés à l’art contemporain…

d’une coïncidence plus ou moins orchestrée ? Comment savoir ? L’air

3 Liste non exhaustive qui sera obsolète quand ce texte sera imprimé.

visitons Google™, DailyMotion™, PicasaWeb™, SecondLife™, MySpace™,

trotte dans nos têtes comme une chanson de variété passant en boucle à la radio, dans les bars et boites de nuit, dans les supermarchés, et nous

Facebook™, Twitter™…3

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« Réalisation d’un art fondé notamment sur une forme de “participation” du public, auquel le réseau, contrairement aux médias qui l’ont précédé, ouvre des perspectives réelles. » (Couchot & Hillaire 2003 : 73) Les portes nous sont ouvertes, pour apporter notre contribution à un art d’avant-garde ! Si les tentatives de Fluxus, du GRAV, des artistes idéalistes des années 1960 étaient vouées à l’échec, c’était à cause de l’inertie des moyens de diffusion traditionnels. Aujourd’hui Internet a changé la donne, pour peu qu’on connaisse les adresses des sites artistiques valables et qu’on accepte de se prêter au jeu… On s’émerveille alors d’envoyer une image de faible résolution et de la voir apparaître grossièrement pixelisée sur une des façades de la très grande bibliothèque pendant la Nuit blanche. « C’est quand même autre chose que d’avoir son quart d’heure de gloire à la télévision » et tant pis si l’on est pas crédité puisque « la coauctorialité interactive propre à l’art numérique » (Couchot & Hillaire 2003 : 167) remet en cause la nécessité de l’attribution. Il n’empêche que les artistes numériques continuent à exposer, sont invités à des festivals et commentés dans les revues d’art ou des ouvrages inspirés. Mais on est prié de croire que l’évolution est en marche, 40 ans après l’expérience éphémère de l’Atelier populaire pendant les événements de 1968. Nous le répétons, bientôt l’art numérique pour tous ! Pardon, il paraît qu’il est déjà là, vous ne l’avez toujours pas remarqué ? « Le “bottom-up” est un modèle d’organisation fondé sur les processus ascendants du bas vers le haut qui caractériserait les nouveaux médias et les réseaux. Il s’opposerait au modèle antérieur qui fonctionnerait du haut vers le bas (“top-down”) et qui caractériserait plutôt le système des anciens médias, “pyramidaux” et centralisés. » (Couchot & Hillaire 2003 : 197) L’intention paraît très louable, difficile de s’y opposer. À tempérer l’enthousiasme – si l’on considère que les changements ne sont pas si manifestes – on risque de passer pour un rétrograde corporatiste craignant de perdre ses privilèges et sa position d’autorité. L’idée d’un art comme

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pratique de tous vers tous est intéressante en ce qu’elle transforme la conception courante que l’on s’en fait et l’expérience habituelle que l’on en a. EXPLICITER LES QUALITÉS DE L’ŒUVRE Vanter l’interactivité d’une œuvre, parler de son interface qui permet au spectateur de « naviguer librement » (Couchot & Hillaire 2003 : 48, parlant de Configuring the Cave de Jeffrey Shaw) n’est pas prétendre et encore moins expliquer à quel point l’accès à l’œuvre est vraiment novateur. Comment décrire cela, comment expliquer ce qu’implique la manipulation d’un mannequin taille humaine qui déclenche des projections d’images sur toutes les faces de la pièce au milieu de laquelle il trône, peut-on dire avec des mots ce que cela met en jeu ? Peut-être le lan-

gage est-il déficient, insuffisant pour analyser cet engagement ? Ou peut-être est-ce avant tout une question de conviction, une croyance mise dans des mots imprécis et généralistes, qui nous feraient presque imaginer quelque chose, oui ça serait bien que tout le monde puisse créer, exposer, publier… Mais quant à savoir ce qu’il adviendrait de la diffusion, de la production, de la consommation : des questions vagues également, des critiques aussi infondées que les déclarations enthousiastes de certains théoriciens – sur quoi se baser ?

Le concept est libéré de sa mise en œuvre, le premier qualifiant la seconde plutôt que l’inverse. Inscrites dans le progrès, en constant perfectionnement, éternellement prometteuses, les nouvelles technologies, numériques et autres, sont prévues et annoncées avant d’être effectivement opérationnelles et fiables. Elles existent virtuellement avant d’être actuellement utilisées : elles sont présentes dans les discours des partisans de l’art numérique, qui appellent de leurs vœux les révolutions qu’elles sont censées déclencher.

CONVICTIONS ET CROYANCES

La réalité de l’art numérique n’est pas la synthèse des rencontres des spectateurs avec les différentes œuvres, elle est construite par les discours – notamment en ce qu’ils préconisent les attitudes à avoir face à elles pour profiter des problématiques qui leur sont associées. Les sentiments esthétiques sont individuels et localisés dans le temps et l’espace. S’ils ne sont pas ceux d’un acteur reconnu et influent du milieu de l’art,

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ils n’ont pas d’effet sur l’idée de l’art numérique, qui est élaboré par ceux qui s’y intéressent le plus et la défendent. Même critiquée ou dévalorisée par des défenseurs d’un art contemporain libéré des contraintes techniques, elle reste porteuse de questions pertinentes – quoique souvent des reformulations de préoccupations artistiques historiques. L’art numérique est riche des virtualités dont le chargent les discours.

« […] parler d’œuvre interactive pose la contradiction apparente d’un auteur et d’un spectateur […], d’un auteur et d’un lecteur qui se disputeraient l’acte décisif d’une création » (Boissier, catalogue exposition à la Villette, 1988). Une contradiction qui n’a pas à être résolue, car elle nourrit l’art numérique en questionnements productifs et participe à son image. Boissier peut ainsi commenter son œuvre Le bus : « certes, originellement, l’art a toujours été constitué de la libre interaction de l’œuvre et de son observateur. Toutefois, dans cet appel à l’interactivité souffle un esprit de rébellion contre la vision autoritaire et insistante qu’imposait dans le passé l’œuvre d’art traditionnelle. » (Boissier 1991 : 54) L’œuvre est surtout un relais pour alimenter ces espoirs placés dans un art prétendument novateur ou même révolutionnaire, ce que plusieurs indices tendent à prouver. « Le Web introduit en effet un mode de communication différent, caractérisé par un type de liaison capable de mettre en contact, en temps réel, un certain nombre d’Internautes entre eux. » (Couchot & Hillaire 2003 : 63) Prise au pied de la lettre, cette affirmation ne semble pas devoir bouleverser le cours de l’art : après tout, une simple conversation fait intervenir plusieurs personnes, sans même qu’il soit nécessaire de posséder un ordinateur ou un téléphone portable connecté au réseau, et un outil de conférence pour autoriser de multiples voix ! Le Web ne parviendrait qu’à reproduire de manière compliquée et souvent imparfaite, ce que nous faisons dans le quotidien sans même y penser.

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Mais ce serait une vision trop pragmatique, qui nierait le bonus en mythe qu’apportent les nouvelles technologies, par l’entremise des théories qui le soutiennent. À quoi bon vérifier l’effectivité de l’interactivité, puisqu’on nous dit, et depuis longtemps, que c’est une des caractéristiques fondamentales de ce nouvel art en (longue) gestation ? Frank Popper l’affirmait déjà en 1993, dans L’art à l’âge électronique : « […] après la phase ludique, nous atteignons le stade du comportement autonome du spectateur, l’individu et le public deviennent créateurs. » Ce qu’il formulait autrement : « grâce à l’interactivité, le spectateur partage l’expérience de l’artiste, et est encouragé à devenir un participant actif, il est artiste à son tour. » Des affirmations sont propagées par les discours, répétées avec une grande constance au fil du temps par des théoriciens engagés ; elles ont fondé une croyance qui sert de filtre par défaut à l’analyse des œuvres numériques. Parler de leurs qualités probables, possibles, ou simplement prévues, pronostiquées, c’est un moyen de les faire exister : à peine virtuelles, elles sont comme réelles et il n’y a qu’à constater leur impact. En faisant l’impasse sur les preuves de son existence et en se consacrant sur son fonctionnement, on fait exister l’art numérique sans avoir à développer d’argumentaire. En s’interrogeant non pas sur ses problématiques, mais sur les conséquences de leur mise en jeu, on considère comme évident, comme un fait acquis qu’elles existent et qu’elles produisent des effets. Mais de là à définir ce que seraient vraiment – puisqu’il s’agit de faire la vérité sur un art numérique injustement sous-évalué – l’interactivité, le virtuel, la simulation dans les œuvres… Préoccupation accessoire ! Ces mots sont « naturellement » attachés à l’art numérique, y compris par les spectateurs occasionnels qui disposent de ces commentaires tous faits pour palier à leur incrédulité. Pratiques et prêts à l’emploi s’il est besoin de qualifier ce que l’on a de-

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vant soi, s’il faut définir « quels bouleversements profonds et radicaux » (Couchot 2004) sont à l’œuvre.

Les théoriciens présentent leurs réflexions avec pédagogie, les ressassant sans lassitude avec de légères variations, quelles que soient les œuvres présentées et les circonstances d’exposition. Elles s’insinuent d’autant plus facilement dans les imaginaires, qu’elles comportent une part de rêve et d’anticipation, qui relativise les limitations et erreurs du moment et promet leur arrangement prochain grâce aux merveilles du progrès. Elles se développent de manière relativement autonome, suivant une logique qui résout les contradictions en les excluant du champ de recherche. Ces raisonnements sont d’autant plus imparables qu’ils ne s’accompagnent pas de justifications superflues : non pas qu’ils soient erronés ou détachés de toute réalité, mais ils se sont construits essentiellement avant que n’existent les œuvres que les théoriciens appelaient de leurs vœux, alors que celles qui pouvaient être analysées étaient contraintes dans leur ambition par les limites de la technologie. « L’art numérique est un art-concept, non un art conceptuel qui s’envisage d’abord par le biais du discours qu’il porte, mais un art reposant sur l’analyse conceptuelle des systèmes de signes qu’il propose comme objets. » (Balpe 2000 : 21) Ces « systèmes de signes » ont été dessinés par l’accumulation et l’enchevêtrement des discours des théoriciens. Ceux-ci portent sur l’idée de l’art numérique, sur ses qualités idéales, plutôt que sur des œuvres trop virtuelles pour être honnêtes. Les signes qui structurent cet ensemble nommé « art numérique » sont destinés à la théorie autant qu’ils en sont issus. Ils ont une existence autonome, due à leur primauté sur la pratique plastique utilisant les outils numériques. L’art numérique n’est pas un art conceptuel, il est en tant qu’art un concept. Il tire son homogé-

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néité et sa différenciation, non pas des pratiques qui y prospèrent, mais des théories qui les chapeautent – qui s’y originent visiblement, mais prospèrent suivant des logiques plus conceptuelles que plastiques. « Nombre de “débats d’idées” sont moins irréalistes qu’il ne paraît si l’on sait le degré auquel on peut modifier la réalité sociale en modifiant la représentation que s’en font les agents. » (Bourdieu 2001 : 188) Les concepts, théories et problématiques de l’art numérique ont été relayés par différents acteurs de l’art jusqu’à devenir une réalité1. La répétition et la banalisation des discours a fait naître l’évidence de l’art numérique, la croyance faisant office de preuve. L’objectivité et la rigueur dans l’énonciation des théories pourrait être principalement un moyen de les rendre crédibles – y compris pour celui qui les expose – afin qu’elles soient acceptées, et par cette démonstration de croyance, qu’elles prennent réalité – c’est-à-dire, qu’elles deviennent efficaces.

1 Chaque mois, de nouveaux ouvrages sont publiés ; proposant des tours d’horizon des pratiques et problématiques attachées à l’art numérique ; résumant son histoire ; imaginant son évolution possible. Ils rejoignent les étagères des bibliothèques publiques et privées, sont l’objet d’articles dans la presse spécialisée, celle-ci mentionnant également les expositions numériques, en faisant des comptes rendus, à l’occasion. Dans le magazine Art Press, la tâche est souvent confiée à Annick Bureaud (qui occupe une position importante dans le milieu de l’art numérique) mais d’autres critiques en parlent fréquemment (notamment Dominique Baqué ou Christophe Kihm). De nombreux événements sont organisés pour la promotion de cet art, en permettant au plus grand nombre d’y avoir accès (à travers des manifestations telles que Villette Numérique).

« Regere fines, l’acte qui consiste à “tracer en lignes droites les frontières”, à séparer “l’intérieur et l’extérieur, le royaume du sacré et le royaume du profane, le territoire national et le territoire étranger”, est un acte religieux accompli par le personnage investi de la plus haute autorité, le rex, chargé de regere sacra, de fixer les règles qui produisent à l’existence ce qu’elles édictent, de parler avec autorité, de pré-dire au sens d’appeler à l’être, par un dire exécutoire, ce que l’on dit, de faire advenir l’avenir que l’on énonce. » (Bourdieu 2001 : 283) Si l’on reprend cette comparaison entre l’art et la religion – également développée par Nathalie Heinich –, on pourrait dire que le théoricien endosse un rôle de prophète. Porte-parole auto-désigné d’un groupe inaccessible – « les artistes » pour le public, « le public » pour les artistes – il produit des exégèses au profit du plus grand nombre. Partenaire privilégié des artistes, il fournit des grilles d’interprétation, explications destinées à faire croire en la portée de leurs œuvres. Ou encore, il fournit des arguments permettant aux amateurs d’adopter l’état d’esprit idoine. Les théoriciens ne font-ils pas appel à la croyance des spectateurs, afin de

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faire accepter des processus ou problématiques, qui, en l’état actuel des technologies, restent des espoirs invérifiables ?

1 Et il me semble qu’il en va de même de l’art numérique en général. 2 Qui n’avaient pas encore pris la place qu’elles ont aujourd’hui, notamment en France qui rattrapait graduellement son « retard ». « L’ambitieuse volonté d’une communication universelle est contrecarrée par la réalité. Le public attendu, innombrable, multi et transculturel, reste encore un public de spécialistes très liés au monde de l’art et très identifiables socialement » (Couchot & Hillaire 2003 : 79). Lire plus loin les mythes attachés au « progrès ». 3 Avec laquelle elle tend d’ailleurs à fusionner : c’est la fameuse « convergence numérique ». Aujourd’hui, au lieu de courir autour du dernier épisode de telle série à la mode, ou du dernier candidat éliminé par telle émission de téléréalité, la conversation s’oriente souvent sur le nouveau groupe Pop émergent sur Myspace, ou sur telle vidéo visible sur YouTube – depuis la campagne présidentielle de 2007, la politique française a ainsi été animée par des séquences vidéo placées en ligne. 4 Dans Art Press n°316 (octobre 2005, p. 80), Paul Ardenne éreinte la prétention du concept introduit par l’exposition Translation au Palais de Tokyo (23 / 06 - 18 / 09 / 05) : « […] on s’autorisera à douter de leur statement. “Altermodernisme” ? S’agissant de Translation, assurément, c’est un mot bien trop grand pour désigner un simple sampling, dans la lignée des techniques d’appropriation (Duchamp, déjà…) et, traçant depuis un bon quart de siècle, de la culture techno, qui prolifère comme l’on sait par l’emprunt, le mix, et l’esthétique de contamination. Rien donc de nouveau sous le soleil, et surtout pas, hélas !, cet impénitent et très marketing désir de conceptualiser au risque de la tromperie sur la marchandise (étiquette de type attrape-gogos), en plus de laisser complaisamment accroire que l’on fonde rien moins qu’une nouvelle pratique, comme on fonderait une religion. »

CLASSEMENT EXOTIQUE Mais, pour profiter de cette expérience, si ce n’est mystique, du moins largement irrationnelle, encore faut-il adhérer aux théories et ne pas contester les présupposés qui les sous-tendent, encore faut-il porter le regard là où elles nous invitent à le faire, dans les mondes où elles se tiennent et où elles proposent une vision intéressante. Edmond Couchot et Norbert Hillaire, comme d’autres théoriciens, admettent qu’« en l’état actuel de la technique, mais aussi de la maîtrise artistique de cette technique, le Web semble promettre plus qu’il ne tient » (Couchot & Hillaire 2003 : 79)1. Les auteurs demandent encore de la patience à leurs lecteurs, de la bonne volonté et un minimum de confiance, pour bien vouloir se prêter au jeu et croire, au moins un peu, en leur bonne parole de connaisseurs avérés de l’art numérique. Au moment de la rédaction de leur ouvrage à quatre mains, au début des années 2000, il fallait sans doute encore soutenir le développement des nouvelles technologies2. Cependant, le Web a poursuivi son essor et, en quelques années, de nouveaux usages se sont imposés, au point que chez certaines classes d’âge, notamment les jeunes, l’influence d’Internet rivalise avec celle de la télévision3. Cela ne signifie pourtant pas que la révolution ait eu lieu telle qu’annoncée : elle est sans doute différente des pronostics – peut-on imaginer comment se déroule une révolution, ne doit-on pas la mener

soi-même complètement pour en constater les résultats ? Peut-être vivons-nous plutôt un glissement de grande ampleur, une évolution dont les germes étaient depuis longtemps en formation au cœur de la mondialisation. Les grandes prétentions qui lui sont associées (interactivité, proximité, création par et pour tous…) participent de la propagande et du marketing : vendre un changement déjà programmé, pour permettre les retours sur investissements engagés par les principaux moteurs de notre économie mondiale – les entreprises commercialisant les nouvelles technologies, créatrices majeures de valorisation boursière… avant la crise de 20082009 ! Certains théoriciens devraient prendre garde à ne pas trop se laisser entraîner par leur enthousiasme et à modérer leur propos. L’art numérique n’a peut-être pas besoin d’être révolutionnaire pour être reconnu. Exiger que lui soit réservée une place excessivement prestigieuse risque de le desservir, en provoquant des réactions épidermiques, s’attaquant plus aux discours qu’aux œuvres – qui en pâtiraient pourtant par ricochet4. On peut bien croire à l’art numérique, ce peut même être une religion, mais il ne faut pas que cela se sache ou se dise, sans quoi le discours le soutenant se trouverait remis en cause jusqu’à ses fondements, et la valeur des œuvres s’en trouverait rabaissée…

LA MISSION DE L’ESTHÉTICIEN EXPÉRIMENTAL

« Disséminée dans la réalité du monde, l’œuvre bute sur les limites que celle-ci lui impose. Elle devient aussi plus difficile à identifier. C’est alors qu’intervient le commentaire, aide nécessaire à cette identification. L’art se livre aux discours. » (Millet 1997 : 108) Dans un petit ouvrage de vulgarisation de l’art contemporain, la critique d’art Catherine Millet explique le nouveau rôle dévolu aux, et volontairement endossé par les théoriciens : un rôle d’intermédiaire donnant des

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clés, sinon au grand public, du moins aux prétendants amateurs, pour comprendre un art de plus en plus radical, c’est-à-dire engagé dans des voies et suivant des problématiques qui lui sont propres. Depuis la fin de l’époque moderne et la succession des mouvements dans les années 1960, des figures marquantes accompagnent et soutiennent les artistes. Ce ne sont plus des mécènes ou des galeristes (Kahnweiler) mais des spécialistes de la critique : Clement Greenberg influença durablement les avant-gardes états-uniennes après-guerre ; Lucy Lippard favorisa l’apparition de l’art conceptuel ; Pierre Restany, avec ses écrits, marqua le paysage artistique français de la seconde moitié du XXe siècle, et fut le théoricien du nouveau-réalisme.

En 1966, dans le premier numéro de la revue Sciences de l’art, Abraham Moles publie un article en forme de manifeste : L’esthétique expérimen-

tale dans la nouvelle société de consommation. Il y constate un glissement de l’art vers des « situations artistiques », que l’artiste met en place sans plus se confronter à la matière. Sa préoccupation est de proposer de la nouveauté à l’appétit de consommation du public. Le théoricien endossant un rôle d’intermédiaire, se donnant pour mission de valoriser cette nouveauté. Au contraire des figures historiques ou contemporaines du critique qui suivaient, amplifiaient (Clement Greenberg), ou canalisaient (Lucy Lippard) une tendance artistique dont il pressentait l’apparition et la pertinence, Moles décrit un acteur du monde de l’art au rôle moteur, dont la responsabilité prospective est la conséquence des transformations artistiques. Il dessine le visage du théoricien de l’art contemporain… et de l’art numérique. L’esthéticien est présenté comme « médiateur », vulgarisateur, commentateur, communicant, présentant, promouvant des situations artistiques

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qu’il a inspirées et que l’artiste a structurées par un ensemble de règles – qui peuvent aussi bien être perçues comme l’illustration des réflexions de l’esthéticien. C’est un précurseur au rôle créatif essentiel, qui est à la fois à l’origine de ce qui fait advenir l’œuvre, et à la conclusion de sa transmission, grâce à sa maîtrise des processus de communication. « Au lieu de parler a posteriori de ce que les autres ont fait, il dégage et définit, non plus les règles de la beauté transcendante, mais celles de la réception du message et de sa perception par la masse consommatrice. » (Moles 65 : 25) L’inversion de l’ordre des interventions est important, l’esthéticien avant l’artiste, car il signifie aussi celui de la préséance et induit l’attribution de l’œuvre. La reconnaissance de sa paternité est la conséquence d’un acte volontaire, déclaratif, qui rend public un acte intime : la création. L’esthéticien, même s’il ne produit – ne fabrique – pas lui-même l’œuvre, s’en fait le père par avance : il la préempte. Il s’octroie le droit de commenter les futures créations qui relèvent – selon lui – de ses idées, qui se réfèrent à l’idéal d’œuvre qu’il avait imaginé. Il endosse naturellement la responsabilité de porte-parole : question de préséance et de qualification. Lui qui sait s’exprimer le fait au nom de tous les artistes, passés, actuels et à venir. Il tire sa légitimité de ceux qui produisent l’art, sans avoir à les consulter directement : son exposition médiatique complète, dépasse et parfois se substitue à celle des artistes. Son autorité n’en est pas moins forte et cela lui laisse plus de liberté. Il peut s’appuyer à loisir sur un groupe invisible1 à qui il prête ses propres propos. Il est le seul à y avoir accès et jouit de ce privilège pour asseoir sa position d’intermédiaire. Non seulement le public doit passer par lui pour accé1 Il a d’autant plus de facilité à tenir ce rôle de porte-parole que l’art qu’il défend est peu exposé, que ce soit par manque de reconnaissance ou à cause de difficultés techniques et économiques.

der aux œuvres, mais encore les artistes sont dépendants de ses dispositions à adouber leurs productions afin que celles-ci soient diffusées et valorisées. Les uns comme les autres sont contraints de s’en remettre à

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cet intermédiaire ambivalent, qui prétend se tenir sur la réserve pour se mettre dans la peau des uns et des autres, mais qui, à travers ce retrait même, rend sa présence d’autant plus centrale et marquante1.

L’échange de reconnaissance entre l’artiste et l’esthéticien est déséquilibré et penche en faveur de ce dernier : puisque c’est essentiellement lui qui formalise, oriente et indique la voie à suivre2. Dans le cadre flou 1 « C’est ce que j’appellerai l’effet d’oracle, grâce auquel le porte-parole fait parler le groupe au nom duquel il parle, parlant ainsi avec toute l’autorité de cet absent insaisissable, que l’on voit le mieux la fonction de l’humilité sacerdotale : c’est en s’annulant complètement au profit du Dieu ou du Peuple, que le sacerdoce se fait Dieu ou Peuple. » (Bourdieu 2001 : 269)

d’un art numérique non seulement extensible – comme l’art en général – mais également inabouti – quand ce sont généralement les œuvres abouties qui provoquent une remise en cause de l’ontologie artistique –, les artistes sont particulièrement dépendants du bon vouloir des esthéticiens.

2 C’est du moins ce que Moles préconisait dans sa description du rôle de l’esthéticien expérimental. « L’esthéticien, autrefois philosophe de la transcendance, qui déposait des fleurs de la pensée sur les résultats de la lutte de l’artiste avec la matière, se trouve changer de rôle. Il est désormais à la croisée des chemins : il est fonction essentielle du monde de l’art. Au lieu de parler a posteriori de ce que les autres ont fait, il dégage et définit, non plus les règles de la beauté transcendante, mais celles de la réception du message et de sa perception par la masse consommatrice. Il pose clairement les termes : “si vous voulez que votre message passe, alors il faut suivre telle ou telle règle” (de statistique informationnelle). Il exerce aussi la fonction théorisante : il établit, à l’usage des médiateurs cet échafaudage de théories qui permettra à ces derniers de faire accéder par la voie sémantique l’individu consommateur au plaisir esthétique, quitte à laisser ensuite les théories pour entrer directement en contact sensuel avec l’œuvre. Enfin, c’est lui qui fournit les algorithmes de pensée par lesquels l’artiste, ouvrier en originalité, construit, moins et plus qu’une œuvre, une méthode pour faire des œuvres et en proposer à titre d’exercices de style un certain nombre de réalisations, laissant aux manipulateurs ou aux disciples le soin d’en tirer toutes les variations susceptibles d’intérêt. » (Moles 65 : 25)

« Car pour faire œuvre, il faut sortir de l’atelier ou de l’écriture solitaire, grâce à la reconnaissance structurée des médiateurs, pour pouvoir entrer dans le champ […] » (Heinich 2002-2 : 71).

3 Mais on verra plus loin que ce cloisonnement a aujourd’hui largement explosé.

défendent. Ils ont recréé une tradition, avec laquelle les artistes doivent

Investis dans de multiples positions – et postes – de l’art numérique, les esthéticiens sont en mesure de mettre en jeu, et en œuvre, leurs pouvoirs discriminants : ils attribuent places et rôles dans ce monde spécialisé qu’ils ont en grande partie bâti, à une distance raisonnable de l’art contemporain. Les artistes qui déploient leur pratique dans ce circuit parallèle auront probablement des difficultés à rejoindre le courant principal, tant les esthéticiens ont théorisé la rupture entre ces mondes3. En tant qu’esthéticiens expérimentaux, les théoriciens de l’art numérique jouent leur rôle d’« artist makers » (Bourdieu 1992 : 196), en modulant l’accès à la médiation suivant les critères ontologiques de l’art qu’ils

composer ; elle n’est peut-être pas aussi contraignante que ses antécé-

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dents académiques, mais s’impose légitimement dans le discours cohérent et justifié, à l’arbitraire dissimulé derrière les apparences de syllogisme1. Les esthéticiens délimitent un cadre et les conditions de l’art numérique, ils contribuent à le former et à le faire exister. « La médiation contribue parfois à la production même des œuvres lorsque les procédures d’accréditation (expositions, publications, commentaires) font partie intégrante de la proposition artistique […] » (Heinich 2002-2 : 66) La réalité de l’art numérique en tant qu’« art numérique » réside d’abord 1 Ici se rejoue la collaboration  /  concurrence constatée par Bourdieu lors de la naissance de l’avant-garde en France, alors que la solidarité entre critiques et artistes cachait parfois une incompréhension, voire une rivalité, pour le titre de meilleur défenseur de l’Art. « Et cela d’autant plus que, avec la fin du monopole académique de la consécration, ces taste makers sont devenus des artists makers qui, par leur discours, sont en mesure de faire l’œuvre d’art comme telle. Aussi, à peine libérés de l’institution académique, les peintres – Pissaro et Gauguin les premiers – doivent-ils entreprendre de se libérer des littérateurs qui prennent appui sur l’œuvre (comme aux plus beaux jours de la critique académique) pour faire valoir leur goût et leur sensibilité, allant même jusqu’à lui superposer ou lui substituer leur commentaire » (Bourdieu 1992 : 196). 2 Ma traduction de l’anglais : « Artists appear, rather, as anonymous inventors and manipulators of form-machines on the stage of history ; they exist as impersonal exponents of aesthetic laws […] » 3 Le producteur de discours défend naturellement l’importance de son rôle dans la création artistique, au point de parfois volontairement minorer celui des artistes, de manière directe ou indirecte, en se faisant leur porte-parole et en rabattant l’essentiel de leur pratique sur ce qu’eux-mêmes maîtrisent : le discours. Ainsi de Harold Rosenberg critiquant les expressionnistes abstraits : « Dwelling exclusively on the artist’s status as a cultural insurgent, on the putative “action” of the psyche during the creative process, and on all manner of motives and intentions, he eschewed the analysis of form as an inferior, if not an altogether irrelevant, interest » (Kramer 1974 : 512).

dans les théories et les discours : c’est la remise au goût du jour du pouvoir du médiateur. Greenberg l’avait déjà mis en pratique : pour lui, « Les artistes apparaissent, plutôt, comme des inventeurs anonymes et des manipulateurs de machines formelles sur la scène de l’histoire ; ce sont des interprètes impersonnels des lois esthétiques […] »2 (cité par Kramer 1974 : 503) – lois esthétiques révélées par le théoricien, par Greenberg en l’occurrence. La fonction des artistes ne se limiterait-elle pas alors à la justification de l’inspiration de l’esthéticien, en produisant des œuvres comme preuve de le justesse de son raisonnement ?3

Ayant balisé la voie par la suite empruntée par les artistes, il est à même d’en expliquer les origines et les enjeux. Il jouit d’une position quasi-omnisciente, avant et après l’œuvre, définit son mode d’emploi et sa grille de lecture. Il élabore les théories grâce auxquels les discours prospéreront. « Il exerce aussi la fonction théorisante : il établit, à l’usage des médiateurs cet échafaudage de théories qui permettra à ces derniers de faire accéder par la voie sémantique l’individu consommateur au plaisir esthétique, quitte à laisser ensuite les théories pour entrer directement en contact sensuel avec l’œuvre. » (Moles 65 : 25) Pour apprécier l’œuvre, il faut d’abord la comprendre, et accéder à des codes hyper-spécialisés, ceux de l’œuvre en particulier ainsi que ceux du

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monde de l’art en général – les uns s’appuyant sur les autres. Comme l’a fait remarquer Nathalie Heinich, pour être à même d’apprécier certaines œuvres au prime abord obscures pour ne pas dire absconses ou ineptes, il est nécessaire « d’y avoir au moins un pied, ou un introducteur, un intercesseur […] » (Heinich 2002-2 : 11). Sinon un regard littéral sur quelques bidons empilés faisant office de fontaine entraîne des remarques moqueuses, méprisantes, voire amères1. L’esthéticien expérimental espère être celui qui saura, par exemple, « faire connaître et reconnaître, en tant qu’art à part entière et dans toute son originalité, l’art numérique. » (Couchot 2004) Un travail pédagogique est nécessaire, pour expliquer pourquoi ce nouvel art existe et en quoi il poursuit, prolonge, enrichit le mouvement contemporain. Dans cette phase de construction, de différenciation, de formation d’un art numérique à part entière, l’expertise de l’esthéticien est particulièrement utile pour justifier l’ajout de cette nouvelle catégorie – alors que le paysage artistique est déjà engorgé par des initiatives variées, contradictoires parfois, concurrentes souvent. Il rend publiques ses recherches, diffuse ses arguments, pour convaincre le grand public et les récalcitrants. Spécialiste incontestable de ce qu’il décrit – puisqu’il s’adresse à des béotiens qui ne peuvent juger de la validité de ses connaissances –, il s’est arrogé ce rôle de passeur, vulgarisateur de pratiques dont les enjeux restent obscurs pour le grand public. Ce faisant il participe à la constitution du mouvement qu’il soutient et anticipe les œuvres qui seront créées. Non seulement il le médiatise, mais encore il le produit 1 Dans L’art contemporain exposé aux rejets, (J. Chambon, Nîmes, 1997), Nathalie Heinich rapporte les réactions outragées face à l’œuvre de Bernard Pagès, commandée et financée par la mairie de la-Roche-sur-Yon.

comme un objet de discours possible. On pourrait même se demander s’il ne préside pas à ses destinées en tant qu’art indépendant. Il s’arroge la qualité de mandataire légitime, celui qui «  est réellement ce que chacun croit qu’il est parce que sa réalité […] est fondée non dans sa croyance ou dans sa

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prétention singulière […] mais dans la croyance collective, garantie par l’institution et matérialisée par le titre ou les symboles […] » (Bourdieu 2001 : 185-186) Tout le monde n’est pas autorisé à déployer ce langage autorisant, mais l’esthéticien tire profit de sa proximité avec les artistes pour prendre cette qualité de porte-parole. Dès lors, puisqu’il fait partie du monde qu’il promeut, il bénéfice de la légitimité de ses membres, en même temps qu’il contribue à la forger. Un cercle vertueux se met en place, les discours des uns justifiant les pratiques des autres et vice-versa. « L’esM. Mohr, P-163-FI, 1975

théticien alimente un dispositif d’“auto légitimation”, qui va des artistes jusqu’aux collectionneurs, dans un système qui les rend solidaires. » (Pelé 2008-2)1 Il justifie naturellement sa position d’autorité par le crédit qu’il procure aux artistes : en les rapportant à ses problématiques, il les intéresse à son succès. La solidarité qui les lie est une conséquence de la formation d’une catégorie distincte – favorisée par les discours de l’esthéticien.

RÉVÉLATIONS

La qualité des recherches initiées dans les années 1960 – et remarquablement menées par l’université de Vincennes puis par des laboratoires d’esthétique au sein de Paris I – tenait aux parcours non pas croisés mais communs entre théoriciens et artistes. Les recherches connexes et conjuguées se prenaient naturellement comme références, de par la proximité intellectuelle et surtout physique de leur auteur. Abraham 1 Ce soutien mutuel doit rester implicite, afin de présenter un caractère impartial et objectif, correspondant au désintéressement supposé de la production artistique qui ne se justifie qu’en soi. La solidarité qui s’exprime publiquement est celle de l’amour de l’art et de la défense de ce qui le définit véritablement – vaste question où chacun peut prétendre à une pureté plus grande que celle de son voisin et concurrent.

Moles, après avoir valorisé l’art permutationnel, prit le parti de l’art par ordinateur, en soutenant le travail combinatoire et informatique de Vera Molnár, la femme de son collègue François Molnár. Bernard Teyssèdre appuya sa contribution pour L’ordinateur et les arts visuels, dossiers

Arts plastiques n°1 sur le manifeste du Groupe Art et Informatique de

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Vincennes (GAIV). Artistes et théoriciens, travaillant de conserve, s’influençaient mutuellement et profitaient des avancées des uns et des autres.

ARTINFO-MUSINFO Dans la revue du GAIV, les « artistes-informaticiens » témoignaient autant des progrès de leur recherche que de l’actualité de leur création. L’articulation théorie-pratique n’était pas seulement un choix pédagogique, c’était également une nécessité du nouvel art informatique, celle de faire corps autour d’un projet et des pratiques encore hors normes, auxquelles il fallait

ménager une place. Artistes et théoriciens se soutenaient, les uns produisant des œuvres sur lesquels les autres bâtissaient leurs discours, lesquels en retour justifiaient et nourrissaient les pratiques en formation. Proximité et connivence pour le développement d’un art assis sur des processus informatiques, un art par et parfois pour l’ordinateur.

L’enthousiasme accompagnant la formation du nouveau domaine de recherche ne pouvait perdurer dans toute sa fraîcheur. Son ouverture tous azimuts était peu compatible avec les critères de reconnaissance (interne et externe) qui imposaient une spécialisation du discours et un resserrage théorique. L’interdisciplinarité des sciences de l’information et de la communication résista un temps, mais la reconnaissance institutionnelle s’accompagna de la constitution de groupes de recherche autonomes, ce qui aboutit à un relatif cloisonnement et à l’invention d’une parole consacrée et structurante. En France, elle est essentiellement portée par le Centre interdisciplinaire de recherche sur l’esthétique du numérique (Ciren) de Paris VIII Saint-Denis (ex-Vincennes), qui regroupe artistes et théoriciens. Les œuvres permettant de vérifier et d’ajuster les discours, concrétisaient des perspectives jusqu’alors lointaines. Les théories offraient un horizon motivant, à même de faire oublier les déceptions d’outils limités, de pratiques souvent – involontairement – en échec, d’œuvres parfois 1 E. Couchot assista F. Popper pour l’organisation d’Elektra, un des premiers événements de grande ampleur visant à présenter l’art technologique au grand public.

inopérantes. Mais il y avait un idéal à viser, un objectif dépassant les réalisations du moment. Recherches, écritures, créations, expositions, le laboratoire, dirigé entre autres par Frank Popper, Edmond Couchot1

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et Jean-Louis Boissier, fut un des meilleurs promoteurs de ce qui est aujourd’hui devenu « l’art numérique ». Il accompagna les démarches des premiers artistes effectuant la majeure partie de leur pratique sur ce support, Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, Catherine Ikam, George Legrady, Matt Mullican, Jeffrey Shaw, Karl Sims, etc. Il participa à la création et à la légitimation de cette nouvelle école, préparant ainsi le terrain d’une révolution artistique souhaitable et désirée. Il organisa la biennale Artifices. Jean-Louis Boissier en définit les objectifs : « Comment défendre l’appartenance à l’art contemporain d’expériences et d’œuvres impliquant les nouvelles technologies numériques, tout en ayant comme préalable le critère du numérique et de l’interactivité ? Artifices tente de résoudre cette question en affirmant des choix d’œuvres, de propos artistiques, de mise en scène, guidés par des thématiques particulières à chaque édition de la biennale. » (2004 : 54) FIGURES DU MILIEU D’autres figures participaient à ce mouvement (en France) : Annick Bureaud, chercheuse, directrice de Leonardo / Olats (l’Observatoire Leonardo pour les Arts et les Techno-Sciences), critique à Arts Press ; Norbert Hillaire, contribuant parfois à la même revue, chercheur et enseignant à l’université Nice-Sophia Antipolis ; Philippe Quéau, ancien de l’INÀ et fervent promoteur de la simulation ; les frères Aziosmanoff et leur association Art3000 ayant participé à la grand-messe d’ISEA 2000, Anne-Marie Duguet de l’université Paris I… La liste n’est certes pas exhaustive, mais ce sont là les principaux intervenants, c’est-à-dire les personnages récurrents, commissaires d’exposition, organisateurs de conférences ou invités, références ou concurrents des uns et des autres, les animateurs réguliers d’un art dont ils ont contribué

à façonner le paysage. Ils ont d’ailleurs, pour certains d’entre eux, occupé la plupart des rôles  : en plus de ses textes théoriques, Edmond Couchot a réalisé des œuvres marquantes (Je

sème à tout vent et La plume avec Michel Bret et Marie-Hélène Tramus) ; Jean-Louis Boissier navigue aussi entre théorie et pratique ; Florent Aziosmanoff a créé Le petit chaperon rouge (2002) pour le festival 1er Contact dont il est un des organisateurs … Olga Kisseleva est une des nouvelles figures, essentiellement artiste, mais aussi théoricienne et enseignante à l’université Paris I ; une trajectoire à comparer avec celle de John Maeda, artiste, enseignant, chercheur, autant de pratiques qui tendent à n’en former qu’une seule : celle de l’artiste postmoderne, touche-à-tout, polyvalent, multi-acteur, incarnation du processus artistique contemporain.

Ils ont transformé leur droit à s’exprimer en légitimité d’experts, ou même en éthique, de ceux qui savent et ont la responsabilité de transmettre leurs connaissances à la masse des incultes. Il s’agit pour eux de sentir, d’anticiper, ou même d’insuffler l’air du temps : ils sont sensibles aux évolutions de la société, en cours et prévisibles. La réussite de leurs

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pronostics tient à la pertinence de leurs discours, c’est-à-dire à leur crédibilité et au sentiment qu’ils collent à la réalité. « Ils tiennent une partie de leur influence au fait qu’ils reflètent, plus ou moins savamment,

les modes intellectuelles du moment, mais cette influence n’est pas indépendante du charisme des auteurs – lequel n’est pas indépendant de celui des artistes ». (Moulin 1992 : 206) Ils s’intéressent à l’art numérique depuis ses débuts (ou même avant). Certains d’entre eux ont produit et produisent encore des œuvres exposées dans des manifestations dédiées à cet art qu’ils défendent. Ils écrivent, vulgarisent, enseignent. Leurs noms nous sont connus, sur la couverture d’un livre, en tête ou en pied d’un article, dans les bibliographies… Ils sont présents dans les bibliothèques, régulièrement cités, invités à des colloques, donnent des conférences. Ils ne peuvent être ignorés – qu’on le veuille ou non. Il faut les mentionner quand on se propose soit-même d’écrire sur leur domaine de prédilection. Ne pas partager leur analyse suppose que l’on étaye très solidement son raisonnement. Mieux vaudrait prolonger, étendre, dépasser leurs propos que les contredire. Mais qui nous demande notre avis ? En tant qu’experts, chercheurs chevronnés au fait de tous les mécanismes souterrains qui animent l’art numérique, ils ont pris la charge de nous révéler ce qui en fonde l’originalité. Derrière leur apparence parfois banale ou anecdotique, les œuvres, que l’on sait imparfaites – une étape dans l’évolution historique –, s’appuient sur des principes résolument modernes qui changent tout : les images numériques diffèrent fondamentalement des autres images (du passé) ; l’interactivité n’a rien à voir avec la défunte participation dont les limites ont été maintes fois soulignées ; la reproductibilité du numérique transforme radicalement l’œuvre, au point que les galeristes sont obligés de fixer arbitrairement le nombre d’exemplaires d’une vidéo sur format DVD, etc. Certes, tout

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cela n’est pas évident pour un spectateur lambda, non averti. Il voit se déchaîner devant lui une sarabande d’images sur lesquelles il n’a aucun contrôle, dont l’origine lui est inconnue, qui ressemblent à un jeu vidéo ou à une photo, « sans qu’[il ne] se rende compte que des algorithmes sont à l’œuvre » (Couchot 2004) – il ne les a jamais lui-même manipulés, ou alors, bien malgré lui, par hasard, par chance, par obligation envers l’œuvre qui exige l’action. Le monde des technologies est un territoire à part, et bien qu’il infiltre tout notre quotidien, il reste le support d’un imaginaire fantasmatique, une altérité irréductible aussi incompréhensible et caricaturée que le sont d’autres mondes que nous distinguons du nôtre, soit par respect, soit par un refus de solidarité. Nous ne comprenons pas mieux les arcanes du numérique que les codes qui régissent les sociétés non-occidentales, les informaticiens nous paraissant aussi exotiques que les « Africains » ou les « Chinois », qui, décidément, ne raisonnent pas comme nous1 ! Le mythe de l’authenticité, tellement prégnant dès que sont observées les pratiques autres des communautés extra-occidentales, est replié dans les nouvelles technologies. À priori éminemment artificielles, elles s’avèrent plus vraies que (la) nature, parce que capables non pas de l’imiter, mais de la recréer. Les théoriciens nous expliquent ce qui est vraiment à l’œuvre dans l’art numérique, ces mécanismes cachés donc, comme un vendeur d’« art africain » va dans l’arrière-boutique chercher au fond d’une malle un masque poussiéreux qui est d’autant plus « vrai » 1 Peut-être est-ce là une réaction courante, provoquée par notre société hyper-spécialisée où chacun endosse un rôle bien déterminé, qu’il doit maîtriser parfaitement sans pour autant saisir quelle est sa fonction à l’échelle de la société, ou même à l’intérieur d’une chaîne qui produit… allez savoir, quelque chose sans doute, les chiffres de la croissance pour le moins !

qu’il était enfoui sous une couche d’autres objets (pour nous, les apparences). Le système numérique sous-jacent ne se montrant pas au grand jour, il est besoin d’experts pour dévoiler à nos yeux éblouis ce qui fait tourner la machine, derrière la vitrine en trompe-l’œil de l’écran, les équations, formules, algorithmes barbares qui font la différence.

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L’AUTORITÉ DES EXPERTS Tout cela est « très complexe », « parfois très élaboré », trop « sophistiqué » pour se laisser appréhender sans explication ; ce sont des « modèles issus de l’optique », des « langages spécifiques », « en rupture » ; des recherches qui doivent beaucoup à la science, inspirées de théories dont l’accès n’est pas donné à tous ; un art « difficile à saisir dans sa complexité », nourri des concepts que les amateurs ne maîtrisent pas, qui « emprunte à la physique, parfois à la mécanique des fluides », qui « s’inspire des sciences du vivant et du connexionnisme » (Couchot & Hillaire 2003 : 26-28), ou encore, fondé « à partir de recherches informatiques de pointe » (Hillaire 2000 : 11), qui ne sont pas encore accessibles au grand public – même si l’art numérique prétend les mettre à leur portée. Deux niveaux de discours a priori antagonistes valorisent la posture professorale voire condescendante de l’esthéticien : vulgarisation et hyper-spécialisation ; soit il s’adresse au grand public en présupposant son incompétence, soit il parle avec ses pairs le langage de ses pairs, en éludant au maximum ce qu’il considère comme des pré-requis à l’expertise. Cela peut entraîner deux dérives : la sclérose de théories n’évoluant pas, répétant toujours le même état des lieux, et la production de discours truffés de références au point d’en devenir totalement incompréhensi1 Bourdieu analyse ce type de travers, qui touche beaucoup d’« organisations » de gauche radicale, que le grand public observe se déchirer en se demandant quel obscur détail idéologique est responsable de leurs dissensions. « Il n’est pas de manifestation plus évidente de cet effet de champ que cette sorte de culture ésotérique, faite de problèmes tout à fait étrangers ou inaccessibles au commun, de concepts et de discours sans référent dans l’expérience du citoyen ordinaire et surtout peut-être de distinguos, de nuances, de subtilités, de finesses qui passent inaperçus aux yeux des non-initiés et qui n’ont pas d’autre raison d’être que les relations de conflit et de concurrence entre les différentes organisations ou entre les “tendances” ou les “courants” d’une même organisation. » (Bourdieu 2001 : 230)

bles au profane1. Sans vouloir remettre en question l’intégration de la science dans les discours des philosophes ou des théoriciens, sans chercher à critiquer l’usage qu’ils en font, faute de maîtriser les problématiques qu’ils invoquent, on peut néanmoins s’interroger sur le recours à ces concepts aux noms savants, théorie du chaos, supraconductivité, intelligence artificielle, qui disqualifie d’emblée les commentaires des incultes. Si cette explication des enjeux de l’art numérique est juste, elle n’est pas à la

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portée de tous : on peut en accepter les conclusions, mais difficilement vérifier leur raisonnement. Et il faut faire confiance aux experts, qui se donnent la peine de suivre la course du progrès, références précises à l’appui.

AFFAIRES DE SPÉCIALISTES Selon les points de vue, le discours peut être considéré comme docte, respecté pour l’érudition qu’il déploie, ou dévalué parce qu’enflé d’un verbiage scientifique dissimulant un contenu suspecté d’être creux – une sorte de prétexte justifiant des nouveaux usages qui doivent être imposés, pour des raisons obscures ou commerciales. Ce sentiment est alimenté par l’empilement et la répétition des références, sans qu’elles ne soient pour autant explicitées. Mais qui aurait envie de lire une explication détaillée du fonctionnement d’un « réseau de neurones

formel », pour comprendre précisément comment un programme informatique s’inspire de l’apprentissage par le vivant ? Les ouvrages traitant de l’art numérique ne sont pas des sommes scientifiques. Lorsque des auteurs se piquent de décrire exhaustivement les procédés de production de l’œuvre (lorsqu’ils n’ont pas délégué cette étape à des techniciens), le résultat est souvent fastidieux. Ainsi de la lecture de l’ouvrage de Bernard Caillaud1, que l’on survole sans espérer pouvoir y comprendre un traître symbole…

Devant cette profusion de références et de théories, ce déploiement de concepts et ces enchaînements de prévisions, toutes plus prometteuses les unes que les autres, ce foisonnement de schémas, de vulgarisations, nous nous sentons forcément un peu démunis, ignorants des enjeux pourtant présentés comme fondamentaux, bêtement insensibles aux évolutions du progrès, aujourd’hui encore en formation, mais qui constitueront demain notre quotidien. Par leurs présentations, explications, recommandations, par leur insistance, leur remarquable obstination les poussant à répéter inlassablement les mêmes messages, les théoriciens cherchent à nous2 les faire accepter, tout comme ils veulent nous faire remarquer que, par-delà l’hétérogénéité apparente des œuvres, s’obser1 Voir infra pp. 22 et 23. 2 « Nous » représentant les gens « normaux », un échantillon représentatif de la société, expurgée des marginaux et autres indépendants non assimilables.

vent des constantes marquantes. Celles-ci ne seraient pas banales, ainsi qu’un regard inexpérimenté pourrait le laisser penser, mais bien révolutionnaires. Une vérité plus profonde et plus puissante serait cachée derrière un voile imposé par tous les truismes anti-scientifiques circulant

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dans la société et dans le milieu de l’art où ils prospèrent. Le cliché d’une authenticité présente au fond des choses – qu’il faudrait mettre au jour– s’incarne dans la part matérielle du dispositif de l’œuvre. Les interfaces ne sont que des moyens de visualiser ce qui se produit au cœur de l’œuvre : l’actuel sert de témoignage ou de preuve au virtuel, dont la réalité nous est inaccessible immédiatement. On ne sait pas bien comment fonctionne un ordinateur, quels programmes compliqués, quelles suites de chiffres illisibles sont à l’origine de son « intelligence », pas plus qu’on imagine vraiment ce qu’est Internet, et comment, par quel miracle, on peut instantanément avoir accès à tous les documents qui y sont stockés. Seuls des experts sauront nous révéler les processus sous-jacents. Les esthéticiens endossent ce rôle quasi-mystique, en guides avisés nous dévoilant les arcanes des nouvelles technologies, comme un avant-goût des révolutions à venir. Mais ils sont parfois tellement convaincus, si désireux de promouvoir au mieux leur art d’élection, qu’il leur arrive d’étendre leur analyse un peu trop loin, de manière exagérément projective, au point que chaque aspect valorisé semble l’être de manière idéale – ce qui ne rend pas vraiment compte des cas de figure réels, produits par les œuvres. Ils se font plutôt les chantres du progrès, dont la plus grande qualité est d’être le « Progrès ». Les révélations sur les mécanismes sous-jacents prennent alors un sens quasiment religieux, comme si l’éclairage donné à l’art numérique était en fait sa transfiguration en un mouvement phare, destiné à tracer la voie à l’art contemporain dans son ensemble. 1 Et si « […] la vocation de l’écran est de servir de fenêtre sur un tel pays des merveilles échafaudé au sein de la mémoire de l’ordinateur […] » ? (Ivan Sutherland cité par Howard Rheingold, La réalité virtuelle, Dunod, Paris, 1993)

CROYANCE ET INCRÉDULITÉ Pourtant, à voir les airs incrédules ou interrogatifs des spectateurs dans les manifestations présentant l’art numérique au grand public, il semble qu’un travail de pédagogie reste nécessaire, pour expliquer plus précisément en quoi

consistent les œuvres qualifiées d’interactives, de virtuelles, de simulations, etc., et ce qu’elles ont de remarquable. Dans cette optique, les spectateurs apprécient peut-être les commentaires des théoriciens : ils prouvent que l’œuvre

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est plus riche et complexe qu’il n’y paraît à un béotien. Pour accéder à ce plaisir supplémentaire, il suffit d’abandonner ses critères de jugement ordinaires, qui ne sont plus guère adaptés à l’art numérique. Sans aller jusqu’à une telle adhésion, le public peut tirer partie d’une explication qui souligne les enjeux de l’œuvre, et décrit ce qu’elle aurait été sans les limites technologiques. Mais la meilleure vulgarisation est peut-être celle proposée par l’artiste. Nam June Paik présente dans Video Fish ce qui peut être consi-

déré comme une métaphore de la télévision. Dans cette installati�������������������������� on de 1975, il place, derrière des aquariums où nagent des poissons, des moniteurs sur lesquels défilent des images de fonds marins. Finalement, il n’y a pas grand chose qui mérite d’être révélé au grand jour, si ce n’est des circonvolutions extrêmement répétitives d’animaux animés d’un nombre de neurones très restreint ! Qui sait s’il est plus intéressant de savoir ce qui se trame dans les ordinateurs1 ?

L’assurance de l’esthéticien expérimental est confortée par son statut de connaisseur distancié. Il analyse, critique, propose des solutions, mais ne s’occupe jamais lui-même d’une mise en pratique dangereuse 1 « Les philosophes, comme tous les gens, font preuve de présupposés qui sont associés à l’occupation d’une position sociale et à l’appartenance à un sexe, ainsi que d’autres présupposés, d’un ordre second, qui constituent la doxa propre au champ dans lequel leur pratique se situe, qu’ils partagent avec tous les universitaires. » (Mélançon 2004) Ce sont des habitudes d’expression que l’on prend bien malgré nous et qu’il serait illusoire de prétendre faire disparaître. « Il ne faut toutefois pas succomber à “l’illusion scolastique de la toute-puissance de la pensée” consistant en la croyance “à la possibilité de prendre un point de vue absolu sur son propre point de vue”, car cette tâche serait en pratique infinie. » (Mélançon 2004 citant Bourdieu 1997 : 141) Cela exigerait une vigilance de tous les instants qui finirait par devenir paralysante, aucune formulation ni même aucun mot n’étant libéré de toute connotation. Et en être conscient ne change pas vraiment la donne. Même le sociologue n’est pas indifférent à son objet d’étude. Nathalie Heinich s’éloigne de son mentor en renonçant à l’objectivité idéale que Pierre Bourdieu recommandait. Sa confiance excessive dans l’aspect scientifique de la sociologie, sa volonté d’en promouvoir le sérieux et la puissance d’analyse objectivante lui faisait croire à la possibilité d’une position en surplomb. Nathalie Heinich pense au contraire que le sociologue est impliqué et ne devrait pas rejeter cet engagement, qui en fait un acteur associé, si ce n’est impliqué dans ce qu’il analyse.

– confrontées à la présence de l’œuvre, les idées perdent de leur force. Si l’on peut se fier à son jugement, c’est qu’il se présente comme une personnalité qualifiée et indépendante, comme s’il disposait d’un point de vue privilégié, en aplomb de ce qu’il analyse. Mais dans son tranquille cheminement vers le « nom » de l’art, Thierry de Duve, analysant l’art à travers le prisme des disciplines l’ayant étudié, bute constamment sur l’impossible détachement qu’elles exigeraient du chercheur pour atteindre toute leur portée. Pour ce faire, il faudrait être un « observateur martien », à l’écart de toute culture humaine – hypothèse qui ne sera pas non plus retenue ici. L’expert n’échappe pas plus à ses attaches1 qu’à son intérêt – malgré tout son bon-vouloir et son honnêteté. Le simple fait qu’il se concentre sur tel ou tel domaine d’étude – l’art numérique pour n’en citer qu’un – le rend rien moins qu’indifférent à ce qu’il analyse. E. Couchot, J.-L. Boissier, A. Bureaud tirent évidemment avantage de promouvoir un art où ils disposent d’une position reconnue et bien assise ; le moindre commentateur un peu impliqué ne saurait prétendre à une totale objectivité, et l’auteur de ces lignes ne déroge pas à la règle…

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« La posture objectivante repose sur un paradoxe : il faut que le sujet se constitue en individu autonome pour qu’il puisse se détacher, cognitivement et normativement, des objets qui l’entourent. » (Javeau 2003 : 14) 1 « Le questionneur, on l’a dit, est en question dans toute question. Malgré cela, il se présente aussi comme horsquestion, ce qui est la définition traditionnelle du sujet. » (Meyer 1991 : 156) Questionner les questions est également un moyen de questionner les questionneurs et, éventuellement, les questionnés, à travers les rapports qu’ils entretiennent les uns et (remplacer par) avec les autres. Une telle recherche doit alors être éclairante sur la pratique artistique entendue au sens large, la pratique de tous les acteurs liés au monde de l’art, qui se déploie à partir de celle des artistes mais ne s’y limite pas.

Ce n’est jamais qu’un idéal, vers lequel on peut s’efforcer de se diriger, mais qui ne sera jamais atteint. Ainsi en va-t-il des experts, qui doivent à la fois maîtriser leur sujet, en profondeur, pour en déterminer les tenants et les aboutissants, mais aussi en avoir une vue générale, englobante, ne serait-ce que pour le distinguer des autres sujets, domaines de prédilection d’autres experts. Ce balancement, un rien schizophrénique, oblige à relativiser leurs discours, en les rapportant à l’intérêt qu’ils y trouvent, sans toutefois oublier leurs efforts d’objectivité. Ils doivent

2 Qui ne pouvaient plus transiter par le trajet de vulgarisation et de valorisation classique.

être appréciés à la fois comme des objets indépendants, construits suivant leur propre logique, et comme une pratique intégrée à toutes celles

3 On trouvera une très bonne explication de cette évolution dans L’art contemporain, Que sais-je

du monde de l’art – de la création des œuvres aux activités de média-

écrit par Anne Cauquelin.

tion. S’il est bénéfique de prendre en compte les éclairages, explications,

4 Voici une citation de Laurence Dreyfus, conseillère en art, extraite de son site Internet en novembre 2009 (http: /  / www. laurencedreyfus.com / fr.ldac.php?&p=2) : « Pourquoi auriez-vous besoin d’un conseiller en art ? Qu’est-ce qu’un conseiller en art peut faire pour vous ? Pour les collectionneurs débutants ou expérimentés, il est crucial de connaître non seulement ce que vous aimez mais aussi ce que vous aimerez dans 20 ans. Acheter de l’art est un investissement esthétique autant que financier. Il s’agit d’un investissement dans le patrimoine d’aujourd’hui. Que vous soyez intéressé par l’acquisition d’art pour votre résidence personnelle, votre bureau ou un espace extérieur, il existe une infinité de choix à envisager en termes d’artistes, de médium, de période, de taille, de valeur et de prix. Comment savoir si les pièces que vous allez acquérir vont s’inscrire dans une collection cohérente ? Comment détermine-t-on si une œuvre d’art est significative ? Où peut-on trouver les meilleurs exemples d’œuvres d’un artiste particulier ? Quels sont les artistes majeurs d’aujourd’hui ? Que doit-on savoir à propos du monde de l’art contemporain ? Comment savoir si le prix d’une œuvre d’art est bien évalué? Ce sont les questions très courantes que se posent les collectionneurs potentiels et actifs et auxquelles un conseiller en art peut répondre. »

discours, théories, esthétiques, manifestes, etc., il est également souhaitable de ne pas les prendre trop au pied de la lettre, ni même avec un respect excessif. Plutôt que des expertises objectives, ce sont des rhétoriques partisanes : elles n’enrichissent le débat qu’en tant que points de vue que l’on peut critiquer, dépasser ; des problématiques à interroger sans relâche pour produire du sens1.

Depuis l’avènement de l’art moderne et l’apparition d’intercesseurs nécessaires pour expliquer les qualités et les enjeux d’œuvres de plus en plus complexes et spécialisées2, à travers les salons, les discours ont progressivement acquis leur autonomie3. De commentateurs, les critiques sont devenus théoriciens puis esthéticiens. Certains ont également glissé vers le conseil4 aux éventuels acheteurs (critique), ainsi qu’aux

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artistes. La fonction s’est transformée en métier, les soutiens des avantgardes n’étant plus eux-mêmes des artistes (Baudelaire, Apollinaire…), des galeristes (Kahnweiler) ou des collectionneurs, mais des professionnels de la vulgarisation et de la transmission de leur travail. Les esthéticiens, tels que définis par Moles, sont maîtres de leurs réflexions et des problématiques qu’ils développent, bien qu’ils s’appuient souvent sur des œuvres d’artistes, sélectionnées et éclairées pour les besoins de la démonstration. Mais ils n’y sont plus attachés, leur rôle excède l’expression de jugements et la justification des nouvelles tendances. Les esthéticiens interprètent les œuvres avec liberté et y dénichent les enjeux qui les préoccupaient pour bâtir des théories et souligner des problématiques qui lui semblent porteuses1.

1 Que l’artiste n’avait pas toujours explicitement souhaité aborder, même si elles sont présentes dans ses œuvres.

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ESPOIRS ET DÉCEPTIONS Dans un domaine qui est présenté comme extrêmement novateur, à la pointe du Progrès, avant-poste de l’évolution de la société en général et de l’art en particulier – que les amateurs éclairés placent à la pointe du changement –, on a parfois l’impression que les théories n’évoluent guère, suscitant toujours les mêmes espoirs suivant des promesses inchangées, cependant que les réalisations ne sont pas toujours à la hauteur.

LES PROPHÉTIES DES ESTHÉTICIENS

À la lecture des auteurs les plus souvent cités en France, on est frappé par la récurrence des formules optimistes, se référant à des lendemains qui chantent. Ainsi Pontus Hulten, alors directeur du centre Georges Pompidou, explique-t-il en introduction de L’ordinateur et les arts

visuels, premier numéro des dossiers Arts plastiques, coédité avec le CERAP : « Si jusqu’à présent [l’association ordinateur & art visuel] n’a pas donné des œuvres réellement convaincantes on est en droit de penser que nous sommes en train de vivre ce moment passionnant où un langage neuf s’élabore. » (1977 : 2) Ce « cap » est long à passer, peut-être parce qu’il ne cesse de provoquer des transformations dans de nombreux champs d’application. Ainsi Philippe Quéau explique l’impact de la simulation pour la création d’images « virtuelles ». « C’est là l’essentiel de la révolution qui vient de s’opérer depuis peu dans .

le domaine de l’image, et qui risque de changer fondamentalement son statut dans notre

« Situations artistiques » / espoirs et déceptions

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culture. » (1986 : 187) C’est un risque que l’auteur appelle de ses vœux, dont il est impatient d’observer les conséquences. Dix ans plus tard, des États généraux de l’écriture interactive s’avèrent nécessaires pour mesurer l’amplitude des changements – toujours en cours. « La naissance d’une écriture est véritablement en marche, et il est exaltant d’y mêler ses pas » (Aziosmanoff 1996 : 6). Mais, conscient de l’ampleur et de la complexité de la mutation en cours, et de la multiplicité des conséquences possibles, l’auteur a pris soin de modérer son propos. « Nous en sommes à ce stade où l’écriture spécifiquement multimédia n’existe pour ainsi dire pas, les concepteurs empruntant actuellement et pour l’essentiel aux autres champs d’expression les manières qu’ils ont d’articuler leur discours. » (Aziosmanoff 1996 : 6) Peut-être que, d’une manière ou d’une autre, la bulle d’enthousiasme s’était-elle dégonflée, et valait-il mieux être prudent. « S’il était inconvenant il y a un ou deux ans encore d’émettre un doute sur les qualités aux dimensions d’absolu du multimédia, au risque d’être immédiatement taxé de dinosaure sénile, il est aujourd’hui clair pour chacun que tout reste à faire. » (Aziosmanoff 1996 : 6) Espoirs, déceptions, nouvelles appellations, évolutions technologiques, l’avenir reste prometteur, dès lors que se concrétiseront les signes repérés 1 Ainsi Frank Popper essaye-t-il de promouvoir un art « virtuel » : « Dans un contexte dominé par la technologie numérique, grâce à ses techniques à mesure d’homme, à son usage de l’interactivité, à sa position philosophique entre réalité et virtualité, et, surtout, à son caractère “multisensoriel”, l’art virtuel, dernier avatar de l’art technologique, représente un nouveau départ ». (Popper 2000 : 25)

par les spécialistes1. Malheureusement, cela se fait au compte-gouttes et il

2 Sans que l’on sache exactement ce qu’elles nous annoncent et comment elles seront vérifiées. « Il ne fait aucun doute que se profilent ici les signes d’une nouvelle culture artistique, ou d’un nouvel âge des rapports entre les arts, la culture de la communication et les industries de la culture et du loisir, nouvel âge qui prendrait en compte autrement, dans l’après coup de la modernité, la question du jeu dans l’art. » (Couchot & Hillaire 2003 : 93)

66) Soyons patients ! Car les auteurs nous rassurent ensuite. « Quoiqu’il en

reste impossible de prévoir avec rigueur quand s’actualiseront les virtuels promis – plus prosaïquement, on ne sait pas où ni quand on y arrivera. Pour Edmond Couchot et Norbert Hillaire, l’échéance est bien tardive, puisque l’art numérique « ne trouvera sa maturité que dans le prochain millénaire. » (2003 :

soit, l’art en réseau a commencé à produire quelques œuvres originales pleines de promesses. »2 (Couchot & Hillaire 2003 : 80) Ce qui ne les empêche pas, par la suite, de juger l’effort de recherche trop timide ! « De ces recherches, encore trop rares, devraient émerger de nouvelles pratiques artistiques. » (Couchot & Hillaire 2003 : 108)

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Quelques commentateurs désabusés interrogent la réalité de ces changements – si forts claironnés qu’on oublie parfois d’aller les vérifier de nous mêmes. « The so-called digital revolution is slow […] its proliferation still takes forever […] » (Bruckmayr 2001 : 22). On ne peut nier que le paysage artistique a évolué avec l’apparition des nouvelles technologies, mais il est encore en mouvement, et on ne sait si ces transformations prendront jamais fin. L’art numérique est en perpétuelle formation, l’horizon de son aboutissement étant sans cesse repoussé1. Cela vaut mieux pour cette discipline artistique – plutôt que de voir son acmé passée et de la considérer dépassée, plus à la hauteur des enjeux et des missions qui lui avaient été confiées2. Le Progrès semble se déployer par boucles, répétant inlassablement son discours – invariablement la nouveauté. Comment se satisfaire des mêmes promesses qu’il y a 30 ans, alors que l’art ayant recours à ces technologies était encore essentiellement affaire de spécialistes ? 1 C’est un projet moderne.

Aujourd’hui intégré dans de nombreuses manifestations de l’art

2 Contredisant l’optimisme des Levy ou De Rosnay, Bruckmayr insiste. « The so-called digital revolution does nothing to change existing sociopolitical relationships. The unjust conditions remain intact and are even exacerbated by new methods of oppression and censorship. Now, they are being joined by new inequalities of access to the new technologies and the possibilities they open up » (Bruckmayr 2001 : 22).

contemporain, peut-on dire que « le numérique [est] parvenu à une certaine forme

3 Et il ajoute : « Depuis une dizaine d’années, en effet, et après trois décennies de quasi-clandestinité, l’art numérique connaît une véritable explosion. Une constatation s’impose donc : l’art numérique existe. Il a une histoire, déjà vieille d’une quarantaine d’années – les premières utilisations de l’ordinateur par des artistes remontent aux débuts des années soixante –, il a aussi un avenir qui s’annonce prometteur. L’art numérique a également un public qui l’apprécie quand les occasions (hélas trop rares) lui en sont données » (Couchot 2004).

organisées dès 1965 (Computer-generated pictures), et le mouvement

de maturité » (Soulier 2006 : 76) ? « Si l’on en situe les origines dès les premières années de l’informatique et des réseaux, le numérique a aujourd’hui plus d’un demi-siècle d’existence et deux décennies d’effervescence. » (Soulier 2006 : 76) Les artistes s’y intéressent depuis la fin des années 60 (E.A.T., Vera Molnár…), des expositions sont

prend de l’ampleur avec la démocratisation de l’informatique et la popularisation d’Internet. Ce qui fait dire à Couchot et Hillaire « que les “nouvelles technologies de l’information et de la communication” ont cessé depuis plusieurs années d’être nouvelles. » (2003 : 15)3 Cela fait maintenant plusieurs décennies qu’elles sont enseignées à l’université, y compris dans des écoles d’art – souvent

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par des artistes en ayant une connaissance empirique. Ce fut d’ailleurs l’objet d’une exposition au centre Georges Pompidou : Enseigner / pro-

duire - le numérique dans l’art1. S’appuyant sur des documentaires présentant les pédagogies d’une dizaine d’écoles d’art dans le monde, elle « explore à la fois l’état des lieux et l’histoire d’une rencontre qui suscita autant d’espoirs que de doutes, celle du monde de l’art et des technologies numériques » (Soulier 2006 : 76). Et aujourd’hui encore, les écoles cherchent à se valoriser grâce aux outils dernier cri qu’elles mettent à disposition des étudiants, et à leur enseignement axé sur les technologies de demain. Afin qu’au sortir de son cursus, l’étudiant soit de plein pied dans les problématiques actuelles. Cependant, à force de n’envisager que les transformations en cours, on se demande si l’art numérique recouvre vraiment quelque chose, ou s’il ne sert pas simplement à désigner un fantasme de nouveauté à laquelle sont associées toutes les qualités. À l’ère du virtuel, l’actualité est synonyme de futur.

Ce sont des espoirs à long terme, trop ambitieux pour être tout à fait réalistes ou même réalisables. Il semble que les esthéticiens s’intéressent délibérément à ce qui n’est encore que conjectures, et qui restera encore longtemps invérifiable. Ainsi, ils font les prévisions les plus diverses et ambitieuses – sans qu’il soit possible de les invalider, à défaut d’argument objectif, avant que l’Histoire n’autorise un jugement. Et puisqu’il est besoin d’importants progrès techniques avant qu’elles s’avèrent effectivement réalisables, ils ont tout loisir de les affiner, de les préciser, de les répéter. Les technologies préconisent et anticipent les usages, mais il reste une marge d’erreur, incompressible, notre part 1 16 / 11 / 05 - 16 / 01 / 06, montée par C. Khim, également rédacteur pour Art Press.

d’humanité. Pourquoi persister à pronostiquer la physionomie d’un futur dont on ignore ce qu’il sera ?

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Parce que les transformations incessantes des outils numériques autorisent les théoriciens à répéter leur discours, encore et encore. Ils leur suffit de l’adapter aux conditions du moment, de le mettre à jour. Et, après suffisamment d’énonciations, il finit par acquérir un caractère d’évidence : tel est le pouvoir performatif du langage autorisé, qui autorise celui qui s’en réclame. C’est une méthode de communication efficace, que nous n’avons aucun moyen de refuser, presque une propagande, que l’on subit sans pouvoir la contenir. Dans un champ aussi fragile et incertain que ce qui est appelé en ce moment « art numérique », les pratiques sont inventées en même temps que les théories dont elles sont issues. Les discours servent à expliquer ce qu’elles seraient si les techniques ne persistaient pas, contre tout bon sens, à être déficientes, s’il n’y avait pas ce bug incompréhensible, cette incohérence dans la programmation, ou la chaleur dégagée qui limite le potentiel des circuits imprimés.

L’INÉVITABLE DÉCEPTION

Si l’art numérique existe, il faut savoir en quoi il consiste, et s’il est délicat d’en observer les contours en regardant les œuvres, il ne reste plus qu’à se fier aux promesses des théories, se laisser porter par les courants dominants et suivre les avis des experts. Mais le doute et l’esprit critique oubliés, de mauvaises surprises produisent des effets de réel tragiques. À chaque promesse mirifique sont associés des lendemains qui déchantent, ou, si l’on s’accorde avec le scepticisme de Paul Virilio, à chaque progrès prévu est liée une catastrophe. La confiance aveugle en les bienfaits de la nouvelle économie ne pouvait que susciter des déconvenues – c’est le cas aujourd’hui avec les agro-carburants et ce le sera

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peut-être demain avec les nano-technologies ou les déréglementations des services. Mais l’impératif de nouveauté imprègne toujours notre société – et on nous serine encore qu’il est vital d’investir et d’innover, sans quoi la compétition internationale aura raison de nous, ah oui ? À mesure qu’ils sont déçus, nos espoirs renaissent grâce à d’autres engagements, Web 2.0, 3.0, autoroutes de l’information, démocratisation de la Chine par la libéralisation économique et Internet, l’art pour tous sur les réseaux. Et même si nous n’y croyons plus, nous aimerions encore pouvoir y croire. Le doute est toujours là, que certains cherchent à masquer, mais que d’autres ne parviennent pas à oublier, parfois.

Le quidam peut légitimement questionner la prégnance de concepts tels que le virtuel, l’interactivité, la simulation, jusqu’à s’interroger sur la réalité de l’art numérique. Quelle est donc cette révolution qui nous est vendue avec tant d’insistance ? Quelle est son ampleur ? À quels signes la reconnaît-on ? Comment s’assurer qu’un nouveau domaine artistique est né ? Est-ce un changement radical ou une évolution douce ? « À quelles conditions la société, en présence de la succession temporelle des œuvres d’art, admet-elle qu’il y a évolution ou révolution observables dans la chaîne des œuvres chronologiquement ordonnées ? » (Charbonnier 1977 : 10-11) Doit-il y avoir une rupture, un saut quantifiable, un changement de paradigme ? Y a-t-il des réquisits précis ? N’est-ce pas essentiellement l’appréciation d’un différentiel ? Une nouveauté est nouveauté par rapport à. Elle n’existe pas per se. Mais quelle devrait être son amplitude pour être qualifiée de révolution ? Y a-t-il une séquence temporelle-type ? Quand et comment recueille-t-on cette information inédite, démesurée, qui échappe à notre cadre de vision classique, que l’on décrit, à défaut d’autre chose, comme une révolution ? Il est question d’écart avec une

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valeur-type, pour échapper à l’entropie. La révolution de l’art numérique est la substitution du contexte analogique « traditionnel » par celui résultant de l’empreinte des nouvelles technologies. « Selon le vécu social, on dira révolution ou évolution. » (Charbonnier 1977 : 10-11) Les théories servent justement à réduire les ambiguïtés, en pointant distinctement un avant et un après, les prémisses et les conclusions, et la portée du changement. Ils donnent corps à ce « vécu social », caractérisent les mutations, informent le regard, attribuent valeur de révolution à ce qui n’a pas encore été qualifié. « Trop souvent le discours critique dresse un écran illusoire entre le public et l’œuvre que la vraie réflexion ne parvient pas à percer. » (Hulten 1977 : 2) Il fait écran en s’interposant et masquant la réalité des œuvres. Il fait écran en servant de support aux projections : les prévisions y sont exposées et prennent un semblant de vie au réalisme convaincant. Le film projeté passe parfois pour un simulacre plutôt que pour une simulation. Quand, au lieu d’être articulées, pratiques et théories sont opposées, ces dernières sont suspectées de masquer la réalité (qui est confondue avec l’actuel). Elles ne seraient que des paravents, destinés à tromper et à détourner notre regard de ce qui mériterait toute notre attention. Les œuvres d’art seraient des créations quasi-magiques, une expression si singulière et hors-norme que le langage serait incapable de les retranscrire, sinon au prix d’une réduction drastique, d’une amputation de ce qui les fait œuvres. En somme, un ineffable d’ordre divin. Il faut dire qu’on attend beaucoup des critiques et des théoriciens : des réflexions synthétiques et pédagogiques à même de nous éclairer sur des œuvres dont la logique nous échappe totalement. C’est une mission bien ambitieuse, fut-elle celle que les esthéticiens expérimentaux se sont eux-mêmes attribuée. On comprend que rares soient ceux qui parvien-

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nent à bien s’acquitter de cette tâche, et qu’il en résulte beaucoup d’incompréhension et de fourvoiements, difficiles à rectifier. C’est pourquoi ils sont souvent l’objet de critiques, soit de la part d’autres théoriciens, soit de la part d’artistes qui craignent de se faire enfermer par les commentaires de leurs œuvres.

« Le créateur qui imite le concept d’œuvre ne peut pas maîtriser la totalité des paramètres qui conduiront à l’œuvre elle-même, il travaille sur une idée d’œuvre. Il ne veut justement pas réaliser directement l’œuvre, car ce qui l’intéresse, c’est le rapport de l’œuvre à ses concepts. » (Balpe 2000 : 23) Avant même qu’elles n’existent, les œuvres sont prévues : innovantes, puissantes, efficaces. Mais il est inévitable que se produisent des décalages entre promesses et réalisations. Le passage du virtuel à l’actuel n’est ni indifférent ni innocent. Il faut abandonner l’idéal ontologique du premier état et accepter les inévitables accidents qui accompagnent le second – la part de hasard. Le résultat peut être très éloigné de l’intention conceptuelle. Car ce n’est pas un glissement d’un état de réalité à un autre, mais deux créations, souvent consécutives mais pas nécessairement, toutes deux ayant leurs propres contraintes. DIMENSIONS PRATIQUE ET THÉORIQUE L’art numérique est plus souvent décrit à travers ses qualités supposées que par l’intermédiaire des œuvres créées. Beaucoup de discours sont des projections, qui s’appuient sur l’évolution supposées des technologies. Pour qu’ils se vérifient, il faudrait que les outils inventés soient à la hauteur et que les artistes sachent

les utiliser : que d’incertitudes ! Ils s’intéressent principalement au futur, les œuvres sont le présent. Ce sont deux dimensions qui coexistent et dialoguent, mais qu’on ne devrait pas chercher à comparer – ce que l’on ne peut s’empêcher de faire.

Si l’on escompte que l’actuel réalise les espoirs du virtuel, on ne peut être que déçu. Les œuvres ne sont pas à la mesure des attentes : les artistes n’ont pas pour mission de produire des justifications aux discours des esthéticiens – ce qui n’interdit pas d’interpréter leurs œuvres en ce sens. La révolution n’est pas leur affaire. Ils puisent leur inspiration

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dans les discours, mais leur pratique n’a pas valeur de démonstration ; au mieux, ce sont des expérimentations, où les théories des esthéticiens ne sont pas plus signifiantes que les accidents et les hasards. Même en ce qui concerne l’art le plus conceptuel, aucune production n’est la simple application d’une réflexion. Les artistes ayant cherché à évacuer l’aspect formel pour réduire l’œuvre à la pureté d’une idée ont souvent abouti à l’effet opposé. Avec du recul, l’art minimal et l’art conceptuel semblent très formalistes, leurs pièces bien présentées, bien finies, dans des dimensions qui nous parlent1.

L’ACCIDENT CRÉATIF

L’actuel n’atteint jamais la froide perfection du virtuel ; le virtuel ne peut envisager la forme accidentelle dans laquelle s’incarnera l’actuel. Aucune schématisation ne tient plus face à la complexité et l’originalité de l’expérience. L’idée se concrétise avec maints accidents, ou même erreurs, qu’il serait dommage de négliger. Le contrecoup peut s’avérer difficile, mais la réalisation est nécessaire pour faire avancer le projet. La déception permet de quitter le monde idéal des projections pour se confronter à une certaine réalité, c’est-à-dire un ensemble de faits que l’on accepte de prendre en considération et qui se prêtent à l’appréciation d’un public.

1 Lire Ce que nous voyons, ce qui nous regarde de Georges Didi-Huberman (Éditions de Minuit, Paris, 1992).

LES LIMITES DE L’INTERACTIVITÉ « Un système est interactif lorsqu’il remplit deux conditions : la transmission d’information dans le sens émetteur-récepteur et réciproquement dans le sens récepteur-émetteur d’une part, et l’échange en temps réel et à distance d’autre part » (Juston-Coumay 1989). Malgré les progrès de l’informatique, la complexité de l’action réciproque est hors de portée de la programmation.

L’artiste doit se contenter d’une interactivité limitée, axée sur des problématiques particulières vers lesquelles il veut entraîner le spectateur. Et bien que ces objectifs soit mesurés, il ne peut ni anticiper ses réactions – et y apporter les réponses adéquates –, ni être assuré de sa compréhension – ou de sa docilité. « L’interactivité

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construite est toujours une interactivité décéptive » (Balpe 2000 : 29). La satisfaction de l’apparente prise en compte de nos réactions est rapidement supplantée par la sensation d’enfermement dans un nombre fini de choix1, et l’impression d’être instrumentalisé et de servir de faire-valoir à une oeuvre qui n’a pas besoin de nous mais seulement d’un spectateur lambda, anonyme,

interchangeable. « L’inévitable déception qu’engendre l’expérience des limites de l’interactivité révèle autant sa dimension artistique que son efficacité critique » (Schaeffer 1996). C’est une vision optimiste d’une expérience la plupart du temps frustrante, qui ne donne guère envie de la rééditer. Il n’est pas nécessaire de se confronter à beaucoup d’œuvres pour y dénicher les mêmes limites.

La déception est un moyen de déplacer le regard, et, attaquant les certitudes, fragilisant le bon sens, abattant les mythes, elle offre de nouveaux espaces à la création. Elle révèle tout ce qui se tient en périphérie des idées reçues, de nombreux détails susceptibles d’être récupérés et d’alimenter de nouveaux projets. Des artistes adoptent cette démarche, choisissant d’« […] entreprendre des projets qui visent à démystifier, domestiquer et rendre plus familières les technologies […] » (Green 2005 : 200), plus proches des spectateurs éventuels. L’expérimentation est vue comme un biais pédagogique, pour les faire accéder à la connaissance par l’expérience – et contester la prétention à l’expertise de spécialistes du savoir polyvalents2. La théorie sert principalement de précurseur, de déclencheur, elle est destinée à être dépassée après la déception.

« En ce sens, notre temps est celui d’une saturation des signes, mais aussi d’un doute quant aux bienfaits supposés des nouvelles technologies et de la nouvelle économie (et plus encore d’une lassitude des discours messianiques des opérateurs et industriels de la communication, de l’informatique et de l’audiovisuel, lassitude dont l’éclatement de la bulle Internet fut la traduction la plus spectaculaire.) » (Hillaire 2005 : 15) Mais ce doute est souvent un doute créatif, la reconstruction d’un espace critique qui se nourrit de ces échecs. Nombreux sont les artistes qui 1 Voir la communication de Gérard Pelé, Hyper, pour le colloque L’œuvre d’art et sa reproduction à l’ère des médias interactifs à La Sorbonne.

auscultent tous les avatars des NTIC3, d’Internet (Bunting, Cosic…) aux téléphones mobiles, des biotechnologies (Kac) à la robotique (Stelarc). Ils testent les outils, extraient et recyclent les informations, à l’instar d’ar-

2 Lire Les experts, article de Thomas Deltombe dans le numéro d’octobre 2008 du Monde diplomatique.

tistes comme Mark Hansen et Ben Rubin (Listening Post) ou Thierry Bernard (BlobMeister Millennium Bash, 2004)1. Via des simulations diverses,

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en transformant les données en listes, sons, couleurs, etc., grâce à des transpositions, ils leur donnent des formes poétiques.

Thierry Bernard - Gotteland , Blobmeister Millenium bash (extrait), 2004

« De là l’importance de déchiffrer, en filigrane de cette installation 3D temps réel de Thierry Bernard évoquant le marché du NASDAQ, non seulement le pouls de ce cœur financier au rythme duquel bat le tempo de l’économie des nouvelles technologies, mais aussi les répercussions, encore chaudes dans la mémoire isséenne, de ce marché qui a connu le dégonflement d’une bulle spéculative. Après le temps de la confiance irrationnelle est venu celui du réveil, brutal, ébauche du temps pour comprendre. Selon Bernard Maître  : “Nous avons tous été victimes d’une illusion d’optique qui se traduisait par une proximité et une certitude du futur qui étaient manifestement erronées. Aujourd’hui nous avons découvert ensemble qu’il faudrait 15 ans, et non pas 18 mois”. » (Rieusset-Lemarié 2005 : 12) La déception consécutive à la crise pourrait n’être pas uniquement négative, mais ouvrir de nouveaux terrains exploratoires – d’ici à ce que

1 Ce dernier a pris comme matériau les valeurs cotées à à la bourse des nouvelles technologies américaines. L’évolution des cours détermine les humeurs et comportements de formes molles, de « blobs » numériques évoluant dans un nuage bleuté comme une représentation simplifiée d’une ronde d’embryons dans le liquide amniotique – en tout cas, ce ballet évoque et enclenche l’imagination plutôt qu’il renseigne sur le niveau atteint par les actions de Google. 2 « Plutôt que le mariage de raison entre artiste et informaticien, sous le régime des concessions mutuelles (ce qui est le lot commun des couples), tentons l’expérience de la parthénogenèse. Que l’artiste expérimente lui-même les disciplines de l’ordinateur pour s’en incorporer intimement les aptitudes, afin d’ajouter à ses désirs la connaissance formalisée de ce qu’il cherche à voir. La construction d’un algorithme (ou expression logique d’une idée esthétique) ne vise pas à robotiser la production d’œuvres d’art. Elle ne vise pas davantage la domination de l’homme sur la machine. Elle cherche à faire naître de la rencontre originale entre l’imaginaire subjectif et l’imaginaire d’un automate artificiellement intelligent, une créativité esthétique d’un ordre nouveau. L’ordinateur : Une machine à énoncer des rêves. » (version abrégée du manifeste du groupe, cité par Teyssèdre 1977 : 32) 3 Lire L’Œuvre en échec, collectif (Jean Da Silva dir.), Paris, Éditions du CERAP, UP1, 1995.

l’objectif finalement se réalise, ou afin que surgissent de nouvelles propositions. Tel est l’objectif d’Hervé Bailly-Basin (plasticien, cofondateur du groupe de création Electrons libres), comme ce fut celui du Groupe

Art et Informatique de Vincennes (GAIV)2. Mais cela suppose un travail de démystification préalable. « Le multimédia s’inscrit dans la lignée de ces “miracles techniques” qui, intégrant les vieilles idées d’analogie et d’action à distance, répondent à l’attente de magie que la rationalité moderne, en principe, s’ingénie à décevoir » (Bailly-Basin 1996 : 65). Une démarche artistique critique doit percer à jour les pièges des technologies, pour substituer à cette magie standardisée, celle préparée par l’artiste. La déception et l’erreur3 seraient alors le point de départ de la création originale, une création qui n’écarterait que la part stéréotypée des technologies pour se jouer de, et jouer avec les techniques. Ces artistes proposent des rencontres qui seront d’autant plus riches que leur déroulement n’est pas programmé : l’expérimentation commence dès la « parthénogenèse » (GAIV). Il n’y a plus de spécialiste, les outils sont repris en main par les artistes qui font ployer les contraintes matérielles pour alimenter leur propre création.

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On pourrait se demander si les discours n’ont pas une telle fonction : ils exposent des évolutions possibles qui inspirent les expérimentations, et provoquent les créations, puis celles-ci nourrissent les théories en retour. Et le cycle se poursuit cahotant, alternant espoirs et déconvenues, dans un état d’incertitude permanent et pourtant fertile, où toute fiction devient possible, lorsqu’imagination, virtuel et actuel se relancent mutuellement. Ou, plus simplement : il est besoin d’une première projection, d’une assertion initiale, d’un postulat de base pour engager une discussion. L’intérêt de la déception est qu’elle l’entraîne vers des domaines moins galvaudés ou balisés, hors des préoccupations commerciales communes. Elle est le préalable à l’investissement de la marge de gaspillage laissée au jeu des artistes (Teyssèdre) ; là où les expériences artistiques ne risquent pas trop de remettre en question les technologies, mais où, au contraire, elles pourraient servir d’inspiration à de nouveaux produits.

LA MARGE DE GASPILLAGE

À l’instar de l’art vidéo, qui a eu son lot d’activistes (anti-télévision et politiques), une large part de l’art Internet est constitué d’œuvres d’artistes engagés, qui critiquent les technologies dont ils se servent, et dénoncent plus généralement les travers de la société. Heath Bunting, Olga Liliana, Vuk Cosic sont de ces net-artistes précurseurs qui donnèrent aux premières œuvres Internet une tonalité très contestataire, à un moment où le réseau en était encore à ses balbutiements, alors qu’il était essentiellement un espace d’expérimentation. Mais, dans cette première moitié des années 1990, les évolutions commerciales étaient en gesta-

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tion, et certains craignaient déjà que les nouvelles technologies soient essentiellement utilisées à des fins commerciales et sécuritaires et qu’elles n’aggravent les inégalités et discriminations sur toute la planète. « Ce sont en effet bien souvent les artistes Internet qui, les premiers aux côtés de certains critiques et activistes, ont dénoncé les présupposés installés “par défaut” dans les technologies de l’information et les ordinateurs nouveaux ou déjà existants. Ce sont également les artistes Internet qui, souvent, sont à l’origine de véritables projets alternatifs, en développant par exemple des produits utilitaires tels que des logiciels non commerciaux. » (Green 2005 : 11) Sans remettre en question l’intérêt d’Internet, ces artistes1 pointaient les arrière-pensées mercantiles qui détournaient le réseau de son origine libertaire – le terme plus juste serait « libéral », au sens américain. Ils proposèrent d’autres modèles, qui, ils l’espéraient, pourraient s’imposer pour le bénéfice de tous.

Monument à la victoire d’etoy.

1 On pourrait citer, par exemple, Graham Harwood, Josh On (They Rule (2001), diagramme dynamique illustrant les liens entre PDG, actionnaires, personnalités politiques…), Antoni Muntadas (The File Room (1994)), Mongrel, irational.org, ®™ark, etoy, The Bureau of Inverse technologies, etc. 2 C’est l’objectif d’autres artistes, tel le collectif Mongrel, qui s’intéresse tout particulièrement aux questions de discriminations dans les sociétés anglo-saxones, et dont une œuvre occasionna de forts remous lors de l’édition 1998 du festival Ars Electronica de Linz. « La tempête d’événements provoquée par l’Electronic Disturbance Theater et l’impact de l’installation et des déclarations de Mongrel renforcèrent le sentiment que les nouvelles technologies pouvaient constituer un moyen de mette en œuvre de nouvelles stratégies d’agitation et d’activisme. » (Green 2005 : 126)

TOY WAR Le collectif d’artistes etoy a remporté une victoire historique sur le site de vente de jouets en ligne du même nom. Le commerçant a finalement perdu le procès pour contrefaçon qu’il avait engagé. La solidarité des hacktivistes et la création de Toywar, plate-forme d’actions montée par le collectif, ont permis de contrer l’offensive juridique. La force et la pertinence de cette action est d’avoir réuni suivant un but précis l’art et le politique : cela a réalisé, pour un temps, le rapprochement si souvent désiré entre l’art et la vie. En faisant de ce combat un projet artistique, etoy a opéré un glissement dans un domaine où les avocats du distributeur de jouets ne pouvaient pas faire valoir leurs arguments. C’est un moyen d’étendre la pratique à des aspects de la vie quotidienne ordinairement réservés à une gestion «sérieuse » où l’art ne trouve généralement pas sa place.

« Malgré des enjeux juridiques et financiers très réels, Toywar a toujours été perçu comme un “jeu” par ses créateurs ; nous voyons bien là à quel point la technologie Internet a apporté une nouvelle dimension à la pratique artistique. En proposant de se battre contre un ennemi ou de défendre un territoire, en utilisant notamment l’applet de FloodNet et un peu de performance, les médias tactiques se sont positionnés comme un moyen de s’emparer d’un espace public ou de se le réapproprier. » (Green 2005 : 127) L’art Internet endossa alors un rôle d’avant-garde, en annexant d’autres disciplines, science, droit, commerce, etc. – la convergence numérique a rendu compatible des domaines auparavant étanches. Informations et méthodes transitent. Cela étend le champ d’action et les outils au service des artistes, sans qu’ils n’aient à se contenter des usages préconisés ou de la marge de gaspillage laissée par les technologies2.

L’art pourrait-il emporter la conviction du public, être autre chose qu’un luxe inabordable et présenter des alternatives crédibles et séduisantes, en développant des stratégies à même de déstabiliser le fata-

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lisme unilatéral des nouvelles technologies ? Alors que l’art numérique n’était pas encore installé, Hervé Bailly-Basin se demandait (au cours des premiers États généraux de l’écriture multimédia) quelle devait être la démarche de l’artiste multimédia et comment il pouvait exprimer une position critique. La « première [option] est d’essayer de faire à ce système le plus de mal possible, en y suscitant les expériences et les émissions de sens contre lesquelles, précisément, sa pseudo-transparence a été instituée. La seconde consiste à faire un usage des nouvelles technologies qui déborde de part en part les intentions de leurs producteurs – jusqu’au point où les producteurs ne reconnaissent plus leurs produits, et où l’idéologie réifiée dans les produits tombe d’ellemême, face à la puissance esthétique des œuvres issues de ce détournement » (1996 : 68). Une telle option était-elle envisageable, avant que les nouvelles technologies n’investissent totalement notre quotidien ? À ce moment-là, étaitil possible de fragiliser le système qui s’annonçait en le caricaturant, en le reproduisant, en le répétant, en le multipliant, en l’élevant à la puissance de l’absurde ? La question est obsolète. Maintenant qu’il s’est déployé, raffiné, complexifié, ramifié et qu’il a pris racine dans notre vie, qu’il est enflé de sa propre importance, à quoi servirait-il de pointer des excès contre lesquels nous ne pouvons rien ? L’art numérique aurait beau jeu de critiquer ce qui est devenu incontournable : un exercice de style sans grand danger. L’espoir restant résiderait dans les imperfections d’une construction en système précipitée : celui-ci pourrait être victime de sa propre réussite. « À cela s’ajoute le fait primordial que les industries actuelles sont, comme on sait, sujettes à des ruptures de rythme telles que c’est moins le spectre d’une situation placée sous contrôle industriel qui se profile à l’horizon de l’art que celui d’un modèle industriel fragilisé par sa propre puissance, laissant dès lors le champ libre à l’appropriation des techniques elles-mêmes par les artistes » (Couchot & Hillaire 2003 : 246). Dès lors qu’il a atteint une masse critique, le système devient incontrôlable. Tout gonflé, trop important pour être centralisé et efficacement maîtrisé, il produit nombres d’erreurs (d’accidents dirait Virilio) dont les

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artistes peuvent se saisir, tant qu’ils ne prétendent pas s’étendre au-delà de la « marge de gaspillage » qui leur est concédée – parce que le système est incapable d’en tirer parti.

« Comme c’est toujours le cas pour les technologies de pointe – exigeantes sur le double plan de l’investissement scientifique et financier –, l’image numérique s’est tout d’abord développée dans un contexte industriel. […] Ce n’est qu’en un deuxième temps que les machines et les techniques sont mises à la disposition des artistes ». (de Mèredieu 2003 : 18) Selon Bernard Teyssèdre, leur domaine d’intervention réside dans la marge de gaspillage que leur concède l’économie qui régente la planète – la quête du profit maximal. Ils y sont d’autant plus assujettis que leur première et principale préoccupation – qui conditionne toutes les autres – est la recherche des moyens financier pour exercer leur art. « À l’intégration directe de l’aléatoire dans l’algorithme, aux entrées indirectes que représentent les messages de l’environnement et la rétroaction du récepteur, il faut ajouter l’intrusion subreptice de l’économie : les contraintes que le fabricant d’ordinateur, en tant que “marchandise rentable à marge de gaspillage”, inscrit à l’entrée des programmes. » (Teyssèdre 1977 : 39) La critique peut prospérer, mais en marge, à l’écart, tant qu’elle reste peu visible – mineure. Ce sont des domaines ultra-spécialisés, c’est-àdire ultra-confidentiels, à l’intersection de champs hors de portée des béotiens. L’art ne serait qu’un espace de jeu secondaire, concédé par l’économie à des fins promotionnelles. La technologie supportant des affaires, elle ne permet les détournements que dans les domaines où elle est inopérante. Il est bien moins aisé de la remettre en question de manière globale, d’investir le système en général, plutôt que les résidus et déchets qu’il produit en permanence. Le cas particulier de l’art Internet montre bien les limites de la contestation : quelques œuvres intéressantes sont noyées au milieu des productions banales, et seules les personnes averties y ont accès.

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« C’est ainsi qu’au cours des premières années du XXIe siècle, l’art Internet en tant que forme autonome et distincte se fit plus timide et que ses praticiens se rapprochèrent d’autres champs culturels tels que les médias tactiques, les logiciels libres et les créations filmiques (en particulier l’animation et la vidéo). Entre les mains des artistes, le Net allait souvent s’apparenter à un marché noir, riche en œuvres qui prenaient position face à l’héritage des dotcoms et du net.art. » (Green 2005 : 170) Ces parallèles et rapprochements renforcent la critique, elles la précisent, mais elles la rendent aussi plus anecdotique ; l’information, pour être retenue, doit être plus resserrée, mais son public s’en trouve restreint, sa répercussion réduite. Sans réelle portée, l’œuvre a tout loisir d’être critique ; elle ne menace guère le système.

Au début des années 1990, quand Internet a commencé à se démocratiser, le réseau était encore dominé par une logique libertaire et nonmarchande. Ça ne pouvait pas durer. L’offensive médiatique vantant les mérites d’Internet s’accompagna, au milieu des années 1990, d’une préoccupation pour la création de contenu, qui prirent surtout la forme de services (gratuits et payants), de sites promotionnels et commerciaux, et d’une invasion publicitaire qui se poursuit aujourd’hui inexorablement1. Le règne économique reprit ses droits, dès que se sont profilées des 1 Voir le nouveau navigateur de Google, qui sera notamment plus performant pour récupérer des informations personnelles sur l’internaute, et permettra de mieux calibrer la publicité qui lui sera destinée. 2 Cela explique le revirement de Bill Gates, qui, après avoir totalement négligé Internet, a multiplié les investissements pour que Microsoft se taille une part du gâteau.

opportunités de profit2. Le contraire eut été étonnant, ainsi que Frédéric Bailly-Basin l’expliquait en 1996 (déjà). « Nonobstant la politique de reprise en main qui s’annonce actuellement, il faudrait être au demeurant bien naïf pour penser que “nos” gouvernements auraient laissé se développer les réseaux multimédia s’ils avaient considéré que les hackers, crackers et autres cyber-punks puissent en demeurer les principaux usagers. » (Bailly-Basin 1996 : 66) Comment un investissement essentiellement public3 aurait-il pu être concédé sans contrepartie, pour la libre jouissance d’opposants à la so-

3 Par le biais de l’armée américaine, des universités occidentales et de nombreux centres de recherche à travers le monde.

ciété, de critiques sans concession ? Autant exiger de notre ennemi qu’il nous fasse prospérer !

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« Internet promettait un accès immédiat à des données transparentes. À ses débuts, il était dominé par les laboratoires de recherche et les universités et constituait un terrain d’expérimentations artistiques. Néanmoins, le rêve d’un “réseau pour tous” n’a pas résisté longtemps et, dès l’origine, il n’a fait que cacher les questions plus complexes de pouvoir et de contrôle sur les médias. […] Des régions entières du monde n’ont pas accès à Internet et dans certains pays le pouvoir politique impose des restrictions à son utilisation. Internet lui-même est rapidement devenu un miroir du monde “réel” avec l’entrée en force des grandes sociétés, notamment du e-commerce.» (Paul 2004 : 204) Une fois excédée la marge de gaspillage concédée par l’économie – et la politique qui la soutient – aux artistes et agitateurs de tous poils, la normalisation n’est guère surprenante. La première phase d’expérimentation passée, le seuil critique de fréquentation atteint, le réseau devint mature : les sites artistiques et revendicatifs ont rapidement été noyés sous leurs concurrents commerciaux et institutionnels. Le rôle des artistes est redevenu subsidiaire. Ils représentent la bonne conscience à peu de frais, portent des contestations marginales, ayant d’infimes chances d’être entendues1. Ils perpétuent de dérisoires espoirs de rompre la résignation à la marchandisation de ce qui devait être un espace de liberté ouvert à la planète entière. Et le petit réseau libertaire résiste vaillamment à l’envahisseur.

CRITIQUES ET CONCESSIONS

Pour certains, en tant que fait avéré, repéré, reconnu (par des discours), les nouvelles technologies ne sont pas critiquables – elles existent. Ce 1 « Aussi la pertinence du concept d’interactivité pourra-t-elle se mesurer à la capacité que les artistes auront, ou n’auront pas, de la soustraire au reproche de “manipulation du manipulateur” qu’il encourt sur le terrain de la communication. » (Bailly-Basin 1996 : 66) Mais quelle que soit leur réussite en ce domaine, le mythe de l’interactivité subsiste : on a toujours le choix de faire ce qui nous est présenté sans alternative : consommez !

qu’elles proposent est admis comme un nouveau matériau apte à générer de nouvelles œuvres, une opportunité pour la création. Le risque est que leur expérimentation ne soit qu’une illustration des possibilités inscrites dans les technologies.

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GFP BUNNY Que dit Edouardo Kac avec son lapin transgénique phosphorescent1 ? Par la « création » de cet animal, il souhaitait générer un « dialogue public », notamment à travers son « intégration sociale ». Cet « événement social complexe » soulève des questions2 auxquelles il ne prétend pas répondre. Il amorce lui-même de nombreuses pistes, notamment à travers un texte très érudit (ainsi qu’en témoignent la multiplicité des notes, citations et références, indices de respectabilité), où il traite à la fois de l’iconographie lapine, de la question de la conscience animale et des avantages et risques des biotechnologies. Pour autant, il ne donne pas d’avis tranché ; ce texte ressemble plutôt à une extension de l’œuvre qu’à son commentaire. Il propose quelques

E. Kac, GFP Bunny (extrait), 2000

directions de recherche, dont la fonction est peut-être d’alimenter le débat, ou de témoigner de l’existence de ce débat, pour conférer une légitimité (sociale) à l’œuvre. Edouardo Kac le dit lui-même : « L’art transgénique ne cherche pas à modérer, à sous-estimer ou à arbitrer le débat public. Il veut ouvrir une nouvelle perspective qui offre ambiguïté et subtilité là où nous ne trouvons d’ordinaire que la polarité affirmative (“pour”) ou négative (“contre”). » (2000) Il ne s’agit pas d’adopter une position politique tranchée, mais de susciter des réflexions. En cela, GFP Bunny fut un succès. Les médias interrogèrent l’opportunité d’un recours au génie génétique pour la création. Et cela provoqua un effet secondaire très désirable : l’amélioration de la notoriété de l’œuvre et de son créateur.

Laissant de côté les problématiques globales, des artistes s’intéressent à ce qu’on pourrait qualifier de couches superficielles du domaine numérique, habillages des technologies – comme par exemple le fonctionnement des navigateurs Internet (Browser Art)3, ou la création de systèmes N. Bookchin, Metapet (extrait), 2002

de classement4. La critique ne touche pas aux fondements des nouvelles 1 Voir également Time Capsule (1997) : il s’inocule lui-même une puce qui sert à catégoriser et repérer les membres des espèces rares ; l’événement a été filmé et retransmis à la télévision et sur Internet, une plus-value médiatique dont on peut interroger la portée esthétique. 2 Éthique, art, famille, média, science, religion ? Une série d’affiches placardées dans les rues de Paris ne propose que des pistes très générales.

B. Fry, Valence (extrait), 1999

technologies ; ils sont difficiles à cerner, et leur remise en cause serait aussi celle des pratiques les prenant pour cibles. On peut alors se demander si l’intervention des artistes est à même d’influer profondément sur un système dont ils sont eux-mêmes dépendants – fut-ce pour en pointer les dangers ou les limites. La suspicion mine toute œuvre contestataire : pour exister, cette dernière a besoin des défauts qu’elle dénonce, surtout

3 Quoique certaines œuvres transforment radicalement le principe du surf ; Riot de Mark Napier (2000) est une interface qui amalgame sur une même page des liens vers des sites récemment visités par les autres utilisateurs du logiciel.

si elle le fait en reproduisant simplement ces travers. Metapet de Natha-

4 Valence de Benjamin Fry (1999), TextArc de W. Bradford Paley (2002) pour visionner des infos en 3D, des mondes de textes, de concepts et leurs liaisons.

mais aussi de se préparer à ces changements et, éventuellement, d’en

lie Bookchin (2002) nous propose de gérer un travailleur-animal virtuel génétiquement modifié pour obtenir le plus de profit. Cela permet de se faire une idée des dérives que les biotechnologies pourraient entraîner,

tirer parti. Comme expliqué plus haut, les discours peuvent faire survenir ce qu’ils évoquent – quand bien même ils chercheraient à l’empêcher.

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La dimension sociétale des nouvelles technologies est diversement prise en considération par les artistes numériques. Toutes les œuvres produites ne s’y intéressent pas ; les artistes ne parlent que des sujets qui les préoccupent. Leurs interventions sont parfois tout à fait inoffensives : créer des paysages sonores ou visuels abstraits, installer dans un arbre un petit haut-parleur diffusant, quand on appuie sur un interrupteur, un chant d’oiseau préenregistré… Pourquoi pas ? Certains les qualifieront de parti pris, refus de la représentation, intervention dans l’espace public… Mais si ce ne sont pas des œuvres anecdotiques dans leur contenu, elles le sont par leur manque de visibilité ou par l’incompréhension de leur éventuelle dimension politique. Les interventions ouvertement engagées n’agissent pas beaucoup plus sur la culture technologique, parce qu’elles sont rarement diffusées en dehors d’un cercle d’initiés – ils y trouvent avec satisfaction un avis proche du leur, mais pourquoi prêcher des convertis ? Vuk Cosic, Mark Napier, ®™ark, Mongrel… n’ont pas pu empêcher l’évolution commerciale d’Internet, pas plus que les autres net-activistes. « L’artiste informaticien est astreint à la vigilance […] » disait Bernard Teyssèdre il y a plus de 30 ans déjà (1977 : 36), mais rien ne dit que cette vigilance ait servi à quelque chose ; l’ordinateur est plus que jamais une « machine à sous ». Il semble que l’artiste soit investi (par les théoriciens… ou par luimême) d’une mission qui est également son rôle dans la société : critiquer, subvertir, mettre en cause les présupposés. « Plus le monde avance vers l’état que décrit Blanchot, “où tout aura valeur, où tout portera sens, où tout le monde s’accomplira sous la maîtrise de l’homme et pour son usage”, plus l’art doit perpétuer “le mouvement, l’insécurité et le malheur de ce qui échappe à toute saisie et à toute fin” » (Bailly-Basin 1996 : 68). Objectif noble et valeureux, mais dont la portée est le plus souvent limitée : le positivisme du Progrès l’emporte généralement sur l’expres-

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sion du doute et de la fragilité. À se demander si ce discours n’a pas une vocation essentiellement interne, une sorte de charte de bonne conduite qui pare cette activité d’une responsabilité un peu excessive – ou présomptueuse. Oui ! l’art numérique est utile, salutaire même, puisqu’il corrige les défauts, ou au moins tempère les errements des technologies avec lesquelles il traite, qu’il a à charge « d’humaniser »1. Il rend supportable l’insupportable, soit qu’il agisse effectivement sur elles, soit qu’il fasse diversion, et que, par une critique mineure (par son ampleur ou sa portée), il détourne l’attention de ce qui fâche – un moyen de garder la face. Et pourtant, l’art ne saurait s’exonérer de cette mission, sauf à risquer de perdre toute spécificité et toute nécessité, et à passer pour un simple loisir d’illuminés ou de privilégiés !

Et pourtant… Une lueur, un mouvement, une fièvre soudaine… Le développement des logiciels libre (Linux, Firefox, OpenOffice…), l’invention des licences de copyright ouvertes (Creative communs, Copyleft…), les sites collaboratifs et citoyens (Wikipedia, Rue89, Indymedia…), tout cela laisse présager des évolutions opposées à la commercialisation. Des institutions commencent à s’équiper de logiciels libres (La Mairie de Paris), des artistes, de renommée internationale pour certains, diffusent leurs œuvres gratuitement2. Les sources d’informations se diversifient et infiltrent les médias plus traditionnels – voir toutes les vidéos 1 Lors d’un entretien avec Frank Popper, Joseph Nechvatal dit : « A main thread in your new book, and the reason that you stress the biographical details of the artists, I believe, is your desire to show how technology is – or can be – humanized through art » (2004). Là ou l’art numérique revendique ses visées humanistes. 2 Ou à prix libre, comme l’a fait le groupe Pop Radiohead pour son album In Rainbows, fin 2007.

politiques récemment publiées sur YouTube ou DailyMotion. Des phénomènes nés sur Internet sont relayés par ces médias – la chanteuse Lily Allen, le film d’animation Big Buck Bunny, les jeux vidéos Façade,

Everyday shooter, N+… Pourra-t-on revenir à l’origine quasi philanthropique des débuts du Web ? Cela semble bien improbable, tant les publicités restent toujours

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aussi envahissantes, et les contraintes financières incontournables. Les logiciels libres, par exemple, sont l’occasion d’inventer un nouveau modèle économique, qui s’installe progressivement mais qui risque d’entraîner de nombreux effets pervers. Le produit est gratuit mais le service payant. La valeur glisse irrémédiablement vers l’immatériel, le Image du film d’animation Big Buck Bunny, 2008

virtuel, et notre société de l’information vers l’hyperréalité. Dans ce jeu technologique, l’attitude des artistes reste trouble, entre contestation et bénéfice de notoriété, de visibilité et, finalement, de finances (il suffit de voir tous ces artistes révélés par Internet, et particulièrement, le site

Myspace)…

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UN ART ORDINAIRE L’art numérique est avant tout qualifié par les technologies qu’il emploie (qui l’emploient ?) – de même que ses avatars : art multimédia, media art, art avec les nouvelles technologies, etc. Celles-ci évoquent des univers de techniques et d’usages, plutôt que des œuvres en particulier. Pourtant, on aurait du mal à imaginer les artistes d’aujourd’hui uniquement au service d’une cause qui les domine – fut-ce celle de leur art – sans qu’ils se l’approprient d’une manière ou d’une autre, volontairement ou non. Peut-être une telle humilité se justifiait-elle tant que le monde de l’art numérique n’était pas installé et que les théories évoquaient plus une nébuleuse qu’un ensemble défini. Mais quel est l’état des lieux actuel de l’art numérique, alors que les technologies et les œuvres se sont banalisées ? Cela fait plus de 30 ans que Vera Molnár utilisa l’ordinateur pour prolonger son travail informatique, plus de 15 ans qu’eut lieu la première exposition Artifices à Saint-Denis, pour présenter des rencontres de l’art et des technologies, une dizaine d’années qu’expositions et ouvrages présentent et explicitent l’art numérique, et 5 ans peut-être qu’il en est arrivé à un stade de développement tel que nous ne nous étonnons plus de voir des œuvres élaborées grâce à des technologies numériques.

Simon Boudvin, Réserves et garnisons n°4 (extrait), 2006

Un art ordinaire

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photo © Cleary & Connolly

LA « DÉMOCRATISATION » DES TECHNOLOGIES A. Cleary & D. Connolly, Here and There (extrait), 2008

Quand, en 2008, le centre Pompidou organise dans la galerie des enfants Pourquoi pas toi ?, une exposition de dispositifs créés par Anne Cleary et Denis Connolly, c’est « une grande installation interactive où chacun peut venir expérimenter » les œuvres du couple de vidéastes. Le lieu est sobre, plongé dans une pénombre qui sied mieux à la projection d’images, les technologies ne sont pas apparentes : il n’est plus nécessaire de mettre en avant le dispositif pour vendre l’œuvre. Mais le discours résiste, se répète, un truisme. « Tout déplacement fait apparaître une nouvelle image. Le visiteur devient créateur à son tour : en proposant un mouvement, il transforme l’œuvre. » Après les adultes, les enfants aussi ont le droit d’expérimenter l’interactivité artistique1.

LA NOUVELLE SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE

Dans l’imaginaire collectif, le cliché du serveur gargantuesque a été supplanté par celui de l’ordinateur de bureau, puis détrôné par la diffusion des ordinateurs familiaux et portables, les téléphones multimédia… Pour que les nouvelles technologies se « démocratisent » – c’est-à-dire 1 Si l’œuvre a été présentée dans la Galerie des Enfants de Beaubourg, ce n’est pas seulement parce que sa forme ludique pourrait séduire les plus jeunes : l’exposition est pédagogique, participant au processus d’habituation – voire d’accoutumance – qui doit les sensibiliser à des formes de présentation interactives.

qu’elles trouvent un marché à la hauteur des investissements financiers qu’elles nécessitèrent –, il en aura fallu des reportages, des tribunes, des campagnes de publicité et des promotions de Noël ! Les « experts » se sont succédé pour déplorer le « retard français », agitant le chiffon

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rouge du décrochage économique et culturel, admonestant la plèbe forcément trop conservatrice1. Mais qui pouvait avoir envie d’installer chez soi cet outil de travail, objet grisâtre aux formes anguleuses inharmonieuses : en plus de coloniser les bureaux, fallait-il qu’ils investissent nos foyers ? Des efforts d’ergonomie – et de communication – ont donc été faits. La sortie commerciale de Windows 95 fut présentée comme une information d’importance, articles et reportages télévisés se multiplièrent pour le plus grand avantage d’une entreprise hégémonique aux marges de rentabilité indécentes. Et quelques années plus tard ce fut l’Imac, et l’Ipod, et l’Iphone, et l’ordinateur portable à moins de 1000 euros, qu’il faut bien acheter pour réussir ses études, pour consulter ses comptes 1 L’express : Internet : le retard français, par Guillaume Grallet, le 09 / 11 / 2000 ; Multimédia: la France doit se réveiller par Christophe Agnus, le 26 / 06 / 1997 ; Internet, c’est urgent ! par Elisabeth Schemla, le 26 / 06 / 1997 ; Multimédia: le bonnet d’âne français par Christophe Agnus, le 2004 / 09 / 1997 ; Argent, école, shopping, loisirs : Vivez avec le multimédia ! par Christophe Agnus, Philippe, Blanchard le 2004 / 12 / 1997 ; Sur Internet, tout reste à faire par Patricia Champane, le 18 / 03 / 1999 ; François Caron « Internet, c’est la troisième révolution industrielle » par Sabine Delanglade, le 27 / 04 / 2000 . Depuis lors, cette technique a été largement réemployée par les thuriféraires du progrès (marchand) et déclinologues confirmés : il faut emboîter le pas aux OGM, aux nanotechnologies, à l’ultralibéralisme, à la financiarisation de l’économie. Heureusement que ces experts nous montrent la voie !

en banque en ligne, commander ses courses, remplir sa déclaration d’impôts électronique… Car la puissance publique a fait de son mieux pour relayer le mouvement, du plan informatique dans les écoles françaises en 1985 à l’extension de la fibre optique inscrite dans les dépenses « d’investissement » du grand emprunt national de 2010 – peut-être inspiré d’un plan similaire élaboré aux États-Unis quelques mois auparavant. Et à chacun de s’arranger pour éviter spams, virus informatiques et autres aspects indésirables du progrès ! Les technologies font désormais partie de notre vie. Il ne nous viendrait pas à l’idée de cesser d’utiliser nos ordinateurs ou nos téléphones portables par exemple – cris d’orfraie : « on ne peut pas revenir en arrière »2. Notre société repose aujourd’hui sur le « numérique ». Que l’on habite en ville ou à la campagne, il devient de plus en plus difficile d’éviter tout

2 En 2008, plus de la moitié des ménages français étaient équipés d’ordinateurs personnels, plus des trois quarts de téléphones portables… Une dizaine d’années après qu’ils soient devenus vraiment accessibles !

contact avec le numérique, en Occident comme dans les pays en voie de développement. Les récalcitrants n’ont qu’à aller garder des moutons dans le Larzac ou ouvrir une épicerie à Tarnac !

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L’OMNIPRÉSENCE DU NUMÉRIQUE Car le numérique ne se cantonne pas aux ordinateurs. De nombreux biens de consommation courante sont équipés de micro-processeurs : téléphones portables, agendas électroniques, appareils photo, caméras, projecteurs vidéo, téléviseurs, lecteurs de CD, de DVD, cartes à puces en tous genres, de la carte bleue à l’abonnement de transport électronique ; mais aussi beaucoup d’électroménager intégrant de l’électronique, machine à laver programmable pesant le linge ou dosant la lessive, ou encore système d’alarme « intelligents », thermostats réglables à distance, jusque dans les lucarnes (technique Io-homecontrol pour Velux), généralisation de la domotique préfigurant la maison intelligente du futur ; et ce n’est pas tout, puisque le numérique investit également les modes de production (usines automatisées, robots programmables…), de distribution (logistique gérée par informatique), de transport (pilote automatique, métros sans conducteurs, voitures assistées par des systèmes d’anti-démarrage, de régulateurs de vitesse, de radars anti-collision,

systèmes GPS, drones, etc.), de communication ; la majeure partie des activités humaines sont rationalisées, décortiquées en des séquences d’événements, taylorisées et standardisées par la répétition de méthodes régies par des algorithmes traitant des informations binaires. « Nous vivons dans la technologie désormais » (Couchot & Hillaire 2003 : 249). Pas une journée sans que l’on utilise l’une ou l’autre de ces technologies, sans y prêter attention, que l’on recherche une information sur Internet, que l’on s’envoie des messages par SMS… Notre environnement est aujourd’hui généralement essentiellement numérique. Des habitudes se sont construites sur ces supports, au point que nous peinons à nous en passer. Il n’y a qu’à voir la dépendance des voyageurs envers Internet ; même lors de périples qu’ils souhaitent les plus authentiques, ils s’assoient régulièrement devant des écrans d’ordinateur, rassurés, reliés à leurs amis et au monde entier grâce au réseau des réseaux !

« Digital technology has become an affordable mass-produces ware »1 (Bruckmayr 2001 : 22). Les prix ont singulièrement baissé, les nouvelles technologies ne sont plus uniquement distribuées par des magasins spécialisés, mais également vendues dans des grandes surfaces et des magasins d’électroménager. Elles sont d’une utilisation plus simple, parfois même simpliste2, pour être accessibles à tous, familles, personnes âgées, réfractaires aux technologies. Et nous nous y sommes habitués, à force d’avoir à les utiliser au travail, dans la vie quotidienne. Elles ont acquis une telle éviden1 « La technologie numérique est devenue un bien de consommation courante. » 2 Pour nous faciliter la vie, les logiciels grand public, et singulièrement ceux installés par défaut sur les ordinateurs au moment de leur vente, décident à la place de l’utilisateur.

ce qu’il nous paraît tout naturel de les utiliser. RÉFLEXES QUOTIDIENS Quand auparavant nous devions attendre le retour chez lui de notre ami pour qu’il écoute son répondeur et nous rappelle, nous le joignons directement sur son portable – « excuse-moi, je suis en retard d’une demi-heure ». Si nous vou-

lons nous renseigner sur le tigre du Bengale, au lieu d’ouvrir une encyclopédie ou d’aller vérifier à la bibliothèque, nous interrogeons Wikipedia. Pour réserver nos places à un spectacle ou aller vérifier les horaires d’une exposition,

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nous faisons des recherches sur Internet. Nous nous impatientons quand devant nous un voyageur n’arrive pas à acheter son billet sur une borne avec écran tactile. Nous avons des milliers de photo sur notre ordinateur, des milliers de morceaux de musique, des films, des jeux,

et tout cela transite sur notre téléphone, notre baladeur numérique, etc. Et lors d’un voyage en Asie du Sud-Est, un conducteur de moto-taxi nous prend en photo avec son téléphone multimédia, pour conserver lui aussi des souvenirs de ces rencontres.

« La technologie fait partie du voyage, on se déplace avec des walkmans, des ordinateurs, des caméras digitales, des machines portables qui cherchent leur réseau, des machines technologiques et biologiques déréglées à chaque transition » (Moisdon Trembley 2002 : 55). Nous sommes équipés d’interfaces modifiant notre perception : le monde n’est plus le même, vécu à travers les nouveaux outils de communication. Si l’invention du train et plus encore de l’avion ont réduit la taille de la planète, si le téléphone a changé le rapport au temps et transformé les rapports sociaux, si les techniques d’enregistrement du son et de l’image ont favorisé la diffusion de la création et provoqué l’apparition d’une consommation sans pratique, les technologies numériques ont démultiplié la portée de ces évolutions et consacré l’homme cybernétique, n’accédant à son environnement qu’à travers des prothèses perceptives. Dans ses performances, Stelarc s’adjoint un harnachement technologique auquel il se confronte : mais plutôt que de le contrôler, il est dominé par cette prothèse mécanique qui lui colle littéralement à la peau. De manière moins spectaculaire, nous déléguons notre vision à des appareils photos ou à des caméras, notre ouïe à des micros, notre mémoire à des disques durs ou à des répertoires sur des téléphones portables, quand nous ne substituons pas à notre environnement musique, texte, images, vidéo, ou tout à la fois – le voyageur type dans un TGV, un casque sur les oreilles, regardant un DVD sur son ordinateur portable, et ne s’interrompant que pour répondre à des coups de fil ou envoyer un mail avec son Blackberry™. Ce n’est pas que cette mise à distance de notre environnement soit radicalement nouvelle, mais le monde est aujourd’hui généralement

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appréhendé médiatisé ; la complexité technologique conditionne son appréhension via des équipements appropriés à cet usage1. La société médiatique demande à ce que tout le quotidien soit transformé en information : n’est vraiment vécu que ce qui a été enregistré, c’est-à-dire codé de façon à pouvoir transiter sur les réseaux. Notre perception de la réalité passe par des intermédiaires numériques.

NOUVEAUX USAGES

Les technologies numériques ont supplanté les systèmes analogiques en douceur, un média après l’autre. Un appareil photo numérique, une caméra digitale, un téléphone portable s‘utilisent à peu près de la même façon que ses équivalents analogiques (pour ce qui est des fonctions de base)2 ; il fallait éviter que le changement ne déstabilise les consommateurs. Parallèlement, les appareils analogiques ont été influencés : ils ont été équipés de nouvelles fonctions, écran à cristaux liquides pour un aperçu numérique de l’image vidéo enregistrée par le caméscope, répertoire dans le combiné téléphonique, etc. Tout cela conférait un surcroît de légitimité aux nouveaux gadgets vendus sur le marché3, de l’évidence 1 Lire La route du futur de Bill Gates.

aux pratiques qui leur étaient associées. Le passage de la machine à écrire au traitement de texte sur ordinateur a été plus marquant, mais

2 L’appareil de prise de vue se manie de la même façon, la photo est toujours prise en pressant un bouton sur le haut du boîtier, le design reste assez proche de la forme classique – quoiqu’avec des modifications depuis que l’outil est largement diffusé.

les logiciels ont été conçus pour ne pas désorienter les utilisateurs – l’interface graphique et le WYSIWYG permettant d’afficher une page blanche sur laquelle est tapé le texte virtuel. Les programmes de DAO (dessin assistés par ordinateur) étaient aussi explicites, grâce à des icônes

3 Retirez son appareil photo ou sa caméra à un touriste, empêchez-le de rédiger son blog dans un cyber-café, et vous lui enlèverez une grande part de son plaisir et surtout de la raison d’être de son « aventure ».

représentant crayon, pinceau, pot de peinture, palette de couleurs, etc.

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NE PAS EFFRAYER LES CLIENTS POTENTIELS ! Les logiciels de montage vidéo, de traitement du son, ont été pour la plupart calqués graphiquement et méthodologiquement sur les systèmes matériels qui les ont inspirés. Pour citer un exemple, Cubase s’utilise d’abord comme une console de son : il faut « tourner » les « potards », « faire glisser » des « molettes » de volume, « appuyer » sur les « boutons » « marche », « arrêt », « avance rapide »… Seuls les utilisateurs expérimentés ont recours aux fonctions plus spécifiques, profitant du pouvoir heuristique de la modélisation : les courbes de niveau sonore, de panoramique, de type et de valeur d’effet donnent un aperçu schématique de la durée, ce que ne permet pas la manipulation d’une console de mixage physique. L’usage du numérique est bien souvent rabattu sur celui de l’analogique. Pourtant les outils sont bien transformés par les nouvelles technologies. Par un effet retour, les nouvelles consoles de mixage, numériques, ne s’utilisent plus comme leurs précurseurs. Alors

que celles-ci présentaient autant de tranches (chacune dédiée à un micro) que d’instruments, jusqu’au-delà d’une cinquantaine, celles-là sont souvent réduites à 8 ou à 12 physiques, mais gérant le nombre de pistes virtuelles souhaitées, accessibles grâce à un écran : les réglages sont enregistrés et apparaissent sur la console à tout moment grâce à l’automation. Nouvelles habitudes, nouveaux réflexes, nouvelles façons de préparer et de sonoriser un concert. Ces évolutions touchent tous les outils où le numérique a remplacé l’analogique ; dans les appareils photos compacts où la sensibilité, l’ouverture et la vitesse d’obturation peuvent se faire à travers le menu interactif ; dans les enregistreurs sonores où la gestion des niveaux et des modes d’enregistrements se fait sur écran plutôt qu’avec des boutons ; dans les téléphones portables où l’on ne compose plus de numéro de téléphone, mais où l’on rappelle un correspondant ou on le cherche dans le répertoire…

« Le support numérique n’est pas sans conséquences sur notre culture visuelle. Il risque au contraire d’introduire un tournant majeur dans notre rapport au visible. » (Schaeffer 1996) Les changements les plus marquants ont été introduits indirectement. Certains sont évidents car supports de promotions commerciales : tout ce qui est de l’ordre de l’aide à la création, par exemple1. D’autres sont 1 Les effets inventés pour les logiciel de retouche d’image (sépia, solarisation, couleur dominante…) permettent de prendre des photos « artistiques » à peu de frais ; on trouve sur Internet des services d’impression de livres de photographie pour faire passer quelques clichés de vacances pour un reportage de professionnel.

plus diffus quoique très prégnants : l’emprunt et la reprise sont devenus

2 Les appareils photos numériques suppriment les limitations techniques (pellicule) et économiques (coût du développement et du tirage). La plupart des téléphones GSM sont désormais équipés d’objectifs, ce qui démultiplie le potentiel de photos à prendre, y compris dans des situations de reportage du quotidien, quand les gens sont témoins de faits divers ou d’événements locaux de portée politique nationale.

lioration des performances informatiques, les images de synthèse de-

courants ; le repentir est toujours possible (CTRL+Z) ; la production de photographies est virtuellement illimitée, dans toutes les situations ; elles sont ensuite diffusées vers le monde entier – il suffit d’une connexion à Internet pour cela2 ; avec le perfectionnement des techniques et l’amé-

viennent si réalistes qu’elles ne servent plus à reproduire ou à reconstruire le réel (même si celui-ci est issu de fantasmes) mais à le figurer : les dinosaures de Jurassic Park ressemblent vraiment à l’image que nous pouvons nous faire des gigantesques sauriens de la préhistoire – une fois passée la surprise de leurs mouvements plus vifs que nous le pensions.

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Le « couper / coller / ajouter / publier », provoque « l’émergence de formes auctoriales intermédiaires entre la création “classique” (littéraire, plastique, etc.) et la réception » (Weissberg 2000 : 117). Une nouvelle culture s’installe, avec la commercialisation d’outils intermédiaires entre l’amateur et le professionnel, celui qui le souhaite peut se prendre pour un « vrai » photographe, monter un « vrai » film, créer un « vrai » morceau de musique, etc. Le matériel est moins cher et plus facile d’utilisation. Le home studio s’est développé, permettant d’installer chez soi une unité de production de musique, de vidéo, aussi bien que de comptabilité, de papeterie personnelle… Les exemples sont inépuisables. Cette logique – on pourrait sans doute parler d’idéologie tant elle cherche à accumuler les arguments en sa faveur – du DIY (do-it-yourself : faites-le vous-même) a été empruntée, s’est inspirée, a adapté un des mythes fondateurs d’Internet : l’annulation de la hiérarchie et de l’orientation des messages. Il n’y a plus d’émetteur et de récepteur mais des points de connexion sur un réseau, en même temps origine, aboutissement et véhicule d’informations. Toute œuvre ou expérimentation peut être librement diffusée sur Internet, confrontée à d’autres, et les expériences partagées. Mieux encore, elle peut être prolongée, rappropriée, détournée, objet d’une reprise, d’un remix, d’un pastiche, etc. Le travail collaboratif est remis au goût du jour par le penchant libertaire d’Internet, la création de logiciels en open source, le partage de savoir, le copyleft, ou, plus quotidiennement, l’intervention sur des forums de discussion ou la rédaction de commentaires, parfois même d’articles sur des sites d’informations (Rue89), l’envoi de photos ou de vidéos d’événements dont on a été témoin, etc. « L’œuvre “participative”

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relancée par Internet est devenue, décidément, très à la mode » (FP 1999)1, mais c’est une participation qui ne remet pas en question le statut de l’auteur ; nous sommes simplement plus habitués à donner notre point de vue ou à intervenir quand on nous le demande. Cela ne signifie pas que nous soyons véritablement dans une société déhiérarchisée et multipolaire. Ce sont des usages contemporains parmi d’autres, participation et communication exacerbée donc ; renouvellement du langage pour l’adapter aux nouveaux supports, textes plus concis, abréviations ; importance de l’image, de la vidéo et du son, rythme plus soutenu, temps réel – c’està-dire compression du temps jusqu’à être quasi évacué – ; place grandissante des loisirs et valorisation croissante de la création personnelle, comme mode d’épanouissement et responsabilité vis-à-vis de la société ; interopérabilité, polyvalence et déspécialisation ; primat du concept et de l’idée sur la sensation… La liste des évolutions en cours pourrait être étendue, sans qu’il soit possible de définir jusqu’où elles s’appuient et sont appuyées par des entreprises commerciales qui en profitent2.

1 Il poursuit : « Elle sort désormais des réseaux électroniques et investit même les espaces physiques de monstration de l’art : un des lieux les plus en vogue à Paris est l’espace / galerie “Public” qui propose actuellement “une série de Workshops ouverts au public, ni débats, ni atelier, mais un laboratoire d’expérimentations collectives, de confrontations, d’échanges, de réalisations. Il s’agit en même temps de faire et de montre, d’envisager les processus de travail comme forme, d’élaborer en continu…” On intègre le public dans le processus de création, ce n’est peut être pas nouveau mais c’est de plus en plus radical. » (cité par Reynald Drouhin sur http://www.incident.net/works/metaorigine/ readme.html, pour son site Métaorigines, 1999)

LA VIE NUMÉRIQUE Si la vie entière devient numérique, c’est que la plupart des outils que nous employons sont reconstruits – simulés – par le langage binaire. Cela a permis, permet et permettra une phase d’adaptation : une caméra DV s’utilise d’abord comme son équivalent vidéo ; puis s’ajoutent des fonctions de traitement de l’image et du son issues de l’informatique ; celles-ci préfigurent les transformations à venir, modification des couleurs, de l’exposition, vision nocturne, stabilisateur, etc., un ensemble d’instruments complémentaires qui facilitent la prise de vue en prenant en charge les risques et les éventuels problèmes lors du tournage. Ce soutien passe pour un progrès, de la même manière que nous sont vendues toutes les inventions du numérique : le téléphone portable, les mails groupés, la réservation par Internet, les caisses

automatiques, le vote électronique, tout cela est pratique… Mais peut-on imaginer que cette assistance soit neutre, qu’elle n’induise pas de nouveaux usages, qu’elle n’instaure pas des présupposés sans que nous y prêtions attention ? Je n’ai pas envie que mon patron puisse me joindre pendant mes vacances ; pas plus que cette vague connaissance perdue de vue depuis cinq ans continue à me raconter sa vie au Canada ; je ne comprends pas pourquoi j’ai payé ma place dans le train deux fois plus cher que mon voisin ; je vois les caissières manifester devant le supermarché et je m’apprête à faire de même lors de prochaines élections si on ne peut en vérifier la validité. Ce qui est pratique change les pratiques. Celles-ci se déplacent plus avant, sur la base de ce qui a été défini comme étant les bons usages – c’est-à-dire les bonnes manières.

2 Ce qui ne réduirait pas pour autant leur impact social.

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MEILLEURE ACCESSIBILITÉ

« Je suis un artiste au sens large du terme […] Je veux continuer à travailler à une certaine échelle ; et en ce sens-là, je regarde vers des formats autres » (Pierre Huyghe interviewé par Richard Leydier, Art Press n°322, avril 2006 : 30). En rapprochant tous les médias, le numérique facilite l’accès à des pratiques variées et leur maîtrise au-delà du simple amateurisme. Les outils professionnels de création étant liés à l’informatique, les méthodes se sont (en partie) démocratisées. Les logiciels professionnels ont inspiré des versions « grand public », qui ont été développées dans leur propre direction et les ont nourri en retour. La distinction entre ces deux types d’outils n’est plus aujourd’hui très pertinente : les plus simples offrent de nombreuses fonctions à des coûts limités1. Les logiciels professionnels se sont démocratisés à travers le piratage généralisé. Comme beaucoup d’utilisateurs occasionnels, de nombreux artistes manipulent les logiciels spécifiques, initialement destinés aux graphistes (Flash), cinéastes (Final Cut), etc., et dont ils n’auraient peut-être pas pu assumer le coût élevé. Après un apprentissage dans des structures disposant des licences d’utilisation (école, université, centre d’art, 1 En témoigne la carrière de Sketch-Up. Beaucoup moins cher que la plupart des autres logiciels de synthèse 3D, il n’offre que des fonctions basiques et imprécises. Mais son ergonomie le rend accessible à tous, même aux non-initiés, pour des résultats très efficaces. Il a été récemment racheté par Google qui en a sorti une version limitée gratuite, associée à son outil populaire Google Earth. 2 Dont l’usage est enseigné dans de nombreux lieux artistiques (stages de PureData, Processing, etc. au CRAS). 3 Elle a conçu le programme MolnArt pour cela.

association, etc.), ils en auront fait des copies gratuites (donc illégales), pour en explorer les potentialités… Avant de les mettre à profit pour prolonger leur propre démarche. Plus fréquemment, ils se servent de logiciels « libres »2.

Quand Vera Molnár produisait des variations sérielles de carrés pour

30 carrés non concentriques (1976), elle avait recours à la programmation3 – ce qui prolongeait sa recherche déjà entamée sur les processus algorithmiques. Pour réaliser Legible City et Portrait, Jeffrey Shaw et Luc

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Courchesne firent appel à des ingénieurs1. Aujourd’hui que les technologies numériques se sont popularisées, il n’est plus nécessaire de se faire aider par des informaticiens ou d’apprendre des langages de programmation pour créer de l’art numérique. Bien que les technologies nécessitent toujours un apprentissage, il est beaucoup plus facile de les apprivoiser, et, peut-être, de se les approprier – tant qu’on en respecte les intentions et qu’on ne les détourne que superficiellement. Ce qui était auparavant réservé aux intervenants du « complexe militaro-industriel », à des informaticiens ou à de riches amateurs, est rentré dans le domaine public. Pourquoi les créateurs d’aujourd’hui suivraientils le même chemin que les « principaux artistes des trente dernières années », alors qu’ils ne sont plus entravés par « le coût », « la rareté des systèmes et […] leur complexité d’utilisation » (Kerjan & Perrot 2000 : 133) ? Plus besoin d’une aisance financière pour utiliser les technologies numériques standard. Même celles qui ne sont pas d’usage courant sont enseignées dans des ateliers aux frais d’inscription peu élevés ; seuls les outils les plus spécialisés – les plus performants dans leur domaine – reste hors de portée de l’artiste indépendant, qui ne bénéficie pas d’aide. 1 Aujourd’hui, les artistes qui créent des œuvres complexes (interactives notamment) se font aider d’informaticiens, ou simplement d’amis un peu habiles dans le domaine.

« L’allégement, dans les dernières décennies, de dispositifs techniques autrefois très lourds a ainsi joué un rôle conséquent auprès des artistes » (de Mèredieu 2003 : 11)2. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à voir les films réalisés avec des télé-

2 « C’est précisément le progrès des logiciels et des microordinateurs et la diminution de leur coût qui ont permis à une nouvelle catégorie de créateurs, jeunes et moins jeunes, de s’emparer à leur tour des technologies numériques » (Couchot & Hillaire 2003 : 59). 3 « Telles Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, qui, après avoir touché à tous les médias maintenant traditionnels, se sont mises à l’ordinateur avec une maîtrise totale » (Couchot & Hillaire 2003 : 85).

phones portables, les animations interactives fabriquées avec le logiciel Flash ou même les pièces vidéo que tout un chacun peut réaliser en vue d’un projet. Et il n’y a pas que les jeunes artistes ou les manipulateurs experts3 qui se saisissent de ces technologies : des vidéastes y ont recours (Bill Viola, Gary Hill), ainsi que des plasticiens comme Gilbert & George ou Orlan, qui tirent profit des possibilités du numérique pour

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développer leur création. La précision des logiciels de retouche d’images et les repentirs infinis qu’ils autorisent facilitent les montages photo des premiers. « Orlan intervient ici comme figure tutélaire, elle qui, après sept opérations chirurgicalesperformances, poursuit avec les Self-Hybridations (1999) son travail sur ordinateur, mêlant avec humour et gravité ses traites d’“européano-stéphanoise” aux critères de beauté issus des cultures africaines et pré-colombiennes » (Baqué 2005 : 46). Depuis la fin des années 1990, ses portraits numériques amplifient ses transformations physiques au-delà de ce que la chirurgie esthétique est à même de réaliser, en conformant et déformant son visage à l’image de sculptures africaines, influences du mouvement moderne au début du XXe siècle – front proéminent, pommettes saillantes, menton prognathe, yeux excavés, tête bi ou tricéphale, etc. L’évolution récente de l’art numérique est à l’image de ce qui anima l’art vidéo lors de la diffusion du Portapak de Sony, quand l’apparition d’un Orlan, Self-Hybridation

outil simple et peu onéreux permit à de nombreux artistes de se lancer dans la création. « La mise sur le marché de la photographie numérique, le développement des caméscopes numériques et la digitalisation du cinéma ont entraîné l’apparition d’un nouveau concept, celui du “tout-numérique”, les artistes utilisant conjointement la vidéo et l’ordinateur, tout en ayant recours à une multiplicité de dispositifs techniques » (de Mèredieu 2003 : 120). L’homogénéité toujours croissante du monde numérique facilite le travail des artistes : en terrain connu, ils peuvent recycler leur savoir-faire d’un domaine familier à un nouveau qui leur est proposé. Ils connaissent à la fois et le support – animation ou image sur écran, imprimée, etc. – et les technologies qui les exploitent. Logiciels de traitement de texte, d’images, de montage vidéo, 3D, etc., ont beaucoup en commun : les interfaces se ressemblent, certaines fonctions (copier, coller, couper, sélectionner, grouper, etc.) sont récurrentes. Et surtout, l’approche est comparable, conséquence du même type d’opérations de calcul qui

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transforme l’information en données. « La représentation “numérique” de données autrefois “analogiques” (comme l’image et le son) permet aujourd’hui d’en unifier le traitement par des moyens informatiques » (de Mèredieu 2003 : 97). L’ensemble des informations possibles, numériques ou non, sont susceptibles d’être traitées. Elles sont adaptées pour circuler d’un logiciel à l’autre, d’un ordinateur à l’autre, et pour se combiner les unes avec les autres, à travers des applications qui les chapeautent : mise en page de textes et images liées, montage de séquences vidéo et sonores, de photos enregistrées ailleurs, site Internet faisant appel à des fichiers externes… L’hybridation technologique est la perspective implicite : il s’agit de créer des outils intégrant méthode, assistance et résultats. Le numérique est plus qu’une manière de penser, c’est une plate-forme opérationnelle, qui offre un accès omniscient à l’utilisateur – c’est la mondialisation1 – et qui, simultanément, impose ses présupposés. EXCÈS D’OPPORTUNITÉS Équipés à peu de frais, du matériel pour capturer l’image et le son (la plupart des téléphones portables aujourd’hui vendus disposent de telles fonctions), les artistes distinguent ce qu’ils jugent digne d’intérêt dans leur environnement en se l’appropriant. Leur choix entraîne logiquement un codage à travers une technologie,

qu’ils décoderont peut-être plus tard, ou qu’ils exploiteront tel quel dans leur future pratique2. La phase de décantation ne se limite plus à un filtrage de la mémoire, mais pose aussi la question des archives, de l’organisation et de la hiérarchisation d’une matière trop foisonnante.

LE « FOND » NUMÉRIQUE

1 Virtuellement l’ensemble de l’humanité, effectivement ceux qui acceptent de jouer le jeu et qui ont quelque importance. 2 La caméra DV a ainsi changé la manière qu’a un réalisateur de préparer son film ; il peut désormais se charger seul d’une plus grande part du repérage.

« L’image dite “de synthèse” a porté (et porte sans doute encore) le poids de ses origines, et peine à s’affranchir de la contrainte technique. Ce sera, par la suite, en se frottant à d’autres formes d’art (comme la danse, le cinéma, le théâtre, l’architecture ou la vidéo), et en entrant dans le jeu de “l’installation”, que l’image numérique (ou “de synthèse”) deviendra véritablement intéressante. » (de Mèredieu 2003 : 96) En devenant « numérique », la nouvelle image bénéficie d’un champ d’action beaucoup plus large qui rompt son isolement : elle n’est plus

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réservée à quelques applications pointues (pour les effets spéciaux ou la simulation scientifique) mais est proposée à tous ceux qui pourraient en avoir l’utilité. L’évolution est concomitante à celle du numérique en général, qui est passé d’une première phase de démonstration1 à une dynamique de commercialisation. Pour devenir rentable, il lui fallait un public plus large, donc plus de débouchés « concrets ». Cette transformation s’accélère à mesure que son emprise grandit, dans un « effet boule de neige », peut-être dû à son rôle moteur dans le capitalisme contemporain (qui a besoin de toujours plus de croissance). C’est une logique de contamination à l’œuvre, à travers l’implantation – en terme informatique, on dit « encapsuler », comme si on préparait un médicament – du format numérique (codage binaire et logiques informatiques) sur des supports de plus en plus nombreux, hi-fi électroménager automobiles transport domotique cartes bancaires, jusqu’à des vêtements intelligents ! La « convergence » est ardemment désirée par les sociétés de la nouvelle économie, de façon à ce que leur « contenu » puisse être diffusé sur un ordinateur, un téléviseur, un téléphone portable, etc. FORMAT UNIQUE Cela suppose un langage commun, l’information, construit sur une base unique, binaire, suivant une logique informatique, processus successifs enchaînés, syntaxe variable. Virtuellement, tout peut être considéré comme une information : il suffit d’instituer la chose en tant que telle. D’abord la remarquer. La dégager de son environnement et de l’entropie. Définir au moins une caractéristique et lui attribuer une

valeur, qualitative ou quantitative. La coder et lui associer le signe du code, afin de permettre son futur décodage. Le plus étonnant étant que l’acte de civilisation du monde s’accompagne d’une assimilation puissante, qui nous fait accepter son information / informatisation comme allant de soi : il semble que notre environnement n’existe qu’à partir du moment où il a été interprété par le numérique.

Notre vision du monde passe aujourd’hui par les procédés numériques, elle est formée et filtrée par eux. Il ne s’agit pas là d’un regard critique, philosophique ou même politique, qui proposerait un cadre pour l’appréciation de ce qui nous environne, mais d’une logique d’appropria1 Ou « démo » pour les jeux électroniques.

tion qui formate le monde : celui-ci est considéré comme une réserve de

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matières premières pour exploitations à venir, une masse de données, inépuisables peut-être, mais qui sont digérées par notre société, c’està-dire, qui lui sont incorporées. Notre seul horizon tend à être cette société dont le numérique constitue le fond. Cette évolution est si profonde qu’elle en est presque invisible. Le numérique a été surimposé, voire imposé tout court, à l’analogique, il l’a masqué et même remplacé dans de nombreux domaines – jusqu’à la limite de nos sens, qui sont encore analogiques. Il ne fait plus seulement partie du paysage, il est le paysage. C’est un mythe qui habite et régule notre monde, l’outil changé en nature qui favorise l’extension toujours plus complète de la société de l’information, de l’hypermédia généralisé.

Ce qui est pratique est notre nouveau contexte, nous y sommes habitués, depuis des années que nous baignons dedans, ordinateurs et consoles de jeux, clavier souris et téléphone sans fil, magnétoscope caméscope lecteur DVD caméra DV, écran à cristaux liquides boutons molettes menus fonctions programmation ; et nos grand-parents ont parfois quelques difficultés. À cet apprentissage culturel et social, naturellement intégré par la génération post-68, s’ajoute un apprentissage scolaire, pour limiter les risques de fracture numérique, et s’assurer qu’à partir d’aujourd’hui ce nouveau langage est parfaitement entendu et parlé – ou mieux, qu’il est intégré par le grand public. Quel collège, école, lycée, université n’est pas doté d’ordinateurs – fussent-ils dépassés – et d’une connexion Internet – fut-elle lente et bridée ? Les années passant, plus rares sont les technophobes ou les technoclastes1. 1 Qui bloquent un ordinateur en le regardant ou en s’en approchant, provoquant des pannes dont le nature échappe au technicien informatique le plus chevronné.

L’ART NUMÉRIQUE À L’UNIVERSITÉ L’enseignement de l’art intègre depuis dix à vingt ans les outils numériques. Ils sont désormais incontournables pour produire la plupart

des documents à remettre (textes, photos, vidéos, site Internet, etc.). En France, en complément des options et cursus spécialisés proposés

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dans les universités1 et écoles d’art, Le Fresnoy, « établissement de formation artistique audiovisuelle de haut niveau » a été fondé en 1997, pour promouvoir la création numérique. L’enseignement y est dispensé par des professionnels et des artistes consacrés, et s’appuie sur d’importants moyens technologiques. Des structures similaires existaient déjà à l’étranger, le ZKM de Karlsruhe, le KHM de Cologne, le MIT de Cambridge, EU, pour les plus connues, et d’autres apparurent par la suite, tel le MECAD de Barcelone ou des départements dédiés du CAA de Hangzhou ou du CAFA de Beijing. En 2005 / 2006, l’exposition Enseigner / Produire : Une exposition-enquête,

Le numérique dans l’Art témoignait de l’importance et du succès de ces nouvelles formations, auxquelles il faut ajouter celles dispensées dans des organismes publics (les Espace Culture et Multimédia en France), associatifs et privés. « Les artistes maîtrisent désormais des techniques comme la vidéo ou l’ordinateur ; le relais a été passé dans les écoles d’art, qui fournissent des contingents de jeunes artistes formés aux nouvelles technologies. Les instruments sont, de surcroît, à la portée de tous. On voit donc se multiplier les installations mêlant étroitement les différents médiums. Au point qu’art vidéo et art numérique en arrivent, à un moment, à fusionner et à se développer conjointement » (de Mèredieu 2003 : 121).

Le recours aux technologies numériques, dans la vie quotidienne ou dans l’art, n’est plus une information. Nous avons intégré l’évolution d’un monde de techniques, d’outils conçus pour répondre à des problèmes spécifiques, à un monde technologique régi par le système binaire – capable de traduire la vie entière en informations, préparées pour être traitées, exploitées, rentabilisées. Le changement est d’importance mais il s’est fait (et continue à se faire) de manière très progressive – imposé d’autant plus insidieusement qu’il est manifeste. Les discours ont tenu un rôle important pour installer les technologies dans le paysage. Ils les ont vantées, en ont parlé comme si elles existaient et qu’elles étaient déjà opérationnelles. Ils les ont décrites, commentées, expliquées. Ils ont répété encore et encore les mêmes arguments, faisant passer une projection, en hypothèse, en supposition, en remarque, en constatation, en fait, accepté, reconnu, acquis. Ainsi, lorsque les technologies se présentent, elles ont déjà été introduites, 1 On connaît l’importance du département Art et Technologie de l’image de l’université Paris VIII dans la recherche et la popularisation de l’art numérique, et aussi l’apport de l’université Paris I (notamment à travers le GAIV, Bernard Teyssèdre, François Molnár, etc.)

elles nous sont familières, nous sommes prêts à les accepter – comme ce fut le cas d’Internet, qui devait avoir quelque intérêt, sinon pourquoi un tel battage ! L’apparition de l’art numérique est la conclusion d’un processus similai-

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re. Il a été préfiguré par l’art multimédia et interactif, et une cohorte de discours associés destinés à nous faire remarquer des qualités souvent indiscernables . Le résultat est qu’aujourd’hui, il nous semble tout naturel de nous déhancher devant une œuvre d’art interactive (Pourquoi pas

toi ? ou Paranoid Architecture, l’œuvre similaire d’Emmanuel Vantillard présentée au festival Premier Contact 2008). À travers les discours, E. Vantillard, Paranoid Architecture (extrait), 2006

doctes et promotionnels, le mode d’emploi nous a été donné à l’avance, avant même que nous ayons l’outil à disposition. Nous étions conditionné à accepter ce qu’on allait nous vendre. L’objectif publicitaire est atteint, l’art numérique fait aujourd’hui partie du paysage artistique contemporain. Sa place est peut-être encore trop exiguë, ses qualités sous-évaluées, mais il possède une certaine notoriété – quand bien même ce qu’il définit reste flou pour la plupart des non-initiés. La propagande qui le défend n’est plus aussi efficace qu’il y a une dizaine ou une vingtaine d’années : il est plus difficile de dénoncer les injustices et les incompréhensions dont il serait la victime ; la répétition d’un message déjà accepté passe pour du rabâchage et l’affaiblit ; L’effet de nouveauté finit par s’estomper, les technologies numériques impressionnent moins parce que nous les utilisons quotidiennement, ses résultats ne sont pas aussi convaincants en actes qu’en idées. Les conjectures de Moore sont masquées par la loi de Wirth, ce qui explique que nous ne profitons quasiment pas des perfectionnements des ordinateurs. On nous a parlé de MégaHertz, de GigaFlop, et maintenant de quadriprocesseurs couplés… tout cela ressemble à des arguments de marketing ! De par cette exploitation à outrance, la foi dans le progrès s’effrite, la lassitude s’installe. La banalisation des technologies se retourne contre elles : usées, galvaudées, elles sont fragilisées. Leur popularité se transforme en désin-

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térêt – méritent-elles encore notre attention ? Nous les consommons sans réfléchir, mais peut-être cela vaut mieux que de s’apercevoir que leurs qualités ont été exagérées et leurs potentialités fantasmées. Les contraintes minimisées, les espoirs déçus risquent de faire passer le numérique pour un simple projet financier, plutôt qu’un idéal d’une société communicante et créatrice. Prétextes. Aujourd’hui que nous en constatons les conséquences, les technologies ne nous font plus peur, et nous sommes plus aptes à les critiquer, voire à les transformer. Rendre les technologies banales, c’était les faire accepter, installer des habitudes pour faire naître une accoutumance, aménager un terrain propice à l’introduction de nouveaux produits. Nous ne nous questionnons plus – c’est inévitable. Et pourtant, le monde numérique installé fait naître ses propres résistances, internes, les accidents qui lui sont associés (Virilio). Écrasée sous les méthodes, modes d’emploi, préconisations des technologies, la création (se) joue de ces contraintes. Le monde de l’art numérique a peut-être trouvé son point d’équilibre, mais à rester stationnaire, il pourrait se scléroser. Les savoir-faire installés se caricaturent et sont détournés. Le renouvellement permanent des technologies ne les protège plus des mésusages et distorsions volontaires. Meilleures ergonomies, prise en main facilitée par l’expérience, elles sont réappropriées avant même de s’imposer au grand public. Le respect est miné 1 Ainsi fonctionne le mouvement qui mine aujourd’hui l’art numérique et vise à le supplanter : un art “émergent”, exploitant des outils pour obtenir le résultat désiré par l’artiste, qui manipule des techniques plutôt que de se faire manipuler par les technologies – ou alors qui jouent de la tension entre objectifs associés aux outils et contre-emplois possibles. Cet art est soutenu par des lieux artistiques (Mains d’œuvre à Saint-Ouen), des magazines (Mouvement).

par le remix généralisé. Privée de son appendice théorique, sans respect pour ses usages préconisés, la technologie est ravalée au rang de simple technique – ce qui ne la réduit pas mais ouvre vers de nouveaux usages1.

« Nous n’allons pas vers les arts plastiques, les images, ou l’électronique, nous sommes faits dedans. C’est la question de notre génération. » (l’artiste Christian Rizzo, interrogé dans Le Monde du 25 janvier 2000, cité par Bour 2000 : 186)

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L’ART NUMÉRIQUE OU UN ART NUMÉRIQUE ? L’impact des technologies numériques sur la société et sur l’art dépasse celui de médias plus définis et délimités, comme la photographie, le cinéma, la télévision même ; elles seraient plus justement comparées à un média plus fondateur comme l’électricité, média qui est à l’origine d’autres médias – et qui ne s’exprime pas sans eux1. Elles influencent – ou, selon certains esthéticiens, refondent – l’art comme elles le font du reste de la société. Mais comment un principe si simple, voire manichéen – puisqu’il fabriquer des informations binaires, composées de 0 et de 1, ouvert ou fermé, oui ou non – peut-il être adapté à des situations si variées ? Ses répercussions sont-elles suffisamment homogènes pour que l’on définisse un unique art numérique qui regroupe toutes les pratiques artistiques ayant recours à ces outils ?

HYBRIDATIONS

« Du fait de l’indifférence du codage numérique par rapport au type de signal transcodé, les médias numériques sont susceptibles de traiter et restituer un grand nombre d’“inputs” différents. » (Schaeffer 1996) Ils peuvent prendre en charge les signaux les plus variés, ce qui leur permet de se substituer aux médias existants et éventuellement de servir de supports pour de la création d’outils et de technologies. Tous les domai1 Lire l’analyse qu’en fait Marshall Mac Luhan dans Pour comprendre les médias.

nes sont concernés, les vecteurs d’information, tout support de communication en général, tout ce qui appartient à l’« exprimable » (Cauquelin),

un art ordinaire / L’art numérique ou un art numérique ?

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c’est-à-dire tout ce qui est proprement humain, de l’ordre de la culture. Le monde de l’art est aussi transformé, mais d’une manière moins systématique, puisque la question de la praticabilité y est moins prégnante1. Pour Edmond Couchot et Norbert Hillaire, les nouvelles technologies sont une chance pour les arts traditionnels – « les arts graphiques et photographiques, les arts plastiques, l’art vidéo, le cinéma et la télévision […] la poésie et la littérature, les arts vivants (théâtre, danse, opéra) » – qu’ils jugent souvent essoufflés et éloignés des préoccupations de nos sociétés. Ils souhaitent qu’ils « se revivifient et se transforment à leur contact » (Couchot & Hillaire 2003 : 7). Ce ne serait qu’un juste retour pour des arts sur lesquels le numérique s’est beaucoup appuyé et qu’il continue à utiliser comme vecteurs d’actualisation.

1 Quoiqu’une histoire des outils artistiques devrait prendre en compte la facilitation de certaines tâches, ce qui, par exemple, libère les peintres contemporains de la fabrication de leur peinture à partir de pigments, de leurs pinceaux, de leurs toiles, etc. 2 « Jamais sans doute les pratiques artistiques ne se sont autant métissées, hybridées, au point que les frontières entre médiums semblent de plus en plus poreuses, labiles, et que désormais fort peu de photographes se désignent comme “purement” photographes. Il n’est pour s’en convaincre que de prendre la mesure de la jeune création contemporaine, qui ne cesse de circuler entre installation, vidéo, dessin et photographie, et, en ce mois d’avril, les expositions respectives de Fischli & Weiss et de Georges Tony Stoll. » (Baqué 2007 : 92) 3 « Art vidéo et art par ordinateur proviennent des deux techniques distinctes et se sont d’abord développées de manière indépendante. Ils ont cependant très vite été amenés à fusionner ou se compléter. D’où la multiplication, à partir du début des années 1990, des productions hybrides, constituées d’images issues de sources diverses (analogiques, digitales) et dont on ne sait plus toujours (à l’arrivée) quelle est la provenance exacte. » (de Mèredieu 2003 : 12)

LES TECHNOLOGIES CHANGENT LES TECHNIQUES […] « si le numérique sait fort bien se mettre au service de pratiques artistiques déjà définies, il bouleverse en retour assez profondément ces pratiques. Il ne se limite pas à les servir » (Couchot & Hillaire 2003 : 113), mais impose sa marque. À chaque usage, il produit des effets (spéciaux ?) en retour. La photo est aujourd’hui une photo retouchée, dont le cadrage, les couleurs ou l’exposition sont ajustés ; elle est parfois composée comme un photo-montage, mais avec une précision qui l’apparente plutôt à une image de synthèse. De fait, une photo numérique est aujourd’hui souvent pensée comme une image numérique, résultat d’un processus de synthèse2. C’est encore plus marquant avec l’art vidéo, qui a historiquement plus recours aux trucages ou aux effets de montage, dont le format de présentation est depuis longtemps emprunté par l’art numérique pour l’affichage

de ses animations (Rebecca Allen, Music Non Stop, 1986), et qui s’est enrichi des démarches d’emprunts et de recyclage de matériaux, images d’autres vidéo, de la télévision, glanées sur Internet, etc., dont la compatibilité est assurée par le formatage numérique3. Son actualité est d’ailleurs rarement dissociée de celle de l’art numérique, lors d’expositions, festivals, ou dans son enseignement. À l’inverse, l’artiste Olga Kisseleva ne pense pas que l’influence des nouvelles technologies sur les médias anciens soit systématiquement déterminante. « Ainsi, tous les arts actuels ont été touchés par le numérique, spécialement ceux qui se fondent sur l’utilisation de procédés technologiques complexes. Si ces arts ont été profondément transformés et souvent, contre toute attente, renforcés dans leurs traditions, ils n’ont pas toujours acquis une spécificité nouvelle » (Kisseleva 1998 : 44).

« La lisière est de plus en plus mouvante entre les différents arts – peinture, sculpture, installation, photographie, performance, etc. Ceux-ci viennent se frotter et se nourrir en permanence aux nouvelles technologies » (de Mèredieu 2003 : 12). Celles-ci favorisent les échanges, entre les informations qu’elles traitent et leurs différentes façons de le faire, et surtout entre les arts qui se frottent à elles. Cependant il est difficile de savoir si les technologies

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numériques sont à l’origine de ce mouvement d’hybridation, ou si elles ne font que l’accompagner1. Probablement un peu des deux. Elles peuvent s’avérer particulièrement utiles aux artistes dont le projet nécessite la mise en jeu coordonnée de plusieurs techniques. Leur réunion sous l’unique codage numérique doit leur permettre de produire une combinaison originale. Que produisent ces rencontres : un métissage intéressant mais attendu, ou une dynamique de créolisation2 riche et imprévisible ? La synthèse numérique ne doit pas aboutir à de simples synthèses, réductions de plusieurs opérations en une seule, sans quoi elle risque d’entraîner une uniformisation de la société. Ce danger est malheureusement bien présent, de par la conception même de ces technologies. Ce sont essentiellement des véhicules de l’information – suivant la théorie du même nom, qui ne s’intéresse pas à la spécificité des données à traiter, mais à leur quantité. La transformation en nombres est le plus petit dénominateur 1 « Elle [l’œuvre plastique] se situe de plus en plus à l’intersection des disciplines et des arts. Ce qui n’est évidemment pas sans rappeler cette notion d’“art total” qui fut si chère aux avant-gardes du début du XXe siècle (Dada, Constructivisme russe, Futurisme, Surréalisme, etc.) » (de Mèredieu 2003 : 180)

commun permettant de faire coexister et même dialoguer des contenus extrêmement variés, dont les langages sembleraient à première vue incompatibles : une fois numérisé, le son d’un stradivarius sera, dans la mémoire de l’ordinateur, du même ordre que le rapport d’activité de

2 Voir infra p. 346, et lire ce qu’en dit Édouard Glissant, dans Le traité du Tout-Monde, par exemple. 3 Il en existe beaucoup, investies des rôles les plus variés, diffusant des informations de

mon fabricant de motoculteurs préféré. Ils sont différents avant enregistrement et après restitution, mais équivalents en cours de traitement. La distinction se fait lors de l’actualisation, à travers le choix de l’interface de médiatisation la plus appropriée3.

toutes les origines.

Dans le domaine artistique, cette porosité peut s’avérer bénéfique, dès 4 « Or, du fait de leur capacité à fonctionner comme support universel pour n’importe quel stimulus, en particulier pour n’importe quel véhicule iconique, les technologies numériques ont enclenché un processus inverse. À la différenciation, elles semblent opposer un mouvement d’indifférenciation, à la pureté des éléments spécifiques, elles opposent le mélange et le métissage » (Schaeffer 1996).

lors qu’elle fait dialoguer des disciplines maintenant équivalentes, mais qui jusqu’alors étaient cantonnées dans leur monde de l’art – subdivisions d’un champ artistique d’abord hiérarchisé en arts majeurs et arts mineurs, puis morcelé en pratiques et mouvements indépendants4.

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« Il en résulte que si les pratiques artistiques numériques sont actuellement les plus aptes à s’hybrider aux pratiques artistiques préexistantes, elles sont aussi les plus aptes à renforcer cette tendance à la dé-spécification qui fait éclater les critères classiques de l’art » (Couchot 1998 : 222). En échange de l’usage de médias pour ses actualisations, le codage numérique devient le langage commun pour faire transiter les informations. Il ouvre le champ d’action des artistes, qui disposent d’un nombre d’outils virtuellement infini, toujours susceptible d’être enrichi par la création d’une nouvelle interface ou d’un nouveau programme, ou encore par la réappropriation et le détournement de technologies1. Ce multioutillage n’est ni anecdotique, ni marginal : manipuler le numérique demande des compétences transversales, c’est-à-dire hétéroclites – autant que le permet la souplesse ou l’universalité des technologies – et parentes – codées dans un langage commun. Une grande part du travail est consacrée à la mise en relations d’outils, de techniques, de documents, importés exportés, passés d’un support à un autre, adaptés au standard pertinent et efficace, une série de transformations aboutissant à l’œuvre. « L’art numérique apparaît comme un art de l’hybridation. » (Couchot 2004) Cela se voit autant dans les créations que dans les glissements de rôle des acteurs, artistes ou théoriciens, amateur, intermittent ou professionnel : un metteur en scène s’intéresse à la chorégraphie, à la création du décor 1 Réaliser des films avec un téléphone portable, créer un générateur poétique à partir des aides sémantiques (similitudes et homophonies) de Google (le Dadamètre de Christophe Bruno ; 2002 - 2008). 2 Ce n’est probablement pas un hasard qu’elle y prospère : la tragédie grecque n’est-elle pas un des premiers « art total », Wagner ne voulait-il pas créer sa Gesamtkunstwerk comme une extension de l’opéra ? Le glissement du rêve de syncrétisme vers les arts visuels vient plutôt des avants-gardes et du Bauhaus.

ou à la vidéo ; un ingénieur du son devient cadreur ou mixe les sons qu’il a enregistrés ; un graphiste réalise des sites Internet puis passe à la programmation, etc.

« Il semble que ce soit dans le spectacle vivant, et par lui, que cette interdisciplinarité trouve aujourd’hui le milieu qui lui permette de s’épanouir pleinement » (Bour 2000 : 179)2. Chaque projet est une mise en œuvre d’influences issues des domaines de prédilection de l’auteur, ce qui produit parfois des mélanges atypi-

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ques et indéfinissables, comme des transpositions de performances au théâtre, de vidéo, de mime, de cirque dans la danse, etc1. En miroir, les autres arts s’approprient des spécificités de la danse ou du théâtre (les mouvements des corps, le décor, la déclamation dans la performance), du cinéma (des œuvres vidéo qui, à l’instar des Cremaster de Matthew Barney, de A journey that wasn’t de Pierre Huyghe (2005), etc., ont recours à une économie proche du cinéma), de la performance (des groupes de musique comme les Prototypes en France, autour desquels fut organisée l’exposition Live au Palais de Tokyo en 2004). Les événements d’art numérique sont toujours pluridisciplinaires car, avec les nouvelles technologies, « les frontières entre les arts ont éclaté » (de Mèredieu 2003 : 180). Pierre Huyghe, A Journey that Wasn’t (extrait), 2005

1 El coup du cric andalou (2006) ou Gombrowicz Show (2008) sont de ce type d’œuvres mutantes : le duo Sophie Perez, auteur et scénographe, et Xavier Boussiron, performeur et compositeur, y investissent, dans un joyeux éclectisme, des références à l’opérette, au théâtre d’avant-garde, à la danse ou encore à des spectacles comiques – et la liste n’est pas exhaustive. En 2005, Philippe Genty reprend une de ses anciennes créations (Zigmund Follies, 1983), sous forme d’un spectacle avec incrustations vidéo, précédé d’une scénographie, présentation de petits objets liés à l’univers de ce spectacle.

2 Focus Berlin (La condition publique, Roubaix, du 20 janvier au 6 mars 2009), ou encore les saisons culturelles Nova Polska, une saison polonaise en France (mai à décembre 2004), Brésil, Brésils (mars à décembre 2005), Etonnante Lettonie (octobre à décembre 2005) 3 Festivals VRAK festival (« VRAK Festival propose un regard sur la pluridisciplinarité de la jeune création : performance, théâtre, danse, musiques actuelles et du monde, cinéma, arts visuels », Bruxelles 12-15 février 2009) ou Les Rencontres du court (« La forme brève dans la création contemporaine », à Bordeaux, Le Bouscat, Gradignan, du 16 au 24 janvier 2009).

RENCONTRES PLURIDISCIPLINAIRES L’exposition Bains numériques #3 associait des spectacles tenant à la fois du théâtre et de la danse, des expositions d’art plastique (Pierrick Sorin) et d’œuvres interactives, dont on ne savait pas si elles valaient pour démonstration, expérience ludique ou contemplation, et un grand concert de Gotan Project sur le lac. Ce qui fait dire à Annick Bureaud, co-fondatrice d’ISEA (association de promotion des arts numériques) dans Art Press : « Le centre des arts d’Enghien se positionne à la croisée des disciplines, telles que le spectacle vivant, les arts plastiques, le design, etc., des arts avec les sciences et les technologies et, enfin, à la croisée des cultures » (2005 : 80). La plupart des festivals d’art numérique, ISEA, ARS Electronica, EXIT, etc., font se rencontrer les disciplines. Un grand nombre d’événements

présentant la création contemporaine en font de même, quand ils se donnent pour mission de présenter d’autres scènes artistiques, étrangères2 ou « émergentes »3. Les grandes expositions (Au-delà du spectacle) ou les collections permanentes contemporaines (Centre Pompidou, MACBA de Barcelone, Mamco de Genève, et toutes les autres que je n’ai pas eu la chance de visiter) mélangent peinture, sculpture, installation, art vidéo, numérique et parfois cinéma. Et même les grandes rencontres internationales d’art contemporain, Art Basel, la ISA, la Dokumenta, la biennale de Venise, proposent des œuvres sur supports variés (dans la limite de ce qui peut être vendu), introduisant le numérique après avoir adopté les installations et la vidéo.

Il paraît aujourd’hui difficile d’imaginer un événement d’art contemporain sans la conjonction ou la confrontation des médias, classiques hétéroclites, analogiques et contemporains. Cela fait partie des : « conditions d’appartenance à la contemporanéité : travail très pointu, utilisation des nouvelles technologies, mélange des genres, des matériaux, exploration de nouvelles formes, expérimentation de nouveaux champs artistiques, etc. » (Jimenez 2005 : 71)

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Cette définition correspond parfaitement à cet « art émergent » que soutiennent les nouvelles structures d’avant-garde, lieux alternatifs ou hors circuit (réseau TRAM) et revues branchés. Mouvement porte avec conviction – et peut-être un peu de naïveté – l’espoir d’un renouvellement des arts, par des pratiques décloisonnées à la pointe du changement pour une société plus sensible et plus juste. Comme son sous-titre l’indiquait, elles sont « indisciplinaires », c’est-à-dire impertinentes et inclassables, issues de rencontres inédites entre pratiques diverses et projets originaux, souvent facilitées par les nouvelles technologies. « Parce qu’il devient banal et s’inscrit dans les multiples aspects de la vie quotidienne, l’art semble donc de moins en moins identifiable en tant que tel. En outre, les liens multiples qu’il entretient avec les nouvelles technologies, telle l’appropriation croissante de l’outil informatique (numérisation, infographie), et plus généralement avec les technosciences (bio- et nanotechnologies), abolissent les frontières entre les disciplines. Ces interférences rendent parfois difficile la spécification de l’activité artistique. Nombreux sont les travaux de ces dix dernières années présentant un caractère hybride, à la fois œuvres d’art, recherches technologiques et expérimentations scientifiques ». (Jimenez 2005 : 268) L’indéfinition de l’art émergent est aujourd’hui pleinement intégrée – pour ne pas dire récupérée – par les institutions artistiques, abandonnant ce qu’il restait de critères classificateurs pour exposer l’irréductible diversité des pratiques artistiques – mais oubliant souvent l’aspect contestataire, ce qu’a souligné Mouvement en choisissant « la revue

indisciplinée » comme nouveau sous-titre.

EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE

L’art numérique englobe de très nombreuses pratiques, largement audelà de l’art informatique ou d’un art multimédia pris dans un sens restreint – des formes mixtes, virtuelles et interactives, pour lesquelles l’écran d’ordinateur est le support de diffusion de prédilection. Les

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nouvelles technologies n’ont pas uniquement investi les arts plastiques, par définition malléables, et historiquement très ouverts. Implantées dans les appareils photos, les caméras DV (digital video), le matériel de captation sonore, etc., elles marquent la quasi-totalité de l’art vidéo1, et une bonne partie de la photographie. Elles ont transformé et enrichi ces disciplines, en leur adjoignant de nouveaux moyens de production – traitements et retouches d’images plus précis, etc. – et de diffusion – accès à un plus large panel de supports, interopérabilité, etc.

1 « La vidéo, comme la musique et les télécommunications (téléphone, ordinateur), est devenue numérique. Les images, fixes ou en mouvement, peuvent être prises caméra au poing et manipulées sans fin sur un écran d’ordinateur. L’art vidéo est en train d’échapper à l’emprise de l’histoire de l’art en tant que discipline. Il ne va pas disparaître des galeries et des expositions internationales dans un avenir immédiat, mais on peut prévoir qu’assez rapidement, il ne sera plus possible de l’appréhender avec le discours actuel de l’histoire de l’art. Déjà, la vidéo n’est plus qu’un sous-ensemble de l’art filmique, une expression mieux adaptée à la pratique actuelle de la plupart des artistes médias contemporains » (Jacques Sauvageot, dans l’introduction de <compacts>, catalogue de l’exposition, œuvres numériques sur CD-Rom, sous la direction de Bertrand Gauguet, ERBApresses universitaires de Rennes, 1998, cité par Rush 2003 : 165). 2 Pour le reportage et la publicité, l’argentique a été presque complètement délaissé. 3 Mais le site DailyMotion, pour asseoir sa politique éditoriale « de qualité » (positionnement stratégique de distinction face au concurrent YouTube, avec le label Official Content), organise, au Cinéma des Cinéastes, des soirées de projection des vidéos « vedettes » qu’il héberge.

LA PHOTOGRAPHIE NUMÉRIQUE La banalisation de l’usage des outils numériques dans la photo plasticienne2 était manifeste dans l’exposition organisée au centre Pompidou (27 / 09/2007 - 17 / 03 /20 07), Les peintres de la vie moderne. La collection photographique de la Caisse des dépôts y était présentée juste après avoir été cédée au musée ; constituée depuis que la photo a été acceptée dans l’art contemporain, elle « semble se terminer à l’ère de l’avè-

nement du (presque) tout numérique » (Marcelis 2007 : 78). Travailler sur des formats analogiques est désormais nettement plus contraignant que de choisir la chaîne numérique, qui permet des retouches plus faciles, et dont les procédés de tirage (Frontier ou Lambda pour les grands formats) sont maintenant bien rodés – produisant une facture qui nous est familière.

« Mais il n’est pas que les arts plastiques (peinture et sculpture) à avoir connu l’envahissement des nouvelles technologies, les autres arts (cinéma, danse, théâtre, musique, architecture et photographie) font de plus en plus appel à ces nouveaux instruments ». (de Mèredieu 2003 : 13) À un moment ou à un autre, le numérique a remplacé l’analogique, que ce soit pour la conception du projet, sa réalisation, sa diffusion, sa communication, les archives qui en sont faites, etc. Les équipes de cinéma sont resserrées, les intervenants polyvalents, images et sons souvent enregistrés sur support numérique, le montage virtuel permettant expérimentations et repentirs, la commercialisation éclatée, les films à petits budgets ou à formats orignaux présentés sur des supports alternatifs (sur Internet par exemple)3. « Que ce soit dans le domaine de l’élaboration du projet, de l’illumination, de la réalisation scénographique, ou dans celui de la partie sonore ou visuelle, le numérique entre en

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force dans tous les aspects de la conception, de l’arrangement et de la diffusion de l’œuvre. Aujourd’hui, dans la production chorégraphique comme dans une très grande partie de la production théâtrale, il est difficile, sinon impossible, d’éviter ce contact avec les technologies numériques ». (Menilachi 2000 : 217) Synopsis ou note d’intention sont rédigés sur informatique, références et inspirations alimentées par Internet, décor simulé en 3D avant sa réalisation, costumes dessinés sur ordinateur, musique électronique ou bruitages élaborés avec des logiciels ad hoc, bandes son créées par des Cie Mulleras, Mini@tures (extrait), 1999-2001

plasticiens sonores1… Mais le plus marquant est l’apparition de la vidéo (spectacles de Découflé, Genty ou encore Montalvo & Hervieu), sous la forme de projections de séquences, tournées au préalable ou filmées en direct – la distinction n’est pas toujours aisée. Cette pratique est devenue tellement fréquente qu’elle entraîne une certaine lassitude devant ces tours de passe-passe éculés, projection d’un corps sur un corps, de la face sur le dos, etc. Après avoir noté le nom du metteur en scène ou du scénographe, des comédiens ou danseurs, on s’intéresse maintenant au créateur sonore, au vidéaste, voire au programmateur-chef de la régie…

1 « Les metteurs en scène actuels ont fréquemment recours aux nouvelles technologies dans l’élaboration de leurs décors et dispositifs » (de Mèredieu 2003 : 187) . 2 N+N Corsino « ne livrent leurs chorégraphies au public qu’au travers de la vidéo » (de Mèredieu 2003 : 184).

NOUVELLES FORMES SPECTACULAIRES Des spectacles sont élaborés exclusivement pour une diffusion sur support vidéo ou sur Internet– comme ce fut le cas auparavant pour des performances de Peter Campus ou Vito Acconci. C’est le cas de N+N Corsino2 ou de la compagnie Mulleras, dont les Mini@tures (1999-2001) firent date. Ces courtes séquences de danse avec effets visuels, montage d’échelle, incrustation, effets miroirs, etc. tiennent autant de la danse que de la vidéo, et l’ensemble constitue un site Internet qui vaut finalité en soi. « La danse apparaît aujourd’hui comme un des territoires d’exploration

les plus fructueux de la création avec les techno-sciences, que ce soit dans l’expérimentation (technique et artistique) ou de la proposition de nouvelles formes » (Bureaud 2005 : 80), ou de ce que certains appellent des « petites formes », qui ne sont précisément pas faites dans les formes, plus courtes souvent, avec moins de moyens et une conjonction originale et appropriées – certains décriraient cette démarche comme postmoderne – de pratiques, théâtre, danse, mime (On danƒe, 2007, Montalvo & Hervieu), marionnettes, scratching et tout ce qui pourrait alimenter l’œuvre.

Ce sont « des spectacles avec une “appétence pour le mélange des genres, l’éclatement des formes traditionnelles, et par l’aisance naturelle avec laquelle les nouvelles technologies de l’image et du son sont utilisées pour les commodités qu’elles offrent” ». (Bour 2000 : 186) Ils sont bâtis comme des projets uniques et isolés, à partir de concepts

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et d’instrumentations d’outils. Les idées qui les irriguent naissent indifféremment, sans hiérarchie, dans des champs distincts, culture de la ou des disciplines principales de l’auteur, contexte social et politique, inclination pour les technologies et le savoir-faire technique, collaborations avec des intervenants riches de leur propre bagage culturel. Ces spectacles sont les produits de l’assimilation et de la digestion d’une multitude d’univers : ils sont marqués par la subjectivité de l’auteur, notamment par l’histoire de ses pratiques et rencontres. Ce sont des emprunts sans prétention de représentativité, mais qui suivent une logique d’usage. Ils construisent – et sont construits par – leurs propres impératifs : sauront-ils jouer avec, ou se jouer du public, institution, critiques, spectateurs ? Façonneront-ils une forme, avec un début et une fin, une cohérence interne et une raison d’être assez crédibles pour éviter toute question quant à leur pertinence ? Fonctionneront-ils en-tantque-spectacles ? Les technologies numériques sont d’une grande assistance. Bien maîtrisées, elles permettent le rapprochement de médias dont l’hétérogénéité a été gommée par l’harmonisation numérique, et leur adaptation pour les besoins de la création. Plus prosaïquement, elles dispensent de nombreuses solutions techniques pour la réalisation d’effets spéciaux, qui prennent la forme d’effets spécifiques. Ces trouvailles émaillent œuvres et spectacles et entretiennent l’attention du spectateur ; dans le meilleur des cas, comme autant d’événements dans une métaphore filée ; dans le pire, comme bouffées délirantes d’esbroufe. Le spectaculaire du numérique peut être absorbé par les spectacles pour lesquels il est mis à contribution, s’il est véritablement à leur service – car même là, parfois, il déborde, la machine s’emballe, l’inflation d’effets les rend indigestes, le spectaculaire devient une fin en soi ; c’est le propre de la société du spectacle.

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Mais le fait le plus marquant est que ces médias, relativement bien installés dans le monde de l’art, souvent appréciés par les acteurs les plus en vue du milieu, ont favorisé l’introduction – sans vague – du numérique dans nombre d’expositions, foires, galeries. Des installations ont aussi joué un rôle dans l’intégration douce des technologies, surtout celles qui n’avaient aucune valeur de manifeste, mais mettaient les outils au service du projet de l’artiste – telle We Are the World de Guillaume Paris, dont l’interactivité discrète est assurée par des capteurs et un ordinateur invisible. Même lorsque l’interactivité est impressionnante – c’est l’argument principal des installations Pourquoi pas toi ? ou Para1 Cette indifférence apparente présage-t-elle l’acceptation illimitée de toutes les inventions technologiques, y compris les plus critiquables ? Les usagers de la RATP résisteront-ils à l’installation programmée de supports publicitaires « intelligents », capable de reconnaître et de discriminer les cibles, et présenter un message différent à un homme, une femme, un jeune, une personne âgée, un cadre, un ouvrier, un riche, un pauvre, etc. ? « Les associations citées se manifestent à chaque apparition d’un nouveau support. C’est une démarche logique puisque les publicitaires jouent sur la captivité du consommateur. Je pense que ce qui est le plus appréhendé est l’entrée en contact via le bluetooth. Mais le consommateur est déjà très largement familier de ces pratiques, qu’il alimente lui-même sur le Web. Le succès du marketing viral est la preuve de cette interactivité croissante entre les marques et les consommateurs. Dans ce cas, c’est même le consommateur qui joue le rôle de support en relayant les communications, allant donc plus loin que la proposition de Metrobus. » dit une « intervenante en communication », Mme Rouillé-Dubois, citée dans un blog sur le sujet : http://blogs.ionis-group.com/ iseg/national/2009/03/le_panneau_publicitaire_intell.html Pour une opinion contraire, lire par exemple : http://www.generation-nt.com/ratp-abandondispositif-comptage-affichage-publicite-actualite-834041.html

noid Architecture –, le dispositif reste discret et l’effet quasi-magique. Les technologies n’en sont pas moins convaincantes. L’approche démonstrative et prospective procure de la satisfaction aux spectateurs en tant que témoignages de ce que pourrait bientôt être l’art : « les arts numériques réinventent la ville » prétend le festival d’Issy-lesMoulineaux. Et pourtant, si la révolution annoncée essaye d’être manifeste – à travers l’invention d’un nouveau mobilier urbain, par exemple : les « sucettes » –, elle trouve aussi sa place dans l’espace public sans le perturber notablement. Les citadins passaient devant les œuvres sans y prêter beaucoup d’attention, comme si leur installation à l’extérieur n’étaient pas notable, et que leurs technologies n’avaient rien d’extraordinaire1. Tant d’artistes ont recours aux outils numériques, artistes « émergents » ou reconnus, artistes contemporains ou en marge, pointures médiatiques ou illustrateurs-graphistes-créatifs… Et la plupart des peintres, sculptures, artistes conceptuels ou vidéastes, qui possèdent un site Internet, vitrine de leur travail. Jusqu’aux galeries les plus conventionnel-

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les défendant, avec vigueur et régulières campagnes d’affichage, l’« art chic » et la beauté. La chaîne artistique en entier est transformée par les nouvelles technologies, suivant la même dynamique de suppression – ou de renouvellement – des intermédiaires qui touche toute l’économie. Peut-on dire que « Les modes de présentation traditionnels de l’œuvre d’art (musées et galeries) sont bouleversés par l’apparition de musées ou de galeries virtuels » (de Mèredieu 2003 : 13) ? La remarque est prématurée et excessive, les changements étant plus marquants au niveau de la communication plutôt que dans les modes de présentation, bien que quelques ordinateurs accompagnent maintenant les revues et livres d’art dans les espaces documentaires, et que les dépliants explicatifs sont remplacés par des audio-guides. La physionomie des espaces d’exposition n’a guère évolué, hormis quelques événements remarquables1.

LES ARTS NUMÉRIQUES

Le numérique « infiltre, en effet, de plus en plus profondément des pratiques artistiques qui lui préexistent, avec leur esthétique propre, et les transforme plus ou moins sensiblement » (Couchot 2004). Les arts numériques seraient-ils contraints par leurs prédécesseurs ? À force de leur emprunter procédés créatifs et thématiques, parviennentils à trouver leur esthétique propre ?1. Comment imaginer que des technologies si présentes dans notre vie quotidienne ne trouvent pas leur place dans l’art ? 1 Terre Natale, Ailleurs commence ici par Depardon et Virilio, à la fondation Cartier (11-2008  / 03-2009) regroupait plusieurs projections vidéo multi-écrans, ou 6 milliards d’autres, projet de Yann Arthus-Bertrand, présentait des projections dans des dizaines de yourtes, sous la nef du Grand Palais (01-2009).

Au contraire, il faut craindre qu’elles n’y prennent une importance démesurée. Ces nouveaux outils hypertrophiés provoquent des changements dans tous les arts et, plus largement, dans l’ensemble de la culture contemporaine. Photographie et vidéo numériques, danse ou

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théâtre utilisant ces technologies, installations construites et structurées par l’ordinateur, ne serait-ce qu’une feuille de papier avec un texte imprimé2, le numérique est partout, au point qu’on finit par ne plus le voir. Hormis le peintre et le sculpteur, qui peut s’en prétendre épargné ? Et encore, nombre d’entre eux utilisent l’ordinateur pour des productions parallèles, d’ordre artistique ou non. Si est « numérique » l’art créé, au moins en partie, avec des technologies numériques, alors une bonne part de l’art actuel est numérique !

E. Mooney, Beyond Peaks Through Branches, 2010 1 « Il pourrait donc sembler à première vue que les arts numériques soient condamnés à une sorte de dispersion dans les autres arts et restent de ce fait captifs de leur influence. Ils n’auraient d’autre issue que de renvoyer inéluctablement à des arts de référence et de se soumettre à leurs critères. Ce serait oublier que l’art du XXe siècle s’est attaché systématiquement à rompre avec tous les savoir-faire traditionnels et les critères qui leur étaient attachés : l’ensemble des Beaux-Arts d’abord, mais aussi les arts plus récents, comme la photographie, le cinéma et la vidéo. » (Couchot 1998 : 222) 2 « Si l’on identifie les formes d’art qui viennent d’être décrites comme numériques au premier coup d’œil, ou plutôt au premier clic, car elles sont toutes interactives, il est bien plus difficile de reconnaître certaines œuvres contemporaines qui, bien que réalisées totalement ou en partie avec des outils numériques, semblent encore relever d’anciennes catégories comme l’image fixe : arts graphiques, typographiques, plastiques, dessin, photo ou comme l’image animée : vidéo ou cinéma. Le numérique infiltre, en effet, de plus en plus profondément des pratiques artistiques qui lui préexistent, avec leur esthétique propre, et les transforme plus ou moins sensiblement. » (Couchot & Hillaire 2003 : 80) 3 Celui-ci n’est pas comparable à ses précurseurs, art par ordinateur ou encore art multimédia, dont les formes étaient variées, mais les objectifs et méthodologies relativement homogènes. La différence réside essentiellement dans des technologies épidémiques qui s’installent au « fond » d’un média, pour en devenir la seconde nature.

« Face à l’impressionnante augmentation, au cours de ces dix dernières années, de l’utilisation des technologies du numérique dans presque tous les domaines de la vie quotidienne, on peut se demander si toutes les formes de création artistique ne seront pas bientôt absorbées par le médium numérique, que ce soit par le biais de la numérisation ou par celui du recours à l’ordinateur » (Paul 2004 : 27). UNE PEINTURE NUMÉRIQUE ? Il est pourtant difficile d’imaginer la fin des pratiques manuelles, de la manipulation de matière : la mort de la peinture est régulièrement pronostiquée depuis des décennies, cependant elle ne cesse de renaître de ses cendres. Mais cela ne signifie pas qu’elle reste sourde aux évolutions du monde extérieur, au contraire. De même que l’apparition de la photographie a entraîné de profonds changements dans cette pratique, le numérique la transforme – et pas uniquement parce que des peintres représentent parfois des ordinateurs ou des téléphones portables (Wilhelm Sasnal, Sans titre). L’artiste américaine Elisabeth Mooney produit peintures, installations et performances… Elle profita d’une résidence d’artistes à Provincetown town, en 2009-2010, pour réaliser une série de tableaux selon les mêmes modalités. Avec des logiciels appropriées, elle découpe des photographies de sites naturels pris de points de vue « remarquables », et constitue des montages, faits de formes superposées – de « calques » selon la terminologie informatique. Elle impri-

me ensuite ces compositions, abstraites mais visuellement apparentées à des paysages. Elle reproduit ensuite ce modèle sur toile, le plus fidèlement possible. Comment définir sa démarche ? On ne dira pas qu’elle fait une peinture numérique, pas plus que Monory ne peignait des toiles vidéo, mais cela montre qu’aucun art ne peut rester suffisamment isolé pour s’abstraire des changements provoqués par le numérique. Mais elle est concernée par le monde numérique dans lequel nous vivons, et est naturellement influencé par les dispositifs et les usages mis en place par les technologies. Même le peintre – ou le sculpteur, le photographe travaillant avec un appareil argentique, etc. – le plus concentré sur son métier et désireux de le perpétuer de manière identique ne peut et ne pourra éviter qu’au moins une partie de la diffusion de son œuvre ne se fasse à travers les canaux numériques. Puisqu’il ne reste que ça.

Multiples et hétérogènes, ces pratiques peuvent-elles être regroupées sous l’unique qualificatif d’« art numérique »3 ? Existe-t-il un ou plusieurs arts numériques ? Un art numérique photographique, un art numérique

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vidéo, un art numérique d’installations, un art numérique réseau, un art numérique numérique ? Devrait-on dire art numérique vidéo ou art vidéo numérique, le numérique est-il au service de la vidéo ou l’inverse ? Sontils d’une portée équivalente ou l’un prend-il le pas sur l’autre ? Le numérique imprime-t-il toujours sa marque, avec la même force, de la même façon ? Et comment définir les lignes de démarcation entre ces nouvelles catégories – ou ces catégories renouvelées – alors que le numérique favorise l’hybridation et crée des combinaisons inédites de disciplines jusqu’alors incompatibles, sauf dans les fantasmes d’artistes à l’ambition de démiurges ? Alors que ce ne sont plus des disciplines – ni même des monstres car il n’y a plus de normes – mais des expérimentations ponctuelles, des pratiques uniques qui ne se reconduisent pas à l’identique, pas plus qu’elles ne se déclinent en variations ? Au lieu de l’« art numérique » on parlerait mieux des « arts numériques », sans plus de précision, puisque chacun de ces arts comporterait, au moins potentiellement, une part des autres. Ce sont toujours des pratiques multiples, au point qu’on ne peut isoler avec certitude et dans la durée un des arts numériques ; ils sont pluriels. En faisant cela on se contenterait de pointer non pas un domaine – ou un champ – de l’art, mais une dimension de l’art, mesurée sur l’étalon du numérique, et enrichie d’apports extérieurs permanents, recyclés au fur et à mesure. Et quelles pourraient être ses limites, puisque les nouvelles technologies étendent régulièrement leur emprise ? L’art numérique serait une appellation différente de l’art ; à terme, il s’y substituerait, quoiqu’il soit, 1 Si les festivals ou lieux institutionnels (Le Cube, Ars Numerica, Ars Electronica…) exposent en général « les » arts numériques, les théoriciens et critiques (Couchot, Paul, Mèredieu…), dans leurs tentatives de vulgarisation, conjuguent couramment art numérique au singulier – peutêtre l’étiquette est-elle plus parlante ?

aujourd’hui encore, éclaté en courants et domaines dépareillés : des arts contemporains dont l’un des aspects est d’être numérique1.

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L’USAGE DES TECHNOLOGIES Quelles sont les attitudes actuelles des artistes vis à vis des nouveaux outils mis à leur disposition – et de ceux qu’ils détournent pour les besoins de leurs créations ? Comment celles-ci ont-elles évolué depuis les premières expérimentations, alors que les machines autrefois complexes ont été simplifiées et que leur utilisation ne nécessite plus l’assistance d’ingénieurs informaticiens ? Peut-on également situer ces transformations dans la perspective plus large du passage de l’art moderne à l’art contemporain ?

LA QUESTION DU SAVOIR-FAIRE

« Le numérique réintroduit dans l’art une technicité qu’il avait perdue, mais une technicité d’un nouvel ordre, celle du traitement informatique de l’information ». (Couchot & Hillaire 2003 : 114) Dans le contexte artistique contemporain, cette orientation détonne. Qu’est-ce qui justifie ce retour au savoir-faire, si ce n’est des contraintes internes à la création numérique ? Si l’art résiste toujours à toutes les tentatives de définition1, en acceptant en son sein des œuvres qui n’étaient pas prévues ni a priori compatibles, il paraît aujourd’hui diffi1 Lire La question de la question de l’art de Dominique Chateau.

cile de dire que l’outil peut faire l’artiste. L’histoire de l’art, des Ménines de Velázquez, de l’Olympia de Manet, du Carré blanc sur fond blanc de

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Malevitch, de la Fontaine de Duchamp, des œuvres de Pollock et Rothko, de l’art conceptuel à l’art contemporain, n’est-elle pas l’histoire de son aspiration à l’indépendance, par le refus de toute entrave extérieure1 ? LES TECHNOLOGIES DE L’ART Contrairement à ce que voudrait nous faire croire le marketing. Ce n’est pas l’achat de Garage band qui va faire de nous un musicien (encore moins un artiste), pas plus que l’emploi du dernier appareil photo numérique dix millions de pixels ne fera nécessairement de nous un photographe – alors qu’avec certitude il nous permettra de devenir un « vrai photographe », celui qui capture les images remarquables déjà prévues, le portrait de famille, avec la bonne lumière (très contrastée), grâce au flash anti yeux rouges, avec peut-être le filtre sépia pour « faire » artistique. L’emprise de la technologie est

telle que les images sont déjà vues avant d’exister, se ressemblent au point qu’elles paraissent toutes suscitées (« créées » serait trop fort) par les mêmes personnes. Tous ces gadgets numériques, ces modèles, ces filtres, fonctionnent comme un tamis qui épure toute irrégularité et contraint l’exécutant aux seules calibres d’ouvertures dont elle dispose, les seuls espaces de sa grille, à chaque étape. Assisté, guidé, dirigé, l’utilisateur normal (idéal, sain, qui suit le mode d’emploi et toutes les préconisations) respectera normalement les canons du genre.

Les relations qu’entretiennent arts et technologies numériques sont le plus souvent décrites selon une optique moderne : comme s’il y avait un objectif à atteindre, et des moyens mis en œuvre pour cela. L’outil y est décisif et fondateur, ses contraintes élevées en signes de ce qui fait art – pigment liant pinceau toile cadre pour la peinture, matière poids équilibre socle pour la sculpture, virtualité synthèse reproductibilité etc. pour le numérique. C’est une conception ontologique de l’art, incompatible avec la pensée de la complexité et de l’altérité contemporaine. Vouloir rabattre l’art sur le numérique est non seulement réducteur mais irréaliste – ou alors purement conventionnel. Son idéal ne sera jamais atteint, tant qu’il supposera l’utilisation de nouvelles technologies, constamment remodelées – puisque la nouveauté fait vendre.

« L’art numérique » n’est pas seulement expliqué et décrit par ses outils, 1 « Il semble que ce soit une loi du modernisme […] que les conventions non essentielles à la viabilité d’un moyen d’expression soient rejetées une fois reconnues. » (Greenberg cité par Millet 1997 : 68), Art et Culture, Macula, coll. «Vues », 1988.

il est aussi nommé à travers eux – succédant à « l’art par ordinateur » et « l’art multimédia », cohabitant avec « l’art média » ou encore « l’art virtuel ». Comme si la « peinture » ou la « sculpture » constituaient un

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champ homogène pertinent à l’époque contemporaine. Comme si cela suffisait à décrire des œuvres ! Pourquoi le fait de dire d’un artiste qu’il produit des œuvres numériques, transgéniques, holographiques, etc. serait un renseignement pertinent et éclairant, alors que qualifier quelqu’un de peintre – dans le champ de l’art contemporain – n’explique que peu de choses de la spécificité de sa pratique ? Et comment les adjectifs « numérique » ou « virtuel » permettraient-ils de qualifier des images vidéos installations spectacles, et autres formes inédites et fragiles ? Le pluriel est peut-être plus juste, mais quelle indication donne-ton en qualifiant des œuvres de numériques ? L’utilisation des nouvelles technologies est-elle une information primordiale, qui déterminerait ou prendrait le pas sur les autres parti pris de l’artiste, ou les problématiques qu’il souhaite mettre en œuvre ? Les œuvres créées le sont-elles et l’ont-elles été en fonction de ces technologies et de leurs diktats ? FONDATION D’UN ART TECHNOLOGIQUE Les premiers artistes de l’art multimédia concevaient leurs œuvres pour participer à l’élaboration d’un art à part entière. Son originalité fut pointée par des théoriciens spécialisés, dans des textes-manifestes et des expositions dédiées. Artifices 3 avait un air de démonstration, s’ouvrant par une perspective technologique, une enfilade d’ordinateurs d’un côté, et des installations interactives et / ou immersives de l’autre côté. Il y avait des œuvres de Maurice Benayoun, de Sommerer et Mignonneau, de George Legrady, de Luc Courchesne, etc. qui toutes, d’une manière ou d’une autre, mettaient en avant les technologies sur lesquelles elles étaient construites. Certaines interrogeaient leurs usages possibles (Portrait n°1, An

anecdoted Archive from the cold war), d’autres transformaient leurs caractéristiques en œuvres (capteur et surtout simulation de la nature pour Phototropy, espace ludique virtuel pour

Dieu est-il plat ?) : toutes avaient en commun de souligner la puissance et les limites des outils avec lesquels elles étaient construites et grâce auxquels elles fonctionnaient. Après les essais concluants de théoriciens passés à la pratique (le trio Bret, Couchot, Tramus réalisant Je sème à tout vent ou La plume), les œuvres présentées à Artifices 3 sont des tests transformés en preuves de l’existence possible d’un art bâti avec et sur ces technologies. Elles en sont l’élément central, la problématique principale, l’enjeu et la revendication. L’art Internet s’est également développé essentiellement autour de son médium. Programmation, codage numérique, flux de données, navigateurs (browser art), mail art, tout est matière à détournements, par des artistes maîtrisant les techniques et s’en servant pour exprimer leurs opinions sur les évolutions technologiques.

Tous n’avaient pas une démarche de faire-valoir, cependant ils étaient conditionnés par les outils. Même les plus critiques des cyber-activistes

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sont attachés à eux, car ils s’en servent pour en dénoncer les dérives possibles. Hervé Graumann invente un automate-peintre rudimentaire qui produit pourtant une infinité d’images différentes grâce aux capacités combinatoires d’un ordinateur ordinaire. Bériou réalise un film sur les dangers des nouvelles technologies… en images de synthèse. « Depuis plus de vingt ans maintenant, Hoberman associe la haute technologie interactive à une critique radicale de la culture technologique » (Rush 2003 : 207). Et, ce faisant, il participe à la constitution de cette culture, de même que Baudrillard, en expliquant les risques d’une civilisation de l’hyperréel, a anticipé, et peut-être accéléré (via des réappropriations de conduites cyniques et « décomplexées ») son instauration effective. Contrôlé par son harnachement technologique, « Stelarc ne veut, ni ne peut par conséquent, envisager l’invention d’une technique que si elle est en mesure de le déborder, c’est-à-dire si elle est, dans un certain sens, capable de se révéler d’abord à son image. » (Pelé NP3) En dédoublant son corps, elle prend possession de lui, rendant littéralement visible le pouvoir de manipulation des technologies. L’artiste cherche précisément à montrer le phénomène d’hybridation en cours dans notre société – quoiqu’il l’envisage de manière plus cauchemardesque que nous le visons… pour le moment. « Considérer le corps comme obsolète peut être vu comme le summum de la folie technologique ou comme la plus noble des réalisations humaines. […] Il n’est plus maintenant question de perpétuer l’espèce par la reproduction, mais de renforcer l’individu en le remodelant. […] Il n’y a pas plus de sens à voir le corps comme le lieu du psychisme ou du social ; il faut plutôt l’envisager comme une structure à contrôler et à modifier. […] La technologie n’est plus seulement attachée, greffée, elle est également implantée. Après avoir été un conteneur du corps, elle en devient un composant. » (Stelarc, Colloque Art cognition. Pratiques artistiques et cognitives, CYPRES  /  École d’Art d’Aix-en-Provence, 1992, cité par Pelé NP3) 1 « Embed » en langage informatique anglo-saxon : un adjectif qui s’applique aussi au matériel militaire installé dans un engin de guerre.

La contestation embarquée1 devient matière de la création. Quand Virilio conçoit Ce qui arrive à la fondation Cartier, il formalise ses théories de

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la catastrophe pour les rendre intelligibles à un public plus large que celui de ses lecteurs habituels. Il les met en scène et ainsi les esthétise. La catastrophe généralisée paraît d’autant plus inévitable et, dans une certaine mesure, la fatalité concurrence la révolte. Cette impression est récurrente face aux œuvres issues de la manipulation des médias : quand Perry Hoberman invente des fenêtres d’erreur aux messages absurdes (« Click to agree to something you really don’t understand » « What makes you think you really have to save everything »), ou quand Jodi.org déclenche une cascade d’ouverture de fenêtres sans fin, les réactions peuvent passer de l’amusement à l’exaspération – quand on subit au quotidien les manipulations des technologies. Dénonçant ces travers et les tracas qu’ils occasionnent, la dérision rassure. Néanmoins, la complicité qu’elle suppose contribue à rendre familier et supportable un paysage inacceptable – l’ironie comme ultime défense.

Pour élaborer des projets convaincants, il était nécessaire de maîtriser le langage technologique commun, à la fois les techniques et les manières de s’en servir, marqueurs indiquant l’appartenance à cet art numérique en cours de formation. Non seulement les outils étaient complexes, mais encore fallait-il passer par un apprentissage de l’art et la manière de les utiliser. Ce qui conférait son unité à l’art numérique – et le constituait en un « champ » – était la solidarité de ses acteurs, dans leur intérêt bien compris : connaître les outils, les concepts remarqués par les théoriciens, les codes établis pour une reconnaissance interne qui, après vérification, offraient la meilleure visibilité à l’extérieur. Cela réservait la création numérique à un groupe d’acteurs passionnés, prêts à y investir du temps et des ressources financières (pour s’équiper). Les amateurs étaient de facto exclus : manque de moyens, ignorance des recettes

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éprouvées, méconnaissance de la culture numérique en train de se créer. La confidentialité et la fragilité de ce monde limitaient les opportunités d’assistance technique et économique, qui devaient être réservées aux spécialistes les plus impliqués, qui payaient le privilège qui leur était octroyé par la publicité faite au projet numérique – progrès scientifique et débouchés commerciaux. Mais est-il encore nécessaire que l’art numérique soit affirmé par des œuvres manifestes, déploiements technologiques virtuoses ? Certes les contraintes techniques sont partie prenante de projets, construits autour et selon les exigences des médias numériques. Mais leur déficit de notoriété est aujourd’hui largement résorbé. Leur promotion doit-elle toujours se faire à travers la question du savoir-faire et des effets des technologies numériques, ou peut-elle mettre en valeur d’autres dimensions des pratiques ? Il ne s’agit pas de nier l’histoire de l’art numérique, car les œuvres actuelles en sont, dans une large mesure, la conséquence. Elles sont saturées de traces des usages qui ont été faits des technologies – ce qui les rend remarquables et leur accorde une place plus déterminante encore que celle que prennent les techniques. Les arts numériques conservent leur mémoire dans une culture commune, où tout est archivé en permanence, et susceptible d’être réemployé pour de nouveaux usages. Les fonctions élaborées depuis des années – par des chercheurs et des passionnés, pour l’amour de l’art – ont été compilées pour éviter de perdre du temps à les reconstruire, et consacrer ainsi la recherche à de nouvelles perspectives. De nombreux artistes les manipulent depuis des années, en ont extrait les potentialités, des esthéticiens volontaires en ont défini les problématiques saillantes. Elles sont maintenant installées, connues, exploitées ; elles ont fait l’objet de nombreuses recherches

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d’optimisations ergonomiques. Elles ont été vulgarisées, enrichies en technologies, à l’usage simplifié car parfaitement balisé. Ces outils prêts à l’emploi ont servi à produire des œuvres novatrices et de qualité, qui en conservent la trace.

APPROPRIATIONS A POSTERIORI

Jean-Louis Boissier explique que « les modèles technologiques ont une incidence sur l’essentiel des pratiques contemporaines. Les artistes qui se réclament de l’art contemporain se débrouillent tant bien que mal avec les nouveaux médias […] La jonction s’est opérée entre une nouvelle génération et les nouveaux médias. Au prix d’un “recul” technique, car les jeunes artistes prétendent s’émanciper du savoir-faire que l’on confond avec l’art. À mon sens, il vaut mieux cependant avoir quelques lueurs technologiques, si l’on veut critiquer le médium, mais ceci est une autre affaire, une affaire de temps, le temps passé en apprentissage ». (2004 : 74) L’artiste / théoricien semble ici confondre techniques et technologies, comme si la connaissance des premières permettaient de dominer les secondes – alors qu’il semble plutôt que ce soit l’inverse. La désaffection de la nouvelle génération pour les techniques pourrait alors être justifiée par une volonté de réappropriation de leur mise en œuvre, c’est-àdire des technologies : une intervention lors d’une étape intermédiaire risquerait d’être inefficace ou incontrôlable. De plus, l’expérience des activistes artistiques n’a guère été concluante : ils ne sont pas parvenus à faire valoir leur point de vue au-delà d’un petit cercle de spécialistes engagés. La critique sociale est alors remarquable, mais son impact confidentiel. Comment élargir le champ d’action des artistes numériques ? Pour détourner les technologies à leur profit, tout en s’inscrivant de plein pied dans la société contemporaine, les artistes doivent les envisager comme une totalité – et c’est ainsi qu’ils les expérimentent au quotidien. De plus, leurs multiples centres d’intérêt les rendent rétifs à

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toute spécialisation excessive, synonyme d’enfermement et de refus de communication. Lorsqu’ils ont recours au numérique, les artistes actuels – « émergents », donc – n’ont qu’à se servir des pratiques qui ont été élaborées avant eux, reprendre, étendre ou déformer des questionnements déjà posés, et les mettre au service de leur création. Ils travaillent avec les médias et leur histoire. Le numérique n’est plus pour eux un potentiel prometteur et fantasmé, mais une réalité quotidienne d’outils et surtout d’usages qu’ils peuvent plus facilement se réapproprier. Beaucoup d’expérimentations ayant été menées, avec plus ou moins de bonheur, le domaine étant grandement défriché, les arts numériques disposent aujourd’hui, sinon d’une histoire, du moins d’un contexte qu’il n’est plus nécessaire de reconstruire à chaque intervention. Et même s’il évolue en permanence, il est le résultat d’une recombinaison de caractéristiques déjà repérées, peut-être sous d’autres formes. Dans ce cas, il n’est besoin que de les replacer dans leur contexte, d’en souligner les filiations et d’en expliquer les mutations.

L’approche n’est plus prospective – ou prédictive – mais inductive, à partir des technologies telles qu’elles sont appréciées, c’est-à-dire, en fonction des usages discernés. Les enseignements de Mac Luhan servent ici à mettre en relief la manière dont elles influent sur notre vie et ont été digérées. Nous vivons avec elles, à travers elles, il y a eu domestication réciproque et réalisation, sous un certain aspect, d’une actualisation partiellement imprévisible, parmi d’autres possibles, de leur potentiel. Les technologies nous sont familières car nous vivons avec et par le biais des fonctions qu’elles nous proposent, qui sont devenues des habitudes ou des automatismes irréfléchis. Les artistes recyclent celles dont le potentiel est le plus adapté à leur projet. Ils s’appuient sur les usages

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établis, d’autant plus facilement qu’ils sont intégrés par la société et qu’ils deviennent invisibles à force d’être régulièrement utilisés. Ces interventions sont dans la lignée de celles initiées par Duchamp et ensuite amplifiées par le Pop Art : l’art s’inspire ouvertement du réel et en tire sa matière, sans aspirer à une quelconque transfiguration (mais c’est encore prétendre ne pas prétendre). Il en va de même des démarches contemporaines d’artistes qui demandent à ce que leur travail soit apprécié de manière littérale, sans bonus symbolique ou esthétisation, comme Warhol qui se défendait de faire autre chose que ce qu’il faisait, quand il réalisait des copies de paquets de Lessive. Il n’est pas utile de chercher autre chose que ce que l’on voit, entend, expérimente… Selon cette logique, l’emploi de tel ou tel outil n’a pas à être justifié autrement que par l’envie et éventuellement les besoins du créateur – ne pas chercher l’analyse critique ou la réflexion sociale là où ne se trouve que l’effet d’opportunisme du geste d’artiste, dans son absolue subjectivité. APPROPRIATION MINIMALE Mais pourquoi s’intéresser à une œuvre d’art si l’on ne doit pas y voir autre chose que ce qu’on y voit, des couleurs, des matières, peut-être du bruit ou des animations, rien dont on ne puisse trouver l’équivalent dans la vie courante – et sans s’encombrer de la prise en considération de ces délires improbables germés dans des cerveaux d’hurluberlus azimutés ? Qu’apporte une œuvre qui semble reproduire une situation du quotidien, avec de légères variations ? Pourquoi interagir avec Q4U (F. Mengbo), Sam (P. Torsson), Nekropolis (T. Bernstrup, 2002) alors que l’expérience diffère si peu de celle que l’on vit devant un jeu de massacre électronique de type kill’em all ? Est-il suffisant de transformer à son image le personnage principal (Q4U), de changer le scénario et de remplacer les guerriers par une petite fille tout aussi sanguinaire (Sam), ou encore de conserver le « mode de navigation », mais dans un espace 3D aseptisé et débarrassé des créatures à éradiquer (Nekropo-

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lis) ? Si la dernière œuvre citée est le résultat d’un détournement manifeste de la fonction du jeu – où il ne s’agit plus de tuer mais d’errer dans le cadre presque inhumain de l’esplanade de la Défense synthétisée dans une demi-pénombre mortifère –, les deux autres opèrent un décalage sensible, l’objectif ludique demeure, est même souligné par une nouvelle personnification. Celle-ci est une couche supplémentaire, un bonus d’ordre artistique (dont on peut questionner la valeur, mais dans le cadre de ce système) suivant la logique de la programmation, complétée par des habillages graphiques (skins). Ces œuvres tirent parti de la culture du jeu vidéo dont les artistes ont repris ou même développé l’interface, à l’image d’une de ces énormes bornes d’arcade conçue pour telle simulation de course de moto ou de combat meurtrier (Q4U), ou par une projection dans une salle, le joystick placé sur un socle / totem (Sam, Nekropolis).

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Une œuvre se résume-t-elle jamais à une reprise ou une reproduction d’un objet existant ? Quelle que soit la prégnance des technologies, n’y a-t-il pas symbolisation malgré tout ? N’est-ce pas là une des qualités de l’art que de s’accompagner de plusieurs niveaux de lecture, parfois même à l’encontre de la volonté affirmée des artistes ? La démarche peut bien être explicitement littérale, simple reproduction d’une action entreprise régulièrement dans le quotidien, il y aura néanmoins présomption d’un supplément, quand bien même ils ne l’auraient pas souhaité – Danto a remarqué qu’une œuvre identique à la réalité n’en est pas moins irréductiblement différente. Georges Didi-Huberman a montré que même les plus farouches adversaires du « rétinien » n’ont pu éviter que leurs productions n’excèdent la littéralité : la tautologie minimale est mise à mal par Ce que nous

voyons et ce qui nous regarde. Il n’y a pas d’œuvre sans interprétation, ainsi qu’en témoigne la littérature prétendant expliciter les ready-made duchampiens, ou les relations entre le Pop Art et la société de consommation – fascination ou critique ? On pourrait alors se demander si le désintérêt affiché de certains artistes pour les outils (en tant qu’outils) qu’ils mettent en œuvre n’est pas une stratégie délibérée pour mieux les contrôler – et pouvoir les mettre en avant par la suite, mais de manière pervertie. Cela serait d’autant plus nécessaire pour neutraliser le pouvoir des technologies et les éloigner de leur objectif originel. La déviance est particulièrement aisée quand elle ne fait qu’infléchir ces usages vers des modes apparentés, les transposant vers des objectifs assimilés à l’art. Les artistes ne les transforment pas radicalement, du moins, pas contre nature. Ils les font plutôt travailler à la manière des mythes tels que définis par Barthes : ils prétendent s’appuyer sur leurs qualités, alors qu’ils les détournent ou les pervertissent – quoique d’une

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manière indiscernable et ambiguë. Les artistes ne s’en servent plus que comme prétextes, usages fondateurs à détourner, et auxquels surimposer les significations qu’ils souhaitent. Mais il fallait pour cela que les technologies aient suscité des usages suffisamment établis pour servir d’embrayeurs créatifs.

IRRÉDUCTIBLE DIFFÉRENCE Les espoirs suscités par le numérique et les énoncés qu’en font les théoriciens les plus établis pourraient être un développement (de plus) du geste de Duchamp . Ils vantent le rapprochement des rôles de l’artiste et de son public, à travers des positions face à l’œuvre décalées temporellement – l’artiste est l’initiateur – mais comparables. Ce qui correspond à une explication de Thierry de Duve : « Face au ready-made, l’auteur n’est pas dans une position différente du spectateur, hormis le retard du second sur le premier » (de Duve 1989 : 81-82). Et il renchérit sur cet idéal démocratique : « Le coup du ready-made accorde à quiconque le droit de produire esthétiquement des jugements artistiques, il attribue au commun le génie en sus du goût » (de Duve 89 : 85).

Pourtant, n’est-ce pas l’inverse qui se produit, en plongeant le commun dans l’incompréhension du processus à l’œuvre et, se sentant alors démuni, sans les connaissances esthétiques requises pour étayer son jugement, le réduit à une appréciation binaire et subie, acceptation ou indignation ? À l’ère du numérique, « l’art pour tous » est reconverti commercialement en « tous artistes » ;pourtant ce pronostic, jamais réalisé, n’augmente-t-il pas paradoxalement l’écart entre les spectateurs et l’artiste ? Car celui-ci parvient malgré tout à créer des œuvres imprévisibles et originales, à partir de la banalité même, et à faire contrepoint avec la vanité et la présomption d’automatisation de l’art associé à ces outils.

Arrivés après la bataille (de la reconnaissance), les artistes qui exploitent aujourd’hui les nouvelles technologies sont dans une position à la fois différente et parallèle à celle de Duchamp et de ses émules : ils ont recours à des technologies dont certaines sont explicitement dédiées à la création, mais ils en détournent les attendus et leur attribuent des sens par la suite. Des pratiques s’appuient sur elles en jouant et en se jouant de leurs usages, au gré des envies de l’artiste. Elles sont utilisées pour ce qu’elles savent faire, mais avec un décalage, imperceptible, dû à la dissociation opérée par l’artiste, qui détisse la synthèse qu’elle avait opérée ; tout en restant sur le coup du « traité normatif des usages de toute technique utilisée, de la production à la réception » (Pelé 2007) qu’elles imposent, il n’est plus sous leur coupe, grâce à un écart permanent, un second ou dixième degré qui

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le dégage de toute responsabilité, en choisissant volontairement une voie interdite. « Actuellement, la technologie a donc cette double fonction d’évaluation et de maîtrise de techniques qui ont toujours tendance à s’émanciper. » (Pelé 2007) Le rôle de l’artiste est alors de réaliser un coup de force contre le pouvoir normatif des technologies, pour libérer les usages des techniques, et ouvrir la voie à des appropriations et détournements à partir desquels il développera une démarche personnelle. Il faut pour cela qu’il instaure une distance fondatrice, un écart critique ou ironique pour s’affranchir de la coupe technologique.

DÉTOURNEMENT DES USAGES

Tout nouveau dispositif s’inspire d’un dispositif existant qu’il prolonge autant qu’il transforme, avant d’être lui-même réutilisé, dans les domaines artistiques ou ludiques – les limites ne sont plus si claires. L’innovation est difficile à distinguer de la réappropriation intelligente ; interactivité, virtuel, simulation, etc. sont des concepts flottants, dont on peut trouver des origines aussi bien dans l’histoire des sciences que dans celle de l’art. Usages et techniques constituent un fond culturel à exploiter, une concentration d’habitus plus ou moins spécifiques à un champ – voire à un groupe plus restreint comme une « tribu » –, que l’artiste emprunte et remodèle éventuellement, mais uniquement pour mettre en valeur les idées qui ont présidé à l’invention de l’œuvre. Les usages sont un point de départ et un moyen idéal pour une approche post-media telle que préconisée par Guattari. « In the words of Felix Guattari: it is no longer the end that matters but the milieu, the process becoming processual… » (Slatter). Et ce n’est pas tant que ce milieu, cet « entre », ou même ce pro-

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cessus compte pour ce qu’il est. Il prend des formes multiples, formes en formation, formations en formes, changements d’états permanents, mouvements en mouvement, remise en cause de ce qui est établi sans que pour autant ne soit définie une dynamique privilégiée, une dimension prédominante ou particulièrement opérationnelle. Les artistes se nourrissent des usages en tant qu’accidents du contemporain, actualisations provisoires jamais figées, chemins un moment tracés, raccourcis Aziz + Cucher, Synaptic Bliss (extrait), 2004

du quotidien. Plus prosaïquement, ce sont des enchaînements de pratiques, à dominante récursive comme un algorithme ; ces manières de faire s’étendent dans tout le quotidien et inspirent de nouveaux usages à destination plus spécifiquement créative. Certains artistes prolongent leurs problématiques, d’autres en inventent. Le traitement numérique, effets chromatiques, déformations, retouches, tous les gestes et réflexes des photographes, graphistes et amateurs d’imagerie numérique, est librement utilisé et éventuellement accommodé.

1 « Grove ruine l’une des icônes de l’humanisme moderne : en la sublimant. Ongles manucurés, chairs raffermies, visage lissé par les soins de la Paintbox, cette mère poignante se fait modèle de mode, imagerie publicitaire » (Baqué 2005 : 50). 2 « Un tableau colorisé qui exhibe crânes, dents, ossatures, et s’accompagne de données chiffrées, de codes et repères divers pour éradiquer définitivement toute tentation humaniste. » (Baqué 2005 : 48)

INTERVENTIONS D’ARTISTES Pour la série Dystopia, le « travail photographique – entièrement retravaillé sur ordinateur – d’Aziz + Cucher » (Baqué 2005 : 48) tient du maquillage, mais contrairement au polissage d’images pour une publicité, la modification est ici visible : on remarque évidemment qu’on a gommé les yeux et la bouche du modèle, alors qu’on ne sait pas toujours que tel collaborateur a été effacé d’une photo d’entreprise, ou qu’on a fait disparaître une bague de valeur au doigt d’une ministre. Ronald Gerber intervient de manière plus minimale, en ajoutant seulement quelques traits aux portraits qu’il réalise, et Michael Grove est encore plus discret, en rajeunissant la photo de la mère pleurante de Dorothea Lange, de la même manière qu’on enlève des rides ou des bourrelets à des personnalités publiques1. Les images de la série Synaptic Bliss (2004) d’Aziz + Cucher sont plus éloignées d’un rendu photographique ; elles sont saturées, décomposées, altérées comme il est courant avec

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un logiciel tel Photoshop. Ces œuvres sont à rapprocher de celles de Joseph Nechvatal, qui construit depuis des années une iconographie « numérique » un peu redondante et illustrative. On imagine que ces images d’aspect criard, combinées entre elles en laissant apparaître des angles vifs et des stigmates de la compression, ont été glanées sur Internet. Mais, hormis cette démonstration d’orthodoxie numérique, sont-elles autre chose qu’un habillage pour des tableaux dont la réalisation est laissée à des machines ? Elles alourdissent une démarche apparentée à l’art conceptuel – l’artiste n’a plus besoin de réaliser l’œuvre. Steve Miller, quant à lui, revisite l’art du collage, remis au goût du jour car facilité par les outils numériques. Mais son travail n’en est pas moins personnel2, car il met en jeu une iconographie médicale, organes, radios, textes, assemblage d’éléments spécialisés et de poncifs visuels.

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Les figures historiques du Net Art « portent un regard critique sur les médias, qui favorise non seulement une appropriation lucide de ces technologies par les citoyens, mais également la recherche, l’innovation et l’expérimentation du point de vue prospectif » (Bongiovanni 2000 : 37-38). Les technologies peuvent-elles être appropriées, les médias détournés de leur voie en ouvrant de nouvelles perspectives ? Est-ce nécessaire pour assurer la libre évolution de l’art ? Les artistes doivent-ils remettre en question leurs présupposés de front, être revendicatifs et offensifs, ou opter pour une approche de biais1, en essayant d’infléchir les usages des technologies vers leurs propres problématiques ? Les contraintes ne sont-elles pas au contraire à l’origine d’œuvres, en les détournant à leur avantage ? Nombreux sont les artistes qui n’obéissent pas aux injonctions comportementales des technologies, mais celles-ci ne sont pas pour autant exclues ou ouvertement combattues. Sans même avoir à adouber les théories du média – elles sont déjà profondément intégrées par la plupart des théoriciens –, qui pourrait nier le rôle central des outils pour la pensée « réductionniste de l’art » moderne, et comment ne pas observer leur importance grandissante dans la société, ainsi que leur pouvoir d’influence ?

Peut-être les nouveaux artistes multimédia ne connaissent-ils pas toutes les arcanes de la programmation, sans doute les photographes retouchant leurs clichés ne comprennent pas toutes les subtilités des palettes de couleur, rares sont les vidéastes qui savent quelles opérations sont effectuées par les codec de compression pour réduire considérablement la taille de leur vidéo avant de la mettre en ligne… Mais ils sont parfai1 Pour les distinctions entre les approches de front et de biais, lire Le détour et l’accès. Stratégie du sens en Chine, en Grèce de François Jullien, Grasset, Paris, 1995

tement capables de créer un site Internet dynamique, des photographies bien calibrées pour un tirage grand format, une compression optimum pour réduire le temps d’affichage. Leur savoir est empirique, ils obéissent

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le plus souvent les contraintes des technologies qu’ils utilisent depuis longtemps, mais leur familiarité avec elles leur assure l’obtention du résultat souhaité – parfois en ignorant les usages établis ou en en prenant le contre-pied, parfois en s’orientant dans une direction conventionnelle. M. Marshall, Lollypop (extrait)

M. Rovner, Overhanging (extrait), 1999

MAÎTRISE TECHNOLOGIQUE Maria « Marshall est elle-même une truqueuse : grâce aux possibilités qu’offre le numérique, elle manipule ses images pour donner l’illusion que ses enfants fument, se noient ou sont abandonnés dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Elle maîtrise parfaitement une technologie qu’elle utilise pour obtenir l’image souhaitée » (Rush 2003 : 41). Certaines de ses interventions sont imperceptibles : mises en boucle de courtes séquences sans qu’on ne sente de transition (Lollypop, travelling extrait d’un film de Sergio Leone, où l’on voit un acteur jouer avec la sucette qu’il mâchouille. Matthew, plan fixe où le même personnage traverse inlassablement l’écran de gauche à droite…), mises en scène photographiques où un enfant joue un

rôle d’acteur adulte, etc.

Overhanging (1999) est une vidéo réalisée par Michal Rovner ; c’est un univers presque abstrait, projeté vers l’espace public – devant le Stedelijk Museum à Amsterdam ou sur une vitrine de Park Avenue à New York –, une vision subjective de l’artiste qui s’introduit dans l’espace quotidien commun et impersonnel. « L’artiste est manifestement à l’aise avec les techniques de montage numérique qui lui permettent d’obtenir les effets désirés. Ce n’est pas la technologie en elle-même qui l’intéresse, mais le fait qu’elle lui offre la possibilité de créer une forme de narration abstraite » (Rush 2003 : 157). Choisir les technologies appropriées pour se les approprier.

La virtuosité technique n’est pas valorisée, puisqu’elle est aujourd’hui insuffisante, à la portée de tous les amateurs. L’effet de distinction est recherché non pas dans les codes propres au numérique – ils circulent d’un domaine à l’autre, de la science, à l’art, à la vie courante, etc. – mais dans les marques artistiques simulées : une performance dans l’espace virtuel de Second Life, la reprise d’une œuvre d’art ancienne, la transformation d’éléments du quotidien pour les rendre impropres à la consommation, la mise en valeur du geste de l’artiste. Le savoir-faire requis est alors une maîtrise des codes caractéristiques du monde de l’art : écart significatif avec le quotidien, transfiguration, esthétisation, concepts réflexifs auto-justifiés, intégration institutionnelle ou toute autre stratégie à même d’apporter la reconnaissance en-tant-qu’artiste.

« C’est souvent l’alliance du bricolage et de la haute technologie qui donne aux œuvres de l’art contemporain leur saveur tout à la fois high-tech et quelque peu décalée » (de Mèredieu

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2003 : 224). Les associations osées et contre-nature sont un moyen pour les artistes de s’affranchir des technologies en ignorant les modes d’emploi qui leur sont associés. Ils mélangent les sources pour mieux se les réapproprier et déjouer les attentes. La performance de Pierrick Sorin au Lieu Unique, pour le passage en l’an 2000 (Techniciens de surface), produisait une vidéo sur plusieurs écrans, avec superpositions de séquences. Le dispositif mis en œuvre était à la fois très perfectionné – enregisP. Sorin, Techniciens de surface (extrait), 2000

trer et diffuser des images en simultané, combiner de multiples sources en direct – et visiblement bricolé – on voyait l’artiste s’activer autour d’un aquarium et y déverser toute sorte de produits et d’objets. L’œuvre est construite avec second degré, un recul qui lui évite l’écueil de la trivialité et en fait un agencement (Deleuze et Guattari) original qui nous parle, car saturé de références. L’ironie et le burlesque sont ici les armes suprêmes pour une distinction réussie. Si l’on adhère aux théories de Bourdieu, on pourrait dire que les artistes recyclent à leur avantage le capital culturel hérité et consacré de la tradition et qu’ils affirment leur créativité en creux, par l’absence d’exhibition d’un savoir-faire vulgaire, à la portée de tous. Ils y substituent des signes de reconnaissance opérant un clivage par leur subtilité réservée aux initiés, acquise après un long apprentissage.

1 Un assemblage dont on est disposé à apprécier les qualités à travers des codes historiquement formés pour le jugement esthétique.

UNE DISTINCTION NATURELLE Certaines œuvres de Kenneth Feingold se présentent non pas comme des œuvres numériques, mais comme des œuvres d’art tout court : des marionnettes vieillottes, des têtes de mannequins plantées dans un carton de déménagement1. Ce n’est que lorsqu’on s’en rapproche que l’on perçoit le « dialogue » qu’entretiennent les mannequins, et que l’on comprend, par ses incohérences, qu’il est produit par un programme informatique. Ses œuvres sont plus efficaces que celles construites sur un dispositif imposant, projection d’images de synthèse, câblage informatique, etc., qui mettent en concur-

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rence deux modes d’appréhension, technologique et artistique. L’habileté de Pierrick Sorin tient à son apparente économie de moyens, qui prépare les spectateurs à un regard esthétique. Son usage développé du pastiche lui permet de citer les codes en tant que codes, combinant efficacement plaisir de l’œuvre et clin d’œil à l’amateur averti, déjouant toutes les tentatives de distinction, et se reconnaissant finalement dans cette distinction suprême de celui qui n’a pas besoin de faire d’effort de distinction, grâce à une expertise « naturelle ».

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VERS UN ART POST-MEDIA Les artistes utilisant aujourd’hui les nouvelles technologies héritent d’une cinquantaine d’années de recherche et d’expérimentations1, qui leur ont permis d’infiltrer nos sociétés et de devenir des médias courants. Elles ont acquis un statut qui n’a même plus a être reconnu, tant il est « naturel », consubstantiel à notre actuelle et perpétuelle société de l’information. Elles ont très largement changé notre quotidien, mais la phase d’adaptation et d’émerveillement semble terminée, du moins pour la jeune génération occidentale. Le plus surprenant est la vitesse avec laquelle elles se sont imposées, y compris aux générations qui ont grandi avec trois chaînes de télévision – ou moins. L’apparent renouvellement des technologies ne s’arrête jamais, et nous sommes désormais habitués à suivre le mouvement, où qu’il nous mène. Paradoxalement, la permanence des changements offre des repères. Par delà les usages prévus des technologies, les artistes déploient leurs propres moyens, procédés, dynamiques, pour nourrir leurs créations.

L’ÈRE HYPERMÉDIATIQUE 1 En 1956, Nicolas Schöffer crée une sculpture cybernétique, Cysp 1,qui donne son nom à un ballet chorégraphié par Maurice Béjart à Marseille.

« Mais l’acte de création artistique consiste à arracher le modèle à sa fonction performative scientifique et technique, à sa signification première, pour lui donner une autre finalité, délivrée de cette instrumentation fatale : celle de l’Art » (Couchot 1988 : 216).

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Bien que présentées comme relais et renouveau de l’art – et souvent employées en ce sens – les technologies sont détournées par certains artistes qui souhaitent les conformer à leurs propres desiderata, trop divers pour être exprimés de manière stéréotypée. Mais plus qu’une victoire de l’art sur les techniques, analyse moderne, il s’agit de leur affaiblissement, préalable à leur détournement au profit des projets de l’artiste. Aucune solution commune, systématique, pas de vocation, de grande cause à défendre, mais un travail ponctuel, opportuniste, spécifique et spécifiant. L’universalité de la subjectivité – la création pour tous – vendue par les technologies est rejetée. Les formules préparées à l’avance ne sont utiles que pour être dévoyées : c’est une matière que l’artiste n’a pas à fabriquer. Plus qu’une révolte ou une révolution, un changement de point de vue, qui réhabilite l’arbitraire de la création, avant tout reconnue comme un accident personnel.

J’EN RÊVE Du 24 juin au 30 octobre 2005 s’est tenue l’exposition J’en rêve, à la fondation Cartier à Paris. Y étaient présentées les œuvres de jeunes artistes, de vingt-cinq ans en moyenne, parrainés par des artistes confirmés. « Les pratiques sont également très diverses : dessin, photographie, peinture, vidéo, installation… » (Richard Leydier dans Art Press n°316, octobre 2005, p.84). Guillermo Kuitca introduisait Flavia Da Rin, qui construit des images numériques oniriques et fantasmagoriques à partir de photographies (autoportraits le plus souvent). Simon Boudvin – invité par Giuseppe Penone – exposait des photomontages subtils et intrigants, où des bâtiments se combinent et

forment des architectures intrigantes – des images étrangement réalistes qui ne sont pas sans rappeler les paysages reconstitués de Franck Perrin. On trouvait également des photographies discrètement retouchées, complétées par Ronald Gerber, une installation interactive de Justin Manor, des illustrations – à la palette graphique – de Shahbazi Setareh. Ces artistes étaient présentés sans ségrégation au milieu d’une cinquantaine d’autres, travaillant avec tous types de médias, vidéo, photo, peinture, etc., sans que cet éventail de techniques juxtaposées ne soit particulièrement perturbant, ou simplement remarquable.

Peut-être sommes-nous entrés dans une ère hypermédiatique, l’aboutissement ultime de l’ère médiatique, qui, à force d’enfler, de gouverner de plus en plus d’aspects de notre société, a tout annexé et transformé en pure information ; nous serions arrivés à la prophétie annoncée par Baudrillard.

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« […] il n’y a pas seulement implosion du medium lui-même dans le réel, mais implosion du médium et du réel, dans une sorte de nébuleuse hyperréelle, où même la définition et l’action distincte du médium ne sont plus repérables. » (Baudrillard 81 : 124) Mais cette ère hypermédiatique n’est pas même installée qu’elle est déjà dépassée : les médias, perdant toute signification par excès de sens, sont à la fois partout et nulle part, indistincts, sans hiérarchie, spécifiques mais purement contingents, toute chose égale se changeant en tout par la grâce de la nouvelle norme numérique. Textes dessins photos vidéos musiques sons designs architectures etc. transitent par l’ordinateur omniscient, outil polymorphe, passage obligé emprunté sans même y prêter attention. Il ne fait plus partie du paysage, il est devenu le nouveau paysage, décor et horizon indépassable. Son emprise est si complète qu’elle ne peut être ignorée, les médias, d’abord accessoires – « ce n’est pas la forme qui compte, c’est le contenu » – puis omniprésents – « medium is mes1 « Media became global and universal. […] Every place is instantaneously represented everywhere via satellite and fiberglass ; a global view is the only international perspective that remains. At the same time, every object has the capacity to become a medium. Clothes, crockery, furniture, the city have become the media of a national politico-sexual identity and Zeitgeist. They are the thermometers of mental states. Trees inform us about wind force and environmental pollution. Everything transmits meaning; everything provides us with information about something other than itself. Where before there were objects, now there is information. There exists no other reality except as media. Once centralized, all things tend towards their maximum scope, only to finally disappear altogether. Even the media soon reach their omega point where spirit and matter coincide and a void is created, to be filled up by a new spirit. Whereas God needed two thousand years and humanity two centuries, the media will take two decades at the most to disappear from the stage. » (Adilkno) 2 Telle est la stratégie du « média souverain » : « This is only possible through the grace of no-profile. Without being otherwise secretive about their own existence, the sovereigns remain unnoticed, since they stay in the blind spot that the bright media radiation creates in the eye. » (Adilkno)

sage » – étant, pour certains, en voie de disparition1, terme ultime d’une naturalisation. INCORPORATION DES MÉDIAS Le pronostic est probablement un peu extrême. La banalisation des technologies a entraîné un processus d’habituation – elles nous sont devenues familières, ainsi que les concepts associés aux nouvelles techniques. Pour une bonne part de l’humanité, et en particulier les jeunes générations – surtout en Occident, mais pas seulement –, surfer sur Internet, utiliser un téléphone portable ou un appareil photo numérique est aujourd’hui plutôt de l’ordre du réflexe que de la réflexion. Mais cela ne signifie pas que les médias soient moins prégnants, au contraire : d’une manière ou d’une autre, nous avons recours à eux constamment dans notre vie quotidienne (et principalement aux numériques). Ils sont moins visibles mais plus présents, au point

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que sont développées de nombreuses stratégies pour contrer leur puissance, en essayant de les pervertir2 ou en s’y attaquant de front. Le résultat est souvent décevant ou laborieux, et non exempt de contradictions ; ainsi des militants anti-publicité, dont le but des actions (annoter, détourner, barbouiller les affiches du métro parisien, par exemple) est d’ouvrir un débat public provoqué par le battage accompagnant les procès qui leur seront intentés. Leur attitude face aux journalistes étant très ambivalente, à la fois critique envers ces supporters de l’ordre établi, mais aussi séductrice – comment se passer d’eux quand on cherche à obtenir un retentissement maximal ?

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Les artistes vivent avec l’omnipotence des médias. Cela fait désormais partie du contexte de la création – une contrainte supplémentaire à gérer. À l’époque contemporaine, il semblerait que l’emploi de telle ou telle technique ne soit plus en soi un souci1. Les artistes, et singulièrement les plus jeunes, utilisent tous types de médias, sans exclusive. Ils sont familiarisés avec les médias traditionnels aussi bien que numériques : les premiers parce que l’histoire de l’art a été bâtie à partir de ces ressources ; les seconds parce qu’ils constituent leur quotidien. Les uns et les autres composent la culture contemporaine, dans laquelle les technologies ont pris une place centrale2. L’apparition des NTIC a s����������������������������������������������� usci������������������������������������������� té de fols espoirs, surtout de par leur caractère « froid », c’est-à-dire, de par leur ouverture3. La télévision avait entraîné les mêmes enthousiasmes ; les radios libres ont eu leur heure de gloire ; Internet devait tout changer : le DIY allait émanciper les citoyens, à travers l’appropriation des outils et l’échange des savoirs. Tel 1 Voir les expérimentations contestables d’Eduardo Kac.

est le rêve du « post-media » : produire des réponses de proximité et de subjectivité aux médias de masse. Hélas, force est de constater que

2 Gérard Pelé remarque que « L’art vidéo à la fin des années 1960 et l’installation au milieu des années 1980 ont été des jalons importants pour la notion de “Poly-art”, notamment parce qu’ils ont emprunté à d’autres disciplines et placé la question de la technologie à un rang jusqu’alors jamais atteint. » (Pelé 2007) Aujourd’hui, par la grâce de la «convergence », ultime aboutissement du « multi-média », la juxtaposition et combinaison des médias nous paraît évidente. 3 Selon la classification de Marshall Mac Luhan. 4 En langue originale : « a practice that knows no bounds or discipline ». Et il poursuit : « It is a Web-site, a zine, a flyer, a limited run record label, a pirate station, a poster, a video circulated through the post, the telling of stories and news round a pub table, a distribution network of unseen nodes, ephemeral organisations, a promulgation of fiction… » (Slatter)

l’ouverture de ces technologies n’est pas aussi progressiste qu’espéré : s’il est utile aux luttes sociales, s’il joue un rôle civique pour dénoncer des situations scandaleuses, il est aussi plus couramment pratique, c’est-à-dire destiné à des usages commerciaux. L’approche post-media est plus large que le net-activisme politique. Pour Howard Slatter, elle se définit comme « une pratique qui ne connaît pas de limite ou de discipline »4. ��������������������������������������������������������� Les artistes se laissent simplement guider par leurs projets : ils choisissent les outils ad hoc, sans mettre systématiquement en avant leurs implications politiques. D’autres questions se posent : quels sont les médias adaptés au projet, les plus pratiques, d’un maniement aisé ou qui ne nécessitent pas un trop long apprentissage, d’un coût

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soutenable, dont la mise en œuvre ne risque pas d’être trop laborieuse et n’exige pas un atelier immense, et qui sont compatibles (notamment en terme de pollution olfactive et sonore…) avec d’autres occupations ? Pour les artistes non encore consacrés, ne disposant pas d’un budget conséquent à accorder à leur pratique et produisant sur leur lieu de vie, les technologies numériques sont une solution particulièrement bienvenue. Ayant construit un home studio autour de leur ordinateur, un bureau leur suffit pour monter un film ou une pièce sonore, retoucher des photos numériques, créer une pièce interactive, dessiner les plans de leur prochaine installation, ou encore passer à une occupation plus rémunératrice, graphisme, montage vidéo ou rédaction de rapport d’entreprise…

1 Ainsi l’artiste liménien Iván Lozano, réalisant des œuvres avec les techniques à la fois digitales et traditionnelles, orientait au début des années 2000 sa série Combimen vers le second support, ses sculptures ou ses peintures / collages ayant plus de chance d’être vendues que ses animations interactives et autres dérivés de sites Internet. 2 Développant également des activités parallèles rémunératrices, dans l’enseignement (Maeda), le graphisme (Gimel), etc. Mais ce n’est pas spécifique à l’art numérique. 3 « […] Olga Kisseleva a mis sur pied un projet pilote, en partenariat avec l’Ecole nationale des arts de Dakar, invitant des artistes sénégalais à réfléchir, en réalisant des portraits virtuels, sur les changements induits par la banalisation des technologies de pointe dans tous les domaines de la société » (Couchot & Hillaire 2003 : 178).

QUESTIONS ÉCONOMIQUES TENACES Pourtant les questions économiques limitent toujours l’usage des nouvelles technologies. Car si elles permettent la création d’œuvres à peu de frais, après un investissement de départ aujourd’hui considérablement amoindri, la diffusion reste toujours aussi délicate. Un marché se développe – notamment grâce à la mise en place d’un contrôle de la rareté, et donc de la valeur des œuvres –, mais les collectionneurs d’art numérique restent peu nombreux, tout comme les galeries prenant le risque de les exposer – et équipées pour le faire. Le problème est patent dans les pays en voie de développement1, mais touche également les artistes occidentaux. Même les plus renommés ne se cantonnent pas à une création numérique peu visible. Ils produisent aussi des œuvres plus aisément commercialisables2. Le Fonds Municipal d’Art Contemporain de Paris a acheté des

photos de Satellite of love de Laurent Grasso, plutôt que son installation vidéo éponyme ; il a préféré acquérir des photos d’Olga Kisseleva (Marches, 2006) plutôt qu’une installation vidéo ou un site Internet… La démarche post-media est autant un choix qu’un opportunisme : adopter certaines technologies aujourd’hui appréciées dans l’art contemporain, tout en exploitant des techniques plus classiques, plus maîtrisées et offrant plus de débouchés, peut procurer un bénéfice en terme économique et d’image : les premières servant de faire-valoir pour la diffusion des secondes. Pourquoi les projets contre la « fracture numérique » fleurissent-ils3 ? Peut-être pour montrer que ces outils représentent vraiment la relève, ici comme ailleurs, qu’ils sont le standard universel en devenir et qu’on ne peut échapper au progrès…

NOUVELLES OPPORTUNITÉS

Les films d’Augustin Gimel pouvaient difficilement être réalisés sans l’utilisation du numérique. Le montage de Je n’ai pas du tout l’intention

de sombrer (2002) serait trop fastidieux et incertain avec des outils ana-

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logiques, puisqu’il s’agit de presque 5 minutes de film, montés photogramme par photogramme, sur un écran séparé en deux (split screen), soit plus de 14 000 images ! Pour Extracorpus (2004), le travail est encore plus impressionnant, puisque le film dure deux fois plus longtemps et est divisé en 3 bandes. Avant l’apparition de logiciels de montage, ce travail aurait dû être confié à un laboratoire : budget démesuré et qualité des finitions incontrôlable. Ce sont probablement les opportunités A. Gimel, Extracorpus (extrait), 2004

du numérique qui ont inspiré A. Gimel, mais c’est également parce qu’il avait ce projet qu’il s’est emparé des nouvelles technologies1. Pour beaucoup d’artistes, il est délicat de savoir si les nouvelles possibilités ont été source de leurs œuvres, ou si elles conviennent simplement à leur production. Probablement les deux. Quand Boris Achour réalise ses jaquettes de cassettes vidéo Cosmos (2001), il utilise bien sûr un logiciel de mise en page ; puisque le graphiste s’est depuis des

B. Achour, Cosmos (extrait), 2001

années assis devant un écran, plus souvent qu’à une table à dessin. Cela ne l’empêcha pas de réaliser d’autres installations sans le support du

1 Films tournés en super 8 ou 16, vidéo, DV ou HDV, DVD « rippés », images récupérées sur Internet, ses sources varient mais transitent généralement par un montage numérique. 2 Grâce à un jeu de miroirs, il donne le sentiment d’un spectacle d’hologrammes (la série titre variable) aux effets spéciaux élaborés. 3 Je rencontrai à Shanghai, dans un des ateliers de l’ancienne zone industrielle transformée en espaces culturels branchés – galeries contemporaines, espaces d’exposition, label de disques traditionnels chinois, avec des concerts férocement underground, sans synthétiseur – un peintre du nom de Pian Yi, qui avait travaillé à une série de bouliers (2005) avec des techniques différentes, dessin, huile sur toile, sur bois, et finalement impression d’un montage informatique réalisé avec Photoshop – pourquoi s’en priver ?

numérique. Pierrick Sorin a suivi un autre cheminement, passant tout naturellement de la vidéo analogique au numérique, tout en laissant un espace important au bricolage2. Les nouvelles opportunités des outils numériques nourrissent des travaux dans l’air du temps, ici ou ailleurs3. Mais alors il s’agit moins d’exploiter des caractéristiques tout à fait particulières, que des pratiques sociales contemporaines, effets de l’ambiance technologique dans laquelle nous baignons – et dans ce cas, le numérique n’est qu’un des aspects de (la marchandisation dans) notre société. MATIÈRE DÉJÀ FORMÉE Quand Augustin Gimel (Fig. 4) ou Thomas Ruff (série Nudes) se servent d’images pornographiques récupérées sur Internet comme matière

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de leur travail, ils témoignent avant tout de la solitude – de l’onanisme – et de l’individualisme d’aujourd’hui ; ils le font de manière redoublée,

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puisque ces images sont détournées de leur fonction première – offrir du plaisir aux uns et de l’argent aux autres – vers un but différent, apporter de la notoriété – donc de l’argent – aux artistes (toujours grâce au plaisir du voyeur). 1 Cycle de 5 films, accompagnés lors d’expositions par des dessins, photos, sculptures, également par un site Internet.

M / M, No ghost just a shell, 2008

J. Colomer, Babelkamer (extrait), 2008

2 P. Parreno et P. Huyghe ont fait appel aux services compétents d’une société japonaise fabricant des personnages à la demande pour obtenir un avatar virtuel, un fantasme numérique ; par la suite, au lieu de le manipuler dans un espace 3D ou de lui attribuer la fonction d’«agent intelligent » à laquelle il était normalement destiné, ils en ont proposés la manipulation à d’autres artistes voire ils en ont fait l’actrice d’un film d’animation ; ils ont imprimé des posters à son effigie ; puis prêté leur personnage pour que d’autres artistes l’exploitent. Ceux-ci en ont joué, non tenus pas son origine numérique, mais en le faisant vivre d’une manière adéquate et probante, parce que selon une démarche contemporaine – c’est-à-dire postmoderne, actuelle, ou encore, branchée, distinguée (au sens de la Distinction de Bourdieu). Le collectif de graphistes M / M, qui s’est lui aussi saisi du projet, explique sur son site Internet (www.mmparis.com/noghost.html) : « Henri Barande (CH), Francois Curlet (1967, Paris), Liam Gillick (1964, London and New York), Dominique GonzalezFoerster (1965, Paris), Pierre Huyghe (1962, Paris), Pierre Joseph (1965, Nice) with Mehdi Belhaj-Kacem, M/M (Paris) (founded 1992, Mathias Augustyniak, 1967, and Michael Amzalag, 1968), Melik Ohanian (1969, Paris), Philippe Parreno (1964, Paris), Richard Phillips (1962, New York), Joe Scanlan (1961, Connecticut), Rirkrit Tiravanija (1961, New York), Anna-Léna Vaney (1970, Paris) have filled this figure’s empty ‘shell’ with all sorts of ideas and manifestations in the form of video animations, paintings, posters, books, neon works and sculptures. » 3 « De plus en plus, pourtant, les artistes se reconnaissent dans une grande variété de supports et de médias, et nombre d’entre eux considèrent que leur travail ne se cantonne pas à un support ou un matériau, mais prend son sens dans ce mélange des supports : c’est même là une vulgate de la modernité que cette multiplication des supports de l’œuvre » (Couchot & Hillaire 2003 : 237).

Les technologies numériques ont permis que ces images soient accessibles, y compris aux artistes, mais elles ont été largement dépassées par leurs usages.

L’utilisation contemporaine des technologies se fait de manière postmedia. Pas seulement parce que les technologies sont pour la plupart hybridées (notamment avec le numérique), mais aussi parce qu’elles sont associées à un univers d’usages et d’usagers, dont l’aspect social est au moins aussi important que l’aspect technique – les deux sont liés. Quand Matthew Barney réalise sa série Cremaster, c’est un univers complet qu’il crée, en se servant d’un éventail d’outils extrêmement large1 parce que disponible, dans l’histoire de l’art et la société actuelle. La série d’Ann Lee est autant le résultat d’un contexte social, où les artistes, libérés des contraintes modernes d’ontologie de l’art, s’arroge le droit d’appropriation sur tout ce dont il peut avoir besoin2.

Le choix des outils est avant tout guidé par les nécessités du projet et les conditions techniques de sa réalisation : l’artiste dispose-t-il du savoir-faire requis pour la mener à bien ou doit-il faire appel à des prestataires extérieurs, et en a-t-il les moyens financiers ? L’ordinateur réduit les risques de blocage : il réunit des outils accessibles à loisir, en quantité virtuellement infinie – déjà une palette très large et un choix sans cesse étendu, parfois pour satisfaire aux exigences de l’artiste disposant d’un budget pour cela. C’est cette facilité, qui va dans le sens de l’Histoire3, qui explique et favorise le passage des artistes d’un média à l’autre. D’UN MÉDIA À L’AUTRE Babelkamer (2008) pourrait être un court métrage artistique mais Jordi Colomer le présente sous forme d’installation. Le travail de Clear-

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bout est proche du cinéma (il dirige parfois des équipes de tournage) mais il est vidéo-projeté dans des lieux consacrés à l’art contempo-

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rain. Après son exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, le cycle Cremaster de Matthew Barney a été présenté sous forme d’un cycle de films au cinéma. Douglas Gordon et Philippe Parreno ont exploité plus avant la porosité entre vidéo et cinéma, en réalisant en 2006 Zidane, un portrait du XXIème siècle, des-

tiné aux salles obscures. Alexandre Sokourov, Apichatpong Weerasethakul ont suivi le chemin inverse, du cinéma vers les arts plastiques, comme Jean-Luc Godard, Chris Marker ou Chantal Ackermann l’avaient fait plus tôt, pour profiter de nouveaux supports plus adaptés à leurs projets.

« On ne parle plus guère de peintres, de sculpteurs, de graveurs, d’installateurs, de photographes ou de vidéastes, mais d’artistes » (Moulin 2003 : 175). Certes les artistes sont généralement associés à leur médium de prédilection, mais ce type de distinction semble de moins en moins pertinent, ainsi qu’en témoigne la production protéiforme de Doug Aitken. « En véritable artiste post-médium, Aitken ajoute : “Je fais des formes de communication. J’utilise les médiums en fonction de leur adéquation aux concepts.” » (Rush 2003 : 184) Il en va de même pour Douglas Gordon ou Matthew Barney, qui choisissent le médium en fonction de leur propos ou qui, dans une logique d’in situ, adaptent et transforment leurs œuvres pour différentes conditions d’exposition. Si l’on accepte l’approximation qu’il représente, le qualificatif « numérique » est approprié pour ces démarches composites régulièrement renouvelées ; c’est un terme trop vaste et imprécis, qui évoque un domaine d’action mouvant où se rencontrent de nombreux médias, un espace ouvert et indéterminé où peuvent jouer toutes les problématiques. CLASSEMENTS PAR OUTILS « L’art numérique » s’intègre-t-il à une classification pertinente, à un système cohérent – recouvrant la totalité du champ artistique, de manière homogène ? Il existe des sous-mondes de l’art définis par leur outil : peinture, sculpture, installation, photo, vidéo ; mais ils ne forment pas des ensembles, ne définissent pas des mouvements – sauf, peut-être, les deux derniers, et plus particulièrement la vidéo, auquel le mot « art » est souvent accolé. Mais encore, la diversité des pratiques rend le rapprochement extrêmement superficiel ; le simple fait que j’utilise l’outil vidéo ne fait pas de moi un artiste vidéo ; je ne sais pas ce qui m’attend quand je vais voir une œuvre vidéo : peut-être une bande courte

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et anecdotique présentée sur un moniteur (les

Actions peu de Boris Achour), une installation monumentale de Bill Viola, ou une sculpture de Nam June Paik ? Quant à dire ce qu’est une « peinture » ou une « sculpture », qui s’y risquerait aujourd’hui ? Je ne saurais pas non plus décrire ce qu’est une œuvre d’art numérique, bien que certains indices me permettent de la classer ainsi – mais ils tiennent essentiellement du contexte de monstration. L’art numérique recouvre un grand nombre de pratiques, toujours plus diverses. Et quel lien y a-t-il entre les photographies retouchées d’Aziz + Cucher, l’installation sonore Square~2 (La Kitchen, 2005) et les fictions interactives de

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Jean-Pierre Balpe ? Faut-il que la totalité de la chaîne de création et de monstration soit sous forme de 0 et de 1, ou suffit-il que la majeure partie ou une part significative le soit ? Mais comment en juger, et qui est autorisé à le faire ? Toutes les conditions de présentations et d’ins-

tallation sont-elles sous format numérique ? Et si le codage binaire est le dénominateur commun, est-ce à dire que tous les photographes, vidéastes, musiciens sont des artistes numériques ? Il n’est pas certain qu’ils acceptent ce titre.

ÉLOGE DE L’ACCIDENT M. Plas, Traumatope (extrait), 2006

La pratique du vidéaste expérimental Marc Plas a également évolué avec l’apparition du numérique. Après les erreurs techniques de la chaîne vidéo analogique, il s’intéresse aux problèmes de compression numérique, bruit, pixelisation, drops (Traumatope, 2006). Ses recherches de found footage s’orientent vers Internet, où foisonnent les séquences à détourner, ou encore vers des DVD à « ripper » pour en extraire des films à utiliser comme matière première (Tramix). Sa démarche est à

E. Rondepierre, Le voyeur (plans de coupe), 1989

rapprocher de celle d’Eric Rondepierre, quand il isole les accidents de films, sous-titres énigmatiques sur photogramme noir (Le Voyeur (Plans

de coupe), 1989), ou images extraites de pellicules usées ou brûlées (R413A, 1993-95). Ce sont des approches artistiques qui exploitent le potentiel créatif de l’erreur, déjà évoqué par des notions aussi diverses que l’œuvre en progrès, l’abstention (Marcel Duchamp), la frustration (John Cage), le vide (Yves Klein), ce que Gérard Pelé – à qui j’emprunte ces trois derniers exemples – définit comme « un “lieu commun” caractérisé par l’abandon de la notion d’œuvre au sens d’opus parfait ou absolu » (Pelé NP1). Il y a là un refus affirmé de la perfection, au profit d’une pratique nécessairement impure, qui ne se résume pas au sous-produit d’un idéal, à l’illustration défectueuse d’une théorie, mais qui, au contraire, s’y ajoute. L’artiste ne laisse pas plus réduire sa production à des discours, que ses prédécesseurs n’épousaient les seules exigences des commanditaires

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ou mécènes. Conserve-t-il son autonomie et sa liberté, face à des technologies aux pouvoirs d’autant plus coercitifs qu’ils sont masqués, diffus et implicites ? Le travail de la déception est ici impératif, pour miner la confiance en ce progrès autoritaire, et introduire une incertitude au cœur de l’œuvre, un tiraillement interne qui la détache d’une ontologie figée, pour la laisser errer dans le doute permanent et créatif. Une œuvre se doit d’être inattendue et de faillir à toutes les exigences – y compris celles de la déception –, avant de faire accepter ses propres critères et justifications. « Cette opération de déclassement, à valeur principalement performative, qui consiste à interdire l’assimilation des objets par l’altération des grilles de lecture ou des structures d’exposition, restitue aux choses une substance et une signification repoussées avec horreur par le formalisme moderniste, à commencer par le fait que l’autonomie de l’art post-hégélien est en échec, et que le pessimisme perdure et n’a de refuge que dans une certaine manière de décadence qui se moque de la prétention et de la tendance grandiloquente de l’art “moderne”. » (Pelé NP1) Le déclassement n’est pas ce mouvement négatif de descente d’une classe à une autre, inférieure, mais une action de perturbation, qui fait sortir l’œuvre d’un classement et par là fragilise ce classement même. Extirpée d’une grille de lecture pour laquelle elle devrait se rendre intelligible, elle n’est plus un item parmi d’autres, mais un événement à part entière, relativement indépendant. Cet écart, ce pas de côté providentiel, n’est possible que grâce à un désœuvrement laissant l’acteur dans un 1 « Informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’il désigne n’a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre, affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat. » (Georges Bataille, Documents n° 7, 1929 cité par Pelé NP1)

état de contemplation et d’écoute, disposé à observer son environnement en son entier avec le minimum de hiérarchisation – un état qui ne saurait être idéal mais plutôt expérimenté à loisir. À l’information consacrée par le numérique il faudrait préférer l’informe de Bataille1 : plus qu’un retournement providentiel, pour réévaluer les déchets écartés des classements, une jouissance de ce qui arrive, à chaque moment renouvelée, une pensée ouverte, accueillant tous les

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phénomènes, sans chercher à les réduire ou à gommer leurs éventuelles contradictions. Ce principe d’équivalence n’aboutit pas à l’indifférenciation ou à l’indifférence ; au contraire, il implique plus fortement l’artiste et ses publics, qui doivent raviver leur regard en même temps que l’œuvre est renouvelée. Cela mène à une valorisation d’un art personnel et circonstancié, l’œuvre étant observée de l’intérieur, en respectant ses attendus et mécanismes fon(fi)ctionnels. « Ange Leccia et Dominique Gonzalez-Fœrster ont cette intuition commune que les nouvelles technologies ont produit essentiellement non pas des nouvelles fictions ou de nouveaux besoins mais d’autres abstractions. Dans leurs films, les images se numérisent, créent des trous, des pertes de signal, des flous, des vides qui déroutent à la fois la fiction et la figure » (Moisdon Trembley 2002 : 35). Cette production d’altérité est essentielle, car elle a lieu malgré tout, malgré le dirigisme des technologies, malgré l’empreinte des théories, malgré les filtres critiques. L’erreur et l’accident sont des moteurs d’in1 « Gilbert Simondon dirait, dans son langage, que ce n’est pas une connaissance immédiate ni une connaissance médiate que nous pouvons avoir de l’individuation, mais une connaissance qui est une opération parallèle à l’opération d’individuation ; que nous ne pouvons, au sens habituel du terme, connaître l’individuation, que nous pouvons seulement individuer, nous individuer, et individuer en nous, cette saisie étant donc, en marge de la connaissance proprement dite, une analogie entre deux opérations ; que l’individuation du réel extérieur au sujet est saisie par le sujet grâce à l’individuation analogique (parallèle) de la connaissance dans le sujet, mais que c’est par l’individuation de la connaissance et non par la connaissance seule que l’individuation des êtres non sujets est saisie ; que les êtres peuvent être connus par la connaissance du sujet, mais que l’individuation des êtres ne peut être saisie que par l’individuation de la connaissance du sujet. Il serait possible de substituer le terme “création” au terme “individuation” sans que l’économie de ce raisonnement en soit bouleversée. » (Pelé NP1) 2 Ce qui constitue un des reproches récurrents à l’art contemporain, que tout et surtout n’importe quoi puisse être consacré comme art, au même niveau que celui des chefs-d’œuvre classiques. Quelle imposture (Domecq) !

dividuation implacables, des créateurs d’inattendu donc d’altérité, une condition incontournable, un préalable à la création1. L’ARTISTE UNIQUE Daniel Buren le disait dans un récent entretien, « Il n’y a plus d’artiste officiel. Les artistes ne représentent aujourd’hui qu’eux-mêmes. » (Buren 2008) Il se défendait ainsi d’être un artiste privilégié et exagérément exposé. Le soupçon qu’il cherche ici à déjouer témoigne du glissement du statut de l’artiste de représentant d’un mouvement ou de l’art en général – à travers la démarche d’avant-garde – à celui de sujet agissant, qui se sert de l’art plutôt qu’il ne le sert. Le processus d’individuation conduit à la résurgence de la figure romantique de l’artiste, refusant toute étiquette, occupé par une création sans concession, et surtout par la communication sur cette

création. Il n’a plus rien à prouver, les termes de son rapport à l’art ayant été retournés ; il est entendu que ce qu’il crée est de l’art, et c’est ainsi que l’art peut être repéré : ce qui est le résultat du geste de l’artiste. C’est pourquoi les artistes n’expérimentent plus. Tout ce qu’ils font et qu’ils rendent public est élevé au rang d’art, y compris le travail de recherche2. Voilà une étrange, et pourtant très contemporaine, combinaison entre l’individualisme irréductible et l’universalisme postulé par la fétichisation et le marketing : cela n’empêche pourtant pas certains commentateurs de rester optimistes.

Edouard Glissant repère, en contrepoint de la mondialisation écono- mique, un processus créatif particulièrement fécond qu’il qualifie

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de créolisation, en référence à la culture antillaise. Fécond parce qu’« archipélique », c’est un mélange qui excède ses composantes et ne peut être ramené à elles, « le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisibilité » (Glissant 1996 : 19). Selon lui, cette « poétique de la relation » résiste efficacement à l’uniformisation, à l’époque d’un « tout-Monde » enfin réuni. Les artistes, encore une fois, montrent la voie, à travers détournements des usages et collages des cultures. Ils créent des résultats inattendus, irréductiblement divers. Une pensée de la complexité chemine, se développe mais ne se structure pas de manière linéaire. On pourrait la qualifier de chaotique, mais c’est plutôt la pensée du chaos : certes elle est imprévisible – en quoi elle est féconde –, néanmoins elle dessine des formes1. Ce faisant, elle révèle des ponts qui existent entre des questions ou des concepts qui n’avaient pas été reliés jusque là. Mieux encore, elle produit des raisonnements et des processus de réflexion, un mouvement de l’imagination propre au vivant. Les artistes anticipent l’évolution générale de la société à l’époque postmoderne, le passage d’un ethno-phallo-centrisme à un monde sans milieu, fait de plis et déterritorialisé, relié par une structure rhizomatique, quelques termes empruntés à Deleuze et Guattari, librement combinés, une interprétation parmi d’autres sans hiérarchisation marquée car sans vérité instituée. Les nouvelles technologies permettraient ce nivellement, notamment à travers une redéfinition de la communication. Au lieu des traditionnels émetteurs et récepteurs – les uns, peu nombreux, 1 C’est ce qu’observèrent les mathématiciens qui ont inventé la théorie du chaos, pour résoudre des problèmes de limites ou d’équations complexes. Henri Lorenz, en représentant graphiquement grâce à un ordinateur les résultats de ces suites apparemment erratiques vit de superbes nuages se dessiner, à la fois vaporeux mais aussi distinctifs ; il les décrivit comme des « attracteurs étranges ».

actifs, les autres, le reste de la masse, passifs – , il n’y aurait plus que des contributeurs partageant les mêmes chances de s’exprimer sur le réseau des réseaux ; cela tendrait à fragiliser la parole officielle. En cela, Internet serait un média « froid » non plus participatif mais interactif, amené à prendre le relais d’autres expériences intéressantes quoique

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de faible ampleur – comme la vidéo engagée, les radios libres, ou encore certains usages du Minitel pour accompagner des luttes sociales (pour la coordination des infirmières en 1988-1989).

SUBJECTIVATION Félix Guattari était l’un de ces philosophes engagés et commentateurs optimistes, qui espéraient que par-delà leur récupération par la société marchande, des théories postmodernes pouvaient contrer le néo-libéralisme – ce qui promeut l’individualisme comme un mouvement, mais ignore l’individu dans sa subjectivité. « Ce sur quoi j’entends mettre l’accent, c’est sur le caractère foncièrement pluraliste, multicentré, hétérogène, de la subjectivité contemporaine, malgré l’homogénéisation dont elle est l’objet du fait de sa mass-médiatisation. À cet égard, un individu est déjà un “collectif ” de composantes hétérogènes. Un fait subjectif renvoie à des territoires personnels – le corps, le moi – mais, en même temps, à des territoires collec-

tifs – la famille, le groupe, l’ethnie. Et à cela s’ajoutent toutes les procédures de subjectivation qui s’incarnent dans la parole, l’écriture, l’informatique, les machines technologiques. » (Guattari 1992) La normalisation (au sens de conditionnement par des normes et de retour à l’ordre) n’est jamais totale, l’altérité de chacun faisant résistance, y compris dans les situations les plus policées. De plus, les discours de liberté associés aux nouvelles technologies ont suscité non seulement des espoirs, mais aussi des exigences que beaucoup d’acteurs considèrent comme légitimes, ainsi qu’en témoigne la difficulté de restreindre ces nouveaux droits de fait1.

Prévus par les technologies, les usages finissent toujours par être pervertis, détournés et individués. Cette opération est d’autant plus naturelle pour une nouvelle génération d’artistes, jeunes pour la plupart (Mathieu Briand, Kolkoz…). Les interrogations sur les outils sont accessoires, déjà galvaudées, car associées aux expérimentations préalables à l’invention de « l’art numérique ». Leurs intérêts se portent sur des 1 Voir le rejet massif de la loi Hadopi ou « réponse graduée » au piratage informatique.

problématiques personnelles, bien que celles-ci soient souvent liées aux

2 « A rupture (or bifurcation if you prefer) which has occurred between the capture technology of the 20th Century (straight photography and video) and the far-more elastic and participatory technology of the computer. This technological rupture is also evidenced with the emerging of a new generation of French art stars, specifically Mathieu Briand and the two persons collaborative team called ‘Kolkoz’ (Samuel Boutruche and Benjamin Moreau) – as ushered in by the young curatorial intellect of Laurence Dreyfus » (Joseph Nechvatal, juillet 2001, retranscrit sur http://www.synesthesie.com/international/ english/biennalelyon/cadres/texte.htm).

pour Mathieu Briand, environnement technologique et images de syn-

nouveaux usages construits sur les technologies (sampling ou remix

thèse pour Kolkoz)2. Il ne reste plus aux artistes qu’à utiliser leur capacité d’(auto)dérision, en prenant appui sur ce fond technologique qui forme aujourd’hui une grande part de notre culture. Cela peut prendre la forme d’une œuvre assimilable aux arts numériques ou médiatiques, dans un sens large (Pierrick Sorin ou Boris Achour par leur approche poly-médiatique mê-

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lant vidéo, son, installation, etc.), à moins que la référence ne soit beaucoup plus discrète, telle cette œuvre d’Erwin Wurm décrite par Carole Boulbès (dans Art Press n°318, décembre 2005, p.81) : « Plus caustiques, d’autres artistes tournent en dérision cet idéal un peu daté de participation et d’ouverture vers d’autres mondes : avec Adorno was Wrong with His Ideas about Art (2005), Erwin Wurm propose de s’emparer d’une planche de grande dimension posée sur le sol et de suivre les instructions inscrites en tout petits caractères. Cela donne par exemple : “Sit on the board, relax, put your finger in the nose and think about Derrida. Stay like this” ! »

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L’ART DES THÉORIES Quelle est aujourd’hui la place des théories ? Est-il encore possible de traiter des problématiques générales suivant une aspiration ontologique : qu’est-ce que le virtuel, la simulation, l’interactivité, le statut de l’auteur ? Existe-t-il des réponses fermes et univoques, universelles ? Alors que les nouvelles technologies sont appréciées pour la multi-directionnalité de la communication qu’elles permettraient, c’est-à-dire pour la conservation de la diversité et de la pluri-centralité de l’information, il semble que la réduction ontologique soit contre-nature. Pourquoi recycler des méthodes anciennes dont les pensées de la complexité (physique quantique ou théorie du chaos) ont pointé les limites ?

THÉORICIENS ET ARTISTES

Encore investis de leurs missions d’esthéticiens expérimentaux, les théoriciens du numérique conservent une approche globale de leur discipline d’élection. Ils ne se limitent pas à des circonstances circonscrites ; s’ils s’appuient sur des pratiques constatées, ce ne sont jamais que des exemples imparfaits, qu’ils invoquent pour élaborer ou justifier leurs théories. Le moins qu’on puisse dire est que celles-ci sont ambitieuses, puisqu’elles interprètent les œuvres comme des indices de changement en profondeur (de paradigme) : ce sont des preuves des mutations en

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cours, ou de celles qu’elles pronostiquent : le futur de l’art numérique, comme horizon pour l’art en général. Ils en annoncent la redéfinition, ainsi qu’une redistribution des rôles attribués aux artistes, aux spectateurs, et plus généralement à tous les intervenants du champ artistique. Ce sont des discours pleins de confiance, si ce n’est de foi : en la création, dans le progrès, en l’avenir. Prophéties auto-réalisatrices, elles envisagent comment l’art devrait se transformer – et, partant, le monde entier – et transforment effectivement l’appréciation qu’on en a : cela participe aux évolutions du concept d’art, c’est-à-dire de l’art lui même, en tant qu’opération performative (« l’art c’est l’art »). Mais nous ne vivons plus dans l’idéalisme moderniste. Le temps de la table rase est révolu – quand les avant-gardes proclamaient leurs certitudes messianiques et affirmaient leur intolérance1. La querelle de l’art contemporain2 en a été le bouquet final, mais sur des questions plus politiques qu’esthétiques. Alors, quand un théoricien dit, à propos des technologies numériques et du virtuel, que « Le cadre même dans lequel nous pensions l’esthétique est en train de changer profondément » (Lévy 1994), cette assertion paraît exagérée et essentiellement fantasmagorique. Qui peut se targuer de connaître « le cadre dans lequel nous pensons l’esthétique », dans lequel nous la pensions, et dans lequel nous la penserons ? Est-ce même un cadre, et si oui, le même pour tous ?

On pourrait croire ces discours inefficaces, et pourtant, force est de constater leur influence et surtout leur pérennité. Les termes « virtuel » 1 La définition de l’art variait alors fondamentalement, suivant les écoles et les mouvements, comme autant de voix discordantes qui prétendaient détenir la vérité.

et « interactif » sont rentrés dans le langage courant – celui des critiques d’art entre autres. Si certains artistes ne se soucient pas de les employer – ils se concentrent sur les questions théoriques posées par les œuvres

2 Voir infra p. 390.

et qui les valorisent –, d’autres sollicitent les discours et organisent leur

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pratique suivant des axes de réflexion déjà entamés. Ceux qui exposent régulièrement dans des contextes libellés « art numérique », auxquels on finit par accoler cette étiquette, ne peuvent la rejeter en bloc : ils profitent du monde de l’art tissé autour des théories, des réseaux de philosophes-théoriciens-enseignants-critiques-commissaires d’expositions. Le corpus théorique sert alors de signe de reconnaissance, un langage d’initiés, où ce qui compte le plus est l’usage de mots spécifiques, évoquant des notions ambitieuses mais vagues – plutôt que de savoir à quoi renvoient vraiment ces discours, et si à la virtualité des théories correspond une actualité des pratiques. Pour parler de leurs œuvres et expliquer leurs démarches, les artistes piochent dans le pot commun des concepts associés au numérique : ils ne font qu’affirmer par ces emprunts, non seulement leur connaissance, mais aussi leur vécu culturel, et ils soumettent une plate-forme de communication et d’accès à leurs propositions. Il n’est pas sûr que les théories modernistes de l’art numérique soient invoquées selon leur logique ; elles sont plus probablement investies suivant les besoins de légitimation d’artistes qui s’appuient provisoirement sur elles, mais ne s’en occupent pas la plupart du temps, les laissant à mi-distance, en arrière plan, pour pouvoir les solliciter si nécessaire. Les artistes ont-ils encore aujourd’hui besoin de leur assistance ? Leur parti pris esthétique est-il toujours contesté, leur travail incompris ou menacé, alors que les technologies sur lesquelles ils s’appuient sont bien installées dans notre quotidien ? Pourquoi ce soutien spécifique, alors que d’autres artistes développent leur pratique sans se soucier d’une reconnaissance autre que celle de leur propre production ? Sommes-nous encore dans cette dynamique conquérante d’un art numérique qui devait faire ses preuves ? Artistes et théoriciens sont-ils aussi solidaires ? Vus l’omniprésence actuelle des technologies numériques et

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le nombre toujours plus grand d’artistes y faisant appel ainsi que des théoriciens en analysant les effets, il semble difficile que se maintiennent des liens aussi forts, ne serait-ce que pour une question pratique – trop d’intervenants.

PLUSIEURS GÉNÉRATIONS NUMÉRIQUES Le premier cercle offensif1 était soudé : les expositions Artifices, ISEA, Ars Electronica, Siggraph, etc. faisaient circuler les artistes internationaux, enrichissant ainsi les scènes nationales ; les conférences organisées approfondirent les liens entre les théoriciens. Catherine Ikam, Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, George Legrady, Stelarc, Jeffrey Shaw, etc., des artistes étaient présentés à la plupart des événements, comme (Artifices 1 en 1990, 3ème biennale de Lyon en 1995, ISEA 2000, etc.). Ils constituaient un noyau dur autour duquel gravitaient des figures moins sollicitées. Aujourd’hui des artistes plus jeunes se sont affirmés sur la scène

française : Olga Kisseleva, Julie Morel, Gregory Chatonsky, Ronald Drouhin, Kolkoz ou encore Mathieu Briand. Ils entretiennent des liens, quoiqu’apparemment plus distants, avec les théoriciens fondateurs (E. Couchot, J.-P.Balpe, F.Popper, A.-M. Duguet, etc.) – ne serait-ce que parce que ceux-ci ont souvent été leurs enseignants, et qu’ils font partie des commissions allouant les postes de professeur ou attribuant les crédits de recherche. On ne doit pas parler d’interdépendance mais de rapport de filiation, ils exploitent et poursuivent des concepts développés par l’art numérique, à la fois dans la pratique et dans la théorie.

Les jeunes artistes « numériques » ne restent pas cantonnés aux médias numériques, bien qu’ils soient au cœur de leur pratique. Ils ont recours à d’autres outils et processus plus classiques, photographie, vidéo, installation, performance ou, plus rarement, dessin, sculpture, peinture… En cela ils tendent à imiter des artistes post-media utilisant les nouvelles technologies parmi d’autres médias. Les œuvres de Claude Closky, Pierre Huyghe, Gilbert et George ou Orlan sont valables sans le soutien des discours sur l’art numérique, sans d’autre justification que la pertinence d’une démarche depuis longtemps initiée, et constamment approfondie. Ces œuvres ne relèvent pas (ou plus), ne participent pas, ne constituent pas un ensemble cohérent et reconnaissable. Elles ne se laissent pas aisément englober dans une quelconque mouvance, sauf au 1 Après les expérimentateurs, Schaeffer, Molnár, Moles, pour citer quelques intervenants sur la scène française.

prix d’un acte d’imposition théorique. Ce contre quoi les artistes essayent aujourd’hui de se prémunir, notamment en développant eux-mê-

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mes leur propre accompagnement théorique. « La philosophie de l’œuvre est implicite dans l’œuvre et n’est pas une illustration d’un quelconque système philosophique. » (Sol Lewitt cité par Chateau 1994 : 62) S’il n’y a plus de nouvelles tendances à lancer, de mouvement à initier, que reste-t-il à l’esthéticien expérimental ? Le critère de nouveauté, quoiqu’encore important, a été supplanté par celui de singularité ou d’altérité (terme à forte plus-value postmoderne). Les théories de grande portée ne sont plus adaptées à un monde fractionné, où la communication et la fiction ont supplanté la pensée structurée et structurante ; les stratégies globales sont assujetties à des objectifs de marketing ; les discours ambitieux sont suspectés de généralisation abusive et de visées totalitaires, servant les intérêts implicites de celui qui les énonce. Qu’ils aient intégré la rhétorique associée à leur pratique et qu’ils sachent eux-mêmes la développer, ou qu’ils produisent la théorie appuyant leur pratique, les artistes vont aujourd’hui de leur côté, se gardant d’une trop grande proximité avec les esthéticiens. Ceux-ci n’en continuent pas moins à produire des discours, puisant leur légitimité par référence à des pratiques. Cette dissociation artiste / esthéticien ne signifie pas une spécialisation des activités des uns et des autres, au contraire : beaucoup d’artistes prennent désormais en charge l’explication et la valorisation de leur pratique, cependant que les esthéticiens 1 Laurence Dreyfus, par exemple, partage son temps entre la critique d’art, le suivi d’artistes et l’organisation d’exposition, et le conseil en art pour aider les collectionneurs à faire les bons choix. On pourrait la qualifier d’« agent d’art », en ce qu’elle s’occupe de « la communication et la gestion de l’art dans ses rapports avec notre société » (Ghislain Mollet-Vieville http: /  / www. conceptual-art.net / agent.html : 2009), description certes ronflante, mais également explicite quant aux nouvelles prétentions de ces acteurs du champ artistique.

étendent leurs domaines d’intervention à l’organisation d’exposition, la direction d’établissements artistiques, les conseils en gestion de collection1 ou, quoique plus rarement, la réalisation d’œuvres. Puisque les artistes suivent leur propre chemin, qu’est-ce qui empêche les esthéticiens de faire de même ? Puisque le postmodernisme a réduit la portée des discours, et qu’il est difficile de s’opposer durablement à cette évolution, ils diversifient leurs pratiques. Paradoxalement, le relâ-

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chement des liens formels qui les attachaient visiblement aux artistes leur ouvre un champ d’action plus large et une grande liberté de propos, jusqu’à ne plus être justiciables de leurs interprétations d’œuvres d’art poly-conceptuelles, poly-morphiques et poly-médiatiques. Ces « esthéticiens contemporains » construisent leur carrière comme les artistes contemporains, au gré de leurs intérêts et des opportunités qui se présentent à eux. Leur statut est leur légitimité, leur pratique théorique est leur qualité, leurs concepts leurs œuvres.

L’ARTICULATION THÉORIE / PRATIQUE

L’esthéticien expérimental n’est pas un théoricien aux réflexions éthérées qui cherche à établir une distance avec ce qu’il analyse afin d’en avoir un point de vue objectif. Il s’implique dans les pratiques qui servent de justifications à ses discours. Mais, au lieu de leur être redevable, il y voit un moyen de réévaluer son importance au cœur d’un processus créatif dont il fait désormais partie intégrante. Ce serait un des effets pervers de l’articulation théorie-pratique qui, sous couvert d’une réunion bienvenue, considère nominalement ces deux entités comme distinctes, comme si l’on croyait, par exemple, qu’un signe était véritablement divisé en signifié et signifiant, que l’on pouvait dissocier forme et contenu, en somme, que ces distinctions n’étaient pas simplement opératoires, plusieurs entrées permettant de mieux comprendre ce qu’est un signe. Dans le Traité de l’efficacité1, François Jullien éclaire cet « impensé » de la philosophie occidentale grâce à l’apport de la pensée chinoise. Si nous héritons des Grecs une dichotomie marquée entre objectifs et moyens, 1 Paris, Éditions Grasset, 1996.

théories et applications, les lettrés chinois n’envisagent pas le monde

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selon la même distinction opératoire. Inspirés de phénomènes naturels tels l’alternance du jour et de la nuit, le passage des saisons, ou encore l’écoulement des rivières, ils raisonnent plutôt en terme de changements, de transformations perpétuelles d’une chose en son contraire, dans un mouvement de balancier où chaque état n’est que transitoire et appelle son pendant. Plutôt que de raisonner par des concepts marqués et chercher à définir une vérité immuable, ils sont sensibles aux rapports de force, points de départ à travailler pour faire survenir en douceur la nouvelle situation souhaitée. En ce sens, ils ne cherchent pas à opposer un idéal théorique avec des circonstances pratiques, ou encore à déterminer l’ontologie des choses face à leur présence accidentelle, impure, dévaluée1. Cette coupure paradigmatique, voire même idéologique, entre l’intelligence de la pensée et le pragmatisme de l’action, est ébranlée depuis plusieurs décennies par des réflexions que l’on pourrait qualifier de « postmodernes ». Ce terme est employé ici essentiellement par commodité, en ce qu’il suppose une rupture avec l’idéal « moderne » du progrès 1 Pierre Bourdieu s’élève contre cette prééminence de l’idée, qui la protège des risques de la matière par une coupure théorique providentielle. « C’est cette distance, cette différence qui se trouve instituée explicitement au cœur du discours philosophique sous la forme de l’opposition entre l’ontologique et l’ontique (ou l’anthropologique) et qui fournit au discours déjà euphémisé une seconde défense, imprenable celle-là : chaque mot porte désormais la trace ineffaçable de la coupure qui sépare le sens authentiquement ontologique du sens ordinaire […]. » (Bourdieu 2001 : 354) On remarquera cependant que le sociologue défend ici la science qu’il pratique, ce qui rend sa critique moins convaincante. Et il poursuit. « C’est ainsi que, dans ce “monde renversé” où l’événement n’est jamais que l’illustration de l’ “essence”, le fondement vient à être fondé par ce qu’il fonde. » (Bourdieu 2001 : 356-357) Mais on peut poursuivre le raisonnement de Bourdieu et critiquer également le « monde rétabli » dans lequel l’essence ne serait que l’illustration théorique de l’événement.

– bien que celle-ci se produise de manière très diverse et plus ou moins évidente, sans qu’il soit donc possible d’en faire une généralisation satisfaisante. Le doute règne, la logique est suspecte.

En déduisant un raisonnement à partir d’un résultat, en remontant du particulier au général, la déduction opère une généralisation excessive, professe un idéal qui ignore délibérément les accidents, définit finalement un modèle qui n’est applicable que dans des conditions extrêmement restrictives. En miroir, allant du général au particulier, produisant un résultat à partir d’un raisonnement, l’induction tend à fabriquer des exemples conformes aux théories qui la sous-tendent, chaque occur-

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rence étant aussi une preuve de leur justesse. Le couple induction / déduction enclenche ainsi une réflexion en boucle fermée, ignorant ce qui pourrait en perturber le mécanisme bien huilé. Pour sortir de cet appauvrissement de la réalité, qui met de côté tout ce qui sort du cadre, qui réduit la complexité au compréhensible et au représentable, qui en cela est une puissante fabrique de mythes et le fondement d’une doxa par définition difficile à contourner, Gérard Pelé propose de réactiver la notion de transduction1. « La méthode transductive consiste à ne pas essayer de composer l’essence d’une réalité au moyen d’une relation conceptuelle entre deux termes, et à considérer toute véritable relation comme ayant rang d’être. » (Pelé NP2) Et il poursuit : « Une relation doit être saisie comme relation dans l’être, relation de l’être, manière d’être, et non comme simple rapport entre deux termes que l’on pourrait adéquatement connaître au moyen de concepts parce qu’ils auraient une existence effectivement séparée. » (Pelé NP2) Les rapports théories / pratiques devraient être de type transductif, ce qui importe n’étant pas ce que les deux termes représentent véritablement l’un et l’autre, mais ce que produit effectivement leur relation, comment toute œuvre en est précisément le résultat, à moins que ça ne soit tout simplement cette relation2.

1 Voir l’ouvrage de Gilbert Simondon : L’individu et sa genèse physico-biologique, Paris, Éditions Jérôme Millon, 1995. 2 C’est à mettre en rapport avec le concept de l’entre(-deux), populaire chez les membres de contre-culture (de l’avant-garde), peut-être parce qu’il valorise ce qui n’appartient pas à des catégories pré-définies.

L’ART DE LA RELATION La métaphore du signifiant et du signifié comme les deux faces inséparables et constitutives du signe, cette métaphore peut être continuée et imaginée dans un espace doté de dimensions supplémentaires, dans lequel s’inscrivent l’infinie variété des articulations théories / pratiques, les unes comme les autres étant des états complexes, des formes non pas littérales mais littéraires, qui ne peuvent être résumées par la somme de leurs composants. Le moteur de cette poétique est l’action de créolisation, qui crée de l’inattendu – il s’agit peut-être d’un pléonasme. Mais ici l’inattendu ne saurait être confondu avec la nouveauté. Il n’y a pas de dimension de

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progrès, ni même de question quant à ce qui aurait déjà été fait. Car si la nouveauté s’oppose au passé, à la tradition, dans un antagonisme duel et parfois manichéen, l’inattendu est l’altérité, les différences, ce qui ne se laisse pas comparer deux à deux, ce qui est unique à côté et en relation avec tous les uniques ; l’inattendu est l’accident, ce qui se produit, ce qui est en soi et ce qui est au monde, ce qui est autre que tous les autres qui sont également autres que les autres, mais ce qui est aussi une part des autres, dans un partage d’altérité qui seul permet de tisser et retisser des relations, sans que jamais elles ne se figent en liens.

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Le choix de la transduction permet le respect de la complexité, et facilite les opérations de discernement qui sont à l’origine de la reconnaissance de la différence. « Dans le domaine du savoir, elle définit la véritable démarche de l’invention, qui n’est ni inductive ni déductive, mais transductive, c’est-à-dire qui correspond à une découverte des dimensions selon lesquelles une problématique peut être définie. » (Pelé NP2) Finalement, Gérard Pelé considère que « L’opération transductive est une individuation en progrès, et il y a transduction lorsqu’il y a activité partant d’un centre de l’être, structural et fonctionnel, et s’étendant en diverses directions à partir de ce centre, comme si de multiples dimensions de l’être apparaissaient autour de ce centre. » (Pelé NP2)1 Cette individuation se ferait à travers le déploiement de métaphores filées, d’analogies continuées, de relations qui relatent et sont relations dans la mesure où elles sont relatées. La métaphore est à la fois glissement et répétition, c’est-à-dire recréation et réinventions de liaisons et combinaisons que la transduction revivifie. Mais il ne faut pas s’attacher excessivement à ce terme, qui n’est qu’une façon de nommer ce qui n’est pas tant un concept qu’une attitude, un mode d’accès à la connaissance individuelle. Suivre un cheminement transductif, c’est se placer avec, à l’intérieur même, de son sujet de recherche, et non prétendre à une vue générale et généralisante (induction et déduction). Il s’agit de recréer une expérience similaire à celle que l’on souhaite observer, non pas de l’extérieur mais de l’intérieur, en la transformant alors qu’on l’appréhende, sans craindre de perturber l’objet d’étude ; puisqu’il n’y a plus d’idéal mais des sujets dynamiques dans leur existence accidentelle.

1 Que la transduction puisse se réaliser à partir d’un centre semble contradictoire à la hiérarchisation qu’elle produit, mais peut-être ce « centre » est-il surtout une impulsion, se déclenchant en des points différents selon la forme de l’individuation en cours.

« C’est pourquoi il ne faut pas dire que la transduction est un procédé logique, mais qu’elle est un procédé mental et, plus encore qu’un procédé, une démarche de l’esprit qui découvre. Cette démarche consiste à suivre l’être dans sa genèse, à accomplir la genèse de la pensée en même temps que s’accomplit la genèse de l’objet ; elle peut donc jouer un rôle que la dialectique ne pourrait jouer. » (Pelé NP2) Plus qu’un procédé, dont la dynamique prépare un résultat, c’est un

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processus en perpétuelle évolution, qui produit du sens alors qu’il se déploie. La transduction crée des discours-en-cours – speech-in-progress. C’est un regard multiple sur toutes les facettes d’une relation unique, un regard qui n’analyse ni même ne décrit, un regard qui saisit et qui forme en même temps ce qu’il saisit. FRESH THÉORIE Aujourd’hui, à part quelques nouveaux philosophes imbus d’eux-mêmes, qui oserait prétendre à la position en surplomb, de celui qui s’autorise des discours totalitaires, faisant abstraction de l’histoire et du contexte ? Les animateurs de la Fresh Théorie (Mark Alizart, Christophe Kihm…) ont compris la vanité d’un tel positionnement, vain au sens d’inefficace, de prétentieux et d’improductif. Plutôt que de s’attaquer à des problématiques apparemment de grande ampleur, des questions philosophiques historiques ou des concepts transversaux et interdisciplinaires à la prétention englobante, ils se saisissent d’outils de réflexions qu’ils font travailler au service de petits développements théoriques. Ces formes courtes sont leur force, le choix d’un angle de recherche appliquée et la sollicitation de tous les concepts et sciences à même de structurer leur propos. Les catégories explosent. Il n’est plus nécessaire d’être un spécialiste pour invoquer un domaine de recherche dont l’apport est productif – il est finalement peu important qu’il soit invoqué à tort ou à rai-

son. Allers et retours entre sciences humaines et sciences dures, entre culture dominante et culture populaire, choix de thématiques accessoires ou délaissées, le décloisonnement rend ces théories « fraîches » – sans préjuger de leur pertinence. Les animateurs de la Fresh Théorie développent avec opportunisme leurs centres d’intérêt du moment, suivant une métaphore filée qui se nourrit de références qui leur sont propres, sans nécessairement s’astreindre à un état de l’art exhaustif. Cela ne déprécie en rien leurs discours, mais les place simplement à l’écart d’une prétention insoutenable, c’est-àdire hors de portée d’un jugement trop sévère. Ils produisent de l’altérité, des petites formes de discours dotées de leur propre pertinence selon leurs propres critères, des sortes d’œuvres théoriques autonomes, dans des dimensions qui leur sont adaptées. La culture et les phénomènes sociaux dont elles traitent ne sont jamais que des points de départ pour enclencher une réflexion qui vaut pour elle-même.

L’ERREUR SCOLASTIQUE

Le développement théorique de l’art numérique s’est fait par étapes. Les propositions inductives entraînèrent des vérifications déductives, les causes provoquèrent les conséquences, les conséquences supposaient les causes. Les raisonnements ont été précisés, leur contour dessiné avec plus de netteté, leur logique particulière établie. Celle-ci est intimement liée au processus ayant abouti à leur distinction, l’objectif justifié par le but atteint.

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Quand il se précise, se nuance, alors même qu’il devient plus efficace, plus performant, le discours sert autant le message que celui qui l’énonce et, plus globalement, le cadre ayant rendu cette énonciation possible. Puisqu’il faut pour cela que le contexte soit suffisamment construit, riche et solide – ce qui est le cas de l’art numérique, indéfini certes, mais à cause d’un trop-plein de pratiques et de théories –, il n’est pas étonnant qu’il soit payé de retour ; cette valorisation est également un moyen de favoriser l’invention d’autres discours. Tout irait pour le mieux si ce dispositif circulaire – ma parole est permise par le contexte que je renforce en l’exprimant, et je peux ensuite recommencer, etc. – ne menaçait de virer au solipsisme. « le discours finit par avoir une vocation essentiellement interne, le système sur lequel il s’appuie n’existant que dans la mesure ou les discours y tirent une certaine légitimité, peuvent y fleurir et s’y livrer concurrence. Les “prébendiers”, comme les appelle Weber, sorte de clients, durablement liés à l’appareil par les bénéfices et les profits qu’il leur assure, tenant à l’appareil pour autant que celui-ci les tient en leur redistribuant une part du butin matériel ou symbolique qu’il conquiert grâce à eux […] » (Bourdieu 2001 : 249-250) Mais quel mal y aurait-il à ce que quelques « prébendiers » contrôlent l’appareil ? Pourquoi ne pourraient-ils pas tirer profit de ce qu’ils ont eux-mêmes contribué à forger ? Au-delà de l’aspect moral – à l’appréciation de chacun –, cela met en question l’ouverture du mouvement et fait craindre qu’il ne se sclérose en se concentrant sur les mêmes acteurs et problématiques1. Certains discours sont trop purs et trop cohérents pour être vraiment crédibles. Le syllogisme affiché entraîne la suspicion 1 « Parler de faits, de monde, ou de choses […] tient de l’exigence de différenciation problématologique. Elle commande l’expérience. Mais c’est aussi de cette évidence des choses que l’on part, avant de la remettre en question et pour la remettre en question. » (Meyer 1991 : 153) Mais pourquoi risquer de remettre les choses en question, quand le système est si parfaitement clos sur lui-même ?

sur des raisonnements si bien façonnés qu’ils se présentent comme des vérités, aux conclusions annexes et souvent farfelues. À ne vouloir chercher que les apparences de la vérité, on s’enferre dans le délire scolastique dénoncé par Bourdieu. La machine est bien rodée, certes, elle tourne sans fin, mais c’est un

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spectacle qui ne demande aucun public et ne produit rien d’autre qu’un mouvement bien huilé1. Qui voudrait s’intéresser durablement à un jeu auquel il n’a pas accès, qui s’exhibe devant lui sans qu’il puisse intervenir, quand bien même il y serait invité, car il n’en connaît pas les règles ? Comme si, l’engrenage enclenché, le spectateur ne pouvait plus distinguer ce qui entraîne la mécanique, et donc faire tourner la machine…

Sans apport de l’extérieur, sans même pouvoir mettre en jeu leurs concepts puisqu’aussi bien les technologies que les œuvres ne sont pas à la hauteur de l’idéal prospectif qu’elles analysent, les théories risquent 1 Ou alors il ne produit que des micros événements insoupçonnables pour les béotiens : « […] toute question sur un fait a pour conséquence de redéfinir le fait, l’explication rejaillissant sur la description et la qualification ; à la limite, c’est la première qui fait la seconde. » (Meyer 1991 : 150)

de glisser vers une pure spéculation intellectuelle. Alors le terme « vir-

2 Il était amusant de se déplacer dans L’île de Paradis™, de traverser les salles vides de la Galerie du Jeu de Paume, reconstituées en images de synthèse, pour finalement arriver à ce tas de sable planté de palmiers, glisser un peu sur les dunes et plonger dans cette petite mare. Je suis allé où je voulais, je n’ai pas plus déplacé les murs que je l’aurais fait si cette installation avait été réalisée, matériellement. J’ai tourné le joystick en tous sens, on pourrait dire que j’ai profité pleinement de l’interactivité qui m’était offerte. Mais j’ai pris ce qu’on me proposait et j’ai animé l’œuvre comme il était prévu que je le fasse. Je ne pouvais pas agir autrement : je ne suis qu’un spectateur anonyme de l’exposition d’Ultralab™, pour qui ce concept d’interactivité ne fut pas à la hauteur des espoirs qui y étaient associés.

et de virtuel. L’expérience du spectateur ne semble alors considérée

3 Il n’en reste généralement que la trace de leur origine, y compris dans les ready-made : c’est la magie du phénomène de transfiguration décrit par Danto, le pouvoir du contexte institutionnel, un état d’esprit avec lequel on les regarde, etc.

s’alimente que partiellement dans l’appréciation des œuvres et de leurs

tuel » prendrait le sens courant de « vide » ou « creux ». La construction du fond théorique suit parfois une inflexion scolastique, notamment quand sont déclinés les concepts d’interactivité, d’intelligence artificielle

que comme expérience idéale : elle est prise en compte sous son aspect virtuel et non dans son actualisation. Ainsi est célébrée l’interactivité associée à des œuvres face auxquelles nous nous sentons plus manipulés que manipulateurs. Ainsi le statut de l’auteur pourrait être fragilisé, si l’immense majorité des œuvres exposées lors des événements numériques ne montraient pas le contraire2 – la renommée de l’artiste lui permet d’utiliser des matériaux œuvrés par d’autres, sans qu’ils ne prennent le pas sur ses créations3. Mais de telles remarques ne suivent pas les usages d’un débat qui ne

problématiques : ce ne sont que des accidents présentés au public, produisant des effets le plus souvent très divers, selon la culture et la personnalité, voire l’état d’esprit des spectateurs. Toutefois, être trop

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conscient de cette complexité porterait peut-être exagérément au doute, à une critique de l’erreur et de l’incompréhension fastidieuse et peu séduisante. Au contraire, on assiste – c’est souvent un véritable spectacle où les rhéteurs s’exposent – à une sorte de disputatio où s’enchaînent des arguments spécifiques à chaque domaine, faisant référence à des concepts et thématiques anciennes, pour les réfuter, conforter ou étendre. On comprend bien que ce type de pratique rhétorique est à la fois plus plaisante et gratifiante qu’une approche terre-à-terre où il faut se confronter à la complexité des situations – et ne pas savoir comment en tirer des généralités, car elles seraient manifestement imparfaites. L’esthéticien prosélyte1 ne peut se contenter d’un constat, quand bien même il serait accompagné d’une mise en perspective. Il est engagé dans un combat pour son art de prédilection, et invoque tous les arguments opportuns pour faire accepter son point de vue. Il se laisse parfois entraîner par ses propres procédés rhétoriques et les potentialités de la langue. Et puis, développer un discours compréhensible et efficace exige rigueur et méthode, des contraintes internes à cet art qui peuvent devenir la préoccupation première2. MÉDITATIONS PASCALIENNES Dans cet ouvrage, Pierre Bourdieu cherche à promouvoir la sociologie – sa discipline – face à la philosophie. Il en critique la suprématie et attaque en particulier la scolastique, à travers des questions qui lui semblent entraîner des réflexions purement théoriques, c’est-àdire éloignées du fameux « terrain » d’investigation du sociologue. L’une d’entre elle est l’embrayeur très commun « comme si… ? »,

émaillant aujourd’hui encore beaucoup de textes philosophiques – ou de mémoire de doctorat. « Elle est ce qui incite à entrer dans le monde ludique de la conjecture théorique et de l’expérimentation mentale, à poser des problèmes pour le plaisir de les résoudre, et non parce qu’ils se posent, sous la pression de l’urgence, ou à traiter le langage non comme un instrument, mais comme un objet de contemplation, de délectation, de recherche formelle ou d’analyse. » (Bourdieu 1997 : 24)

De commentaires en analyses, de justifications en projections, d’hy1 C’est un pléonasme ! 2 La forme plutôt que le contenu, affaire de spécialistes ?

pothèses en systèmes, l’enchaînement scolastique pousse très loin les raisonnements. Les inspirations initiales, les idées fortes sont exploitées exhaustivement, avec insistance, sous toutes leurs facettes, à travers

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toutes les conséquences possibles et imaginables. Elles sont étendues abusivement au-delà de leur champ d’application original, comme si la variété et la polyvalence de leur usage les rendaient plus justes. Les concepts semblent d’autant plus prestigieux qu’ils s’appliquent à un domaine élargi, qu’ils résolvent de nombreuses questions, qu’ils offrent une « vision du monde », un regard. Il doit s’agir de la préoccupation occidentale d’universalisme, la recherche ontologique de vérités premières et fondatrices. « Élargir une théorie, c’est la rendre trop large pour qu’elle fonctionne » (Goodman 1992 : 51), pourtant comment résister au plaisir de construire un système où tout fait sens et attribuer de la raison au monde – quitte à opérer quelques raccourcis ? De plus, une théorie paraît plus puissante – convaincante, impressionnante, admirable – quand son énonciation est simple, qu’elle ne souffre pas d’exception ni de variation pour des raisons autres que logiques. « L’erreur scolastique vient de l’universalisation de ce cas particulier ainsi que de l’oubli des conditions sociales de la possibilité de cette vision du monde et de l’automatisme de la pensée qui en découle. » (Mélançon 2004) Les réflexions sont développées de manière fractale, à toutes les étapes du travail intellectuel, quels que soient le point de vue ou l’échelle . Il semble même qu’elles finissent par échapper à ceux qui les inventent et les alimentent. Elles circulent entre eux, suivent de nombreux chemins et se répandent dans la société, à se demander si les idées ne sont pas quelque chose de vivant, incontrôlable, prospérant ou périclitant en fonction du contexte, de la propension des gens à s’en saisir ou à les rejeter. Celui qui l’exprime, dans un contexte donné, s’approprie toute l’histoire qui y est rattaché et essaye d’en moduler le sens dans la direction qu’il souhaite. C’est une posture très commune, incontournable même dès lors qu’on souhaite tenir un discours esthétique cohérent, et

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fondé sur des arguments éprouvés1. Il faut y mettre les formes, et cellesci ont leur propres exigences, résultantes de leur histoire. Dans ce cas, toutes les idées seraient des mythes qui traversent nos sociétés, celles-ci étant des gigantesques systèmes de références, forêts de symboles en perpétuel renouvellement – mais n’allons pas trop loin, apprécions simplement cette image qui en vaut bien une autre, mais pas plus.

LOGIQUE SCOLASTIQUE Bien que s’appuyant sur l’exégèse, la recherche scolastique tend à isoler l’objet d’étude en le magnifiant, à en faire un référent tout puissant, éblouissant, qui relègue dans l’ombre tout ce qui est extérieur, hors cadre. Le domaine ainsi créé est le terrain d’étude, à l’intérieur duquel prospèrent un discours et un habitus propres, une culture commune qui fonde des réflexions spécifiques, avec pour vocation de s’appliquer universellement. Ce sont des outils qui pré-

voient, devancent et suscitent des pratiques conformes aux enjeux du champ. Par un surprenant retournement, les créations, même indépendantes, paraissent découler des théories. Mais c’est une étrangeté à laquelle nous sommes habitués, à travers le langage et son utilisation dans la métaphysique. Le mythe de la caverne reste bien vivace ; nous ne sommes que de pâles copies d’une idée !2

LE PLAISIR DE LA RHÉTORIQUE

Il est plaisant de parler, d’écrire, d’échafauder des théories – surtout elles sont fumeuses ! Umberto Eco a même inventé la science qui célèbre notre propension à couper les cheveux en quatre : la tétrapilectomie – vous en aurez remarqué, je l’espère, de belles occurrences dans ce texte. Peut-on alors s’étonner que le discours acquiert parfois son autonomie, quand des philosophes ou autres se laissent aller à la jouissance 1 Elle n’est donc pas l’apanage des esthéticiens établis ; les impétrants ou simples amateurs y ont également recours. 2 Bien sûr, ce n’est pas un constat que nous sommes prêts à faire ; et quand bien même la religion, la politique, l’économie ou tout autre instrument de maîtrise sociale voudrait nous le faire croire, notre expérience quotidienne nous prouve le contraire.

de l’onanisme intellectuel, en multipliant les formulations élaborées voire pédantes, en opérant des rapprochements frappants grâce à la puissance évocatrice du langage, en se laissant conduire par des métaphores filées ? « La métaphore n’est pas un simple procédé rhétorique décoratif, c’est une façon pour nous de faire rendre à nos termes de multiples services occultes » (Goodman 1992 : 148). La métaphore et d’autres figures de style, élisions, raccour-

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cis, constructions grammaticales ambiguës, jeux de mots savants ou profanes, rapprochements à partir d’allitérations, néologismes, sont autant d’outils au service du discours. « Enfin, la rhétorique désigne l’art d’agir sur les autres et le monde à l’aide de signes. Au stade rhétorique ou pragmatique, il ne s’agit plus seulement de représenter l’état des choses, mais également de la transformer, et même de créer de toutes pièces une réalité issue du langage, c’est-à-dire pour parler rigoureusement, un monde virtuel : celui de l’art, de la fiction, de la culture, l’univers mental humain. Ce monde sécrété par le langage servira éventuellement de référence à des opérations dialectiques ou sera réemployé par d’autres projets de création. Le langage ne prend son envol qu’au stade rhétorique. Alors, il s’alimente de sa propre activité, impose ses finalités et réinvente le monde. » (Lévy 1998 : 80-81) C’est à ce moment que la rhétorique peut s’avérer productive : quand elle n’est pas rabattue sur une hypothétique réalité – souvent rapportée comme une idée d’un fait et non comme une expérience – mais qu’elle est développée suivant ses propres logiques. Alors toutes ses qualités peuvent être exploitées, grâce à l’imagination et l’habileté intellectuelle du rhéteur. Le potentiel poétique du discours échevelé peut se transformer en poïétique s’il est apprécié sui generis : comme un moment de plaisir tiré de cet affolement du langage, mais aussi comme un moyen d’accéder à des concepts inouïs. Même si le destinataire ne retient la mélodie que le rythme d’un discours, plutôt qu’une éventuelle signification profonde, il lui ouvre souvent de nouveaux horizons. ZOOSYSTÉMIE Je me rappelle cette conférence de Louis Bec, dans un amphithéâtre de la Sorbonne, en décembre 2000 (colloque Art. Science. Technologie). Après les interventions intéressantes mais très sérieuses de Lev Manovich et Jean-Louis Weissberg, alors que notre élan matinal tendait à se relâcher, il commença à nous raconter ses recherches. Je me souviens d’une histoire de poissons quasi-préhistoriques, nos lointains ancêtres vivant encore dans un lac en Éthiopie, le berceau de l’humanité. Quelques représentants de cette espèce rare se trouvaient dans un zoo en Allemagne ; et dans une belle langue

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imagée, avec un rythme de parole fluide et de multiples références, il nous décrivit une expérience, comment avaient été recueillies les impulsions électriques des poissons du lac, et communiquées à ceux du zoo, comment ceuxci avait répondu par d’autres décharges, à leur tour transférées vers l’Éthiopie, etc. Les poissons arrêtaient puis reprenaient leurs impulsions comme dans un dialogue. L’auditoire était captivé, jusqu’après la conclusion de Louis Bec, expliquant notre besoin de communication à distance par cette fonction des poissons très anciens, perdue avec

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1 « L’espèce humaine a-t-elle perdue, la faculté biologique et physiologique d’émettre comme les poissons électriques, des champs d’électrocommunication ou d’électrolocation? Cette amputation est-elle à l’origine de l’invention de la radio? L’efficacité des technosciences est-elle une activité de substitution en passe de réparer cette amputation scandaleuse ? Dans quelle opération de renflouement les avancées technologiques nous engagent-elles? Est-il question de tenter de réanimer des formes latentes, porteuses d’adaptations inventives alors qu’elles demeuraient enfouies et sous-estimées, comme des anomalies curieuses dans la phylogenèse du monde animal? “L’électrique”, en prenant une importance énigmatique et électrotaxique, galvanise de plus en plus certaines activités artistiques, éthologiques, comportementales. Il est mis à l’exercice de toute part, au plan physique et cognitif, dans les dispositifs interactifs, dans les relations homme / animal / machine, dans la capture des énergies corporelles, mentales et cinétiques, dans l’excitabilité du corps par les habits de données... On peut penser que l’espèce humaine, arrivée à un carrefour technologique incertain pour son avenir et sa viabilité, se trouve dans l’obligation d’interroger des formes de perception qui lui sont en principe étrangères, hors du champ sensoriel répertorié par les circuits imprimés de son évolution spécifique » (Louis Bec : http: /  / www.noemalab. org / sections / ideas / ideas_articles / bec_stimutalogues.html) 2 Le syllogisme apparent de leurs démonstrations, leur originalité, la puissance de leur imagination et l’habileté avec laquelle ils conjuguent des références diverses sont autant de signes de leur maîtrise de l’« art » rhétorique des experts, signes nécessaires à la reconnaissance de leur qualification et moyen pour leur faire accéder à des postes viables dans le monde de l’art. 3 « La philosophie de Heidegger est sans doute le premier et le plus accompli des ready made philosophiques, œuvres faites pour être interprétées et faites par l’interprétation ou, plus exactement, par la dialectique vicieuse –  antithèse absolue de la dialectique de la science – de l’interprète qui procède nécessairement par excès et du producteur qui, par ses démentis, ses retouches, ses corrections, instaure entre l’œuvre et toutes les interprétations une différence qui est celle de l’Être à la simple élucidation des étants. » (Bourdieu 2001 : 371)

l’évolution. Une pause. Tout cela n’est pas tout à fait vrai, c’est une fable, une suite de métaphores, des idées des possibles. Les poissons existent, des expériences ont été menées, mais les projections du zoosystémicien sont

justifiées par les questions qu’elles soulèvent sur l’homme contemporain, plutôt que par l’élaboration d’un système clos, scientifique ou artistique1.

On peut critiquer l’hermétisme des experts2, la fatuité et la gratuité de certaines formulations alambiquées, mais existe-t-il un langage neutre, scientifique, le langage objectif auquel aspirait Bourdieu ? Le sociologue a beau jeu de pointer les excès de complexité volontaire du discours de Heidegger et de ses suiveurs3, il le fait lui-même sous formes visant à corroborer son propos – la rigueur scientifique du discours – mais qui n’en sont pas moins particulièrement ardues. Pourquoi ne pas lui retourner quelques-unes des critiques qu’il fait aux philosophes ? Son expression n’est-elle pas inutilement complexe, redondante ou même enflée – il est plus facile de le critiquer, maintenant qu’il est mort –, n’est-il pas lui aussi inaccessible aux non-initiés, n’a-t-il pas instauré un type de langage qui fait signe pour tous ceux qui pratiquent ou apprécient la sociologie, le champ bourdieusien ? Ne peut-on pas aussi lui appliquer cette analyse : « produire un discours philosophique dans les formes, c’est-à-dire paré de l’ensemble des signes convenus (une syntaxe, un lexique, des références, etc.) auxquels on reconnaît un discours philosophique, et par lesquels un discours se fait reconnaître comme philosophique, c’est produire un produit qui demande à être reçu selon les formes, c’est-à-dire dans le respect des formes qu’il se donne ou, comme on le voit bien en littérature, en tant que forme. » (Bourdieu 2001 : 346) Ces « formes » ne sont-elles pas tout simplement ce que l’on appelle des « codes » en sémiologie et dans la théorie de l’information ? Un message est toujours codifié par son destinateur, de manière à ce qu’il soit décodé par son destinataire, celui qui est visé et pas un autre ? Pourquoi refuser une telle connivence ? Peut-être parce que ce sentiment d’appartenance est souvent construit

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en opposition à ce qui est extérieur au champ, qui est alors de facto minoré. Peut-être parce que les agents ne veulent pas admettre la dimension du jeu auquel ils jouent, le prenant tellement au sérieux qu’il en perd ses attraits et n’en conserve que son arbitraire1. Peut-être parce qu’on persiste à essayer d’articuler deux activités bien peu compatibles : la théorie et la pratique. Cette tension entre l’idéal et l’accident semble le plus souvent se résoudre en rabattant l’une sur l’autre – «concrètement, tu veux faire quoi ? ». Pourquoi ne pourraient-elles pas coexister et, au besoin, se fertiliser à travers emprunts et mélanges ?

PRÉ-TEXTES

Quand bien même les activités dans le monde de l’art ne sont pas clairement distinctes, alors que des théoriciens ou critiques créent des œuvres, et des artistes travaillent les idées et en font parfois le cœur de leur démarche, une différence marquée subsiste entre la pratique, perçue comme l’expression d’une subjectivité, et les discours associés, au service de cette cause noble, dont on escompte l’objectivité. Comme s’ils ne méritaient d’exister que pour commenter des œuvres ! Avec son portrait de l’esthéticien expérimental, Abraham Moles montre, au contraire, l’étendue de ses missions, et son rôle autant en amont qu’en aval de la création. Il installe la situation artistique, c’est un provocateur de la création2.

1 Dans ce cas, si Heidegger n’y a pas pensé, je suis prêt à bâtir une philosophie sur une distinction entre l’avoir et l’ayant !

« L’esthéticien selon Abraham Moles n’a même plus besoin d’œuvre à orienter puisqu’il suffit qu’il suppose leur existence pour en susciter la réalisation. Elles ne sont plus alors que les prétextes et, du même coup, les post-textes de son activité, quand bien même celle-ci se bornerait, justement, au texte. » (Pelé 2008-2) Au-delà d’un simple mécanisme d’auto-légitimation, le rapport entre les

2 Quoiqu’un provocateur souvent policé.

différents acteurs du monde de l’art – artistes et théoriciens n’en sont

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que deux catégories emblématiques donc caricaturales – se cristallise dans la circulation du signal artistique, qui se propage, se décline et mute. Cette transmission est spécifique en ce qu’elle est concentrée sur cette action même plutôt que sur ce qu’elle transmet. Elle fait partie de la pratique de l’art, ce pourquoi le concept de prétexte est essentiel pour décrire le processus créatif. Toute œuvre, non seulement s’inscrit dans un contexte culturel – au sens le plus large –, mais encore s’origine, parfois explicitement, dans d’autres œuvres. Influences, reprises, détournements, la création est faite de rebondissements. Chaque œuvre est un prétexte à une autre : elle permet d’embrayer sur une autre, elle donne matière à l’imagination, elle est un pré-texte, elle prépare au Texte – dans le sens général de création. En ce sens, l’activité théorique est à la fois inspiration et réponse à des pratiques. Elle est elle-même pratique, descriptive, analytique, poétique, mythologique, extrapolique et affabulatoire. Et l’art numérique est peut-être un produit de cette pratique : il est traversé de discours, de concepts, de potentialités, de virtualités…

Peut-être par un effet de redoublement les rendant emphatiques, sûrement à cause de leur complexité voire de leur inclination à la tétrapiloctomie, les théories des théories artistiques restent rares. Le mythe de la fulgurance artistique – l’œuvre qui parle d’elle-même, qu’on ne peut expliquer sans la réduire car dépassant toujours sa propre interprétation – ne devrait pas empêcher une épistémologie du discours artistique et de la philosophie de l’art : elle constitue probablement une matière féconde pour prolonger la réflexion entamée par Pierre Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes1. 1 Éditions du Seuil, Paris, 2007.

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DISCOURS INSTITUTIONNEL Au-delà des rivalités d’écoles ou de mouvements, un besoin de légitimation s’est fait sentir : il fallait toucher un public plus large que les amateurs d’art éclairés. Faire descendre l’art dans la rue était un moyen de le démocratiser, tout en renforçant les avant-gardes par une adhésion populaire. Mais que reste-t-il de cet idéal ? Qui croit encore en un art pour tous ? Des manifestations sortent périodiquement l’art des musées, des expositions sont installées dans l’espace public, des ateliers sont organisés, des spectacles montés avec les habitants du quartier et l’on nous ressort la même antienne, sur un ton revendicatif et sur fond d’autosatisfaction. Quand la Comédie Française annexe la MC93 de Bobigny, elle prétend s’intéresser aux « jeunes de la cité » et promet que « la population locale aura droit de cité dans ce vaste lieu »1. Qui s’opposerait à cet objectif ? Les bonnes intentions masquent des recherches de profit inavoués, l’idéal d’une avant-garde adoubée par le public, rafraîchissement de l’image du prestigieux théâtre devenu

poussiéreux, bénéfices institutionnels et politiques. Bien qu’il ne s’affiche pas en tant que tel, le discours justifiant le déménagement de la Comédie Française s’apparente à une démarche postmoderne : il recycle des arguments modernes pour défendre un intérêt spécifique. À notre époque de méfiance vis-à-vis des idéologies, les grandes théories ne sont plus à la mode. Elle paraissent au mieux abusives, au pire suspectes. L’universalisme rime trop souvent avec l’unilatéralisme. Les Mille Plateaux de Deleuze et Guattari se sont étendus, les rhizomes investissant les plis de notre société déterritorialisée. Sous le règne de la complexité et du chaos, seuls subsistent le doute et l’irréductibilité des différences. Et encore ceux-ci sont-ils formulés de manière poétique, dans l’archipélité des pensées (Glissant), sans prétendre à la position de l’observateur martien (de Duve) ou à la posture objectivée et objectivante du sociologue bourdieusien.

1 Dossier de presse cité par Thibaud Croisy dans Mouvement n°50.

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FACE À L’ART CONTEMPORAIN Puisqu’on a beaucoup parlé de l’art numérique en tant que catégorie fondée et soutenue par des discours, puisque les œuvres n’ont été invoquées que dans les rapports qu’ils entretiennent avec ceux-ci, il est possible d’élargir encore le propos sans plus s’intéresser aux différents discours qui traversent et tissent le motif (la forme et les raisons d’être) de cette catégorie, mais aux discours comme formes qui englobent, systèmes de théories compilées et orientées dans une même direction. Le discours existe si et parce que l’art numérique est une catégorie, c’est-àdire dans la mesure où il suscite commentaires et critiques ; il en est le producteur et le résultat, formant un univers, un monde de l’art qui est aussi un moyen de l’appréhender.

AES+F, Last Riot (extrait), 2005

Face à l'art contemporain

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Ce qu’on appelle la théorie institutionnelle de l’art est né aux États-Unis, en réponse à la question de la question de l’art1, c’est-à-dire à la question de la possibilité d’une définition ontologique de l’art. Après les doutes de Weitz et les questionnements renouvelés de Goodman, c’est un autre adepte de la philosophie analytique, Arthur Danto, qui relança la quête ontologique, avec son article parut en 1964 dans The Journal of

philosophy, The Artworld2. Ce critique d’art, impressionné par la première exposition des Boites Brillo exposées par Andy Warhol à la Stable Gallery en 1964, s’est interrogé sur les raisons qui les faisait admettre naturellement dans le cénacle des œuvres d’art, alors même qu’elles n’étaient que les répliques, visiblement identiques, d’objets du quotidien que personne n’aurait l’idée de qualifier d’art3. Il devait bien y avoir quelque différence qui permettait de les distinguer – et qui répondrait ainsi aux débats suscités malicieusement par les ready-made de Marcel Duchamp. Toutes les définitions de l’œuvre se révélant inopérantes, Danto oriente son regard vers son contexte. « Ce qui finalement fait la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d’art qui consiste en une boîte de Brillo, c’est une certaine théorie de l’art. » (Danto 1988 : 193) 1 Pour en savoir plus, lire l’ouvrage éponyme de Dominique Chateau, dont cette introduction de chapitre est largement inspirée. 2 Publié en français sous le titre Le monde de l’art in Philosophie analytique et esthétique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988. 3 Sauf à considérer les supermarchés comme des gigantesques galeries d’art.

« Et qu’est-ce que Danto entend par théorie ? Si je puis dire, c’est là que le bât blesse. Ce n’est pas la théorie des théoriciens, une construction de l’esprit comme celle que “Le monde de l’art” expose ; c’est plutôt quelque chose de vague, de diffus et d’infus, un ensemble de conceptions globalisées qui représentent la sensibilité ou les critères d’une époque donnée de l’histoire de l’art. » (Chateau 1994 : 56) Cette théorie n’est ni figée, ni directive, elle n’est pas le résultat d’une quête moderne d’idéal, ni la synthèse des réflexions sur l’art, et encore moins l’aboutissement d’approximations successives pour finalement

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découvrir la définition idéale et définitive de ce que l’on entend par « art ». Elle entoure l’œuvre et conditionne le regard esthétique qui l’institue comme art. « Voir quelque chose comme de l’art requiert quelque chose que l’œil ne peut apercevoir – une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art. » (Danto 1988 : 193) Pour reconnaître l’art, il faut être informé, à travers deux niveaux de références, les premières absentes mais évoquées, un « air de famille »1 qui invoque une histoire ou une tradition consacrées, donc sur lesquelles s’appuyer ; les secondes associées à l’exposition publique et les conventions régissant l’accès aux œuvres. Ces dernières ont depuis été largement étudiées – si bien que Danto a été dépassé par la postérité de son article –, notamment par George Dickie dans Art and the Aesthetic. « J’utiliserai le terme de Danto, “monde de l’art”, pour désigner la vaste institution sociale où les œuvres d’art prennent place. » (cité par Chateau 1994 : 63) Tout ce qui est exposé dans les lieux officiels dédiés (musées et galeries consacrés) ou, au moins, autorisés (dans des fondations autorisées ou chez des collectionneurs réputés) prend automatiquement valeur (d’usage, c’est-à-dire de marchandise) d’art – sans préjuger de leur qualité. « Le cadre de présentation artistique est aussi un lieu de mise en place et de mise en scène d’un cadre de représentation : la scène de théâtre, la fosse d’orchestre, le tableau, l’écran de cinéma, etc. Au monde de l’art s’ajoute nécessairement la dimension de monde de l’œuvre. » (Chateau 1994 : 65) Le contexte formel et d’usage institue le monde de l’art comme un lieu particulier où l’on arrive avec une intention – voir, jouir, acheter (et vendre) de l’art – et pour lequel on se met en disposition, on se rend réceptif. On s’attend à voir des œuvres d’art dans un musée d’art contem1 Concept inventé par L. Wittgenstein et utilisé par beaucoup de philosophes « analytiques » américains, notamment N. Goodman.

porain, et pour peu que l’on connaisse les récentes évolutions de l’art, on se prépare à accepter tout et n’importe quoi comme œuvre – dès lors

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qu’elle est accompagnée d’une pancarte explicative, ou, par défaut, si elle entretient une vague parenté esthétique avec d’autres œuvres que l’on connaît. Une phase d’apprentissage est donc nécessaire, pour comprendre qu’une pissotière retournée et posée sur un socle, qu’une boite de lessive valent œuvres. Cadres, socles, cartels, grande pièce blanche, loft, scénographie, carton d’invitation, petits fours, conseils d’amis, de critiques ou d’experts proclamés, les points d’entrée sont multiples et extensibles. C’est pourquoi les arts prétendant à la consécration déploient ce type de dispositifs, à forte valeur ajoutée. Il en va ainsi de l’art numérique dont les interfaces de présentation, moniteurs, projections, capteurs, etc, font office de signes de reconnaissance1. La théorie institutionnelle ne se limite pas à des lieux physiques ou symboliques. Elle s’étend à toutes les pratiques sociales comme autant de manières de faire le monde de l’art. « À cet égard, les fonctions de l’art manifestent, en dépit des bouleversements ou des évolutions socio-historiques, une évidente permanence qui n’est pas celle d’un bloc monolithique, mais celle d’un système au sens systémique […] » (Chateau 1994 : 77) La notion de monde de l’art pourrait englober toutes les activités humaines ayant trait à la culture au sens noble et distinctif, celles-ci formant un domaine relativement autonome et auto-suffisant, une sorte de monde en miniature.

1 Voir infra p. 451.

LE MONDE DE L’ART COMME CHAMP Selon George Dickie, le monde de l’art est un espace social exigeant l’adhésion de ses usagers ou simples visiteurs, si du moins ils souhaitent en jouir. L’œuvre d’art n’est définie qu’a minima, comme ce qui est accepté en tant que tel. Pour les commentateurs déplorant l’évolution actuelle de l’art, il s’agit d’un outil de légitimation complaisant, qui contribue à marginaliser encore plus leurs critiques. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant : tous les acteurs d’un champ dans lequel ils prospèrent ont tendance à faire corps pour sa préservation. Les intervenants extérieurs en refusant les règles

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se placent eux-mêmes hors jeu, dans une situation où ils ne peuvent prétendre influer sur les destinées du champ. Celui-ci est régi par des codes, habitudes et comportements – doxa, habitus et hexis pour adopter la terminologie sociologique employée par Pierre Bourdieu. La remise en cause des règles du jeu est d’autant moins envisageable que le jeu est totalement intégré et n’est pas vécu comme jeu : cela tend à masquer son arbitraire aux joueurs invétérés, car il constitue l’horizon principal de leur vie. C’est le phénomène de l’illusio, à la fois habitude et résignation, qui fait passer

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l’inéluctable pour nature ou même pour choix objectif. Le modèle du champ est d’autant plus riche qu’il s’applique à toute la société et en offre une grille de lecture, voire plusieurs. On peut en effet le subdiviser en plusieurs champs se côtoyant ou se superposant, suivant des logiques différentes – si l’on privilégie par exemple la profession, ou l’activité en général, les ressources financières ou culturelles, ou encore le genre, les préférences sexuelles, l’âge, etc. Ces champs peuvent être eux-mêmes divisés en sous-champs complémentaires et / ou concur-

rents. Ceux-ci sont régis par des variations des règles du jeu, déployant des types de connaissance ou d’habileté variées, correspondant aux capacités des joueurs de cette variante du jeu. « Le monde de l’art est ainsi constitué de plusieurs sous-mondes peu ou prou connexes ou annexes qui présentent à la fois des différences et un dénominateur commun. » (Chateau 1994 : 64). C’est un modèle générique qui s’applique à des échelles différentes, avec d’autant plus de précision et d’intolérance que les sousmondes sont réduits, que ce soient des niches ou bien des tribus1.

1 Aboutissement extrême ou caricature d’un champ comme territoire balisé, marqué et marquant à travers des rituels exagérément significatifs et distinctifs, surimposition de signes concordant à une signification unique: nous faisons partie de la même famille (pour en savoir plus, lire l’analyse – discutable – qu’en fait Maffesoli).

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L’AVANT-GARDE NUMÉRIQUE Comme tout art émergent, l’art numérique fut tout d’abord un art horsnorme, dérogeant à la classification établie ; utilisant des matériaux et des technologies issues d’autres domaines que l’art ; traitant de problématiques accessoires, ignorées du milieu de l’art dominant ; se développant en parallèle à l’art institué. Mais les artistes numériques, et surtout les esthéticiens, ne pouvaient se résoudre à l’absence de légitimité et de visibilité de leur démarche. Après ces premières expérimentations confidentielles, ils ont souhaité faire accepter par ce cénacle les problématiques qui leur tenaient à cœur, souvent issues du champ scientifique – simulation, virtuel, images de synthèse…  Ils ont adopté des signes de reconnaissance de l’œuvre d’art, via le déploiement d’un dispositif produisant un effet de monstration propre à l’art. Le besoin de reconnaissance les ont poussés à développer des stratégies de promotion pour acquérir de la respectabilité et se faire une place officielle dans le monde de l’art. Et pour cela, les discours étaient particulièrement importants. « Etant donné que les théories existantes n’homologuent pas les œuvres concernées, il faut élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique, et énoncer de nouveaux critères de jugement. » (Becker 1988 : 170) Il fallait bâtir et faire accepter de nouvelles règles du jeu, afin d’intégrer le jeu numérique dans le jeu plus large de l’art (contemporain), c’est-àdire, une fois la nouvelle rhétorique bien installée, l’oublier en la faisant passer pour naturelle. Le processus fut long et laborieux.

Face à l'art contemporain / L’avant-garde numérique

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TRADITIONS ET AVANT-GARDES

La dimension historique est essentielle pour comprendre la position actuelle de l’art numérique dans le cadre plus général de l’art. Il faut réactiver la notion moderne d’avant-garde pour comprendre la dynamique des rapports entretenus entre l’art établi et le nouveau mouvement demandant, sinon la consécration, du moins l’intégration dans le champ de l’art. Mais puisque le prétendant n’en respectait pas les règles, il fallut inventer des dérogations, ou encore, construire une « jurisprudence », selon l’expression de Thierry de Duve. Il s’agit donc d’une action volontaire, d’une décision collective, d’un amendement à une définition de l’art insaisissable car en recomposition permanente et surtout en perpétuelle extension – pour intégrer les nouvelles pratiques. L’institution artistique est donc autant les instances de jugement – l’ensemble, flou, des acteurs légitimes, légitimés et légitimant – que ce qu’elles désignent, ce qu’elles instituent comme étant de l’art1. « C’est pourquoi le jugement esthétique est toujours comparatif, bien qu’il soit vain de dire avec précision ce qu’il compare. » (de Duve 1989 : 48) L’œuvre est faite œuvre en étant comparée à d’autres œuvres, l’artiste est fait artiste en étant comparé à d’autres artistes, car la comparaison ne peut se faire qu’en usant de références, de codes et de règles qui font de l’œuvre et des artistes des acteurs de facto du monde de l’art. « C’est un bien grand mot, mais c’est le mot juste : le tribunal de l’histoire est ce qui fait la culture comme valeur » (de Duve 1989 : 36). Au procès (dans le sens de processus) de l’œuvre s’ajoute un procès (au 1 Voir les analyses de P. Bourdieu dans Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, (Paris, Éditions du Seuil, 1992) et Langage et pouvoir symbolique, (Paris, Éditions du Seuil / Points, 2001).

sens de critique). Mais le tribunal n’est pas et ne prend pas les formes largement codifiées de la Justice. Il n’est tribunal qu’en ce qu’il rend des jugements, parfois contradictoires, dont l’empilement en strates finit

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par construire ce à quoi on fait référence quand on utilise le mot «art». L’histoire et l’Histoire se mélangent pour fonder, à partir d’appréciations contextuelles, le nom propre de l’art (de Duve), nom transmis et endossé par ceux qui s’en estiment les légataires et sont reconnus en tant que tels par leurs pairs. « Or l’autre nom de la jurisprudence, corrigeant tout ensemble les notions de style et d’avantgarde, c’est tradition. Tradition signifie transmission, traduction et trahison. » (de Duve 1989 : 51-52) La tradition est ce à quoi renvoie le nom de l’Art, le nom qu’il a en propre et qu’il offre en partage à tous ceux qui veulent faire partie de la famille. Mais cette tradition n’est pas figée, puisqu’elle constitue le socle de la culture. Elle est formée par sédimentation et vaut tradition de ou tradition pour. Elle ne joue ce rôle qu’en ce qu’elle est remise en cause ou contredite. Contrairement à ce fantasme largement répandu qui l’associe à l’authenticité et à l’absence de progrès (ou de civilisation), la tradition n’est pas un invariant, trace du fond des âges, mais un processus dynamique de production de repères où la création vivante peut s’alimenter, et se situer en opposition pour se démarquer et faire valoir ses différences. La tradition est la somme des connaissances, la résultante de l’histoire, la synthèse de toutes les expérimentations, l’espace d’archivage de toutes les nouveautés dès qu’elles sont remplacées par d’autres et, plus généralement, elle permet à la nouveauté d’apparaître. Les avant-gardes se définissent face à elle, et elle compile ces différents moments, ou les différents groupes de l’art : les expérimentateurs francs-tireurs, l’avant-garde, le gros de la troupe ou corps institué et instituant, et finalement l’arrière-garde des ringards. Elle est le point cardinal en fonction duquel se situent tous les acteurs de l’art1. Et pourtant, cette position de référence place la tradition en retard sur la réalité

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de l’art. « Le mot “art” existe certes, mais quand il fait l’accord il est déjà passé. C’est quand il est en conflit qu’il fait l’histoire, quand son sens est à transformer, à détruire autant qu’à créer » (de Duve 1989 : 22). La tradition est la résultante de cette lutte, le tribunal de l’histoire sanctionnant les bouleversements qui ont transformé l’art en ce qu’il était. DÉCALAGES Une distanciation est nécessaire pour déterminer – parmi les innombrables histoires proposées par les artistes ou ceux qui prétendent à ce statut – ce qui mérite d’accéder au rang d’art, et ce qui n’est qu’anecdote, tentative avortée de faire l’Histoire. Si l’avant-garde est par constitution incomprise et oppressée, la définition de l’art officiel est toujours décalée par rapport à sa propre réalisation. La jurisprudence qui fait

l’art ne peut être forgée qu’après coup, le tribunal de l’histoire créant une tradition a posterio-

ri, sans doute au moment même où elle est remise en question par l’art dominé2. Rejetant la tradition et rejetée par elle, l’avant-garde mène ses propres combats, suivant des objectifs inédits et souvent inexplicables, pour qui n’est pas engagé dans la lutte.

À l’époque moderne, le champ artistique est régi par le paradigme du progrès par la destruction (tabula rasa), pour lequel œuvrent les avantgardes. Celles-ci, exprimant les nouvelles tendances et préfigurant le nouveau paysage artistique – et la nouvelle tradition – acquièrent un rôle décisif dans le monde de l’art, une fonction de défricheur et de préparation de l’avenir, mais aussi une fonction de sacrifice – une fonction similaire à celle de la fraction de l’armée d’où elle tire son nom. L’avantgarde est devenue le pendant de la tradition et une autre forme de la tradition, la tradition de transgression de la tradition. Elle est le déclen1 Comme c’est le cas de l’approche humaniste de l’art et de l’importance du savoir-faire que l’art numérique a remis au goût du jour, dans un élan d’opposition à l’éclectisme individualiste postmoderne. 2 Van Gogh est célébré des années après sa mort, quand son art est devenu classique ; cependant aucun artiste « officiel » ne peint suivant la même démarche – ceux qui le font sont rangés dans la catégorie infamante des «peintres du dimanche ».

cheur des transformations modernes, ce qui est à l’origine d’une tradition spécifiquement moderne. « C’est l’avant-garde comme tradition trahie et trahison transmise, c’est la jurisprudence paradoxale qui vous fait reconnaître, et juger, que l’avant-garde est non-seulement une tradition, mais la poursuite de la tradition » (de Duve 1989 : 56). Malgré les chamboulements modernes, la tradition n’est pas oubliée. Parfois même, par le jeu des oppositions consécutives, la nouveauté en

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tant que nouvelle essence de l’art est le réinvestissement de problématiques anciennes, jusqu’alors reléguées au plus profond de la tradition. « Les avant-gardes avaient déjà soutenu la fusion, le déconditionnement et le décloisonnement des arts par le biais d’expérimentations où s’affirmaient, conjointement, la volonté des créateurs de déborder leurs disciplines et la curiosité des publics. » (Pelé 2007) On parlait d’« ouverture » de l’œuvre (Eco), de participation (le GRAV, l’Op’ Art) ; aujourd’hui les œuvres sont interactives. Schémas, esquisses, ébauches étaient déjà des images virtuelles (interceptées par l’œil J. Beuys, Plight (extrait), 1985

avant de s’appliquer sur un support, comme en optique). La perspective était sans doute déjà une simulation, et pourquoi ne pas interpréter les peintures pariétales préhistoriques en ce sens (Clottes) ? Les œuvres « immersives » ne sont rien d’autre qu’un type d’installation, englobant le spectateur comme lorsqu’il pénétrait dans la maison de Ben, ou dans la pièce tapissée de rouleaux de feutre, où loge un piano (Plight, Joseph Beuys, 1985). « Paradoxalement, la présence du passé spécifique n’est jamais aussi visible que chez les producteurs d’avant-garde qui sont déterminés par le passé jusque dans leur intention de le dépasser, elle-même liée à un état de l’histoire du champ […] » (Bourdieu 1992 : 337) L’artiste ou le théoricien d’avant-garde ne sont en rien détachés de la tradition, car ils se posent sans arrêt la question du « déjà » : déterminer ce qui existe pour s’en démarquer, mais aussi, discrètement, pour y puiser des références à même de relativiser la rupture1. Le regard rétroactif est (re)structurant, fabriquant l’Histoire à travers filiations et distinctions. C’est pourquoi les esthéticiens de l’art numérique concilient ses aspects révolutionnaires avec son ancrage dans la tradition moderne, grâce aux antécédents qu’ils lui trouvent. L’avant-garde est toujours dé1 Duchamp l’a subtilement joué dans sa Fontaine qui, sous ses airs iconoclastes, n’en respectait pas moins d’importantes conventions de la sculpture, à savoir le socle, la signature et le titre.

pendante de traditions, passées et à venir, ne serait-ce que parce qu’elle s’y réfère constamment. Elle est un intermédiaire entre deux états de l’art, ce qui complète l’an-

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cien pour faire advenir le nouveau. Comme son sens militaire le laisse deviner, elle travaille pour l’expansion de l’art à travers l’annexion de territoires. Elle s’étend dans l’espace et dans le temps, comme pour démentir la vision de Hegel d’une fin de l’histoire de l’art. En construisant sa propre histoire1, suivant ses propres critères, l’art rend toute intervention extérieure inopportune et indésirable2. Menacé d’être absorbé par d’autres champs, l’art s’est au contraire autonomisé, en commençant par définir ses principes fondamentaux3, puis en s’agrandissant par annexions connexes4, ou même en cherchant à absorber la vie en son entier5. 1 « Indépendamment de la notion étroite d’ “avant-garde”, il y a un sens irréversible de l’histoire des arts, une sorte de savoir cumulatif que l’artiste ne peut pas ignorer impunément. Mais ce savoir peut être géré de diverses manières, l’avant-gardisme n’étant pas la seule option possible ». (Rochlitz 1994 : 23)

AFFIRMATION PAR LA RUPTURE

Dans Les règles de l’art (éditions du Seuil, Paris, 1992), Pierre Bourdieu analyse la création du champ littéraire français vers le milieu du XIXe

2 C’est pourquoi l’introduction au collège d’un enseignement d’histoire de l’art, piloté par des historiens, est-il à contre-courant de l’évolution artistique contemporaine.

siècle, par l’affirmation de son originalité. Il souligne les liens qu’il entretient alors avec les Beaux-Arts, notamment la peinture. Le sociologue montre comment des écrivains comme Flaubert et Baudelaire

3 Premier mouvement moderne, en opposition avec la photographie.

parachevèrent le mouvement d’autonomisation du champ littéraire, en lui refusant des références externes. Le combat qu’ils menèrent contre

4 Second mouvement moderne, autour du ready-made.

les bourgeois n’était pas politique et encore moins éthique. Ils s’insurgeaient contre leurs interventions dans un domaine hors de leur com-

5 « L’euphorie des mouvements avant-gardistes était due à une double conviction : celle de pouvoir tout absorber dans l’art, tout esthétiser, et celle de pouvoir transformer le monde au nom des exigences utopiques de l’art, d’être une force politique. C’est cet horizon infini de la “cohérence” esthétique, intégrant toute réalité non esthétique au nom de sa souveraineté, qui s’est révélé illusoire. La réalité résiste dans l’ensemble à ces entreprises » (Rochlitz 1994 : 35). 6 S’il semble convenable et même souhaitable que l’art s’approprie le commerce, l’inverse passe pour vulgaire .

pétence, qu’ils bridaient de leurs esprits étroits. Mais Flaubert et Baudelaire ne craignaient pas moins de voir leur art soutenir d’autres causes ou d’autres classes : il perdrait de sa force et de son l’originalité en servant des causes extérieures6. Née de l’ambition des écrivains, la revendication de l’art pour l’art servit ensuite de modèle aux peintres : ils cherchaient à cette époque à se détacher de l’académie et d’une hiérarchisation des arts – de la scène histori-

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que à la nature morte – qu’ils estimaient désuète. Artistes et écrivains se côtoyaient beaucoup, ceux-ci soutenant fréquemment ceux-là dans une démarche commune d’indépendance de l’art et de refus de l’asservissement à des intérêts externes. Ce premier élan préfigurait les avant-gardes. Il fut repris et prolongé par l’Impressionnisme, puis par d’autres mouvements comme l’Art nouveau à la fin du XIXe siècle, avant la succession des « ismes » au XXe. Il s’agissait alors de revendiquer l’existence d’un champ artistique à la fois autonome et homogène1. Celui-ci s’est développé à travers l’invention et la proclamation de références propres, déterminées non plus 1 La Gesamtkunstwerk wagnérienne réactualisée par la Sécession viennoise : « La Sécession viennoise fut officiellement fondée à Vienne en 1897 dans le cadre de l’association des artistes plasticiens d’Autriche qui avait pour but de : * réunir les forces créatrices de ce pays; * instaurer des contacts avec les artistes étrangers; * prôner un échange international des idées; * lutter contre l’élan nationaliste des pays européens; * renouveler les arts appliqués; * créer un art total; * opposer une nouvelle expression artistique véritable à l’art défraîchi des salons officiels viennois. » (Wikipedia 16 / 04 / 09 17h00 GMT) 2 Fut un temps où les peintres étaient payés suivant la complexité de leur tableau et la valeur des pigments employés : or, bleu de cobalt, etc. 3 Les écrivains Baudelaire et Zola défendaient Manet, le photographe Nadar hébergea les expositions des Impressionnistes, ceux-ci furent collectionnés par le compositeur Chabrier… 4 Apparemment pour discréditer cette assemblée qui ne savait plus consacrer l’art de son temps, mais peut-être en espérant y être reconnu : il rêvait par moments de légion d’honneur ou de diriger un théâtre (Bourdieu 1992 : 93-94).

par les clients ou collectionneurs – aristocrates ou bourgeois, présumés incultes, plus attachés à la valeur matérielle qu’esthétique2 – mais par les artistes eux-mêmes, en fonction de leurs préoccupations : ils contrôlaient le jeu et en fixaient les règles, pour en jouir au mieux et perpétuer cette pratique. L’avant-garde est née de ce mouvement simultané, tirant sa force de la solidarité d’acteurs orientés vers un but unique dont ils pouvaient tous tirer parti, bien que de manière inégale3. « Si le mot avant-garde – dont notre siècle a abusé jusqu’à la nausée et jusqu’à le vider de toute force – a quelque sens, c’est quand il désigne une telle situation, un mouvement commun à plusieurs disciplines qui répond à des inquiétudes et des colères » (Dagen 1997 : 163). ENSEMBLE CONTRE L’ACADÉMISME Le refus des académismes plaçaient les artistes dans une situation marginale dont ils ne pouvaient se sortir qu’en faisant corps, bien qu’ils aient souvent également cherché la légitimité des institutions officielles – tels Edouard Manet persistant à essayer d’exposer au salon de Paris, ou Charles Baudelaire présentant sa candidature à l’Académie Française4. « Bien entendu, les francs-tireurs se heurtent à l’hostilité des autres membres du monde de l’art quand ils présentent leurs innovations. » (Becker 1988 : 243) Les premières avant-gardes se réunirent pour résister à cette hostilité et se faire une place officielle, fut-elle en marge, alors que les francs-tireurs isolés ne pou-

vaient que développer une pratique solitaire et quasi invisible, dont ils ne vivaient pas. Elles opérèrent un renversement à leur avantage, en refusant le refus qui leur était signifié, à l’encontre des transformations qu’elles proposaient, et en soumettant l’institution au procès en légitimité qu’elle prétendait leur attenter – objectif de Baudelaire face à l’Académie. En somme, la constitution en avant-garde est une nécessité préventive, permettant de faire bloc contre les attaques des critiques en place, qui eux-mêmes font corps et refusent toute tentative de redéfinition de leur champ.

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Les joueurs professionnels s’opposent aux changements parce qu’ils s’accompagnent généralement d’une remise en cause de la hiérarchie établie. C’est d’ailleurs une des forces des avant-gardes, qui leur permet de renverser avec aisance, et de manière radicale, les tenants du pouvoir : elles ne jouent pas fair-play1. Quand on ne les admet pas dans le Salon des artistes français, elles travaillent à la création d’un Salon

des refusés ; puisque celui-ci n’est pas reconduit, les Impressionnistes s’exposent ailleurs (chez Nadar) ; et quand tout est soi-disant autorisé, Marcel Duchamp présente son urinoir, sous pseudonymes (pour lui et l’objet), pour témoigner de la persistance de limites – à ne pas respecter.

BLASPHÈMES Les avant-gardes enfreignent les règles de bienséance (ordre et correction), ne suivent pas les bonnes manières, s’enflamment comme une révolte adolescente, se concrétisent dans le coup de force – dont le plus marquant fut celui du ready-made. Auparavant, Dada avait saisi l’importance de la provocation qui donna forme à son action, lançant des annonces tonitruantes, composant des affiches en gros caractères, déclenchant des polémiques enflammées, se muant parfois en querelles intestines. Exprimée dès les premiers manifestes, cette impertinence est aujourd’hui attachée à son histoire, comme en témoigne la salle entière dévolue aux tracts lors de l’exposition Dada au centre Pompidou. Les coups de butoir répétés visent à renverser des conventions dépassées et à dénoncer leur artificialité masquant le cœur du jeu. 1 Dans Le maître de Go, Yasunari Kawabata décrit comme un tournant la partie de 1938 entre Shusai, maître respecté et gardien de la tradition, et Kitani Minoru. Son jeune challenger lui ravit sa place grâce à une tactique agressive qui choqua le vieux maître et fut le signe d’un changement d’époque. 2 The « traditional antagonists », « the mass-media, the universities, and the marketplace […] »

Il faut remettre en cause le clergé, artistes officiels, académiciens, jurys des salons, tous ceux qui sont accusés de protéger le dogme et d’empêcher le renouvellement artistique. Les avantgardes refusent de faire de l’art tel qu’il a été pensé avant eux, suivant des normes contrôlées par des intermédiaires, fussent-ils d’anciens professionnels intégrés, retirés du service actif. Mais les plus contestés, les « ennemis traditionnels », « les médias de masse, les universités et le marché de l’art […] » (Kramer 1974 : 4)2 ������������������������ sont ceux qui tirent bénéfice du travail des artistes, bénéfice en terme d’image, de prestige, et surtout de ressources financières : tous ceux qui pervertissent l’art en l’écartant de ces recherches désintéressées, qui instrumentalisent les artistes, et savent mieux qu’eux exploiter la valeur qu’ils ont produite.

Puisqu’elles s’opposent au système artistique établi, les avant-gardes ne peuvent plus bénéficier des circuits de promotion associés et doivent développer leur propre méthode de distinction. Elles n’existent qu’à partir du moment où elles parviennent à instaurer un décalage visible face au reste de la troupe, et plus particulièrement aux représentants investis de la tradition. Dans un même mouvement, elles prouvent leur

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connaissance du monde de l’art consacré et leur volonté de le détourner de ses rituels, vers ceux qu’elles ont instaurés pour asseoir leur autonomie. Elles sont donc condamnées à la nouveauté, sauf à trahir leur position, naturellement à la pointe de l’avant-garde. Cela explique pourquoi elles restent dans des situations précaires, en évolution et en recherches permanentes, leurs œuvres marquées d’un cachet expérimental. L’emploi des nouvelles technologies devait assurer à l’art numérique une telle position libérée de toute institution – si l’on exclut le complexe techno-culturel. Éternel potentiel, promesses réitérées d’une réalisation future, elles installent l’art numérique dans un décalage permanent, d’autant plus distinctif qu’il est sans cesse réaffirmé. En ce sens il épouse parfaitement les procédés des avant-gardes, tels que Hilton Kramer les décrit. « Those radical breaks with the past which constitute a recurrent claim in the literature of each successive avant-garde group […] are earlier to formulate than to implement » (Kramer 1974 : 8). Ce sont effectivement de véritables révolutions qui sont annoncées par les esthéticiens expérimentaux, inventeurs et thuriféraires de l’art numérique, des transformations radicales, un changement de paradigme, la redéfinition de l’art, de la création à la consommation en passant par la critique. Pourtant la métamorphose n’est jamais aussi patente qu’on pourrait l’espérer ; les intentions sont claires et nettes, mais les réalisations rarement à la hauteur. L’avant-garde atteint sa plus grande efficacité quand elle proclame ses idées et ambitions. On saisit alors l’intérêt stratégique de l’avant-garde : en même temps qu’elle prétend viser un idéal de vérité et de pureté, pour débarrasser l’art de tout décorum parasitaire, elle réinvestit la position auparavant tenue par les instances académiques. Le coup de force est d’inventer un nouveau standard – peut-être aussi arbitraire que le précédent –,

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une nouvelle forme du jeu avec des règles également contraignantes mais se drapant de naturel. Ce mythe n’est pas perçu comme tel, car il a démasqué celui qui était auparavant en place et profite toujours d’une réputation contestataire et libertaire. L’objectif de l’avant-garde est de créer une nouvelle tradition qui s’inscrira dans le nom de l’art1.

L’INSAISISSABLE « ESSENCE » DE L’ART

Si l’artiste franc-tireur ne demande qu’à pouvoir exercer sa pratique comme il l’entend, et préfère se retirer hors de la sphère publique plutôt que se heurter à une orthodoxie qu’il ne peut remettre en cause, les avant-gardes, elles, choisissent la confrontation pour affirmer non seulement la possibilité, mais surtout la pertinence de leur originalité. Elles prétendent que les nouvelles règles qu’elles proposent permettent de mieux jouir du jeu, et qu’elles sont même au plus près de l’esprit du jeu. La démarche est périlleuse, puisqu’il s’agit de conserver le jeu en transformant les manières d’y jouer, de briser l’illusio sans le remettre en cause, donc de produire une nouvelle règle paraissant naturelle, à même d’en assurer la perpétuation. « Le discours hérétique doit non seulement contribuer à briser l’adhésion au monde du sens commun en professant publiquement la rupture avec l’ordre ordinaire, mais aussi produire un nouveau sens commun et y faire entrer, investies de la légitimité que confèrent la manifestation publique et la reconnaissance collective, les pratiques et les expériences jusque là tacites ou refoulées de tout un groupe. » (Bourdieu 2001 : 189)

1 Hilton Kramer place la « tradition at the very center of artistic consciousness, in an intimate, symbiotic relation to the innovative function in art » (Kramer 1974 : 14).

REFLET DES CHANGEMENTS DE LA SOCIÉTÉ Le pouvoir des avant-gardes résiderait dans leur qualité de précurseurs, dans leur capacité à adhérer aux évolutions du champ ou de savoir les préfigurer, de prévoir et de faire advenir, mutatis mutandis, les changements qu’ils pressentent, souvent par contamination d’un champ à l’autre. Que l’esprit des avant-gardes

se forme pendant la révolution industrielle n’est sans doute pas un hasard. Les arts plastiques ne se transforment pas avec la simple apparition de la photographie, mais suivent l’évolution de la société, dont ce média est une des conséquences. L’apparition de la foule, la prolétarisation de la

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société, l’expansion de la démocratie, du capitalisme et de la consommation font apparaître l’art académique comme anachronique. Plutôt que des scènes d’histoire ou genre, les peintres de l’avant-garde représentent la vie quotidienne, pique-nique improvisé ou scène de bordel, paysans au champ ou paysage urbain. Le Futurisme, avant-garde au discours tonitruant, publie un manifeste fracassant, saluant le progrès, le bruit et la vitesse1 et développe une iconographie centrée sur la ville. L’art semble alors prendre en charge une mission de propagande de la société en gestation,

dont il vante le potentiel créatif, comme si les métamorphoses en cours étaient autant de promesses d’une vie meilleure. À ce titre, l’art numérique peut apparaître comme une prolongation des espoirs futuristes ou constructivistes, de par la confiance au Progrès et le prosélytisme qui l’accompagnent. Celui-ci promet et promeut la société des loisirs, dans laquelle une place de choix lui est réservée. Il se peut même qu’il en soit le prototype ; la pratique de l’art numérique serait à la fois son propre objectif, et le moyen pour y parvenir.

Comme une réponse à Hegel, les avant-gardes se sont emparées du sentiment de l’histoire et lui ont donné une apparence plastique. Faisant table rase du passé et de la tradition, reposant les questions ou les reprenant à la base, elles ont inventé leurs propres pratiques en fonction de celles qu’elles détrônaient – auxquelles elles s’opposaient2. Ces pratiques reflétaient étroitement l’actualité – c’est ainsi que l’art numérique 1 « 1. Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité. 2. Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l’audace, et la révolte. 3. La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing. 4. Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle: la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. 5. Nous voulons chanter l’homme qui tient le volant dont la tige idéale traverse la terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite... C’est en Italie que nous lançons ce manifeste de violence culbutante et incendiaire, par lequel nous fondons aujourd’hui le Futurisme parce que nous voulons délivrer l’Italie de sa gangrène d’archéologues, de cicérones et d’antiquaires… » F. T. Marinetti Publié par le Figaro le 20 février 1909.

se présente comme plus contemporain que l’art contemporain –, mais

2 L’innovation est toujours relative, et porte en elle la marque de ce qu’elle dépasse.

veau Réalisme, de la vidéo, influence des arts appliqués : l’incorporation

c’est leur succession, et donc leur renouvellement permanent, qui les plaçaient dans le cours de l’histoire, en autant d’étapes que d’états de l’art. Elles valaient comme signes du Progrès et ont ouvert une voie que l’art pouvait suivre – une suite d’approximations visant à la réalisation de son essence. « Les avant-gardes se sont toujours trouvées confrontées au problème des nouveaux médias, ainsi qu’à celui des procédures et des langages qui succèdent inévitablement à leurs usages. Aujourd’hui [les artistes] explorent le virtuel, l’art de la communication, l’interactivité à travers le cyberespace » (Kisseleva 1998 : 44). Impressionnistes profitant de l’invention de la peinture en tube pour sortir de l’atelier, emploi de l’acrylique depuis les années 1950-1960, introduction des biens manufacturés, notamment par le Pop art et le Nou-

de nouveaux domaines et problématiques en vue d’enrichir l’art n’est

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pas nouvelle. En ce sens, l’art numérique poursuit une longue tradition, reprise par de nombreuses avant-gardes. Il est accompagné de nouvelles définitions de ce qui fait art, des définitions qui sont présentées comme inédites et inaugurales, mais pour la plupart desquelles existent des antécédents. « Malraux, Eliot et d’autres encore ont fait observer que l’apparition d’une nouvelle œuvre d’art modifiait le caractère de toutes celles qui l’avaient précédée. L’analyse de Danto propose une explication à ce phénomène : la nouvelle œuvre attire l’attention sur un aspect commun à toutes les œuvres précédentes, mais que l’on ne remarquait parce que, justement, il était invariable. » (Becker 1988 : 226) La recherche ontologique n’est pas prête d’être menée à terme, car elle ignore les facteurs historiques et culturels de l’art. Ceux-ci en font varier le sens et l’usage, dans le temps aussi bien que l’espace. Rien ne dit que ce concept recouvre une unique et univoque réalité, ni que celle-ci peut être déterminée une fois pour toutes. Les tentatives pour y parvenir s’étant, semble-t-il, avérées infructueuses, cela laisse un espace pour de futures avant-gardes. Si elles acceptent le jeu de la nouveauté, elles peuvent proposer tous types de solutions pour se rapprocher de l’essence de l’art.

« Le concept de nouveauté ne se confond pas avec la fonction qu’il remplit dans certaines philosophies de l’histoire qui lui assignent le statut de tout-autre et focalisent sur lui l’attente d’une délivrance ou d’une réconciliation. Tel est la statut messianique de l’art à venir depuis la théorie romantique jusqu’aux avant-gardes radicales du XXe siècle et à leurs porte-parole philosophiques. Pendant cette période de près de deux siècles, l’attente d’un changement historique de grande envergure s’est régulièrement portée sur les signes annonciateurs des œuvres d’art novatrices où l’on pensait déceler l’indice du tout-autre. Il ne s’agit plus ici de l’intérêt artistique en tant que tel, mais d’une promesse inhérente à l’œuvre et qui la transcende. » (Rochlitz 1994 : 119) L’art n’est plus ce que produisent les artistes, dans toute leur fragilité et contingence, mais un concept à quoi renvoient les œuvres, quelque chose d’insaisissable, hors d’atteinte et pourtant essentiel, une quête qui

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se transmet ou même se lègue, de générations en générations, de tendances en mouvements, d’artistes en artistes. Cela leur laisse un large champ d’action, de même qu’aux esthéticiens, qui peuvent annoncer toute sorte de révolutions sans s’encombrer de juger les résultats, ceuxci n’étant jamais que les premiers essais appelant un avenir nécessairement radieux. Dans ce cas, peu importent les déficiences du moment, si, par exemple, l’art numérique ne répond pas à tous les espoirs dont il avait été investi, s’il est tributaire d’avancées technologiques qui se font attendre : il annonce une nouvelle ère de l’art. Les artistes des avantgardes construisent leur démarche sur des matériaux spécifiquement contemporains, mais ils se placent dans cette perspective du Progrès. Celui-ci doit mener à un art comme pure expression de ses qualités propres, un art dans un perpétuel devenir-art qui s’aboutit provisoirement à chaque occasion, comme une série d’approximations successives susceptibles d’être encore et toujours dépassées.

L’IDÉAL DE L’ART EN TANT QU’ART « Culture would no longer be answerable to power, it would no longer flatter and dissimulate in order to survive and prosper » (Kramer 1974 : 15). Les artistes demandent l’honnêteté et la pureté, l’expression véritable sans les règles de bienséance, les bonnes manières étouffantes. Ils prétendent à un art débarrassé de toute fonction qui n’est pas purement artistique, n’ayant pas d’autre but que la prospérité de l’art. Ces artistes ne travaillent pas pour eux-mêmes mais pour atteindre cet idéal, à la fois cause et conséquence de la création. Prétendument désintéressés, ils œuvrent pour un idéal plus vaste qu’eux. Ils récusent la tradition car ils travaillent pour l’Histoire1.

C’est à cela que tient la réussite de leur stratégie : à cette différence ontologique qu’elles affirment, entre un art sclérosé dans une tradition trop codifiée, et un art véritable et intemporel qu’il s’agit de porter au jour. « What was transmissible was not a “tradition” but a principal of artistic coherence, cleaned from the work itself, that might be applied to any tradition, or to none, as the artist whished » (Kramer 1974 : 17). C’est-à-dire, quelque chose qui ne nécessite pas de savoir faire particulier, ni encore telle position sociale, mais plutôt un agencement autoréférentiel, sans savoir quelle magie le transforme en art.

1 « Foremost among these was the assumption that critical judgments, if they are to carry the authority and force of something more than a merely personnal taste, must be made in the name of “history” » (Kramer 1974 : 502).

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SE FAIRE UNE PLACE DANS LE MONDE DE L’ART

Les avant-gardes ont rarement été des mouvements homogènes, où tous les acteurs avaient le même statut. Elles s’apparentent plus à des associations de circonstance, portées par un élan commun, quoique selon des temporalités et des intensités différentes. Certains artistes préfèrent s’engager dans l’action, alors que d’autres peaufinent l’argumentaire ; en tirant partie des essais des premiers, ils instituent les nouvelles règles à suivre, et préparent ainsi leur propre reconversion académique1. Le modèle de l’avant-garde (auto-)destructrice – dont Dada est l’exemple le plus éclatant – masque la majorité des glissements de l’hétéro- à l’orthodoxie2. La première phase contestataire est souvent la préfiguration d’une carrière, sans que cela ne remette en cause la sincérité de l’engagement initial3 – qui ne saurait être suspecté des mêmes travers que 1 Voir les impressionnistes (Utrillo…) et les cubistes tardifs (Gleizes…) Voir les questionnaires dans La distinction de Bourdieu. 2 L’exposition du Futurisme à Paris (Centre Georges Pompidou, 15 / 10 / 2008-26 / 01 / 2009) montrait bien comment les provocateurs iconoclastes sont finalement rentrés dans le giron de la tradition, en critiquant d’abord les thèmes classiques dont le Cubisme était encore imprégné, mais en se transformant finalement en un post-Cubisme conventionnel ne refusant pas de peindre des natures mortes.

ceux attribués aux traditions délogées… « But the history of the avant-garde is by no means confined to these partisans of wholesale revolt. It also boasts its champions of harmony and tradition » (Kramer 1974 : 7). Le refus de toute tradition est momentané, et ne s’exprime pas toujours de manière virulente pour toutes les avant-gardes. La saison des manifestes passée, quand l’art moderne est devenu dominant, il ne fut plus nécessaire de se démarquer si nettement d’une tradition pour tous obsolète. Quelques artistes, au contraire, prétendaient réévaluer des

3 Lire l’interview de Buren dans Le Monde du 25 juillet 2008, où il récuse tout statut d’« artiste officiel », et se sent toujours en accord avec ses débuts d’artiste critiquant les institutions.

critères écartés, à l’instar de Dali dénigrant le travail de Picasso. Les cli-

4 Quoique le fond humaniste de l’art numérique ou son penchant pour la figuration réaliste soient diversement appréciés. Certains dégoûts ont la vie dure.

conceptuel et Figuration narrative, etc. La tradition académique n’était

vages les plus marquants se formèrent entre les différents mouvements, Surréalisme et Cubisme, Expressionnisme abstrait et Art minimal, Art

plus qu’un lointain passé – qu’on pouvait invoquer sans trop de risque4 –, remplacé par des traditions éphémères construites à partir

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des enseignements des avant-gardes. « But it was the artists engaged in the work of revision – in the work of transforming the artistic inheritance rather than obliterating it – who ultimately effected the profundest changes, for it was they who altered irrevocably our sense of the past » (Kramer 1974 : 16). Si le but est de recomposer une tradition, la stratégie de l’avant-garde est l’alternance d’une radicalité apparente et de compromis pour la reconnaissance. Ce double langage lui permet de s’adapter aux différents acteurs auxquels elle s’adresse, la frange innovante ou les acteurs établis. Elle cultive et invoque ses différences à propos, mais sait aussi privilégier ce qui la lie aux autres arts. Ces va-et-vient opportunistes s’observent dans la promotion de l’art numérique, qui passe de la posture révolutionnaire aux rapprochements historiques.

À l’époque moderne, l’avant-garde était un passage obligé, une sorte d’antichambre conduisant à la reconnaissance officielle ; stratégiquement, il fallait d’abord en faire partie pour espérer ensuite y être in1 D’où le retour à des thèmes ou des pratiques délaissées, mais revivifiées par un second degré salvateur, capable de faire accepter le mauvais goût ou même l’académisme –  il suffit de les présenter comme des partis pris assumés. « Ce destin de répétition et / ou de citation, qu’il soit pris ironiquement, cyniquement ou sottement, est de toute manière évident quand on considère les courants qui dominent en ce moment la peinture sous les noms de transavantgardisme, néo-expressionnisme, etc. » (Lyotard 1988 : 109)

tégré. Cette étape a progressivement acquis de l’importance, jusqu’à devenir suffisante et être associée à la création artistique authentique. Elle est devenue le cœur de l’art, reléguant les pratiques un tant soit peu pérennes au rang de vieilleries périmées n’ayant pas su se renouveler. « Je veux dire qu’on assiste, dans le monde de l’art, depuis la fin des années soixante, à une course à la définition de mouvements ou de situations “nouvelles” » (Millet 1993 : 130-131).

2 Qu’il est étrange de constater que « Leurs protagonistes [des avant-gardes] ont mis moins de temps à se faire reconnaître par les institutions que Cézanne à se faire admettre au Salon. » (Millet 1997 : 32)

Il semblerait qu’au début des années 1970, le cycle de la tradition soit

3 « À la différence de leurs prédécesseurs, les néo-avant-gardes ont presque immédiatement été accueillies dans les institutions et ont bénéficié d’une attention particulière de la part des collections privées et publiques » (Rochlitz 1994 : 37).

l’avant-garde comme nouvelle tradition. Cela s’observe dans l’élan d’as-

clos, à la fois par sa reprise à l’intérieur même des avant-gardes1, et surtout par la concrétisation de la tradition de l’avant-garde, ou même,

similation des nouveaux mouvements2, qui leur confère dès leur invention une place prépondérante dans le monde de l’art3. La répartition des

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rôles s’est instituée, confirmant la fonction de défricheur de l’avant-garde : celle-ci s’avère bien utile, malgré quelques désagréments passagers dus à leurs prétentions démesurées et à leur penchant pour l’inconvenance, voire l’esclandre. « L’art novateur est un art pour l’art, c’est-à-dire pour la communauté artistique » (Moulin 1992 : 254). Ses inventions profitent à l’ensemble de la communauté, en élargissant le champ de ses possibles. Duchamp a ouvert la voie à l’incorporation d’objets manufacturés dans l’œuvre et à la glorification du « geste » de l’artiste, Warhol a réintroduit la série et promu l’attitude de l’artiste comme œuvre, l’art numérique a permis l’introduction des nouvelles technologies dans l’art, et la suite reste à écrire… Une fois acceptée, la position de l’avant-garde est tactique. Les risques qu’on y prend sont des paris et parfois des investissements. Les traditions régulièrement remises en cause, la substance de l’art glisse de l’académisme – les bonnes formes – à la novation1. C’est pourquoi le monde de l’art dans son ensemble tolère l’iconoclasme avant-gardiste – le favorise même –, y compris lorsqu’il le remet en cause : cela fait partie des nouveaux usages en cours, qui assurent le progrès de l’art2. « If the institutions that now serve as conduits of avant-garde claims are no longer shy about acknowledging this adversary role, it is because the role itself has acquired an unquestioned historical prestige » (Kramer 1974 : 5). L’avant-garde produit un effet de distinction particulier, car elle réalise l’espérance moderne de l’autonomie de l’art. Elle est au premier rang de l’art pour l’art, et c’est précisément ce désintéressement qui signale celui qui dispose d’un fort capital symbolique et économique : il faut être 1 Bien moins risquée que l’innovation. 2 Avec d’importantes réticences, parfois, comme cela sera évoqué plus loin.

singulièrement riche pour se payer le luxe d’un art dont on ne peut tirer aucun bénéfice immédiat, un art souvent piégé par l’artiste qui l’a imaginé de telle manière à empêcher toute réappropriation. Mais Flaubert en

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serait fort marri, les grands bourgeois réussissent finalement toujours à contrer ces mécanismes de protection et à s’arroger une part du prestige associé aux œuvres novatrices. « L’appartenance au secteur “avancé” du champ artistique (les tendances esthétiques constituant ce secteur varient selon le moment historique) apparaît comme le moyen le plus sûr, depuis le début du XXe siècle, et comme le moyen le plus rapide, au cours de la période récente, d’atteindre le degré le plus élevé de la visibilité sociale. » (Moulin 1992 : 249) Après avoir prospéré dans et pour l’ombre, l’avant-garde est devenue le cœur même de l’art, le meilleur investissement pour se construire un capital culturel ou le faire fructifier – dès qu’elle acquiert un statut institutionnel. LA QUERELLE DE L’ART CONTEMPORAIN Elle s’engage en 1991, après la parution d’un article de Jean-Philippe Domecq1, dans la revue

1 Un échantillon de bêtise moderne. La fortune critique d’Andy Warhol.

Esprit. Son auteur ne se présente pourtant pas comme un représentant de l’ordre établi ou un défenseur d’une tradition figée. Au contraire, pour remettre en cause l’art contemporain, il emploie une rhétorique proche de celle des avant-gardes historiques, quand elles contestaient l’académisme. « […] deux formes d’art se sont toujours croisées dans l’art moderne : l’art comme célébration de l’ordre établi […], autrement dit, l’art qui domine ; et, généralement occulté par le premier, l’art comme création d’autres ordres, d’autres logiques de pensée et de perception, et c’est plutôt l’art qui reste. » (Domecq 1994 : 156) Il reproche à l’art contemporain – qu’il intègre à l’art moderne – d’être devenu à son tour un académisme, et d’avoir en quelque sorte trahi ses propres aspirations, à savoir : continuer à inventer quelque chose de différent mais aussi de profond, susceptible de marquer l’histoire. On pourrait dire qu’il défend une vision puriste de la fonction de l’avant-garde, qu’il juge dévoyée car accaparée au profit exclusif de l’art contemporain. La position dominante de ce mouvement, dans le champ culturel le plus distingué, a été gagnée en contestant la suprématie de la tradition. Mais une fois qu’il a acquis une certaine légitimité, il devient sujet à critique, et risque d’être détrôné par un mouvement plus authentique, car plus minoritaire – qu’il met en valeur en l’écrasant. La vérité artistique doit rester le privilège de

quelques amateurs éclairés, car elle perdrait de sa justesse en s’imposant largement. Ce en quoi elle consiste est finalement accessoire, ainsi qu’en témoigne la faible participation des artistes à la controverse, et la superficialité des références à leurs œuvres, quelque soit le camp du polémiste. « Mais si Domecq est aussi virulent dans l’attaque, c’est qu’il a quelque chose à défendre : une autre conception de l’art, d’autres artistes, une autre pratique de la critique, un autre regard, privilégiant l’humanisme sur le formalisme, la valeur externe (existentielle) des œuvres d’art sur leur valeur (picturale). » (Heinich 1998 : 231-232) La querelle de l’art contemporain est la conséquence d’une lutte de légitimité entre les tenants de l’art moderne et ceux de l’art contemporain, pour la captation du statut social novateur conféré par les avant-gardes, et des bénéfices matériels et symboliques associés. Si la polémique semblait se développer autour de l’affirmation de ce que serait l’ontologie de l’art, le ton pamphlétaire de nombreux écrits la replace comme une lutte entre mondes concurrents, pour l’obtention de ressources économiques forcément limités. De même, quand l’art numérique est décrit comme le nouveau paradigme de l’art, ce qui se joue n’est pas seulement la recherche de ce que serait la nouvelle normalité en art – quête vouée à l’échec, puisqu’il est bien difficile, même rétroactivement, de définir d’hypothétiques normes qui auraient gouverné l’art –, mais plutôt une posture stratégique pour se ménager une place dans les champs artistique ou culturel.

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UNE NOUVELLE AVANT-GARDE

« En ce sens, la révolution numérique ne fait que poursuivre un processus déjà engagé avec la modernité elle-même et s’inscrit dans une continuité profonde avec l’ensemble des avant-gardes du siècle dernier » (Couchot & Hillaire 2003 : 18). L’art numérique est-il un nouveau représentant des avant-gardes ? La question se pose si on étudie non seulement les œuvres des artistes – elles suivent leur propre mouvement, analysé par critiques et esthéticiens, parfois annoncé par eux –, mais surtout les discours des esthéticiens qui empruntent des voies très proches de celles que suivirent leurs illustres prédécesseurs. Edmond Couchot, par exemple, souligne et insiste sur les transformations imputables aux technologies numériques, et sur celles qui ne sauraient manquer d’advenir, car inscrites dans leur potentiel d’évolution. « C’est donc en rupture avec les modèles antérieurs, comme s’il s’agissait d’écrire une nouvelle page de l’art, que ces artistes envisagent les technologies numériques. Celles-ci apparaissent comme des dispositifs cognitifs d’un nouveau genre qui contiennent en puissance une remise en cause des modèles antérieurs de l’art (l’auteur, l’œuvre, le spectateur, la jouissance, le style…) et plus précisément des relations entre l’art et la technique » (Couchot & Hillaire 2003 : 65). Il s’agit bien d’une « rupture » imputable à l’usage fait des technologies – thème du décalage –, d’un « nouveau genre » – rhétorique de l’innovation –, d’une « remise en cause des modèles antérieurs de l’art » – ambition, prétention, assurance et certitudes, vision schématique d’un art étriqué –, pour redéfinir les « relations entre l’art et la technique », c’est-à-dire pour étendre le champ de l’art grâce à l’apport de connaissances issues d’un autre champ – avec l’espoir, en filigrane, d’aller vers une définition plus juste et plus vraie de l’art. Utiliser les nouvelles technologies, l’informatique, Internet, les téléphones portables, ou encore Second Life ou Facebook est un signe visible

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d’une position contemporaine, dans le sens premier du terme, concomitant de l’apparition de ces outils, et dans le sens d’actuel – puisque ce sont des pratiques nouvelles qui caractérisent notre époque. C’est un moyen de se situer à la pointe de l’art contemporain, comme défricheur des tendances à venir, et de s’assurer une crédibilité avant que cet art n’acquière une profondeur historique. Car, s’il n’est pas certain que l’institution artistique accepte les propositions de l’avant-garde, du moins entretient-il des rapports avec elle. En s’exposant comme un «art numérique » disposant de ses qualités propres, le nouveau mouvement peut espérer influer sur l’évolution de l’art en général. 1 La question se pose d’autant plus aujourd’hui que des artistes cherchent ouvertement la réussite sociale à travers la consécration de leur travail par le marché de l’art. « On assiste ainsi à un brouillage de cette homologie entre avant-garde artistique, marginalité sociale et progressisme politique qui, depuis l’époque romantique, règle la perception de l’art en “régime vocationnel” […] » (Heinich 1998 : 242) À croire que l’éthique libérale de la valeur par l’argent – les pauvres n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes, ils sont responsables de leur situation, ils pourraient s’en sortir s’ils le voulaient – a également envahi l’art. Et il n’est pas sûr que la crise rabatte les prétentions de ces « super-artistes » comme Delvoye, Hirst, Koons ou Prince, qui semblent parfois faire évoluer leur art au gré d’études de marché ! « Un certain nombre d’artistes ont produit pour le marché au lieu de se concentrer sur leur travail. La vente de Damien Hirst, en septembre, a été le dernier feu d’artifice, le pic ultime de cette folie. Il a produit pour nourrir la demande très forte de collectionneurs très jeunes. Richard Prince est dans le même cas. Sa dernière exposition à la galerie Gagosian de New York est à vomir. Prince est un très bon artiste, mais sa série des Nurses a eu un tel succès qu’il a cédé à la facilité et exploité le filon. Ces pratiques-là, je ne suis pas désolé qu’elles se terminent. » (Philippe Ségalot cité par Jean-Claude Vantroyen, La crise a du bon pour l’art, Le Soir, Bruxelles, mardi 25 novembre 2008). La figure de l’artiste romantique nous encombre depuis plus d’un siècle, mais il n’est pas sûr que sa nouvelle facette, vénale et calculatrice, mérite plus de considération !

Pour Kerjan et Perrot, les artistes « sont nombreux […] à perpétrer l’idée moderne […] d’art contestataire et marginal, à se définir et à se penser sur le mode de l’avant-garde et à intimement associer le médium au geste subversif qui fait leur identité. » (2000 : 134) La force de l’artiste marginal est de pouvoir se considérer et se présenter comme marginalisé, faisant passer sa posture offensive pour une défense légitime contre les attaques du monde de l’art dominant. Son absence de réussite dans ce cadre est interprété comme la preuve de la justesse de sa démarche : plus c’est obscur, mieux c’est, et paradoxalement, l’échec actuel présagerait le passage à la postérité ! C’est peut-être s’arranger un peu trop avec la situation, et oublier opportunément que les artistes qui se méfiaient du succès l’ont parfois rencontré sans pour autant le refuser (Flaubert), ou vouloir pousser trop loin la cohérence entre l’ambition de pureté et le besoin de confort matériel. Y a-t-il eu beaucoup d’artistes finalement consacrés qui sont effectivement restés bohèmes ?1 REFUSER L’INSTITUTION Les postures anti-institutionnelles sont-elles honnêtes ou simplement de circonstance ? Les œuvres de Tino Sehgal ne laissent aucune trace,

ne s’accompagnent d’aucun discours explicatif autre que ceux se développant lors de la réalisation de la pièce – les joueurs (ainsi que

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Sehgal appelle ses acteurs) annoncent que « L’objectif de cette oeuvre est de devenir l’objet d’une discussion » ; ils proclament le titre de l’œuvre « This is Good ». Mais bien qu’elles ne s’accompagnent d’aucune documentation, bien que l’il n’en reste qu’un souvenir dans la mémoire des spectateurs, ces

œuvres sont vendues à des collectionneurs privés ou publics, qui acquièrent le droit de les rejouer. Peut-être le refus du discours périphérique est-il également un discours périphérique valorisant1.

Lorsque certains acteurs du numérique semblent se complaire dans la figure du persécuté et se donnent ainsi une image de pureté – ils sont nombreux dans ce domaine, parmi les plus connus (Couchot) ou les plus activistes (Jean-Noël Montagné) –, l’argument pèse moins que l’examen des œuvres. N’est-ce pas une partition ancienne – on pourrait même dire « classique » – qui se rejoue-là ? Les pauvres et gentils esthéticiens de l’art numérique seraient dominés par les riches – en capital social et économique – et méchants tenants de l’art contemporain. Le tableau ainsi dressé paraît très caricatural, mais il n’est pas si éloigné de certaines déclarations d’esthéticiens2. Ce sentiment de persécution se base sur l’histoire de cet art, mais il fait également partie d’une stratégie victimaire qui doit susciter la sympathie envers l’art numérique en tant que minorité – alors qu’il est construit sur des technologies dont l’emprise sur la société est de plus en plus implacable. 1 Sur ce thème, lire la critique sur le site Idixa. net : http: /  / www.idixa.net / Pixa / pagixa0803071557.html. 2 « Rejeté hors du champ officiel de l’art, de ses institutions, de sa critique et de son marché, l’art numérique peut être considéré, en France plus qu’ailleurs, comme un art à l’index » (Couchot & Hillaire 03 : 117)… Un exemple parmi d’autres dans la litanie des injustices subies par l’art numérique. 3 Pour un exposé plus précis, lire Nathalie Heinich, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, éditions de Minuit, Paris, 1991, et L’art contemporain exposé aux rejets.

Mieux encore, « […] il tire une grande part de son sentiment de légitimité du fait qu’il se sent attaqué en tant que défenseur d’un art qui, aujourd’hui méprisé, sera reconnu demain comme authentique. » (Heinich 1998 : 246) LE SYNDROME VAN GOGH3 Les acteurs de l’art contemporain craignent et souffrent d’être incompris et non payés de retour pour leurs efforts déployés pour la beauté de l’art. Depuis Flaubert, la situation n’a guère changé – à moins qu’elle n’ait empiré. L’art en train de se faire reste une énigme pour une bonne part de la population, malgré quelques événements ponctuels destinés sinon à faire comprendre ses problématiques actuelles, du moins à expliquer son impact en terme d’image

culturelle d’un pays et ses enjeux financiers faramineux (expositions La Force de l’art au Grand Palais en 2006 et 2009). Manifestement de telles entreprises obtiennent des résultats mitigés, l’art contemporain étant globalement rejeté par le grand public – en témoigne le tollé ayant accompagné l’exposition de Jeff Koons au Château de Versailles – et le marché de l’art régulièrement contesté : des critiques déjà exprimées lors de la crise de l’art contemporain.

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L’insuffisante reconnaissance officielle de l’art numérique pourrait être le signe de sa crédibilité et de sa future place dans l’histoire, dans un retournement du syndrome Van Gogh. La preuve de son avant-gardisme radical est qu’il provoque la résistance des institutions réactionnaires et de la masse conservatrice – arguments récurrents pour morigéner ceux qui s’opposent au « progrès » en lui demandant des comptes. Mais on pourrait objecter que les technologies numériques sont plutôt bien acceptées dans la société, et que le refus de leur utilisation en art peut être associé à la volonté de conserver l’indépendance voire la marginalité de cette pratique sociale.

1 Le GRAV distribue un tract lors de la troisième biennale de Paris en octobre 1963. Il y est inscrit : « Nous voulons intéresser le spectateur, le sortir des inhibitions, le décontracter. Nous voulons le faire participer. Nous voulons le placer dans une situation qu’il déclenche et qu’il transforme. Nous voulons qu’il s’oriente vers une interaction avec d’autres spectateurs. Nous voulons développer chez le spectateur une forte capacité de perception et d’action. » 2 Quant à la culture populaire, elle n’a pas droit de cité autrement qu’à travers des emprunts du Pop Art ou des rois du kitsch actuels (Koons ou Hirst, entre autres) qui transforment les petits mickeys en or et remplissent par là-même leur compte en banque – de quoi s’acheter des abonnements à vie au journal de Mickey.

FAIRE PARTICIPER LA MAJORITÉ Il est d’autant plus étrange que des promoteurs de l’art numérique usent de ce type d’opposition, entre une minorité consciente et une majorité fière de ses ornières, qu’ils visent en même temps la participation du public le plus large : Couchot voit dans l’interactivité un moyen de conférer une part d’« auctorialité » au spectateur, pour le rendre complice de l’artiste ; fondé par Jean-Noël Montagné, le CRAS organise un partage de savoir par le biais des ateliers, où artistes et amateurs apprennent à se servir de logiciels de programmation pour réaliser leurs propres interfaces et installations. Ils se placent dans la lignée des utopies avant-gardistes des années 1960-70, qui voulaient faire participer le spectateur1, et ainsi résorber le gouffre entre la « culture élevée », celle de l’élite, et celle(s) des classes populaires – mais l’impact a

été cantonné aux classes moyennes2. Certes, la « fracture numérique » est sans doute beaucoup moins aiguë qu’on le craignait à l’origine, mais cela est essentiellement dû à la politique commerciale agressive des fabricants d’ordinateurs et au relatif laisser-faire des éditeurs de logiciel – tolérant le piratage dans les « pays les moins avancés », où la plupart des fraudeurs sont insolvables. Ceux qui se sont employés à garantir au plus grand nombre l’accès aux nouvelles technologies ont surtout participé à leur imposition. Aujourd’hui se trouvent, partout sur la planète, des cybercafés où l’on surfe, chatte, regarde des vidéos en ligne, où l’on participe à des jeux de guerre en réseau, et d’où l’on envoie la revendication du dernier attentat contre les États-Unis.

Edmond Couchot a beau jeu de se plaindre de l’isolement – si ce n’est de la persécution – dans lequel serait maintenu l’art numérique : il tire des bénéfices de distinction du fait « qu’il a été précisément rejeté hors de l’art dit “contemporain”, hors de son système. » (Couchot 2004) C’est pour cette raison qu’il peut être élevé au rang « d’art à part entière », qu’il peut être présenté comme une autre tendance de l’art, ce qu’Edmond Couchot recon-

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naît lui-même, quand il dit à propos de l’ouvrage qu’il a co-écrit avec Norbert Hillaire : « L’objectif de ce livre était d’abord de faire connaître et reconnaître, en tant qu’art à part entière et dans toute son originalité, l’art numérique. » (Couchot 2004) La distinction recherchée est à la fois la reconnaissance de la différence et demande de consécration – par l’attribution d’une marque de cette différence. C’est la contradiction interne et constitutive de l’avant-garde : elle prétend se distinguer radicalement de la tradition ou des autres avant-gardes l’ayant précédée, tout en aspirant à recomposer cette tradition et finalement en faire partie. Cela explique le recours ambigu des esthéticiens aux références artistiques, invoquant des antécédents ou des précédents à l’art numérique, tout en valorisant sa singularité. Des ruptures historiques généralement reconnues (la Renaissance, le mouvement moderne) leur servent de modèle, le développement des nouvelles technologies étant mis en parallèle avec la découverte de la perspective ou avec l’impact de la photographie sur la peinture et les arts en général. Si la rupture n’est pas encore à ce point manifeste, on peut imaginer le processus en cours amené à prendre une envergure comparable. Mais pas question d’attendre de disposer du recul historique pour en juger ! Il suffit d’observer les évolutions contemporaines en regard des transformations d’hier, pour deviner un changement de comportements humains, provoqué par l’apparition des nouvelles technologies – des attitudes nouvelles, une cyber-culture naissante, avérée dans les rites du SMS et la création de blogs… Le corps social est en mouvement, c’est sûr ! L’avant-garde est une contraction temporelle, qui vise à réunir les deux moments jusqu’alors consécutifs – étalés sur une longue période – de l’expérimentation et de la consécration. L’art numérique, défini par ses promoteurs comme l’avenir de l’art, doit en même temps être reconnu

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en tant que tel et immédiatement imité – raccourci temporel étrange et pourtant courant dans notre société, où la légitimité est accordée plutôt au futur qu’au présent : le postulat est que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. La position incertaine des avant-gardes est un avantage ; elles peuvent balancer à loisir entre innovation et légitimité. Leur rôle dans la définition de l’art est renforcé, à la fois rejet de la tradition et future tradition. « En effet, nombreux sont les débats portant sur les images de synthèse et les environnements virtuels dans leur rapport à l’art contemporain. Ils soulignent les problèmes de définition, de reconnaissance, de frontières et d’enjeux qui sont précisément ceux que l’art contemporain ne cesse de soulever. Ils encouragent tout au moins à prendre conscience de quelques bouleversements profonds qui affectent les pratiques de l’image et du son, mais aussi nos habitudes perceptives, nos modes d’accès au savoir et notre manière de penser le monde. » (Kisseleva 1998 : 13) Si les problématiques de l’art numérique sont acceptées au cœur de l’art, alors c’est l’art lui-même, en entier, qui tend à devenir numérique. Cette évolution tardive légitimerait l’art et vaudrait acceptation de la « jurisprudence art numérique » ; cela confirmerait l’avance de cet art, et la clairvoyance de ses acteurs, ainsi élevés au rang de sages, ou au moins d’experts. Mais en attendant la réalisation de cette perspective souhaitée, quoique pas toujours affirmée, « l’art numérique » a été constitué en tant que tel, c’est-à-dire en ce qu’il diffère des autres arts qui sont autant de rivaux1. La position d’avant-garde offre cette distinction – différente, agressive, dangereuse, dénigrée, rejetée, valorisée, séduisante. Mais depuis des années que l’art numérique existe (auparavant sous d’autres noms), peut-il encore jouer cette partition ? 1 Si l’on considère que le Monde de l’art bénéficie de ressources limitées, en bénéfices symboliques et surtout financiers, et qu’ils sont d’abord distribués aux plus méritants.

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LE MONDE DE L’ART NUMÉRIQUE Dans Les mondes de l’art, le sociologue américain Howard S. Becker développe une approche de l’art qui pourrait sembler apparentée aux recherches sur le pouvoir de l’institution, mais qui s’applique à un domaine plus large et ne se limite pas à la création et à la diffusion des œuvres. Le sociologue américain s’intéresse moins aux processus qu’à ceux qui les portent ; ce faisant, il cherche à définir le ou les rôles sociaux de l’art, plutôt qu’à savoir ce qui fait art – adhérant alors plus ou moins à la théorie institutionnelle d’un art défini comme tel par des agents autorisés. S’agissant de la notion de « monde de l’art », il en fait : « un usage plus technique, pour désigner le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du monde de l’art. » (Becker 1988 : 22)

LES MONDES DE L’ART

Pour reprendre l’hypothèse de Dominique Chateau – s’inspirant des recherches de Marcel Mauss –, l’art serait un « fait social total », et Becker explique en quoi il ne saurait être réduit à la création des œuvres. Selon lui, celles-ci ne sont que la face visible d’un monde de pratiques, d’agents, qui s’étend au-delà même du champ culturel. L’artiste ne produit pas de l’art seul. Parce qu’aucune œuvre n’existe sans spectateur, mais aussi, plus généralement, parce qu’elle s’insère dans un réseau

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social dont elle est la raison d’être. Il faut entendre « le monde » de l’art, autant dans le sens d’univers de l’art, du domaine qu’il forme, que dans celui de foule, l’ensemble des intervenants qui y participent. Le monde de l’art serait alors à la fois le contexte dans lequel il se produit, et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, le manipulent ou l’instrumentalisent. Le monde de l’art est constitué de tous ceux qui participent à la fabrication de l’art : non seulement les institutions, commissaires d’expositions, galeristes, critiques, théoriciens, historiens, mais encore les amateurs au sens large1 et surtout, les productions de ce qui est défini – et vendu – comme œuvre : les artistes, bien sûr, mais aussi tous ceux que Becker réunit sous le terme générique de « personnel de renfort », l’ingénieur du son sonorisant les concerts, le régisseur d’un spectacle, l’artisan fabriquant les sculptures de A. Sechas ou X. Veilhan, ou encore le peintre réalisant les toiles de J. Nechvatal – oh, pardon, c’est un robot, dans ce métier com1 Ceux-ci ont soit un rôle économique – les collectionneurs –, soit une fonction de consécration à travers leur regard – les spectateurs. 2 Les artistes conceptuels soulignent en creux l’importance de ces acteurs, en refusant parfois de prendre eux-mêmes en charge la réalisation de l’œuvre, limitant celle-ci à l’idée. Pourtant, même la Déclaration d’intention – « 1. L’artiste peut concevoir l’œuvre. 2. L’œuvre peut être fabriquée. 3. L’œuvre n’a pas besoin d’être faite. Chaque partie étant de même valeur et en cohérence avec l’intention de l’artiste, la décision comme la situation repose pour le récepteur sur les modalités de la règle » – de Lawrence Weiner nécessite un renfort, le producteur de papier, l’imprimeur, le graphiste, etc. pour être visible. 3 Celle-ci étant en bonne partie tributaire du nombre de liens inscrits dans d’autres sites, menant à celui où sont exposées ses œuvres !

me dans d’autres, les machines remplacent les humains2. Même l’artiste numérique, travaillant en solitaire dans son home-studio, est dépendant d’autres acteurs et, contre toute apparence, plus encore que celui qui à recours à des techniques analogiques. Pour qu’il puisse se livrer à son art, il a fallu que son ordinateur et ses logiciels soient conçus et fabriqués. Pour que ses œuvres soit diffusées et appréciées, il les diffuse dans des médias et sur des supports préexistants, sans se charger de la maintenance. Et lorsqu’il présente ses œuvres sur Internet, il a d’autant plus besoin d’un public, pour asseoir sa légitimité par la notoriété3. « Une forte proportion des gens qui travaillent dans un monde de l’art sont par définition des professionnels intégrés. Un monde de l’art cesserait d’exister s’il ne disposait pas en permanence de personnes capables de fabriquer ses produits caractéristiques. » (Becker 1988 : 240) L’artiste se repose sur eux pour effectuer toutes les tâches qu’il estime extérieures à l’essence de son art – pour certains, la diffusion ou la vente

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de leur œuvre, pour d’autres sa réalisation matérielle, pour d’autres encore, l’ensemble de ce travail, s’ils désignent l’idée, le concept comme leur mode créatif. Son prestige ne s’en trouve pas amoindri, au contraire, car : « Aux yeux des participants à ce monde, celui qui fait “vraiment” les choses, qui prend les décisions d’où l’œuvre tire sa cohérence et son intérêt artistiques, c’est l’artiste, qui peut être l’une des nombreuses personnes associées à la réalisation de l’œuvre, toutes les autres étant là pour lui prêter leur concours. » (Becker 1988 : 96-97) Sans artiste il n’y a plus d’art, et donc plus d’intermédiaire ou de professions attachées, le monde de l’art s’écroule. Tout le personnel de renfort est dépendant des artistes et se montre généralement redevable – de manière sincère ou hypocrite. Si parfois certains cherchent à se détacher de cette contrainte qui les lie aux artistes – la théorie des esthéticiens expérimentaux de Moles est peut-être une déclaration d’indépendance1 . LES TRANSFORMATIONS DU MONDE DE L’ART

Le monde de l’art a changé de configuration au

d’exposition acquirent un pouvoir déterminant : ils

cours de son histoire. Il a présenté de multiples

permettaient au grand public d’avoir accès à un art

visages, correspondant à des mondes différents,

presque en train de se faire – la logique n’était plus

suivant l’évolution des pratiques – celles-ci formant

seulement patrimoniale mais également pédagogi-

un panorama composite. À la Renaissance, divers

que. Et « Finalement, commissaires d'exposition et commen-

clients, du clergé, de la noblesse ou de la bourgeoi-

tateurs, pour la plupart historiens de l'art contemporain, criti-

sie passaient commandes aux artistes, qui dispo-

ques d'art ou conservateurs de musées, en sélectionnant artistes

saient souvent d’un atelier pour y répondre. Au XIXe

et mouvements, construisent la scène artistique internationale »

siècle, les artistes acquirent de l’autonomie, mais

(Moulin 1992 : 62). Ce sont leurs choix – tranchant

les œuvres qu’ils réalisaient appartenaient à des ca-

dans une production pléthorique – qui font accéder

tégories établies, codifiées et hiérarchisées. Vers la

les prétendants artistes au cœur du monde de l’art,

fin du siècle, sujets et pratiques s’en détachèrent

et particulièrement dans ses espaces les plus valo-

et les artistes, jusque-là fréquemment soutenus par

risés : aujourd’hui, l’art contemporain.

des mécènes, durent se tourner vers les marchands,

« Dans les années 80, les “mégacollectionneurs”, selon la terminologie américaine ont collaboré avec les galeries leaders à l’élaboration du palmarès international des artistes et des œuvres. […] Ces collectionneurs cumulent ainsi les positions dans le marché (découvreurs, promoteurs, acquéreurs, vendeurs) et dans le monde de l’art (fréquentation des artistes, administration des musées, commissariat d’exposition, expertise dans les ventes publiques, etc.). Agissant en tant qu’agents économiques et acteurs culturels, ils sont capables d’intervenir sur plusieurs dimensions de la valeur de l’œuvre et de l’artiste. » (Moulin 1996 : 18). Charles Saatchi a

cependant que le rôle des critiques d’art devint déterminant pour leur assurer succès et popularité. Les marchands prirent de l’importance au début du XXe siècle. Les partis pris des figures marquantes comme Kahnweiler contribuèrent alors à façonner

1 Au point que des artistes (des avant-gardes souvent) essayent de réduire leur importance, avec un succès mitigé, sauf lorsqu’ils endossent explicitement leurs rôles (Daniel Buren devenant commissaire d’exposition). « Au cours des années soixante et soixante-dix, les artistes du secteur avancé du champ artistiques ont explicitement cherché à rendre leur “travail” irrécupérable par le marché » (Moulin 1992 : 68).

l’art. Après la seconde guerre mondiale, les critiques d’art imposèrent leur regard, en s’engageant pour des mouvements artistiques, à l’instar de C. Greenberg œuvrant pour l’expressionnisme abstrait, ou de L. Lippard pour l’art conceptuel. « Alors que, au cours

des années cinquante et soixante, c’est “le couple” critique / mar-

ainsi impulsé le renouveau anglais en achetant et

chand, celui qui est tenu pour faire la loi aujourd'hui est, du

exposant les Young British Artists. L’engouement

moins en Europe, le “couple” conservateur / marchand » (Moulin

de François Pinault pour les artistes chinois s’est

1992 : 67). À cette époque se développèrent musées

propagé à l’ensemble du marché et, par la suite,

et fondations, et les conservateurs et commissaires

aux institutions : leur mission d’achat d’art actuel,

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conférée par les pouvoirs publics, les oblige à suivre

variations de prix, la permanence des réputations » (Moulin

la même temporalité donc le même mouvement que

1992 : 60). Les acteurs s’influencent et accordent

les autres acteurs du monde de l’art.

leurs préférences, ce qui les rend solidaires et fa-

« Le réseau culturel qui, dans les périodes fastes, collabore avec

vorise une inertie qui prévient les trop brusques

le marché pour assurer la promotion des artistes prend, dans les

renouvellements qui risqueraient de déstabiliser le

périodes difficiles, le relais du marché pour assurer, au-delà des

monde de l’art.

Le « Monde de l’art » (Dickie) pourrait être subdivisé en ce que H. Becker appelle les « mondes de l’art »1. Pierre Michel Menger l’explique dans sa préface de l’ouvrage du sociologue : « L’objet du livre est de montrer comment dans tous les arts, la production, la diffusion, la consommation, l’homologation esthétique et l’évaluation des œuvres mobilisent des acteurs sociaux appelés à coopérer selon un certain nombre de procédures conventionnelles au sein de réseaux dénommés par Becker mondes de l’art. » (Menger 1988 : 5) Ceux-ci peuvent être rapprochés des « champs » explorés par Bourdieu. Ils sont régis par des règles communes que les différents agents ont intérêt à préserver, car elles constituent à la fois sa structure et les critères discriminants permettant d’en établir et d’en contrôler les limites. Plus encore, leur coopération est la manifestation visible de l’existence du jeu pratiqué dans le monde de l’art, jeu qui lui est spécifique. On pourrait dire que, contrairement aux champs, les mondes de l’art édictent visiblement une partie de leurs règles, et que seule une partie reste implicite, ensemble d’habitus fondant une doxa. Mais tous les agents n’en sont pas moins tenus au respect des usages établis, qu’ils soient manifestes ou non, car ils conditionnent l’accès aux ressources distinctives et économiques du monde et, plus largement, sont les conditions de sa prospérité dans le cadre plus large du Monde de l’art. « Si la coopération entre les acteurs est au centre de l’analyse, c’est qu’à la différence des situations strictement conflictuelles, les diverses catégories de participants ont au moins un intérêt, un but commun, celui de faire exister le type d’art concerné. » (Menger 1988 : 8) 1 Pour distinguer les conceptions sociologiques et institutionnelles de l’art, j’ajoute une majuscule au Monde de l’art de la seconde.

Cette coopération est d’autant plus nécessaire que coexistent plusieurs mondes de l’art qui rivalisent pour imposer leur légitimité au premier

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plan de la scène artistique, et ainsi accumuler le plus grand capital (économique, culturel, etc.) possible. Chaque acteur d’un monde de l’art a tout intérêt à travailler pour la prospérité de celui-ci.

DES MONDES EN CONCURRENCE

« Or, si l’art n’est que ce qu’un monde de l’art reconnaît comme tel, il existe une échappatoire, qui consiste à organiser sur des bases nouvelles un monde de l’art qui confirmera la nature artistique de ce que l’on produit. » (Becker 1988 : 170) L’ambition de l’artiste ou du théoricien de l’art n’est pas toujours d’intégrer un Monde de l’art surchargé, où même les processus de cooptation sont laborieux. Parfois, aucun monde existant n’est adapté à leurs œuvres ; alors, plutôt que de chercher à les contraindre suivant des règles qui ne leur correspondent pas et qui ne leur permettraient pas de développer toutes leurs potentialités, artistes esthéticiens, etc. doivent élaborer leur propre cadre de création. Celui-ci est donc spécifiquement approprié, car il est construit et structuré autour de leurs pratiques, par les acteurs même qui les développent. Il en résulte une grande solidarité qui est bénéfique à tous. « Les innovateurs qui obtiennent la coopération de tous les participants nécessaires à leur entreprise ont un monde de l’art à leur disposition. » (Becker 1988 : 309) Ce « monde » assure leur crédibilité, valorise leurs œuvres et favorise l’interface avec le public. Dans les années 1960, « les artistes appartenant aux mouvements artistiques qu’on appelle, de manière courante mais ambiguë, les avant-gardes, ne se battent plus seulement sur un front unique, contre l’art établi, mais ils sont aussi en compétition les uns avec les autres, en une sorte de guérilla permanente. » (Moulin 1992 : 11) L’enjeu est la définition de ce qu’est véritablement l’art, des bonnes manières de mener ses pratiques, et des critères esthétiques pour les juger. Outre l’aménagement d’un espace de mise en œuvre adapté aux

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contraintes et aux objectifs des avant-gardes, il s’agit de réorganiser le Monde de l’art en général, pour leur ménager un monde de l’art particulier. Leurs qualités seront ainsi reconnues et ils pourront bénéficier d’une partie du capital symbolique associé à l’art. Mais une telle transformation n’est pas anodine : elle implique que les « professionnels intégrés » partagent la plus-value sociale que leur procure leur position, c’est-à-dire qu’ils acceptent qu’elle soit dévaluée – puisque même si le Monde de l’art s’étend, leur rôle sera dilué par l’intronisation de nouveaux intervenants. Cela explique les résistances qui peuvent freiner la création de nouveaux mondes de l’art, et la nécessité des avant-gardes de s’inscrire dans une perspective large, qui embrasse le Monde entier. « […] il n’est pas de groupe qui ne soit lieu d’une lutte pour l’imposition du principe légitime de construction des groupes […] » (Bourdieu 2001 : 191) : se constituer en groupe, c’est se positionner face aux autres groupes, existants et à venir, et défendre une logique, voire une politique, de la formation et de la structuration de leur champ d’action. La création d’un monde de l’art s’accompagne de l’énonciation d’une parole autorisée, qui ne tient son autorité qu’en ce qu’elle est pertinente à l’échelle du Monde de l’art en entier. LES RÈGLES DE L’ART Bourdieu a décrit cette rivalité dans le champ littéraire français du XIXe siècle, sorte de prototype des futurs mouvements d’avant-garde, par son affirmation de l’indépendance des artistes. Il explique comment la question de la définition de l’art est corrélative d’une lutte d’influence entre garants de la tradition disposant du pouvoir et de ses avantages économiques, et préten-

dants à cette position, qui souhaitent y accéder sans renier leurs convictions. « Cette lutte à propos des limites du groupe et des conditions de l’appartenance n’a rien d’abstrait : la réalité de toute la production culturelle, et l’idée même de l’écrivain, peuvent se trouver radicalement transformées du seul fait d’un élargissement de l’ensemble des gens qui ont leur mot à dire sur les choses littéraires » (Bourdieu 1992 : 312).

« Les querelles n’engagent plus seulement, dès lors, des questions esthétiques d’évaluation […] et de goût […] mais des questions ontologiques ou cognitives de classification […] et d’intégration / exclusion (on accepte ou n’accepte pas telle proposition au titre d’œuvre d’art). » (Heinich 1999 : 9)

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Comme l’a expliqué Nathalie Heinich dans Pour en finir avec la querelle

de l’art contemporain, il existe plusieurs angles pour commenter l’art. La polémique des années 1990 tiendrait beaucoup à « des conceptions hétérogènes de ce que doit être l’art » (Heinich 1999 : 11) : les points de vue étaient incompatibles, car ils s’érigeaient en norme et se prétendaient paradigme. On ne pouvait alors être affilié qu’à un seul art – ou non. Et pourtant, s’il existe encore aujourd’hui plusieurs mondes de l’art, ne supposent-ils pas plusieurs définitions de l’art ? Nathalie Heinich en 1 On pourrait ici faire converger la théorie de l’art comme nom propre de de Duve et l’approche sociologique des mondes de l’art. « Les noms, ces “désignateurs rigides” comme dit Kripke, déterminent un monde, un monde de noms qui est le monde culturel. » (Lyotard 1988 : 66) Ces noms seraient en fait des noms propres, c’est-à-dire des noms de familles, aristocratiques ou récemment apparues, garantes de traditions ou cherchant à en imposer une nouvelle à leur avantage, des noms qu’elles chercheraient à faire fructifier en se présentant comme le descendant direct sinon légitime de ce nom propre fondateur qu’est le mot « art ». Pierre Bourdieu l’explique de manière plus claire : « Les mots, noms d’écoles ou de groupes, noms propres, n’ont tant d’importance que parce qu’ils font les choses : signes distinctifs, ils produisent l’existence dans un univers où exister c’est différer, “se faire un nom”, un nom propre ou un nom commun (celui d’un groupe). Faux concepts, instruments pratiques de classement qui font les ressemblances et les différences en les nommant, les noms d’écoles ou de groupes qui ont fleuri dans la peinture récente […] sont produits dans la lutte pour la reconnaissance par les artistes eux-mêmes ou leurs critiques attitrés et remplissent la fonction de signes de reconnaissance qui distinguent les galeries, les groupes et les peintres et, du même coup, les produits qu’ils fabriquent ou proposent» (Bourdieu 1992 : 223).

distingue trois : l’art classique, l’art moderne et l’art contemporain. Mais on pourrait sans doute en repérer d’autres, pour chacune des activités qui sont désignées comme étant de l’« art » par ceux qui les pratiquent – quelle serait la place de l’art numérique ? Plutôt que des paradigmes, la sociologue propose de les considérer comme des genres, ce qui dépassionnerait le débat. Mais ce serait alors le vider d’une bonne partie de sa substance et surtout de sa raison d’être. Ces discussions lui paraissent stériles, en ce qu’elles portent moins sur des arguments à partager qu’elles ne témoignent d’une volonté d’invalider le raisonnement (ou jugement ?) de l’autre : « dire “ce n’est pas de l’art” constitue à tout coup non un constat, mais une tentative de disqualification […] » (Heinich 1999 : 9). Mais n’est-ce pas précisément à cela que sert cette assertion ? Dans la lutte d’influence qui vise également à s’assurer une plus grande part des ressources économiques allouées au champ, chaque monde de l’art est aussi une chapelle qui parviendra à se distinguer de ses rivaux en pointant leur déviationnisme ou éventuellement leur hérésie, en se

2 Les novateurs qui s’imposent au Monde de l’art perturbent les rôles établis, ce qui peut provoquer le déclin de caciques jusque là intouchables. Toute nouvelle avant-garde tend à reléguer les précédentes dans le corps indifférencié de la norme – que l’on appelle également « tradition ».

plaçant elle-même comme la gardienne du dogme vrai1. Dans ce cas, chacun parle de sa position, car il veut la préserver et la valoriser simultanément, en la définissant comme au cœur de l’art authentique, en train de se faire2.

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RÉPARTITION DES RESSOURCES Le travail de communication et de publicité fourni par les critiques et les théoriciens est un préalable, pour réclamer ensuite les fonds nécessaires à la viabilité économique de son domaine artistique. Au delà de la grande exigence de l’art numérique en la matière (pour financer les nouvelles technologies), la somme récoltée est signe de la qualité du travail et, partant, de son intégration réussie dans l’économie de la société1. Les promoteurs des discours ont donc un rôle de régulateur entre les différents courants et disciplines artistiques. Ils prononcent des jugements de valeur, avant que le recul de l’histoire n’autorise des appréciations plus pérennes. L’argent étant disponible sans délai, il doit être immédiatement investi ; mais, assez étrangement, son pouvoir attractif le fait s’accumuler et se concentrer sur certaines œuvres ou mouvements2. La sélection est d’autant plus nécessaire que les œuvres ont toutes vocation

à entrer dans le marché de l’art. Aux critères de valeur esthétique et de goût s’ajoute alors la logique de placement ; et dans une société où le dogme de l’efficacité et de la rentabilité étend son emprise, cette logique s’impose non seulement aux collectionneurs mais aussi aux institutions publiques, qui doivent justifier de leurs investissements – le choix de promouvoir telle tendance, d’acheter telle œuvre de tel artiste. « Les débats esthétiques sont d’autant plus passionnés qu’il ne s’agit pas seulement de résoudre dans l’abstrait des questions philosophiques, mais aussi de décider la répartition de ressources précieuses. » (Becker 1988 : 150) Il s’agit de défendre son propre domaine d’investigation, afin de pouvoir profiter, directement ou non, des subsides qui l’irriguent, qui sont d’autant plus importantes que l’engouement que génère cet art tient du phénomène de mode (comme c’est le cas aujourd’hui, par exemple, de l’art contemporain chinois).

« Ainsi, lorsque les défenseurs de la définition la plus “pure”, la plus rigoriste et la plus étroite de l’appartenance disent d’un certain nombre d’artistes que ce ne sont pas réellement des artistes, ou que ce ne sont pas des artistes véritables, ils leur refusent l’existence en tant qu’artistes, c’est-à-dire du point de vue qu’en tant qu’artistes “vrais” ils veulent imposer dans le champ comme le point de vue légitime sur le champ, la loi fondamentale du champ, le principe de vision et de division (nomos) qui définit le champ artistique en tant que tel, c’est-à-dire comme lieu de l’art en tant qu’art » (Bourdieu 1992 : 310). Un point de vue serait légitime dès lors qu’il est légitimant ; cette position doit permettre de nommer l’art en tant qu’art, c’est-à-dire de reconnaître les artistes comme faisant partie de la famille ; de déterminer qui est digne de porter le nom propre d’Art – qui, partagé, devient nom com1 Cela depuis que la bourgeoisie y tient un rôle déterminant : « En effet “réussite” dans le système académique signifiait reconnaissance, confirmation et donc argent. » (Cauquelin 1992 : 23) 2 Voir le supplément Art Price à la FIAC 2007 : il était décomposé famille par famille, en soulignant la valorisation des œuvres affiliées. Les Young British Artists étaient en tête de classement, une position tenue depuis qu’ils ont été révélés par l’ex-publicitaire Charles Saatchi.

mun d’un groupe privilégié. Les artistes appartiennent à leur nom, à la tradition qu’il désigne et qu’ils perpétuent jusque dans leurs transgressions. C’est le nom qui produit les limites, qui sépare les acteurs de part et d’autre de sa définition. Celui qui a le pouvoir de l’instituer détient en même temps le pouvoir discriminant, d’accorder ou non une place dans le monde de l’art ainsi constitué. La recherche de la bonne position, du poste d’instauration de l’art, peut conduire à des attitudes déviantes, de

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refus délibéré de la norme qui est aussi nivellement social1. Pour ne pas être assujetti au nom de l’art – et à ceux qui sont autorisés à le prononcer comme sentence, qui se situent de facto en surplomb –, il faut inventer un autre système, parallèle, une nouvelle occurrence sur le même modèle, sur lequel apposer le nom magique de l’art.

« Les luttes de définition (ou de classement) ont pour enjeu des frontières (entre les genres ou les disciplines, ou entre les modes de production à l’intérieur d’un même genre) et, par là, des hiérarchies. Définir les frontières, les défendre, contrôler les entrées, c’est défendre l’ordre établi dans le champ » (Bourdieu 1992 : 313). L’apparition d’un monde de l’art conduit à une réorganisation des autres mondes consacrés ; il entraîne l’établissement d’un nouveau classement, dont le palmarès est anecdotique – car provisoire –, mais les effets collatéraux notables. Des opérations de surclassement, déclassement, reclassement sont à l’œuvre, qui perturbent le champ de l’art en général, tout en soulignant l’importance des enjeux qui le traversent. « Quand surviennent des innovations révolutionnaires, avec les transformations qu’elles déclenchent dans le langage conventionnel de l’art, ce ne sont plus les mêmes personnes qui agissent ensemble, et elles ne font plus les mêmes choses. » (Becker 1988 : 305) Le Monde de l’art risque à tout moment d’être bouleversé par l’absorp1 Depuis quelques années, Jacques Rancière développe une pensée de l’émancipation, appuyée sur les conceptions pédagogiques originales d’un homme du XIXe siècle, Joseph Jacotot. Partant de l’idée que c’est d’abord la position qui permet de transmettre un savoir, il s’érige contre les tentatives d’éducation populaire, dont beaucoup reposent sur le postulat que la masse est ignorante de ce qui l’exploite et incapable de s’en libérer elle-même. Rancière montre au contraire que chacun produit, à son niveau, selon ses entraves, des stratégies de détournements et de disqualifications des normes, pour ne pas se laisser enfermer par un système dont l’absolutisme tend à réduire les différences.

tion de nouveaux mouvements : les postes seraient redistribués ou même renouvelés à cette occasion. La nouveauté ne vient pas seulement s’ajouter à la longue histoire de l’art, comme un style ou un mouvement de plus, elle induit une redéfinition de l’art, suivant un angle privilégié, transformant le regard, exigeant souvent d’autres compétences que celles détenues par les acteurs en place. Plus largement, l’ensemble des amateurs ou même des spectateurs occasionnels devra s’adapter à cette nouvelle norme et, probablement, revoir ses critères d’appréciation et de jugement des œuvres.

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« Quand un monde de l’art atteint des dimensions nationales ou internationales, c’est un très large public qui doit s’initier à de nouvelles conventions et à de nouvelles formes d’émotion esthétique fondées sur des données visuelles, auditives ou intellectuelles inaccoutumées. » (Becker 1988 : 332) L’art numérique propose ainsi une vision de l’actualité et de l’avenir de l’art, mais favorise également une réinterprétation de l’art autour des idées de virtuel, de simulation, de participation, suivant laquelle il serait possible, en la poussant à l’extrême, de voir dans les peintures rupestres préhistoriques les premiers dispositifs d’immersion, aujourd’hui représentées par les installations multimédia. Un tel point de vue peut sembler une extension abusive de principes éminemment contextuels, mais il souligne l’importance des définitions théoriques et conceptuelles et leurs effets sur l’art dans son ensemble – ce que nous appelons ainsi, quelque soient ou que furent les intentions des artistes.

« Les mondes de l’art connaissent des transformations incessantes, graduelles ou brutales. De nouveaux mondes de l’art voient le jour, d’autres vieillissent et disparaissent. Aucun monde de l’art ne peut se protéger longtemps ou complètement contre les forces du changement, qu’elles proviennent de l’extérieur ou de tensions internes. » (Becker 1988 : 301) Sans les palpitations des mondes qui le constituent, l’art risquerait de se fossiliser dans un état idéal, qui en ferait une relique historique ; rien ne dit que l’art tel que nous croyons le connaître existera encore longtemps, de manière autonome. Si l’activité artistique reste vigoureuse et estimée, qu’elle étend son influence dans la société, c’est que se perpétue la lutte pour en définir les caractéristiques et s’en approprier la valeur symbolique. Les mondes de l’art continuent a écrire son histoire, à enrichir sa tradition, mais aussi à déjouer les prophéties de la fin de l’art. Ils alimentent ce double mouvement vital, l’effervescence intérieure à l’art et la compétition face aux autres mondes qui constituent l’espace social. Ils sont des concrétisations ponctuelles nécessaires à la

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production culturelle du moment, les forces en place rendant possible et conditionnant le développement de l’art. En perpétuelle tension, ils préparent à chaque instant le devenir de l’art et le leur simultanément1. La concurrence qui s’y déploie est le signe de sa vigueur : le jeu mérite toujours la chandelle. Cela explique pourquoi le ballet des avant-gardes s’est accéléré, alors même que leur iconoclasme perdait de sa force. « Le déroulement de ces avant-gardes successives, dominé par le jeu des oppositions et des démarcations, semble orienté par une stratégie d’escalade dans la rupture qui, paradoxalement, aboutit à une convergence des formes symboliques […] » (Moulin 1992 : 11) La division du Monde de l’art en plusieurs mondes permet d’expliquer, non seulement les transformations internes qui l’agitent, mais aussi, plus largement, le dynamisme qui l’anime et lui permet d’assurer sa place parmi les activités humaines essentielles. « Ce n’est pas assez de dire que l’histoire du champ est l’histoire de la lutte pour le monopole de l’imposition des catégories de perception et d’appréciation légitimes ; c’est la lutte même qui fait l’histoire du champ ; c’est par la lutte qu’il se temporalise » (Bourdieu 1992 : 223). Et c’est de cette histoire en train d’être écrite qu’il tire son actualité2. La fonction du monde de l’art n’est peut-être que de faire coexister des mondes de l’art concurrents, parce qu’il forme l’arène où ont lieu ces luttes intestines. Le spectacle de ses soubresauts internes assurerait à la fois le développement de l’art en général et la valorisation de chaque monde de l’art en particulier. Dans ce système, le rôle des avant-gardes 1 « De ce fait, la communauté artistique, communauté des pairs et des experts se dissout en une pluralité de “mondes de l’art” (Becker, 1988) en concurrence les uns avec les autres » (Moulin 1992 : 257). 2 D’où la crainte d’un postmodernisme qui signifierait la fin de l’histoire de l’art, c’est-àdire la fin de l’art dans sa propre caricature et sa diffraction / dissémination dans l’espace social et marchand.

est essentiel, puisqu’il assure le renouvellement et par là l’expansion de l’art – meilleur moyen d’éviter son déclin. « Faire date, c’est inséparablement faire exister une nouvelle position au-delà des positions établies, en avant de ces positions, en avant-garde, et, en introduisant la différence, produire le temps » (Bourdieu 1992 : 223). Et assurer la perpétuation de l’art dans l’histoire.

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UN NOUVEAU MONDE DE L’ART

L’histoire de l’art numérique a commencé quand quelques francs-tireurs se sont saisis des outils informatiques et des « nouvelles technologies » ; soit parce qu’ils leur permettraient de prolonger leur recherche (Vera Molnár) ; soit parce que leurs inventeurs / diffuseurs les leur avaient présentés (l’expérience E.A.T.) ; soit encore qu’ils espéraient faire un « coup » – comme le ferait un homme d’affaires. Les expériences se multiplièrent, mais restèrent dans un entre-deux indéfinissable, entre art et science, œuvre et démonstration, la fascination des techniques entraînait l’appréciation esthétique vers la recherche du spectaculaire. Les premières expositions étaient organisées, mais en nombre insuffisant pour qu’émerge d’un nouvel art reconnaissable. Ce n’est qu’avec la démocratisation des technologies, leur utilisation par un plus grand nombre d’artistes – et par le grand public –, la multiplication des œuvres et leur présentation didactique, l’intérêt porté par des esthéticiens, théoriciens, critiques, la constitution d’un public, fut-il de spécialistes, en somme avec la formation d’un réseau de collaborateurs à tous les postes d’un monde de l’art qui se tient, ce n’est qu’après cela que l’art numérique est devenu une réalité – y compris pour ceux qui n’y participent pas. Mais il a fallu qu’il atteigne une dimension critique, en volume et en durée, pour accéder à un statut autonome avec son économie propre – moyens et objectifs. Ces conditions remplies, l’art numérique ne fut toutefois pas accueilli à bras ouvert dans le cénacle de l’art contemporain. L’usage de technologies inédites dans l’art, l’appropriation de concepts jusque-là réservés aux sciences, le retour d’une approche humaniste de la création, l’importance accordée au savoir-faire, autant de caractéristiques du nouvel

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art en butte au rejet de nombreux agents de l’art contemporain. Il a fallu les convaincre de la justesse des prétentions du nouvel art. « Quand une innovation a donné naissance à un réseau de coopération d’envergure nationale, voire internationale, il suffit désormais, pour créer un véritable monde de l’art, de persuader tous les autres que ce réseau produit bien des œuvres d’art, et qu’il a droit à tous les privilèges dévolus à l’art. » (Becker 1988 : 335) Au début des années 1990, alors même que sa structure était largement établie, les théoriciens de l’art numérique ont dû batailler ardemment pour le faire reconnaître1. Comme l’a fait remarquer Nathalie Heinich, l’intégration dans le Monde de l’art s’apparente à une intronisation. Ceux qui veulent se dispenser des passeurs et contourner les contraintes institutionnelles qu’ils jugent inadaptées à l’art qu’ils promeuvent, essayent d’instituer eux-mêmes le réseau qui les soutiendra et les justifiera : c’est le processus de formation du monde de l’art numérique. « Étant donné que les théories existantes n’homologuent pas les œuvres concernées, il faut élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique, et énoncer de nouveaux critères de jugement. » (Becker 1988 : 170) C’est pourquoi un monde de l’art doit s’accompagner d’un monde de théories associées, qui vulgarisent les œuvres et permettent les comparaisons – utiles uniquement aux initiés. Les théories font passer d’un bord à l’autre, de l’hérétique à l’orthodoxe, de l’inconnu au commun, du fantasme au virtuel, du rêve à la réalité possible, des promesses aux réalisations supposées, de l’expérimentation aux tests ; cela grâce au pouvoir fondateur de l’institution, ou pour reprendre Bourdieu, grâce au pouvoir autorisant du langage autorisé. Mais l’ouverture et la tolérance du Monde de l’art sont limitées par le bon vouloir de ses porte-parole officialisés. Les novateurs non disposés 1 Et encore certains estiment-ils aujourd’hui qu’il n’a toujours pas la place qu’il mérite (E. Couchot et J.-N. Montagné par exemple).

à suivre le procès en reconnaissance fait par leurs pairs putatifs sont condamnés aux coups de force : ils doivent s’autoriser d’eux-mêmes – et

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concentrer dans un cercle encore plus restreint le processus d’autolégitimation en son entier, ce qui le souligne exagérément. Tant qu’ils restaient en dehors du Monde de l’art officiel, les théoriciens de l’art numérique étaient contraints de justifier les œuvres et leurs discours d’un même mouvement, renforçant ainsi son image de complexité et d’hyperspécificité. Ils n’avaient pas d’autre choix que d’endosser simultanément les deux rôles d’expérimentateurs et de commentateurs pour justifier des bouleversements qu’ils appelaient de leurs vœux. Ils étaient les seuls à les défendre, aucune instance extérieure n’ayant intérêt à favoriser des théories et des pratiques qui les remettaient en question – au contraire. « Étant donné tous les facteurs qui concourent à l’immobilisme, les novateurs doivent trouver une solide justification à chaque pratique nouvelle qu’ils introduisent. » (Becker 1988 : 151) Ils ont recours à des explications parfois alambiquées, qui ressemblent d’autant plus à des raisonnements sophistes qu’elles ne sont pas toujours sincères : les artistes se plient à une obligation de communication sur des œuvres qui n’en demandaient pas tant, les esthéticiens sont parfois tenus d’utiliser des arguments qu’ils peuvent juger accessoires mais qu’ils savent pouvoir être entendus par les autorités compétentes. La transformation des revendications des avant-gardes en discours autorisés est affaire de transpositions, de glissements vers les codes acceptés par la tradition en place, de popularisation d’un langage de spécialiste, spécialisé et spécialisant, vers la langue commune. La supposée « révolution numérique », n’est peut-être qu’un long processus d’explicitation, de justification, d’assimilation puis de digestion. Jusque là centré sur lui-même pour parfaire sa propre réalisation – comme on dit de quelqu’un qu’il se réalise à travers telle ou telle activité –,

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le nouveau monde de l’art dut s’ouvrir, vulgariser ses problématiques et accepter d’atténuer son intransigeance radicale1.

1 Lorsque ses agents ne le firent pas, ce furent d’autres artistes et théoriciens qui s’en chargèrent, en usant des technologies en fonction de leurs besoins, sans s’encombrer des codes associés à l’art numérique. 2 Qui la décrivent comme des moments magiques, médiatisés par des génies isolés (les artistes) – d’où la majuscule que j’ajoute ici au mot. 3 En position d’intermédiaires depuis l’invention des avant-gardes, ils peuvent également orienter leurs discours à leur profit : les artistes qu’ils défendent sont ceux qui justifient leur recherche – soutien mutuel. « Le critique d’avantgarde est là pour cimenter les groupes, pour théoriser leurs différends, pour se battre contre les conservateurs, et pour convaincre le public. C’est un travail de promotion dont l’argument de vente est basé sur la prophétie auto-réalisatrice. » (Cauquelin 1992 : 30)

L’AUTORITÉ DU PRODUCTEUR DE DISCOURS Il est difficile de déterminer si la position prépondérante des théories dans le monde de l’art est le résultat de l’activisme d’esthéticiens expérimentaux revendiquant un rôle déterminant dans la création artistique ou si elle n’est que la conséquence d’un travail qui devait être mené pour expliquer les fondements et motivations des évolutions de l’art. Les producteurs de discours ne sont ni des manipulateurs cyniques inclinant l’art vers leur expertise, ni des spécialistes dévoués au service d’une grande idée à laquelle ils se soumettent. Ils trouvent leur intérêt dans la défense désintéressée de leurs opinions. Qu’ils soient critiques, théoriciens, philosophes, etc., ils bénéficient aujourd’hui d’une position autorisée dans le monde de l’art et en influencent le cours. Bien que l’artiste demeure la figure légitime de l’activité artistique – la personnification de cette occupation décalée échappant encore relativement aux contraintes d’efficacité et de performance régissant notre société –, les producteurs de discours (souvent

les artistes eux-mêmes) sont ceux qui construisent en sous-main les conditions du mythe. Ils justifient l’existence d’une autre logique à l’œuvre (l’art n’est pas assujetti aux contraintes de la vie courante) et en minorent dans le même temps l’irréductible différence, puisqu’elle peut être expliquée, déchiffrée, rattachée à des préoccupations et des raisonnements humains appuyés sur une certaine logique. Suspectés de détourner l’art à leur profit, de se livrer à une déviation voire à une perversion de l’art, les esthéticiens sont critiqués par les romantiques partisans de la Création2. Leur rôle n’en est pas moins banalisé puisqu’aujourd’hui indispensable : l’art n’existe que si on en parle – c’est-àdire s’il suscite ou produit des discours. Cette fonction est revendiquée et sert les objectifs volontaristes que se fixent eux-mêmes les esthéticiens – appuyés sur leur interprétation des préoccupations des artistes, augmentées des leurs propres3.

Ce n’est qu’après coup qu’un nouveau monde de l’art est remarqué par le plus grand nombre : lorsqu’il est « découvert », il a déjà une histoire. Fruit d’un processus toujours un peu obscur, il est d’abord réservé à des personnes « averties », en général des proches des artistes ou esthéticiens. Il est ensuite repéré par quelques initiés, qui défendent ainsi leur position d’expert, à la pointe du mouvement – alors que rien ne les assure d’être vraiment les témoins et rapporteurs de ce qui est en

4 Il n’est pas non plus évident que leur attention se porte sur les œuvres les plus intéressantes. Mais leur choix sont performatifs, évidemment judicieux, et la sentence du tribunal de l’histoire sera prononcée bien tardivement, après la période de prescription.

train d’être inventé4. Mais leur rôle n’est pas de populariser de nouvelles tendances dans lesquelles se sont engagés des artistes, dans un bel élan revendicatif – contre l’arrière-garde – et œcuménique – par l’alliance avec d’autres puristes de l’art. Ils participent à l’institution, c’est-à-dire à

5 L’Impressionnisme ne s’est pas fait en un jour, mais est apparu au plus grand nombre quand il reçut ce surnom péjoratif qu’il fit sien.

l’établissement du mouvement comme un tout, homogène, cohérent – ce qui est consacré par l’attribution d’un nom5.

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« Ce processus dialectique s’accomplit, en chacun des agents concernés et, au premier chef, chez le producteur du discours hérétique, dans et par le travail d’énonciation qui est nécessaire pour extérioriser l’intériorité, pour nommer l’innomé, pour donner à des dispositions préverbales et préreflexives et à des expériences ineffables et inobservables un commencement d’objectivation dans des mots qui, par nature, les rendent à la fois communes et communicables, donc sensées et socialement sanctionnées. » (Bourdieu 2001 : 190) L’art numérique a pris son essor le plus remarquable après que ses problématiques technologiques aient été largement abordées dans les médias – pour expliquer les merveilles d’Internet et des nouveaux produits prometteurs et ainsi préparer le marché. Le pouvoir performatif du langage, par la dénomination des choses, a été relayé avec succès par la publicité et la communication, avec d’autant plus d’efficacité que les nouveaux médias sont exploités pour faire leur propre promotion, et sont simultanément expérimentés par leur cible. Étant désormais pleinement intégrées à notre société, pourvoyeuses d’espoirs et origines de mythes contemporains, les technologies sont la base sur laquelle sont construites les théories de l’art numérique. Associer numérique, interactivité et virtuel semble aujourd’hui une évidence – un poncif pour promouvoir les œuvres exploitant les nouvelles technologies. Tous les acteurs du monde de l’art numérique ne se réjouissent pas de cette reconnaissance tardive : comment prétendre découvrir aujourd’hui les potentialités qu’ils décrivent depuis plusieurs décennies ? Mais c’est précisément parce qu’elles sont déjà là qu’elles peuvent apparaître. L’institution est souvent une consécration, d’autant plus solide qu’elle ne fait que souligner ce qui est préexistant. Elle opère une révélation : elle soulève le voile et montre au grand jour le résultat d’un processus de gestation déjà bien avancé. Les discours qu’elle déploie prétendent révéler ce qui existe déjà, mais qui n’avait pas été reconnu. Deviens ce que tu es. « L’institution est un acte

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de magie sociale qui peut créer la différence ou bien, et c’est le cas le plus fréquent, exploiter en quelque sorte des différences préexistantes […] » (Bourdieu 2001 : 178) Instituer pourrait aussi être une manière d’affirmer des différences prétendument « objectives », pour les faire accepter comme telles. L’art numérique pose la question du virtuel, de l’interactivité, du statut de l’auteur, non pas depuis que des artistes ont réalisé des œuvres concluantes qui développent ces problématiques, mais dès lors que des esthéticiens en ont parlé. Il n’y a pas de théorie innocente : quand bien même elle serait « vraie », elle est le résultat d’un objectif volontariste, d’une généralisation ou d’une conceptualisation qui la rend nécessairement idéale, c’est-à-dire indépendante de la réalité vécue. Une théorie est construite, moins pour approcher une « réalité », dont la description est toujours une réduction, que pour en donner un filtre de lecture, ou même pour la sublimer, afin de construire un idéal commun vers lequel puissent tendre tous ceux qui y adhèrent. Ses conséquences distinctives sont un autre objectif : elle instaure un clivage entre amateurs et béotiens, entre novateurs et traditionalistes, entre croyants et opposants, mais aussi favorise une solidarité entre tous ceux qui se prennent à son jeu. Une théorie n’est pas seulement construite en fonction de la réalité sur laquelle elle s’appuie, mais également en opposition avec les théories existantes et ceux qui les soutiennent. Les comparaisons permettent de « faire exister, au moindre coût, des groupes désignés – plutôt que définis – par des étiquettes destinées à produire les différences qu’elles prétendent énoncer » (Bourdieu 1992 : 177). L’art numérique est une de ces étiquettes, synonyme de «révolution copernicienne » (Lévy 1994) technologique, « une nouvelle réalité » (Couchot 1998), « sans précédent » (Couchot & Hillaire 2003 : 63), aux possibilités « inouïes. » (de Mèredieu 2003 : 208) Les artistes qui le pratiquent et le revendiquent

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(en participant aux festivals et expositions dédiées) bénéficient automatiquement de son image novatrice1. Pierre Bourdieu parle d’un « effet de théorie », un effet en retour – la légitimation légitime ce qui est légitimant. LA FONCTION PERFORMATIVE DU LANGAGE A fortiori quand il prend la forme d’assertions assurées et de raisonnements étayés par des arguments, le discours produit la réalité qu’il évoque. En parler c’est faire exister, distinguer cet art numérique, et en même temps le rendre distinctif, à même d’être distingué. Il est remarquable. Le paysage du nouveau monde de l’art prend sens parce qu’il est décrit, artistes et théoriciens y trouvent leur place – à moins qu’elle ne leur soit assignée (qu’ils soient « catalogués »). Ils se glissent dans le décor pour l’animer en utilisant les matières premières qui le composent et s’appliquent à le défricher plus avant, à la recherche de découvertes prévues, l’intelligence artificielle, l’image totalement im-

UN MONDE DE L’ART DANS LE

matérielle, la ville du futur. Et les pronostics se réalisent, les théories se vérifient parce qu’elles orientent les interprétations et les font suivre leur progression logique. Elles sont acceptées dès lors qu’elles épousent les représentations – ou que celles-ci les épousent – ou parce qu’elles en sont la forme logique et acceptable. Elles s’appuient sur la doxa existante, l’enrichissent et finalement lui confèrent son nouveau naturel. Elles sont un des principaux vecteurs de la reconnaissance interne au monde de l’art où elles s’appliquent : elles indiquent ce qui mérite l’attention et construisent ainsi une catégorie spécifique. Elles dessinent les contours du monde de l’art numérique2.

MONDE DE L’ART

Comment est apposée, accordée, acceptée3 l’étiquette qui permet le basculement du vulgaire à l’art ? Est-ce la transfiguration observée par Danto, qui nous amène, par exemple, à considérer un cube visuellement 1 Passant pour être en avance sur son temps, ainsi que le suggère l’intitulé de l’exposition « Futur en Seine » organisée en Île de France du 29 mai au 7 juin 2009. 2 « Les catégories selon lesquelles un groupe se pense et selon lesquelles il se représente sa propre réalité contribuent à la réalité de ce groupe. » (Bourdieu 2001 : 195) 3 Puisque c’est souvent une étiquette que l’on s’arroge, pour une pratique en général – le numérique a son art –, pour un individu se déclarant « artiste ».

identique à un paquet de lessive pour une œuvre d’art ? Nathalie Heinich parle d’un processus d’« artification » : « autrement dit, l’ensemble des phénomènes par lesquels une activité devient un art, ou par lesquels un producteur quelconque en vient à être considéré comme un artiste. » (2006 : 80) Comment les nouvelles technologies ont-elles finalement servi à fabriquer de l’art, comment s’est opéré le glissement des sciences vers l’art, pour qu’une simulation de la croissance de plantes devienne l’installation Interactive Plant Growing ? Parce qu’ont été inventés des dispositifs caractéristiques associés à l’art numérique, parce que leur sont associés

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des signes propres à l’art contemporain, exposition, installation, cartels, etc., parce que discours et théories affirment avec aplomb le statut artistique de ces œuvres, dans le cadre plus général d’un art numérique. « Une œuvre d’art dans le sens classificatoire est (1) un artefact (2) dont un ensemble d’aspects a reçu le statut de candidat à l’appréciation par quelqu’un ou quelque-unes des personnes qui agissent pour le compte d’une certaine institution sociale (le monde de l’art). » (George Dickie, Art and the Aesthetic, cité par Chateau 1994 : 65) C’est un artefact dans un sens très extensif, un objet (matériel ou immatériel) fabriqué ou simplement choisi par un artiste (une branche d’arbre cassée ramassée par terre ferait aussi bien l’affaire), présenté ensuite en-tant-qu’art. Il est admis que l’artiste dispose des capacités discriminatoires nécessaires pour distinguer une œuvre du reste – le vulgaire du quotidien. Pour comprendre la portée de son geste, il faut s’en remettre à des experts – sans savoir pourquoi ils sont ainsi élevés1. Nous sommes tenus par ces spécialistes, ceux qui « sont investis par la société d’une fonction essentielle : celle de proférer la sanction publique […] » (Heinich 2002-2 : 71) ; ceux qui, plus chevronnés, plus assurés, plus installés, nous sont socialement supérieurs ; ceux à qui nous présentons des requêtes en légitimité et dont nous cherchons la reconnaissance, pour obtenir « le statut de candidat à l’appréciation ».

La théorie institutionnelle de l’art se dédouble, l’institution étant entendue comme cadre mais aussi comme acte d’instituer, ou encore de consacrer. Ce sont des sanctions symboliques, qui se succèdent et se superposent, et finalement produisent un sédiment qui fertilise le Monde de l’art et sa doxa. Mais comment pénétrer dans ce système essentiel1 Si nous pouvions précisément définir comment ils ont accédé à ce statut, nous serions également experts – mais il nous faudrait pour cela l’expérience et la pratique, et le droit de prétendre à ce titre.

lement auto-référentiel car auto-justificateur ? Il intègre lui-même – ce sont des prérogatives qu’il ne délègue pas – des mondes étrangers, qu’ils aient préalablement essayé de s’y faire accepter, ou qu’ils prétendent au

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contraire s’en démarquer, pour s’y substituer. Il digère les différences en les rendant compatibles avec ses critères de lisibilité – il suffit pour cela qu’un acteur reconnu valide la candidature d’un prétendant à l’art, en élaborant un discours appuyé sur la doxa. « C’est le rôle des théories artistiques, de nos jours comme toujours, de rendre le monde de l’art, et l’art, possibles. » (Danto cité par Chateau 1994 : 56) Selon Danto, l’art n’existerait pas sans ces théories – il défend ainsi sa position – qui nous incitent à interpréter l’œuvre et nous proposent des pistes pour cela. Ce ne sont pas n’importe quelles théories – bien qu’une infinité d’arguments soient à la disposition des esthéticiens. Il en existe des usages, des manières de les invoquer, des signes de développement du discours adressés aux juges de la conformité d’un raisonnement – un métadiscours comme il y en a beaucoup, propre à chaque « monde » et destiné à ses spécialistes1. À la fois très libres, mais devant passer sous les fourches caudines de leurs pairs pour être intronisés. Les postulants esthéticiens se livrent à un jeu d’autant plus périlleux qu’ils prétendent s’affranchir des codes en vigueur2. Ils tiennent alors un double discours, apparentement et différenciation simultanés, seul moyen de rendre assimilables leurs théories tout en préservant leur caractère distinctif. Ayant créé leur domaine d’étude, ils ne menacent pas leurs pairs adoubés et disposent d’un champ à cultiver, grâce auquel ils pourront prospérer.

Pour aboutir à une telle intégration, il s’agit de surmonter plusieurs 1 Lire l’analyse de Bourdieu sur l’hermétisme de l’écriture de Heidegger.

difficultés. Il faut d’abord saisir, ou produire l’occasion de présenter ses arguments. Il est aussi nécessaire de lutter contre le sentiment d’être

2 Leurs idées ne sont finalement acceptées, qu’au prix d’une normalisation, pour qu’elles ne brouillent pas trop les frontières du Monde de l’art, déjà dessinées par les théories et les usages y ayant cours.

ignoré d’un système qui se présente pourtant comme très permissif – ce dont se sont plaints amèrement, et parfois continuent de le faire, certains théoriciens de l’art numérique. Pour Nathalie Heinich, le Monde de

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l’art contemporain serait victime de sa trop grande malléabilité. « Plus la circulation est fluide et ouverte, dans ce réseau rhizomatique sans entrée ni sortie, plus le réseau lui-même est protégé par la barrière impitoyable de l’inter-connaissance, de l’intronisation. » (Heinich 2002-2 : 11) À défaut de critères explicites permettant de déterminer qui dispose des qualités pour tenir le rang hautement valorisé d’acteur du Monde de l’art, et pour ne pas en réduire la portée distinctive par un effet de banalisation, il fallait établir des limites sociales en instaurant un numerus

clausus tacite. Pour faire partie du monde de l’art contemporain, il est besoin « d’y avoir au moins un pied, ou un introducteur, un intercesseur […] » (Heinich 2002-2 : 11)1 ; avant même d’y entrer, il faut en partager les intérêts et se préparer à participer au seul jeu sur lequel s’accordent tous les acteurs : le préserver en tant que monde, afin de continuer à profiter de sa position privilégiée. « C’est dire que les critères d’appartenance à l’art contemporain sont, pour une large part, des critères “sociaux”, c’est-à-dire associés à la personne de l’artiste ou au contexte de production plus qu’aux caractères proprement plastiques de l’œuvre […] » (Heinich 1999 : 26) Et pourtant, ces critères sont également importants, au point qu’on peut se demander si cette sélection à l’entrée n’est pas avant tout un moyen de pression destiné à s’assurer une relative clémence de la part des nouveaux élus, qui ainsi ne se risqueraient pas à remettre totalement en cause un système organisé pour faciliter et valoriser leur création. Car, même s’ils doivent leur situation à un acte de cooptation, même s’ils sont redevables à celui ou à ceux qui les ont parrainés, les artistes intègrent le circuit reconnu en s’appuyant sur leur démarche. Celle-ci s’en trouve donc consacrée, par la valeur associée au Monde de l’art. Mais il ne faudrait pas que ces nouveaux entrants n’abusent de leurs avantages 1 Ce que Bourdieu appelle le « droit d’entrée dans le champ » (Bourdieu 1992 : 311).

récemment acquis et prétendent renouveler totalement les règles du jeu : c’est pourquoi ils doivent être redevables envers leurs parrains.

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UN MONDE RECROQUEVILLÉ ?

Pourquoi l’art numérique a-t-il dû attendre si longtemps pour être plus largement reconnu que par un cercle d’initiés ? Son premier avatar, l’art par ordinateur n’est apparu que quelques années après l’art vidéo, comment expliquer qu’il n’ait pas réussi à intégrer aussi précocement le giron de l’art contemporain1 ? Tous deux étaient pourtant bâtis sur des nouvelles technologies, proposaient de nouvelles façons de faire de l’art et étaient foncièrement inadaptés au marché de l’art. La raison tient peut-être à la meilleure capacité de vulgarisation du second, grâce à sa parenté avec la télévision, de par ses influences multiples, actions, performances, dispositifs, installations, cinéma, et enfin par l’invention d’outils relativement peu onéreux (téléviseurs, caméra vidéo Portapak, magnétoscope). Au même moment, l’art par ordinateur évoquait les centres militaires et de recherche, les formules mathématiques absconses et les procédés logiques obscurs ; les œuvres s’apparentaient surtout à l’art conceptuel, qui n’était pas précisément l’art le plus populaire ou le plus accessible ; plus contraignant encore, il exigeait, pour sa création et sa diffusion, un matériel à la fois complexe et dispendieux, contraignant les artistes et les institutions à solliciter des aides en dehors du cercle artistique conventionnel. Doit-on y voir une aversion irrationnelle du Monde de l’art pour les sciences ? Les raisons sont peut-être plus complexes. L’observateur extérieur, ignorant le fonctionnement des technologies et probablement intimidé par leur complexité, aura craint que ce ne soit pas l’art qui s’approprie le numérique, mais que le numérique exploite l’art, notam1 Il apparaît à la charnière des années 1950 et 1960 et acquière une notoriété publique dans les années 1980.

ment pour prolonger sa stratégie d’expansion et asseoir sa légitimité – thèse qui pourrait être appuyée par la mise sur le marché d’une multi-

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tude d’outils de création numérique. Mais au-delà de cette défiance pour ce qui apparaît comme une offensive commerciale, se pose une question de légitimité. Les professionnels intégrés acceptant mal qu’interviennent dans leur champ des spécialistes d’un autre milieu, ainsi que pouvaient être jugés artistes et théoriciens numériques : beaucoup avaient également une formation scientifique, qu’ils ne prétendaient pas abandonner avant d’entrer dans le monde de l’art ; pire, ils voulaient la valoriser, ce qui représentait une menace pour les professionnels en place. LA FRACTURE NUMÉRIQUE En Chine ou au Pérou, comme dans les plupart des pays dits « en voie de développement » l’art numérique ou digital s’est développé tardivement, parallèlement à l’art vidéo, avec lequel il est souvent regroupé sous l’appellation générique de « media art ». En matière de ségrégation, ces œuvres n’ont principalement subi que des restrictions économiques, et les artistes ont profité simultanément de la réduction des

coûts de la vidéo et du numérique – la plupart des artistes vidéo ont recours aux outils numériques. En témoignent les panoramas de l’art polonais, indien, chinois, « africain » organisés par

Lille 3000, qui comprenaient tous de l’art qui aurait pu être qualifié de « numérique », s’il n’avait pas été simplement présenté au milieu d’autres œuvres réalisées avec toute sorte de techniques.

En Occident, l’art numérique a pris un pli précaire. Art presque prématuré, depuis longtemps prometteur mais ne remplissant pas toujours ses promesses, il a fallu le protéger précocement de ses contempteurs. Les esthéticiens qui ont endossé cette mission ont dû inventer des armes pour contrecarrer le dénigrement ; ils ont puisé leur force dans la solidarité des différents acteurs avec lesquels ils tentèrent de former un monde de l’art à part entière. Ils ont dû alors construire, pour cet art numérique, un système de reconnaissance ex nihilo, à défaut de bénéficier 1 Alan Bowness, repris par Nathalie Heinich, parle de quatre cercles de reconnaissance : les pairs ; les marchands et collectionneurs ; les spécialistes, experts, commissaires d’exposition, critiques ; et le grand public ; plus le cercle est restreint, plus les juges sont proches et présumés compétents, plus la reconnaissance est prisée.

des cercles de reconnaissance de l’art contemporain1. « On remarque que les rares expositions où l’on peut voir des œuvres réalisées à l’ordinateur n’attirent ni la critique ni les milieux nationaux ou internationaux de l’art officiel. Cette mise à l’index n’a pas découragé les chercheurs, mais elle a été à l’origine d’un certain repliement de l’art numérique sur lui-même » (Couchot & Hillaire 03 : 41). Ignoré par le monde de l’art contemporain ou relégué comme pratique

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anecdotique et pittoresque, éloigné de la pureté d’une démarche de l’art en tant qu’art, l’art numérique n’a surmonté cette non-reconnaissance1 – le monde de l’art contemporain ne daignant même pas rejeter un art qui ne comptait pas suffisamment pour cela – qu’en se centrant et en se concentrant sur lui-même, c’est-à-dire en exacerbant ses spécificités. Il a été institué par des problématiques particulières, et ses retranscriptions significatives sont reconnaissables par les amateurs avertis ; ce sont des signes de ralliement et d’adhésion à ce monde, que les béotiens ne parviennent pas à déchiffrer par manque d’un apprentissage adapté. Cet effet de distinction interne a été hyper-développé, au détriment d’une reconnaissance externe qui semblait refusée à l’art numérique ; cela contribua à en accentuer l’originalité mais aussi la marginalité, le constituant en un monde d’experts et de passionnés, prosélytes mais intransigeants, sans en donner les clefs au grand public. « La pression artistique, sous l’effet des manifestations internationales spécialisées, notamment hors de France, conduit à une forte effervescence du secteur dans un contexte marqué par la faiblesse des dispositifs critiques, et la quasi-absence de confrontations des œuvres avec le public » (Bongiovanni 2000 : 46). Un monde de l’art parallèle a été créé, dont le repli défensif a accentué l’originalité, fonctionnant sur des critères propres qui le valorisent, dans un cercle d’auto-justification rassurant. La complexité des œuvres, leur coût de fabrication élevé et leur pérennité incertaine, leur potentielle 1 Une non-reconnaissance d’autant plus violente qu’elle tient surtout de l’ignorance de cet art, moins d’un refus de reconnaissance que d’un veto à une candidature à la reconnaissance. Voir l’analyse brillante qu’en a fait Tzvetan Todorov, reprise par Nathalie Heinich.

réplication à l’infini sans qu’il ne soit plus possible de distinguer un ori-

2 Un projet moderne auquel les spectateurs devraient non seulement adhérer mais aussi participer, pour rendre effective la révolution pronostiquée.

décennies, jusqu’au début des années 2000, lorsqu’ils souhaitaient

ginal, ces contraintes demandaient un contexte spécifique, et donc peu ouvert sur l’extérieur. Ainsi les artistes « numériques » ont-ils suivi le seul chemin qui s’ouvrait à eux, le projet numérique2. Pendant plusieurs

présenter leurs œuvres – et éventuellement vivre de leur travail – ils n’avaient d’autre choix que de participer à ces événements qui en fai-

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saient la promotion, voire qui les présentaient de manière pittoresque, quand ils avaient lieu dans des contextes institutionnels établis. Avant qu’ils n’aient développé des stratégies de réinsertion dans l’art1, les artistes « numériques » devaient participer à ce circuit parallèle, animé par un petit nombre d’intervenants, tour à tour critiques, théoriciens, commissaires d’exposition et éventuellement artistes. S’ils ne se sentaient pas assez forts pour entamer une carrière de francs-tireurs, ils étaient alors dépendants de leurs parti pris de communication et, partant, des choix esthétiques du monde de l’art numérique. UN ESPACE NORMATIF « L’évolution du champ de production culturelle vers une plus grande autonomie s’accompagne ainsi d’un mouvement vers une plus grande réflexivité, qui conduit chacun des “genres” 1 Contrôle de la rareté, création d’objets et non plus support immatériel, d’une manière générale, moyens de réification des expériences et événements, à l’instar de ce qui conforma les actions, performances, happenings, interventions urbaines, land-art, etc. à l’institution, grâce aux témoignages photo et vidéo. 2 Ce qui pouvait être satisfaisant, du moins pour un temps. « En 1997, l’art Internet était devenu un domaine de création artistique relativement autonome, mais la taille de son audience n’avait pas évolué. En effet, au-delà des communautés Internet, des personnes impliquées dans les festivals de nouveaux médias, de certains professionnels ou de l’entourage immédiat des artistes, les œuvres d’art Internet n’attiraient que peu d’intérêt et encore moins d’argent. » (Green 2005 : 73) 3 À l’instar de ce fameux « contenu », prétendu enjeu de la société de l’information, mais dont on peut se demander s’il ne sert pas uniquement à démontrer l’utilité et la nécessité des réseaux, circulation de la circularité. Puisque les « tuyaux » ont été produits, il faut bien qu’ils véhiculent quelque chose – quitte à y introduire au forceps ce fameux contenu, rarement créé pour ce média.

à une sorte de retournement critique sur soi, sur son propre principe, ses propres présupposés […] » (Bourdieu 1992 : 337) L’autonomisation de l’art s’accomplit dans sa fragmentation en mouvements concurrents, développant chacun sa vision de l’art vrai à partir de caractéristiques choisies. Conscient de sa propre importance, l’art numérique trouve ainsi en lui-même ses justifications ; fondé en monde, il se décrit et existe à travers ces descriptions, dégageant par celles-ci ses principes constitutifs, affichant sa cohérence et son évidence par des raisonnements implacables – postulats vérifications conclusions, postulats vérifications conclusions, etc. La nécessité de reconnaissance interne produit un système circulaire, où les uns se justifient grâce aux autres et vice-versa. Plus que de la solidarité, la connivence entre acteurs tend à refermer le monde sur lui-même, à travers la multiplication de signes repérés par les seuls spécialistes, grâce auxquels ils se reconnaissent entre eux, inventant une doxa hyperinformée et contraignante, pour que les puristes puissent se distinguer des amateurs non-qualifiés. Leur apport est finalement secondaire parce que facultatif : l’art numérique a-t-il vraiment besoin de spectateurs, d’interacteurs ? Leur participation et ses impacts étant supposée par les œuvres interactives, ils n’ont même pas besoin de concrétiser ce qui est déjà virtuel, et donc existe d’une manière propre à

l’art numérique. Une plus grande popularité de cet art pourrait être souhaitable, mais il suffit pour cela que les objectifs de démocratisation soient consacrés2. La réflexivité est assez riche pour écarter les apports extérieurs significatifs. Le système qu’elle crée est auto-suffisant ; il développe ses propres sujets en son sein, ou se saisit de thématiques extérieures comme prétextes et les adapte à son régime, gommant les différences qui pourraient contester son bouclage3. Le système finit par atteindre une cohérence si parfaite qu’elle en devient son objectif premier, les acteurs participant d’abord à sa légitimation par lui-même. En montrant des œuvres, le réseau s’affiche : « on retrouve, exposées à la vue, pour le public, non point tant des œuvres singulières, produites par des auteurs, mais une image du réseau lui-même. » (Cauquelin 1992 : 54) Mieux encore, avec le net-art et, dans une moindre mesure, l’art numérique, le public est globalement transformé en intervenants, par la grâce de l’interactivité. Il travaille également à la réalisation de ce grand oeuvre de plus en plus englobant : le réseau comme perspective tout-numérique de la réalité ; la transformation de celle-ci en un univers de nombres et de calculs, mesurable, consommable. Le système acquiert finalement de telles dimensions qu’il ne peut plus être contesté et se fige dans une ultra spécialisation, risquant ainsi la sclérose. Ce n’est plus qu’un « on » indéfini et impersonnel, une tradition immobile et aliénante qui ne saura pas résister au déferlement de nouveautés qui irriguent

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il risque de ne produire que du suivisme formel. L’iconoclasme fondateur se transformerait en conservatisme de l’authenticité, dans une forme de surenchère ; il produirait

les signes d’une pure vérité, délire obsessionnel d’hyperspécialistes, égarés dans, et aveuglés par leur discipline de prédilection.

Quelle que soit sa taille, qu’il s’inscrive ou non dans un contexte artistique majoritaire, un monde de l’art est normatif. Des règles fixent les usages établis et permettent aux agents d’y développer des pratiques orthodoxes, dans un élan commun. Ils se consacrent à cette tâche avec persévérance et opiniâtreté, travaillant sans relâche à faire passer leur message. Ils retirent une grande légitimité de leur obstination et deviennent des figures respectées dans leur domaine. Cette démonstration d’intransigeance est d’autant plus appréciable qu’ils ont à affronter résistances ou adversité : la répétition de leur discours passe alors pour de la persévérance et de l’honnêteté intellectuelle, plutôt que du radotage ou de l’aveuglement ! Les spécificités de l’art numérique s’en trouvent radicalisées, dans une sorte d’escalade vers la pureté de cet art : tous ceux qui oseraient se pervertir au contact d’autres mondes sont alors stigmatisés. Quelques fondamentalistes de l’art numérique traitent d’usurpateurs les artistes utilisant les nouvelles technologies représentés dans des galeries – édulcorer la critique du système les disqualifie d’office1. Mais en s’arc-boutant sur leurs théories, ils ont eux aussi participé à l’isolement de leur art, qui ne pouvait se montrer pur et authentique que dans les expositions qu’ils 1 Ou peut-être est-ce simplement de la jalousie. 2 Cependant, dans le même temps, les artistes « numériques » étaient invités à participer à de grandes manifestations d’art contemporain : comme invités exotiques d’abord, puis casés dans des sections spécialisées, et finalement aujourd’hui présents dans la plupart d’entre elles – parfois au cœur de la programmation.

organisaient. Ils entretenaient ainsi leur isolement, qui leur permettait de ne pas être contraints par les règles du jeu de l’art contemporain2. Reconnaissances internes et externes s’opposent, la première exigeant une grande spécialisation, des signes de ralliement explicites, distinctifs et même clivants, cependant que la seconde suppose une acceptation de normes plus générales, et la soumission aux règles d’un jeu préétabli.

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D’un côté le monde de l’art numérique trouve sa cohésion dans le partage de questionnements spécifiques, contexte et ambitions communes autour desquels se retrouvent ses acteurs, de l’autre il doit tempérer sa singularité et faire des concessions douloureuses pour être compris et accueilli dans le cénacle contemporain. GHETTO TECHNICISTE Mais pourquoi avoir à « défendre l’appartenance à l’art contemporain » (Boissier) des œuvres créées avec les technologies numériques ? Des esthéticiens craignent depuis longtemps qu’il ait « beaucoup de mal à pénétrer » les « circuits traditionnels des galeries et des musées », car « coupable de “technomanie” » (Couchot 1988 : 134) – il est dit que l’art se défie de la science. « Alors que l’art photographique, l’art vidéo, le mail art, le copy art et bien d’autres formes d’expression s’appuyant sur des techniques spécifiques qui lui sont antérieures ou contemporaines, ont été reconnus par le monde de l’art, l’art numérique, sauf exception, est ignoré par les institutions, les critiques, les historiens et les esthéticiens, ainsi que par le marché international de l’art, particulièrement en France. » (Couchot 2004) Les années passant, Edmond Couchot formule le même constat, partagé par d’autres spécialistes, occupant des positions bien différentes dans le monde de l’art (JeanNoël Montagné par exemple). Ils se plaignent de

la relégation de l’art numérique dans un ghetto techniciste, où il est apprécié comme une application virtuose et non en tant que création. Cependant, n’ont-ils pas une part de responsabilité dans cette situation ? Les événements qu’ils ont organisés ne tenaient-ils pas souvent de la démonstration de force – la rangée d’ordinateurs accueillant les spectateurs d’Artifices 3 –, de la valorisation de prouesses technologiques – festival IMAGINA –, de la mise en scène d’un univers de science fiction – l’exposition Villette Numérique 2004 plongée dans les ténèbres ? Ne sont-ils pas définis par leur dénomination « numérique » – et éventuellement des sous-classements par outil, de l’art « holographique » de Frank Popper au sky-art d’IDEA ? La conscience et la revendication de leur différence ne les ontils pas placés à part, et n’était-ce pas l’effet recherché ?

RECONNAÎTRE LE NOUVEAU MONDE

La question de la reconnaissance est particulièrement importante pour les défenseurs de l’art numérique, puisqu’elle est au cœur des procès en persécution qu’ils intentent aux acteurs du monde de l’art contemporain. Ceux-ci sont réunis dans un ensemble flou, l’institution, décrite comme technophobe, conservatrice, partisane, voire comme une caste nuisible à l’évolution de l’art. Quelle mauvaise foi ils déploient pour refuser l’incontournable évidence : l’art numérique est en train de révolutionner l’art ! Quel aveuglement à ne pas comprendre les enjeux du moment, pourtant inlassablement exposés par les esthéticiens ! Mais il

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n’est pas si facile de faire partager des critères de jugement, qui prennent à rebrousse-poil l’évolution contemporaine de discours postmodernes de plus en plus fragmentés. Il n’est pas si facile de faire accepter des théories formant système, pour promouvoir un nouveau projet moderne basé sur le Progrès ; a fortiori si celui-ci est construit sur des nouvelles technologies, au fonctionnement incompréhensible aux noninitiés. Et comment apprécier un art qui reste essentiellement en puissance, imparfait, en attente des améliorations technologiques, suspendu aux interventions du spectateur ? […] « en quoi l’art interactif dissuade-t-il l’activité critique ? En cela qu’il tend à déposséder le critique de sa mission de médiation, car il change beaucoup plus profondément que l’art participationniste les relations entre l’œuvre, l’auteur et le spectateur » (Couchot & Hillaire 2003 : 166). Sans juger de leur réalité et de leur portée, ces changements exigent néanmoins une nouvelle critique qui n’explique plus l’œuvre ou ses enjeux, mais révèle ses potentialités. Cela suppose des connaissances techniques étendues et une familiarité des processus algorithmiques, dont ne disposent pas la plupart des acteurs du monde de l’art contemporain ; ils se trouvent de facto rejetés par les puristes du numérique ou confirmés dans leur déni de cette nouvelle manière d’envisager leur pratique. Une concurrence a été instaurée entre « ancienne » et « nouvelle » critique, qui est un moyen de distinction pour cette dernière : car elle se déclare en phase avec les prochaines évolutions de l’art, quand l’autre ne sait pas les repérer. « Les œuvres interactives et en réseau n’ont pas plus de retentissement auprès de la critique d’art contemporain, même quand elles sont exposées, par accident ou par tolérance, dans des lieux « légitimes » (musée, etc.). Il est extrêmement rare qu’un critique parle avec justesse d’une œuvre […] » (Couchot & Hillaire 03 : 164) Dans ce cas, comment s’étonner de cette remarque désabusée, un peu plus tôt dans le même ouvrage : « Au total, force est de constater que cette activité

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critique n’est en aucune façon comparable à celle de la critique d’art « officielle » pendant la même période […] » (Couchot & Hillaire 03 : 163) ? Quel critique se risquerait à s’engager dans un domaine qui n’est pas le sien, s’il doit se saisir des outils qu’il ne maîtrise pas et les employer dans le même sens que d’autres critiques plus expérimentés avec ces méthodes ? Pourquoi les adopterait-il, s’il n’en peut mais, et risque de voir son travail dévalué par les experts du domaine, à la fois demandeurs d’interventions extérieures, et jaloux de leur autorité ?

Renverser le processus de reconnaissance est une gageure : alors qu’il est envisageable de faire admettre ses différences quand on a d’abord accepté de se conformer au fond commun, la démarche inverse (crise d’adolescence) est beaucoup plus précaire, puisqu’elle suppose que les « supérieurs » adoubent ceux qui le leur demandent, selon des critères qui leur sont imposés ; le recours à une personnalité extérieure ne sert alors qu’à légitimer un cercle d’auto-justification qui prospère aussi bien en solitaire. Mais c’est avant tout une stratégie pour éviter la non-reconnaissance du déni d’existence – quitte à souffrir un refus. La stratégie de rupture des avant-gardes – du « choc » de l’inquiétante étrangeté, de ce qui est à la fois monstrueux et familier, comme un choc thérapeutique – conteste la légitimité de la parole légitimante, pour l’obliger à être concernée par ce qui la remet en cause. Le paradoxe de l’art numérique tient précisément dans cette demande de reconnaissance officielle par le monde de l’art contemporain, alors qu’il en nie l’autorité et prétend même se substituer à lui. Dans ce cas, on comprend pourquoi ce dernier n’a pas accueilli le monde de l’art numérique, qui exigeait qu’on lui ménage une place, privilégiée, une position d’arbitrage et de sanction esthétique : cela aurait bouleversé la hiérarchie

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pour le seul bénéfice des nouveaux venus – et sur la foi d’arguments basés sur une éthique artistique ne convainquant que les plus naïfs. Les acteurs de l’art numérique sont dans leur rôle quant ils dénoncent l’ostracisme dont ils seraient les victimes, de la part de l’art contemporain : victimes de l’injustice, ils peuvent légitimement contester l’autorité aveugle d’un monde de l’art numérique dévoué à ses seuls intérêts, alors qu’eux défendent la nécessaire et inévitable évolution de l’art – comme si leur approche était pure et désintéressée, comme s’ils subissaient une agression gratuite et injustifiée, comme s’ils n’étaient pas eux aussi dans une position offensive pour se faire une place dans un monde de l’art en lutte permanente ! Les détenteurs de capital symbolique contrôlent les mouvements de promotion sociale en s’assurant constamment des espaces privilégiés, dont ils maîtrisent le degré d’ouverture en accordant, ou non, la reconnaissance, c’est-à-dire le droit d’entrée aux postulants qui les sollicitent. Ils doivent leur position supérieure à ce pouvoir de sanction symbolique, sociale, donc économique. Accepter sa trop grande démocratisation serait risquer qu’il soit détourné par les nouveaux entrants et que ceux-ci reconstruisent une organisation sociale à leur avantage, face à laquelle les anciens maîtres se retrouveraient démunis. Quand les partisans de l’art numérique veulent imposer un mode de reconnaissance, ils essayent non seulement d’améliorer leur condition et de se mettre au niveau de leurs supérieurs, mais ils menacent aussi de les détrôner, en leur retirant leur autorité légitimante une fois qu’elle a été employée à leur profit ; n’étant plus dominants à défaut d’avoir encore prise sur des subordonnés, les juges institués perdraient leur position sociale lors de ce nivellement de la hiérarchie et s’en trouveraient ainsi déclassés puis dépassés par ceux qu’ils viendraient d’adouber.

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La revendication extrémiste des avant-gardes, et particulièrement de l’avant-garde numérique est vouée à un échec immédiat – sans préjuger des effets indirects de cette posture – car elle ne s’encombre pas de respecter la position et les intérêts des autorités qui les jugent. Obnubilés qu’ils sont par leur propre réussite et la nécessité de se dégager de tout ce qui entrave le développement de leur monde, les partisans de l’art numérique oublient le caractère forcément transitif de tout rapport humain, y compris des plus déséquilibrés comme celui de maître-esclave. Car même s’il est confortablement installé dans sa position de pouvoir, celui qui reconnaît bénéficie des sollicitations de celui qui souhaite être reconnu, parce qu’elles le confirment dans son rôle de juge. C’est pourquoi sa situation est toujours précaire : consacrer un postulant représente un danger, même si celui-ci est choisi pour sa docilité ; et ne pas exercer le pouvoir l’expose à être déchu de cette responsabilité. Le meilleur moyen de conserver sa place est alors de juger selon des critères à la fois secrets et changeants, en conservant une part d’arbitraire, afin que les promus ne comprennent pas les raisons de leur reconnaissance, qu’ils n’en soient même pas assurés, et que la crainte de replonger dans la foule anonyme les fasse continuer à se comporter en prétendants – c’est un mécanisme qui pourrait être apparenté, à une moindre échelle, à celui que Hannah Arendt repère dans le totalisarisme1.

1 Les Origines du totalitarisme, Le Seuil, Paris, 1972.

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L’ART NUMÉRIQUE CONTEMPORAIN « Or, cet art, dont l’identité est rarement reconnue par le monde de l’art contemporain, alors qu’il a reconnu – sans doute tardivement, mais néanmoins avec un intérêt certain – l’art photographique, l’art vidéo, le mail art, le copy art et bien d’autres formes d’expression s’appuyant sur des technologies spécifiques qui lui sont antérieures ou contemporaines, cet art reste, sauf exception de l’art dit “contemporain”, ignoré par les institutions, par la critique, par les historiens et les esthéticiens ainsi que par le marché de l’art » (Couchot & Hillaire 03 : 8).

Les rapports qu’entretiennent art numérique et art contemporain sont historiquement complexes, si ce n’est compliqués. En France, l’attitude des théoriciens « historiques » (J.-P. Balpe, J.-L. Boissier, E. Couchot, etc.) face à cet ensemble flou qu’est « l’art contemporain » est souvent ambiguë. Ils oscillent entre critique ou même remise en cause radicale – par un art numérique plus actuel et plus prometteur – et espoir de reconnaissance ou même d’affiliation à ce monde – ce que la participation de certains d’entre eux (Hillaire, Bureaud) à des institutions de l’art contemporain français (Art Press) donne à penser. La simple distinction entre « art numérique » et « art contemporain » peut être interprétée de deux façons : soit déclaration d’indépendance, de facto, soit affirmation en tant que mouvement, au même titre que la photographie, l’art vidéo, etc. – en espérant en obtenir les mêmes bénéfices supposés, la respectabilité et les avantages économiques de l’art contemporain. Par sa dénomination même, l’art contemporain impose sa présence dans tout le champ artistique. Si l’on s’en tient à l’adjectif qui le caractérise, il

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est inévitable de produire aujourd’hui de l’art « contemporain » – à moins de chercher sciemment à être anachronique, qualité peu appréciée dans notre société régie par la « mode » et les « tendances ». Comment accorder à l’art numérique la place qu’il mérite, quand l’art contemporain semble annexer tout l’art actuel ? Est-ce pour investir un espace moins encombré qu’il valorise le virtuel ? À défaut d’une place pour se réaliser – celles-ci étant toutes occupées ou préemptées par l’art contemporain – l’art numérique serait en perpétuel devenir. Plusieurs de ses théoriciens ont essayé et cherchent encore à faire retomber l’art contemporain de son piédestal ; ils crient à l’imposture, critiquent son immobilisme alors que les nouvelles technologies exigeraient de profondes transformations. Mais ce procès est sans doute maladroit, car il est instruit à partir d’une dénomination conventionnelle ambiguë. La contemporanéité est moins un moment qu’une posture, l’art qui en découle n’est ni une catégorie, ni un découpage chronologique, c’est une attitude, qui détermine un « genre » selon Nathalie Heinich. « L’art numérique n’a pas d’existence officielle en France et n’est jamais catégorisé qu’en tant qu’il est absorbé, occasionnellement, par “l’art contemporain”, et légitimé par ses critères et son système » (Couchot et Hillaire 2003 : 11-12). Les esthéticiens se plaignent du mouvement en cours, aujourd’hui grandement réalisé, de la réduction de l’originalité de l’art qu’ils défendent, au profit d’un art qu’ils ne maîtrisent pas, où leur position sociale est plus fragile. « Nous avons tenté d’en comprendre les raisons qui nous semblent s’originer dans une culture profondément technophobe partagée par l’intelligentsia et dans une vision de l’art privilégiant l’intention pure, le projet abstrait sur la pratique artistique, donc sur la technique, qui, ne servant à l’artiste que de moyen de réalisation, ne lui apporte aucune expérience esthétique propre » (Couchot & Hillaire 2003 : 11-12). Peut-être craignaient-ils que cet art, qu’ils ont encouragé et défendu, en attaquant parfois ses contempteurs, soit finalement absorbé et affadi

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par l’art contemporain, et qu’une fois solidement implanté – des années d’engagements et de lutte – il soit intégré à ce contre quoi il avait été bâti, pour le parti d’un monde de l’art a priori largement étranger à ses problématiques.

TRADITION DE LA RUPTURE

Les avant-gardes ne se donnent plus pour mission l’invention du nouveau mais la production de signes de la différence1. Constamment remise en cause par le modernisme, la tradition a été reconstruite par historicisation, aucune définition permanente de l’art ne venant durablement remplacer les critères destitués. Les classifications et hiérarchies imposées par la tradition étaient certes contraignantes, mais elles offraient un cadre officiel pour déterminer sans ambiguïté ce qui relevait de l’art. À leur place, une insécurité fondatrice a été instaurée, qui suspend les amateurs au verdict du tribunal de l’histoire. On attend de voir quelle idée incongrue a germé dans l’esprit de l’artiste, et comment elle remettra en cause, une fois encore, l’ordre établi : le nouveau moderne cède le pas devant la perturbation contemporaine. À défaut de pouvoir s’appuyer sur des éléments tangibles ou des concepts recueillant l’assentiment général, il ne reste plus qu’à suivre les élucubrations des artistes, en cherchant à comprendre leurs motivations, et, pour ceux qui le souhaitent, en tirer des conclusions sur l’art en général.

Depuis le milieu du XIXe siècle, quand elles ont commencé à prendre forme, les avant-gardes ont joué un rôle important, non seulement dans 1 L’altérité de l’artiste exprimée avec emphase passe pour l’expression originale de sa subjectivité.

l’évolution des caractères marquants qui font l’art, mais surtout dans le processus d’intronisation de l’artiste, grâce auquel il a endossé un statut

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social de plus en plus désirable. Les avant-gardes sont issues de regroupements d’artistes, rejetés par le monde de l’art de leur époque, rejetant ces institutions – pour cause d’absence de vision de l’art. Elles ont conservé cette fonction revendicative révolutionnaire jusqu’à l’installation complète de l’art moderne comme nouveau paradigme dominant. Bien que des artistes classiques étaient toujours en activité au début du XXe siècle – et il y en a toujours aujourd’hui, sur la place du tertre et dans les galeries artchic.com –, ils ne menaçaient plus suffisamment les avant-gardes pour qu’elles continuent à les prendre pour cible. Elles ont alors embrassé la quête moderne du progrès par la nouveauté. Celle-ci s’est prolongée pendant un demi-siècle, jusqu’à la fin des années 1960, quand l’épuisement des expérimentations conduisit à un retour vers Duchamp : la posture de l’artiste, dans sa subjectivité, était plus facile à soutenir que la démonstration d’une ontologie supposée de l’art.

1 Ce qui fait apparaître l’art contemporain comme une prolongation de l’art moderne et non comme une coupure, telle qu’elle s’était produite au moment du rejet de l’art classique. « Cette troisième catégorie des arts visuels tels qu’ils se pratiquent aujourd’hui repose sur la transgression systématique des critères artistiques, propres aussi bien à la tradition classique qu’à la tradition moderne, puis contemporaine. En cela, il se distingue radicalement de l’art classique, mais pas de l’art moderne qui avait lui-même expérimenté toute une série de transgressions plastiques des règles traditionnelles de l’art. » (Heinich 1999 : 18-19) En conséquence, il s’avère souvent difficile à déterminer avec certitude si une démarche artistique relève des paradigmes modernes ou contemporains ; c’est souvent affaire de convention ou même du point de vue du commentateur – la subjectivité prend le pas sur l’universalité.

« Toutefois, à la différence de l’art moderne, victime de la “frénésie” du nouveau, soucieux de rompre avec les canons académiques et les valeurs artistiques traditionnelles, l’art contemporain change profondément la signification de la transgression. Il ne s’agit plus, comme au temps de la modernité, de franchir les bornes de l’académisme ou celles, par exemple, des conventions bourgeoises dans l’espoir de rapprocher l’art et la vie » (Jimenez 2005 : 20). L’invention de l’art contemporain correspond à une transformation de la fonction de l’avant-garde . Elle est devenue exercice de la transgression, c’est-à-dire, du changement pour changer. Contrairement à l’art moderne, dont elle servait le projet1, elle est ici mise en jeu comme pratique. Elle se répète, se redouble et, pour certains, se caricature. « Cette transgression au second degré, où ce sont les transgressions accomplies dans l’art contemporain qui sont elles-mêmes transgressées, est une situation de plus en plus fréquente, étant donné l’inévitable épuisement des critères transgressables […] » (Heinich 1999 : 25) Elle n’est en cela que la conséquence de la valorisation de la nouveauté,

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devenue qualité en soi, marque de distinction et d’altérité. Celle-ci joue un rôle de rénovation permanente : si les avant-gardes développent des pratiques hétérodoxes, c’est surtout en vue d’apporter du sang neuf à l’art contemporain dans lequel elles seront finalement et inévitablement intégrées. LE PLI DE LA TRANSGRESSION L’art vivant est passé de la remise en cause de la tradition, de la révolte contre les institutions, à l’expression d’une transgression avec pour objet sa propre réalisation. Après s’être ouvert sur le quotidien en refusant les classements canoniques qui figeaient la création dans des formes idéalisées, après s’être rapproché de la vie au point d’en reproduire les formes (readymade et Pop Art) et les usages (performances), il a été replié sur sa dynamique de changement, à travers des critères propres à son monde. C’est d’ailleurs probablement une question du « pli » pris par l’art moderne, un pli qui a permis de nombreuses reconfigurations de l’art mais a fini par se replier sur lui-même, dans sa célébration en tant que mode de progression de l’art. Une fois cette méthode figée comme une nouvelle doxa, elle perdit une partie de son effet. Les artistes ont pris le pli de la contestation,

ils ont constaté son pouvoir et la nécessité de la mettre en jeu,. Ils le font avec d’autant plus de facilité que leurs précurseurs en avaient essuyé les plâtres. « [la reproduction] traduit un non négligeable écart entre la génération “héroïque” des pionniers et la nouvelle génération, celle des jeunes artistes qui “jouent”, au second degré, avec des transgressions désormais bien établies, dont leurs prédécesseurs avaient ouvert la voie en s’y engageant plus directement, avec des risques réels d’atteinte à leur identité, voire à leur corps. » (Heinich 1998 : 95) Cet outil contemporain n’est plus aussi dangereux qu’il l’était, et encore, il est contrôlé à travers une distanciation qui relativise l’engagement. Comment s’impliquer quand on hérite d’un pli qu’on s’évertue à répéter, quand le choix n’en est plus un car il est trop évident, quand ça ne fait pas un pli , quand les choses sont « pliées »?

Puisque l’idée même de tradition est suspecte et synonyme d’enfermement et de stagnation, puisque l’art est un idéal, c’est-à-dire le parcours sans fin pour atteindre cet idéal, il ne subsiste plus de repère stable sur lequel reposer son appréciation de la création en cours. Le seul élément invariable étant la poursuite du changement, c’est cette transformation sans fin qui est chargée de la fonction référentielle de la tradition. Pour Nathalie Heinich, « L’art contemporain repose donc essentiellement sur l’expérimentation de toutes les formes de rupture avec ce qui précède […] » (1999 : 18) Il est très difficile à cerner, car ce qui le caractérise ne tient ni dans des critères esthétiques précis ou des catégories hiérarchisées (l’art classique), ni dans un idéal ou dans la poursuite d’un idéal (l’art moderne) mais dans une action relative aux circonstances, dont le sens varie d’un

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artiste à l’autre, voire d’une œuvre à l’autre. Certains développent des démarches, d’autres fonctionnent par projets, la plupart semblent évoluer au gré de leurs envies, mettant en jeu leur arbitraire d’artiste.

« Mais une tradition de la rupture n’est-elle pas nécessairement à la fois une négation de la tradition et une négation de la rupture ? » (A. Compagnon cité par Heinich 1998 : 235) Il me semble, au contraire, qu’elle se redouble effectivement, et que l’apparente contradiction des termes ne sert qu’à les apprivoiser. Rien ne dit que la tradition soit nécessairement figée : plutôt qu’un état, c’est un processus d’assimilation des nouveautés, fussent-elles radicales et bouleversantes. En ce sens l’emphase de la rupture viserait surtout à faire valoir son rôle et sa validité créatrice, à l’opposé des approches patrimoniales. Cependant, une telle rhétorique est moins convaincante si elle ne s’appuie pas sur des exemples vivants et sur une lutte contemporaine. La reconnaissance quasi officielle du rôle prépondérant des avant-gardes a préparé sinon leur extinction, du moins leur neutralisation. Il ne se trouve plus de tradition à remettre en cause, de pensée dominante à contester, puisque celle-ci célèbre les avant-gardes1. Indescriptible, la situation de l’art ne se prête guère à la critique. La rupture risque de s’épuiser d’elle-même et devenir inutile par manque de combattants. Pire, elle finit par apparaître comme un système, ce qui est l’opposé de ses objectifs déclarés et la disqualifie comme force du changement.

1 « Mais dans un monde où le refus de la tradition est devenu la seule tradition, la célébration automatique du nouveau se détruit d’elle-même » (Debray 1992 : 219).

A QUOI BON ? « Car la rançon de l’intégration, c’est qu’elle annule l’effet transgressif de l’avant-garde, assurant son assimilation dans la culture visuelle et rendant nécessaires de nouvelles transgressions, plus radicales : on entre alors dans la partie de main chaude, l’emballement du jeu entre transgression,

réaction et intégration, auquel on assiste aujourd’hui. » (Heinich 1998 : 51) Mais peut-on transgresser les transgressions, et surtout, à quoi bon ? Le jeu de l’art contemporain n’est-il pas trop transparent pour être encore efficace ? Réduit à sa

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propre pratique, démystifié, son impact serait réduit : sa doxa était plus convaincante quand elle s’imposait de manière souterraine. Les œuvres d’art qui en découlent y perdraient de leur mystère, ce sentiment qu’elles ne se résument pas à leur propre description, qu’elles sont une réserve de sens inépuisable pour l’amateur qui se plaît à se livrer aux interprétations. Les commenter uniquement sous cet angle de la transgression serait ignorer ce qui fait leur charme, c’est-à-dire leur pouvoir

magique – mais ce serait le cas de toute explication qui se limiterait à : «l’œuvre est ce qu’elle est ». Ce ne serait peut-être pas plus mal de remettre en cause tous les poncifs de l’artiste romantique visité par les muses, mais en faisant cela on briserait probablement l’illusio qui nous fait regarder l’art comme une pratique extra-ordinaire – car, malgré toutes les recherches, on a toujours pas trouvé ce qui rend l’art si particulier, hormis la croyance qu’on peut avoir en lui.

« Le consensus autour de l’avant-garde est toujours minoritaire, sans quoi il n’est plus d’avantgarde. Il est toujours forcé puisqu’il résulte d’un coup de force. Il est toujours à la fois aliéné et aliénant. » (de Duve 1989 : 28) S’il n’y a plus de danger ou de risque à vouloir transformer l’art, il n’y a donc plus d’engagement. D’une position, l’avant-gardisme est devenu une posture et finalement une pose. Mais cette pose même a rapidement perdu son pouvoir distinctif, pour apparaître comme une stratégie inefficace. « Tout étant admis, reçu et souligné comme actuel, l’avant-garde ne peut plus se détacher du peloton. » (Cauquelin 1992 : 76) S’il n’existe plus de tradition, ou lorsque celle-ci est devenue sa propre contestation, il n’y a plus de repère commun, plus de référent face auquel faire valoir sa différence, et plus de raison particulière pour faire avancer la cause de l’art dans une direction particulière, qui serait équivalente à d’autres. « Que devient en effet l’écart à la norme en l’absence de norme ? Comment distinguer l’avantgarde du kitsch, lorsque le gros de la troupe fait de l’avant-gardisme ? Sans classicisme en repoussoir (enseignement, corpus, canon et concours), la contestation se disloque en bric-àbrac » (Debray 1992 : 218). L’art contemporain mériterait bien son nom : après le projet moderne, tendu vers un idéal, le nouveau genre serait un art d’histoires, mais sans 1 En ce sens l’interactivité est très contemporaine, puisqu’elle enferme les choix dans les alternatives qu’elle propose ; la seule transgression possible est la remise en cause du dilemme, de la manière avec laquelle sont posées les questions.

Histoire ; il ne viserait qu’à sa propre reproduction, sans s’exposer aux transgressions, puisqu’essentiellement construit et confirmé dans sa forme par des transgressions1. Quand la périphérie est absorbée par le centre, mais qu’en échange elle le change, la distinction entre les deux

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entités disparaît, au profit d’une dynamique de la transformation perpétuelle, du mouvement pour le mouvement. L’histoire en perd son sens au profit d’une multitude de petites histoires, qui racontent des manifestations de l’altérité1. « Au XXe siècle, du moins pendant la longue période postérieure à la Seconde Guerre, l’œuvre d’avant-garde tend à bénéficier aussi bien d’un avantage économique sur le marché de l’art que d’un avantage de notoriété publique. Dès lors, le fait d’opérer une nouvelle rupture – en relégitimant, par exemple, le kitsch, la pornographie, la publicité honnis par les avant-gardes puristes – ne correspond plus forcément à une nécessité artistique, mais peut répondre à une sollicitation externe ou à une anticipation de la logique du marché » (Rochlitz 1994 : 41).

DU MOUVEMENT À L’INDIVIDU

La décennie héroïque des années 1960 a vu un enchaînement de mouvements plus radicaux les uns que les autres, accompagnant la libéralisation des mœurs engagée par la génération du baby boom, et les convulsions révolutionnaires produites par la contestation politique. Cet 1 « Pour que l’idée d’avant-garde ait un sens, il faudrait pouvoir ramener l’enchaînement des formes plastiques à une séquence cumulative de solutions de plus en plus adéquates successivement apportées à un même problème, le long d’un vecteur où plus on avancerait, mieux on serait armé pour dépasser la solution précédente. Évidemment, si l’histoire d’un art donné fait changer au fur et à mesure les problèmes qu’il se pose, l’idée consolatrice s’écroule, et chaque école, chaque peintre, chaque tendance doit repartir à neuf. Chacun devenant sa propre avant-garde, il n’y a donc plus d’avant-garde, faute d’un front et d’arrières communs à tous » (Debray 1992 : 216).

emballement a fini par ressembler à une escalade, dont la prolongation passait par le retour vers le passé moderne, voire classique, notamment à travers la résurgence de la peinture figurative. Le cercle se refermait sur lui-même, les avant-gardes n’en étaient qu’un moment : après avoir été une étape d’un progrès linéaire, elles se sont faites force de rotation2. L’art contemporain naît dans les années 1970, quand le projet moderne

2 Comme si son « pouvoir de basculement » avait finalement été compensé par un équilibre des forces, et que la résultante ne produisait que le moment de la rotation autour d’un axe : une situation physique dans laquelle une force s’applique, entraînant un mouvement sans début ni fond, et revenant toujours à son point de départ ; plus simplement : dessinant un cercle.

apparaît comme un idéal inaccessible. Les avant-gardes s’épuisant à essayer de l’atteindre, elles ne l’invoquent plus que comme prétexte, direction vers laquelle déployer des moyens, cadre fondateur du nouveau système dans lequel elles prospèrent – qu’elles ont installé à la place de l’ancienne tradition. Constituées comme un outil contestataire, leur rôle

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doit être redéfini quand elles deviennent l’expression d’une nouvelle tradition. Il leur reste toutefois des signes de la provocation, savamment entretenus, remparts contre d’éventuelles accusations de conservatisme1. Ceux-ci ont contribué à construire une nouvelle trajectoire type de la carrière de l’artiste, qui se déploie le plus souvent sous le couvert de la recherche d’un idéal2. En hommage aux luttes passées sans doute, il doit d’abord être incompris pour être finalement reconnu, et accueilli dans le cénacle contemporain.

L’art contemporain est marqué par le passage du mouvement à l’indivi1 « Without the bulwark of a fixed tradition, the avant-garde finds itself deprived of its historic antagonist. Much to its own embarrassment, it finds it has itself become tradition. With its victory over the authority of the past complete, its own raison d’être has disappeared, and it has, in fact, ceased to exist except as an imaginary enterprise engaged in combat against imaginary adversaries » (Kramer 1974 : 12). En ce sens, tous les scandales sont les bienvenus car ils permettent aux tenants de l’art contemporain de faire valoir leur « progressisme ». Ainsi la crise de l’art contemporain leur a-t-elle offert une nouvelle virginité, quand bien même il était, entre autres, critiqué d’immobilisme en favorisant la reproduction du « n’importe quoi ». Ses contempteurs auraient peut-être été plus inspirés de le laisser péricliter, plutôt que se décrédibiliser dans des attaques parfois péremptoires – quand ils défendaient leur goût artistique.

du, de la quête de l’art-en-tant-qu’art à la célébration de l’altérité comme pratique artistique. En cela, il reflète l’évolution de la société post-68 : la prééminence de la consommation, confirmée par le retour à l’ordre de la fin des années 1970, est la confirmation de la victoire du capitalisme. Le système marchand ayant surmonté les contestations, il est élevé au rang de nature et repousse toutes les alternatives dans le domaine infamant des idéologies – après le nazisme et le stalinisme, celles-ci passent pour synonymes d’autoritarisme, voire de totalitarisme. On comprend alors que les avant-gardes n’aient plus le vent en poupe3 : les idéaux qu’elles portent sont suspects et à contre-courant de l’individualisme encouragé par la société – notamment par la célébration de la « réussite »

2 Des artistes comme D. Hirst, J. Koons, et avant eux A. Warhol ou même le Duchamp de Fontaine, ne sont pas parvenus à casser le mythe romantique de l’artiste visionnaire. Car dès lors qu’ils étaient trop ouvertement cyniques, ils étaient rejetés, par mesure sanitaire, hors du champ de l’art et des muses. 3 « On sait que dans le domaine des arts par exemple, et plus précisément des arts visuels ou plastiques, l’idée dominante est qu’aujourd’hui, c’en est fini du grand mouvement des avant-gardes. » (Lyotard 1988 : 112)

personnelle. L’ÈRE POSTMODERNE Jean-François Lyotard a caractérisé ce changement d’époque comme le passage à l’ère postmoderne. Il se manifeste par la fin des grands récits, supplantés par une parole scientifique abusivement qualifiée d’objective. Lyotard explique que même la science ne peut se passer d’histoires, qu’elle n’est qu’un type de récit parmi d’autres, quoique le récit dominant. Il réhabilite le rôle de l’avant-garde, notamment

comme rempart au totalitarisme. « Que l’écriture – ou l’“art”, puisqu’aussi bien, tu l’as compris, on peut écrire sur tous les supports (y compris électroniques) – soit une ligne de résistance, on en a une quantité de signes négatifs. Il suffit de rappeler le sort que les totalitarismes politiques ont réservé aux “avant-gardes” dites historiques. Ou d’observer dans le prétendu “dépassement” de l’avant-gardisme aujourd’hui, armé du prétexte de revenir à la communication avec le public, le mépris pour la

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responsabilité de résister et de témoigner, que les avant-gardes ont assumé pendant un siècle. Les problèmes issus de la résistance dont je parle ne font que surgir. Nous avons, tu auras, à les élaborer. Je veux seulement te dire ceci : en suivant cette ligne, on ne s’enferme pas dans une tour d’ivoire, on ne tourne pas le dos aux nouveaux moyens d’expression dont les sciences et les techniques contemporaines nous dotent. On cherche au contraire, avec eux et par eux, à témoigner de ce qui seul compte, l’enfance de la rencontre, l’accueil fait à la merveille qu’il arrive (quelque chose), le respect pour l’événement. N’oublie pas que tu as été et es toi-même cela, la merveille accueillie, l’événement respecté, l’enfance mêlée de tes parents. » (Lyotard 1988 : 136-137) Issu de son ouvrage, Le Postmoderne expliqué aux enfants, cette citation s’adresse aux générations futures et témoigne des nouveaux

dangers du capitalisme, conséquences du développement technologique. « Ce n’est pas l’absence de progrès, mais au contraire le développement technoscientifique, artistique, économique et politique qui a rendu possible les guerres totales, les totalitarismes, l’écart croissant entre la richesse du Nord et la pauvreté du Sud, le chômage et la nouvelle pauvreté, la déculturation générale avec la crise de l’École, c’est-à-dire de la transmission du savoir, et l’isolement des avant-gardes artistiques (et aujourd’hui pour un temps leur reniement). » (Lyotard 1988 : 118) Mais alors, que dire des avant-gardes émergentes ayant recours aux nouvelles technologies ? L’art numérique peut-il être une avant-garde, peut-il les utiliser à rebrousse-poil, pour ne pas servir l’idéologie libérale ? Doit-il s’opposer à elle pour justifier de ses prétentions artistiques ?

« En fait, plutôt que de témoigner d’une “fin de l’histoire de l’art” dans le sens de Danto, l’art contemporain témoigne plutôt de la perte de tout modèle, si bien que le travail critique est obligé d’examiner chaque œuvre selon ses propres mérites » (Rochlitz 1994 : 28). Il n’est plus question de raisonner en fonction de systèmes ou de mouvements, ce qui obligeait à idéaliser les artistes et leurs œuvres en les incorporant dans des ensembles dans lesquels il ne se reconnaissent pas toujours – bien qu’ils tirent parfois parti de tels apparentements et qu’ils les apprécient alors. Au contraire, la pensée postmoderne, qui imprègne l’art contemporain, est orientée vers la valorisation des différences induites par l’altérité, et exige un regard beaucoup plus proche, embrassant son objet d’étude. Si elle opère des rapprochements, c’est sur un mode non-hiérarchique et transversal, à l’image du rhizome de Deuleuze et Guattari, ou de l’hypertexte. Il semblerait qu’avec l’hyperspécialisation et la décompartimentation des pratiques – favorisés par les technologies numériques –, les mondes de l’art, envisagés comme ensembles cohérents, champs délimités et homogènes, tendent à se fondre dans un unique Monde, celui de l’art contemporain. La catégorisation est utile pour orienter l’appréciation d’une œuvre, mais comment la classer si elle est le résultat d’un mé-

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lange des genres et des codes, inspiré des rencontres et expériences personnelles de l’artiste ? Bien sûr, les modes de diffusion orientent l’interprétation des pratiques : elle différera selon qu’une création est présentée dans un théâtre, un musée, une galerie, dans la rue, lors d’un événement culturel ou commercial… Mais il s’agit là d’un jeu de références parmi d’autres possibles, populaires ou savantes, universelles ou personnelles, etc., sur lesquelles nous construisons nos jugements. Les limites n’en sont pas moins floues, fluctuantes selon la subjectivité voire l’état d’esprit du spectateur. Les approches de groupe ont cédé la place à des démarches spécialisées, des circuits autonomes, voire des approches de niches1, à destination d’un public ciblé, appréciant les œuvres de tel ou tel artiste. Toutes les propositions sont désormais possibles, mais elles doivent s’inscrire dans un art contemporain omniscient : il embrasse potentiellement la totalité des pratiques, médias traditionnels ou numériques, en Occident ou dans les pays émergents. Qu’attend-on alors de l’artiste, si ce n’est d’exister et de produire ou de prétendre le faire ? A priori, un indépendant a besoin de soutien pour développer sa pratique : un franc-tireur est plus facile à assimiler par un monde de l’art irrémédiablement éclaté, entre des tendances de plus en plus nombreuses et spécialisées. Ce monde sait tirer un meilleur profit d’électrons libres mais isolés, plutôt que d’ensembles constitués qui proclament leurs exigences. De plus, en prétendant avancer seul, l’artiste revendique son originalité irréductible et indépassable – en opposition à toute appartenance à un groupe, a fortiori s’il lui est préexistant.

1 Ainsi que le marketing les définit.

« Un artiste, un écrivain postmoderne est dans la situation d’un philosophe : le texte qu’il écrit, l’œuvre qu’il accomplit ne sont pas en principe gouvernés par des règles déjà établies, et ils ne peuvent pas être jugés au moyen d’un jugement déterminant, par l’application à ce texte, à cette œuvre de catégories connues. » (Lyotard 1988 : 27)

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Voilà qui laisse à l’artiste toute liberté dans ses créations, celles-ci étant par définition individuées parce qu’il est lui même individué. Il existe des règles et des critères pour juger ses productions, mais il détermine lui-même les modalités selon lesquelles elles peuvent l’être. Ainsi sont justifiés les systèmes autoréférentiels et autolégitimants. DIFFICILE JUGEMENT DE VALEUR Pour autant, faute de place et de ressources, et pour conserver la valeur en évitant une banalisation excessive, le Monde de l’art contemporain n’accueille pas tous les prétendants. Mais les critères d’intronisation sont obscurs, puisqu’il n’existe plus de modèle à suivre, comme en

proposaient l’art moderne (Cubisme, art abstrait, conceptuel, etc.), mais une injonction de l’expression de soi. Le processus de reconnaissance qui s’ensuit est à la discrétion des agents institués, ce qui peut provoquer une certaine amertume chez les candidats malheureux.

UNE DERNIÈRE AVANT-GARDE ?

« The only question still under debate is whether the avant-garde persists into our own day as a vital artistic force or has given way to something else – an age in which the rhetoric and attitudes of the avant-garde continue to be upheld, but very largely as a lover for a mode of artistic production and consumption that differs from the Age of the Avant-garde in its fundamental assumptions ». (Kramer 1974 : ix) Hilton Kramer tranche cette question dans la suite de son livre ; selon lui, en 1972, les avant-gardes sont déjà en voie d’extinction, tout comme la pensée linéaire de l’histoire de l’art, portée par Clement Greenberg 1 « There was a time when Mr Greenberg’s articles on the current art scene appeared at weekly or monthly intervals and thus played an active role in forming the tastes and ideas that lay behind a good deal of contemporary painting and sculpture » (Kramer 74 : 499). 2 « Les avant-gardes apparues à la fin des années 60 sont souvent évoquées comme les “dernières avant-gardes”. » (Millet 1997 : 62) 3 Ma traduction de l’anglais : « simpleminded partisans of the avant-garde, for whom the pities of vanguard ideology have long been a convenient substitute for thought [...] »

qui s’était donné pour mission d’orienter son cours1. Leurs objectifs, sans doute respectables, ne peuvent plus guère être soutenus, après la décennie des années 1960 qui vit s’enchaîner puis cohabiter les mouvements2. La scène artistique est désormais largement composite, accueillant tous les idéaux, sans exclusive. Kramer critique les « partisans de l’avant-garde simples d’esprit, pour qui les Pities de l’idéologie avant-gardiste ont longtemps été un substitut commode à la pensée [...] » (Kramer 74 : x)3 : ils s’épargnent une délicate argumentation de leur travail en le plaçant dans une prétendue

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perspective historique. Il ne s’agit plus tant de faire avancer l’art que d’exposer des arguments : ceux-ci permettent d’apprécier sinon la valeur, du moins la position d’une démarche, dans le champ contemporain constitué après des décennies de production d’art moderne. Comme si, après une évolution verticale (vers son essence), l’art se développait horizontalement (pour investir le plus large territoire possible). Ce serait, non pas la fin de l’art, ni même des histoires de l’art, mais de l’Histoire de l’art dans sa dimension linéaire. Elle serait remplacée par le présent éternel du temps cyclique1, un spectacle en chassant l’autre, sans qu’on puisse tirer une signification particulière de cette succession d’événements artistiques.

C’est pourquoi la rhétorique du Progrès associée à l’art numérique paraît suspecte, comme si cet art était la résurgence de l’avant-garde. N’est-il pas l’héritier des dernières tentatives manifestement structurées par les esthéticiens expérimentaux – notamment Moles et Popper, défenseurs pionniers des arts technologiques –, dont la revendication du rôle s’est accompagnée d’une autonomie si large qu’ils ont fini par prendre des libertés avec les œuvres ? Est-ce le dernier soubresaut avant l’extinction des avant-gardes ; ou comme l’espèrent certains esthéticiens, la relance d’une nouvelle série, qui dépasserait l’art contemporain, par un nouveau mouvement moderne ? « Si bien qu’il n’est plus seulement question de la réalisation du programme avant-gardiste avec les technologies numériques, mais à proprement parler d’une autre scène artistique […]. Nouvelle scène donc, qui voit l’ensemble des paradigmes artistiques remis en question, y compris ceux qui fondaient l’avant-garde même dans ses visions prométhéennes » (Couchot & Hillaire 2003 : 20). 1 C’est-à-dire le temps spectaculaire combattu par les Situationnistes.

Mais ce qu’ils proposent ne revient-il pas à une posture d’avant-garde face aux avant-gardes, une sorte d’avant-garde au carré, qui contesterait

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les objectifs des avant-gardes avec leurs propres outils ? Si se revendiquer aujourd’hui de l’avant-garde n’est plus une démarche révolutionnaire, les changements authentiques exigent peut-être une nouvelle radicalité. Celle-ci n’est mise à jour que par une inflation du langage, dans une surenchère théorique : « Ainsi, sous nos yeux, l’œuvre d’art change de statut » (Balpe 2000 : 35). Mais n’est-ce pas simplement une variante du « plus rien ne sera comme avant » avant-gardiste ? La rupture paradigmatique est-elle effectivement possible ? Elle peut être pensée, envisagée, mais son actualisation n’est-elle pas limitée par la culture ? Quelle que soit la force avec laquelle on essaye de la remettre en question, celle-ci se reforme inévitablement, amendée certes, mais comme une prolongation de la tradition. L’art numérique n’échappe pas à cette fatalité de la digestion par l’art de ces apports extérieurs, grâce à leur mise aux normes, acceptées car acceptables par la majorité des intervenants du champ ou, par défaut, par l’ensemble du public – d’où le retour à des problématiques apparaissant comme des fondements de l’art : savoir-faire, approche humaniste, etc. « Le caractère “d’avant-garde” de ces nouvelles images n’est, à nouveau, qu’un leurre, pour détourner notre attention du fait qu’elles respectent, le plus souvent, les codes, en vigueur de la Renaissance » (Pelé 2002 : 167). Dans ce cas, la rupture numérique s’appliquant à la rupture contemporaine entraînerait comme une remise à zéro de l’art, vers ses fondements modernes ou peut-être plus en arrière – direction supposée des critiques de l’art contemporain pendant la querelle des années 1990. RÉORGANISER LA RÉALITÉ « La théorie qui explique la pérennité des grandes œuvres est une théorie des universaux. Les esthéticiens et les exégètes de l’art cherchent souvent des universaux culturels : des modes de réaction à l’art qui transcendent les particularismes culturels, et des formes d’art qui suscitent les mêmes réactions en

tous temps et tous lieux. » (Becker 1988 : 361) Mais est-ce un changement de paradigme, ou, plus modestement, une inflexion du regard pour interroger de nouvelles problématiques à partir du même matériau ? L’invention d’un

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paradigme serait un moyen de réorganiser la réalité pour en dégager un nouveau sens, qui l’enrichit sans écraser les définitions plus anciennes1. Toute chronologie serait délicate à légitimer, tant il existe de conceptions de la réalité (on pourrait dire que chacun s’en fait sa propre idée), et parmi celles-ci, élevées au rang de références, de nombreuses variations, une grande diversité, quoique souvent prolongeant des traditions (ontologie, pragmatisme, etc.). Il ne s’agît pas de s’appesantir sur la manifeste filiation humaniste de beaucoup de théories

de l’art numérique et d’étudier trop en détails les origines de chacun des concepts : le tableau a déjà été esquissé et pourrait être précisé ad nauseam – on imagine bien qu’ils prennent leur source dans un fond culturel, occidental en l’occurrence, puisque c’est là que cet art a été théorisé en premier. Remarquons plutôt qu’elles ne font pas que caractériser leur objet, mais qu’elles permettent de l’appréhender en traçant des limites, en définissant ses qualités supposées, en l’interprétant comme une forme significative apte à susciter la réflexion.

Les créations numériques ont-elles l’exclusivité des qualités qui leur sont rattachées ? Celles-ci pourraient-elles être attribuées, rétroactivement, à d’autres œuvres – à la fois dans l’espace et dans le temps ? Les notions de virtuel, simulation, interactivité, sont-elles réservées aux œuvres utilisant les nouvelles technologies, sont-elles pertinentes dans d’autres domaines ? Leur nouveauté ne réside-t-elle pas surtout dans une énonciation originale, suivant des angles d’approche différents, plus contemporains ou simplement à la mode ? Il ne s’agit cependant pas de renoncer à ces dénominations ou à ces notions, de retourner à un hypothétique état initial ou originel, de perpétuer une tradition critique inchangée, figée dans un état idéal, à la portée universelle. Œuvres et théories sont prises dans l’histoire, se positionnent en rapport avec les événements passés. Ce faisant, elles participent à la redéfinition permanente de cette tradition, sans laquelle le nom « art » perdrait de son sens et de son prestige. Les termes « virtuel », « simulation », « interactivité », « intelligence artificielle » ne sont pas seulement des emballages clinquants permettant de faire paraître comme neufs des concepts éculés. Les idées évoluent, sont adaptées 1 « D’une manière générale, un nouveau paradigme n’annule pas le précédent. Il le complète et l’élargit, même si en apparence il le bouleverse. » (Javeau 2003 : 32)

aux goûts du jour, recouvrent de nouveaux sens quand elles sont exprimées différemment. Le recours au champ sémantique « technologique »

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se répercute sur l’art qu’il qualifie, ne serait-ce qu’en lui transférant les mythes qui lui sont associés (progrès, puissance, complexité…). « Avec Mengs et Winckelmann, [on] voit apparaître l’histoire de l’art comme une discipline nouvelle, interprétative du passé chronologique, mais aussi subrepticement normative pour le présent. » (De Duve 1989 : 58) Les nouvelles interprétations révèlent des préoccupations enfouies, comme une psychanalyse demande à regarder autrement la vie d’hier, par le prisme des découvertes d’aujourd’hui. L’histoire est la compilation de ces « déjà » passés, répertoriés, archivés, bases du jugement comparatif, attracteurs ou repoussoirs des nouvelles approches artistiques – qui elle-mêmes seront des inspirations pour de futurs mouvements. ÉVIDENCE HISTORIQUE Demain ou après-demain, la généalogie de l’art numérique pourra être (re)tracée ; il sera toujours temps de revenir aux origines d’une évolution à la source des événements contemporains, fut-ce des révolutions (au sens de tour sur soi-même ?) Ce n’est qu’une question de mise au point d’un regard rétroactif, qui définit hier à travers la vision d’aujourd’hui. L’histoire n’est construite qu’a posteriori, en particulier pour ce qui est de l’art, dont la définition est incertaine et sujette à variations – qui ne peuvent être validées durablement qu’après coup, par le tribunal de l’histoire. Une fois pris les partis et les décisions, l’histoire est écrite pour les légitimer et leur donner forme d’évidence – ce que l’on peut également entendre dans le sens anglais de « preuve ».

Auto-revendiqué à la pointe du progrès, l’art numérique ne peut que regarder derrière lui, avec l’assurance des changements accomplis. En tant que précurseur, il n’a que des ancêtres, ou plutôt de lointains parents, avec qui il n’entretient qu’une ressemblance de famille. Mais il ne leur est vraiment redevable de rien, si ce n’est d’une inspiration transfigurée en geste révolutionnaire. Tout au plus son ampleur et sa radicalité se répercutent-elles de manière bénéfique sur des pratiques historiques qui n’avaient pas pleinement conscience de certains de leurs enjeux, aujourd’hui magistralement développés par l’art numérique. Cela en confirme sa préséance, à la fois aboutissement de la création et initiateur d’une nouvelle lecture.

La quête des origines et de l’originalité de l’art numérique est sans fin, comme pour toutes les pratiques artistiques ; c’est pourquoi elle semble assez vaine. L’idée même de « rupture », de l’invention d’un « nouveau paradigme » s’apparente à une démarche moderne dont la pertinence est remise en question. La préoccupation du « déjà » n’est pas nouvelle, puisqu’elle a permis aux avant-gardes de signifier leurs différences. Elle peut être ouvertement réactivée, mais elle ne saurait suffire à pro-

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duire une différence significative avec d’autres mouvements artistiques. Peut-être serait-il plus fructueux de l’abandonner pour s’intéresser à une autre authenticité, non plus celle de l’art en général, mais celle des œuvres en particulier.

UN ART CONTEMPORAIN, MALGRÉ TOUT

Tel qu’il est promu par les esthéticiens, c’est-à-dire, tel qu’il est constitué en mouvement, l’art numérique semble aller à contre-courant de l’évolution contemporaine. Il est décrit comme un ensemble, sinon homogène, du moins traversé par des problématiques communes, et surtout, porté par les mêmes objectifs qui transcendent, voire qui dépassent les œuvres. En somme, il poursuit le projet moderne, défendant une conception de l’art unifiée, un idéal à atteindre, non seulement par les artistes qui lui sont affiliés, mais aussi par l’ensemble du monde de l’art. Il n’est pas question de projets ou de subjectivité d’artiste, mais de la mise en pratique d’idées, de la réalisation en actes d’une conception numérique de l’art. Cependant, si cet objectif s’oppose aux pensées de la complexité de Gilles Deleuze et Édouard Glissant, mais il n’est pas sûr qu’il soit incompatible avec toutes les approches postmodernes. Celle-ci prennent des formes et servent des intérêts opposés. De nombreux philosophes les ont développées comme des biais de contestation des systèmes – et donc du plus puissant d’entre eux, le capitalisme –, mais il leur a été reproché d’avoir préparé le renouveau libéral et l’essor de l’individualisme. Cet autre aspect du postmodernisme est lié au mirage de la nonidéologie, une puissante idéologie qui se fait passer pour naturelle. Elle repose largement sur le complexe techno-scientifique. En effet, celui-ci

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combine les atouts pour mener à bien une profonde évolution de notre société – pour le plus grand bénéfice de l’élite libérale. Le couple de mots qui le définit lui sert également de rempart : il associe l’objectivité supposée de la science à l’habileté opératoire des technologies – a priori, il s’agit simplement de bien s’en servir. Mais cette apparente neutralité lui permet d’opérer des changements significatifs sans entraîner de résistance, sous le haut-patronage éminemment respectable du progrès. C’est peut-être là où se situe le postmodernisme de l’art numérique : il est décrit sous l’angle des technologies qui l’animent et ouvrent les possibles, notamment grâce à l’interactivité et au virtuel, mais la liberté supposée des spect-acteurs et les infinies possibilités du virtuel sont aussi des moyens d’installer un rapport désincarné à la création – de même que les autoroutes de l’information ne mènent nulle part mais organisent une autre manière d’y aller (payante).

UNE INFRASTRUCTURE Schématiquement, les NTIC sont une infrastructure. Une infinité de tuyaux maillent la planète. Téléphone, fibre optique, ondes diverses, les voies de communication sont innombrables et interconnectées par la grâce du formatage numérique, capable de tout traduire en informations. L’adverbe essentiel est : « tout» ; pour aboutir l’idéologie de la non-idéologie, il ne doit rester rien d’autre qu’elle ; la totalité du monde traduit dans des 0 et des 1, puis des 1 et beaucoup de 0, sur quelques comptes en banque. Cette ère des tuyaux présente un autre atout : il présume les contenus. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont été construits, suivant la logique imparable qu’il faut d’abord des voies pour qu’y circulent les contenus. Aujourd’hui, les tuyaux ont été remplis ; mais par quoi ? Y converge une quantité astronomique d’informations, rassemblement des savoirs de l’humanité. On peut tout y trouver, ou à peu près : il suffit que l’in-

formation soit relayée par de la publicité ; que pour une raison obscure ou par une campagne de communication appropriée, elle bénéficie d’un engagement populaire ; de ne pas être trop exigeant sur les origines des sources et de faire confiance – comment faire autrement ? Mais ce « tout » qu’on y trouve a été adapté, poli, calibré pour ces tuyaux. Hors-norme, il pourrait y être introduit, au forceps, comme un serpent mange un chapeau. L’important est que les tuyaux soient pleins et que l’information y tourne en permanence, pour créer la sensation du renouvellement perpétuel et accéder au corollaire de la fin des idéologies : la fin de l’histoire. La société de l’information est la mise en scène de ce spectacle permanent qui se rafraîchit constamment en lui-même, la reproduction sans fin du nouveau, comme une étiquette étoilée sur un étal de marchandises.

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Le retour à une conception classique de l’art ne serait décidément qu’un prétexte. Il est le résultat d’un travail d’anamnèse1 que l’on pourrait qualifier de postmoderne, si l’on adopte un second degré cynique, permettant de tout accepter, dès lors que cela peut servir à quelque chose – a priori, produire du capital économique et symbolique. Le schéma humaniste de l’art est un préalable à la création numérique, un préalable commode car amplement balisé, étudié, justifié. Il n’est pas difficile de le reconstituer, de le simuler même, de trier, à loisir, tous les critères souhaités pour favoriser le développement d’une pratique – sans s’inquiéter de la qualité des œuvres qui en découlent, qui ne sont que des actualisations vouées à être remplacées par d’autres. Car celles-ci sont avant tout le résultat des nouveaux processus instaurés : les nouveaux usages justifient le rôle et l’importance que prennent les nouveaux usagers.

1 « Le travail, l’anamnèse, permanente des avant-gardes depuis cent ans sauve l’honneur de la pensée, sinon de l’humanité. » (Lyotard 1988 : 103) 2 Deleuze et Guattari, pour ne pas les citer. 3 « J’observe pourtant que le véritable processus de l’avantgardisme a été en réalité une sorte de travail, long, obstiné, hautement responsable, tourné vers la recherche des présuppositions impliquées dans la modernité. » (Lyotard 1988 : 112) 4 Lyotard l’explique de manière plus savante : « Tu comprends qu’ainsi compris, le “post-” de “post-moderne” ne signifie pas un mouvement de come back, de flash back, de feed back, c’est-à-dire de répétition, mais un procès en “ana-”, un procès d’analyse, d’anamnèse, d’anagogie, et d’anamorphose, qui élabore un “oubli initial”. » (Lyotard 1988 : 113)

MODERNISME ET POSTMODERNISME La distinction faite entre ce qui paraît être deux moments et, partant, entre arts moderne et contemporain, cette distinction n’est peut-être pas aussi significative que l’est l’antagonisme récurrent entre les auteurs de ces deux mondes, qui conduisit à la fameuse « querelle de l’art contemporain » – ce nom pourrait évoquer une scène mythologique. Car, comme l’a montré Lyotard dans son exposé inaugural, si le postmodernisme s’inscrit dans la suite du modernisme, il en est aussi à l’origine, et constamment en puissance à l’intérieur de lui. « Une œuvre ne peut devenir moderne qui si elle est d’abord postmoderne. Le postmodernisme ainsi entendu n’est pas le modernisme à sa fin, mais à l’état naissant, et cet état est constant. » (Lyotard 1988 : 24) Pour reprendre d’autres philoso-

phes2 associés à la même catégorie élastique du postmodernisme, on pourrait évoquer le devenir postmoderne du modernisme – et vice-versa ! C’est peut-être ainsi qu’il faut lire le travail des avant-gardes, comme une incessante tentative de dépassement du modernisme, ambition elle-même spécifiquement moderne3. Une des particularités du postmodernisme serait sa capacité à se nourrir d’événements du passé pour alimenter des projets contemporains, d’opérer des retours pour mieux repartir de l’avant4. Mais il le fait librement et avec opportunisme, à travers une assimilation qui produit du nouveau à partir des mêmes éléments – une sorte de créolisation à l’œuvre.

En ce sens, on pourrait dire de l’art numérique qu’il est fondamentalement contemporain. Non seulement parce qu’il utilise des technologies récentes et à la mode : elles ne s’apparentent pas aux outils classiques, mais sont accompagnées de discours célébrant les vielles notions d’ha-

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bileté et de savoir-faire de l’artiste… qu’elles automatisent et rationalisent. Non plus parce que la froideur de la machine tirerait un trait sur une authenticité de l’art fantasmagorique : car le corps y est souvent réinvesti, par les thématiques des œuvres et leur expérimentation spatiale. Ni même parce qu’il opérerait une ultime transgression en mettant en jeu le statut de l’artiste : il est toujours au premier plan, et l’interactivité, au contraire, est un moyen d’empêcher les détournements des spectateurs en les intégrant par avance à l’œuvre. L’art numérique est contemporain parce qu’il est le résultat d’attitudes contemporaines ou, pour le dire plus simplement, parce qu’il est le reflet de notre société, de sa dématérialisation, et du rôle central de la communication dans l’invention de notre réalité commune. Il est contemporain car il est le produit d’un discours sans fin, qui se revitalise en permanence et le constitue en mythe. Il est contemporain, enfin, parce qu’il a diffusé dans tous les arts, et qu’il a finalement été intégré par l’art contemporain. Il ne peut tout simplement pas faire autrement, car il est intimement lié à la société mondialisée actuelle. Civilisation omnisciente, culture universelle, celle-ci accueille tout, englobe tout, recycle tout, et tous types d’art. Et si « un autre monde est possible », ce n’est (pour le moment ?) que par, ou dans le monde où nous vivons. « Fortement dépendantes de la technologie, mais également situées dans un contexte mondial où l’art apparaît comme marqué de plus en plus du sceau de la “marchandise”, les productions artistiques du tournant du IIe et du IIIe millénaire paraissent dans leur ensemble plus “représentatives” de leurs époques et moins contestataires. D’autant que, lorsqu’il y a critique ou contestation, celles-ci sont immédiatement digérées (ou prédigérées) par les institutions et par le marché de l’art » (de Mèredieu 2003 : 12). Sans doute faudrait-il reconsidérer radicalement les pratiques artistiques numériques, et en particulier celles désignées comme « émergentes ». Ces pratiques hybrides mélangeant les techniques ou les tech-

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nologies, les usages ou les références, puisant librement inspiration, problématiques et outils dans la totalité du champ social. On pourrait dire de ces pratiques qu’elles sont les formes les plus récentes du postmodernisme, notamment parce qu’elles sont manifestement transversales – elles expriment le refus supposé de l’artiste de son enfermement dans une catégorie. Qu’est-ce qui les distingue alors de l’art contemporain ? Pour ce qui est de l’art émergent, il y a une idée de relève, la valorisation d’une dynamique à l’œuvre. De plus, le terme « émergent » est combiné dans des expressions différentes1, voire remplacé par d’autres adjectifs aux sens comparables. Pour ce qui est de l’art numérique, la question est plus ardue. Tout d’abord parce que sa dénomination renvoie explicitement à un monde spécifique, fut-il fantasmé. Ensuite, parce que le qualificatif désigne une catégorie par ses productions, plutôt que par leur modalité de mise en œuvre. Ainsi, même s’il n’est décrit qu’à travers ses théories – parce que son existence est surtout virtuelle –, il semble disposer d’une essence propre. Cette prétention ontologique est difficile à soutenir, non seulement parce qu’elle n’est pas unanimement définie et qu’elle s’applique à des pratiques diverses, pour certaines encore en devenir, si ce n’est juste projetées ; mais surtout parce qu’elle tend à figer l’art dans une classification. Et on peut douter que ce type d’organisation soit aujourd’hui pertinent : l’art moderne s’est en partie construit par le rejet des genres canoniques ; l’art contemporain a dissous les avant-gardes comme mouvements en un ensemble de démarches individuelles ; si l’on cherche à être plus précis, l’art vidéo renvoie distinctement à un groupe d’artis1 Démarches, créations, objets émergents… Voire « émergence » tout court, comme une caractéristique de tout art « vivant ». Lire le dossier Émergences / là où l’art s’invente dans le numéro 46 du magazine Mouvement.

tes ; et si l’on s’intéresse à un mouvement plus ponctuel, par exemple les Young British Artists, cela évoque un groupe d’une échelle réduite, sans la prétention de transformer l’essence de l’art : ce sont simplement

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des signes distinctifs à l’usage des professionnels de l’art et du marché – comme il en existe un grand nombre, puisqu’il faut bien classer et catégoriser pour diffuser et vendre. L’art numérique, en revanche, a une portée beaucoup plus large : sa dénomination le place au niveau de l’art analogique, c’est-à-dire de tout le reste de l’art, du classique au contemporain ! Et même si les prétentions des esthéticiens sont moindres, ils l’envisagent néanmoins comme horizon de l’art.

LA VANITÉ DE L’ART NUMÉRIQUE

On pourrait dire que l’art numérique a d’abord dû être défini pour son originalité (même difficile à cerner), en opposition avec l’art contemporain dans son ensemble, et qu’une fois reconnu, ses problématiques et surtout ses technologies ont été incorporées aux autres mondes de l’art1. Le rêve avant-gardiste qui lui est associé prévoit un radical changement de décor, qui fera passer l’art contemporain pour un mouvement conservateur. L’art numérique s’approprierait sa position dans le 1 On pourrait faire le parallèle (malicieux) avec la dissémination des organismes OGM dans la nature : des paysans ayant attaqué en justice des grands semenciers parce que leurs cultures avaient été contaminées par des champs d’OGM à proximité, se sont trouvés sommés de payer des amendes pour vol de propriété intellectuelle ! (Florent Latrive, Un grain de sable dans la machine OGM, Libération, 20 janvier 2004) 2 L’art contemporain est au bout de la flèche temporelle, là où il n’y a pas à rechercher direction et sens. Cette dernière extrémité est le présent perpétuel, ce qui sera par définition « contemporain », actuel, qui ne peut guère être devancé que par le prospectif – et encore, provisoirement, car s’il se réalise, il ne pourra éviter d’être intégré à l’art contemporain.

paysage artistique, englobant toutes sortes de mondes, plus spécialisés. La transgression se situerait à un niveau supérieur, qui conduirait au franchissement d’une nouvelle étape de l’évolution de l’art. Cette prétention me semble largement illusoire. Le génie de l’art contemporain – et ce qui le rend parfois si exaspérant – est de réussir à s’approprier toutes les critiques, détournement, dévoiement, provocations, etc., et ainsi de les rendre sans effet. Nathalie Heinich appelle cela « Le paradoxe permissif, [qui] consiste à rendre la transgression impossible en l’intégrant dès qu’elle apparaît, voire avant qu’elle ait été sanctionnée par les réactions du public et du marché privé, et parfois même avant qu’elle ait pu exister […] » (Heinich 1998 : 338)2 L’art numérique peut-il briser cette alternance transgression / assimi-

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lation, qui prévient toute ambition au-delà du court terme ? Pourquoi ne serait-il pas voué, lui aussi, a être digéré par l’art contemporain ? Comment parviendrait-il à le dépasser, si ce n’est par une réaction et le retour à des critères désuets de contenu et de métier, fut-ce sous couvert de nouveauté ?1 On dirait que les enjeux déclarés de l’art numérique jouent à contretemps, voire même qu’ils rejouent des situations de contestation classiques. Alors que la dimension stratégique de l’avantgarde apparaît aujourd’hui évidente, alors que ses formes ont été questionnées, détournées et finalement révélées par ce jeu du second degré, il semblerait que les discours de l’art numérique tendent à en simuler un dernier avatar – et il faudrait que nous y croyions. Mais comment nous remettre de notre déception passée, comment ne plus être désabusé quand les sollicitations s’enchaînent, et nous promettent monts et merveilles en continu ? Comme si nous n’en étions pas déjà revenus ? « Les réseaux sont trop nombreux et trop ramifiés pour qu’un pouvoir hégémonique s’impose. » (Millet 1997 : 68) L’argument de la nouveauté a été trop souvent invoqué pour conserver de son efficace. Il a été utilisé, emprunté, repris, rejoué, parodié, simulé. 1 « L’art Internet, et ce même si ses outils ou ses lieux de présentation sont différents, obéit aux mêmes motivations que toute autre activité artistique. » (Green 2005 : 12) 2 « Dans ses installations multimédia récentes, c’est l’utilisation des techniques de la réalité virtuelle qui parodie l’espoir dérisoire d’une régénération de l’expérience esthétique par les arts numériques » (Wecker 2006 : 31). 3 Dans ce cas, ils prédisent des transformations plus extrêmes encore qu’une révolution. « Les révolutions ne changent pas tous les modes d’activité coopérative régis par des conventions : si le changement était complet, il ne s’agirait plus d’une révolution, mais de la formation d’un monde totalement nouveau. » (Becker 1988 : 307)

Les théories de l’art numérique font un recours immodéré à cette figure stylistique, avec une telle emphase que les changements effectifs apparaissent dérisoires : évoquer un « nouveau paradigme » devrait s’accompagner des plus hautes exigences. Mais certains discours ressemblent à des exercices de style, voire à des poncifs du progrès, au risque de faire passer les œuvres pour des actualisations décevantes des théories affabulatrices2. On peut se demander si l’orgueil des acteurs de l’art numérique et leur ardeur à défendre leur monde ne s’est pas mué en vanité – quand ils en prévoient la prochaine suprématie sur la scène artistique3. Les argu-

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ments parfois radicaux étaient certes stratégiques, mais ils ont conduit à une confrontation avec l’art contemporain. L’art numérique a pu en profiter un moment, pour se distinguer, mais le processus de reconnaissance par les pairs (le plus recherché et le plus satisfaisant, selon Todorov) s’en est trouvé ralenti. Aujourd’hui, l’art contemporain dispose du réseau le plus complet et le mieux adapté à la consécration des prétendants au prestigieux statut d’artiste. S’opposer à lui, c’est aussi se priver des capacités d’un système éprouvé depuis des décennies. C’est également renoncer à ses espaces d’exposition, à ses moyens de distribution, à ses collaborateurs, à ses réseaux d’amateurs… « N’importe qui est libre de ne pas jouer le jeu dans les règles, s’il prend le risque d’en être exclu : le risque, en l’occurrence, d’être renvoyé à la marge du monde de l’art […] » (Heinich 1998 : 56) La construction du monde de l’art numérique est alors une nécessité pour assurer la reconnaissance, non pas de la valeur, mais de l’existence des œuvres et artistes, c’est-à-dire de les récompenser pour leurs efforts pour la cause artistique1. Mais le pouvoir de consécration du monde de l’art numérique est spécialisé donc limité ; il a besoin du soutien de l’art contemporain pour s’exercer pleinement, pour toucher tous les acteurs qui constituent ensemble le Monde de l’art mondialisé. L’art contemporain est à la fois le modèle et le passage obligé de la « réussite » artistique. Il valide comme « art » des œuvres que l’art numérique ne pouvait imposer au-delà du 1 « Pour les artistes dont nous parlons ici [les net-artistes], situés pour la plupart en marge de la scène de l’art contemporain, le fait d’avoir des liens avec une intelligentsia respectable et engagée représentait une forme de compensation ; cela leur donnait le sentiment d’appartenir à une communauté réunie autour de centres d’intérêt artistiques communs. » (Green 2005 : 74-75)

cercle restreint de ses amateurs. C’est pourquoi il polarise les jugements – rejet ou fascination. Ses frontières ne sont pourtant pas si nettes. Il existe de nombreux intermédiaires et des progressions possibles entre tous types d’espa-

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ces consacrés, de la galerie municipale excentrée aux plus prestigieux musées parisiens (ou new-yorkais). Ainsi, si l’art numérique comme mouvement a rarement été présenté dans ces derniers, sauf pour des expositions / démonstrations un peu pittoresques, nombreux sont les artistes utilisant les nouvelles technologies (entre autres) qui y ont frayé leur chemin, progressant étape par étape vers la consécration (on pourrait citer par exemple Claude Closky ou Olga Kisseleva). Trop longtemps nouveau et prometteur, l’art numérique a fini par se dissoudre dans ses propres perspectives et est devenu classique avant d’être reconnu : ce n’est pas son idéal qui a été accepté, mais des œuvres issues d’expérimentations incomplètes, faute d’avoir atteint le grand public.

On peut comprendre que les esthéticiens de l’art numérique ne soient pas toujours enchantés par une telle perspective, pas plus que les artistes puristes ayant construit tout ou partie de leur stratégie dans un cadre spécialisé qu’ils voient se fondre progressivement dans un Monde de l’art qu’ils jugent vorace et surtout peu respectueux de l’intégrité de leurs problématiques. Car, si cela en consacre la réussite, celles-ci se trouvent édulcorées, appropriées par des acteurs opportunistes qui incorporent les nouvelles technologies à leur palette d’outils sans se préoccuper outre mesure des discours qui y sont associés – ils existent, en invoquent certains à l’occasion, mais ce ne sont pas pour eux des règles du jeu contraignantes. Le rôle prépondérant des spécialistes de l’art numérique s’en trouve remis en cause. Ils ne sont plus que des acteurs parmi d’autres, minoritaires depuis qu’une nouvelle génération d’artistes ont investi le champ de leurs pratiques postmodernes. Mais n’est-ce pas là la destinée, voire l’objectif de tout monde de l’art, que de finalement se faire une place dans le giron officiel de l’art ?

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« Par ailleurs, les mondes de l’art amènent certains de leurs membres à faire des innovations qu’ils refusent ensuite. Certaines de ces innovations engendrent de petits mondes distincts. D’autres végètent pendant des années, puis sont soudain accueillies par de plus grands mondes de l’art» (Becker 1988 : 120). Vouloir être reconnu par le Monde de l’art majoritaire et préserver son indépendance est une illusion1. Au contraire, la disparition de l’art numérique dans l’art contemporain pourrait être le signe qu’il est durablement installé dans le paysage artistique, qu’il en est désormais l’une des composantes. Ses acteurs doivent simplement faire leur deuil de leurs prétentions à l’avant-garde pour accepter d’endosser un rôle moins flamboyant, mais peut-être tout aussi déterminant – bien que sa dilution dans le Monde de l’art le rende moins manifeste. « Will [media art], in keeping with an avant-garde definition, maintain its potential to contribute to overall development, or will its power, its glamour and its attractiveness fade in a world in which media are increasingly commonplace features of everyday life, and finally be relegated to the showcases of museums ? » (Stocker 2001 : 13) C’est ce que pensent de nombreux commentateurs2, qu’ils s’en réjouissent ou s’en lamentent. En 2001 déjà, Gerfried Stocker constate que : « The idea of the digital revolution is going through its first reel crisis » (2001 : 13). Mais qu’est-ce qui est en crise : les technologies numériques, ou l’idée que celles-ci produisent ou produiront une véritable révolution ? N’estce pas cette prétention qui est remise en question ? Cela risque-t-il de 1 « Le nom de l’art et le consensus qu’il appelle ne sont que la sanction rétrospective de ces pratiques. Il les autonomise et ce faisant les aliène, il les avalise et ce faisant les déforce, il les affirme et ce faisant les nie dans leur élan négateur » (de Duve 1989 : 22). 2 Dans sa chronique mensuelle dans Art Press (n°318, décembre 2005, p. 73) Paul Ardenne, à propos de la neuvième biennale d’art contemporain d’Istanbul, explique que « Sauf l’art numérique, actuellement sur le déclin, rien en termes de genres ne manque à l’appel […] »

fragiliser le rôle des technologies ? Au contraire, il me semble que c’est le signe de leur banalisation, et la possibilité de s’intéresser, non plus aux supposées conséquences de leur utilisation, mais à ce qu’en font les artistes, et comment elles participent aux évolutions artistiques. Peut-être devront-ils modérer un peu leur prétention, brider les capacités des technologies – notamment restreindre la reproductibilité – pour permettre une plus grande diffu-

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sion des œuvres, notamment dans les collections privées… Certains s’en accommoderont sans sourciller, d’autres essayeront de ne pas trop s’attarder sur ces compromis, quelques uns se désoleront de ces compromissions et refuseront de les accepter : n’est-ce pas ainsi que fonctionne aujourd’hui le Monde de l’art ?

« Selon toute vraisemblance, les technologies numériques s’imposeront de plus en plus et cesseront de constituer une catégorie à part pour s’intégrer à la vie et à l’art en général ». (Paul 2004 : 212). Pourquoi ne pas prendre exemple sur l’optimisme de cette figure historique de l’art numérique, et conserver notre confiance aux nouvelles révolutions qui se préparent, indubitablement : « […] à l’image de Siegfried Zielinski, co-fondateur du KHM de Cologne, déclarant d’un air goguenard : “There was art before media, there was art with media, there was art through media, and there will be art after media” ». (Soulier 2006 : 76)

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CONCLUSION En novembre 2009, j’ai eu l’occasion d’exposer une œuvre à la Ferme

du Buisson, à Noisiel (Seine et Marne). Sur invitation de Gérard Pelé, je l’avais proposée à Thierry Coduys1. Il souhaitait faire travailler ses étudiants de 3ème année de l’ENS2 Louis Lumière (majeure « scénographies sonores ») sur des projets d’artistes. Pour cette troisième année du partenariat avec la Ferme du Buisson, il était prévu de présenter trois œuvres pendant un week-end. Lost in transmission était entièrement réalisée par les étudiants, La rose des vents était conçue par Thomas Turine, artiste en résidence à la Ferme, mais construite par les étudiants. Il manquait encore un artiste pour présenter une troisième pièce. Je gagne ma vie en tant que graphiste indépendant. Je collabore occasionnellement avec des artistes, pour qui, avec qui – cela dépend – je réalise des créations sonores : je me considère comme plasticien. Mais être présenté comme artiste à une douzaine d’étudiants me mit un peu mal 1 Fondateur et animateur de La kitchen, aujourd’hui fermée. Il en décrit l’expérience sur son blog (http://www.le-hub.org/lang/ fr/la-kitchen) : « La kitchen était avant tout un lieu de recherche et de création artistique. Créée en 1999, elle fût une plate-forme technologique, un lieu de perpétuel questionnement, de bouillonnement culturel dédié en large partie à la collaboration et à la production artistique. »

à l’aise : quelle était ma légitimité, avais-je un rôle à endosser, et lequel ?

2 Cette école nationale supérieure est située à

cœur même de cette pratique.

Comment avais-je pu basculer dans ce monde, où je pouvais soudainement réaliser le projet qui me tenait à cœur ? Je vais en raconter la genèse et la gestation, puisque cette thèse traite essentiellement de la transformation d’une pratique en art – transformation qui peut être le

Marne-la-Vallée.

CONCLUSION

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LE JARDIN DES MANGUIERS

Chí Thạnh

Depuis une dizaine d’années, j’ai effectué de nombreux voyages, en Afrique, en Amérique latine, en Asie. Lors de mon cinquième séjour au Vietnam, en 2006, le hasard de mes pérégrinations m’emmena dans le petite ville de Chí Thạnh : quelques milliers d’habitants au bord de la longue route côtière qui relie Sài Gòn et Hà Nội. Il n’y avait rien de particulier à y voir ou à faire, mais il s’y trouvait un hôtel qui me plut immédiatement. Ce n’était en rien un palace, avec petit déjeuner à l’occidentale, mais il y avait une cour à l’ombre des jacquiers et des manguiers – d’où son nom : Vườn Xoài, le jardin des manguiers. C’était un endroit un peu louche, lumière rouge à l’entrée, prostituées sur le retour, mais la tenancière me prit en amitié et je ne fus pas sollicité pour bénéficier de services particuliers. J’y passai quatre jours d’une

Simulation d’une exposition possible du Jardin des Manguiers, 2007

intensité exceptionnelle, à partager les repas et tout le quotidien des habitants du lieu : je faisais partie de la famille. J’aurais pu y rester plus longtemps, mais l’expérience était si puissante que je préférai reprendre la route avant d’être submergé par une trop grande béatitude. Comment exprimer la richesse des sentiments qui me traversèrent ? Mes impressions étaient tenaces, à fleur de peau – les poncifs romantiques les plus éculés en perdaient leur mièvrerie. Un peu plus d’un an après, elles refirent surface. J’écrivis une centaine de textes, inspirés de ces quatre jours, mais aussi d’autres souvenirs de voyage. Parmi eux se glissaient d’autres épisodes fantasmés ou fictionnels, et je décidai d’en faire une œuvre. Le format d’installation multimédia me parut le plus approprié, car je pouvais ainsi y ajouter des sons enregistrés au Vietnam et ailleurs, et proposer à deux amis photographes1 d’y intégrer certaines

1 Loïc Bertrand et Bruno Dieudonné.

de leurs images – qui participaient du même univers.

CONCLUSION

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Il me restait encore à passer l’étape la plus difficile : présenter le Jar-

din des Manguiers (JdM) au public – sans quoi je ne pouvais la qualifier d’œuvre, sans quoi elle ne pouvait être consacrée comme telle. J’allais donc la proposer à une galerie parisienne, à une personne que j’avais rencontrée, dans le cadre de ma recherche, lors du festival Diva Fair

2006. Certes elle n’était pas responsable, ni même chargée de la sélection des artistes, mais son appréciation fut franche et brutale : personne ne s’intéresserait à une série de textes affichés sur les murs – fussent-ils accompagnés de photos et d’une ambiance sonore. Je sortis dépité du rendez-vous. Mais j’avais beaucoup de travail – pour cette thèse, notamment – et je laissais le projet en sommeil.

Il m’était donc étrange de parler du JdM avec aplomb, devant une douzaine d’étudiants. Le cadre même du projet, le lieu d’exposition – une scène nationale, en banlieue parisienne, mais dotée d’une certaine notoriété – conférait de la légitimité à ma démarche. Mais il restait encore beaucoup à faire pour lui donner corps. Il y avait deux nouvelles contraintes à prendre en compte : le projet pédagogique et les conditions de monstration. Deux étudiants1 s’étaient proposés pour prendre en charge tous les aspects « techniques » de l’œuvre. J’avais adapté la forme de l’installation, pour rendre leur travail plus intéressant, et tirer également profit de leurs compétences2. Puisqu’ils étudiaient des logiciels de programmation et de gestion de l’interactivité, nous orientâmes le projet en ce 1 Étienne Hulin et Jimmy Bardin.

sens. Je dis « nous » car ils m’ont beaucoup assisté et proposé des solutions – ils ont vraiment influé sur la forme finale de l’œuvre. Mais je ne

2 C’est pourquoi l’expression de H. Becker, le « personnel de renfort » me semble tout à fait pertinente.

perdis pas pour autant le contrôle de l’œuvre, puisque j’étais le seul à savoir précisément le type de sentiment que j’espérais susciter chez le

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spectateur. Ma perception du JdM s’est ainsi affinée progressivement, à mesure que je prenais cette multitude de petites décisions qui produisent finalement une œuvre exposée au public. Si sa forme actuelle fut finalement très proche de ses états virtuels – l’idée que j’en avais, et la simulation que j’en fis –, elle est aussi tout à fait originale, une occurrence conditionnée par les contraintes d’exposition. Celles-ci n’étaient en rien idéales – elles ne correspondaient pas à l’idée Plan de la salle d’exposition, par Jimmy Bardin.

que je m’en faisais, à mes espérances. Le centre d’art étant indisponibles, on m’attribua une salle de réunion désignée comme « la piscine », car un « bassin » en creusait les deux tiers de la surface, deux marches en contrebas du niveau de sol périphérique. Autre difficulté, quatre poteaux occupaient cette zone : ils délimitèrent l’espace d’exposition. Nous organisâmes un sas d’entrée, pour occulter la lumière, et pour permettre une mise en conditions, avant de pénétrer dans l’espace de l’œuvre. Celui-ci était délimité par trois écrans : deux étaient destinés à la projec-

Simulation de l’exposition..

tion des textes, le troisième à celle des images. Le dispositif était complété par six haut-parleurs, pour la spatialisation du son. L’ensemble de l’installation était commandée par deux ordinateurs, reliés en réseau. Le premier1 gérait l’affichage des images. Il était synchronisé au second, qui pilotait l’apparition des textes et des sons – pour ces derniers, il était relié à une carte son externe, puis à une console

1 Qui m’appartenait, car il y avait des limitations de budget. Nous dûmes ainsi nous contenter de vidéo-projecteurs de faible qualité, ce qui obligea à diminuer la surface d’affichage. Le sas d’entrée fut également réduit, car la Ferme ne disposait pas de suffisamment de rideaux noirs. 2 Cet ordinateur était celui d’Étienne Hulin (que je tiens à remercier pour cela), le matériel son était fourni gracieusement par l’université Paris I.

de mixage, sur laquelle les enceintes étaient branchées2. L’ensemble de l’œuvre était générée avec le logiciel (gratuit) Pure Data. Celui-ci piochait, au hasard, les textes, sons et images, qu’il diffusait dans l’installation, suivant des règles prédéfinies : rythme et durée des apparitions, coordination, fréquences des pauses. Ainsi les spectateurs se trouvaient-ils immergés dans l’environnement, entourés de textes et d’images, choisissant de lire l’un ou l’autre, de se

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plonger dans les photographies ou de s’imprégner des sons. L’expérience qu’ils vivaient était unique, fruit d’une conjonction particulière de différents médias, et de leur attitude plus ou moins contemplative face à eux.

Le JdM est-il de l’art numérique ? L’œuvre est essentiellement diffusée par des technologies numériques, commandée par un logiciel conçu pour contrôler des installations multimédias. Elle est programmée, suit un comportement autonome. On pourrait dire qu’elle est virtuellement contenue dans les fichiers qui conditionnent ses actualisations. Celles-ci sont toutes différentes et, d’une certaine manière, interactives, puisque le spectateur doit choisir l’écran qu’il regarde, et l’ordre de lecture des textes. C’est peut-être même une simulation, de l’état d’esprit qui était le mien dans le Jardin des Manguiers, voire de ma façon d’envisager le voyage et de mon rapport à ce qui m’entoure. Pour cette raison je ne revendique pas, et au contraire me défends que ce soit de l’art numérique. Car ce dont parle l’œuvre n’a rien à voir avec le numérique – contrairement à l’installation des étudiants, construite autour des usages des nouvelles technologies, recherches d’images sur Google, capteurs tactiles et de présence, réseaux de câbles, sources issues d’Internet… Il ne s’agit pas ici d’un jugement de valeur – comme la plupart des visiteurs, j’ai beaucoup apprécié Lost in transmission – mais d’un filtre esthétique1. Le JdM parle d’autre chose. 1 Ce que l’on pourrait rapprocher des paradigmes esthétiques repérés par Nathalie Heinich, mais à une échelle plus restreinte.

J’en ai présenté à la Ferme du Buisson une version particulière, une actualisation en fonction de ce contexte. Pour un certain nombre de raisons, détaillées plus haut, celle-ci repose sur des technologies numéri-

2 Expérience qui a été tentée lors de l’émission Arts Soniques du samedi 3 avril sur radio Campus Paris (93.9), avec les élèves de Frédéric Mathevet, initiateur et conducteur du projet – que je remercie.

ques. Cette installation a produit un type d’effet, qui aurait été différent si les textes avaient été imprimés et affichés sur les murs, s’ils avaient été réunis dans un livre, ou encore lus à haute voix2. Mais l’essentiel

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de l’œuvre réside plutôt dans son aspect poétique et dans son appréhension des détails du quotidien, pour substituer à l’exotisme une mythologie personnelle que je propose, qui est ensuite reconstruite par les spectateurs. Le JdM n’est de l’art numérique que dans la mesure où il s’inscrit dans le flux de ma recherche, et parce que j’en parle dans cette thèse.

Est-ce de l’art ? Pour plusieurs raisons, je répondrais oui, sans hésitation. Parce que j’ai été présenté comme un artiste dès le début de cette expérience. Parce que celle-ci s’est tenue dans un lieu consacré – fut-ce dans une salle annexe – et qu’elle a été annoncée comme une œuvre dans le programme (en ligne) de la Ferme du Buisson. Parce que je suis graphiste-plasticien et ai déjà collaboré avec plusieurs artistes, pour des expositions1 et lors d’une performance2. Mais aussi de par mes études à l’université, section arts plastiques. Et si la qualification d’art ne préjuge en rien de la qualité du JdM, elle lui confère un bénéfice symbolique et favorise l’attention d’éventuels spectateurs. Si je vivais hors du monde, l’étiquette « art » me serait complètement indifférente – qu’elle trouve son public me suffirait. Mais je ne suis pas un « observateur martien ». Il m’importe beaucoup que cette œuvre soit considérée comme de l’art, car la légitimité qu’elle en retire m’est transférée et justifie mes espoirs – ou mes prétentions, ce n’est pas à moi d’en juger – de prolonger cette pratique. Plus largement, ma position sociale est en jeu. En tant que graphiste, cela m’aide à me positionner 1 Absence(s) pour Bruno Dieudonné, projeté à Paris et Berlin (mois de la photo 2006).

comme créateur et à obtenir plus de liberté et une rémunération de mon travail plus confortable. Je peux aussi en tirer partie pour améliorer

2 Mix en direct lors de la première projection de Tramix de Marc Plas, au local de l’Etna à Paris en décembre 2006.

mon statut d’enseignant, en augmentant mes chances de succès lorsque je postule à des postes plus recherchés que celui de vacataire.

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Il ne faut cependant pas y voir un calcul cynique de ma part : je ne pouvais refuser l’occasion de présenter le JdM, car j’ai imaginé cette œuvre dans l’optique de la rendre publique, pour la partager et, je l’espère, émouvoir des spectateurs. Mais je ne peux gommer le contexte social dans lequel elle s’inscrit, et je n’oublie pas que les enjeux de cette thèse se situent à de multiples niveaux imbriqués, qui me touchent aussi bien que les acteurs de l’art numérique voire de l’art en général – je parle ici des problématiques que je soulève, je ne prétends pas que ma thèse va bouleverser le Monde de l’art !

LA VALEUR DE L’ÉTIQUETTE « ART »

Tous les acteurs de l’art sont concernés par le sens attribué au concept d’art, et par les conventions d’usage qui y sont associées, puisqu’ils exercent leur activité dans ce cadre et en tirent des ressources économiques – directement ou non. Cette recherche, par exemple, participe à la justification du rôle de l’art – bien que le ton soit parfois critique –, et de la légitimité de ceux qui lui accordent une place importante voire prépondérante dans leur vie1. Mais pourquoi choisir de se placer sous l’appellation d’art ? Pour en revenir plus précisément à l’objet de cette étude : pourquoi vouloir produire de l’art avec des technologies numériques, ou pourquoi souhaiter faire de leur manipulation une pratique artistique – plutôt qu’une autre activité culturelle ou sociale ? Pourquoi s’embarrasser d’un tel statut, vouloir se l’approprier, le déformer, le détruire pour le reconstruire ? Pourquoi prendre le risque de se confronter au Monde de l’art, et sou1 Artistes, collectionneurs, marchands, théoriciens, chercheurs, enseignants, jury de thèse d’arts plastiques et d’esthétique, etc.

mettre ses créations à des critères que l’on juge souvent inadéquats, voire inadaptés à la société actuelle ?

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« Comme l’ “art” est une étiquette prestigieuse qui confère certains avantages à ceux qui peuvent l’apposer à leur activité, beaucoup la revendiquent pour leur travail. D’autres, tout aussi nombreux, se moquent de savoir si ce qu’ils font est de l’art ou n’en est pas […]. Ils ne trouvent ni dévalorisant, ni important, que leurs activités ne soient pas jugées artistiques par ceux qui se soucient de ces choses. » (Becker 1988 : 61) Internet permet la constitution d’autres réseaux, grâce auxquels toutes sortes d’amateurs peuvent diffuser leurs œuvres et en communiquer les appréciations : de nombreux espaces de partage ont été constitués à cet effet, des sites commerciaux (MySpace, DailyMotion, etc.) aux « portails spécialisés »1. Ils s’accompagnent de nouvelles approches des opportunités et des droits des auteurs : remix, détournements, collaborations, licence art libre, copyleft, etc. Les œuvres qu’ils produisent ne participent pas toujours à l’économie artistique. « Most of them don’t look like art. Many are not made by people who call themselves artists » (Blais & Ippolito 2001 : 28). Et pourtant, malgré l’existence de ces réseaux parallèles, le Monde de l’art semble plus durablement fascinant que les technologies, car disposant d’un plus fort pouvoir de consécration2. « Or, le paradoxe de la situation créée par l’art contemporain réside non seulement dans une indéfinition de l’art, mais aussi dans le fait que le mot “art” implique, malgré tout, en dépit de son indétermination, un jugement de valeur. Certes, on ne se préoccupe plus de la beauté de tel ou tel objet, mais reconnaître celui-ci comme de l’art, c’est le singulariser et le ranger dans une catégorie qui n’est pas celle des objets banals » (Jimenez 2005 : 26-27). N’est-ce pas là le processus de distinction décrit par Bourdieu ? Créer, 1 Citons par exemple Digitalarti, « le portail international et la communauté dédiés à l’art numérique. » http://www.digitalarti.com 2 Voir le parcours d’artistes comme G. Chatonsky, O. Kisseleva, C. Closky… Ou le festival annuel des meilleures vidéos du site DailyMotion, projetées au Cinéma des cinéastes. Tous les créateurs ne s’intéressent à ce type de reconnaissance, mais ce sont les trajectoires de ces postulants artistes qui m’intéressent ici.

être intéressé par ou à l’art, c’est s’engager dans des activités remarquables, acceptées dans leurs différences et singularités. Et quelle autre pratique humaine bénéficie d’une si grande liberté et simultanément d’une telle reconnaissance sociale ? N’est-ce pas un pendant à notre société hautement rationalisée et civilisée, dans laquelle la vie est largement codifiée, mais dont les motivations nous sont étrangères – y-a-t-il un échappatoire au travail et à la consommation ? « L’engouement pour l’art et

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la croissance et la multiplication des musées sont donc peut-être de gigantesques entreprises de colmatage du vide symbolique » (Millet 1993 : 238) dans lequel nous flottons, une manière de nous approprier notre environnement en y réintroduisant du désir – le nôtre. Si de nombreuses règles régissent l’art, ce sont aujourd’hui essentiellement celles de la transgression des normes et de la valorisation de la subjectivité, par la création d’œuvres élaborées suivant leur propre logique. Ce monde parallèle accueille et attribue du mérite à des comportements ailleurs taxés de déviants voire d’antisociaux. Cela explique pourquoi l’écart entre l’art et la vie résiste à toutes les tentatives de rapprochement : la distinction ne réside pas dans les différences de nature et d’objet, mais dans leur valorisation. Dire que n’importe quoi est éligible au nom de l’art, c’est être disposé à accorder de l’importance à ce qui passe inaperçu dans la vie courante, à ce qui y est jugé inutile ou inintéressant. C’est opérer un renversement des valeurs, au bénéfice de l’artiste. Le pouvoir et l’attrait de l’art résident dans cette capacité de promotion : il n’y a pas de limite a priori à son champ d’application, pas plus que de critère invariable. « La rhétorique sommaire de l’art, beau mensonge, est trop omniprésente pour être éludée. On se contenterait de la voir remise à sa juste place » (Debray 1992 : 205). Mais celle-ci doit être suffisamment distincte des autres activités humaines, pour mériter son nom. Cette relativité permettrait peut-être de contourner le relativisme exposé par Debray dans Vie et

mort de l’image1 : puisque le concept d’« art » est circonstancié, dans le temps et l’espace, si on veut l’appliquer à d’autres cadres que celui dans lequel il a été pensé, avant et ailleurs, il doit être analysé par rapport à ce qu’il n’est pas, plutôt que selon une essence insaisissable. 1 Paris, Gallimard, Folio Essais, 1992.

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L’empressement des théoriciens numériques à élever leur discipline au rang d’art s’explique peut-être par leur espoir d’en faire accéder les pratiques – dont les discours – au rang d’occupations appréciables. Ils les justifient ainsi par une portée, une influence qui les dépasse : ce n’est pas qu’un passe-temps, un à-côté auquel ils se consacrent une fois qu’ils ont effectué leurs tâches sociales obligatoires, un sous-produit de celles-ci ou un bricolage périphérique. Faite art, cette activité devient automatiquement digne d’intérêt, à même de toucher un large public et, par répercussion, de valoriser ceux qui la pratiquent. Danto qualifiait de transfiguration le passage de l’objet à l’œuvre, mais celle-ci touche également les acteurs de l’art qui sont transformés en artistes, esthéticiens, etc. Ce qui n’était qu’une inclination, une envie, une passion – quelle qu’en soit son monde et son ampleur, quelque chose de subjectif ou de personnel – acquiert une prétention à l’universel, qui concerne potentiellement l’essentiel de l’humanité. Son auteur est alors distingué, ne serait-ce que par la possibilité de signer son œuvre. C’est pourquoi l’art numérique était un état transitoire, avant que ses œuvres intègrent le Monde de l’art, pour y prendre toutes leurs dimensions, ou qu’elles rejoignent le champ social, pour s’inscrire dans la vie quotidienne, sans coup d’éclat. Si la valeur de l’art réside avant tout dans son effet de distinction, on comprend que sa démocratisation soit proscrite : quelles différences pourrait-il subsister entre l’art par, et pour tous, et la vie ? Internet soulève cette question, mais les artistes prennent garde de conserver le contrôle de la rareté et de l’attribution, pour ne pas risquer de perdre leur qualité. UNE TROISIÈME VOIE ? « Toutefois, il faut aussi constater que ces activités [de création numérique] se développent hors du champ de l’art contemporain, de ses réseaux de médiation, de ses publica-

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tions, de sa critique, dans l’ignorance des historiens d’art et des esthéticiens » (Couchot & Hillaire 03 : 179). Mais est-ce à dire qu’elles n’appartiennent ni à l’art,

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ni à la vie ? Existe-t-il un tel espace, en dehors de cette alternative, pour d’autres activités humaines ? Pourquoi pas ? « […] the contours of the next new thing are already taking shape, since the « digital revolution » has long since given rise to totally new forms and manifestations of art situated themselves for the most part beyond the realm of the art establishment and have largely gone unnoticed by of failed to gain acceptables from that establishment » (Stocker 2001 : 13). Ainsi le Monde de l’art est considéré comme déficient, refusant de prendre en compte les évolutions de la création. « Following the digital revolution, there has been a creativity burst that, as a qualitative phenomenon, goes far beyond an increase in the number of those involved in design tasks and challenges in both professional and amateur settings » (Stocker, Shöpf 2001 : 12). En filigrane est dénoncé l’élitisme de l’art, son manque d’ouverture par son refus des pratiques amatrices – ce que l’on appelait autrefois l’art populaire ou vernaculaire. Mais leur promotion est parfois un peu dogmatique, notamment quand elle assure leur mérite selon les critères de l’art, qui ne sont pas nécessairement les siens. Est-ce un coup de force du même ordre que celui qui « fait » l’art des autres, sans respecter l’imaginaire dans lequel il est inscrit ? « Le culte de la ”culture populaire”

n’est, bien souvent, qu’une inversion verbale et sans effet, donc faussement révolutionnaire, du racisme de classe qui réduit les pratiques populaires à la barbarie ou la vulgarité » (Bourdieu 1997 : 91). Les « artistes engagés » essayent de prendre en compte les spécificités technologiques, mais produisent des œuvres intermédiaires, qui défient le jugement de goût. « Internet is an open space where the difference between “art” and “not art” has become blurred as never before in XX century. That’s why there are so few “artists” in this space. There is possibility of misinterpretation and loss of “artistic” identity here. This might be welcome. There are no familiar art institutions and infrastructures here. Internet art is not well paid so far... the equal possibilities of www presentations blur these boundaries even more. Hierarchies are built differently but how ? What is www art - is it public art ? Advertising ? More data noise ? Does it have anything to do with galleries and critics? Do we want it ? » (Alexei Shulgin 1997). Le site www.easylife.org/award/ d’où est extraite cette citation présente les œuvres récompensées, entourées d’une image de cadre ouvragé pour lequel l’adjectif « kitsch » serait faible. « We give it to web-pages that were created not as art works but gave us definite «art» feeling. It may help art to be noticed on the net. » La volonté de créer un « sentiment d’art » est en effet appuyée !

« Les esthéticiens auraient beau jeu d’affirmer qu’ils ne cherchent en rien à formuler des jugements de valeur, mais simplement à distinguer l’art du non-art aussi précisément que possible. Comme toutes les sociétés où des esthéticiens exercent ce rôle font du mot art un terme honorifique, le fait même de tracer une ligne de démarcation contribue inévitablement à établir une hiérarchie parmi les réalisations qui pourraient prétendre au statut d’œuvres d’art. » (Becker 1988 : 152) Howard Becker fait cette remarque suivant son appréciation du Monde de l’art en divers mondes séparés : dans ce cas il est important de se situer du bon côté de la frontière, quitte à la redessiner si nécessaire. La création de l’art numérique est à considérer selon cette perspective, dirigé vers l’intronisation par le cénacle artistique. Mais il s’agit là de faire une place à un système entier, ce qui s’accompagne de perturbations de grande ampleur pour les acteurs en place. La tâche est moins ardue à l’échelle de chaque artiste, dont les préoccupations plus prosaï-

CONCLUSION

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ques sont d’obtenir un espace d’exposition à ses œuvres, d’en vendre certaines ou de recevoir aides publiques ou soutiens de mécènes. Il n’existe plus alors un unique voire quelques concepts d’art, mais des situations particulières à chaque artiste – quand bien même elles seraient conséquences de processus de reconnaissance similaires. Et si « l’art est un concept à centre flottant et à contours flous […] » (Teyssèdre 1977 : 29), il est malléable et tolérant à la nouveauté. Le philosophe prend ici le contre-pied du sociologue, pour rendre compte d’expériences partagées par beaucoup d’artistes, postulants ou confirmés, et plus largement, par tous ceux qui s’impliquent dans cette étrange activité polymorphe conventionnellement appelée « art ». Si elle est rétive à toutes les définitions, la faute n’en est peut-être pas uniquement due aux déficiences de l’ontologie. Le passage à l’art est plus complexe qu’un simple rituel de consécration, lieu d’exposition prestigieux, grands crus de champagne au vernissage, préface prestigieuse sur le catalogue et monographie. Il se produit au contraire avec la multiplication des signes permettant le basculement manifeste vers le Monde de l’art. « Entre l’artistique et le non-artistique, aucune ligne de démarcation. […] Pourtant, à partir du centre conventionnellement (bien que confusément) attribué à l’art par un groupe social, il est permis de décrire des aires suffisamment proches pour que leur “coefficient d’art” soit élevé, d’autres suffisamment éloignées pour qu’il soit faible ou nul. » (Teyssèdre 1977 : 21) Entre et les croûtes du peintre du dimanche et les chefs d’oeuvres, il existe une multitude d’intermédiaires, formant un continuum dans l’échelle des reconnaissances. L’enjeu de la création de l’art numérique est la progression dans ce sens, mais ce n’est qu’un outil au service des impétrants.

CONCLUSION

466


Peut-être pourrait-on reprendre l’explication du fonctionnement des « champs » sociaux, tels que définis par P. Bourdieu. Le jeu qu’on y joue est-il aussi refoulé qu’il le suppose, travesti en « nature » par la doxa ? Ne joue-t-on pas à ces jeux comme un enfant peut jouer au cheval avec un bâton ? Il connaît ce qu’il tient à la main et se plaît à le prendre pour un cheval. Mais qu’il protège cette croyance, pour perpétuer la jouissance de son jeu, ne signifie pas qu’il soit dupe. Les agents d’un champ ne peuvent-ils pas accéder à ce niveau de lucidité quant à leur propre jeu ? Certes, dans la logique de concurrence, de luttes de pouvoir, ils doivent donner le change, mais ils peuvent s’accorder plus de libertés à l’intérieur de leur propre champ. Les questions de catégories et de nom sont importantes, parce qu’elles dirigent les stratégies des agents, mais aussi parce qu’elles se situent à la lisière du jeu, et qu’elles procurent cette jouissance particulière de la mise en danger de la croyance : craindre de la perdre est une occasion de la réaffirmer avec plus de force, et d’en retirer une satisfaction d’autant plus grande que le test est passé, et qu’on l’a fait soi-même basculer du bon côté, celui des choix que l’on vient de faire. On peut ainsi continuer à se leurrer, tout en sachant qu’on le fait, à l’image d’un emboîtement de rêves : on croit parfois se réveiller d’un rêve, à l’intérieur d’un rêve, et cela permet de le continuer de plus belle1. On peut y reconnaître la jouissance de se regarder soi-même jouir : le plaisir est démultiplié mais aussi fragilisé, car il repose sur lui-même : il 1 Cet état d’illusion lucide est également produit par l’ingestion de drogues, ainsi qu’en témoigne les discussions des consommateurs. Celles-ci se développent fréquemment autour de l’effet produit et des efforts pour le prolonger, comme un surfeur vibre de se tenir sur la crête de la vague, parce qu’il sait la chute inévitable.

peut monter très haut ou retomber brusquement – comme une bulle spéculative qui se dégonfle. Pour pousser plus loin encore la réflexion – au risque de l’égarement scolastique –, on pourrait faire le rapprochement avec le jeu du fort da et l’aura selon Walter Benjamin, « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». On est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du

CONCLUSION

467


jeu : on profite du spectacle en même temps qu’on le produit, et ce passage de spectateur à acteur en assure la perpétuation. Ainsi, en jouant à faire de l’art, tantôt en se donnant des airs, en y croyant, tantôt en se moquant de la posture et de ses espoirs, on se prend finalement au jeu. Au jeu de l’art bien sûr, mais aussi à celui de l’ambition artistique, des problématiques, des démarches, des concepts et des théories : on les emprunte, on les commente, on les détourne, on les rectifie et ils deviennent bientôt notre monde. Parfois nous en voyons les limites et jouons avec, en les soulignant ou en les brouillant… Parfois nous n’y voyons que notre horizon, notre rêve et déployons toutes sortes de stratégies pour ne pas en sortir. Souvent ces impressions alternent, et nous choisissons d’entretenir notre aveuglement, tant qu’il peut confirmer l’éclat des bijoux que nous possédons. Ce n’est qu’alors que le jeu peut devenir une vie : l’art devient l’espoir, l’idéal, la quête, la cause, le centre des préoccupations et des occupations tout court. Ces agents de l’art ont réalisé le plus bel objectif des avant-gardes : pour eux, l’art c’est la vie.

CONCLUSION

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QUELQUES ÉVÉNEMENTS DE L’ART NUMÉRIQUE Plutôt qu’une liste exhaustive, un aperçu choisi et significatif d’expositions consacrées à des artistes numériques, ou en accueillant certains, dans le cadre de thématiques plus larges.

10/2008-01/2009 POURQUOI PAS TOI ? Centre George Pompidou (Paris) Installations interactives d’anne Cleary et Dennis Connolly, capteurs de mouvement et algorythmes de création d’images. 2008

HOSPITALITÉS Programme de vidéos proposées par les 28 lieux artistiques qui composent le TRAM. •Grace Ndiritu, Responsible Tourism - The boy, 2007, vidéo. •Dominique Petitgand, J’ai changé / I changed, 2008, vidéo. •Stéphane Pichard, Comme de jour, 2006, vidéo.

12/2008

SOIRÉE SYNAPSE École supérieure d’art (Rueil-Malmaison) Amélie Dubois, Une approche biologique du langage, 2008. Travail d’hybridation (ordinateur) sur les langues.

Quelques événements de l’art numérique

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09-11/2008 MANIÈRES DE FLUER Synesthésie (Saint-Denis)

.

07-09/2007 ENLARGE YOUR PRACTICE Friche Belle de mai (Marseille)

•Jérôme Joy, Interludes (2008), 2008, vidéo.

Beaucoup d’oeuvres utilisant des techniques récentes (utilisation du téléphone portable, vidéo sur le net…), Kolkoz Computer projetant des séquences de YouTube, Newborns, reportage sur les amateurs de second life dans la « vie réelle » (Alain Della Negra & Kaori Kinoshita). Friendly Fire de Fabien Giraud et Raphaël Siboni, reconstituant une simulation de guerre.

•Lab[au], FLUX, Binary Waves,, 2008 installation interactive. •Marie Preston, Plaine-Sans tête, 2008, installation et vidéo. 10/2008

KHMER OBSCURA Meta House (Phnom Penh)

04-08/2007 AIRS DE PARIS Centre George Pompidou (Paris)

Carolina Furque et Stephen Eastaugh, mixed media.

•Alain Bulbex, série Le plan voisin, 2007, photos retouchées de La Défense simulant l’idée du Corbusier. •Oliver Babin, The day after, 2007, réplique d’On Kawara (date du 16 août 2007, le lendemain de la fin de l’expo Airs de Paris). •Mircea Cantor, 1 6m st1ll Aliv3, 2004, pochoir de Ann Lee. •Bertrand Lavier, Rue Réaumur #1, 2000, impression jet d’encre sur toile (tirage unique) d’une photo de «blanc» de vitrine.

06-10/2008 CHINA GOLD Musée Maillol (Paris) Œuvres de Cui Xiuwen, Hong Hao, Jiang Zhi, Miao Xiaochun, Wang Qingsong. Depuis 2008 Festival NÉMO organisé par Arcadi (Paris) 02-05/2008 LES INQUIETS Centre George Pompidou (Paris)

Omer Fast, The Casting, 2007, installation de projections en réalité virtuelle. 02-05/2008 DAVID CLEARBOUT Centre George Pompidou (Paris) David Clearbout, The Casting, 2007, installation de projections en réalité virtuelle. 01-07/2008 OPTRONICA Le cube (Issy-les-Moulineaux)

01-03/2008 EIJA-LIISA AHTILA Jeu de Paume (Paris)

Parmi ses œuvres, beaucoup d’installations / projections.

03-04/2007 JULIANNE ROSE Galerie 13 Sevigné (Paris) 02-04/2007 WE ARE THE ROBOTS Galerie Léo Scheer (Paris) 09/2006-03/2007 LES PEINTRES DE LA VIE MODERNE Centre George Pompidou (Paris) De nombreuses photographies numériques. 10-12/2006 RICH MIX : BRICK LANE, QUARTIER INDO-LONDONIEN Maison Folie Wazemmes (Lille) •Zaidi Ali, Fresh Asian, 2000, photos retouchées, visages « hindouisés ». •IGLOO, Kidzone, exposition interactive. •Rana Naeem, photomontages numériques. •Rana Rashid, Ommatidia, 2004, tirage numérique.

10-12/2007 INTRUSIONS Petit Palais (Paris) Xavier Veilhan, Les ingénieurs, 1998, photographie retouchée numériquement. 06-10/2007 LUXE, CALME, V…

La Panacée (Montpellier)

•Marylène Négro, Eux / Them, 2001, impression sur bâche. •Guillaume Stagnaro, Pavillons, 2005, installation interactive (projection). •Sabine Masignet, 360° de bonheur, 2005, vidéo.

470

Quelques événements de l’art numérique

10/2006

PULSAR (Caracas) Conférence de Miguel Chevalier, prix du meilleur court-métrage d’animation.

09-11.2006 LE NUAGE MAGELLAN Centre George Pompidou (Paris) Montages de films d’animation sous la direction de Pavel Althamer.

Quelques événements de l’art numérique

471


03-04/2006 VERA MOLNÁR à la Galerie Cour Carrée (Paris)

12/2004-02/2005 CONTRE POINT Le Louvre (Paris)

06-08/2006 50 JPG - 50 JOURS POUR LA PHOTOGRAPHIE À GENÈVE Centre de la photographie (Genève) Lindner Ute & Gerber Ronald, The Story of the Youth Who Went Forth to learn What Fear Was, photographies retouchées, 2004.

10/2004

11/2005-01/2006 ENSEIGNER / PRODUIRE : UNE EXPOSITION-ENQUÊTE, LE NUMÉRIQUE DANS L’ART Centre George Pompidou (Paris)

•Gerber Ronald photographies retouchées. •Flavia Da Fin, montages photographiques. •Simon Boudvin, montages photographiques. •Setareh Shahbazi, installation et dessin numérique. •Justin Manor, installation interactive.

05-08/2004 GAME ON Le Tri Postal (Lille) 05/2004

04/2005

NOWA POLSKA (Lille)

2003-2004

9E BIENNALE INTERNATIONALE DU CAIRE Rana Rashid, Cette image ne repose pas en paix, 2003, tirage numérique.

10-11/2003 @RT OUTSIDERS MEP (Paris) 10/2003

NUIT BLANCHE 2003 (Paris)

.

•William Forsythe , City of abstracts, 2003, installation multimédia interactive. •XavierVeilhan , 2003, panneau d’ampoules (passant un film sur l’histoire de l’informatique). •Gregory Chatonsky , Netsleepers, 2003, performance-concert. •Electronic Shadow dans un magasin Habitat. •Numérique à la MEP. •Sleep*less*net (net artistes) dans l’hôtel de la Trémoille.

NOVES ADQUISICIONS Fondation « La caixa » (Barcelone) Dominique Gonzalez-Fœrster, Petita, 2001, installation et vidéo numérique.

Depuis 2005 Festival BAINS NUMÉRIQUES CdA (Enghien les bains)

06/2003

472

Quelques événements de l’art numérique

Quelques événements de l’art numérique

Une installation vidéo interactive avec un micro comme capteur (dans la maison-folie de Wazemmes).

08-09/2005 920 KILOGRAMS Musée Duolun (Shanghai) •SK, Nowhere to meet, Series3, 2005, montage numérique. •Ma Qiusha, 00:04:06:25, 2004, animation. •Haung Kui,The story of glory, 2005, montages numériques. •Chi Peng, Sprinting forward, 2003, montages numériques.

•Rafael Besaccia de la Puente, Magna Opéra op.1, el Tiempo, 1997, animation 3D. •Angie Bonino, Das Bild (la imagen), 2000-2001, vidéo numérique. •Ivan Lozano, ¿Donde habitas? (qué rica combination), 2000-2001, vidéo numérique.

Pikslaverk (Reykjavik), Pixelazo (Colombia), Afropixel (Dakar) et Pixelist (Istanbul)

06-10/2005 J’EN RÊVE Fondation Cartier (Paris)

08-10/2004 EL FINAL DEL ECLIPSE (Lima)

Depuis 2006 Festival MAL AU PIXEL (Paris, Saint-Ouen) En lien avec Pixelache (Helsinski), Pixelvärk (Stockholm), Piksel (Bergen),

NUIT BLANCHE 2004 (Paris)

•Marcelli Antúnez Roca, Résistance, installation multimédia interactive, 2004. •Bruno Erlich, Le bâtiment, installation interactive, 2004. •Territoires numériques à la Villette. •Gardez les yeux ouverts au Batofar.

05-06/2006 JULIANNE ROSE Galerie 13 Sevigné (Paris)

Gary Hill, I can’t stop reading it, 2004, installation vidéo (images 3D).

05-07/2006 CLAUDE CLOSKY Centre George Pompidou (Paris)

Depuis 2006 DIVA FAIR (New York, Bruxelles, Cologne, Paris)

CHINE[S] VIDÉOART ET CINÉMA EXPÉRIMENTAL DE CHINE POPULAIRE ET DE TAÎWAN Light Cone (Paris)

473


10/2002

NUIT BLANCHE 2002 (Paris)

1983-84

•Nathalie Junod Ponsard, Eaux profondes, 2002, animation vidéo de la piscine. •Chaos computer club, Arcade, 2002, installation lumineuse interactive.

ELECTRA, L’ÉLECTRICITÉ ET L’ÉLECTRONIQUE DANS L’ART DU XXIÈME SIÈCLE Musée d’art moderne de la ville de Paris .

Depuis 1979 ARS ELECTRONICA, FESTIVAL FÜR KUNST, TECHNOLOGIE UND GESELLSCHAFT (Linz)

2002-04-06 VILLETTE NUMÉRIQUE La Villette (Paris)

Depuis 1974 Festival SIGGRAPH (los Angeles)

Depuis 2002 Festival 1ER CONTACT (Issy les moulineaux)

1970

KOMPUTER KUNST (Hanovre)

07-10/2002 KAWAII ! VACANCES D’ÉTÉ Fondation Cartier (Paris)

1965

COMPUTER-GENERATED PICTURES Howard wise gallery (New York)

1956

CYSP 1, ballet orchestré par Maurice Béjart à Marseille, du nom d’une sculpture cybernétique de Nicolas Schöffer.

Chiho Aoshima, images oniriques crées sur ordinateur. 12/2001

BATOFAR CHERCHE TOKYO Batofar (Paris)

•Command n, happenings, vidéo. •FLOW, happenings, installations. 10/2000

6E RENCONTRES ARTS ÉLÉCTRONIQUES (Rennes)

12/2000

ISAE 2000_ RÉVÉLATION (Paris)

.

Depuis 1999 Festival EXIT MAC (Créteil) Depuis 1997 FESTIVAL INTERNACIONAL DE VIDEO/ARTE/ELECTRÓNICA (Lima, Cuzco, Trujillo, Arequipa…) 1996

1ÈRE BIENNALE DU PRINTEMPS D’ARTISTES ARS MULTIMÉDIA (Metz)

1995

3E BIENNALE D’ART CONTEMPORAIN DE LYON

1992-95

REVUE VIRTUELLE Centre George Pompidou (Paris)

1991-92

MACHINES À COMMUNIQUER Cité des Sciences (Paris)

1990-96

Biennale ARTIFICES (Saint-Denis)

1990-94-98 RENCONTRES INTERNATIONALES ART CINÉMA VIDÉO ORDINATEUR (Paris) 1990

PASSAGE DE L’IMAGE Centre George Pompidou (Paris)

Depuis 1989 Biennale ZKM (Karlsruhe) 1988

1ère biennale ISAE (Utrecht) Elle eut lieu ensuite à Groningen, Sydney, Minneapolis, Helsinki, Montreal, Rotterdam, Chicago…

1985

LES IMMATÉRIAUX Centre George Pompidou (Paris)

474

Quelques événements de l’art numérique

Quelques événements de l’art numérique

475


INDEX DES NOMS ACCONCI VITO : 65, 313. ACHOUR BORIS : 340, 342, 347. AES+F : 207, 208, 369. AITKEN DOUG : 342. ALBERTI LEON BATTISTA : 58, 132. ALIZART MARK : 358. ALLEN LILLY : 286. ALLEN REBECCA : 24, 58, 129, 307. AMKRAUT SUSAN & GIRARD MICHAEL : 91. APOLLINAIRE GUILLAUME : 266. ARDENNE PAUL : 250, 453. ARIAS MICHAEL : 109. ARISTOTE : 62, 67, 137, 223. ARNDT OLAF & SCHÖNENBACH JANNEKE : 208. ®™ARK : 279, 285. AZIMOV ISAAC : 92, 165. AZIOSMANOFF FLORENT : 19, 20, 73, 74, 80, 81, 89, 90, 146, 151, 159, 179, 258, 268. AZIZ + CUCHER : 92, 331, 342.

index des noms

476


BABONI SCHILINGI JACOPO : 74, 78, 89.

BONGIOVANNI PIERRE : 181, 332, 420.

BAQUÉ DOMINIQUE : 249, 299, 307, 331.

BONINO ANGIE : 5, 171.

BAILLY JEAN-CHRISTOPHE : 190, 277, 280, 282, 283, 285.

BOOKCHIN NATHALIE : 284.

BALDESSARI JOHN : 51.

BORGES JORGE LUIS : 118, 123, 124.

BALPE JEAN-PIERRE : 17, 21, 25, 34, 41, 46, 74, 77, 84, 87, 197, 242, 248, 274, 276, 343, 352, 428, 441.

BOUDVIN SIMON : 29, 288, 336.

BALZAC HONORÉ DE : 46.

BOULBÈS CAROLE : 348. BOULEZ PIERRE : 36.

BARBAUD PIERRE : 18, 178.

BOUR MARTINE : 193, 305, 309, 313.

BARNEY MATTHEW : 120, 195, 310, 341, 342.

BATAILLE GEORGES : 344.

BOURDIEU PIERRE : 45, 101, 154, 163, 172, 174, 225, 228, 229, 230, 249, 253, 254, 256, 261, 264, 334, 340, 355, 359, 361, 365, 367, 372, 375, 377, 379, 380, 383, 386, 400, 402, 403, 404, 405, 407, 409, 412, 413, 414, 415, 416, 421, 462, 465, 467.

BAUDELAIRE CHARLES : 46, 266, 379, 380.

BRET MICHEL : 82, 91, 93, 258, 371.

BAUDRILLARD JEAN : 41, 78, 116, 322, 336, 337.

BRIAND MATHIEU : 29, 220, 347, 352.

BEC LOUIS : 364, 365.

BRUCKMAYR DIETMAR : 269, 291.

BECKER HOWARD S. : 6, 8, 101, 144, 174, 228, 237, 374, 380, 385, 397, 398, 399, 400, 401, 404, 405, 406, 407, 409, 410, 441, 450, 453, 457, 462.

BRUNELLESCHI FILIPPO : 132.

BÉJART MAURICE : 335.

BUNTING HEATH : 276, 278.

BENAYOUN PIERRE : 75, 128, 326.

BUREAUD ANNICK : 28, 221, 249, 258, 264.

BENJAMIN WALTER : 63, 70, 156, 347, 467.

BUREN DANIEL : 191, 345, 387, 399.

BARTHES ROLAND : 162, 328.

BRUNO CHRISTOPHE : 309.

BERNARD THIERRY : 90, 276, 277. BERNSTRUP TOBIAS : 78, 204, 377.

CADET FRANCE : 219, 220.

BERSINI HUGUES : 58, 91, 92, 142.

CAGE JOHN : 397, 443.

BERTRAND LOÏC : 27, 456.

CAI GUO QIANG : 182.

BEUYS JOSEPH : 378.

CAILLAUD BERNARD : 41, 64, 135, 160, 193, 262.

BLAIS JOCINE & IPPOCITO JON  462.

CAMPUS PETER : 65, 313, 363.

BOCCANFUSO RAPHAËL : 171

CAUQUELIN ANNE : 52, 55, 56, 63, 66, 67, 78, 80, 133, 171, 205, 214, 265.

BOISSIER JEAN-LOUIS : 18, 21, 33, 40, 52, 74, 75, 80, 83, 85, 86, 88, 95, 96, 109, 146, 186, 197, 205, 220, 242, 246, 258, 264, 325, 423, 428.

477

index des noms

CHAOS COMPUTER CLUB : 85, 86.

index des noms

478


CHARBONNIER GEORGES : 195, 201, 214, 272,273.

DEBRAY RÉGIS : 433, 434, 435, 463.

CHATEAU DOMINIQUE : 48, 240, 319, 353, 370, 371, 372, 373, 397, 415, 416.

DÉCOUFLÉ PHILIPPE : 313. DELAUNAY ROBERT : 46.

CHEVALIER MIGUEL : 60.

DELEUZE GILLES : 243, 334, 346, 368, 444, 446.

CHRISTOFOL JEAN : 88.

DEMAND THOMAS : 62.

CLAERBOUT DAVID : 120, 121.

DEPARDON RAYMOND : 316.

CODUYS THIERRY : 455.

DANIEL DEZEUZE : 186.

COLOMER JORDI : 341.

DICKIE GEORGE : 171, 371, 372, 400, 415.

COSTA MARIO : 65. COURBET GUSTAVE : 46.

DIDI-HUBERMAN GEORGES : 42, 53, 57, 70, 124, 126, 131, 140, 142, 275, 328.

COURCHESNE LUC : 72, 77, 207, 298, 321.

DIEUDONNÉ BRUNO : 456, 460.

CHATONSKY GREGORY : 33, 120, 158, 159, 352, 462.

DILLER ELIZABETH& SCOFIDIO RICARDO : 96.

CLEARY ANNE & CONNOLLY DENIS : 41, 289.

DOMECQ JEAN-PHILLIPE : 152, 159, 390

CLOTTES JEAN : 378.

DROUHIN REYNALD : 33, 120, 346, 352.

CLOSKY CLAUDE : 27, 71, 133 ,198, 352, 452, 461.

DUBOIS KITSOU : 96.

CROISY THIBAUD : 368.

DUCHAMP MARCEL : 20, 48, 52, 74, 119, 174, 250, 320, 327, 329, 343, 370, 378, 381, 389, 431, 435.

CROS MICHAËL : 82, 210.

DU ZHENJUN : 82.

COSIC VUK : 276, 278, 385. COUCHOT EDMOND : 8, 13, 17, 19, 20, 26, 27, 28, 29, 34, 36, 38, 39, 42, 43, 46, 55, 57, 58, 59, 61, 65, 67, 68, 71, 72, 73, 75, 76, 81, 83, 84, 89, 91, 92, 93, 112, 116, 122, 145, 158, 159, 160, 163, 172, 178, 190, 202, 234, 242, 243, 244, 246, 248, 255, 257, 260, 261, 264, 268, 269, 280, 307, 309, 316, 319, 335, 391, 393, 394, 395, 413, 419, 424, 425, 428, 429, 440.

DUGUET ANNE-MARIE : 258, 352. DE DUVE THIERRY : 48, 106, 128, 131, 218, 223, 224, 264, 329, 368, 375, 376, 377, 403, 434, 443, 453. DELVOYE WIM : 93, 182, 392.

ECO UMBERTO : 51, 74, 150, 226, 363, 378.

DAGOGNET FRANÇOIS : 223, 236, 237.

ETOY : 279.

DAFT PUNK : 37. DANTO ARTHUR : 150, 171, 206, 217, 238, 240, 241, 328, 360, 370, 371, 385, 414, 416, 437, 464.

EVANS WALKER : 119, 120.

DA RIN FLAVIA : 29, 77, 336.

479

index des noms

index des noms

480


FEINGOLD KENNETH : 94, 334.

GRAUMANN HERVÉ : 207, 322.

FISCHLI PETER & WEISS DAVID : 121, 307.

GREAT ESCAPE & WIRXLI FLIMFLAM : 121.

FIETZEK FRANK : 78.

GREEN RACHEL : 185, 276, 279, 282, 421, 450, 451.

FISHER SCOTT : 95, 97, 242.

GREENBERG CLEMENT : 251, 254, 320, 399, 439.

FLAUBERT GUSTAVE : 379, 389, 392, 393.

GROUPE D’ART ET D’INFORMATIQUE DE VINCENNES (GAIV) : 18 ,303.

FLEISCHER RICHARD : 165.

GROUPE DE RECHERCHE D’ART VISUEL (GRAV) : 74, 244, 394.

FLEURY LOUIS : 43.

GROVE KATHY : 120, 331.

FOREST FRED : 32, 65, 66, 68, 70, 86, 174, 191.

GUATTARI FELIX : 243, 330, 334, 346, 347, 368, 437, 446.

DELLA FRANCESCA PIERRO : 42, 127.

GUYKASER : 81.

FRANCIS SAM : 219. FREUD SIGMUND : 153, 218.

HANSEN MARK & RUBIN BEN : 66, 276.

FRIZE NICOLAS : 182.

HAMILTON RICHARD : 127.

FRY BENJAMIN : 284.

HARWOOD GRAHAM : 279. HEIDEGGER MARTIN : 137, 365, 366, 416.

GENTY PHILIPPE : 213, 310, 313.

HEINICH NATHALIE : 6, 238, 239, 241, 249, 253, 254, 255, 264, 390, 392, 393, 402, 403, 409, 414, 415, 416, 417, 419, 420, 429, 431, 432, 433, 449, 451, 459.

GERBER RONALD : 29, 41, 77, 92.

HILL GARY : 298.

GILBERT & GEORGE : 298. GIMEL AUGUSTIN : 5, 121, 172, 339, 340.

HILLAIRE NORBERT : 8, 13, 17, 19, 27, 28, 29, 34, 39, 59, 61, 63, 64, 112, 145, 158, 160, 172, 178, 234, 242, 243, 244, 246, 261, 268, 269, 271, 280, 308, 39, 371, 395, 413, 419, 424, 425, 428, 429, 440.

GLISSANT ÉDOUARD : 308, 345, 346, 368.

HIRST DAMIEN : 171, 182, 195, 392, 394, 436.

GOLDBERG KEN : 66, 67.

HOBERMAN PERRY : 322, 323.

GOODMAN NELSON : 74, 91, 140, 177.

J.F. HUANG VINCENT : 208.

GORDON DOUGLAS : 342.

HUEBLER DOUGLAS : 51.

GOTAN PROJECT: 37.

HUXLEY ALDOUS : 165

GRANGER VALÉRIE : 71.

HUYGHES PIERRE : 88, 120, 121, 195, 297, 310, 341, 352.

GATES BILL : 153, 282, 293.

GRAHAM DAN : 65, 79. GRASSO LAURENT : 211, 220, 339.

481

IKAM CATHERINE : 43, 58, 258, 352.

index des noms

index des noms

482


JACQUET ALAIN : 119. JACOTOT JOSEPH : 405.

LANDRETH CHRIS : 127.

JAFFRENOU MICHEL : 95, 202.

LANGE DOROTHEA : 120.

JAVEAU CLAUDE : 229, 233, 265, 442.

LANGLADE CATHERINE : 84. LATHAM WILLIAM : 43, 91.

JIMENEZ MARC : 183, 310, 311, 431, 462.

LE CHEVALLIER MARTIN : 183.

JODI.ORG : 323.

LEGRADY GEORGE : 75, 258, 321, 352.

JULLIEN FRANÇOIS : 55, 138, 141, 332, 354.

LESTOCART LOUIS-JOSÉ : 95.

JUDD DONALD : 53.

LÉVÈQUE CLAUDE : 37.

JUSTON-COUMAY REMY : 107, 275.

LEVIN GOLAN : 191. LEVINE SHERRIE : 119, 120.

KAC EDUARDO : 91, 180, 276, 284, 338.

LEVI-STRAUSS CLAUDE : 155.

KAHNWEILER DANIEL-HENRY : 251, 266, 399.

LÉVY PIERRE : 74, 104, 107, 145, 172, 189, 350, 364, 413.

KANDINSKY VASSILY : 46.

LEVY VINCENT : 65.

KANT IMMANUEL : 153, 225.

LEWITT SOL : 19, 42, 64, 353.

KERJAN CÉCILE & PERROT XAVIER : 62, 67, 137, 223.

LEYDIER RICHARD : 297, 336.

KIHM CHRISTOPHE : 249, 270, 358. KISSELEVA OLGA : 5, 31, 112, 114, 145, 149, 150, 152, 159, 161, 164, 235, 258, 307, 339, 352, 384, 396, 452, 462. LA KITCHEN : 342, 445.

LICHENSTEIN ROY : 119. LILIANA OLGA : 278. LIPPARD LUCY : 251, 399.

KLEIN GÉRALD : 74, 166, 167.

LISBERGER STEVEN : 24.

KLEIN YVES : 343.

LORENZ HENRI : 347.

KOLKOZ : 29, 77, 208, 347, 352.

LUBLIN LÉA : 72.

KOONS JEFF : 171, 392, 393, 394, 436. KOSSUTH JOSEPH : 51.

M / M : 341.

KOWALSKI PIOTR : 134.

MAC LUHAN MARSHALL : 12, 42, 107, 108, 181, 186, 190, 191, 306, 376, 388.

KRAFTWERK : 24, 37, 58, 129. KRAMER HILTON : 254, 381, 382, 383, 386, 387, 388, 389, 436, 439.

MAFFESOLI MICHEL : 13, 373.

KUITCA GUILLERMO : 336.

483

MAEDA JOHN : 11, 64, 97, 134, 258, 339.

index des noms

index des noms

484


MOREL JULIE : 33, 90, 352.

DE MAISON ROUGE ISABELLE : 182.

MÖLLER ABRAHAM : 65.

MALEVITCH KASIMIR : 320. MANET EDOUARD : 119, 319, 380.

MOULIN RAYMONDE : 173, 175, 177, 259, 342, 389, 390, 399, 400, 401, 407.

MANOR JUSTIN : 336.

MRÉJEN VALÉRIE : 37.

MANOVICH LEV : 9, 242, 364.

COMPAGNIE MULLERAS : 313.

MARSHALL MARIA : 333.

MULLICAN MATT : 58, 127, 128, 258.

MATHEVET FRÉDÉRIc : 459.

MUNTADAS ANTONI : 279.

MELANÇON JÉRÔME : 264, 362. MENGBO FENG : 78, 128, 377.

N+N CORSINO : 313.

MENILACHI ARMANDO : 313.

NAPIER MARC : 191, 284, 285.

DE MÈREDIEU FLORENCE : 16, 21, 25, 34, 41, 43, 44, 47, 48, 57, 75, 82, 84, 86, 106, 119, 120, 124, 125, 126, 131, 136, 143, 145, 146, 180, 181, 196, 198, 199, 211, 212, 281, 298, 299, 300, 303, 307, 308, 310, 312, 313, 316, 318, 333, 413, 447.

NAUMAN BRUCE : 65.

MEYER MICHEL : 161, 265, 359, 360.

NECHVATAL JOSEPH : 165, 215, 286, 331, 347, 398.

ON JOSH : 279

MIGNONNEAU LAURENT : 82, 91, 210, 258.

OPALKA ROMAN : 42.

MILLER STEVE : 331. MILLET CATHERINE : 87, 152, 178, 250, 320, 388, 439, 450, 463. MOHR MANFRED : 129, 134, 256. MOISDON TREMBLEY STÉPHANIE : 292, 345. MOLES ABRAHAM : 157, 226, 241, 251, 252, 523, 254, 256, 266, 352, 366, 399, 440.

ORLAN : 200, 298, 299, 352. ORWELL GEORGE : 166.

PAIK NAM JUNE : 41, 48, 170, 264, 342. PAGÈS BERNARD : 255.

MOLLET-VIEVILLE GHISLAIN : 355.

PARIS GUILLAUME : 48.

MOLNÁR VERA : 10, 19, 21, 24, 26, 129, 134, 194, 256, 269, 288, 292, 297, 352, 408.

PARRENO PHILIPPE : 88, 341, 342.

MONGREL : 279, 285.

PAUL CHRISTIANE : 9, 14, 22, 23, 29, 34, 54, 56, 57, 71, 72, 95, 109, 134, 234, 283, 317, 318, 454.

MONTALVO JOSÉ & HERVIEU DOMINIQUE : 212, 213, 313.

PELÉ GÉRARD : 33, 41, 48, 60, 70, 77, 122, 123, 124, 130, 135 ,138, 139, 140, 154, 159, 180, 187, 189, 212, 223, 224, 225, 256, 276, 322, 329, 330, 338, 343, 344, 345, 356, 357, 366, 378, 441, 455.

MOONEY ELISABETH : 5, 317.

PENONE GIUSEPPE : 93, 336.

MONTAGNÉ JEAN-NOËL : 21, 153, 172, 173, 181, 343, 344, 409, 423.

485

index des noms

index des noms

486


PEREZ SOPHIE & BOUSSIRON XAVIER : 310.

DE ROSNAY JOËL : 154, 172, 269.

PERRIN FRANCK : 215, 336.

ROSSET CLÉMENT : 154.

PIAN YI : 5, 340.

ROTHKO MARK : 320.

PICASSO PABLO : 119, 219, 387.

ROVNER MICHAL : 333.

PLAS MARC : 5, 89, 90, 122, 172, 343, 460.

RUFF THOMAS : 44, 121, 340.

PLATON : 57, 137, 138, 139, 153.

RUSH MICHAËL : 164, 312, 322, 333, 342.

PLOTIN : 137. POLLOCK JACKSON : 127, 320.

SAATCHI CHARLES : 183, 399, 403.

PONTUS-HULTEN KARL GUNNAR VOUGT : 159, 267, 273.

SANDISON CHARLES : 96.

POPPER FRANK : 10, 21, 33, 73, 92, 134, 145, 159, 234, 247, 257, 440.

SASNAL WILHELM : 317.

PENONE GIUSEPPE : 93.

SAUVAGEOT JACQUES : 312. SCHAEFFER JEAN-MARIE : 33, 34, 39, 62, 108, 22, 276, 294, 306, 308.

QUÉAU PHILIPPE : 54, 138, 164, 172, 202, 242, 258, 267.

SCHAEFFER PIERRE : 36, 352. SHULGIN ALEXEI : 465.

RANCIÈRE JACQUES : 405.

SESTER MARIE : 81.

RAUSCHENBERG ROBERT : 23, 65, 134, 204.

SETAREH SHAHBAZI : 336.

RHEINGOLD HOWARD : 263.

SHAW JEFFREY : 11, 48, 128, 178, 198, 210, 258, 297.

REINHARDT AD : 219.

SHERMAN CINDY : 120.

REMBRANDT HARMENSZOON VAN RIJN : 23, 177.

SIMONDON GILBERT : 345, 356.

RESTANY PIERRE : 251.

SIMS KARL : 11, 52, 76, 91, 119, 134, 258.

RIEUSSET-LEMARIÉ ISABELLE : 90, 277.

SLATTER HOWARD : 330, 338.

RISCH DAMARIS : 78, 90.

SOMMERER CHRISTA : 82, 91, 210, 258.

RIZZO CHRISTIAN : 305.

SORIN PIERRICK : 310, 334, 340, 347.

ROCHLITZ RAINER : 128, 379, 385, 388, 435, 437.

SOULIER ÉMILE : 269, 270, 454.

ROKEBY DAVID : 94.

STEINBECK JOHN : 92.

RONDEPIERRE ERIC : 90, 343.

STELARC : 65, 66, 67, 103, 276, 292, 322, 352.

ROSE JULIANNE : 32.

STELLA FRANK : 191.

487

index des noms

index des noms

488


STIEGLER BERNARD : 98, 170.

WALICZKY TAMAS : 60, 109.

STOCKER GERFRIED : 453, 465.

WARHOL ANDY : 20, 23, 48, 134, 171, 182, 183, 185, 241, 327, 370, 389, 390, 436.

TEYSSÈDRE BERNARD : 18, 173, 179, 194, 196, 214, 256, 277, 278, 281, 285, 303, 466.

WECKER FREDERIC : 450. WEINER LAWRENCE : 52, 398.

THEREMIN LEON : 46.

WEISSBERG JEAN-LOUIS : 41, 67, 76, 86, 285, 364.

THÉRIAULT MÉLISSA : 240, 241.

WEERASETHAKUL APICHATPONG : 240, 342.

TINGULEY JEAN : 23, 94, 134.

WILSON BOB : 193.

TODOROV TZVETAN : 420, 451.

WITTGENSTEIN LUDWIG : 371.

DE TOLEDO CAMILLE : 152.

WURM ERWIN : 348.

TOMASSONE RICHARD, DANZART MARC, DAUDIN JEAN-JACQUES, MASSON JEAN-PIERRE : 59, 124, 227. XENAKIS IANNIS : 36, 178.

TORSSON PALLE : 78, 206, 377. TRAMUS MARIE-HÉLÈNE : 82, 91, 93, 258, 371.

ZORILLA ALEJANDRO : 62.

TURINE THOMAS : 455.

ULTRALAB™ : 136, 177, 204, 215, 360.

VANTILLARD EMMANUEL : 304. VARINI FELICE : 48. VASARI GIORGIO : 58, 142. VELÁZQUEZ (DIEGO RODRÍGUEZ DE SILVA Y) : 319. VERDET SYLVAIN : 27. VION-DURY JEAN : 95. VIOLA BILL : 164, 298, 342. VIRILIO PAUL : 156, 271, 306, 316, 322.

489

index des noms

index des noms

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Bibliographie

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REMERCIEMENTS À Gérard Pelé, pour m’avoir lu et relu, conseillé, et aiguillé dans ma recherche, et inspiré le développement de plusieurs des problématiques de cette thèse.

À Claire et à Bertrand, pour m’avoir infailliblement soutenu, et pour leur infinie patience dans les corrections de mes textes. Merci à Claire et à Christophe pour avoir traqué mes fautes d’orthographe et formulations bancales.

À tous mes amis et ma famille, qui m’ont motivé dans l’avancement de cette recherche, notamment en me demandant inlassablement : « tu en es où dans ta thèse ? ». Je tiens à remercier tout particulièrement Laetitia, Stéphanie, et Loïc.

Pour le Jardin des Manguiers : Étienne Hulin et Jimmy Bardin, sans qui l’œuvre n’aurait pu prendre cette forme, Loïc et Bruno, pour m’avoir fourni des photos à y intégrer, Gérard Pelé, pour m’avoir proposé d’exposer, et Thierry Coduys pour m’avoir fait confiance.

Remerciements

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