Suite
Expérimenter — Produire — Exposer
Raphaël Siboni et Fabien Giraud La Vallée de Silice (2045-1542) Metaxu (Toulon) 11 mai → 13 juillet 2019 ●
Laurent Pernot
Titans espace 36 (Saint-Omer) 18 mai → 6 juillet 2019 ●
Sépànd Danesh
Degré zéro du hub Sunset (Besançon) 13 octobre → 9 novembre 2019 ●
Hélène Bertin, Éléonore False, Ingrid Luche Bertfalhe 40mcube (Rennes) 19 octobre → 21 décembre 2019
Babette Mangolte Spaces to SEE 2 MARS / 16 JUIN 2019
www.cnap.fr
Place du château 87600 Rochechouart Tel : 05 55 03 77 77 fax : 05 55 03 72 40 contact.musee@haute-vienne.fr
www.musee-rochechouart.com © Babette Mangolte
Pour la cinquième année du programme Suite, le Centre national des arts plastiques (Cnap) en partenariat avec l’ADAGP, souhaite donner une visibilité publique à une sélection de projets ayant bénéficié d’un soutien à la recherche et à la production artistique en les accompagnant dans le cadre d’une exposition.
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Les jours de pleine lune #10, lundi 30 avril 2018 Au centre, Morgan Courtois, Still life, 2018. Au mur à gauche, Pierre-Olivier Arnaud, Post, 2018. Au mur à droite, Daniel Spoerri, Sans-titre, 2012, série des Faux Tableaux piège. © Matthieu Dussol
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WWW.LATOLERIE.FR 04 73 90 29 23 LA TÔLERIE, espace municipal d’art contemporain, 10, rue de Bien-Assis 63100 Clermont-Ferrand Ouvert du mercredi au samedi de 14h à 18h. Non-breaking space est soutenu par la ville de Clermont-Ferrand, Clermont Auvergne Métropole et le Ministère de la Culture et de la Communication-Drac Auvergne-Rhône-Alpes.
Les jours de pleine lune #20 vendredi 19 avril 2019 Les jours de pleine lune #21 samedi 18 mai 2019 Les jours de pleine lune #22 lundi 17 juin 2019
LA TÔLERIE, espace municipal d’art contemporain, 10, rue de Bien-Assis 63100 Clermont-Ferrand Ouvert du mercredi au samedi de 14h à 18h.
Au musée d’art contemporain de Lyon, quatre expositions, des concerts, des performances, des rencontres : ça va faire du bruit !
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Du 8 mars au 7 juillet 2019 au
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R Les ateliers du
Grand Large
à Décines (69) : site de création des arts visuels Les ateliers du Grand Large sont portés par l’ADÉRA, association des 5 écoles supérieures d’art et de design de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui contribue à la scène artistique et à la professionnalisation des artistes plasticiens et designers diplômés.
Ateliers du Grand Large 15 rue Sully, 69150 Décines 04 78 80 60 57
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40 artistes en résidence par an
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plus de 2500 m2 dédiés à la création et à l’innovation
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un lieu d’ouverture sur la vie professionnelle : rencontres, colloques, portes ouvertes
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un espace de co-working pour les acteurs des arts visuels : • AC//RA, Art contemporain Auvergne-Rhône-Alpes • DDA-RA, Documents d’artistes Auvergne-Rhône-Alpes • Rendez-vous Jeune Création / Biennale de Lyon
Maxwell Alexandre, Megazord, de la série Pardo é Papel, 2018 (détail). Courtesy Fortes D’Aloia & Gabriel et A Gentil Carioca
www.mac-lyon.com
FOCUS /
4 PROGRAMMES DE RECHERCHE « Figures de transition », « Un film infini (le travail) », « Léviathan », « Des exils »
La Coopérative de Recherche
ÉCOLE SUPÉRIEURE D’ART DE CLERMONT MÉTROPOLE
ET DES PROJECTIONS, JOURNÉES D’ÉTUDES, CONFÉRENCES, EXPOSITIONS, ÉDITIONS ...
Tous les évènements de la Coopérative de Recherche sur www.esacm.fr
Espace de réflexion, au coeur de l’École Supérieure d’Art de Clermont Métropole, qui réunit enseignants, étudiants-chercheurs, et résidents-chercheurs, dans une dynamique collective de recherche en art.
CENTRE D’ART CONTEMPORAIN PARC MONTESSUIT — 12, RUE DE GENÈVE 74100 ANNEMASSE FR
EXPOSITIONS OUVERTES DU MARDI AU SAMEDI DE 14H À 18H30 WWW.VILLADUPARC.ORG
WHITE MIRROR Saison 2018-2019 YOU SHOULD ONLY HAVE EYES FOR ME Émilie Brout & Maxime Marion 13.10.2018 — 19.01.2019 SEDONA par le Syndicat Magnifique avec Cédric Esturillo, Julie Grosche, Jade Gordon & Megan Whitmarsh, Anne-Sarah Huet, Carin Klonowski, Lou Masduraud, Shana Moulton, MSHR, Tabita Rezaire, Adam Ulbert. Avec la participation de Tom Dongo 09.02 — 18.05.2019
Villa du Parc
Conception graphique : Charles Villa
ELLE DISAIT BONJOUR AUX MACHINES It’s Our Playground 15.06 — 22.09.2019
Merci aux résidents de la saison 2018/2019 : Marina Guyot, Steve Hockett, Pedro Huet, Pepa Ivanova, Elias Necol Melad, Amelia Phythian, Anthony Plasse, Louise Porte, Clara Puleio, Babeth Rambault, Catarina Real, Elvia Teotksi et Sam Vernon. Merci aux résidences partenaires : AIR Antwerpen à Anvers, Maus Hábitos à Porto, Caustic Coastal à Salford , Real Time & Space à Oakland.
www.artistesenresidence.fr
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Sommaire
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p.15-24.... Création In situ ........... Recent Horizontal ........... and Verticals ........... par Sophie T. Lvoff
Expositions: critiques et entretiens p.28-31.... Joëlle Tuerlinckx au CIAP ........... Vassivière par Camille ........... Paulhan p.32-35.... Nadira Husain à la Villa ........... du Parc par Marie Chênel p.36-39.... Carbone 18 par Benoît ........... Lamy de La Chapelle p.40-43.... Jochen Lempert au Musée ........... d’art contemporain ........... de la Haute-Vienne ........... par Leïla Couradin p.44-47.... «Le Génie du lieu» ........... au Creux de l’enfer ........... par Hanna Alkema Focus p.50-53.... FLÂNOCHERIE EN BUNDSCHUH ........... par Lætitia Paviani p.54-61.... Être à la bordure, ........... entretien avec Non-breaking ........... space, La Tôlerie, ........... par Sophie Lapalu p.62-65.... Bikini par Ilan Michel p.66-69.... FRAC-Artothèque ........... Nouvelle-Aquitaine Limousin ........... par Benoît Lamy ........... de La Chapelle p.70-91.... Galeries Nomades2018 ..... p.71........ Édito ..... p.72-75..... Marjolaine Turpin – ................. Ne tient qu’à un fil ................. par Mathilde ................. Villeneuve ..... p.76-79..... Sarah del Pino – ................. Les «Faits sauvages», ................. des éclats de réel ................. par Géraldine Sfez ..... p.80-83..... Le ravissement ................. de Théo Massoulier ................. par Claire Moulène ..... p.84-87..... Cédric Esturillo ................. «Délice sur Encelade» ................. par Thomas Conchou ..... p.88-91..... Jean-Damien Charmoille ................. par Paul Bernard
Dossier thématique: Avec ou sans engagements p.94-99.... Introduction ........... par Julie Portier p.100-109.. Entretien avec ........... Po B. K. Lomami ........... par Marie Bechetoille p.110-117.. Retour sur la notion d’art ........... politique par Vanina Géré p.118-125.. Entretien avec Simon ........... Ripoll-Hurier ........... par Sophie Lapalu Global Terroir: Beyrouth p.128-129.. Introduction ........... par Pietro Della Giustina p.130-137.. Sur les sentiers battus: ........... une brève réflexion sur ........... les lieux artistiques ........... à Beyrouth par Rayya Badran p.138-143.. Notes de Beyrouth: ........... sur la croissance et ........... l’abandon par Rachel Dedman p.144-149.. Les enjeux et ........... problématiques de la scène ........... artistique libanaise ........... de l’après-guerre: quelle ........... place pour les œuvres ........... des artistes libanais·se·s ........... dans l’histoire ........... contemporaine? ........... par Sirine Fattouh
p.150-151.. In Situ p.152-161.. Création In situ ........... J’étais las ........... par Valentine Traverse p.162...... Colophon
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Expositions: critiques et entretiens
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Expositions: critiques et entretiens
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Joëlle Tuerlinckx, Opus incertum, Figures-de-salle plastique, 2018, plastique PVC, 5055 éléments, production du Centre international d’art et du paysage – Île de Vassivière chez Plastilim, Chéronnac © Aurélien Mole
Joëlle Tuerlinckx, Maincy (Maincy de jour/Maincy de nuit) ou Sculpture minimale, 2018, moteur à hélice type «propulseur d’étrave», courant électrique, programmateur, production du Centre international d’art et du paysage – Île de Vassivière © Aurélien Mole
Joëlle Tuerlinckx «La Constellation du peut-être»
L’intitulé est aussi énigmatique que rêveur: «la constellation du peut-être», c’est ainsi que Joëlle Tuerlinckx a choisi de nommer son exposition personnelle au CIAP de Vassivière, cet été 2018. Le «peutêtre», c’est ce qui pourrait advenir, c’est ce à quoi on laisse le temps de l’indétermination, c’est ceci ou bien cela. La courte édition qui accompagne l’exposition le dit d’ailleurs bien: cette œuvre s’appelle NOR ou Neither, celle-ci Jet-de-lac ou Rêve de fontaine, celle-là La masse ou Edda. Les œuvres, toutes produites pour l’occasion, ont besoin de temps pour qu’on les appréhende dans leur totalité. Du temps, il en faudra d’ailleurs pour les voir toutes, car elles se déploient bien au-delà des bâtiments du centre d’art, et il faudra parcourir courageusement l’île pour aller à leur recherche, avec ou sans jumelles, en portant son regard au loin ou au bout de ses pieds. La constellation imaginée par Joëlle Tuerlinckx rappelle beaucoup celles que l’artiste Nancy Holt a mises au cœur de plusieurs de ses œuvres in situ dans le paysage américain au cours des années 1970: on pense notamment aux imposants cylindres de ses célèbres Sun Tunnels (1973-1976) troués de constellations ou aux disques de béton remplis d’eau de la plus confidentielle Hydra’s Head (1974). Le motif du cercle ou du disque, qui vient refléter, réverbérer ou qui laisse simplement passer la lumière se retrouve dans le projet limousin de la plasticienne belge: c’est le cas par exemple de NOR, structure en inox poli déposée au sol entre la mousse et les feuilles d’arbre tombées, de Modernité, chape de béton circulaire que l’on retrouve sur les pentes situées derrière le centre d’art ou encore de WORDHOLE, disque immaculé en grès émaillé, qui vient faire face au lac. Ce dernier renvoie les rayons solaires au point d’apparaître sur l’herbe comme une cavité lumineuse, tandis que la chape cimentée jaillit comme une lune aux cratères irréguliers et que le métal du premier a été lustré de façon à faire apparaître un tourbillon nébuleux.
Peut-être n’y a-t-il rien à voir entre les murs du centre d’art, ou seulement de discrets rappels de tout ce qui se trame à l’extérieur: à l’intérieur, il faut prendre garde à ne pas heurter l’invisible, à contourner l’immense installation de la Nef en disques transparents disposés selon un agencement mystérieux, avant de se confronter à d’autres dispositifs faits de disques métalliques de tailles variables. Une photographie, placée à l’entrée du centre d’art et qui montre trois hommes – les deux architectes Aldo Rossi et Xavier Fabre en compagnie de Dominique Marchès, le premier directeur du lieu – ne dit pas autre chose: Aldo Rossi désigne de ses mains les positions futures du centre d’art et de la tour. Joëlle Tuerlinckx a fait émerger un petit halo lumineux au centre de l’image, transformant la photographie d’archive en hommage à ce qu’on ne peut pas voir d’emblée et qui relèverait plutôt de l’apparition. D’ailleurs, des mirages, il y en a dans «La Constellation du peut-être»: c’est, perdu dans les herbes, un lingot imposant de bronze comme une préciosité échouée du lac (La masse) ou encore une balise plastique recouverte de peinture métallique de carrossier et qui apparaît dans l’eau comme une hallucination d’île au trésor (Iso Silver). Le tout est empreint d’une certaine inquiétude: c’est le cas de Maincy, léger glouglou qui affleure aléatoirement à la surface du lac, comme un geyser sous-marin essoufflé. Ce qui marque, c’est le caractère anti-spectaculaire des œuvres de Joëlle Tuerlinckx: même quand elles empruntent leurs matériaux à une histoire de l’art qui ne cesse de les rattacher à des formes imposantes – bronze, inox, béton… – elles ne peuvent s’empêcher d’être discrètes, métaphoriques et surtout refusent de rivaliser avec le paysage qui les environne. Même Jet-de-lac, la fontaine conçue par l’artiste pour le domaine, s’avère plus balbutiante que triomphale. Pour l’imposante tour d’Aldo Rossi, l’artiste a pensé la très délicate Pulsator-Landscape, de petites feuilles de plastique souple mises en action par un moteur. De loin, on croit entendre les élytres d’un hanneton. De plus près, le cercle de lumière vibre comme des phosphènes. Si l’on choisit de gravir les escaliers du phare, il est possible de faire advenir une des dernières œuvres de l’exposition: Moment d’exposition
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Expositions: critiques et entretiens
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n’est qu’un très modeste disque de papier que les spectateur·trice·s sont invité·e·s à activer. La précision est inscrite dessus: «à voir tomber». On confirme: il tourbillonne lentement dans les airs. Encore une histoire d’éblouissement, faut-il croire.
Joëlle Tuerlinckx, Opus incertum, Figures-de-salle plastique, 2018, plastique PVC, 5055 éléments, production du Centre international d’art et du paysage – Île de Vassivière chez Plastilim, Chéronnac © Aurélien Mole
Joëlle Tuerlinckx «La Constellation du peut-être» Centre international d’art et du paysage – Île de Vassivière, Beaumont-du-Lac 29 juin – 4 novembre 2018
Joëlle Tuerlinckx, ICI ou la Croix d’ici, 2018, acrylique-craie biodégradable, production du Centre international d’art et du paysage – Île de Vassivière chez Plastilim, Chéronnac © Aurélien Mole
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Expositions: critiques et entretiens
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Nadira Husain «Pourquoi je suis tout bleu»
Nadira Husain, Only Paradoxes To Offer, 2018, acrylique et tempera sur toile 3 x (150 x 115 cm), moquette et rochers en polystyrène, bandes de plâtre, peints à la main, Villa du Parc, Annemasse © Aurélien Mole
En intitulant son exposition personnelle à la Villa du Parc, à Annemasse, «Pourquoi je suis tout bleu», Nadira Husain nous plonge, en préambule à la visite, dans l’imaginaire associé à cette couleur. Une couleur si étrangère pour les grecs et les romains de l’Antiquité qu’ils ne prirent pas soin de précisément la nommer, mais qui aujourd’hui incarne simultanément le consensus des goûts mondialisés et de l’altérité. Les jeans, l’administration et l’esthétique cyberpunk. Bref, un joyeux mélange auquel Michel Pastoureau a consacré toute une histoire1, un ouvrage généreux du point de vue occidental, les autres civilisations restant largement dans l’angle mort. Du bleu, donc, et un «je», et un «pourquoi»! Nous n’en avons rien vu, or voilà une exposition qui interroge déjà et affirme dans un même mouvement, se présentant telle cette porte qui ne serait ni ouverte, ni fermée, mais tout cela à la fois. Invitée dans le cadre du cycle thématique «Sans identité fixe» imaginé par la directrice du centre d’art et commissaire Garance Chabert, Nadira Husain déploie un vaste ensemble d’œuvres, dont les plus anciennes datent de 2010 quand d’autres sont inédites, sur les deux étages de l’ancienne demeure bourgeoise. La passerelle est lancée pour les découvrir à travers le prisme de l’autobiographie. Née en 1980, la plasticienne française d’origine indienne, installée à Berlin depuis plusieurs années, semble de fait largement nourrir sa pratique de sa capacité à se situer, en tant qu’individu, au croisement de ses origines culturelles, de son propre parcours et de ses convictions. Ce qui frappe est son intelligence à les faire jouer ensemble, se répondre et parfois se confondre, en tissant des rencontres aussi savoureuses qu’inattendues entre l’art des miniatures mogholes, les schtroumpfs ou le féminisme radical. Ainsi s’avance-t-on au cœur d’un enchevêtrement de bras tendus à une identité plurielle, construite et mouvante. Deux puissantes figures
protectrices aux membres démultipliés habitent la véranda. On songe au panthéon hindou; les peaux sont colorées, un bleu ciel, un rouge sang. Autour dansent ces références que les représentations picturales véhiculent: là, en toutes lettres, un titre original qui s’étale, Only Paradoxes To Offer, celui de La Citoyenne paradoxale de Joan W. Scott2. Et ici, derrière cette culotte ornée d’un regard fixe, on croirait entendre Le Rire de la Méduse, lancé tel un pavé par Hélène Cixous à la face de l’auteure du Deuxième sexe. Parcourir le rez-de-chaussée de la Villa offre, à travers la découverte d’œuvres aux formes multiples, une manière de saisir en quoi Nadira Husain s’empare à bras-le-corps de problématiques sociétales contemporaines. Ainsi de ses teintures végétales réalisées en Inde dans le contexte d’une microéconomie alternative et locale ou d’un ensemble de pièces textiles conçues en collaboration avec un tailleur afghan récemment établi dans la capitale allemande. Il y a là, très concrètement, une manière de se positionner politiquement en faisant de son art une modalité d’action. Outre le mélange des techniques et l’absence de hiérarchie entre ce qui relèverait de l’art et de l’artisanat, des beaux-arts et de l’art décoratif, du sujet et de l’arrière-plan, il s’agit également, en se situant en rapport à ses propres héritages, d’inventer de nouvelles représentations aptes à dépasser toute pensée dualiste, capables de déjouer les vieilles dichotomies et de s’établir à la plaisante confusion des frontières. Lectrice de Donna Haraway et d’une science-fiction féministe et militante, l’artiste redistribue allègrement les questions de genres, comme les limites entre humains et non-humains, en opérant la brillante collision de références à des iconographies que l’on a rarement vues ainsi mêlées. À l’étage, la puissance syncrétique de son art figuratif à l’imaginaire foisonnant et son goût de l’ornemental s’épanouissent notamment dans une peinture murale, des sérigraphies et une série de trois rideaux qui constitue l’une des œuvres les plus marquantes de l’exposition.
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Expositions: critiques et entretiens
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Nadira Husain, Cosmic Trip Curtains Al-borak Assise (Or), 2018, et Al-borak s’envole (rouge), 2018, Villa du Parc, Annemasse © Aurélien Mole
1. Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, Éditions du Seuil, 2000
Nadira Husain «Pourquoi je suis tout bleu» Centre d’art contemporain – Villa du Parc 30 juin – 22 septembre 2018
2. Joan W. Scott, La Citoyenne paradoxale: les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris, Albin Michel, 1998
Nadira Husain, Sol de seins, 2018, rochers en polystyrène, bandes de plâtre, peints à la main, 2018, Villa du Parc, Annemasse © Aurélien Mole
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Expositions: critiques et entretiens
37 Benoît Lamy de La Chapelle
Vue de l’exposition «Éclairage public», 2018, Greenhouse, Saint-Étienne. Commissaire invité: Artistes en résidence, Clermont-Ferrand. Avec Foad Alijani, Emilie Atkinson, Loïc Blairon, David Blasco, Romain Bobichon, Magali Brénon & Nicolas Tourre, Sarah Duby, Manon Harrois, Sébastien Maloberti, Guillaume Perez, Hannah Lees, Colombe Marcasiano, Bevis Martin & Charlie Youle, Flora Moscovici, Will Owen, Caroline Saves, Emma Spertus, Carlos Valverde, Josselin Vidalenc © Carbone 18
Carbone 18
Le format des biennales et autres manifestations culturelles de cette ampleur tendent à s’essouffler ces derniers temps: trop nombreuses, elles peinent à renouveler un discours normalisé et prévisible, perdent de vue la question du public et ne semblent plus s’adresser qu’à une cohorte de professionnel·le·s de l’art et de responsables politiques à la recherche de leur prochaine attraction touristique1. Qu’à cela ne tienne, des structures associatives et des artistes de SaintÉtienne, bien connue pour sa biennale du design, se sont rassemblé·e·s pour proposer en avril dernier Carbone 18, une sorte de biennale se présentant en tant qu’«événement d’art contemporain», à petit budget, sans communication spectaculaire, mais bien présente dans la ville, répandue dans plusieurs lieux présentant de nombreux·ses artistes dans le cadre de projets autonomes et singuliers, de jour comme de nuit. Ayant eu la bonne idée de partir de la scène et des structures existantes, Carbone 18 mettait en avant la plupart des lieux d’expositions associatifs très actifs de la ville tels que L’Assaut de la menuiserie, Gran lux, Greenhouse ou encore Les Limbes, tout en invitant des commissaires et artistes à investir des locaux commerciaux fermés afin d’y imaginer des expositions, notamment ceux de la rue de la République, une rue du centre ville posant problème parce que vide d’activité. Un des grands intérêts des biennales étant de découvrir des lieux insolites, Carbone 18 ne décevait pas tant il était passionnant d’entrer dans ces locaux et de découvrir des espaces étranges, souvent inattendus derrière de ternes vitrines. Dans ce cadre étaient orchestrés des dialogues entre les œuvres et les spécificités architecturales et décoratives des lieux ayant perdu leur fonction originelle, comme dans l’exposition «Fausse couche» curatée par ZZ Studio (Lyon), où il était difficile de distinguer les œuvres de leur environnement tellement ces dernières en adoptaient les mêmes codes formels ou chromatiques. Jouant sur le monochrome et les formes minimalistes du design désuet d’un ancien institut orthopédique, les œuvres choisies semblaient intégrées au lieu et
transformaient la visite en une sorte de curieuse «chasse à l’œuvre». On y découvrait, entre autres, les œuvres de Simon Feydieu, Nadia Guerroui, Frédéric Houvert jusque dans les vitrines où étaient suspendues les langoureuses sculptures textiles de Caroline Saves. À deux pas, le collectif Maison pieuvre proposait l’exposition «Speed Data Base» adoptant les codes du speeddating dans un espace restreint qui aurait pu être une société d’assurance. Séparé en deux, sa première salle faisait dialoguer avec brio de très belles pièces de Benjamin Collet, Lucille Uhlrich, Nicolas Momein, Rémi dal Negro ou encore Ceel Mogami de Haas, alors que la deuxième proposait des éditions, redoublant l’ambiance «bureau postmoderne» qu’illustrait très bien une série d’images encadrées de Florent Meng. D’autres bonnes surprises venaient des Limbes; le lieu accueillait le collectif parisien DOC dont plusieurs membres présentaient des œuvres individuelles ou collectives rassemblées sous le thème de la famille Verney-Carron, dont une série d’impressions était liée à l’actualité politique, la contestation récente et la fabrication des flashballs antiémeute… Gran Lux proposait de son côté une rare et appréciable rétrospective des films (celluloïd!) de Paul Sharits, cette association œuvrant à présenter exclusivement des films d’artistes sur ce medium. La fraîcheur de cette biennale venait de sa simplicité – malgré une organisation considérable très bien menée par sa petite équipe – d’un bon maillage du territoire, de sa diversité et de la qualité des projets proposés; mais aussi de son côté «maison», convivial et à taille humaine. Son originalité venait également du fait qu’elle donnait l’impression d’une exposition d’artist-run space à l’échelle d’une ville, chose rare puisque ces structures sont en général très limitées en termes de moyens financiers. En assurant un projet impliquant ses structures locales, Carbone 18 réussissait là où la majorité des biennales et leur ville d’accueil échouent, à savoir s’appuyer sur le réseau des petites structures existantes pour assurer un ancrage dans son contexte urbain et promouvoir le travail de terrain fourni par celles-ci, bien au-delà des dates de grand-messes culturelles. Souhaitons
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Expositions: critiques et entretiens
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donc à Carbone 18 de réunir tous les moyens nécessaires à l’organisation d’un deuxième volet en 2020.
Vue de l’exposition «SPEED Data Base», 2018, Maison Pieuvre, Saint-Étienne. Avec Gàs Barthély, Julien Blaine, Antoine Boute, Anne-James Chaton, Vincent Condaminet, Benjamin Collet, Rémi Dal Negro, Aurélie Faure – aka Katarina Stella, Thomas Jeames, Laurent Mazuy, Florent Meng, Ceel Mogami de Haas, Nicolas Momein, Suzanne Moreau, Antoine Palmier-Reynaud, Johan Parent, Sébastien Pons, Antoni Tàpies, Lucille Uhlrich, Julien Vicomte © Carbone 18
Carbone 18 Événement d’art contemporain Vingt-quatre expositions dans divers lieux, Saint-Étienne 27 avril – 06 mai 2018
1. Susanna von Falkenhausen, «Biennials at an Impasse», dans Frieze, septembre 2018, p. 158-162.
Vue d’exposition, Marion Ritzmann, «On Turns, Lines And Areas», 2018, L’Assaut de la Menuiserie, Saint-Étienne © Carbone 18
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41 Leïla Couradin
Jochen Lempert, «Predicted Autumn», Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, château de Rochechouart, 2018, courtesy de l’artiste et de la galerie ProjecteSD (Barcelone) © Aurélien Mole
Jochen Lempert «Predicted Autumn»
À l’entrée de l’exposition «Predicted Autumn» de Jochen Lempert au Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, à Rochechouart, des lucioles ont tracé sur trois négatifs, dans une chambre noire, une ligne évoquant une calligraphie abstraite. Seraient-ce métaphoriquement les premiers vers d’un poème? Ce triptyque qui joue les épigraphes, introduit la recherche du photographe allemand: une observation scientifique de la nature, de la lumière et du passage du temps qui se traduit par des expérimentations sans cesse renouvelées du médium photographique. Toutes tournées vers la vallée, les salles fonctionnent comme autant de chapitres d’un livre, au sein duquel chaque mur s’apparente à une page blanche. Les blocs de texte semblent s’être effacés au profit d’une narration faite de rapprochements de photographies. La faune et la flore, omniprésentes derrière les fenêtres du château, sont les protagonistes de micro-récits thématiques déployés dans chacun des espaces. Si la photographie est toujours le vestige matériel de son modèle, le «ça a été»1 barthésien se charge ici de manière prégnante du caractère vivant de certains sujets. Ces derniers impriment parfois la surface du papier par le contact physique de leurs propres corps. Petits insectes, plancton et végétaux se sont posés dans la camera obscura de l’artiste. Ces images existent indépendamment les unes des autres mais, de leurs rencontres – entre elles comme avec le paysage – naît un nouveau discours. Ce principe de libre association, développé notamment par Arthur Rimbaud dans ses correspondances, atteste du caractère éminemment littéraire du travail de l’artiste. Qu’elles soient formelles ou conceptuelles, ces analogies laissent supposer l’attention singulière qu’un artiste comme Jochen Lempert porte sur le quotidien et sur ce qu’il recèle d’extraordinaire. La lecture qu’il en propose, en plusieurs temps, est aussi poétique que biologique. Les vols d’oiseaux migrateurs, les nervures des feuilles à chacune des saisons ou les nuages de cendres volcaniques renvoient, à travers des phénomènes
éthologiques, botaniques ou encore géologiques, à différentes recherches menées au cours de l’histoire de l’art. Certaines photographies sont en effet formellement proches des typologies architecturales et végétales développées par certains artistes de la Nouvelle Objectivé allemande, quand d’autres rappellent la chronophotographie. Chez Lempert, qu’il s’agisse du mouvement de sa propre respiration, lorsque allongé sur le sol il pose l’appareil sur son buste pour photographier un ciel étoilé, ou de captures de la course des astres: le temps, cyclique, est souvent le sujet. Au sein de «Predicted Autumn», les tirages argentiques sur papier baryté mat sont accrochés sans cadre, s’offrant ainsi au regard sans aucune distance induite par le dispositif muséal. Ainsi présentées, les images produites par Jochen Lempert suscitent une impression de proximité et de familiarité: «dans un monde jonché de vestiges photographiques, elles semblent avoir le statut d’objets trouvés: tranches de monde découpées de façon aléatoire»2. Impossible donc de ne pas reconnaître, dans une attitude contemplative et avec une émotion certaine, l’écureuil perché sur une branche, le détail d’un drapé d’une toile de Botticelli ou l’hippocampe observé au détour d’un récif corallien. Peut-être est-ce là que se situe toute la poésie de cette exposition. Elle permet au·à la visiteur·euse, dans un monde de consommation effrénée des images, de convoquer quelques souvenirs individuels morcelés et fugaces. Toutes ces photographies font appel à la mémoire collective et semblent ainsi être adressées au·à la visiteur·euse, afin qu’il·elle puisse à son tour s’en saisir et les intégrer à sa propre anthologie d’images. «Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu3.»
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Jochen Lempert, «Predicted Autumn», Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, château de Rochechouart, 2018, courtesy de l’artiste et de la galerie ProjecteSD (Barcelone) © Aurélien Mole Jochen Lempert, «Predicted Autumn», Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, château de Rochechouart, 2018, courtesy de l’artiste et de la galerie ProjecteSD (Barcelone) © Aurélien Mole
1. Roland Barthes, La chambre claire, Gallimard, Paris, 1980, p. 120. 2. Susan Sontag, Sur la photographie, Éditions Christian Bourgois, Paris, 2008, p. 103.
Jochen Lempert «Predicted Autumn» Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, Rochechouart 12 octobre – 16 décembre 2018
3. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu: du côté de chez Swann, Gallimard, Paris, 1992, p. 44.
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Hélène Bertin, Marchelire & Corbeilleboire, 2018, le Creux de l’Enfer, Thiers © Vincent Blesbois
Grout/Mazéas, Black Bivouac #7, 2018, le Creux de l’Enfer, Thiers © Vincent Blesbois
«Le Génie du lieu» au Creux de l’enfer
L’exposition «Le Génie du lieu» propose habilement de recentrer l’attention sur le bâtiment industriel du Creux de l’enfer, requalifié en centre d’art il y a exactement trente ans. Les sept artistes invité·e·s, dont un duo, habitent de leurs œuvres chacun des espaces, vaste ou réduit, se logeant dans les interstices et les recoins ou assumant une prise de possession plus frontale. L’enjeu, pour Sophie Auger-Grappin qui se saisit du lieu pour cette première exposition de son mandat de directrice, est de mieux le voir, de l’appréhender poétiquement, d’en remémorer l’histoire au travers des stigmates de ses activités passées. Pour l’occasion, les productions ont été nombreuses. Adepte des «sculptures à vivre», Hélène Bertin s’est vu confier la reconfiguration de l’espace d’accueil. Destiné à rester au-delà de l’exposition, celui-ci, sous le titre Marchelire & Corbeilleboire (2018), a été transformé par l’artiste en un lieu de discussion, de repos ou de consultation, où chacun·e peut se lover dans les meubles à pieds anthropomorphes en céramique qu’elle a conçus et boire dans les tasses qu’elle a tournées. Le sentiment du foyer est également convoqué dans la pièce tout en discrétion d’Elsa Werth. Au sol du rez-de-chaussée, le tracé à la craie de Titre deux à usage unique (2016) rappelle un dessin schématique de tapis frangé. Par un geste simple de translation de formes rectangulaires, l’artiste fait ainsi osciller son dessin entre objet usuel et trame abstraite Hard Edge. L’œuvre oriente également le regard sur un sol marqué par les nombreuses interventions artistiques in situ passées, tandis que l’impressionnante installation de Jennifer Caubet dialogue avec les poutres métalliques. Tenus en tension entre sol et plafond, vingt-quatre javelots parés de pièces en verre soufflé modulaires réalisées à l’occasion d’une résidence au Cirva (Marseille), rythment l’espace et jouent sur le contraste des matériaux, entre la fragilité du verre et la solidité de l’acier. Première occurrence de ce «kit sculptural»,
Espacements (2018) prolonge les recherches d’une artiste qui cherche littéralement à éprouver l’espace et ses forces internes. Une autre appréhension des équilibres est proposée par Anne-Laure Sacriste dans la «grotte», un espace à mi-étage à même la roche, réhabilité pour l’exposition et qui fera désormais l’objet d’invitations spécifiques. L’installation We Are The Landscape Of All We Have Seen, Part II, Le Creux de l’enfer (2018), trahit une recherche de la composition juste, d’un rapport harmonieux entre les objets, nourri par la tradition de l’art des jardins japonais et des ikebanas. Le grand espace du premier étage est entièrement confié à l’intervention de Flora Moscovici qui livre à coups de brosses sur les anciennes cimaises une composition picturale in situ en résonance avec l’environnement naturel. Des nuances colorées, de verts à des tons plus chauds, reflètent en cascade celles du paysage visible depuis les larges baies vitrées. Black Bivouac #7 (2018) du duo Grout/Mazéas aborde autrement cette attention au territoire. Dernière mouture d’une série de vidéos centrée sur le topos du feu de camp, cette séquence a été tournée dans un château voisin de l’Allier avec des protagonistes locaux. Sa narration explore les fils conducteurs déployés dans l’exposition, la mémoire du lieu (le feu au centre du récit fait écho à l’activité de cette ancienne forge), l’expérience conviviale, l’appréhension d’un site… Il y avait sans doute une sorte d’évidence, dans un espace aussi singulier et chargé d’un passé à la fois industriel et artistique, à proposer un tel état des lieux inaugural. En réponse à cette invitation curatoriale, chacun·e des artistes apporte une réponse singulière et forte sur les questions de territorialité, d’in situ, de paysage. Si les œuvres «parlent» savamment au lieu, on peut toutefois regretter que le caractère solipsiste de ce dialogue se fasse au détriment de celui qui aurait pu également être tissé entre elles. Sans être programmatique, cette exposition ébauche ainsi dans la programmation à venir de la directrice un souci de la rencontre avec le lieu et ceux qui l’habitent, de l’ancrage local, qui va se traduire notamment par la mise en place prochaine de résidences autour des savoirs locaux.
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Jennifer Caubet, Espacements, 2018, le Creux de l’Enfer, Thiers © Vincent Blesbois
«Le Génie du lieu» Centre d’art contemporain le Creux de l’Enfer, Thiers 27 octobre 2018 – 17 février 2019
Anne Laure Sacriste, We are the landscape of all we have seen, part II, le Creux de l’enfer (détail), 2018, le Creux de l’Enfer, Thiers © Vincent Blesbois
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Vue de la performance Total Eclipse, Buenos Tiempos, Int., jeudi 8 février 2018, dans le cadre de la programmation flaneuses?, La Box, galerie de l’ENSA de Bourges © Vincent Blesbois
FLÂNOCHERIE EN BUNDSCHUH
Tel un godillot flottant sur la bannière moiré bleu-vert1 de leur site internet, cette phrase Faggotry as it is today n’apparaît que dans le cas où l’on clique en haut à droite, sur un discret point d’interrogation enfermé dans un sibyllin phylactère mauve. Cette déclaration confidentielle, préexistante à la question, annonce à la fois un programme thématique et l’affirmation d’une matérialité et d’une temporalité singulière. Buenos Tiempos, Int. est un espace d’exposition en ligne, créé en 2014, dont les fondateurs, Marnie Slater et Alberto Garcia del Castillo, résident à Bruxelles, mais dont le corps et la voix du projet sont soumis à différents déplacements et proliférations. Dans cette courte affirmation, le as it is today revêt autant d’importance, à mon sens, que le terme faggotry, un terme désuet aux saveurs sémantiques variées2. Ici, l’identité queer de cet espace de représentation et de production s’allie à la temporalité d’un moment donné, «aujourd’hui», mais plus encore à un «maintenant» de l’exposition en ligne. As it is today, «tel qu’il est aujourd’hui», agit comme une fenêtre sur un champ d’activités fluctuantes. C’est ce que propose en tout cas une partie du site qui consiste à présenter pendant un temps variable, la proposition ponctuelle d’un·e artiste, d’un·e écrivain·e, ou d’un·e cinéaste, puis à archiver, à la fin de cette période, un nom, un titre et une date, sans autre rappel visuel. Le temps d’un mois, cependant, flotte donc sur la page d’accueil un message peint de Sam Lipp, des dessins et photos de Vava Dudu, un film de Little Egypt, un documentaire d’Arthur Bueno ou des textes et une vidéo de Julia Feyrer et Tamara Henderson. L’un·e remplacera l’autre. Tout disparaîtra. Cet effet de manque, pour paraphraser Derrida, affiche la marque de l’absence d’une présence, d’un présent toujours absent, d’un manque originaire qui semble être la condition de la pensée et de l’expérience. Dans son association à la question queer, à la question de l’autre en général, cet effet prend tout son sens. S’il n’y a pas de déplacement nécessaire du corps du·de la
spectateur·trice dans cet «ici et maintenant» de l’exposition, en revanche le corps du projet, lui, est susceptible de se mouvoir, de s’exprimer, de produire du contenu et de se soumettre à différentes transformations. C’est l’une des autres parties du site qui présente les productions de Buenos Tiempos, Int. Y sont répertoriées à ce jour: The Ages of Beatrix Ruf: A History of Power Transvestism (Part I & II) (2014 et 2016), A Walk with Dorothée Dupuis and Jessica Gysel Around the Chinese Pavilion and the Japanese Tower in Brussels (2015), Strictly Ballroom et Total Eclipse (2017). Ces arrangements vidéo, constructions théâtrales ou performances lues et chantées, impliquent chaque fois un nombre différent de protagonistes, toutes et tous engagé·e·s à réfléchir et à articuler les complexes possibilités actuelles du sexe et du genre. C’est par la restitution de l’une de ces productions à La Box, la galerie de l’Ecole Nationale Supérieure d’Art de Bourges, dans un programme hebdomadaire de projections de films, de performances, de discussions et d’ateliers regroupés sous le titre Flâneuses?, qu’Aurélia Defrance a décidé de présenter en 2018 l’œuvre de Buenos Tiempos, Int. «Nous avons choisi ensemble Total Eclipse, d’une part parce qu’elle n’avait été présentée qu’une fois, lors du lancement d’un numéro du magazine Girls Like Us, mais surtout pour l’intégration de la figure du dandy, qui était jusqu’ici absente du programme. Total Eclipse rassemble «la dandy-femelle» du texte de Lisa Robertson, une aventure bruxelloise du duo Rimbaud-Verlaine et quelques réflexions vestimentaires de Bill Cunningham. La posture et le rapport de chacun·e à la rue sont particulièrement intéressants, et ce que je trouve très fort, c’est que l’on peut y parler et y penser la ménopause (ou les organes reproducteurs comme déterminants de la position de la femme) et l’impératif de se cacher pour un couple homosexuel ensemble, via la figure du dandy et de ses impertinences, sa flamboyance.» Aurélia ajoutait: «Et puis il y a aussi la présence et l’énergie de Marnie, Alberto, Clare et Joëlle3! Il·elle·s en ont apporté beaucoup.» La troisième partie du site rassemble les différentes stratégies d’interventions publiques de l’espace
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d’exposition Buenos Tiempos, Int. en tant que collectif local et international, visant à stimuler l’orientation de genre, de race et de classe de l’esthétique actuelle de l’art contemporain, une nuit, sur un toit ou dans le coffre d’une Porsche. Enfin pour revenir au commencement, ce qui vient avant toute question et surtout avant tout questionnement de l’Être, cher à quelques philosophies, et, en d’autres termes, ici, qu’est-ce qui vient avant la question de la bulle mauve? Il vient, à l’endroit de cette adresse virtuelle et dans le temps de regard qu’elle propose, l’affirmation politique de l’absence, suivie de près, par effet d’éclipse, par la question de la création du désir.
1. Je fais allusion ici aux Bundschuh, ces insurrections paysannes dont l’emblème était un lourd brodequin à lacets, détail vestimentaire que les paysans allemands de la fin du XVe siècle choisirent comme symbole de leur colère interdite. Ils demandèrent à des artistes, associés à l’époque à l’élite intellectuelle et religieuse, de peindre, à leurs risques et périls à tous, sur des bannières de soie bleue. Voir l’excellent Peintres et vilains de Maurice Pianzola, paru aux Presses du réel en 1993, qui retrace l’aventure de cette association périlleuse et régénérante de l’art sacré contaminé par la révolte, une histoire du pouvoir des images, du voyage de la parole, de bouts de tissus et d’accessoires triviaux. 2. Pour ces significations et autres renseignements voir l’interview parue dans Crash par Dorothée Dupuis. DOI: www.crash. fr/an-interview-withmarnie-slater-andalberto-garcia-delcastillo-founders-ofbuenos-tiempos-int 3. Joëlle Bacchetta (lecture) et Clare Noonan (chant).
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Bastien Mignot, La tèrra es un astre, 2018, performance, cercle d’écorces, La Tôlerie, Clermont-Ferrand © Matthieu Dussol
Morgan Courtois, Still Life XXV, 2018, latex, 230 x 100 x 20 cm, La Tôlerie, Clermont-Ferrand © Matthieu Dussol
Être à la bordure, entretien avec Non-breaking space, La Tôlerie
Sophie Lapalu —» Non-breaking space est une association d’associations clermontoises qui s’occupe depuis deux ans de La Tôlerie, espace d’art municipal de Clermont-Ferrand. Chacune des associations est venue avec son savoir-faire et ses ressources; Artistes en résidence (lieu de résidence), accueille souvent les artistes programmé·e·s à La Tôlerie à résider dans leur appartement; Les Ateliers (ateliers d’artistes) prêtent un espace pour travailler la production quand cela est nécessaire et In extenso (centre d’art associatif qui porte La belle revue) vous ouvre ses pages! Non-breaking space —» Il y a trois ans, la Ville a eu envie de changer de mode de fonctionnement et de gestion de La Tôlerie. Depuis 2003, le lieu était géré par la municipalité; la programmation se construisait notamment autour de l’invitation de commissaires d’exposition indépendant·e·s, choisi·e·s sur appel à projet, pour penser et organiser deux volets d’expositions par an. Le lieu était aussi utilisé pour le festival Vidéoformes. Pour remettre en question ce fonctionnement, la Ville s’est adressée à une partie de l’écosystème local. Nous avons commencé à réfléchir. D’abord les président·e·s et directeur·trice·s des trois structures, puis ça s’est élargi à l’ensemble des membres. On voulait travailler ensemble depuis longtemps, mais sans lieu ou objet commun ce n’était pas évident… On n’avait pas envie de fusionner en une seule et même entité. L’espace de La Tôlerie nous a permis de penser une organisation, de dessiner un projet. On souhaitait que les trois associations restent autonomes et qu’elles conservent leurs activités; ne pas les injecter telles quelles dans un projet à La Tôlerie mais plutôt fabriquer un pas de coté tous ensemble et imaginer une programmation spécifique à plusieurs. D’où la
création d’une quatrième association, Non-breaking space, qui se compose des associations Artistes en Résidence, In extenso et Les Ateliers. Effectivement, ces trois structures mettent à disposition leurs ressources et outils pour le projet mené à La Tôlerie. SL —» Quand vous avez investi l’espace en 2017, comment est venue l’idée de le mettre à nu? L’espace est immense mais il n’y a pas de cimaise, pas de parcours d’exposition. Il se donne d’emblée. NBSP —» On rentrait dans un lieu qui avait déjà une histoire: le garage, puis l’espace d’art municipal depuis 2003. On est passé·e·s par plein de phases. Au début on avait imaginé un projet où l’on cloisonnait le lieu avec une boîte au milieu qui faisait galerie; on voulait mettre des containers… Petit à petit on a simplifié nos idées. C’est un espace que l’on aime et on avait envie de le voir et de le donner à voir. Tout s’est dénoué un peu en même temps, avec des réflexions croisées autour de l’espace lui-même et de l’association. Le nom que l’on a choisi pour l’association allait aussi dans le sens de cette idée d’entrer et de voir l’espace d’un seul tenant, sans le compartimenter. Non-breaking space, sous sa forme abrégée &nbsp, est une balise html qui définit une espace insécable. C’est l’espace qui, intercalée entre deux mots, leur permet de rester ensemble, sur la même ligne. SL —» Si l’espace est insécable, vous avez au contraire construit votre projet en rubriques; quelles sont-elles? NBSP —» Nous éditons un journal trois fois par an, qui est autant un objet autonome qu’un outil de médiation. Il augmente la programmation dans l’espace et a été déterminant pour structurer le projet. On est nombreux·ses et c’est peut-être lui qui nous permet d’harmoniser cette polyphonie des regards et des propositions. On s’est dit qu’il fallait que l’on puisse fabriquer des récurrences, des rendez-vous réguliers. Les jours de pleine lune – nos temps de vernissage – nous ont ainsi offert un repère cyclique et autonome. Les rubriques, inhérentes au journal, ont aussi participé à cette
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grille. On s’est demandé comment elles pouvaient opérer dans l’espace et de quelle nature elles pourraient être. Une des premières, ça a été la rubrique diaporama, qui se déploie dans le temps. On cherchait à faire apparaître de manière singulière l’angle sériel d’un travail artistique. Il y a une autre rubrique réservée aux peintres, qui recouvrent les tableaux des un·e·s et des autres. La rubrique teaser se fait l’écho d’un projet, comme un coup de projecteur souvent porté sur une autre activité associative. Au printemps, avec le Papers Day on a voulu rassembler différentes initiatives éditoriales. On a aussi travaillé avec Concern, La Salle de bain ou Grand Lux. Avec l’équipe, nous avons réfléchi à comment créer un lien avec La Salle de bain, à Lyon. L’exposition de Florence Jung nous a donné l’occasion de lui proposer d’investir le journal. Elle l’a envisagé comme un espace à part entière qui lui a permis une extension de son projet et y a diffusé des petites annonces en lien avec son exposition. On s’est aussi demandé comment convoquer des choses en dehors du champ de l’art. Est alors arrivée la rubrique emprunt. On emprunte des choses qui viennent un peu comme des objets de curiosité au sein de La Tôlerie. Elles arrivent comme des histoires à raconter. Le journal contient les témoignages des prêteur·se·s (cordonnier, chercheur au CNRS, botaniste, cheminot…). Une fois dans l’espace, le concept de ready made rend la chose ambiguë. Quand on découvre les chaussures empruntées au cordonnier, on peut les voir comme objets d’art alors qu’en réalité ce n’est pas comme ça qu’elles arrivent ni comme ça forcément qu’elles repartent.
acteur qui lit ce que vous lui avez écrit collectivement; il y a dans l’espace le bureau de Marie L’Hours, coordinatrice et médiatrice, qui a été pensé par Olivier Vadrot; ou il y a les emprunts qui viennent poser la question de ce que l’on regarde. On doute finalement de tous les statuts de ce qui est présenté. NBSP –» Oui, à commencer par l’éclairage, le sol et les murs qui vont arriver. Les trois saisons, Lumière! en 2017, Sol en 2018 et Murs en 2019, découpent le temps d’expérimentation du lieu en trois segments reliés. Penser l’espace permet de réfléchir à ce qui le compose. C’est comme ça que les saisons sont arrivées. Ce qui nous intéresse là-dedans c’est le double statut: à la fois une œuvre mais aussi quelque chose d’utilitaire. À la fois un discours, qui remplit sa fonction de discours qui inaugure un temps de vernissage et, en même temps, qui est un peu biaisé. La question se posait pour les jours de pleine lune: comment penser l’accueil du public? Comment rendre visible l’association avant ses membres, sans pour autant faire l’économie de l’identification d’un humain et de cette présentation que l’on voulait chaleureuse? De là est venue l’idée de «l’acteur du projet», Sharif, qui vient personnifier, incarner l’association. Bon, ça amène aussi du flou!
SL —» Elles posent la question de l’objet d’art et obligent le spectateur à aiguiser son regard. NBSP —» Les questions qui se posent en permanence sont: comment décaler nos habitudes? Comment déplacer ce que peut être une exposition? Comment donner rendez-vous? SL —» Tous les aspects ont effectivement été investis: par exemple, il y a Sharif, un personnage fictif qui prend la parole à chaque pleine lune, comme un directeur de structure le ferait sauf que c’est un
SL —» Il s’agit moins d’une médiation dans le sens traditionnel du terme. NBSP —» C’est vrai qu’en termes de médiation, les jours de pleine lune, on est dans un jeu avec la forme. Le journal est aussi pensé comme un outil de médiation. On est très concerné·e·s par cette question et en même temps on veut investir les formes et les statuts de tout ça. Parfois c’est ambigu, c’est moins direct qu’une médiation plus classique, moins immédiat. En même temps les éléments sont là quand même. Il y a une dimension expérimentale. On essaie aussi de laisser une place à l’expérience individuelle. Parfois, on s’est aperçu·e·s que le public prenait le relai. Évidemment, il y a des choses qui nous échappent, entre l’écriture du projet, le récit et les imprévus. Il peut y avoir de la déperdition mais on essaie de toujours maintenir les liens. La dimension fictionnelle du projet nous aide à nous
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Sergio Verastegui, Quasi-cristal, 2018, installation, techniques mixtes, La Tôlerie, Clermont-Ferrand © Matthieu Dussol
58 relever du réel. C’est sans arrêt un point de bascule. SL —» Vous poussez le vice jusqu’à inviter des commissaires d’exposition et critiques (Mathilde Villeneuve, Karim Ghaddab, Mathieu Copeland, Marion Delage De Luget), à faire des visites guidées à l’aveugle! NBSP —» Oui! C’est l’expérience qui prime. Les membres impliqué·e·s dans Non-breaking space ne se disent pas forcément commissaires, Marie n’a pas de formation de médiation, mais elle en a une expérience, Sharif est complètement déplacé en tant qu’acteur, projeté hors de ses temporalités de travail habituelles; on le met toujours face à une urgencelimite qui est la nôtre… On est tous à la bordure, jamais dans nos habitudes. On doit réajuster en permanence. Il n’y a pas de stabilité. Heureusement que le projet est très écrit, c’est ce qui nous permet d’évoluer constamment à l’intérieur de ça, en essayant de ne pas perdre le fil. Les commissaires invité·e·s pour les visites guidées acceptent eux·elles aussi une règle du jeu qui déplace un peu leur pratique. SL —» Il y a une grande confiance dans le·la spectateur·trice. Vous lui faites une multitude de propositions; si on lit le journal on a quand même des clés. Les œuvres y sont explicitées, Sharif reprend souvent les éléments du journal et Marie fait aussi ce travail quand elle accueille les visiteur·euse·s. Mais vous lui faites confiance; il n’y a pas de cartel, pas de feuille de salle. NBSP —» C’est vrai qu’on lui fait confiance, les éléments sont là, à disposition, pour celui ou celle qui fait la démarche de les prendre. Sur place, Marie est toujours présente et porte la médiation sur l’ensemble des temps d’ouverture au public. Elle sait voir si la personne veut être seule ou accompagnée pendant sa visite. C’est libre. SL —» Vos expositions ne répondent pas à une thématique ou à une question. Vous ne faites pas de recherches sur un sujet précis pour inviter les artistes en fonction et ne donnez pas de titre à vos différentes occurrences. Les choses se construisent par affinités, par
Focus invitations et rapprochements. Bien sûr, il y a quand même les saisons Lumière!, Sol, Murs, mais vous invitez plutôt les artistes à répondre en fonction du lieu et du contexte. NBSP —» On est parti·e·s du lieu. C’est le sujet. On a fabriqué un concept sur trois ans avec un programme qui nous permet de réfléchir à partir d’un canevas. Ça nous permet de réagir en fonction du programme que l’on a mis en place, de penser avec quelque chose que l’on a écrit tou·te·s ensemble. Sans ça, ce serait plus complexe. À l’intérieur de ce programme, il y a des paradoxes, on doit réajuster, on est collé·e·s à l’espace et en même temps, il y a plein de choses qui se déplacent en permanence. SL —» La carte blanche à Jan Kopp de la récente pleine lune (23 novembre 2018) déroge un peu à la grille habituelle par exemple. NBSP —» Il y a aussi toute la dimension empirique. La première carte blanche que l’on a expérimentée, c’était avec Fabrice Gellis. Il se trouve qu’au départ on ne l’avait pas invité pour une carte blanche, ça s’est transformé. C’est devenu cohérent au contact de son travail; lui laisser une marge de manœuvre supplémentaire, lui donner la possibilité d’inviter à son tour et le laisser piloter la soirée de la pleine lune toute entière. Son travail s’y prêtait. On trouve intéressant qu’à partir d’un·e artiste tout un programme se constitue et se ramifie à partir de questions qui l’intéressent, lui·elle. Pour Jan Kopp, la carte blanche s’est déplacée. Il a décidé de répondre à l’invitation avec son collectif Suspended spaces, pour partager à La Tôlerie une expérience particulière vécue cet été en Amazonie. Ça convoque beaucoup de choses qui nous échappent, des expériences. Les cartes blanches permettent aussi aux artistes de se saisir des rubriques, dont certaines sont volontairement laissées libres pour qu’il·elle·s puissent s’emparer de ces endroits-là – d’habitude pensés par l’association. SL —» Vous êtes pour la plupart artistes et l’expérience vous engage pour trois ans. Comment penser le travail en commun, sans hiérarchie? Qu’est ce que ce format spécifique produit? NBSP —» On n’est pas tou·te·s artistes.
59 Certain·e·s sont plus habitué·e·s à la gestion d’un lieu d’un point de vue de commissaire ou de programmateur·trice. Disons que les expériences personnelles de tou·te·s les membres de l’association servent sûrement de repères dans notre manière d’aborder les choses. On essaie de ne pas perdre de vue que notre disponibilité et l’accueil des artistes sont souvent nécessaires pour qu’il·elle·s puissent aller le plus loin possible. Les questions plus structurelles y participent tout autant et sont interdépendantes de leur confort de travail. Nos réunions sont hebdomadaires et réunissent autant que possible l’ensemble des membres bénévoles. Les décisions se prennent ensemble. Cela prend plus de temps mais fonctionne grâce à une volonté de partager nos compétences et de croiser nos regards. La programmation se construit à partir des propositions des membres et de leurs réseaux, que l’on cherche à élargir. On invite parfois des artistes que l’on connaît, parfois que l’on ne connaît pas personnellement mais dont on a toujours eu envie de découvrir le travail de plus près. Et puis, il y a les appels à projets des trois saisons. Là, ça inverse un peu les choses. Cela permet de fabriquer la surprise. SL —» Je me demandais comment les artistes réagissent quand is·elle·s réalisent que leur travail sera nécessairement lu en interaction avec tous les autres? NBSP —» Il·elle·s sont préparé·e·s. Quand on les invite on ne peut pas faire l’économie de l’historique et du contexte. Un échange s’instaure en amont pour leur raconter le projet et ses particularités. On essaie d’être très précis·e·s car ce sont toujours des invitations spécifiques. Il y a aussi le fait que La Tôlerie reste ouverte. L’artiste au travail est donné·e à voir. Quand on dit espace insécable et d’un seul tenant, il s’agit également d’assumer une certaine franchise de cet espace au travail. On ne ferme pas sur les temps de montage, ni sur les temps de réunion. C’est une donnée importante pour les artistes: il·elle·s ne seront pas dans une intimité de travail, il·elle·s vont partager aussi tout ça. Jusqu’à présent ça a plutôt bien marché, certain·e·s se rencontrent vraiment, partagent parfois le même logement, il y a une dimension
d’échange, de rencontre, de partage des méthodes de travail, cela participe d’un tout. SL —» Est-ce qu’il y a eu une rencontre mémorable entre un·e peintre, des objets empruntés, une installation, une performance? NBSP —» Il y en a eu plein! L’ouverture a déjà marqué quelque chose. On avait invité Élisa Pône à venir souligner l’espace par une action pyrotechnique. C’était une combustion hyper lente, presque déceptive, jusqu’à une espèce de truc épiphanique où tout s’est déployé. C’était tout sauf un feu d’artifice et ça a marqué un tempo un peu particulier. Ensuite l’orchestre d’Auvergne a joué des ouvertures symphoniques, c’était tout autre chose. Pour la deuxième pleine lune, on a invité Volmir Cordeiro, c’était hyper fort, il a travaillé avec le percussionniste Washington Tìmbo, portes grandes ouvertes et musique à fond. Nous aussi on s’est fait surprendre là-dedans. On voyait un danseur activer l’espace, à tel point que l’on pouvait se dire à un moment donné: il y a un corps qui est en train de révéler l’espace. Le gamelan balinais de l’ambassade d’Indonésie (Puspawarna) c’était formidable, l’instrument avait une sorte d’aura sculpturale. C’était aussi paysager; tout à coup la lune est entrée dans le champ pendant qu’ils jouaient. Il y a eu aussi Dector et Dupuy. Ils ont travaillé à une visite guidée autour de La Tôlerie et ont rencontré les gens du quartier. Pour leur recherche, ils avaient demandé l’aide d’une guide du patrimoine, mais le quartier du Bien Assis n’est pas inscrit dans un parcours établi; c’est un quartier entre deux zones et peu touristique. La guide de l’office du tourisme a accepté d’improviser une visite. Le jour J, la guide a suivi la visite des artistes. Les rôles s’étaient inversés! SL —» On trouve une forme de déhiérarchisation; vous apprenez avec les projets, les artistes apprennent à la guide, la musique a des qualités sculpturales quand ce n’est pas picturales –je pense à la performance de Julie Vayssière, Paint Song, où elle a sélectionné des chansons qui parlent de peinture qu’elle a fait jouer par des musiciens de
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61 Clermont-Ferrand, Damien Chauvet, François Doreau et Frédéric Girard (TACT). Les peintures, elles, se recouvrent et disparaissent, les objets empruntés interrogent le statut des œuvres présentes, les œuvres sortent… Le white cube est une idéologie qui est ici mise en branle. Le format est explosé tout le temps. Je me demandais, est-ce que ça a changé quelque chose de votre travail à vous, personnellement? NBSP —» Oui, la dimension collective, c’est tellement fort. Ça nous bouscule tou·te·s car on ne réfléchit pas depuis nos pratiques personnelles, cela déplace nos manières de penser.
Visite guidée par la commissaire d’exposition Mathilde Villeneuve, 27 mai 2017, La Tôlerie, Clermont-Ferrand © &nbsp
Dector & Dupuy, 6+3=8, visite-performance dans le quartier du Bien-Assis, 9 juin 2017 © &nbsp
SL —» Au CAC Brétigny, lorsque Pierre Bal-Blanc était directeur, il avait créé le «Projet Phalanstère». C’était un programme architectural qui se déployait à travers une série d’œuvres développées spécifiquement pour le site et excédant la durée de leur exposition temporaire. Elles se destinaient à favoriser le développement de l’espace de création et d’expérimentation. Ici, à part les pièces de Veit Stratmann pour la lumière et Miguel Angel Molina pour le sol, certaines pièces restent-elles tout le long, comme les mauvaises herbes en bronze de Tony Matelli, qui semblent avoir poussé là entre le sol et le mur? NBSP —» Toutes les pièces ont des temporalités différentes. Il y a la guérite de Marie, conçue par Olivier Vadrot, qui sera là jusqu’au bout. Les œuvres de Tony Matelli seront là jusqu’à fin décembre. Il y a les traces des œuvres précédentes un peu partout: Élisa Pône sur la façade, les chewinggums d’Anne Lise Le Gac qui se décomposent petit à petit, la porte découpée, la fuite au plafond et le cordage de Fabrice Gellis, les trous qui ont servi à la fixation de l’architecture de bambou et de bronze de Christoph Meier et Nicola Pecoraro, le crochet… Le sol marque aussi, il y a un fantôme du cercle de Bastien Mignot, et le rouge réapparaît. Et puis là, sur le mur, une ligne rouge qui doit correspondre à l’intervention de Christophe Cuzin qui date d’avant que l’on ne soit là, et les fantômes des cimaises que l’on a enlevées…
SL —» Dans les journaux, il y a toujours des photographies des événements antérieurs, un travail rétrospectif très agréable pour le·la lecteur·trice qui peut avoir une idée de ce qu’il·elle a raté ou se remémorer un moment passé ensemble. Aussi, vous envisagez de passer la toile où tou·te·s les peintres sont intervenu·e·s aux rayons X. Je me demandais si vous alliez faire de même pour toute La Tôlerie? Allez-vous faire un travail rétrospectif qui rappellera l’intégralité du projet quand celui-ci sera terminé? NBSP —» On est en train d’en discuter et les questions ne sont pas réglées. Il y a plein de choses qui ont été évoquées, c’est en cours, on ne peut pas répondre pour l’instant. Tout ce qui a été mis en œuvre là, ces méthodes de travail… Est-ce qu’il sera nécessaire d’en témoigner au-delà des trois saisons Lumière!, Sol, Murs? Que deviendra La Tôlerie? &nbsp? On est au début de ces réflexions.
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Octave Rimbert-Rivière, Le secret des moules, 2016, moules en plâtres, sangles, bois, Bikini, Lyon © Frédéric Houvert
Bikini
Le prologue de cette histoire raconte le désir de créer un espace d’exposition, à quatre, qui mette à égalité l’œuvre d’art et le discours. La mise en route du récit en est aussi l’élément déclencheur: la location, en 2011, d’un espace de quinze m2 et sa vitrine adjacente dans le quartier de la Guillotière (Lyon 7e). Comme un îlot de la taille d’une boîte d’allumettes, Bikini adopte le deux-pièces: une installation et un texte affiché sur la vitre. Si cette aventure se lit comme un roman, chaque intervention étant un chapitre, l’intrigue est fragmentaire et les auteur·trice·s sans cesse changeant·e·s. La première exposition est celle d’un anonyme accompagnée d’un propos aux allures de manifeste signé par le nom du lieu plutôt qu’une somme d’individualités. Les fondateurs, Hugo Pernet, Noémie Razurel, Marie Bassano et Simon Feydieu, ont ainsi pris le parti de disparaître pour laisser place à leurs invité·e·s. Ce dernier, qui a repris les rênes en 2014, se définit davantage comme un «gérant» qu’un directeur artistique. «Libre car bénévole», selon ses mots, ce «militant associatif» dit avec modestie «préférer être un amateur passionné qu’un professionnel», ce qui ne l’empêche pas de devoir rendre des comptes à l’État et à la Région en contrepartie d’une petite subvention. Bien que le lieu soit coordonné par un artiste et que chaque événement tienne du do it yourself, Bikini cherche surtout à échapper aux définitions, dont celle d’artist-run space impliquant une indépendance dont il partage l’esprit, mais pas l’état. La programmation annuelle est donc rythmée par cinq expositions, privilégie la production de pièces inédites et l’invitation d’un·e artiste auvergne-rhône-alpin. Elle repose surtout depuis le début sur une règle implacable: la cohabitation d’un nombre limité d’œuvres et d’un texte critique ou fictif dans un espace fermé – un huis-clos qui peut conduire à l’affrontement dès lors que le mot flirte avec l’œuvre conceptuelle et s’affranchit du commentaire. À même la vitrine, la pagination est soulignée par huit encadrés adhésifs. Le dispositif joue le rôle de logotype quasi-commercial et annonce la publication à venir. Dès l’origine, en effet, la mise en page du texte et de l’image – conçue par les graphistes
Huz & Bosshard – préfigure leur compilation future, comme si chaque projet était pensé dans son devenir archive1. La première édition réunissant la trace de la programmation de 2011 à 2017 a récemment vu le jour en février 2018. Dans cette histoire, le «texte» est avant tout produit pour ce contexte: il s’agit d’un document écrit, et non d’un contenu immatériel infiniment réplicable sur une variété de supports2. En témoigne la conception d’une typographie originale renouvelée à chaque épisode. Les artistes invité·e·s, quant à eux·elles, doivent prendre en considération les codes de la vitrine: un point de vue frontal, la mise à distance de l’œuvre, les reflets lumineux sur les vitres… son inaccessibilité radicale à l’origine de la fétichisation de la marchandise. Ces paramètres, qui influent sur la création des pièces autant que leur réception, sont peu visibles dans les images éditées en lignes et sur papier, qui privilégient des vues de détails. En détachant les œuvres de leur contexte d’apparition, la photographie ne se veut pas une reproduction, mais un point de vue sur l’exposition. Dès le départ, les interventions de Gilles Furtwängler et Stephen Felton – dont ce fut la première exposition personnelle en France – interdisent, elles aussi, de «tout voir», et malmènent ainsi la stratégie de communication: les posters du premier superposent les lettres, onomatopées, aphorismes et injonctions sensuelles, jusqu’à rendre le message incertain (Bourrelets, ficus. Imprimer des images dans le cerveau des gens, 2012), tandis que les triangles roses et bleus du second révèlent ce que l’art minimal peut avoir d’aguicheur et laissent imaginer ce qui se passe derrière le décor (Top, bottom, 2012). D’autres cherchent à faire illusion: Patrick Lowry adapte jusqu’à l’absurde les conventions muséales à un mouchoir de poche en reproduisant quasiment à l’identique les escaliers de la Tate Modern (Crushing the Tate, 2012). Il y a ceux qui exposent l’électroménager du futur déjà obsolète (Antonin Giroud-Delorme, The Spectacular Commodity, 2013) et les autres qui préfèrent socler les outils qui ont servi aux pièces restées à l’atelier (Octave Rimbert-Rivière, Le secret des moules, 2016). Il en est même qui renvoient le·la client·e vers une autre boutique et remplissent l’espace
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de sensibilité picturale immatérielle… (Aloïs Godinat, Unfarnness, 2013, en collaboration avec La Salle de bain, Lyon). Sans ligne directrice affichée, Bikini est «un peu entremetteuse», selon Simon Feydieu: entre l’hôte et ses invité·e·s, mais aussi entre artistes, critiques et commissaires. «J’ai envie de participer à l’évolution du travail des autres», confie-t-il. Gageons que le·la flâneur·euse aventureux·euse y trouvera «le plaisir fugitif de la circonstance3».
Emilie Ding, Archétype I et II, 2014, techniques mixtes sur ciment, 180 x 120 cm chacun, Bikini, Lyon, courtesy de la Galerie Samy Abraham © Hugo Pernet
1. «Une proposition qui émane de moi (…) sommaire veut, que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre.» Stéphane Mallarmé, Divagations, Eugène Fasquelle éditeur, 1897, p. 273. 2. Sur le rôle de la conservation et le sens qu’elle produit: Joseph Morsel, «Les sources sont-elles ‹le pain de l’historien›?», Hypothèses, vol. 7, no 1, 2004, p. 271-286.
Antonin Giroud-Delorme, The Spectacular Commodity (Home-Theater), 2013, résine époxy noire, aluminium brossé, Bikini, Lyon © Hugo Pernet
3. Charles Baudelaire, «Le peintre de la vie moderne», Le Figaro, 1863.
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Vue de l’exposition «Carte blanche à Richard Fauguet», FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine Limousin, Limoges (septembre 2016 – janvier 2017). Avec Marcel Mariën, Alain Séchas, Olivier Mosset, Hugo Pernet, Blair Thurman, collections du FRAC-Artothèque © FRAC-Artothèque.
FRACArtothèque NouvelleAquitaine Limousin
Depuis de nombreuses années installé dans les faubourgs de Limoges au site des coopérateurs, le FRAC Limousin, maintenant FRAC-Artothèque du Limousin, sera bientôt relocalisé dans un nouveau bâtiment situé en hypercentre, dans un lieu patrimonial du XIXe siècle, aux belles lignes architecturales repensées par Jakob & McFarlane. Cette nouvelle étape dans l’histoire de l’art contemporain en Limousin paraît une belle surprise à l’heure des coupes budgétaires et des fermetures de centres d’art, mais aussi du sort des FRAC pas vraiment réglé quelques années après la fusion des régions. Nous avons demandé à Yannick Miloux, co-directeur de cette nouvelle structure de s’entretenir avec La belle revue à ce sujet. Benoît Lamy de La Chapelle —» Quelle est la genèse de ce projet et comment l’équipe du FRAC a-t-elle réussi à l’imposer après toutes ces années? Yannick Miloux —» Le développement de ce projet tient au fait que deux structures préexistantes, le FRAC et l’Artothèque du Limousin, seule artothèque à échelle régionale en France, ont fusionné en 2014. Ce territoire géographique de diffusion était auparavant partagé par les deux structures, et nous avons imaginé, ma collègue Catherine Texier et moi-même, que nous devions travailler de façon complémentaire, pour mieux faire partager ces collections publiques au plus grand nombre. Cette fusion a été accompagnée par la Région Limousin qui a acquis un immeuble dans le centreville de Limoges à la fin de l’année 2014 pour reloger et donner plus de visibilité au FRAC-Artothèque.
Vue de l’exposition «Carte blanche à Richard Fauguet», FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine Limousin, Limoges (septembre 2016 – janvier 2017). Avec Thomas Bayrle, Richard Fauguet, Richard Hamilton, collections du FRAC-Artothèque © FRAC-Artothèque.
BLdLC —» Après les FRAC 1re génération (nomades), 2e génération (installés dans des espaces d’exposition) et 3e génération (avec des bâtiments construits sur-mesure), n’assistons-nous pas à l’apparition d’une nouvelle génération de FRAC, donnant une
large part à l’exposition de leur collection quasiment permanente (comme la galerie qui lui est dédiée dans votre projet) au détriment d’une place plus large pour les artistes, l’expérimentation et la recherche de la création contemporaine en cours? YM —» Dans notre projet rue Charles Michels à Limoges, nous aurons beaucoup plus de place pour montrer des œuvres. Et nos collections en comptent un grand nombre, environ 1600 pour le FRAC et 4400 pour l’Artothèque. Il ne s’agit pas pour nous de montrer nos collections de façon permanente, mais de renouveler leur présentation à un rythme lent et d’y adosser un programme d’expositions temporaires et d’événements de durée plus courte (un mois, une semaine, une soirée). Ces présentations permettront aux visiteur·euse·s de trouver des repères temporels, voire historiques et d’être confronté·e·s à des mises en perspective, en tout cas à des surprises. Par ailleurs, nous avons déjà sollicité, depuis quelques années, des artistes à porter leur regard sur nos collections tel·le·s qu’Anita Molinero, Richard Fauguet, Jane Harris ou Sarah Tritz. Nous comptons bien continuer à leur offrir cette possibilité pour qu’il·elle·s enrichissent notre regard sur ce patrimoine en cours de constitution. BLdLC –» Il me semble cependant que confronter ses œuvres à une collection et travailler sur une exposition strictement personnelle n’engage pas l’artiste de la même manière. L’aspect recherche et expérimentation me semble plus contraint quand l’artiste doit se mesurer à des artistes majeur·e·s de la collection du FRAC. De même il existe une différence entre un·e artiste/commissaire, et l’artiste qui place des œuvres de la collection dans son exposition. Qu’en sera-t-il de «l’espace» propre à l’artiste? YM –» Il ne s’agit absolument pas d’une obligation, mais de possibilités, la confrontation aux œuvres d’autres artistes ne va pas que dans un sens. Elle peut aussi permettre de révéler des artistes considéré·e·s comme «mineur·e·s». Ce qui me semble intéressant dans ce projet, c’est l’idée même de dialogue,
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de conversation, pour tenter de rompre l’isolement de l’artiste et, par effet ricochet, d’impliquer les regardeur·euse·s, quel que soit leur bagage culturel.
enfin montrer des peintures dans de bonnes conditions de lumière et des sculptures de plus grandes dimensions. Et on peut aussi imaginer que le rapport humain aura encore plus d’importance, nos objectifs étant que les personnes viennent et reviennent souvent dans ce lieu pour apprécier certaines œuvres montrées dans la durée et découvrir de nouvelles propositions plus éphémères, voire participer à des événements.
BLdLC —» Ce nouveau bâtiment situé à la frontière des quartiers commerçants et touristiques va changer les rapports du FRAC-Artothèque du Limousin avec ses (nouveaux?) publics. Votre programmation aura donc beaucoup plus de visibilité, ce qui est judicieux compte tenu de votre fusion récente avec l’Artothèque, grâce à cela les visiteur·euse·s pourront, en plus de voir des expositions, emprunter des œuvres. Ce type de fusion inédite permet au FRACArtothèque du Limousin d’occuper une position unique dans le champ du fonctionnement des lieux d’art contemporain en France, voire au-delà. Dans cette perspective de rendre la création contemporaine toujours plus accessible, peut-on parler d’un modèle en cours d’expérimentation? YM —» Avant de fusionner les deux structures, nous avions déjà commencé à travailler sur leurs collections respectives. Nous nous sommes rendus compte, par exemple, que soixantequinze artistes étaient communs aux deux collections. Et nous avons décidé que, le cas échéant, nous pourrions faire des achats complémentaires: une peinture ou une sculpture pour le FRAC, des œuvres sur papier du·de la même artiste pour l’Artothèque. Ce qui fait que, même si les inventaires sont différenciés et que les conditions de prêt des œuvres ne sont pas les mêmes, lorsque l’occasion se présente, nous pouvons exposer des ensembles monographiques qui sont souvent très appréciés par le public. BLdLC —» Votre proximité avec des lieux patrimoniaux, plutôt muséaux, aura-t-elle des conséquences sur la direction artistique? Sera-t-il davantage question de contexte? YM —» Ce nouveau contexte urbain va nous apporter beaucoup plus de visibilité, c’est certain. Et ce très beau bâtiment où les volumes et la luminosité sont très différents de nos précédentes salles d’expositions va nous amener à revoir nos collections sous un nouveau jour. On pourra ainsi
BLdLC —» Cette concentration sur ce nouveau bâtiment et sa foisonnante programmation permettront-ils aux équipes de poursuivre le développement de la politique de diffusion, mission fondamentale des FRAC? YM —» Nous voulons maintenir les activités de diffusion hors les murs et même les développer davantage, sur la base renouvelée de la réciprocité. Des projets qui se mettent en place à l’extérieur pourront trouver leur place dans le programme in situ, et à l’inverse, d’autres propositions élaborées dans le lieu pourront être amenées à circuler sur le très vaste territoire néo-aquitain et peut-être même au-delà.
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Vue de l’exposition, Sarah Tritz, «J’ai du chocolat dans le cœur», FRAC-Artothèque NouvelleAquitaine Limousin, Limoges (octobre 2017 – janvier 2018). Salle «L’œil de l’artiste, volet 1». Avec Georg Ettl, Jan Krizek, Richard Marti-Vives, collections du FRAC-Artothèque © FRAC-Artothèque
Vue de l’exposition, Sarah Tritz, «J’ai du chocolat dans le cœur», FRAC-Artothèque NouvelleAquitaine Limousin, Limoges (octobre 2017 – janvier 2018). Salle «L’œil de l’artiste, volet 3». Avec John Currin, André Raffray, Jean-Charles de Quillacq, collections du FRAC-Artothèque. © FRAC-Artothèque
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Galeries Nomades 2018
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Édito Depuis 2007 et sur un rythme biennal, Galeries Nomades offre la possibilité à cinq artistes issu·e·s des cinq écoles supérieures d’art d’AuvergneRhône-Alpes (Annecy, Clermont-Ferrand, Grenoble/Valence, Lyon, Saint-Étienne) de bénéficier d’une première exposition personnelle. Celle-ci est conçue et réalisée avec l’accompagnement de l’Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes (IAC) et en coproduction avec cinq lieux de création et de diffusion pour l’art contemporain, répartis sur le territoire régional. En 2018, sont partenaires de Galeries Nomades: l’Espace d’art contemporain (EAC) Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon; La MAC (Maison des arts contemporains), Pérouges; l’Angle – Espace d’Art Contemporain, La Roche-sur-Foron; la Galerie l’antichambre, Chambéry et le Centre d’art de Flaine. Chaque exposition est précédée d’une résidence de production à Moly-Sabata/Fondation Albert Gleizes et suivie d’une publication en partenariat avec l’Adéra – Association des écoles supérieures d'art et de design Auvergne-Rhône-Alpes. Le Prix des Amis de l’IAC/Jeune création – Galeries Nomades est ensuite décerné à un·e artiste. Inscrit dans l’engagement de l’IAC en faveur de la jeune création, Galeries Nomades constitue pour les artistes une expérience véritablement formatrice et une relation instaurée dans la durée avec l’IAC. Il favorise également leur rencontre avec des auteur·trice·s (critiques d’art, curators, etc.) pour un dialogue approfondi sur leur pratique et un premier projet éditorial, ici accueilli et soutenu par La belle revue. Paul Bernard, Thomas Conchou, Claire Moulène, Géraldine Sfez et Mathilde Villeneuve ont écrit pour Galeries Nomades2018.
Galeries Nomades2018 est significatif de la diversité et du dynamisme de la jeune création en Auvergne-RhôneAlpes. La qualité artistique des projets présentés, leur adéquation respective avec les différents espaces d’expositions et la pertinence des textes qu’ils ont générés, affirment Galeries Nomades2018 comme un épisode à ne pas manquer de la scène artistique actuelle et en devenir.
Le dispositif Galeries Nomades est particulièrement soutenu par la Région Auvergne-Rhône-Alpes.
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Galeries Nomades 2018 Mathilde Villeneuve
Marjolaine Turpin – Ne tient qu’à un fil
De nos mains qui fouillent… et à peine ramassent. Elle roule une boule d’argile entre ses doigts, d’une pression de l’index et du pouce modèle un pétale, répète le geste des centaines de fois, avant de déverser l’ensemble au sol de l’exposition. Promettant de fait à ces formes minuscules et dérisoires (au creux desquelles se loge son empreinte digitale) de retourner bientôt à leur état de poussière, sous les pas des visiteur·euse·s.
Vue de l’exposition, Marjolaine Turpin, «De nos mains qui fouillent», 2018, Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon. Goodbye (she quietly says), 2016-2018, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Marjolaine Turpin produit et expose sans emprise. Elle dépose plutôt. Des micro-ailes de libellules qui ont de particulier d’être formées par plis successifs – une métaphore de sa fabrique artistique. Elle éparpille. Des fleurs séchées au bord de la fenêtre, qui n’ont eu de cesse de refleurir dans son appartement après la perte d’un être cher. Comme une façon de poursuivre la relation via une chose intermédiaire. Parce qu’il n’y a pas que la vie et la mort. Il y a des modes d’existence à inventer, dirait Vinciane Despret. Puis de s’en remettre au vent ou au souffle d’un tiers pour clôturer doucement. Déployée au mur, une broderie inachevée affiche son revers et, avec, son procédé de fabrication «au poinçon»: le fil de laine n’est pas fixé au tissu, les lignes circulent par boucles libres à l’intérieur de l’ouvrage. Elles y inscrivent, tant que ça tient, des formes colorées abstraites, qui rappellent tantôt des trainées de nuages ou une forêt (par leur camaïeu de verts), tantôt des dessins mescaliniens d’Henri Michaux ou des lignes d’Erre qui retracent les déplacements des enfants autistes qu’accompagnait Fernand Deligny dans les Cévennes. Ces lignes tremblées parviennent mieux à résister à leur imminente décomposition quand, à force de passages, elles construisent de solides masses.
Vue de l’exposition, Marjolaine Turpin, «De nos mains qui fouillent», 2018, Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon. À droite Goodbye (she quietly says), 2016-2018. À gauche paroi, 2018, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Pour la série de dessins Abords, quelques éléments naturels – de l’air et de la chaleur – suffisent à faire émerger une forme: une fois réchauffée, l’encre contenue dans le
73 papier thermique remonte à la surface pour y former une tache abstraite, aux allures cosmiques. Une affaire chimique donc, plus que le résultat d’une action contrôlée. Quand l’artiste décide au contraire de conduire une action fastidieuse, à l’intention clairement définie, c’est pour pousser la matière jusqu’au bord de sa fonction. Elle lisse un enduit de lissage, redouble de manière quasi invisible le mur de l’exposition. Le matériau, habituellement destiné à être appliqué en sous-couche pour en accueillir un autre, recouvre ses lettres de noblesse. Le carré blanc sur fond blanc, mat ou brillant par endroits selon la lumière artificielle ou naturelle qui l’éclaire, révèle ses aspérités et les strates du geste qui l’a façonné. Ce n’est pas que l’œuvre de Marjolaine Turpin batte en retraite, c’est qu’elle fasse délibérément le choix d’une qualité de présence discrète et non autoritaire. Non pas par politesse ou abnégation mais par désir d’être là sans pour autant donner de prise. À y regarder de plus près, émerge à l’intérieur de ces pièces une certaine tension: leur délicatesse apparente procède en réalité de gestes micro agressifs (traverser le tissu de son aiguille, porter un papier à la limite de l’incandescence, poncer). La contingence des choses n’est pas figurée, elle est intrinsèque à la constitution des œuvres; c’est leur physicalité qui menace de s’effondrer et de se dérober au regard du·de la spectateur·trice. On ne s’étonnera pas d’apprendre qu’en 2015 elle avait filmé la faille d’un bunker où un nouvel écosystème, fait de coquillages agglutinés, s’était formé. Pas un hasard non plus si elle avait jeté son dévolu sur cette architecture militaire, bloc de béton de repli et de défense, qui abrite autant qu’il fait frontière, dont elle avait choisi d’explorer la fissure, là où la vie avait repris. La même année, elle reproduisait au carbone à même le sol d’autres creux de paysage, les offrant au piétinement des spectateurs et à leur effacement progressif. L’équilibre de l’œuvre est fragile. Il est funambule, à l’instar de celui auquel Jean Genet dédie un livre, dont des extraits s’entremêlent à l’analyse critique que Georges Didi-Huberman
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Galeries Nomades 2018
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élabore au sujet des modes de souveraineté de l’artiste dans Sur le fil. Sous la pression des corps l’espace fend ou se plie; on y chuchote qu’il nous faut inventer des formes de déprise.
Marjolaine Turpin Née en 1991 à Metz, Marjolaine Turpin vit et travaille à Clermont-Ferrand. Après l’obtention de son DNSEP à l’ESACM (École Supérieure d’Art de Clermont Métropole) en 2015, elle participe à différentes expositions collectives en région Auvergne-RhôneAlpes («Horizon (2016)», Magasin, centre d’art contemporain, Grenoble, 2016; «Les Ateliers», L’attrapecouleurs, 14e Biennale de Lyon, 2017; etc.). Elle réalise une exposition personnelle, «ajour», en 2017 à l’espace d’exposition Bikini, Lyon.
Marjolaine Turpin «De nos mains qui fouillent» Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire) 22 octobre – 15 décembre 2018
Marjolaine Turpin, paroi (détail), 2018. Exposition «De nos mains qui fouillent», 2018, Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambonsur-Lignon, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
1. Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Paris, Éditions La Découverte, 2015. 2. Georges DidiHuberman, Sur le fil. Paris, Les Éditions de Minuit, 2015.
Marjolaine Turpin, le pli des libellules (détail), 2018, installation in situ, porcelaine paper-clay, dimensions variables, Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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Galeries Nomades 2018 Géraldine Sfez
Sarah del Pino
Les «Faits sauvages», des éclats de réel
Dans ses vidéos comme dans son œuvre plastique, Sarah del Pino s’attache à ce que la philosophe Donna Haraway appelle des «faits sauvages», autrement dit ces micro-événements du réel, ces éléments inobservés – parce qu’invisibles ou dissimulés – qui nécessitent pour être vus d’être «fictionnés». Dans le cadre de Galeries Nomades2018, l’artiste investit les deux étages de la MAC (Maison des arts contemporains) de Pérouges et introduit le spectateur dans un univers qui mêle anticipation et fragments de réel, formes futuristes et tombeaux ottomans. Vue de l’exposition, Sarah del Pino, «Faits sauvages», 2018, La MAC – Maison des Arts Contemporains, Pérouges. L’autel des mirages, 2018, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Vue de l’exposition, Sarah del Pino, «Faits sauvages», 2018, La MAC – Maison des Arts Contemporains, Pérouges. Mirage inférieur, 2018, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Tout commence par une vidéo qui, en quelques images, nous fait perdre tout repère. Un silo isolé vu en contreplongée, les allées d’une ferme sans fermier, des robots qui circulent avec des mouvements millimétrés, le tout filmé entre chien et loup: dans la vidéo Rêvent-elles de robots astronautes? (2017), Sarah del Pino propose un détour par la sciencefiction pour explorer une ferme bien réelle, située dans l’Ain. À partir d’un dispositif précis, elle décrit ce lieu sur un mode qui relève aussi bien de la fiction que du documentaire. La caméra, installée sur les robots qui nourrissent et nettoient les bêtes, voit la ferme à hauteur de machines et restitue les mouvements lents et saccadés de celles-ci. Tel ce laser qui cherche longuement à repérer les pis sur lesquels se brancher ou ce robot qui semble avancer à l’aveugle décrivant un maladroit ballet entre les animaux. Un des paradoxes de ce dispositif mécanique est la manière dont il donne à voir les vaches de près, comme ce gros plan, poignant, sur l’œil de l’une d’entre elles. En contre-champ de cette ferme entièrement automatisée, l’artiste dévoile, dans un dernier plan, un lotissement. Pas de trace d’humain ici non plus; la seule chose que l’on aperçoive, derrière des rideaux, est un large écran plasma qui diffuse une lumière bleue semblable à la lumière artificielle dans laquelle vivent les bêtes, de jour comme de nuit.
77 La vidéo Horizon B (2018), projetée verticalement sur un disque de plexiglas, renvoie également à une fable de science-fiction: celle du bruit que fait la terre quand elle se décompose. Telle une géologueacousticienne, Sarah del Pino a échantillonné des espèces de terre et les a placées dans une petite caisse remplie d’eau afin d’en capter la sonorité spécifique, liée à leur texture et leur composition chimique. Argile poreuse, ocre poudreuse: chacune apparaît avec sa couleur, son temps de décomposition et son identité sonore propres. Cette vidéo quasi abstraite, qui rappelle la séquence métaphysique de Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967) dans laquelle Jean-Luc Godard filme en plan rapproché et en plongée une tasse de café, produit un effet hypnotique chez le·la spectateur·trice qui finit par perdre le fil de ce qu’il·elle voit et s’immerge dans la matière sonore. Avec L’Autel des mirages et Mirage inférieur (2018), l’artiste engage un autre jeu perceptif, qui se décompose en trois temps. Elle oriente d’abord le regard du·de la spectateur·trice par le biais d’une cimaise opaque, striée d’un liseré dont les couleurs se modifient, dessinant une ligne d’horizon mouvante. Après avoir longé cette paroi, le regard se trouve absorbé par une forme noire dont l’opacité et le dynamisme traduisent l’obsession qui tenaille l’artiste: comment produire du mouvement à partir d’un support statique? Comment penser l’image en mouvement alors même que rien ne bouge? C’est alors qu’apparaissent les quatre catafalques, dont les volumes reproduisent à une échelle plus réduite celui du monolithe et qui, éclairés par des lampes de poche posées à même le sol, décrivent des ombres à la surface des toiles cirées. Sculptures minimalistes d’un côté, travail méticuleux sur l’inscription des couleurs et le modelage de la lumière de l’autre, ces pièces cristallisent la réflexion de Sarah del Pino sur les images fixes et en mouvement, ainsi que sur le rôle joué, entre les deux, par la lumière. Car la lumière est centrale dans le travail de l’artiste, à tel point qu’elle peut servir de fil rouge pour appréhender sa pratique. Qu’il s’agisse de la lumière indécidable des ombres portées de L’Autel des mirages
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ou de celle de nuit américaine dans laquelle baigne la ferme de Rêventelles de robots astronautes?, c’est elle qui met en mouvement les formes et fait vibrer la couleur, faisant surgir, en creux des fictions inventées par Sarah del Pino, des éclats de réel.
Sarah del Pino Sarah del Pino est née en 1992 à Lyon, où elle vit et travaille. Diplômée de l’ESADSE (Saint-Étienne) en 2016, elle a participé à plusieurs expositions collectives en France, notamment au Frac Provence-Alpes-Côte d'Azur (Marseille, 2017) et au Palais de Tokyo (Paris, 2017), ainsi qu’en Allemagne à la Galerie Oberwelt e.V (Stuttgart, 2015). En 2017, une exposition personnelle, «Arco Iris», lui a été consacrée à La Serre (SaintÉtienne). Elle participe en 2019 à l’exposition collective «Taïwan Sensations» au Taipei Fine Arts Museum en collaboration avec le Grame – Centre national de création musicale. Sarah del Pino est actuellement résidente aux Ateliers du Grand Large (Décines-Charpieu), résidence d’artistes dirigée par l’Adéra.
Sarah del Pino «Faits sauvages» Maison des Arts Contemporains, Pérouges (Ain) 28 octobre – 15 décembre 2018
Vue de l’exposition, Sarah del Pino, «Faits sauvages», 2018, La MAC – Maison des Arts Contemporains, Pérouges. Au premier plan 12 particules figées, 2018, au second plan Rêvent-elles de robots astronautes?, 2017, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Sarah del Pino, Rêvent-elles de robots astronautes ? (photogramme), 2017, film HD couleur, son, 25 min 6 s, composition musicale Agnès Noël, La MAC – Maison des Arts Contemporains, Pérouges, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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Galeries Nomades 2018 Claire Moulène
Vue de l’exposition, Théo Massoulier, «Varius Multiplex Multiformis», 2018, l’Angle – Espace d’Art Contemporain du Pays Rochois, La Roche-sur-Foron. Au premier plan Mother, 2018. Au second plan Father, 2018, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Théo Massoulier, Father, 2018, composition de matériaux divers dans support bois et lumière, verre, eau, peinture, dalle LED RGB, 180 x 243 x 122 cm, l’Angle – Espace d’art contemporain du Pays Rochois, La Roche-sur-Foron, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Le ravissement de Théo Massoulier
Peu d’artistes ont l’appétit si solide. Curieux de tout sans jamais feindre le trop-plein comme d’autres affichent par suffisance ou calcul un air rassasié, Théo Massoulier lui, se délecte avec un plaisir non dissimulé de mille savoirs venus de la littérature, de la philosophie, des mathématiques ou de la biologie moléculaire qui infusent sur la durée son travail. Vue de loin, cette voracité semble bien loin de la frugalité de rigueur dans la culture nippone dont Théo Massoulier reste très sensiblement imprégné après un passage il y a quelques années au Japon – avant d’intégrer plus tardivement que la moyenne les Beauxarts de Lyon. Pour comprendre un peu de cet héritage qui semble avoir si intimement marqué le travail de l’artiste, écoutons Barthes qui dans L’Empire des signes livre cette merveilleuse description d’un art culinaire aux antipodes de nos chemins de croix occidentaux qui étagent les plats et n’offrent de résolution qu’à la fin du repas: «Entièrement visuelle (…) tout y est ornement d’un autre ornement: d’abord parce que sur la table, sur le plateau, la nourriture n’est jamais qu’une collection de fragments, dont aucun n’apparaît privilégié par un ordre d’ingestion: manger n’est pas respecter un menu (un itinéraire de plats), mais prélever, d’une touche légère de la baguette, tantôt une couleur, tantôt une autre1.» Cette définition picturaliste de la cuisine japonaise vaut tout aussi bien pour l’art de Théo Massoulier qui procède par touches accumulées de saveurs multiples et de mets entiers, patiemment agrégés pour composer un tableau à l’équilibre parfait. Pour poursuivre sur notre lancée, soulignons encore un autre trait commun entre l’art de Massoulier et l’art culinaire japonais. Chez l’un comme l’autre, le miniature est une philosophie. «Il y a convergence du minuscule et du comestible: les choses ne sont petites que pour être mangées mais aussi, elles sont comestibles pour accomplir leur essence, qui est la petitesse» analyse encore Barthes2. Massoulier, lui, produit en quantité des formes brèves de sculptures qu'il monte sur des plexiglas colorés (évoquant parfois les assemblages de Paul Thek
81 ou les cages de Tetsumi Kudo) et présente en ligne, dans une tentation de plus en plus zoomorphe, comme c’est le cas dans son exposition grenobloise; ou encore en amuse-bouche dans le corridor en forme de vortex qui ouvre son exposition à la Rochesur-Foron. Et l’artiste d’évoquer à propos de cette pratique d’atelier, qui nécessite tout à la fois de la minutie (les assemblages sont sophistiqués) et du lâcher-prise, la notion de care, propre elle aussi à bon nombre de passions japonaises si l’on pense par exemple aux amateurs d’Ikebana, aux tailleurs de bonsaï ou encore à cette pratique domestique qui n’a pas d’équivalent: le Mottainai, soit l’art de l’anti-gaspillage. Notons encore que la question de la miniaturisation est intrinsèquement liée à la technologisation du monde qui produit des objets connectés de plus en plus réduits pour mieux devenir des prolongements de nousmêmes. Or, c’est là une autre direction qu’emprunte Théo Massoulier qui connaît sur le bout des doigts ses classiques (osant même emprunter à Marguerite Yourcenar la citation qui sert de titre à l’une des deux expositions) tout en se passionnant pour des questions hautement contemporaines comme le gaming, le hardware, la figure du hacker ou cette nouvelle catégorie professionnelle des moders qui désossent et amplifient les ordinateurs pour les rendre plus performants: il semble aujourd’hui que la technodiversité soit un terrain aussi fertile que l’arborescence de la biodiversité. Un territoire encore vierge que les gamers explorent à la manière des premiers ethnographes, fascinés par les performances de la machine autant que par la beauté inhérente à ces carcasses qui, une fois retournées comme un gant, dévoilent volontiers leurs dispositifs de refroidissement, une batterie de ventilateurs cachés et tout une corporéité qui frôle parfois une forme d’exhibitionnisme érotique. La pièce centrale de l’exposition de la Rochesur-Foron a été réalisée selon les conseils avisés de tutoriels glanés sur le net: entre la sculpture minimaliste (cochant les cases d’une palette de couleurs franches, de l’usage du néon et du plexiglas) et le monstre «tuné», «Liquid Tool For The Hidden Cloud» (c’est son titre en forme de haïku), nous interpelle sur cette contradiction moderne: alors
82 que nous vivons dans un monde flottant, de plus en plus dématérialisé, les données informatiques ne cessent de s’accumuler et de peser sur le système terre. Que faire du poids invisible de ces data centers qui pour certains fonctionnent encore au charbon? Comment parer à l’échauffement dissimulé du squelette de nos ordinateurs? Explorateur avisé de ces contrées sans limites que déplie la technodiversité, Théo Massoulier peut aussi jouer la carte d’un exotisme de proximité. En cultivant son jardin. Ou plus précisément deux portions congrues de paysages mi-aquatiques mi-désertiques où quantité de rebuts végétaux, minéraux mais aussi culturels (figurines et jouets pour enfants, dans cette confusion des genres qui ne manquera pas encore une fois d’évoquer la faculté d’un certain cinéma japonais, incarné notamment par Miyazaki, à s’adresser au jeune public comme aux adultes) ont été délicatement disposés. Les deux pièces s’intitulent Father et Mother, elles sont à lire comme des matrices, des espaces de germination, autant que comme des tombeaux, dans une irrésolution qui en dit long sur la spirale infernale de notre monde où tout se répète, tout converge et finit par bégayer.
Théo Massoulier «Varius Multiplex Multiformis» L’Angle – Espace d’art contemporain du Pays Rochois, La Roche-sur-Foron (Haute-Savoie) 10 novembre – 15 décembre 2018
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Théo Massoulier Né en 1983 à Pertuis, Théo Massoulier vit et travaille à Lyon. Il a obtenu son DNSEP à l’Ensba Lyon en 2016. Il a exposé à la Youth Art Biennale à Fortezza (Italie) en 2016, puis a participé en 2017 à «HyperPavillon» lors de la 57e Biennale de Venise (Italie). En 2018 il présente à l’INSA de Lyon une exposition personnelle intitulée «Turbozoïc», et expose avec Julie Escoffier au Centre d’art bastille à Grenoble. La Galerie Kashagan, Lyon, lui consacre une exposition personnelle, «Kairos», en 2019. Théo Massoulier est actuellement résident aux Ateliers du Grand Large (Décines-Charpieu), résidence d’artistes dirigée par l’Adéra.
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Théo Massoulier, Anthropic Combinations of Entropics Elements, 2016-2018, sculpture (détail), matériaux divers, socles bois et plexiglas, lampes torches LED, 120 x 19 x 11 cm, l’Angle – Espace d’art contemporain du Pays Rochois, La Roche-sur-Foron, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
1. Roland Barthes, L’Empire des signes. Genève, Éditions d’Art Albert Skira S.A., 1970, p. 32-33. 2. Ibid., p. 24.
Théo Massoulier, Liquid Tool For The Hidden Cloud, 2018, l’Angle – Espace d’art contemporain du Pays Rochois, La Roche-sur-Foron, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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Galeries Nomades 2018 Thomas Conchou
Vue de l’exposition, Cédric Esturillo, «Délice sur Encelade», 2018, Galerie l'antichambre, Chambéry, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Vue de l’exposition, Cédric Esturillo, «Délice sur Encelade», 2018, Galerie l'antichambre, Chambéry, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Cédric Esturillo «Délice sur Encelade»
Au premier abord, les installations de Cédric Esturillo frappent par une générosité visuelle volontairement séduisante: environnements luxuriants aux couleurs bigarrées, elles soutiennent et aguichent, même, le regard. Des jeux de ressemblance s’y font jour: ne croit-on pas déceler certains motifs à travers l’opulence des formes, le foisonnement des matières et la superposition des techniques? Par une pratique du prélèvement et de la captation, il vient inscrire dans ses sculptures des citations qui interpellent et mobilisent spontanément des imaginaires variés. Qu’il s’agisse d’indices d’architecture molle californienne (architecture Googie) ou de thèmes de science-fiction, il va puiser tout autant dans l’histoire de l’art, de l’architecture et de l’artisanat que dans des objets culturels marginaux et localisés. Pourtant, il ne s’agit pas ici de singer par itération formelle ou par simple fascination esthétique: le questionnement de l’original par sa copie vient travailler les cultures visuelles et leurs conditions de formation historiques. Par recoupements transtemporels et transculturels, Cédric Esturillo souligne les intersections des trajectoires de ces systèmes de production et de circulation des images. Leur apparition dans son travail relève d’une pratique de drag 1: travestissement qui revendique sa facticité, il informe sur la façon dont notre regard se forme par et pour leur réception. Pour sa première exposition personnelle, il prend pour point de départ l’ornement en tant que technique de superposition de motifs. Plus précisément, c’est le baroque sicilien qui vient infuser ses productions récentes et prend corps dans des vasques en bois sculpté, rehaussées de drapés et de plantes chatoyantes. La précision et la maîtrise des techniques de gravure et de sculpture dont il fait preuve n’effacent pas la superposition pop et le mix narquois des matériaux: tantôt bois brut, tantôt simple medium aggloméré. Pied-de-nez à la noblesse supposée de la matière et la
85 grandiloquence historique du baroque, il s’empare d’une technique numérique contemporaine, le glitch, pour tenir en échec la lourdeur de la reproduction. Dans ses immenses tableaux mêlant faux-marbre, coulures roses fluo et imitations de céramique, il vient faire s’effondrer les textures et les motifs pour créer des effets de persistance rétinienne et d’aplatissement de la perspective. Cette mise en défaut des technologies optiques fait entrer en tension l’ornement et le bruit visuel et cherche leurs lieux de collision, de superposition, de glissement de l’un vers l’autre. Le regard, désorienté par la multiplication des couches d’appréciation et de lecture de ces objets, fonctionne alors par choix et révèle ses réflexes: que voit-on lorsqu’il y a trop à voir? C’est ce dévoilement que l’artiste recherche, citant volontiers le bubble porn, pratique internet qui vient positionner sur des images de corps des cercles colorés censés recouvrir une nudité obscène ou la nature sexuelle des interactions entre les sujets photographiés. Les photographies utilisées n’ayant en fait pas de caractéristique érotique, la superposition d’une abstraction révèle la perversité de l’esprit du·de la regardant·e. Ce va-et-vient entre systèmes d’abstractions, effets optiques et fabrication du regard est également présent dans les sculptures Danmaku que l’artiste a réalisées. Inspirées par une tradition de jeux d’arcade japonais 80’s simulant des pluies d’obus numériques sur le·la joueur·euse, elles renouent avec le motif du bruit visuel. Ici, ce sont des plaques de bois laqué qui sont «douchées» de véritables balles. Avec «Délice sur Encelade», titre évocateur à la fois de la gigantomachie et des récentes découvertes spatiales, Cédric Esturillo propose un voyage temporel suivant le principe de rétrocipation d’Arnauld Pierre, qui décrit dans Futur Antérieur 2 la façon dont les processus d’anticipation de la science-fiction renseignent aussi sur l’époque qui les a vu naître et tiennent le présent en question.
1. Voir Renate Lorenz, Art Queer. Une théorie freak, Paris, Éditions B42, 2018.
2. Voir Arnault Pierre, Futur antérieur – Art contemporain et rétrocipation, Paris, Éditions M19, 2012.
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Cédric Esturillo, Matho #2, 2017, médium, bois, laque, impression offset, grès, verre, métal, 54 x 63 x 13 cm, 40 x 50 x 13 cm, Galerie l'antichambre, Chambéry, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Cédric Esturillo Né en 1988 à Saint-Chamond, Cédric Esturillo vit et travaille à Lyon. Après avoir été l’assistant de l’artiste Michael McMillen à Los Angeles en 2015, il obtient son DNSEP à l’ENSBA Lyon en 2016. Il est ensuite invité pour différentes expositions collectives, notamment la Biennale de la Jeune Création à Mulhouse en 2017 et le Salon de Montrouge en 2018. Il participe actuellement à l’exposition collective «Sedona», présentée à la Villa du Parc, Annemasse. Son travail sera également présenté au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse de juin à septembre 2019. Cédric Esturillo est actuellement résident aux Ateliers du Grand Large (Décines-Charpieu), résidence d’artistes dirigée par l’Adéra.
Cédric Esturillo «Délice sur Encelade» Galerie de l’antichambre, Chambéry (Savoie) 17 novembre 2018 – 2 février 2019
Cédric Esturillo, BlueLagoon, 2018, bois, peinture, tissus, 49 x 27,5 x 132 cm, Galerie l’antichambre, Chambéry, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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Galeries Nomades 2018 Paul Bernard
Jean-Damien Charmoille
Une présence spectrale du spectacle
Jean-Damien Charmoille, Réflexions vertes #8, 2018, huile sur toile sur châssis, 80 x 280 cm, Centre d’art de Flaine, Flaine, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Le 2 juin 1967, Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni, réalisent leur Manifestation 3. Dans l’auditorium du Musée des Arts Décoratifs de Paris, le public, qui a payé sa place, attend patiemment le début d’un spectacle. Un tableau abstrait de chacun des quatre peintres est accroché sur le fond de scène. Au bout d’une heure, un tract est diffusé sur lequel on lit: «il ne s’agissait évidemment que de regarder des toiles de Buren-Mosset-Parmentier-Toroni». Jouée pour la première fois à Paris en 1994, traduite dans trente-cinq langues, montée à Londres, Tokyo, Chicago, Saint-Pétersbourg, Bombay ou Buenos Aires, la pièce de théâtre «Art» de Yasmina Reza demeure l’œuvre dramatique française contemporaine la plus jouée dans le monde. Le synopsis: trois amis dissertent autour d’un monochrome blanc, acheté par l’un d’entre eux. Entre mépris et incompréhension, le tableau va cristalliser les ressentis de chacun des personnages vis-à-vis des deux autres. Deux exemples parmi tant d’autres pour rappeler combien, depuis la seconde moitié du XXe siècle, les relations entre peinture et théâtre sont tumultueuses. Se regardant en chiens de faïence, chaque art, chaque académie semble faire le procès de l’autre, se taxant mutuellement de réac ou de snob.
Est-ce que nous sommes bel et bien perdus ici? Pour toujours?
Jean-Damien Charmoille, Réflexions vertes #3, 2018, huile sur toile sur châssis, 80 x 100 cm, Centre d’art de Flaine, Flaine, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Envisagé à l’aune de ce conflit, l’étrange titre de l’exposition de Jean-Damien Charmoille au Centre d’art de Flaine annonce d’emblée l’abandon des poursuites. Ou plutôt nous enjoint à revenir avant ce cloisonnement des arts, avant le procès de la peinture par ses peintres même, avant que celle-ci ne se réduise essentiellement à cette surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. Sur les murs, voilà des tableaux de paysages anonymes. Au sol, les restes d’un décor de théâtre, «l’espace déserté d’une fiction». Le télescopage des deux univers représentationnels est baigné par une musique d’ambiance d’où s’échappent
89 des monceaux de dialogue. Ces retours au non-lieu s’envisagent alors comme un retour à l’utopie d’une fusion des arts, à la Gesamtkunstwerk chère aux symbolistes. Et ce, d’autant que les paysages de Jean-Damien Charmoille ont cette mystérieuse quiétude des tableaux de Böcklin. Île, nuages, forêt, rivière: «Nous sommes ici, comme projetés depuis un rêve» nous fredonne une voix. L’artiste a encore pris en charge l’appareil paratextuel de l’exposition: le texte du guide du visiteur ou les affiches de l’exposition. On apprend par ailleurs que la diffusion de la bande-son de l’exposition dépend des aléas du vent qui souffle sur la station de Flaine. Ce qui se passe au dehors influe sur ce qui se passe dedans, les tourments de la météo modifient la dramaturgie de l’exposition. À rebours des processus de distanciation évoqués plus haut, tout concourt à placer le·la visiteur·euse dans les meilleures dispositions pour enjamber le seuil de cette fiction picturo-théâtrale.
Pourtant… C’est comme si cet endroit exerçait une force étrange… Quelque chose résiste pourtant. D’abord parce que ces paysages hyperréalistes affleurent à la surface de fonds verts. En plus de l’effet de scintillement qu’il procure au tableau, ce vert particulier invoque les techniques d’incrustation du cinéma, pouvant être remplacé par n’importe quelle image, n’importe quel décor. Une couleur devenue, par l’entremise du spectacle, paradigme de la fiction. Ces vues n’ont par ailleurs pas été peintes sur site mais proviennent des bases de données de l’artiste, entre photos personnelles et iconographie de moteur de recherche. Semblables à mille autres, ces paysages sont génériques, sans identité, sans lieu…
Où commence la nature? Où finit le spectacle? Traité dans des verts plus sémillants, le tableau Réflexions vertes #8 manifeste plus que les autres sa fiction. Les nuages qui s’y déploient font songer autant à la peinture classique, qu’aux génériques cinématographiques (Warner Bros.) ou au cloud computing. À lui seul, ce tableau permet de reformuler le débat autour de la notion de «pittoresque» apparue dès le début du XIXe siècle.
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Est-ce parce qu’il nous évoque déjà une peinture qu’un paysage mérite d’être peint? Le paysage n’est-il que le redoublement d’un tableau qui l’a précédé? Ces considérations esthétiques prennent une autre dimension à l’époque des fonds d’écran d’ordinateur et des google street views. Dira-t-on un jour d’un paysage qu’il est screenesque? Et au passage, combien de vues de Flaine, «un lieu d’exception qui offre des paysages de carte postale» comme nous le vante la brochure touristique, s’étalent déjà en arrière-plan de smartphones?
Plongés dans la nuit de l’incertain, est-ce que l’on s’y habituera?
Jean-Damien Charmoille Né en 1990 à Cannes, Jean-Damien Charmoille vit et travaille à Leipzig (Allemagne), depuis l’obtention de son DNSEP à l’ESAAA (Annecy) en 2017. En 2018, après «Disillusions in a French Garden» à la Galerie Dukan à Leipzig, «Retours au non-lieu» est sa première exposition personnelle en institution. Sa pratique artistique s’étend également à l’écriture et au commissariat d’exposition qu’il signe sous le pseudonyme de Pierre Edmond (1re Biennale du Réel en 2017). Il est également investi dans la plateforme pour artistes Fugitif basée à Leipzig.
Jean-Damien Charmoille «Retours au non-lieu» Centre d’art de Flaine, Flaine (Haute-Savoie) 20 décembre 2018 – 26 janvier 2019
Vue de l’exposition, Jean-Damien Charmoille, «Retours au non-lieu», 2018, Centre d’art, Flaine. Au sol Est-ce que nous sommes bel et bien perdus ici? Pour toujours?, 2018, au mur de gauche à droite Réflexions vertes #3, 2018 et Réflexions vertes #7, 2018, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Vue de l’exposition, Jean-Damien Charmoille, «Retours au non-lieu», 2018, Centre d’art, Flaine. Au sol Est-ce que nous sommes bel et bien perdus ici? Pour toujours?, 2018, au mur Réflexions vertes #6, 2018, courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Dossier thĂŠmatique:
Avec ou sans engagements
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Dossier thématique:
Avec ou sans engagements Julie Portier
Jeremy Deller, Speak To The Earth And It Will Tell You, 2007-2017, projet à long terme avec les jardins partagés de Klein à Münster à l'occasion de Skulptur Projekte Münster, courtesy de l’artiste © Jeremy Deller
Introduction
Pour lancer un sujet embarrassant, nous avions d’abord songé à des questions délibérément ennuyeuses: «Qu’est-ce qu’un art politique?» ou bien «l’art peut-il (encore) être de gauche?». Si le titre du cinquième dossier thématique de La belle revue a finalement pris la consonance d’une offre promotionnelle de fournisseur d’accès, de celles qui flattent la liberté du·de la client·e entre autres illusions véhiculées par les images pathétiques d’un néo-libéralisme «sympa», ce n’est pas pour prendre les choses à la légère. Il nous a été donné d’observer l’ambiguïté des rapports entre l’art et l’engagement politique dont la scène institutionnelle s’est fait le théâtre plus ou moins scandaleux ces dernières années. Nous n’avons pas été insensibles à cette coïncidence de calendrier qui a vu la consécration d’un art conservateur par le biais de grandes expositions monographiques dans les musées français, alors que l’on célébrait les cinquante ans de mai 68. Citons par exemple, Zao Wou-Ki au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, succédant à César au Musée National d’Art Moderne puis, plus près de nous et non moins démonstrative d’une puissance créatrice masculine anachronique, Bernar Venet au Musée d’Art Contemporain de Lyon. Parallèlement, le retard avéré du monde de l’art à intégrer les minorités cultuelles et de genre, à affronter les problématiques postcoloniales, la crise migratoire, à définitivement décentrer le point de vue occidental, s’est traduit par une multiplication d’expositions thématiques et de programmations culturelles dont le systématisme a fini par devenir suspect, si ce n’est consensuel. Le complexe de l’art contemporain à l’égard de sa conscience politique semble s’être aggravé au point que l’asymétrie non seulement entre les discours et les faits, mais, plus encore, entre l’énoncé politique et son énonciateur·trice n’aurait plus lieu d’être critiquée. Dans un article qui fait état de la manière dont les grandes manifestations internationales nous permettent de penser l’espace de l’art, Elitza Dulguerova s’interroge sur la portée des textes engagés qui composent le Reader1 faisant office de catalogue pour la documenta 14. Elle note l’insistance du directeur
95 artistique dans son introduction à combattre «l’ordre de discours et de pouvoir néocolonial, patriarcal et hétéronormé, […] ordre hégémonique qui soutient aujourd’hui la machine de guerre néolibérale». Elle remarque qu’«ici, le projet émancipatoire est laissé entre les mains des lecteurs», considérant à juste titre que les réseaux de l’art contemporain et de ses manifestations internationales sont étroitement liés au système économique néolibéral2. Reste que les expositions de la dernière documenta ont largement donné le sentiment à ses visiteur·euse·s d’être passé·e·s à côté de l’art ou d’avoir eu leur compte de propositions qui portaient de manière littérale leur message dénonçant diverses formes d’injustice et d’invisibilisation. Au même moment, à Münster, la bibliothèque composée de trente Diaries de jardin associatifs, consultables dans les potagers ouvriers à la périphérie de la ville, donnait une idée plus claire de la manière dont le langage dominant pouvait être commuté. Le projet initié par Jeremy Deller pour Skulptur Projekte sous le titre Speak To The Earth And I Will Tell You (2007-2017), a simplement consisté à proposer à un groupe social (non identitaire, non directement politique) de prendre en charge l’écriture de sa propre histoire, par là, de lui révéler sa légitimité et accessoirement la valeur émancipatrice de ses actions quotidiennes, dans lesquelles les structures sociales, leur ramification et leur développement s’articulent à celles des plantes. S’interroger aujourd’hui sur les formes d’art politiquement engagées et sur leurs modalités nécessite de dépoussiérer le débat. Il s’agirait d’en finir avec les belles formules qui relèvent encore d’une mythification du rôle de l’art et de l’artiste dans la société, lui incombant d’être un «rempart contre la barbarie» ou un «outil d’émancipation». Avec l’artiste Simon Ripoll-Hurier, interviewé par Sophie Lapalu, nous nous méfions de l’emploi du singulier dans les discours politiques et nous portons notre attention sur le cadre dans lequel ils s’énoncent, là où des acteur·rice·s culturel·le·s maintiennent leurs postes en haut de la hiérarchie en ne cessant de rassurer leurs financeurs sur le fait que l’art est une pratique d’intérêt public. Aussi, l’évaluation de
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l’effectivité de l’art calquée sur les expériences des avant-gardes révolutionnaires a fait long feu. Assez de ces conclusions qui suggèrent encore que la condition pour que l’art recouvre une fonction critique et agisse sur l’espace social et politique serait de sortir de ses cadres de visibilité. Ces idées sont toujours émises depuis le champ de l’art et ne se reçoivent qu’à l’intérieur de son cadre défini, de sorte que cette vision polarisée entre l’art au singulier et son système de production et de diffusion relève pour nous, au-delà d’une coquette nostalgie soixantehuitarde, de l’indolence. C’est autre chose de se mettre à réfléchir sur les manières dont les cadres de visibilité de l’art pourraient profondément se restructurer pour défaire les systèmes de domination, d’aliénation et de production d’inégalités qu’ils entretiennent tout en montrant dans leurs murs des œuvres qui les critiquent. Dans ce sens, l’historienne de l’art Vanina Géré confie la nécessité qui s’est imposée à elle de déplacer les contours de ses recherches au sujet de l’art engagé et conclut qu’il n’existe pas d’œuvre politique en soi, autrement dit, qu’il n’y a pas d’autonomie de l’art engagé, permettant de faire abstraction de son système de production et de diffusion. Ce changement structurel, c’est ce que réclame aussi l’artiste et activiste Po B. K. Lomami qui s’implique dans des centres d’artistes autogérés à Montréal. Dans l’entretien mené par Marie Bechetoille, elle livre un témoignage édifiant des discriminations observées à l’intérieur même d’une scène artistique placée sous la bannière de l’ouverture, de la pluralité, du progressisme. Pour elle, le militantisme décoratif dans lequel se complaisent trop souvent les acteur·rice·s culturel·le·s est une violence, comme l’est l’usage d’un vocabulaire politisé vidé de son contenu. Cela pourrait en partie expliquer la tendance qui s’observe chez une nouvelle génération de militant·e·s à réaffirmer son appartenance à une communauté raciale ou à une identité sexuelle, quitte à en revendiquer la propriété… Le maintien des artistes issu·e·s de minorités ou de scènes artistiques extra-occidentales dans un certain régime de représentation de leur identité au sein des expositions d’art contemporain est le constat à l’origine des recherches de Maura
Reilly. Son livre intitulé Curatorial Activism: Towards An Ethics Of Curating (Thames & Hudson, 2018) est en vue dans la librairie du Moma PS1 parmi d’autres ouvrages à couverture rouge – tandis que dans les étages, les expositions faisaient cet été office de contre-exemple. Dans la préface, Lucy Lippard suggère aux curateur·rice·s ne parvenant pas à intégrer dans leurs expositions une part majoritaire d’artistes non-hommeblanc-hétérosexuel pour d’autres raisons que la qualité de leurs œuvres, qu’il·elle·s n’ont qu’à travailler plus dur!
celle-ci, a une effectivité politique et sociale tandis que cette forme possèderait plus de qualités artistiques qu’un étendard ou un témoin de l’effectivité de l’art? En somme un art sous-tendu par une conscience politique (ce qui est le minimum que l’on puisse attendre de la part de tou·te·s les artistes qui adressent des objets, même les plus formalistes, dans le monde contemporain), relié à un engagement plutôt qu’il serait le terrain délimité de cet engagement? C’est sur ce mode que semble être engagé le travail de l’artiste français Jean-Marie Perdrix, quand il crée au Burkina Faso un atelier de fabrication d’un matériau recyclé à partir de sacs plastiques abandonnés. Dans un premier temps, l’atelier permet de produire des sculptures moulées à partir d’un totem qui avait été rapporté par une parente d’un voyage sur le continent africain. Ramené en Afrique, l’objet rituel fabriqué pour les touristes devient la matrice d’une sculpture multiple. Celle-ci, présentée en série dans l’espace d’exposition, tient à la fois de la présence animiste – démultipliée comme une armée – et du résultat d’un processus de production et de diffusion qui déconstruit à plusieurs égards les rapports nord-sud, artisanat-art… Ensuite, le fonctionnement économique et social de cet atelier est renforcé par la production de tables d’écoliers dont le plateau est fait de ce matériau élaboré pour les sculptures. La vertu de ce système de production est résumée en quelques chiffres par l’artiste: «Le projet se base sur la réalisation d’un atelier équipé de trois moules et employant 10 personnes; la fabrication de 2 000 tables par an; la commercialisation auprès des écoles de l’enseignement primaire au Burkina Faso; la collecte sélective manuelle de 100 tonnes de plastique usagé auprès de 20 000 foyers de la ville (emplois de 50 femmes à mi-temps) pour un gain de salubrité publique fort; la création d’une valeur économique de l’ordre de 10 000 000 FCFA au niveau de cette collecte, renforçant le budget de la ville pour ce service; l’économie de déforestation d’environ 130 ha/an; les besoins de 6 000 élèves du primaire soit l’équipement d’environ 100 classes6.» Lorsque des exemplaires de ces tables sont exposés leur statut est clair, même si leur nature est multiple (mobilier d’artiste, sculpture, prototype) et
leur valeur marchande à cet endroit est indexée au marché de l’art, même si le revenu de la vente de ces œuvres en particulier est réinjecté dans le fonctionnement de l’atelier. Un autre exemple d’effectivité de la production de l’art – donnant lieu à une œuvre politiquement chargée sans que cette charge repose sur la démonstration de son effectivité – nous est donné par le film Walled Unwalled (2018) de l’artiste jordanien installé à Beyrouth Lawrence Abu Hamdan. En outre, cette œuvre semble répondre à une définition du politique dans l’art formulée par Hito Steyerl au sujet du documentaire dans un autre texte, «The Language Of Things7». Elle y aborde la fonction critique de la traduction. Selon elle, «le politique se joue dans les formes où a lieu une traduction du langage des choses vers celui des hommes8». Cette traduction du «langage des choses» (c’est-à-dire de tout ce qui relie les hommes au monde, les pierres, les animaux, ou les objets technologiques) contiendrait un potentiel de transformation du langage visuel et discursif, reposant sur des systèmes de pouvoir. Dans le film de Lawrence Abu Hamdan, tourné dans un studio d’enregistrement de l’ancien Berlin Est, il est question des murs fortifiés qui s’élèvent entre les frontières dans le monde et dont le nombre est passé, depuis l’an 2000, de quinze à soixante-trois. On y voit l’artiste enregistrer la bande-son qui nous explique en quoi aucun mur n’est aujourd’hui imperméable, suite à diverses avancées technologiques, comme la vision thermique (dont l’usage a produit un cas de jurisprudence aux États-Unis) ou les réseaux de communication. Son récit prend un tour métaphorique tandis qu’il s’appuie également sur ses recherches sur la mémoire auditive d’après une technique de reconstitution de sons spatialisés avec des outils techniques propres au cinéma. Cette technique a été mise à contribution dans une série d’entretiens qui lui a été commandée par Amnesty International auprès de rescapés de la prison syrienne de Saydnaya où 13 000 détenus ont été exécutés par le régime depuis 2011. Dans un entretien donné dans le cadre de son exposition à Chiesenhale à Londres, l’artiste précise ainsi le rapport entre l’installation qui préfigurait en partie le film Wall Unwalled et sa contribution à la défense des droits de l’homme: «Si vous
«Voici la mauvaise nouvelle: l’art engagé évite systématiquement de discuter de ces sujets», lance Hito Steyerl dans son texte intitulé «Politics Of Art: Contemporary Art And Transition To Post-Democracy3» et poursuit: «bien que l’art engagé réussisse à représenter les prétendues situations locales du monde entier et reconditionne régulièrement la misère et l’injustice, les conditions mêmes de sa production et de son exposition restent encore bien souvent inexplorées. Nous pourrions même dire que la politique de l’art est, dans bien des cas, l’angle mort de l’art contemporain engagé4.» Et l’artiste d’insister de sa verve tranchante sur le fait que l’art reste un puissant outil d’embellissement du capitalisme dévastateur ainsi qu’une arme diplomatique imparable («Un pays qui enfreint les droits de l’homme? Faites venir la galerie Gehry5!»). Seule cette prise en compte de la politique de l’art dans l’art politique pourra permettre, selon Hito Steyerl, de dépasser une «politique de la représentation». À ce stade, nous aurions pu mentionner une foule de repoussoirs, parmi les œuvres dont le succès populaire repose sur la confusion entre engagement et scandale, qui se contentent d’esthétiser la violence du monde en prétendant la dénoncer, de produire des symboles univoques qui maintiennent les spectateurs dans la passivité du ravissement. Mais passons; l’art qui rend bête n’a pas de vertu politique. En plaidant pour la subtilité contre la démonstration bruyante, pour l’action concrète – pourquoi pas discrète – dans un espace spécifique contre le brandissement de vagues gages d’engagements, pourrions-nous songer à des formes plastiques dont la production même, ou une partie de
98 voulez un compte-rendu complet de tout ce qui a été révélé dans ces interviews, c’est sur le site internet d’Amnesty. Cette exposition ne cherche pas à raconter l’histoire de Saydnaya mais à agir comme un espace dans lequel les questions et les concepts clés dérivés de cette expérience sont explorés d’une manière qui ne serait pas possible sur d’autres scènes9.» Où l’art demeure un espace pour penser son langage pourvu que celui-ci nous parle de la manière dont nous sommes reliés au monde.
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1. Adam Szymczyk et Quinn Latimer (sld), The documenta 14 Reader, Munich, Londres, New York, Prestel, 2017. 2. Elitza Dulguerova, «Penser avec les grandes manifestations périodiques: l’espace, l’histoire, l’art», Critique d’art, no 49, 2017, p. 46-56. 3. Hito Steyerl, «Politics of Art: Contemporary Art and Transition to PostDemocracy», trad. Lucy Pons, dans «Politique de l’art: art contemporain et transition vers la postdémocratie», Critique d’art, no 40, 2012. [DOI] www. critiquedart.revues. org/5703 [mis en ligne le 01 novembre 2013, consulté le 01 octobre 2016.]
Vue de l’exposition, Jean-Marie Perdrix, La Salle de bains, Lyon, 2017. À gauche Sans titre, 2016, trois tables d'écolier, plastique et fer, 75 x 117,5 x 87 cm (chaque). À droite, Alpha – Bêta, 2017, bois, peau d'âne séchée, 60 x 100 x 10 cm © Jules Roeser
4. Ibid. 5. Ibid. 6. Jean-Marie Perdrix, communiqué pour l’exposition «Ferry Fetiche» à la galerie Samy Abraham, 2016. 7. Hito Steyerl, Transversal 06/06: Under Translation, eipcp – European Institute for Progressive Cultural Policies, 2006. 8. Ibid. Nous traduisons. 9. «If you want a comprehensive account of all that was revealed through those interviews it is all on Amnesty’s website, this exhibition does not seek to tell the whole story of Saydnaya but act as a space in which key issues and concepts derived from this experience are explored in a way that are not possible in other forums.» Chisenhale Interviews: Lawrence Abu Hamdan, Earwitness Theatre,entretien avec Ellen Greig, [DOI] www.chisenhale.org.uk
Lawrence Abu Hamdan, Walled Unwalled, 2018, installation vidéo, 20 min, courtesy de l’artiste et de la galerie mor charpentier, Paris
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Entretien avec Po B. K. Lomami
Po B. K. Lomami est programmatrice, coordinatrice de projets socioartistiques, performeuse, écrivaine, musicienne, créatrice de zine et activiste congodescendante (RDC) de Belgique. Son engagement anticolonial, afroféministe et anticapitaliste relie actions militantes et formes artistiques notamment performatives. À travers le prisme de son parcours d’activiste, elle partage sa vision critique du milieu de l’art, les paradoxes de ces institutions dans leurs discours, programmations et organisations, face aux enjeux concrets des luttes émancipatrices, mais elle donne aussi à voir les potentialités de l’art de développer des compréhensions et des langages communs. Po B. K. Lomami, Claire Obscure, Black Médecine, 2018, photographie, Tio'tia:ke, Montréal, Canada © Valérie Bah, Po B. K. Lomami, Claire Obscure
Marie Bechetoille —» Ton parcours commence avec diverses expériences au sein d’associations LGBTQI+ et de santé sexuelle en Belgique. En parallèle de ton engagement activiste, tu as commencé à travailler au sein d’événements et d’institutions artistiques et culturelles comme la Maison de la création à Bruxelles ou 49 Nord 6 Est – FRAC Lorraine. Actuellement, tu es coordinatrice administrative de La Centrale – Galerie Powerhouse à Montréal, un centre d’artistes autogéré féministe. Comment as-tu progressivement évolué vers des milieux et des pratiques artistiques? Po B. K. Lomami —» Ce n’était pas du tout prévu. J’ai été pendant une grande partie de mon enfance et de mon adolescence à l’académie de musique de Mons où j’ai grandi, mais le conservatoire n’était pas une option. Je me suis retrouvée à l’Université de Namur pour des études d’ingénieur de gestion en 2007. J’y ai commencé mon activisme queer et féministe, qui s’est concrétisé en 2012 lorsque j’ai co-créé les CHEFF1, une fédération étudiante LGBTQI+. Au sein de mon cursus universitaire en Belgique, il n’y avait pas de programme d’études de genre ou postcoloniales. C’est pour cette raison que je suis allée en Erasmus à Tampere en Finlande, et ça m’a donné un incroyable espace de
101 développement académique, politique et personnel… J’ai été encadrée par le département de gender studies et Vattu2, une association étudiante où j’ai rencontré des féministes queer, trans, punk, écologistes, anticapitalistes… Le hasard d’Erasmus m’a fait rencontrer Laura Nsafou, Mrs Roots3, devenue auteure afroféministe4. On a collaboré ensemble ensuite comme avec le blog Au bout des lèvres5. De retour en Belgique, je me suis aussi engagée en santé sexuelle et après un stage je suis rentrée en immersion professionnelle à Sida’sos6. J’étais à plus que plein temps avec souvent des heures supplémentaires, dans des mauvaises conditions et pour un salaire ridicule, ce qui m’a complètement vidée. Mais cela a été une porte d’entrée pour faire partie des tables de concertation du Plan National de Lutte contre le VIH 20142019 et des rencontres européennes d’IGLYO, ILGA et ONUSIDA. Cette expérience faisait suite à des années de surcharge de travail physique, intellectuel et émotionnel non rémunéré tel que peut être l’activisme; j’ai fait un burn out. Durant toutes ces années, j’explorais des stratégies de lobbying, le développement de discours, la recherche de propositions au sujet de parcours non considérés. J’étais quasi toujours la seule personne noire, avec tout ce que ça implique en termes d’invisibilisation, de tokenization («noir·e alibi»), de gaslighting («manipulation»), etc. J’étais loin du monde de l’art et je n’avais rien fait qui y soit lié à ce moment-là à part quelques textes, mon engagement dans la mobilisation contre le projet Exhibit B en 20147 et ma participation au documentaire Ouvrir la voix d’Amandine Gay8, qui m’avait identifiée en tant qu’afroféministe belge via mon ancien blog9 et les réseaux sociaux. Un événement a défini mes priorités militantes et changé mon rapport à l’art. Le 8 mars 2015, je m’étais retrouvée dans une marche non mixte organisée par des groupes féministes, surtout de gauche, dans Bruxelles. Dans cette marche, il y avait peu de racisé·e·s mais il y avait surtout une femme en black face qui expliquait que c’était son travail artistique, citait Olympe de Gouges, disait que c’était pour soutenir les noir·e·s, que cela lui permettait de «savoir ce que cela fait d’être noire». J’avais pris la parole pour dire «je suis la vraie noire dans la salle» et
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expliquer pourquoi ce n’est pas possible ce genre de propos et de posture… Le black face fait partie du folklore belge… L’histoire a continué sur les réseaux sociaux. Cette femme a reçu de nombreux soutiens de féministes reconnues, y compris académiques. On me présentait comme une jeune noire paumée ne comprenant rien à l’art et elle comme l’artiste engagée dans une grande association féministe… J’ai vu le bouclier qui me sépare du féminisme blanc et d’institutions positionnées contre l’intersectionnalité. Ce jour-là, j’ai décidé d’arrêter de m’investir dans des milieux militants à majorité blanche et qu’une priorité de mon agenda politique serait que les personnes non noires ne puissent plus profiter ou se divertir avec les souffrances des personnes noires. Mon rapport au milieu artistique c’était ça… Après cette histoire, j’ai pris mes distances et j’ai commencé à écrire ce qui me restait dans la gorge. Puis j’ai été contactée par le collectif Warrior Poets qui organisait une soirée de performances dans le cadre de Massimadi Bruxelles10, festival des films LGBT d’Afrique et de ses diasporas. J’y présentais ma première performance intitulée Consultation d’une afro-ratée. J’expliquais par mes textes mon parcours de jeune noire queer handi qui vient d’une cité en Belgique face à des dynamiques de pouvoir, dans un environnement abstrait de cabinet médical, lieu que j’ai beaucoup fréquenté depuis l’enfance. Des mères afro d’enfants queers de ma génération sont venues me parler pour me dire qu’elles m’avaient comprise. J’ai reçu cela comme une bénédiction et j’ai pu commencer à penser l’artistique par l’activisme, dans une poursuite de réparation.
pour un remplacement à la programmation culturelle13 si je n’avais pas été encouragée par mon amie et travailleuse intellectuelle Peggy Pierrot14. C’était ma première expérience payée en institution, et j’avais vingt-sept ans. L’habitude d’être précaire, de travailler pour presque rien et l’inaccessibilité des institutions culturelles pour les gens comme moi crée un contexte où tu n’envisages même pas de postuler. Une fois dans ces institutions, je me suis demandée pourquoi j’avais été choisie pour mon parcours activiste alors que j’étais limitée en termes d’actions. C’est comme vouloir un objet qui brille pour le mettre dans une boîte… Il existe une immense déconnexion, souvent on n’a pas les mêmes priorités et urgences. Dans le milieu militant, il y a plein de trucs qui ne fonctionnent pas mais le changement social est au cœur des missions. Dans le milieu artistique, si nous avons parfois le même langage, souvent nous n’avons pas les mêmes compréhensions. Alors, je me suis demandée ce que je pouvais apprendre pour moi, pour m’ouvrir d’autres portes…
MB —» Pourquoi t’es-tu dirigée professionnellement vers des institutions artistiques et culturelles? Qu’observes-tu comme ressemblances et différences entre le milieu militant et le milieu de l’art? PBKL —» En 2015, mon profil activiste me ferme les portes dans le milieu militant et associatif. Les seules réponses viennent du milieu culturel pour des stages non rémunérés. Puis j’ai mené mon propre projet socio-artistique EXTRACT en Suède avant d’être employée au 49 Nord 6 Est – FRAC Lorraine11 et à La Centrale12. Je n’aurais jamais postulé au FRAC
MB —» Au sein des institutions, un important travail de médiation, de pédagogie par l’art est mené. Il me semble que ces actions ne sont parfois pas assez valorisées alors qu’elles permettent notamment à des jeunes publics de découvrir d’autres codes, d’autres formats, d’autres récits… PBKL —» Il y a dans des institutions des personnes clés qui font que les choses sont possibles. Par exemple, le travail de Mikaela Assolent, qui était chargée des publics au FRAC Lorraine, m’a éclairée pour la construction de la programmation culturelle en regard du public local. Dans nos discussions on reliait les questions d’engagement social et le contenu artistique. Ce lien est une porte d’entrée qui m’aide à mettre une valeur sur les expositions et les performances. La question de l’accès est essentielle. L’art contemporain présenté dans les centres d’art et les musées était très souvent loin de ce que je vivais dans le militantisme. Il y a ce truc de bulle inaccessible qui fait que quand tu es une gamine avec mon parcours, cela ne fait pas de sens. Par ailleurs, quand je travaillais à la Maison de la création15, le programme était lié à un vocabulaire de «la
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Po B. K. Lomami et Claire Obscure, Black Médecine: a consultation, 2018, performance et installation, La Centrale Galerie Powerhouse, Tio'tia:ke, Montréal, Canada, 9 juin 2018 © Valérie Bah
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105 l’engagement. J’observe souvent un lien fort entre la gestion et l’artistique, mais l’engagement reste dans la représentation, en surface. Cela crée des tensions car il y a une différence de compréhension ou de volonté autour de cet engagement. Quand l’engagement n’est pas structurel, ça bloque et ça fait des dégâts. Parfois, on voit une dynamique managériale et sociale avec une place réduite pour l’art… Et enfin, quelques lieux avec de l’artistique et de l’engagement mais qui ont souvent de gros soucis de financement…
Carl-Philippe Simonise, Po B. K. Lomami, Valérie Bah, Montreal, 1985, 2018, série photo, zine et album photo, Tio'tia:ke, Montréal, Canada
rencontre de l’autre». Des artistes internationaux·ales venu·e·s d’Irak, d’Iran, d’Haïti étaient invité·e·s… Mais plus loin sur la même rue se trouvait un centre de jeunes avec beaucoup de personnes racisées, qui ne venaient jamais voir les projets. Au moins pendant les réunions d’équipe, on se demandait comment les faire venir. En réalité, moi non plus je ne serais pas venue si je n’y travaillais pas… Je me suis questionnée sur mon rapport à l’institution. Je ne sais pas si les institutions se questionnent réellement elles aussi. Souvent dans les lieux qui se disent «engagés», j’entends des discours universalistes, que ça va changer la société et la vie des gens de voir telle exposition ou tel spectacle… Je m’étonne de cette conviction qui ne sait pas combien de murs sont présents avant de rentrer dans un lieu artistique ou culturel, combien de barrières sont à déconstruire avant que certains publics ne viennent dans un tel lieu sans être mal à l’aise… Au FRAC je ne me sentais pas à ma place alors que j’étais salariée.
Po B. K. Lomami, LITTLE RADICAL SECRETS |1| – Consultation d’une afro-ratée, 2016, zine, vue de première de couverture, Mons, Belgique, Linköping, Suède
MB —» Aujourd’hui, certaines personnes ont l’impression que les thématiques féministes, décoloniales, sont partout dans les expositions et les institutions… alors que l’on connaît l’énorme retard qui existe particulièrement en France sur ces sujets. Et à l’inverse, on observe aussi une importante utilisation de mots clés comme «diversité», «post-colonialisme», «queer», qui semble parfois un peu en surface dans le monde de l’art… Que penses-tu de cette volonté d’intégrer des questionnements militants aux projets artistiques? PBKL —» Pour moi, il y a une violence à utiliser des mots, des vocabulaires sans vouloir les comprendre, sans comprendre qu’ils sont liés à des vies, à des réalités concrètes. Quand un lieu se dit «antiraciste» et qu’il ne l’est pas, cela a un vrai impact. Les mots peuvent informer autant que désinformer sur les intentions et actions. J’écris et je viens du militantisme donc j’ai une forte sensibilité sur ce sujet. Je vois que beaucoup de lieux se débattent avec trois dimensions qu’ils veulent faire cohabiter harmonieusement: managériale pour la notion d’efficacité, artistique pour le prestige, sociale pour
MB —» As-tu des exemples de lieux où ces trois dynamiques, le management, l’artistique et l’engagement social, fonctionnent ensemble? PBKL —» C’est ce sur quoi je mène mes recherches actuelles. Il n’y a pas de lieu parfait et il y a autant d’expériences que de personnes. Je questionne l’absence de considération pour une partie d’entre elles et son impact social sur les publics, les communautés et les artistes. Depuis quelques mois, je fais partie du conseil d’administration d’articule16. Ce lieu a une longue histoire, il a beaucoup changé et des choses changent encore. Il s’agit d’un centre d’artistes autogéré non hiérarchique dédié à la présentation d’un large éventail de pratiques artistiques et qui soutient l’expérimentation, la rigueur artistique, l’engagement social, la prise de risque. La participation directe des membres dans l’organisation et la programmation, surtout par les comités, est possible grâce à une structure assez ouverte et flexible. Cela fait plusieurs années qu’un grand travail est réalisé par le comité Fabuleux17 pour proposer une base d’unité qui a été approuvée par l’ensemble des membres en vue d’élaborer et implémenter des stratégies pour tendre vers un centre anti-oppressif, avec une attention particulière pour les communautés racisées, autochtones et marginalisées. À cela s’ajoute un travail de formation et transmission avec l’accompagnement de l’artiste Kama La Mackerel18 et des projets comme Montréal Monochrome19, qui aborde la sous-représentation des personnes de ces communautés dans le milieu de l’art contemporain montréalais. On y développe un langage et une compréhension communs. C’est intéressant d’être témoin de cette
106 transformation continue en termes d’inclusion et d’équité autant au niveau des artistes programmé·e·s que de la structure interne, c’est-à-dire l’équipe, le conseil d’administration et les membres. MB —» Qu’est-ce que ton parcours apporte comme autres analyses et propositions pour changer les institutions artistiques et culturelles? PBKL —» Des collectifs et organisations travaillent sur des outils pour aider au changement. Suite à des problématiques d’oppression et d’équité, une restructuration initiée par le CA est en cours depuis peu à La Centrale20. Parmi les outils et ressources auxquels ce processus fait appel, il y a eu un audit d’équité réalisé par Hirut Melaku Eyob21 qui est membre du Third Eye Collective 22, un collectif de féministes noires spécialisées notamment en violences institutionnelles, justice transformative et responsabilité communautaire. Il y a aussi un accompagnement par le Centre des Organismes Communautaires23 qui fait entre autre de la recherche sur les oppressions systémiques en milieu professionnel. Pour moi, passer par l’expertise militante et communautaire fait totalement sens. Une institution n’a pas à être figée car elle est composée d’individus, de leurs réflexions, comportements, actions. D’ailleurs, les institutions adorent se penser comme des communautés. Toucher une institution peut être difficile, mais si en interne un changement structurel est vraiment voulu alors c’est possible. Tu dois penser comment la rendre malléable aux changements nécessaires et comment la renforcer en cas de tornade. Et puis un des premiers outils militants efficaces selon moi est l’agentivité: en résumé, tu ne peux pas prétendre apporter quelque chose à des personnes si elles ne sont pas là pour prendre les décisions. Travailler depuis la base impacte les activités sur le long terme comme la perception des publics ou la sélection des projets artistiques. MB —» Vous avez proposé à la Centrale en juin 2018 avec Claire Obscure24, également artiste et militante, le projet BLACK MÉDECINE: a consultation25, une performance et installation participative. En tant que
Dossier thématique: doctoresses Batamu et Voldenoire, vous analysez des questionnaires et des échanges faits avec des patient·e·s blanc·he·s afin de poser un diagnostic sur leurs comportements racistes ordinaires. Que produit cette performance que des actions non artistiques ne pourraient réaliser? Comment combiner l’artistique et l’activisme? PBKL —» Je ne voulais plus faire de la pédagogie et j’étais fatiguée parce qu’où que j’aille les choses se répètent. Je ne cesse de dire aux gens «le racisme ce n’est pas ma passion!» [rires]. On m’a demandé de proposer un atelier autour du féminisme avant une assemblée générale de La Centrale. J’ai tout de suite pensé à Claire Obscure, artiste afroféministe et membre du collectif Mwasi26, récemment arrivée à Montréal elle aussi. Je me suis dit qu’il fallait performer ce que c’est d’être militante noire… Ce travail pédagogique et émotionnel qui est invisible, tu peux le rendre visible par la performance. On a transformé l’espace en cabinet médical, on y a fait une installation qui inclut la charge du militantisme et des éléments de notre vie, par exemple des photos de nos mères et de manifestations. On entend une pièce sonore avec du punk et du hip-hop hardcore joué par des groupes noirs politisés, invisibilisés et la voix de la politicienne Maxine Waters qui répète: «reclaiming my time» quand elle en a marre que l’on parle à sa place. On invite des artistes noir·e·s qui représentent le personnel médical et qui peuvent venir assister aux séances de consultation. Et cela donne une autre dynamique de pouvoir que d’être un groupe d’artistes noir·e·s dans un lieu aux murs blancs composé de blanc·he·s. Comme c’est une performance on n’est pas dans une confrontation violente. Tu interagis comme artiste et on t’écoute, il y a du respect, c’est un réel contraste avec le quotidien… Ce dispositif permet aux personnes blanches de se questionner sur des comportements tels que le whitesplaining («le blanc qui t’explique ce que tu vis»), le white saviorism («syndrome du sauveur blanc»), le reverse racism («racisme inversé»), le derailing («détournement et déviation de la conversation»), le not all white («tou·te·s les blanc·he·s ne sont pas comme ça») ou encore le colorblindness («je ne vois pas les couleurs»). Elles
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Po B. K. Lomami et Claire Obscure, Black Médecine: a consultation, 2018, performance et installation, La Centrale Galerie Powerhouse, Tio'tia:ke, Montréal, Canada, 9 juin 2018 © Valérie Bah
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Dossier thématique:
s’interrogent elles-mêmes plutôt que de questionner nos vécus. Souvent tu donnes, tu fais un atelier, une présentation non payée sur le racisme et puis tu ne récupères rien en retour. Cela a été une grande partie de mon activisme… Avec ce projet, je n’ai pas l’impression d’être vidée et exploitée et cette partie décoloniale, antiraciste, c’est aussi ça: on n’est pas là pour «réparer», car le racisme n’est pas une pathologie, on se soigne nous, même dans une institution.
à la prise de décision. Dans un tel cas, la seule chose positive c’est lorsque ces personnes questionnent l’institution en réaction, laquelle soit se barricade et refuse le dialogue, soit va pouvoir effectuer une réflexion sur elle-même et faire un travail en profondeur… Parfois, en restant sur la représentation, on marginalise par rapport à la norme convenable et confortable. Tu peux être perçu·e comme «tendance» au lieu d’être considéré·e comme compétent·e. Nos profils passent beaucoup moins, on est éventuellement invité·e·s pour un moment artistique mais non pour faire partie des institutions. Je vois la différence dans les lieux lorsque des personnes ne sont pas désolées d’être là et se sentent bien, alors ça participe à la décolonisation de l’art. Si tu peux nommer les communautés que tu veux toucher, tu peux nommer qui doit travailler dans l’organisation. Il faut recruter différents profils et à tous les postes: la programmation, l’administration, les ressources humaines, pour avoir d’autres compréhensions, d’autres perspectives. On doit partir du principe que le milieu artistique et culturel n’est pas perçu comme fait pour nous, personnes racisées, et qu’il faut faire un travail proactif en termes de recrutement pour que les offres tournent dans des réseaux élargis. Idem si tu cherches à avoir des employé·e·s en situation de handicap car il y a d’énormes barrières. Au sein d’un projet composé d’une équipe de deux cents personnes, nous étions seulement deux personnes noires alors que la population locale avait une diversité majoritairement marocaine, algérienne et congolaise. À présent que je vis à Montréal, je dois questionner ma relation aux communautés autochtones et leurs terres qui leur ont été volées («non cédées») sur lesquelles je me trouve. Réfléchir à ma trajectoire en tant que Congolaise (RDC), dont les parents ont immigré en Belgique, le pays colonisateur, pour ensuite moi-même immigrer au Québec grâce à des accords francophones. Et finalement me retrouver au Canada, dans ce pays qui a de grands intérêts miniers et de grandes responsabilités par rapport à ce qu’il se passe actuellement en RDC… Ma famille maternelle vit ou vient de Goma, dans la province de Kivu où la réalité de l’exploitation, de l’expropriation et de la destruction des populations et des terres est particulièrement
MB —» À qui ce projet s’adressait-il? Qui étaient les «patient·e·s»? PBKL —» Le public qui est venu est surtout celui qui se promenait sur le boulevard Saint-Laurent qui était piétonnier pour le festival Murals. On avait mis une enseigne à l’extérieur: «Black Médecine: Éprouvez-vous un malaise systématique dès que les oppressions s’invitent dans la conversation? Venez vous faire diagnostiquer» avec une photo de Claire et moi en doctoresses. Beaucoup de monde est venu par curiosité. Je ne m’y attendais pas. Avec une action militante je n’aurais jamais eu autant de résultats et des publics aussi larges. Par contre, les membres de La Centrale ne sont pas rentrées. On n’a pas touché les publics du centre d’art, la majorité était des passant·e·s et aussi personnes noires venues par la communication sur les réseaux sociaux avec des proches. Il·elle·s ont amené leurs collègues, conjoint·e·s, ami·e·s, car dans le cadre d’une performance les personnes blanches étaient plus attentives et cela leur retirait un poids puisque nous faisions ce travail pour eux·elles. Un vrai service public. MB —» Comment selon toi éviter l’instrumentalisation institutionnelle des personnes concernées par les luttes émancipatrices? PBKL —» Souvent les associations et les institutions font un seul projet qui va aborder un thème militant et puis c’est tout. Il est important de passer de la dimension «projet» ponctuelle pour aller au cœur de l’engagement, pour favoriser des transformations plus longues, structurelles, qui changent les standards et normalisent. L’instrumentalisation institutionnelle commence si aucune des personnes concernées par les sujets ne participe
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présente, violente et longue. Le déplacement des corps noirs dans ces continuités coloniales, racistes et capitalistes est un sujet qui m’est encore plus intime aujourd’hui.
12. www.lacentrale.org 13. www.fraclorraine. org/media/pdf/PROG_ JuinNov17_WEB.pdf 14. www.peggy.pierrot. work 15. www. maisondelacreation.org 16. www.articule.org
1. www.lescheff.be 2. www.facebook.com/ VattuTampere
17. www.articule.org/ en/projects/antioppression-in-practicealigning-our-basis-ofunity-with-every-levelof-our-work
3. www.mrsroots.fr 18. www.lamackerel.net 4. Laura Nsafou, Barbara Brun, Comme un million de papillons noirs, Paris, Cambourakis, 2018 – Laura Nsafou, À mains nues, Paris, Éditions S(y)napse, 2017 5. www.auboutdeslevres. wordpress.com
19. www.articule.org/ fr/projects/montrealmonochrome 20. www.lacentrale.org/ story/lettre-ouvertedu-conseildadministration-de-lacentrale 21. www.hirut.org
6. www.sidasos.be 7. www.lmsi.net/ BoycottHumanZoo
22. www. thirdeyemontreal.com 23. www.coco-net.org
8. www.badassafrofem. wordpress.com 9. www.equimauves. wordpress.com
24. www.cl4ire0bscure. com
10. www.massimadi-bxl. be/fr
25. www.pobklomami.org/ index.php/portfolio/ black-medecine-aconsultation
11. www.fraclorraine. org
26. www.mwasicollectif. com
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Dossier thématique:
Avec ou sans engagements Vanina Géré
Angela Washko, The Council on Gender Sensitivity and Behavioral Awareness in World of Warcraft, «Playing a Girl», 2013, performance pour jeu vidéo
Alexander Dwinell, Noah Fischer, The Illuminator, Movement to Protect the People (MTOPP), Not An Alternative, Sarah Quinter, Casa et Derecho a Techo, Antonio Serna de Coloc Bloc et Arts & Labor's Alternative Economies Working Group, Ultra-Red, Betty Yu, A People's Monument to Anti-Displacement Organizing, 2016, techniques mixtes, courtesy des artistes
Retour sur la notion d’art politique
Il y a quelques années, je plaidais sans hésiter pour l’idée d’un art «politique»: c’est-à-dire un art dont je jugeais le contenu progressiste (féministe, antiraciste, etc.) réalisé par des artistes dont j’estimais la démarche intègre en fonction du contexte historique1. Après plusieurs années de recherche aux États-Unis, j’étais sur le point de soutenir la thèse qui allait me permettre de devenir professeure des écoles nationales d’art en France. Passer de la position de docteure spécialisée en art contemporain à celle d’enseignante en école d’art française m’a tout simplement obligée à adopter une position matérialiste et un point de vue non dominant. Parler d’art avec des jeunes gens en région qui se posent la question de savoir comment payer un loyer dans la capitale après leurs études n’a pas grand-chose à voir avec la réalisation d’entretiens avec des artistes établis dans leurs ateliers new-yorkais. J’avais longtemps conçu le travail de l’art comme le processus de création artistique – et son récit. Aujourd’hui, après plusieurs années en tant qu’actrice plutôt qu’observatrice, quand j’entends le mot «travail» j’entends: travail non rémunéré, CDD déguisé en stage rémunéré une misère, résidence où il est demandé à l’artiste (sans formation aucune) d’intervenir dans un établissement scolaire ou un EHPAD2 pour économiser les frais d’un·e intervenant·e, résidence d’artiste où rien n’est prévu pour les femmes3 qui auraient un jeune enfant, expositions non rémunérées (pour l’artiste exposant·e), travail informel sous forme de libations mondaines, harcèlement moral, intimidation et/ou ostracisation des personnes résistantes à une économie de la vocation… bref! Quand j’entends le mot «travail», je sors mon revolver – pardon, mon carnet de chèques – je veux dire, ma MistressCard – ou alors ma coupe menstruelle? Ma massue? – je ne sais plus4. Dans ces conditions, tenter comme je le faisais en 2012 de donner une définition de l’art politique5 qui se
111 contente de dépasser la simple opposition entre un art avant tout concerné par les formes visuelles et plastiques et l’activisme artistique, me paraît désormais intenable. Après sept ans de pratique amenant réflexion, j’ai constaté que, paradoxalement, j’avais auparavant développé une approche quasi formaliste de l’art politique, en me concentrant sur les œuvres, leurs intentions, leur contexte de réception. Au risque de prendre cet exemple de manière allégorique: comme l’artiste américain Michael Asher l’avait littéralement fait à la galerie Claire Copley à Los Angeles en 1974, il faut décloisonner l’art de son administration – et, plus généralement, de son contexte de production et de circulation. Viscéralement: il y a trop de pratiques professionnelles abusives, d’exclusion, de racisme, de sexisme, de masculinisme et de classisisme structurels6 dans les institutions des arts visuels et plastiques7 pour pouvoir analyser tranquillement des œuvres politiques sans tenir compte des systèmes qui les donnent à regarder – et des personnes soutenant ce système. En tant qu’enseignante, l’une de mes responsabilités vis-à-vis des étudiant·e·s auxquel·quelle·s j’enseigne consiste à les informer a minima sur les conditions de travail qui les attendent (sans les déprimer). Cela signifie démentir le mythe du progressisme des (tous petits) milieux de l’art contemporain des pays surdéveloppés démocratiques. Or, ce mythe est aussi alimenté par l’art politique. Je ne vise pas les œuvres en ellesmêmes, mais bien la manière dont leur propos est contredit par le système dans lequel elles circulent. Montrer de l’art politique dans un contexte de violence institutionnelle et de pratiques de travail abusives n’est pas incohérent; bien au contraire, cela participe de la tolérance répressive8. Laisser quelques voix s’exprimer, accordant une place délimitée à la critique (y compris institutionnelle) ou à la dissidence, permet d’éviter la transformation profonde, structurelle. Un exemple parmi beaucoup d’autres, le troisième et dernier volet de l’exposition «Agitprop!»9 au Brooklyn Museum of American Art comprenait un «Monument du peuple à l’organisation de la lutte
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Dossier thématique:
contre le déplacement des personnes» (A People’s Monument to AntiDisplacement Organizing). Cette pièce avait été réalisée par une coalition de militant·e·s, MTOPP (Movement to Protect the People), et par des collectifs d’artistes engagés qui avaient été invités à participer à l’exposition: Not An Alternative, The Illuminator, Occupy Museums, UltraRed. Elle comportait des documents vidéo et textuels révélant le processus de gentrification derrière les annonces de «développement» et d’accession «abordable» à la propriété à Flatbush et Crown Heights faites par le maire Bill DeBlasio et le conseil municipal – et dûment relayées par les médias de masse. Il s’agissait ainsi d’expliquer les implications réelles du rezonage10: donner un statut résidentiel aux espaces concernés, loin de résoudre la crise du logement à New York comme le prétendait le discours officiel, allait permettre la construction de tours luxueuses immenses, financièrement inaccessibles aux habitant·e·s actuel·le·s du quartier. Et le Monument rendait visibles les leaders des mouvements militants afro-américains populaires contre la gentrification, tout en montrant la violence policière exercée à leur encontre. Le Monument fut inclus dans «Agitprop!» suite à des discussions entre la coalition artistesmilitant·e·s et les curatrices et la directrice du musée11. Les négociations avaient eu lieu suite aux manifestations organisées quelques mois plus tôt en dénonciation de l’accueil par le Brooklyn Museum d’un sommet de l’immobilier12. Si l’institution fut obligée de donner à voir les problèmes soulevés (le monument se trouvait dans un recoin exigu à la sortie de l’exposition) grâce aux pressions exercées par les militant·e·s et les artistes qu’elle avait convié·e·s, en revanche les demandes des militant·e·s (à savoir que le musée ne loue plus ses locaux pour des sommets de l’immobilier) restèrent sans réponse. Les institutions ne s’accommodent pas toujours de leur critique. L’art politique a donc cet effet, intentionnel ou non, de baromètre politique. De même que ce sont dans des moments de crise profonde comme le nôtre que l’État tombe le masque et montre son vrai visage violent et répressif13 en faisant gazer, tabasser et «interpeller» des manifestant·e·s
pacifiques et des mineur·e·s en masse; c’est lorsqu’une pièce est amoindrie, annulée, retirée ou censurée que les institutions culturelles montrent leurs limites, au sens propre et figuré. Et plus la critique est légère, plus le pouvoir qui tente de la neutraliser montre son illégitimité, voire sa fragilité. Initialement, cet article partait d’un constat amer sur l’art politique. Toutefois, au fur et à mesure de sa construction, à force de re-passer en revue des exemples de réactions virulentes de rejet d’art politique ou même de pièces qui ne visaient pas particulièrement à éveiller les consciences, j’ai fini par me poser la question suivante: mais de QUOI ont-il·elle·s si peur? Je ne parle pas des tentatives aussi systématiques qu’hypocrites de censure de l’art contemporain par l’extrême-droite, comme ce fut encore le cas récemment pour l’exposition «L’aube des rigueurs molles» de Laura Bottereau et Marine Fiquet à l’espace Les Limbes de SaintÉtienne. Je ne parle pas non plus de la rigidité de certaines municipalités autour de «l’espace public», comme ce fut le cas lorsqu’un groupe d’étudiant·e·s investit une place lorraine classée au patrimoine mondial de l’UNESCO pour réaliser une très inoffensive performance conçue avec l’artiste palestinien Khaled Jarrar14. Non, je parle de résistances émanant d’écoles d’art, où les travaux d’étudiant·e·s qui attestent certaines positions politiques – notamment féministes – sont parfois disqualifiés, voire rencontrent une hostilité ouverte ou encore les marques d’une indifférence tellement appuyée qu’elle en devient suspecte – et pas uniquement de la part d’enseignant·e·s, mais aussi des autres étudiant·e·s. Si dès qu’une jeune femme affirme des convictions et un engagement que ne partage pas la majorité, il faut la faire taire, est-ce à dire que la culture hétéropatriarcale est si peu sûre d’elle-même ou bien qu’elle est si répressive qu’elle ne tolère même pas d’autres points de vue que les siens? Et si de simples déplacements dans l’ordre des représentations rencontrent une telle animosité, c’est bien que l’art est un instrument de pouvoir. Ce qui m’amène à cette définition – instable – de l’art politique: de l’art qui fait entendre un point
Avec ou sans engagements
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Morgane Ely, Sans titre (Forêt de la Corniche du fort), 2018, photo numérique
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Dossier thématique:
Le 2 septembre 2018 les amis de la forêt de la Corniche des Forts organisent une chaîne humaine pour montrer leur attachement à la défense de cette forêt sauvage, menacée par des travaux d’aménagement pour la création d’une base de loisirs. Cette image marque le début de la mobilisation qui se poursuivra tout l'automne mais qui ne permettra finalement pas de sauver des centaines d’arbres © Julien Daniel/MYOP
Avec ou sans engagements de vue non hégémonique à un endroit où on ne l’attend pas. À cet égard, les pratiques qui se portent en dehors des circuits artistiques, selon les vieilles méthodes post-conceptuelles de l’infiltration et du détournement, s’avèrent toujours aussi pertinentes: j’en veux pour preuve le travail d’Angela Washko, qui avait engagé un débat avec des joueurs de World of Warcraft sur le sexisme ordinaire15. Ou bien de l’art qui exprime le droit à l’existence, à l’autodétermination et aux mêmes droits et dignités pour chacun·e, selon un principe d’autoreprésentation. Je pense à une bande dessinée qui a déjà trente ans, mais dont l’osmose entre sophistication politique et rage du trait expressif reste inégalée: Hothead Paisan, Homicidal Lesbian Terrorist, de Diane di Massa16. Je demeure donc convaincue que les artistes et les travailleur·euse·s de la culture – celles et ceux qui le souhaitent – sont des acteurs et des actrices précieuses pour le changement positif. Les artistes peuvent attirer l’attention sur des réalités rendues plus ou moins invisibles de manière suffisamment surprenante pour marquer les esprits; l’art permet de garder le sens de l’humour et de l’absurde quand les médias de masse entretiennent la démoralisation – essentielle à la guerre psychologique. Les artistes peuvent témoigner des pratiques et/ou des espaces qui sont – ou qui ont été – en dehors des territoires contrôlés. Ici je citerai l’exemple très récent et local de la forêt de la Corniche du Fort de Romainville. Dans le cadre de la gentrification des villes à l’Est de Paris, une forêt sauvage a été massacrée au profit d’un projet de «base de loisirs» au mépris des lois protégeant les forêts et la biodiversité. Prises en urgence entre deux phases du chantier, les photographies en noir et blanc de Morgane Ély rappellent à la fois la puissance du vivant (une jungle a poussé sur une carrière-décharge) et sa fragilité: les travaux reprirent le lendemain. Dans le cas précis de la lutte pour la préservation du site, ces photographies élégiaques viennent contrer les images de propagande promues par les élu·e·s imposant ce «projet d’aménagement» qui représentent en DAO17 une néo-nature aussi idéale que stérile.
115 Et encore plus directement, les artistes peuvent mettre leur savoirfaire et leur expertise (parfaitement) visuels et plastiques au service d’actions en faveur des causes qui leur tiennent à cœur et apporter leur singularité au collectif militant18. J’ajouterai que les artistes et les travailleur·euse·s de l’art contemporain n’en sont pas pour autant plus politiquement responsables que les autres citoyen·ne·s et n’ont pas de devoir d’engagement: l’art n’a pas à pallier l’absence de débat ou de culture politiques. Les artistes ne sont pas sommé·e·s de se saisir de telle ou telle «thématique». Et si responsabilité politique des artistes il y a, c’est, pour paraphraser l’écrivaine américaine Sarah Schulman, de prendre place dans les mouvements militants, comme tout le monde, et de «confronter les structures qui nous oppriment à notre corps défendant19». Ce ne sont pas les nombreuses et poignantes images de la forêt de la Corniche qui ont interrompu – pendant quelques semaines – les tronçonneuses et les tronçonneurs: ce sont des citoyen·ne·s (dont des travailleur·se·s de l’art) qui ont formé des chaînes humaines20. L’art ne sauve donc pas de vies (végétales, animales, humaines) mais il nous empêche de mourir de l’intérieur. Et pour celles et ceux qui en ont assez de vivre l’isolement de l’injustice sociale, de subir ou d’être témoins de l’exploitation et de la destruction mondiale et locale sans intervenir, nous avons plus que jamais besoin d’un art «politique». Une fois entré·e·s en lutte, il faut de l’art pour se donner du courage. Je vous propose donc une chanson d’enfance, que j’ai redécouverte au hasard de recherches sur l’activisme de Schulman et ses racines dans l’anarchisme américain: Inno della rivolta21 («L’hymne de la révolte»).
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1. Vanina Géré, «Le beau, arme politique», La Vie des idées, publié le 6 octobre 2012. [DOI]. www. laviedesidees.fr/ Le-Beau-arme-politique. html [consulté le 14 janvier 2019]. 2. Établissement d’Hébergement pour les Personnes Âgées Dépendantes. 3. Ce sont très majoritairement les femmes qui s’autoexcluent d’opportunités incompatibles avec le fait d’avoir de jeunes enfants et qui mettent leur carrière entre parenthèses faute de mode de garde adapté. L’usage du mot femme n’est pas un résidu inconscient de sexisme, mais coïncide délibérément avec la réalité actuelle de la répartition des tâches dans un couple hétérosexuel en France. 4. Mélange de la phrase attribuée à tort à Goebbels «Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver» et de son détournement par Jean-Luc Godard dans Le mépris (1963): «Quand j’entends le mot culture, je sors mon carnet de chèques», que reprit Barbara Kruger dans Untitled (When I Hear The Word Culture I Take Out My Checkbook) (1985). Quant à «MistressCard», je l’emprunte à la bédéiste américaine Alison Bechdel dans l’épisode «Divert and Conquer» des «gouines à suivre». Alison Bechdel, Split Level Dykes to Watch Out For, Ann Arbor, Firebrand Books, 1998, p. 47. 5. Il s’agissait de défendre la légitimité des artistes à se saisir de sujets politiques sans pour autant engager les œuvres concernées pour une lutte politique donnée. Cf. Vanina Géré, art. cit. 6. À ce sujet, voir le
Dossier thématique: billet de blog d’Élisabeth Lebovici, «Ze Male Gaze (3)», 7 décembre 2018. [DOI] www.le-beau-vice. blogspot.com/2018/12/ ze-male-gaze-3.html [consulté le 15 janvier 2019]. J’emploie également le terme de «masculinisme» car c’est toute une culture autour du génie masculin qu’entretient le monde de l’art – où les femmes sont aussi responsables de la reproduction de schémas sexistes, que ce soit dans les recrutements, dans les jurys, etc. Au risque d’avoir l’air de radoter, je rappellerai que l’article «Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes?» publié par feue Linda Nochlin, paru originellement dans ARTNews, janvier 1971, demeure la référence pour commencer d’en finir avec cette culture. 7. Par «institution», j’entends l’ensemble des structures qui soutiennent, promeuvent et exposent les arts visuels, privées comme publiques – galeries, centres d’arts, fondations, musées, lieux associatifs, etc.
presse et des vues d’exposition à l’adresse: www. brooklynmuseum.org/ exhibitions/agitprop [consulté le 15 janvier 2019]. 10. Portions en bordure des jardins bordant le parc jouxtant le Brooklyn Museum. Le rezonage aurait donné à certains axes commerciaux à hauteur de construction limitée un statut résidentiel, permettant l’érection d’ensembles immobiliers ayant vue sur le parc. 11. Anne Pasternak venait d’être nommée à la tête du Brooklyn Museum, après avoir dirigé Creative Time. 12. Voir Betty Yu et Noah Fischer, «A People’s Monument to Anti-Displacement Organizing», ARTFCITY, publié le 18 avril 2016. [DOI] www. artfcity. com/2016/04/18/apeoples-monument-toanti-displacementorganizing [consulté le 15 janvier 2019].
8. Herbert Marcuse, «Repressive Tolerance» (1965), in Robert Paul Wolff, Barrington Moore, Jr. et Herbert Marcuse, A Critique of Pure Tolerance, Boston, Beacon Press, 1965. [DOI] www.marcuse. org/herbert/ pubs/60spubs/ 65repressivetolerance. htm [consulté le 15 janvier 2019]
13. Visage répressif que connaissent déjà bien et depuis longtemps la jeunesse des banlieues pauvres, les femmes victimes de violences conjugales, de violences sexuelles, les sans-papiers, les migrant·e·s, les militant·e·s contre la ségrégation en Israël et les territoires occupés, etc. – bref, les personnes considéré·e·s comme moins humaines que les autres et/ou dangereuses.
9. Réalisée en trois temps selon un principe collaboratif, l’exposition du Elizabeth A. Sackler Art Center for Feminist Art invitait des artistes chargé·e·s de convier à leur tour d’autres artistes ou de présenter des œuvres les ayant inspiré·e·s. L’exposition comprenait des collectifs d’art militant et d’activisme artistique historiques et contemporains, connus (des Guerilla Girls à Visual AIDS, en passant par les Yes Men ou Pussy Riot) et moins connus (Enmedio, CODEPINK, Not An Alternative). Voir en ligne le communiqué de
14. Il s’agissait d’installer un tapis en couvertures de survie depuis la place Stanislas en direction d’un quartier populaire, pour mettre en concurrence «l’or» des SDF avec les «ors» de la place nancéienne. J’avais invité Jarrar à réaliser un workshop sur l’art politique à l’ENSAD Nancy en 2014. Aucun permis n’avait été demandé à la préfecture pour réaliser l’action, ce qui nous mettait, à la surprise de certain·e·s étudiant·e·s, du côté de la désobéissance civile (!). Ce fut grâce à la pluie, retardant l’arrivée de
la police, que la performance put se déployer. 15. Angela Washko, The Council of Gender Sensitivity and Behavioral Awareness in World of Warcraft, 2012. [DOI] www. angelawashko.com/ section/300206-TheCouncil-on-GenderSensitivity-andBehavioral-Awarenessin-World-of-Warcraft. html [consulté le 15 janvier 2019]. 16. Référence phare de la contre-culture lesbienne sanfranciscaine du début des années 1990, Di Massa est d’ailleurs l’une des modèles de la photographe Catherine Opie. Les aventures de la lesbienne terroriste homicide, originellement parues sous forme de fanzines, ont fait l’objet de plusieurs éditions par Cleis Press dans les années 1990. 17. Dessin assisté par ordinateur. 18. L’alliance de l’art et du militantisme est d’ailleurs tellement reconnue depuis les années 2000 qu’il existe désormais des formations à «l’activisme artistique» ou à «l’artivisme». Des conseils pour réaliser des actions militantes selon des stratégies artistiques fusent dans une abondance de guides et de boîtes à outils en tout genre. Pour une perspective historique sur le sujet de l’art et de l’activisme, voir l’ouvrage d’Élisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait: art et activisme à la fin du XXe siècle, 2017. Pour une vue plus générale de l’intrication entre l’art et l’activisme, voir Michael Shank, «Redefining the Movement: Art Activism», 2004, Seattle Journal for Social Justice; voir les sites web beautifultrouble.org et beautifulrising.org ou encore le YesLab, etc.) 19. Voir Sarah Schulman, «AIDS and the responsibility of the writer» (1994), in My American History: Lesbian and Gay Life During The Reagan/Bush
Avec ou sans engagements Years, Londres, Cassel, 1995. Initialement présenté à «Outwrite: The First National Lesbian and Gay Writers’ Conference», San Francisco, mars 1990. 20. Outre les images déjà citées, il existe la série remarquable de photos documentaires, directement militantes, de Julien Daniel, du collectif de photographes engagés Myop. [DOI] www.myop. fr/photographer/ julien-daniel [consulté le 15 janvier 2019]. Concernant ce qu’il reste de la forêt de la Corniche des Forts, on trouvera un dossier de presse et un résumé des luttes sur le site de la pétition à l’adresse: www.change. org/p/sauvons-lafor%C3%AAt-de-lacorniche-des-forts%C3%A0romainville/u/23870649 [consulté le 15 janvier 2019]. 21. Il s’agit d’une chanson de l’anarchiste pacifiste Luigi Molinari (1866-1918). On en entend un extrait dans le documentaire Anarchism in America (Steven Fischler, Joel Sucher, 1983). Les chants anarchistes sont interprétés par Gruppo Z et ont été enregistrés en 1974. [DOI] www.youtube.com/ watch?v=YBkwKZRRqEI
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Avec ou sans engagements Sophie Lapalu
Simon Ripoll-Hurier, image tirée du projet Orange Rouge en cours de montage, 2018-2019
Simon Ripoll-Hurier, image tirée de Diana, 2017, 47 min 12 s, Inv.: FNAC 2018-0357, Collection Centre national des arts plastiques
Entretien avec Simon Ripoll-Hurier
Sophie Lapalu —» En 2010-2011, tu as suivi le master en arts et politique Speap, par la suite intégré à l’École d’Affaires Publiques de Sciences Po. Je cite la présentation du programme: «[C]ette formation invite les élèves à confronter leurs savoirs et méthodes à des problématiques concrètes posées par la société. L’enjeu est de parvenir à explorer de nouvelles formes de représentation pour des questions politiques, économiques, écologiques et/ou scientifiques controversées.» Qu’est-ce qui avait motivé ton engagement dans ce master? Sur quelle question avais-tu travaillé? Enfin, en quoi tes outils artistiques ont contribué à créer une «nouvelle forme de représentation» et comment les as-tu utilisés? Ce qu’il m’intéresse de comprendre ici plus généralement c’est la vision de l’art véhiculée dans cette formation. Simon Ripoll-Hurier —» Le cœur de Speap à l’époque, c’était d’éprouver sur un mode expérimental le modèle politique pragmatiste que Bruno Latour élaborait à partir de John Dewey ou Walter Lippmann, centré sur la notion de problème public1, autour duquel viennent s’agréger des acteurs hétérogènes concernés. Dans ce modèle, les outils de l’artiste doivent contribuer à fabriquer de nouvelles représentations, donc à réassembler le problème autrement et ainsi avancer dans le processus politique, diplomatique, etc. C’est très convaincant, sauf quand la figure de l’artiste convoquée est très loin du terrain. Je pense que le problème de ce programme, à l’époque au moins, c’était précisément qu’il n’y avait pas à proprement parler de vision de l’art, sinon une vision très théorique, un peu comme une machine à produire des représentations. C’est comme si l’incroyable travail d’enquête que Latour avait mené dans des laboratoires, au Conseil d’État ou sur tant d’autres terrains, il n’avait pas jugé utile de le mener sur celui de l’art contemporain (quoi que ce terme puisse désigner). D’ailleurs dans son Enquête sur les modes d’existence2,
119 si je me souviens bien, le seul mode lié à l’activité de l’art est [FIC] (fiction), c’est un peu juste. Ça n’invalide bien sûr pas son système, qui n’est pas clos, mais ça indique quelque chose sur une carence possible à cet endroit-là. Par contre il y avait certaines contreparties très heureuses, comme par exemple l’obsession du programme pour le «terrain», au sens des sciences sociales et en particulier de l’anthropologie. Je pense que l’on peut dire que Speap, en parallèle de beaucoup d’autres choses, a contribué à faire infuser les outils ethnographiques dans les formes de l’art contemporain de cette dernière décennie. Pour moi ça a été un mouvement précieux. SL —» Peux-tu préciser quel avait été ton terrain justement, ton expérience concrète et comment tu avais convoqué tes «outils de travail» en tant qu’artiste? SRH —» Ce terme «en tant qu’artiste» est problématique, parce que c’est en tant que l’on est engagé·e·s dans certains types de pratiques et d’attention au monde que l’on s’engage d’une certaine manière dans ces «terrains», pas en tant que l’on «relève du domaine de l’art». En tout cas, ayant passé cinq ans à Speap (comme étudiant, puis comme technicien, puis comme tuteur), j’ai vu défiler une trentaine de ces «commandes» (c’était le terme utilisé, emprunté à François Hers et aux Nouveaux commanditaires, et désignant un rapport particulier dans lequel les acteur·rice·s concerné·e·s d’un terrain donné se constituaient «commanditaires» du projet) et je peux dire que les plus concluantes ont toujours été celles justement où le terrain était le plus clair et engageant. Comme étudiant, j’avais travaillé avec une demi-douzaine de personnes sur un re-enactment d’un sommet sur le climat (COP15) qui se déroulait à Sciences Po. On avait élaboré une méthode ethnographique de suivi de plusieurs délégué·e·s et membres du secrétariat et du GIEC1 (qui étaient tou·te·s des étudiant·e·s de Sciences Po qui endossaient ces rôles), et on avait réalisé le film d’ouverture et un document pour la cérémonie de clôture. À l’époque mes outils avaient surtout été sollicités pour ce film d’ouverture, qui rejouait pas mal de problématiques de l’époque pour moi, la question du montage, de
120 l’utilisation d’images trouvées sur internet, de la parole… SL —» Tu as tout à fait raison de soulever cette ambiguïté; je soulignais le statut «artiste» pour nommer des méthodes différentes d’un autre champ. Est-ce que les outils de l’art ont infusé dans l’anthropologie? Mais finalement, je me rends compte que les questions qui ont été les tiennes (le montage, les images trouvées, la parole) peuvent autant être celles du·de la citoyen·ne. Ton film Diana, que tu as terminé en 2017, est une enquête qui commence autour du radiotélescope abandonné du Parc de la Villette. L’Association des Radioamateurs de Paris s’entraîne à envoyer des signaux à la lune, qui rebondissent sur l’astre pour revenir à la Terre, mais altérés. Ne pouvant utiliser le radiotélescope à des fins utilitaires, ce qui s’échange est réduit aux fonctions phatiques du langage, soit des messages qui servent essentiellement à établir ou interrompre la communication, à vérifier si elle fonctionne. Cela t’amène à rencontrer des personnes qui cherchent à entrer en contact avec les fantômes (The Silent Keys, 2015) comme des ornithologues amateur·rice·s qui imitent le chant des oiseaux pour les observer (Losing The Bird, 2015)… L’enquête est une méthode de travail, pourtant les images filmées ne sont pas explicitées, tu n’offres aucun résultat, ne tires pas de conclusion. Cela ressemble à un documentaire, mais la voix off est muette et l’on décèle des mises en scène qui viennent perturber la distinction entre ce qui relèverait de la fiction et ce qui n’en relèverait pas. Au final les antennes qui bougent sur le toit de l’UIT2 à Genève comme la chasse aux fantômes dans un sous-sol d’une base militaire américaine paraissent aussi fabriquées que le son du fifre du carnaval de Bâle, les scènes des bateleur·euse·s qui défilent dans un sous-sol ou le monologue dans la nuit d’un professeur d’histoire. SRH —» L’habituelle question de la distinction fiction-documentaire ne m’intéresse pas beaucoup. Une fois
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acquise l’évidence que toute image est fabriquée, on entre dans la question plus intéressante de comment elle est fabriquée et puis dans celle, centrale pour moi, de comment différentes images interagissent entre elles. Dans Diana, il y a une unité esthétique générale qui affirme quelque chose d’assez pictural, de mis en scène on pourrait dire. Mais ce qu’il faut avoir en tête, c’est que ces images ont commencé à être fabriquées bien avant que j’arrive (le radioamateurisme se peaufine depuis un siècle, le birdwatching depuis une éternité, sans parler du carnaval de Bâle, qui est le plus vieux d’Europe…). Ces pratiques rassemblées dans Diana n’ont pas besoin de moi ni de quiconque d’extérieur pour se représenter. Le travail s’est joué pour moi dans leur collecte, et surtout dans le tracé d’une série de lignes entre elles. Des motifs se répètent: à chaque fois, des corps assis émettent des signaux à travers différents dispositifs techniques. Ils s’adressent tous à des êtres invisibles, invisibles parce que distants dans le cas des radioamateur·rice·s, parce que cachés pour les birdwatchers, parce que d’un autre monde avec les chasseur·se·s de fantômes. Et après l’émission, il y a l’attente de la réponse, qui est toujours un signal à décrypter au milieu d’un bain de parasites (crépitement des radios, stridulation des cigales, vrombissement de la ventilation du sous-sol) et qui implique des qualités d’écoute très particulières. Chacune à sa manière, ces pratiques interrogent la question de la télécommunication dans son rapport non seulement au bricolage, mais aussi à la croyance. Lors des rencontres avec les différents protagonistes, j’ai toujours essayé d’être le plus transparent sur mes intentions. Et c’était saisissant de constater que la plupart du temps, les connexions que je faisais leur semblaient pertinentes, ça leur convenait de se voir associé·e·s à ces autres communautés qu’il·elle·s ne connaissaient pas ou mal. Cette recherche a vraiment été un travail d’association.
nombreux·ses artistes et critiques. En 2016, suite aux attentats parisiens, la DRAC lance une résidence mission à Gennevilliers, c’est-à-dire une proposition d’emploi artistique qui demande au résident de «s’engager artistiquement dans une démarche d’expérimentation à des fins de démocratisation culturelle usant pour ce faire du plus puissant de ses leviers, celui de l’éducation artistique et culturelle». Vous êtes retenu·e·s et vous basez au T2G; comment répondez-vous à cette «mission»? Qu’est-ce que cela engage pour vous? SRH —» Notre proposition a essayé d’être le plus claire possible dès le début, en s’affirmant non pas comme un projet, mais plutôt comme une présence. On s’est proposé·e·s d’être simplement là, et de développer l’activité de la radio sur le territoire de Gennevilliers et en lien avec les «habitant·e·s», quoi que cela veuille dire. La seule cohérence était celle du médium. On a été très agréablement surpris·e·s d’être retenu·e·s parce que ça allait à l’encontre d’idées reçues sur ce genre de commissions et «l’art du montage de projet». On a essayé dès le début d’être clair·e·s sur le fait que l’on allait mettre en place des situations, en essayant tant que possible d’impliquer les «publics cibles» (et en particulier ce qu’il·elle·s appelaient le «nonpublic», cette frange de la population qui échappe à tous les radars du maillage social et culturel). Mais à partir de là, il n’y avait pas de garantie de résultat, non pas que nous n’étions pas sûr·e·s d’y arriver, mais parce que ça ne doit pas être notre problème. C’est toujours un peu bizarre de sentir que dans des situations où l’éducation nationale semble en échec, où la police galère, où les travailleur·se·s sociaux·ales se sentent impuissant·e·s, etc., on appelle des artistes à la rescousse. On a même entendu une fois quelqu’un nous dire en substance que s’il y avait un artiste dans chaque cage d’escalier il y aurait moins de deal. Mais passés ces questions générales et quelques malentendus de départ, on s’est vraiment pris·e·s au jeu de ce travail très local et tout ça se fait en très bonne entente avec les services de la ville, avec le théâtre qui nous héberge et avec tou·te·s les participant·e·s de toutes ces choses
qui ont eu lieu ces dernières années. Et tous ces gens composent une très jolie assemblée complètement hétérogène, que l’on a d’ailleurs rassemblée le 18 janvier 2019 lors d’un grand repas partagé dans la halle qui jouxte le théâtre.
SL —» Cet intérêt pour la radio a aussi longtemps été porté par ton engagement dans le comité éditorial de *DUUU, une webradio fondée en 2012 consacrée à la création contemporaine, à laquelle contribuent de
SL —» Le metteur en scène Jean-Pierre Vincent a publié le 4 octobre 2018 une tribune dans Libération, dans laquelle il s’insurge d’une politique culturelle inexistante, qui ne se soucie pas de la place active de l’art dans la société. Il cite alors Benedetto Croce, repris par Antonio Gramsci: «L’art est éducatif en tant qu’art, et non en tant qu’art éducatif; car en tant qu’art éducatif, il n’est rien; et le rien ne peut enseigner.» Jean-Pierre Vincent affirme alors: «Les artistes – qui, encore une fois, assurent un travail sociétal considérable – ne sont pas pour autant des assistants sociaux, ni des agents du maintien de l’ordre. Espérons qu’ils soient et demeurent des agents du désordre, de la lucidité, de l’esprit critique.» Quelle liberté avez-vous dans ce cadre pour rester des agents du désordre? SRH —» Ce qui est toujours compliqué avec ces grands discours, c’est de voir avec quelle tranquillité désarmante ils utilisent le singulier partout. L’Art, le Désordre, l’Esprit Critique… C’est très bien d’espérer que les artistes demeurent les agent·e·s du désordre, mais ça ne mange pas de pain, dans le sens où c’est aussi en substance ce qu’Emmanuel Macron a déclaré quand il a reçu à l’Élysée le monde de l’art parisien pendant la dernière FIAC. Tant que ce sont les artistes qui restent les agent·e·s du désordre, on sait comment le gérer, le cantonner à un white cube, à un plateau, à des projets dans l’espace public. C’est étonnant comme souvent, ces tribunes sur les politiques culturelles émanent de gens qui les produisent, justement. On dirait qu’il·elle·s règlent leurs comptes avec leurs financeurs. Alors bien sûr que je partage cette critique virulente contre Macron et bien sûr que l’on ne peut pas se réjouir d’une baisse des crédits pour l’art ou la culture, mais d’une manière générale, je trouve terriblement réactionnaires tous ces discours qui placent l’art
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comme un rempart contre la barbarie, contre le capitalisme ou contre n’importe quoi d’autre. Ça essentialise sa fonction alors que l’activité artistique n’est ni plus ni moins complexe que le monde dans lequel elle se déroule. Pour moi l’art – quoi que ce mot désigne – n’est vraiment pas en danger, quand bien même toutes les institutions qui le défendent actuellement venaient à disparaître. Un peu de la même manière que le changement climatique ne menace pas la vie avec un grand V, mais certaines formes de vie particulières. Ça ne diminue pas la gravité de la menace, mais ça décentre un peu.
j’avais apporté et de synthétiseurs numériques, chacun·e a composé son alarme. Il y en avait une en cas de collision avec la Lune ou de chute de météorites par exemple, ou bien encore en cas de disparition des églises, de l’air, des parents, de soi-même… Je leur ai aussi beaucoup montré de partitions graphiques (Cornelius Cardew, Max Neuhaus, Walter Ruttmann…), et très vite il·elle·s sont devenu·e·s un peu synesthètes. On a beaucoup joué avec ça au tableau, en dessinant en live sur des images vidéoprojetées, et c’est ce qui a donné le dispositif final. C’était très beau de sentir cette convergence d’attentions et de voir ce monde qui commençait à naître entre nous. Et j’ai eu la chance de tomber sur une équipe très bienveillante et enthousiaste.
SL —» Tu as raison de souligner les impasses d’un tel discours; c’est vrai que Macron parle lui aussi d’«indiscipliné·e·s». Je ne sais pas si Vincent suggère l’art comme un rempart conte la barbarie; je lis plutôt son texte comme la volonté de défendre la fameuse «liberté» de l’art. Ce qui m’intéressait là était de penser l’art en fonction de ses effets – et la nécessaire impossibilité de les évaluer. Tu as fait partie du programme Orange Rouge, qui, à l’initiative de l’artiste Corinne Digard, invite des artistes à travailler à la création d’une œuvre collective avec des adolescent·e·s de classes ULIS (Unités localisées pour l’inclusion scolaire), qui se trouvent donc en situation de handicap. Comment as-tu répondu à la demande qui était faite par l’association? SRH —» Les classes ULIS regroupent des adolescent·e·s avec des handicaps très divers, ce qui crée des groupes vraiment différents d’une classe à l’autre. Quand on compare nos expériences entre artistes qui y ont participé, ça n’a souvent rien à voir. De ce fait c’est très compliqué d’imaginer quelque chose en amont. J’ai donc voulu partir d’une question très large, pour voir comment il·elle·s pouvaient s’en emparer et comment on pouvait construire à partir de ça. Je leur ai proposé de réfléchir à la notion de signal d’alarme. À quoi ça ressemble? À quoi ça sert? Quelles sont les raisons de le lancer? etc. Chacun·e est arrivé·e avec une série d’idées, et l’ensemble ressemblait un peu à une collection d’inquiétudes. Ensuite, à l’aide d’un clavier que
SL —» Le risque est grand de l’instrumentalisation, tant des élèves que des artistes, et les buts annoncés par l’association sont discutables (pour l’adolescent·e, «trouver de la reconnaissance dans l’œil et le jugement bienveillant des artistes, du corps enseignant et au sein de la famille notamment grâce à la valorisation publique de l’œuvre lors de l’exposition»; pour la famille, «fierté parentale», pour l’artiste, «promouvoir sa pratique auprès de différents publics»)… Que pensestu du programme? Se donne-t-il la possibilité d’être un outil d’émancipation collective? SRH —» D’une certaine manière, ça reboucle avec cette histoire de l’art «comme rempart». Son corollaire c’est bien sûr l’art comme instrument d’émancipation. C’est complètement possible, mais inscrit dans une écologie particulière, dans une lutte collective au sein de laquelle l’activité artistique est un élément parmi d’autres. Ça ne peut pas fonctionner hors sol. Imagine un·e artiste qui répond à une offre d’emploi et se retrouve face à un groupe qui n’a rien demandé et ne s’est même pas constitué de lui-même (une classe de collège en l’occurrence). Une émancipation collective peut-elle émerger de cette situation? C’est plus qu’improbable! Mais en revanche une belle relation peut s’installer, peut-être une belle œuvre en être issue, c’est déjà bien. Éventuellement on peut se dire en plus
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que de loin en loin une vocation peut naître… Mais la rhétorique d’Orange Rouge dont tu parles renvoie moins à l’émancipation et la lutte qu’à quelque chose de l’ordre du développement personnel, un peu à l’américaine, et l’on sent aussi beaucoup d’auto-légitimation et d’éléments destinés à faire plaisir aux financeurs (qui doivent toujours se convaincre que ce qu’ils financent est d’intérêt public). Ce qui est problématique, c’est peut-être plus l’écart entre ces intentions et la tendance du programme au name-dropping d’artistes de la scène française très identifié·e·s, sans vraiment s’assurer au préalable, par exemple, de leur «jugement bienveillant» face à ces adolescent·e·s (qu’est-ce que ça veut dire au juste?). Par contre je relativiserais beaucoup le risque d’instrumentalisation dont tu parles, tout ça reste très modeste. En tout cas ça n’a pas été mon expérience. Orange Rouge a financé le projet et m’a mis en relation avec la classe, mais ça s’est à peu près arrêté là…
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1. Voir Walter Lippmann, Le Public fantôme (1925), présentation de Bruno Latour, trad. Laurence Decréau, Éditions Demopolis, 2008. 2. Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.
Joffrey Becker, Aurélien Gamboni, Axel Meunier, Filipe Pais, Simon Ripoll-Hurier, Eléonore Saintagnan, Sandrine Teixido, Save as Draft, 2011, performance d’ouverture de COP RW, Sciences po
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Introduction
La rubrique Global Terroir naît pour valoriser les scènes artistiques émergentes éloignées des grands centres culturels en donnant la parole aux auteur.trice.s, artistes, écrivain.e.s locaux, afin de proposer un regard critique sur leurs environnements. Après Malmö (Suède), Porto (Portugal), Bangkok (Thaïlande) et Le Cap (Afrique du Sud), cette année nous avons décidé de mettre à l’honneur celle plus établie de Beyrouth, nous écartant momentanément ainsi des lignes directrices de notre rubrique. Suite aux vicissitudes historiques et à la proximité culturelle entre nos deux pays, la France et ses institutions ont toujours veillé au contexte artistique du Liban. Ces dernières années, plusieurs expositions d’envergure ont été consacrées à des artistes libanais: Le Centre Pompidou en 2015 a dédié une grande rétrospective à Mona Hatoum, le Jeu de Paume et le CAPC de Bordeaux ont collaboré avec Ali Cherri dans le cadre du programme Satellite 10, le couple Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ont remporté le Prix Marcel Duchamp en 2017, ou encore en 2014 le Carré d’art à Nîmes a présenté la première rétrospective muséale en France de Walid Raad et ses recherches menées dans le cadre du projet Atlas Group (1989-2004). Le choix de Beyrouth résulte de l’envie de parler du dynamisme culturel de cette ville, de son contexte artistique actuel avec ses problématiques dans une situation de changement constant suite à la fermeture de certains projets historiques comme 98weeks Research Project, le démarrage de nouvelles initiatives comme la Beirut Art Residency et ses projets annexes (Project Space, La Vitrine), l’ouverture de la CUB gallery, le lancement de fondations privées comme l’Aïshti Foundation, la réouverture du Sursock Museum et la future édification du Beirut Museum of Art (BeMA) prévue pour 2020. L’écrivaine Rayya Badran, professeure à l’American University of Beirut et à l’Académie Libanaise des Beaux-Arts, nous parle de l’évolution des lieux d’art à Beyrouth et de la situation précaire et incertaine qui font émerger de nouvelles formes
de production et de savoir dans un scénario où l’absence quasi totale de financements publics a développé un système de parrainages voyant les banques et les entreprises privées jouer un rôle de plus en plus important dans l’élaboration du contexte local. La recherche de modèles alternatifs de fonctionnement et de financement de projets artistiques, qui se manifestent dans Mansion – un projet démarré par l’artiste et architecte Ghassan Maasri – nous est présenté par la curatrice et écrivaine Rachel Dedman, partie intégrante de cette initiative. Dans son texte, elle situe Mansion et ses activités comme point de départ afin de se relier aux pratiques d’artistes libanais·e·s comme Abed Al Kadiri, Gregory Buchakjian et Ieva Saudargaité, qui questionnent les changements du contexte économique, social et architectural dans la Beyrouth d’aujourd’hui. Enfin, Sirine Fattouh, artiste et chercheuse, traite les conséquences de l’amnistie institutionnelle de 1991 et le rôle central de la mémoire collective dans le travail de la première génération d’artistes de l’après-guerre. Elle reprend et analyse certaines œuvres majeures à l’origine de la scène artistique libanaise contemporaine, notamment Objects of War, installation vidéo de l’artiste Lamia Joreige et le film Ashbah Beirut (Beyrouth fantôme) du cinéaste Ghassan Salhab.
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Vue de l’exposition, «25th Anniversary Exhibition», Ashkal Alwan, Beyrouth (14-18 décembre 2018). Conçue par l’architecte Maroun Lahoud à Home Workspace, courtesy d’Ashkal Alwan © Chantale Fahmi
Vue de l’exposition «MAR-APR '18», CUB Gallery, mars – avril 2018. Avec Danielle El Hayek, Mariam Hammoud, Grace Houyeck, Wissam Kibbi, Tracy Majdalani, Simon Mhanna, Christopher Rizkallah, Zeina Bacardi Sakr, Chantal Samra, Samia Soubra, Karen Zeidan et Wajdi Zoghbi, courtesy de la CUB Gallery
Sur les sentiers battus: une brève réflexion sur les lieux artistiques à Beyrouth par Rayya Badran
Comme beaucoup de scènes artistiques autour du monde, celle de Beyrouth présente différentes facettes et est en développement constant. Grâce aux nombreuses organisations et institutions actives dans le milieu de l’art, Beyrouth continue de promouvoir une communauté artistique critique et engagée composée par des artistes locaux·ales, régionaux·ales et internationaux·ales. La ville occupe également à présent une position assez avantageuse qui lui permet d’accueillir une production artistique dynamique compte tenu de la période particulièrement sombre dans laquelle la région se trouve – notamment à cause de la guerre dévastatrice en Syrie, son pays limitrophe, de la répression et des violations des droits de l’homme en cours dans des villes telles que le Caire, Istanbul, Téhéran et d’autres. Depuis plus de vingt-cinq ans, les espaces d’art sans but lucratif, les organisations et les institutions du Liban connaissent une époque tourmentée d’instabilité financière, qui les a empêchés (à l’exception du musée Sursock) de bénéficier du financement ou du soutien de l’État. Ces lieux ont aussi résisté à des éclatements périodiques de violence et à des bouleversements politiques, à savoir l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri en 2005 ou encore la guerre de juillet menée par Israël en 2006. Tandis que les artistes de Beyrouth les plus reconnu·e·s internationalement ont démarré leurs pratiques au début des années quatrevingt-dix au lendemain de la guerre civile libanaise (1975-1990), les institutions publiques et les espaces d’expositions voués à l’art et à la culture se sont raréfiés durant la décennie suivant la fin de la guerre. Ashkal Alwan (l’Association Libanaise pour les Arts Plastiques) est l’une des rares et des plus anciennes structures à but non lucratif à avoir vu le jour à cette
époque, en 1993. D’autres projets remarquables dont les activités ne promeuvent pas exclusivement l’art contemporain, mais aussi la photographie, le cinéma, le spectacle vivant et d’autres disciplines (notamment la Arab Image Foundation, Né à Beyrouth, Beirut DC, Zico House et Espace SD) ont été créés juste avant ou à l’aube du nouveau millénaire. Le Beirut Art Center, un lieu d’exposition à but non lucratif a ouvert ses portes en 2009. Cet événement était significatif puisque aucune des organisations susmentionnées ne disposait d’espace propre pour organiser des expositions et mettre en œuvre leurs diverses programmations. Écrivain·e·s et universitaires ont argumenté que ces circonstances ont contribué à créer un environnement unique dans lequel ont surgi des modèles alternatifs de production d’art et de connaissance, décrits comme «non institutionnels» ou «proto-institutionnels1». En 2009, le Beirut Art Center représentait la seule institution où des artistes, des écrivain·e·s, des curateur·trice·s, des chercheur·euse·s, des musicien·ne·s, des étudiant·e·s, entre autres, pouvaient assister régulièrement aux diverses expositions et programmes du centre d’art qui mettaient en valeur des artistes contemporain·e·s internationaux·ales, régionaux·ales et locaux·ales. Le centre accueille également un nombre considérable de festivals, d’expositions et de forums d’autres institutions, comme par exemple le Home Works d’Ashkal Alwan. Après dix ans, cette année, il déménage dans un nouveau bâtiment, non loin de son emplacement actuel (à côté d’Ashkal Alwan) dans le quartier de Jisr Al Wati et devrait rouvrir ses portes ce printemps. Le Musée Nicolas Ibrahim Sursock est la plus ancienne de ces institutions à Beyrouth et le seul musée d’art proprement dit. L’ancien collectionneur libanais et promoteur des arts, Nicolas Ibrahim Sursock, à sa mort en 1952, a légué son manoir et sa collection à l’État. L’institution a ouvert ses portes en 1961 avec le Salon d’Automne, qui présente à ce jour des œuvres de nouveaux·elles artistes par le biais d’un appel à candidature. En 2008, il a fait l’objet d’importants travaux de rénovation et d’agrandissement pour rouvrir ensuite en 2015 sous une nouvelle mission et direction. En
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2016, Dar El-Nimer for Arts and Culture a été ouvert dans le quartier de Clémenceau par Rami El-Nimer, banquier libano-palestinien et collectionneur d’art islamique et palestinien. L’institution, qui abrite la vaste collection d’El-Nimer, s’intéresse principalement aux pratiques historiques, modernes et contemporaines de la Palestine. Les espaces d’art et les organisations au Liban ont jusqu’à présent adopté le modèle juridique de l’association à but non lucratif. Ils nécessitent ainsi la mise en place d’adhésions, d’élections et sont responsables devant le ministère de l’Intérieur. Bien que cela puisse paraître étrange d’un point de vue européen, la prévalence du modèle sans but lucratif n’implique pas nécessairement une attente de financement ou de soutien de la part de l’État ou d’autres institutions publiques. Cette forme juridique permet aux structures de recevoir des fonds ou des dons d’autres organismes de financement locaux et internationaux et de la part des privés sans l’obligation de générer des revenus. De plus, considérant l’état fragile des institutions publiques consacrées aux arts après la fin de la guerre civile, ces structures ont cherché à soutenir et à participer à la production artistique contemporaine, remplaçant ainsi le rôle de l’État. Dans un essai publié sur la plateforme en ligne Ibraaz en mai 2013, Hanan Toukan, intellectuelle et écrivaine, examine de manière critique la formation de ces institutions et de ces espaces et propose une autre façon de penser l’art contemporain et la production visuelle générée par ces environnements tout au long de leur existence. Toukan avance que «dans le cas du Liban, le soutien international aux initiatives locales a démarré à la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille avec l’objectif de renforcer les actions menées par les jeunes artistes et organismes culturels basés à Beyrouth actifs depuis le début et la moitié des années quatre-vingt-dix2». Le «nouveau» système d’infrastructures évoqué par Toukan trouve ainsi ses origines dans le vide institutionnel et financier laissé par l’État dans le sillage de l’aprèsguerre. Bien que le réseau d’associations à but non lucratif reste précaire à cause de ces circonstances, il devient de plus
en plus établi ou «institutionnalisé» grâce à l’arrivée à Beyrouth d’initiatives nouvelles et distinctes de soutien, malgré le manque d’une vision future claire au sujet des financement dans le domaine artistique. Il y a dix ans, en 2009, la critique d’art et écrivaine Kaelen Wilson-Goldie décrivait la situation et l’évolution de cette infrastructure en soulignant le fait que, même si de nombreux espaces importants, essentiels à la production, au commissariat d’exposition et à la monstration de l’art n’avaient pas un lieu physique pour leurs activités, ce «manque d’espace» encourageait les artistes et les curateur-rice-s à s’engager de manière plus significative et directe avec la ville elle-même3». En ce qui concerne le lancement du Beirut Art Center dans ce paysage en mutation constante, elle a également rappelé au lecteur que «quand on essaie de lire la création d’espaces d’art comme le reflet d’une stabilité accrue dans le pays, la situation récente au Liban a en réalité été tout sauf stationnaire4». Cela sonne encore plus vrai dix ans plus tard. Par contre plusieurs choses ont changé entre-temps. En raison de changements de politique et d’intérêts dans la région MENA, le soutien d’organismes de financement internationaux et d’ONG (telles que la Fondation Ford et l’Open Society Institute, parmi d’autres), sur lequel la plupart des institutions et des espaces historiques se sont appuyés depuis plus de dix ans, a diminué ou totalement disparu. Cela a nécessité un changement de réflexion sur les moyens de soutien aux institutions artistiques. Pendant cette période de sevrage, d’autres projets intéressants tels que 98weeks, Mansion, Temporary Art Platform (TAP), la structure de courte durée et excentrique AIW:A, the Artists International Workshop Aley, Batroun Projects et Art Residence Aley ont cultivé des espaces et des programmes différents avec peu de moyens et dans des lieux souvent exigus ou difficiles. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles aujourd’hui la plupart des structures les plus récentes n’existent plus, à l’exception de Mansion et de Temporary Art Platform. Ces transformations témoignent de la fugacité de Beyrouth, du déplacement et de la circulation de ses artistes et de ses travailleur·euse·s
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Gianna Dispenza, artiste en résidence à la Beirut Art Residency, courtesy de la Beirut Art Residency
Vue de l’exposition «JUN-JUL '18», CUB Gallery, juin – juillet 2018. Avec Marwa Abi Khalil, Yara Bsaibes, Ahmad Ghaddar, Nataly Hindaoui, Maral Manissalian, Francesca Matta, Tony Nassar, Ramy Saad et Marya Swaidan, courtesy de la CUB Gallery
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Programme « Home Workspace », Ashkal Alwan, courtesy d’Ashkal Alwan
135 culturel·le·s, ainsi que de l’augmentation abrupte des loyers et de l’immobilier. Ces flux et reflux ont également permis à d’autres espaces et projets de supplanter avec des moyens nouveaux ceux qui n’ont pas survécu ou qui sont simplement partis. La question qui se pose est de savoir si ces moyens affecteront la manière dont l’art est créé, formulé ou diffusé. Pendant ce temps, les initiatives privées visant à créer des musées plus établis et traditionnels se sont poursuivies. Le musée à grande échelle Beirut Museum of Art (BeMA) est annoncé depuis un certain temps et il attend maintenant les fonds nécessaires pour son ouverture. Le projet a été lancé par l’APEAL (Association pour la promotion et l’exposition des arts au Liban) et son ouverture est prévue en 2020. D’autres actions plus récentes ont été menées ces dernières années pour nourrir le paysage déjà en mutation des lieux d’art, notamment la Beirut Art Residency (BAR) et son cousin le projet CUB Gallery, ainsi que Haven for Artists et Hammana Artist House, entre autres. Créé en 2015, BAR est un programme de résidence et un lieu d’exposition, dédié aux artistes régionaux·ales et internationaux·ales qui dispose de trois espaces différents dans le quartier de Gemmayzeh. Cette entité a fondé La Vitrine ainsi que Project Space, situés à proximité des deux autres espaces, pour ensuite créer en 2017 la galerie CUB en collaboration avec le banquier Jean Riachi, dans le but d’exposer des œuvres d’étudiant·e·s en école d’art ou de jeunes diplômé·e·s. L’initiative vise en particulier à promouvoir la jeune génération d’artistes qui attend avec impatience d’exposer et à laquelle les autres structures ou galeries de Beyrouth peuvent sembler hors de portée. Bien que le programme de résidence de BAR et La Vitrine ne suivent pas une approche à but lucratif, c’est dans la coexistence d’espaces commerciaux et non commerciaux (comme CUB et Project Space) que nous assistons à des changements dans les processus de production de l’art contemporain. Les générations les plus jeunes de travailleur·euse·s culturel·le·s ou de professionnel·le·s – dont certain·e·s sont nouveaux·elles sur la scène artistique – se sont tournées vers le système bancaire pour financer leurs projets. Ce n’est pas la première fois que des espaces
s’adressent aux banques en demandant un soutien pour le développement de leurs activités (le Beirut Art Center a bénéficié du soutien de la Société Générale dans le passé, de façon plus sporadique), mais nous assistons à un intérêt accru des banques, non seulement dans le développement et la pérennité de l’art, mais aussi dans son discours. BAR reçoit son financement principal de Bank Med (dont le principal actionnaire est la famille du défunt premier ministre Rafic Hariri) et s’est associé à un banquier pour la réalisation de la Galerie CUB. Fondée par Mario Saradar, président-directeur général de Marius Saradar Holding (MSH) et de la Saradar Bank, la collection Saradar rassemble un nombre considérable d’œuvres d’artistes libanais·es célèbres, aussi bien modernes que contemporain·e·s. En 2018, la collection a invité les curateur·rice·s indépendants et universitaires Sam Bardaouil et Till Fellrath à organiser Perspective #1, une initiative de recherche à long terme ainsi qu’une base de données en ligne et un projet de cartographie, qui examine la scène artistique de Beyrouth de 1955 à 1975. Saradar Collection a aussi lancé son propre site internet qui contient du matériel d’archive et de recherche et des essais critiques ou historiques rédigés par des intellectuel·le·s et des écrivain·e·s. Les tentatives des banques de participer au discours autour de l’art contemporain révèlent une stratégie visant à faire partie des moteurs qui guident la scène artistique. L’informalité perçue ou la «non-institutionnalité» des organisations plus anciennes de Beyrouth doit maintenant se confronter à l’émergence de propositions et d’agendas distincts en matière de production et de circulation de l’art. La course aux fonds a été un sujet épineux au sein des espaces culturels et d’art contemporain, car ils rivalisaient pour les mêmes opportunités de financement. Le recours au monde de la finance et aux banques est-il devenu inévitable en raison de la difficulté d’obtention ou de la disparition des subventions attribuées par les organismes de financement internationaux? Cette transformation en cours ne repose pas uniquement sur des questions de financement, mais aussi sur la manière dont ces nouveaux espaces se positionnent dans le
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contexte artistique de Beyrouth. Les préoccupations relatives aux questions d’autonomie ou de dépendance vis-à-vis des organismes de financement ont toujours été centrales pour les lieux d’art au Liban. Mais il convient de se demander combien de temps durera le soutien des banques et quel type de responsabilité est exigé en retour. Peut-être serait-il temps de réfléchir à des sources alternatives de financement autres que des modèles fondés sur des subventions ou des parrainages d’entreprise, tels que le crowdsourcing, en regroupant ainsi le support des résidents et des citoyens du Liban? Il est peut-être difficile de prédire comment les nouvelles organisations vont évoluer ou comment l’édification d’un musée aussi important que le BeMA affectera les espaces plus petits et modestes de Beyrouth. Cependant, il y a le sentiment que les fondements mêmes sur lesquels Beyrouth a recueilli l’attention et l’appréciation de son public et du monde de l’art international seront bientôt radicalement transformés. Toukan affirme que «la scène artistique contemporaine du Liban se prête à une réflexion sur les significations et les possibilités inhérentes à des processus de production autoporteurs et communément entendus comme indépendants. On constate cela malgré l’absence dans le pays d’une infrastructure institutionnelle conventionnelle et le fait que Beyrouth se positionne timidement comme un «espace de rassemblement, de débat et de planification» ou même comme un «laboratoire» (comme le décrivent souvent les artistes et les écrivain·e·s)5». Comment sera-t-il possible pour les nouveaux·elles arrivant·e·s, en cette ère de capitalisme avancé et en pleine crise économique locale très grave, de créer de nouveaux espaces pour l’art contemporain dans un moment historique où l’on assiste à la mise en place d’organisations plus institutionnalisées et à un enracinement institutionnel de celles déjà existantes? Comment les espaces à but non lucratif résisteront-ils ou survivront-ils à ce paysage en mutation? Et comment faire en sorte que d’autres espaces alternatifs, proposant des idées nouvelles et différentes sur l’art contemporain, puissent s’ouvrir? Nous avons déjà posé ces questions auparavant, mais,
comme nous sommes confrontés à un ensemble très varié de circonstances et de facteurs, il convient de se demander non seulement comment ces changements affecteront la longévité de ces espaces, mais aussi comment ils engageront l’art, gèreront sa production et construiront leur public au fil du temps.
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1. Ces termes sont abordés par l’écrivaine Hanan Toukan dans son essai mentionné plus avant dans l’article. Voir Stephen Wright, «Territories of Difference: Excerpts from an Email Exchange between Tony Chakar, Bilal Khbeiz, and Walid Sadeq», dans Out of Beirut, Oxford, Modern Art Oxford, 2006, p. 58. 2. Hanan Toukan, «On Being ‹The Other› In Post-Civil War Lebanon: Aid and the Politics of Art in Processes of Contemporary Cultural Production», dans Ibraaz, mai 2013, [consulté le 14 juin 2019] 3. Kaelen Wilson-Goldie, «On the Politics of Art and Space in Beirut», dans Tate Papers, no 12, Automne 2009, [DOI] www.tate.org.uk/research/ publications/tatepapers/12/on-politicsart-and-space-beirut, [consulté le 15 janvier 2019] 4. Ibid. 5. Hanan Toukan, op. cit.
L’auteure souhaite remercier Kristine Khouri, écrivaine indépendante et chercheuse, pour ses retours pertinents sur cet article.
Beatriz Morales et Elena Gileva, artistes en résidence à la Beirut Art Residency, janvier – février 2018, courtesy de la Beirut Art Residency
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139 Rachel Dedman
Gregory Buchakjian et Valérie Cachard, Habitats abandonnés, Archive, 2018, performance filmée par Malek Hosni, courtesy des artistes
Notes de Beyrouth: sur la croissance et l’abandon
Ces dernières années, je travaillais dans une petite pièce en haut d’une vieille maison dans le quartier de Zoqaq el-Blat à Beyrouth. Cette pièce n’appartient pas au bâtiment original, de l’extérieur elle ressemble à une tour étroite placée en avant de l’aile gauche. La mer est visible de mon bureau, une petite tranche entre les immeubles. La pièce est assez élevée, deux ou trois étages, mais mon sens de la hauteur est faussé par la vue du balcon. Effleurant les barreaux en fonte, se trouvent les branches d’un hévéa, aussi grand qu’une maison, aussi vaste qu’élevé, immense et imperméable. Ses feuilles mates et plates sont cireuses et robustes, chacune fendue en deux, telles des paumes implorantes. Bien que tentaculaire et inoffensif tel que peuvent l’être les merveilles de la nature, l’hévéa – caoutchouc – n’en reste pas moins un marqueur historique précis de la situation contemporaine. Le triptyque The Blacksmith And The Rubber Tree (2018), peint par Abed Al Kadiri, situe l’introduction de l’hévéa au Liban lors de la prospérité ottomane tardive, à l’époque où forgerons, charpentiers et autres ouvriers agricoles pouvaient se permettre de construire des maisons convenables pour leur famille le long de la côte de Beyrouth – une portion immobilière valant des millions de dollars de nos jours. De jeunes familles plantaient des hévéas pour la quantité d’ombre qu’ils procuraient rapidement à leur jardin, et les premières peintures d’Al Kadiri imaginent cette scène telle une noble euphorie: un homme plante un hévéa à l’extérieur de sa nouvelle maison, sur le rivage d’Aïn el-Mreisseh, le soleil brillant sur son dur labeur. La plupart ignorent toutefois que plus l’hévéa se développe au-dessus de terre, plus ses racines s’étendent en sous-sol, détruisant les fondations des bâtiments. Telles des images de storyboards, les peintures d’Al Kidiri se déplacent progressivement avec intimité dans la maison; le temps passe, et la surface du tableau se tache, l’éclat de la fable s’estompe, les peintures s’obscurcissent,
négligent les décors, et les arbres sont déchaînés. La fin du rêve de la classe ouvrière libanaise est mise en évidence par l’ignorance des jardinier·ère·s; l’histoire de Beyrouth – la fin de l’Empire ottoman, le mandat colonial, la guerre civile – est sous-entendue par la métastase des arbres. Autrefois synonyme de travail et de loisirs fondamentaux aux modestes aspirations, la croissance illimitée de l’arbre devint un signe d’abandon, un marqueur d’absence. L’hévéa peut devenir quasiment impossible à contrôler; les gens parlent de fracasser leur plancher afin de répandre de l’essence sur les racines nues, de brûler les troncs. L’hévéa du balcon est planté dans la cour d’un immeuble abandonné, très grand autrefois, proche de la route. Plus personne n’y vit désormais, la toiture a disparu et il ne reste que les principaux murs et sols. Il fait partie des centaines d’immeubles abandonnés dans la ville, documentés depuis des années par les photographies, films et objets collectés de Gregory Buchakjian. Son travail a été présenté récemment au musée Sursock de Beyrouth, là où Al Kadiri a montré ses peintures six mois plus tôt. Dans une salle se trouvait un bureau avec des dossiers, un pour chaque habitation abandonnée, classés par quartier dans un épais catalogue. Dans une autre, une vidéo présentait Buchakjian et une collègue posant, en rang sur le sol, des objets trouvés dans un vieil immeuble, qu’ils avaient rassemblés. Ils décrivaient les objets tout en les manipulant, laissant la caméra s’attarder sur de vieux livres, jouets usés, photographies anonymes, cols en dentelle, ceintures de munitions tachées de sang, lisant tout haut lettres et cartes postales, superposant ainsi des fragments d’histoires. Les travaux d’Al Kadiri et Buchakjian entremêlent fiction et anthropologie afin de mieux pénétrer l’histoire vivante, et témoignent ainsi d’un intérêt local, dans les pratiques artistiques, pour les liens entre structure matérielle de la ville et substance émotionnelle de la mémoire; la lecture d’événements sociopolitiques au travers d’objets abandonnés dans de vieilles maisons. Il peut sembler un peu facile de puiser dans l’histoire toute prête de tels endroits, la littéralité de leurs relations au passé menaçant de
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fétichiser et de donner une importance totémique à ces objets poussiéreux. Au fil du temps, il semble opportun que la charge intime d’un objet quotidien anonyme – trace du temps vécu, d’une personne là, avant – soit le miroir le plus cruel d’une destruction implacable provoquée par la spéculation foncière à Beyrouth, détruisant les bâtiments historiques, les maisons de tous, le patrimoine architectural, afin de construire des tours lugubres dont personne ne peut faire l’acquisition. Pendant des années, Ghassan Maasri a marché à travers Beyrouth et pénétré des maisons abandonnées n’ayant pas encore été démolies ou vendues. Partant de celles qui semblaient en bon état, il est allé à la recherche de leur propriétaire, en rencontrant la plupart du temps des personnes suspicieuses, des avocat·e·s ou quarante ans de conflits familiaux pour héritage. Alors que les prix de l’immobilier explosent à Beyrouth, beaucoup de propriétaires de vieux immeubles souhaitent vendre, d’autant plus que le gouvernement offre des déductions d’impôts afin de soutenir le marché immobilier et les caisses des entreprises de constructions appartenant aux hommes politiques. Pour les propriétaires dont les maisons font partie des sites patrimoniaux, interdites à la vente aux promoteurs, un hévéa planté stratégiquement peut détruire leur base en dix ans. D’autres s’arrangent pour que leur propriété soit détruite illégalement par un bulldozer en pleine nuit. Ghassan a finalement pu rencontrer le propriétaire d’une maison jaune rue Abdelkader, avec une petite pièce sur son toit et un hévéa surplombant la route. Elle se situe juste au-dessus de Burj el-Murr, tour inachevée et anti-monument de la guerre civile. La maison était vide et à moitié en ruines; Ghassan a convaincu le propriétaire de le laisser s’en occuper pendant quelques années, afin de la rénover avec un groupe d’artistes, designers et architectes, pour convertir ses pièces en ateliers et ses couloirs voutés en espaces publics. Depuis 2012, Mansion (ainsi sera baptisée cette maison) a été consciencieusement rénovée, animée par ses habitant·e·s et visiteur·euse·s. Il s’agit là d’expérimenter l’habitat partagé et la responsabilité collective, d’offrir des ateliers peu coûteux à ceux·celles qui devraient autrement lutter pour leur créativité
et indépendance au sein de la ville, et d’une structure dirigée par un collectif flexible d’artistes, architectes, anthropologistes, activistes, commissaires, dramaturges et livreur·euse·s à vélo. La communauté de Mansion entretient son espace son espace public (documentation, archive de films, atelier de sérigraphie, studio son, atelier de danse, bureaux partagé, connexion internet, cuisine, jardin) tout en menant sa politique du vivre et travailler ensemble. La maison accueille des expositions, rencontres, conférences, performances, résidences, projections et événements, de même qu’un nombre invisible de processus et de pratiques – relations, collaborations, conversations. Mansion est une réponse consciente aux impulsions dominantes de la reconstruction d’après-guerre de Beyrouth, une tentative pour réclamer les sites «perdus» et y envisager de nouvelles pratiques d’habitation, rencontres et productions. Un projet réalisé avec Mansion apporte des réponses politiques, légales et artistiques à l’effacement systématique des restes de l’espace public sur la côte de Beyrouth. La modeste maison sur la côte, telle que représentée dans la première peinture utopique d’Al Kadiri, n’existe plus depuis longtemps, ses fondations perdues écrasées par les complexes touristiques de front de mer. Au milieu des yachts clubs privés et des restaurants hors de prix, la bande rocheuse du Dalieh à Raouché reste un lieu de vie pour les pêcheur·euse·s, où les familles se retrouvent et les enfants apprennent à nager. Bien que la loi libanaise garantisse un accès public à la mer, le gouvernement a systématiquement vendu le secteur du Dalieh aux promoteur·trice·s – un grand hôtel étant sur le point d’être dessiné sur place par Rem Koolhaas. Dalieh Campaign, Public Works Studio et Temporary Art Platform ont lancé des défis juridiques, politiques, intellectuels et créatifs à cette politique de destruction, le dernier ayant pris la forme d’une commande d’interventions artistiques le long de la côte. Thin White Line (2017) de Ieva Saudargaité consistait en un trait à la craie de quatre cents mètres divisant le Dalieh en deux. Réalisée avec du calcaire, celui que l’on trouve dans le paysage rocheux du Dalieh, utilisé dans l’industrie de construction pour produire du mortier,
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Abed Al Kadiri, The Blacksmith and the Rubber Tree, 2017-18, crayon et huile sur toile, 200 x 300 cm, courtesy de l’artiste
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Ieva Saudargaité, Thin White Line, 2017, intervention dans l’espace public, Dalieh à Raouché, courtesy de l’artiste
143 la ligne représentait l’appellation légale du site: d’un côté un territoire protégé de la construction, de l’autre un territoire sur lequel il est permis de construire. Laissée à la merci de la mer et de la pluie, la ligne a été décolorée, brouillée et emportée. Effacée par les éléments sensés justement être protégés par cette juridiction, cette œuvre désigne un espace public libanais vulnérable en soi, dont l’inévitable effacement est à jamais sujet à la spéculation immobilière. Celle-ci se manifeste également dans le monde de l’art, alors que la petite et évolutive scène artistique de Beyrouth – caractérisée par la richesse de ses organisations locales établies depuis les années années quatre-vingt-dix – voit sa typologie modifiée par une éruption récente de fondations privées et de musées de grande envergure. On assiste à l’exacerbation d’un étouffant environnement économique et politique pour l’art, dans lequel les financements sont épuisés et la mobilité limitée. D’où l’importance cruciale du modèle financier de Mansion, fondé sur l’esprit du don. La maison est donnée gratuitement à sa communauté, les locations d’ateliers, peu élevées, couvrent les frais courants et contribuent aux résidences et aux réparations. Ce don, bien que temporaire, soulage ses membres d’une précarité permanente, d’un incessant travail de réponses à des appels à candidatures et du besoin de se conformer aux codes d’un étroit succès institutionnel. Rester à l’écart de l’idéologie des bourses artistiques et rendre, à la place, des comptes à ses utilisateur·trice·s et à sa communauté permet à Mansion d’être flexible, autocritique et attentive aux urgences de son contexte politique et social. Alors que je rédige ce texte, Mansion traverse une période de changements, une phase prolongée d’évaluation de son travail, questionnant son objet, spéculant sur son futur, consultant les membres de sa communauté et proposant de nouveaux modes de collectivités et de gouvernance. Le propriétaire pourrait très bien choisir de vendre sa maison l’année prochaine. Un tel scenario pourrait représenter une perte significative, mais je pense que cela révélerait également ce qu’est réellement Mansion: non pas un bâtiment mais un réseau de personnes ayant abordé la collectivité comme
pratique et pris l’habitude de cette activité. Comme le projet est connu pour travailler sur des questions de protection naturelle et patrimoniale, les plus grands atouts de Mansion sont sans doute les plus fondamentaux pour l’avenir d’une pratique culturelle agile et critique à Beyrouth: un espace pour l’échec, pour changer de voie, pour grandir avec abandon, pour extraire les racines et y mettre le feu.
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Ghassan Salhab, Beyrouth fantôme, 1998, 116 min, France – Liban, courtesy de l’artiste
Les enjeux et problématiques de la scène artistique libanaise de l’après-guerre: quelle place pour les œuvres des artistes libanais·se·s dans l’histoire contemporaine?
Le 26 août 1991, une loi d’amnistie générale au nom de la réconciliation nationale pour les crimes commis en temps de guerre fut votée par l’Assemblée nationale. Cette loi prend en compte les crimes de guerre commis avant la date du 28 mars 1991, et cela, afin de permettre aux Libanais·e·s de vivre à nouveau ensemble. Cette amnistie, loin de conduire à une réconciliation nationale, sera vécue par les Libanais·e·s comme une forme institutionnelle de l’oubli, qui laissera les douleurs et les blessures en suspens. Il ne s’agit pas d’affirmer que l’amnistie de 1991 a engendré une réelle amnésie chez les Libanais·e·s, mais elle a eu pour conséquence d’accroître les blessures des victimes et a suspendu leur droit à la justice en leur interdisant l’accès aux vérités. L’amnistie a engendré plusieurs conséquences, dont un vide historique qui a permis aux artistes de s’approprier leur passé en le questionnant à travers leurs œuvres, mais également de le réinventer par l’entremise de la fiction et de la fiction documentaire. Je vais aborder cette question en prenant pour exemple deux œuvres: le film Ashbah Beirut (Beyrouth fantôme) du cinéaste Ghassan Salhab qu’il réalise en 1998 et l’installation vidéo Objects of War de l’artiste Lamia Joreige. Ashbah Beirut (Beyrouth fantôme) est un film de fiction dans lequel sont insérées des séquences d’entretiens où les acteurs témoignent face à la caméra de leur expérience personnelle des guerres et de la période de l’après-guerre.
Les intrusions des témoignages dans la fiction adviennent de manière inattendue, interrompant à chaque fois la chronologie du récit et créant une rupture radicale dans la narration. Au moment où le film est tourné, sept années nous séparent des guerres libanaises, les blessures sont encore ouvertes, la ville se reconstruit peu à peu, alors que ses habitants sont encore assiégés par leurs blessures. Le passage de la fiction au documentaire se fait à chaque fois soudainement, nous sommes plongé·e·s dans l’histoire du film et surgit un témoignage d’un des personnages qui se confie à nous. De simples spectateur·trice·s, nous devenons des confident·e·s. Entre la réalité, celle de la guerre civile libanaise, et la fiction du film, les témoignages soulignent le propos du cinéaste: la guerre et les traumatismes altèrent notre perception d’une réalité trop brutale. À ces deux temporalités passé/ présent se superposent deux rôles que les acteur·trice·s/témoins incarnent. La fiction représente le temps passé, elle est jouée par les acteur·trice·s et la partie documentaire relève du présent. Les témoignages créent une rupture et imposent un temps nouveau, celui de la mémoire que les acteur·trice·s livrent face à l’objectif. Dès le premier plan, une voix, celle de l’actrice Darina al Joundi (Hanna, la sœur de Khalil dans la fiction), témoigne de ses blessures. Ses paroles soulignent la manière dont un certain nombre de Libanais·e·s vivaient la destruction et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth à cette époque. Une ville mourante, que l’on tente coûte que coûte de reconstruire dans la hâte pour gommer le plus rapidement possible le souvenir des guerres. Le centre-ville de Beyrouth est une métaphore de l’état psychique des Libanais·e·s: détruit, mais pas entièrement, il n’en reste plus que des ruines béantes dont les fondations sont extrêmement fragiles. Pour parler de son expérience personnelle, Al Joundi emploie la première personne du pluriel. Par ce nous, elle atteste appartenir à un groupe social afin de légitimer son expérience traumatique des guerres, car appartenir à un groupe, c’est affirmer une appartenance identitaire forte. L’anthropologue Aïda KanafaniZahar explique:
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«L’inscription du ‹je› dans le ‹nous› exprime le besoin de faire partie de la mémoire du groupe qui a vécu la tragédie dans son ensemble. […] le témoignage, tout individuel qu’il est, transcrit, quelque part, la mémoire de tous1.» Et c’est à cela que se rattache l’actrice dans la suite de son témoignage, quand elle affirme que tout semble avoir été mieux durant la guerre qui, selon elle, semble paradoxalement avoir uni alors que l’après-guerre a séparé et déstructuré les rapports sociaux. Mais le nous souligne également à quel point le je, donc son moi, est fracturé. Et cela se ressent dans la suite de son témoignage durant lequel elle oscille constamment entre le je, le on et le nous. Tout en se référant à Hannah Arendt, la psychanalyste Régine Waintrater affirme, dans la conclusion de son ouvrage Sortir du génocide. Témoignages et survivance, l’importance que peut avoir la communauté affective pour le sujet qui témoigne. Je la cite: «[¹/� de] la communauté affective joue un rôle primordial non seulement dans la souvenance, mais aussi dans le sentiment d’exister: l’identité a besoin, comme le dit Hannah Arendt, de la confirmation d’égaux «dignes de confiance et de foi», dont la représentation dans le moi va permettre à ce dernier de survivre aux vicissitudes parfois extrêmes qu’il rencontre2.» La communauté affective a, en effet, joué un rôle primordial au Liban durant les quinze années de guerre. Et cette communauté affective ne se limitait pas à la famille proche, mais également aux voisin·e·s et ami·e·s. Ce qui transparaît dans le récit d’Al Joundi et des autres acteur·trice·s qui témoigneront également de leur expérience des guerres, c’est un besoin de reconnaissance des un·e·s envers les autres. Dans les paroles d’Al Joundi, on décèle une cristallisation et une idéalisation de la période des guerres où la mémoire semble avoir été altérée par le traumatisme. Je vais à présent m’intéresser à l’installation vidéo Objects of War de l’artiste Lamia Joreige qui consiste en une série d’entretiens filmés qu’elle démarre en 1999. L’installation est constituée de plusieurs vidéos ainsi que d’objets légués par les personnes filmées. Chaque objet rapporté est en lien avec l’une des guerres du Liban. L’artiste
a demandé à chaque personne de raconter son expérience en déployant son témoignage sur un objet qui lui rappelle un événement précis de cette période. Mazen Kerbaj (lui-même artiste) avait choisi le dessin d’un avion de son fils, âgé à l’époque de cinq ans, qu’il avait complété en ajoutant en dessous de l’avion une ville qui brûle. Dans son témoignage, Kerbaj, né en 1975, tente de comprendre comment il pourrait expliquer à son fils ce qu’est une guerre. Il essaie continuellement de confronter sa propre expérience de la guerre durant son enfance à celle de son fils. Son rapport au présent est constamment troublé par son expérience du passé et, comme pour l’actrice Darina Al Joundi, il semble être figé dans son passé pour lequel il éprouve un sentiment de nostalgie. En léguant les objets-témoins qui leur ont appartenus à Lamia Joreige, les témoins confient une partie de leur histoire personnelle et intime à l’artiste. Il·elle·s savent que l’objet ne sera pas détruit, mais qu’il sera exposé avec leurs récits vidéo. L’acte de se débarrasser d’un objet auquel ils sont attachés et qui, en plus, entretient un rapport à une histoire traumatique, peut s’avérer douloureux. Cela consiste à faire le deuil d’une partie de son passé, grâce à l’objet qui sert de relais. Léguer un objet d’un passé traumatique peut s’avérer un geste salvateur pour certain·e·s. L’objet-témoin légué fait partie intégrante des personnes filmées, c’est une sorte de vestige des guerres qui tantôt leur permet de s’en souvenir et tantôt de l’oublier, car comme l’affirme l’historien et ethnologue Laurier Turgeon: «L’objet dans sa relation à l’oubli recèle une profonde ambiguïté, investi tantôt d’un désir d’attachement ou de rejet. On le recherche, le chérit ou le fuit. Il semble être à la fois adjuvant, support nécessaire à l’oubli, ou au contraire néfaste au processus du deuil. Ainsi l’oubli sillonne entre un désir d’effacement et d’évacuation de toute trace matérielle et sa quête. Il est oscillation entre la fuite et la quête du passé3.» Le témoin se débarrasse symboliquement d’une partie de son histoire, il l’abandonne avec l’objet à l’artiste et aux futur·e·s spectateur·trice·s. Tout en léguant son objet et son histoire personnelle,
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Walkman/Rasha Salti, de Lamia Joreige, Objects of War no 2, 2003, 85 min, © Musée Nicéphore Niépce
Vue de l’installation, Lamia Joreige, Objects Of War, 1999 – en cours, installation multimédia (vidéo & objets), dimensions variables, Tate Modern, Londres (Collection permanente), 2011-2012, © Lamia Joreige
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Global terroir: Beyrouth
149 le·la témoin charge l’artiste d’une responsabilité, celle de conserver son objet ainsi que de faire circuler sa parole. En ce sens, l’artiste les décharge d’une partie de leur histoire intime en relation avec l’événement traumatique. Les œuvres analysées ont pour origine le vide mémoriel laissé par l’amnistie institutionnelle. Les artistes libanais·e·s de la première génération de l’après-guerre se sont vraisemblablement attelé·e·s à construire une histoire collective de manière spontanée et non concertée. Ces traces fragiles, dont le destin est un jour voué à périr, pourraient être qualifiées de rebuts de l’histoire, à la manière dont l’entendait le philosophe Walter Benjamin. C’est en nous immergeant dans les rebuts de l’histoire officielle, en fouillant dans des coins sombres et incertains, que nous parviendrons à extraire de dessous les décombres des fragments d’histoires, des récits et des souvenirs emmêlés. Il nous faudra alors patiemment les défaire pour tenter de comprendre ce que trament ces différentes mémoires et temporalités. Puis les assembler dans un ordre qui n’est pas le leur, mais qui en fera ressortir un nouveau questionnement. Il s’agira de faire de l’art un objet d’histoire, comme l’a fait tout au long de sa vie le théoricien Siegfried Kracauer avec le cinéma.
1. Aïda Kanafani-Zahar, Liban. La guerre et la mémoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 153. 2. Régine Waintrater, Sortir du génocide. Témoignages et survivance, Paris, Payot et Rivages, 2003, p. 241.
Capture d’écran de Lamia Joreige, Objects of War no 2, 2003, 85 min/Chaza Charafeddine © Lamia Joreige
3. Laurier Turgeon, «La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire», in Octave Debray et Laurier Turgeon (dir.), Objets & Mémoires, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2007, p. 30.
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In situ
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Sophie T. Lvoff
Valentine Traverse
Recent Horizontal and Verticals, 2019 Inside the tower that is also a dungeon there is fruit that feels different on your teeth you know the feeling of sucking on your mother’s plastic costume jewelry on your tongue Back outside the tower, sunset the horizon lines up A crescent moon A doric order If you flatten a column from the top down, You get a round A plate You eat off the dish with your fork and mouth Silver and copper Fish bones, resin Éolienne, ionic, The staircase curves to add a change of scenery As you enter and exit to go to work Puisque nos yeux sont alignés côte à côte et non superposés, il existe une primauté des images de paysage. Hélas, nous regardons mal les portraits. Il y a aussi une façon de décrire les rapports vertical et horizontal en anglais américain: hot-dog way ou hamburger-way, mais une pile de pancakes brouillerait ceci.
Sophie T. Lvoff est née en 1986, elle vit et travaille entre Lyon et New York. p. 15-24
J'étais las, 2019 Les haies, les cygnes et les canards, les collégiens qui écoutent du rap. J'ai photographié un jardin public pour avoir des vues simples à partir desquelles fabriquer une séquence. Interférences. On coule vers des bruits, les phéromones et les couleurs, les gens qui passent. Ouvrir un livre et se laisser déconcentrer par ce qui nous environne. Valentine Traverse est née en 1991, a quitté le Val d'Oise en 2011 pour vivre à Lyon puis à Stuttgart et enfin à Clermont-Ferrand. Technique: photographies numériques assemblées à des dessins scannés p. 152-161
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162 La belle revue #9 Revue d’art contemporain en Centre-France-Rhône-Alpes en ligne: www.labellerevue.org et à parution papier annuelle Tirage: 4500 exemplaires Revue gratuite La belle revue est éditée par In extenso 12 rue Gault de Saint-Germain 63000 Clermont-Ferrand 09 81 84 26 52 contact@inextensoasso.com www.inextenso-asso.com Directeur de publication: Marc Geneix, Président d’In extenso Direction éditoriale: Pietro Della Giustina Comité éditorial: Marie Bechetoille, Benoît Lamy de La Chapelle, Sophie Lapalu et Julie Portier Conception graphique: Syndicat, avec Arina Paslà www.s-y-n-d-i-c-a-t.eu Traductrice: Anna Knight (Version anglaise uniquement sur www.labellerevue.org) Traductions anglais-français: Pietro Della Giustina et Benoît Lamy de La Chapelle Relecture: Juliette Tixier Contributrices et contributeurs: Hanna Alkema, Association Non-breaking space, Rayya Badran, Marie Bechetoille, Paul Bernard, Marie Chênel, Thomas Conchou, Leïla Couradin, Rachel Dedman, Pietro Della Giustina, Sirine Fattouh, Vanina Géré, Benoît Lamy de La Chapelle, Sophie Lapalu, Po. B. K. Lomami, Ilan Michel, Yannick Miloux, Claire Moulène, Camille Paulhan, Lætitia Paviani, Julie Portier, Simon Ripoll-Hurier, Géraldine Sfez et Mathilde Villeneuve. Artistes Créations In situ: Sophie T. Lvoff et Valentine Traverse.
ISSN: 2114-5598 Parution et dépôt légal: avril 2019 Impression: Média graphic, Rennes Imprimée en France
Colophon In extenso et toute l’équipe de La belle revue tiennent à remercier:
—» Stéphanie Saadé, Ghita Skali et Maha Yammine pour leurs précieux conseils —» Hugo Bénazech, assistant chez In extenso
© photo –» Couverture: Jennifer Caubet, Espacements (détail), 2018, le Creux de l’Enfer, Thiers © Vincent Blesbois –» p.27 Vue de l’exposition, Nadira Husain, «Pourquoi je suis tout bleu», 2018, la Villa du Parc, Annemasse © Aurélien Mole
—» Les lieux partenaires des événements de lancement de La belle revue #9: L’École normale supérieure, Lyon; DUUU Radio, Paris; le FRAC Auvergne, ClermontFerrand; le Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, Rochechouart.
—» p.49 Vue de l’exposition, Grégory Cuquel, «Je n’ai plus peur de perdre mes dents», 2012, Bikini, Lyon © Hugo Pernet
—» Les représentants des collectivités qui soutiennent le projet: Olivier Bianchi, Président de Clermont Auvergne Métropole et Maire de ClermontFerrand. Isabelle Lavest, Vice-Présidente en charge de la culture à Clermont Auvergne Métropole et Adjointe en charge de la politique culturelle à la ville de ClermontFerrand; Michel Prosic, directeur régional des affaires culturelles de la Région AuvergneRhône-Alpes; Laurent Wauquiez, Président du Conseil Régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, Florence Verney-Carron, Vice-Présidente en charge de la culture, du patrimoine et du développement des usages numériques; Alain Rousset, Président du Conseil Régional d’AquitaineLimousin-PoitouCharente, Nathalie Lanzi, Vice-Présidente en charge de la jeunesse, du sport, de la culture et du patrimoine.
–» p.126 Tony Chakar, All That Is Solid Melts into Air, 2000, acrylique et matériaux divers sur toile, 150 x 100 cm, courtesy de l’artiste
—» L’Institut d’art contemporain, Villeurbanne/RhôneAlpes (IAC) et l’Adéra – Association des écoles supérieures d'art et de design Auvergne-Rhône-Alpes pour le partenariat dans le cadre de Galeries Nomades2018. —» Ainsi que toutes les personnes qui ont contribué à ce numéro
–» p.93 Simon Ripoll-Hurier, image tirée du projet Orange Rouge en cours de montage, 2018-2019
IVAN SEAL / THE CARETAKER everywhere, an empty bliss FRAC Auvergne - Du 6 avril au 16 juin 2019 Du mardi au samedi : 14 h - 18 h. Dimanche : 15 h - 18 h. 6 rue du Terrail - Clermont-Fd - 04 73 90 50 00. ENTRÉE GRATUITE
Daniel Steegmann Mangrané, Ne voulais prendre ni forme, ni chair, ni matière du 20 février au 28 avril 2019 © Teresa Estrada Ferrando