G R AT U I T E
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Michele Ciacciofera Sans commencement et sans fin
5 mars — 13 septembre 2021 Place du château 87600 Rochechouart Tel : 05 55 03 77 77 fax : 05 55 03 72 40 contact.musee@haute-vienne.fr
www.musee-rochechouart.com
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Merci aux résident.e.s de la saison 2020/2021 : Pierre-Olivier Arnaud, Fatma Belkis, Francisco Babo, Gabrielle Camuset, Andrea D’Amario, Gil Delindro, Marie L'Hours, Collectif Lova Lova, Naomi Maury, Nína Óskarsdóttir, Hatice Pinarbasi, Émilie Richelet, Andreia Santana et Zinaïda Tchelidze. Merci aux résidences partenaires : AIR Antwerpen à Anvers, Maus Hábitos à Porto et Nýló et Alliance Française à Reykjavík.
www.artistesenresidence.fr Clermont-Ferrand, France
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SOMMAIRE
EXPOSITIONS : CRITIQUES ET ENTRETIENS p.12. . . . . « Fun House » au Parc Saint Léger . . . . . . . . . par Pierre-Alexandre Mateos p.16. . . . . Minia Biabiany « J’ai tué le papillon dans mon oreille » . . . . . . . . . au MAGASIN des horizons . . . . . . . . . par Louise Bernatowiez et Richard Neyroud p.20. . . . . Bertrand Dezoteux « On croyait bien faire » au Centre d’art . . . . . . . . . contemporain de Lacoux . . . . . . . . . par Tancrède Rivière p.24. . . . . « Carbone 20 », Saint-Étienne . . . . . . . . . par Éloïse Labie p.28. . . . . « R » au Centre d’art de Privas, entretien avec Sergio Verastegui . . . . . . . . . par Smaranda Olcèse FOCUS p.34. . . . . home alonE . . . . . . . . . par Émilie d’Ornano p.38. . . . . . Des utopies réalisées : histoire et géographie des artothèques aujourd’hui . . . . . . . . . par Camille Paulhan p.44. . . . . @Ravisius Textor ou Ravisius Textor . . . . . . . . . par Carin Klonowski p.48. . . . . Galeries Nomades2020 . . . . . . . . . p.48. . . . . . Édito . . . . . . . . . p.50. . . . . . Damien Fragnon, Un laboratoire peut en cacher un autre . . . . . . . . .. . . . . . . . . . par Romain Noël . . . . . . . . . p.54. . . . . . « Innsmouth » de Pierre Unal-Brunet, La ténébreuse . . . . . . . . . .. . . . . . . . . lisière des bois . . . . . . . . . .. . . . . . . . . par Camille Azaïs . . . . . . . . . p.58 . . . . . . Margot Pietri, L’émotion de remettre la main sur la technique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .par Henri Guette . . . . . . . . . p.62. . . . . . Anna Holveck, La Musique du milieu . . . . . . . . .. . . . . . . . . . par Raphaël Brunel . . . . . . . . . p.66. . . . . . Cénozoé, installation de Marie Dechavanne . . . . . . . . .. . . . . . . . . . par Pauline Lisowski
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D O S S I E R T H É M AT I Q U E : U N I V E R S A L Z O M B I E N AT I O N p.72. . . . . Introduction . . . . . . . . . par Julie Portier p.76. . . . . . Hollywood Zombies, entretien avec Laurent Le Deunff . . . . . . . . . par Julie Portier p.86. . . . . Le zombie est la transfiguration de l’expérience humaine de la . . . . . . . . . déshumanisation, entretien avec Joseph Tonda . . . . . . . . . par Sophie Lapalu p.94. . . . . Viralité et contre-viralité de la zombification . . . . . . . . . par Benoît Lamy de La Chapelle p.102. . . . . Mélancolie Zombie, Le zombie n’oublie pas, c’est une forme de mémoire, . . . . . . . . . entretien avec Josèfa Ntjam . . . . . . . . . par Marie Bechetoille p.112. . . . Une nécromancie sonore, entretien avec le collectif ALMARE . . . . . . . . . par Pietro Della Giustina GLOBAL TERROIR : LAGOS p.124. . . . Introduction . . . . . . . . . par Pietro Della Giustina p.126. . . . L’artmosphère underground lagotienne : des artistes nigérian·e·s . . . . . . . . . qui relèvent le défi . . . . . . . . . par Iheanyi Onwuegbucha p.136. . . . Contempler Lagos par les yeux et les mains de ses artistes . . . . . . . . . par Roli O’tsemaye p.146. . . . L’ordinaire est radical. Pour les jeunes artistes émergent·e·s de Lagos, . . . . . . . . . peintres réalistes d’une existence noire . . . . . . . . . par Ayodeji Rotinwa C R É AT I O N I N S I T U p.156. . . . La Coopérative de recherche de l’ÉSACM
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« FUN HOUSE » PA R P I E R R E - A L E X A N D R E M AT E O S
Vue de l’exposition « Fun House », 2020, Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux. Avec Florian Bézu, Jean-Luc Blanc, Oscar Chan Yik Long, Mimosa Echard, Hendrik Hegray, Agata Ingarden, Jonathan Martin, Émilie Pitoiset, Anna Solal. Courtesy des artistes et du Parc Saint Léger © Léo Woo
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Derrière les champs, Pougues-les-Eaux, témoignage du resplendissement fané de ce qui fut jadis une ville thermale. Ses maisons évoquent la bourgeoisie naissante 1900 et son goût pour les pavillons et les parcs ombragés. Au cœur de ce village trône le centre d’art Parc Saint Léger. Peut-être est-ce cette ambiance de casino désuète qui fut le point d’accroche de l’exposition « Fun House » par la commissaire Cristina Ricupero, revisitant avec largesse les points sombres des parcs de divertissement, mais pas seulement. La salle d’exposition serait ici hantée et les œuvres teintées de références horrifiques, merveilleuses ou fantasmagoriques. Son organisation procède par séquences narratives désolées, lancinantes et par accrocs, à la manière des surgissements ou jump-scare faisant la joie des spectateurs d’épouvante. On note d’abord la bande-son conçue par Thierry Jousse, critique de cinéma, qui nimbe l’espace d’une ambiance inquiétante à base de synthé giallo et de notes dissonantes participant à des effets de dramatisations dont profite l’ensemble des participant·e·s. Puis on est introduit par une salle de bain d’Anna Solal, reconstituée avec des déchets urbains, moignons de sneakers et autres bris d’iPad. Ses sculptures ont les parois cousues et une élégance chancelante, parfois grimaçante comme quand elles sont ornées d’une estampille Gucci. Est-ce un espace d’ablutions ? Un lieu où l’on nettoie ses plaies ? On pense à Robert Gober, à Louise Bourgeois, mais par un refus de la solennité, une modestie concrète marquée par le labeur des villes, les œuvres sont comme dépecées d’une sorte de sentimentalisme. Plus loin, des personnages aux contours sombres recouvrent les multiples fenêtres-meurtrières. Il s’agit des rideaux peints par Oscar Chan Yik Long reprenant les silhouettes dégénérescentes du film de Carpenter, Le Prince des ténèbres. La salle principale multiplie les surprises et les points d’attaques avec notamment les peintures médiatiques et démoniaques de Jean-Luc Blanc reprenant des photographies de films, de magazines ou de pochettes d’albums. Tantôt occupant des positions centrales à la manière des portraits de propriétaires surplombant la cheminée d’une loggia sur Sunset Boulevard, tantôt placées à des endroits plus incongrus, surélevées comme des nymphes à poussière, ses peintures exhalent le parfum des films de la Hammer, des bois sombres victoriens et même l’odeur des costumes pailletés des sœurs de la perpétuelle indulgence. L’horreur est ici camp, fardée, glitter et déliquescente assumant sa part de grand-guignolesque. Au cœur de l’exposition gisent les sculptures et les tableaux-précipités de Mimosa Echard. Les fleurs séchées y côtoient des matériaux synthétiques, voire toxiques, on observe la présence de rebuts et d’objets à la vie électronique sacrifiée, tel un godemiché devenu arme du crime. Ses herbiers pourrissent, criblés de champignons. Des traditions plastiques se cannibalisent : le process-art d’Eva Hesse se conjugue aux excès bioniques d’un Tetsumi Kudo. On ne sait jamais ce qui est véritablement vivant ou mort car les matériaux sont laissés à l’état de stupéfaction. Et puis, il y a ce canapé de cuir noir, son cendrier dégueulant de cendres, ses mains d’argile gantées aux postures extatiques ou autoritaires tenant parfois avec des airs de vamp une longue cigarette. Autant d’indices consentis par Émilie Pitoiset dénonçant une fête, peut-être en déshérence, une cérémonie onaniste ou le tournage d’un film noir sous la coupe d’un pornographe. Les escaliers mènent à la pièce la plus secrète de l’exposition où sont joués plusieurs films à la tonalité charbonneuse, réalisés par la même artiste. Se succèdent en formats courts un cheval
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effectuant des rondes sous la menace d’un pistolet, des personnages flous et hagards entraînés dans une sarabande, des costumes en noir et blanc comme dans un concert de no-wave. Son univers est fétichiste, moderniste, interdit, glacé. Le son est puissamment vibratoire. C’est dans cette pièce recluse que l’on vit une expérience presque martiale marquée par le bruit incessamment dupliqué de ce qui pourrait être des cuissardes. « Fun House » nous abandonne ici à ses lugubres coulisses et à sa final-girl que ni le rire des enfants jouant près de la mare ni ses faux-airs de Coney Island ne sauraient amoindrir et il y a comme une odeur de rat dans ce si joli parc, au sein de cette charmante ville.
Vues de l’exposition « Fun House », 2020, Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux. Avec Florian Bézu, Jean-Luc Blanc, Oscar Chan Yik Long, Mimosa Echard, Hendrik Hegray, Agata Ingarden, Jonathan Martin, Émilie Pitoiset, Anna Solal. Courtesy des artistes et du Parc Saint Léger © Léo Woo
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« Fun House » Florian Bézu, Jean-Luc Blanc, Oscar Chan Yik Long, Mimosa Echard, Hendrik Hegray, Agata Ingarden, Jonathan Martin, Émilie Pitoiset, Anna Solal Bande son : Thierry Jousse Commissaire de l’exposition : Cristina Ricupero Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux 29 février – 23 août 2020
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MINIA BIABIANY « J ’ A I T U É L E PA P I L L O N D A N S MON OREILLE » PA R L O U I S E B E R N AT O W I E Z E T RICHARD NEYROUD
Vue de l’exposition, Minia Biabiany, « J’ai tué le papillon dans mon oreille », 2020, MAGASIN des Horizons, Grenoble. Courtesy de l’artiste et du MAGASIN des Horizons © Camille Olivieri
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Le titre de l’exposition « J’ai tué le papillon dans mon oreille » fait écho à la dernière phrase d’un précédent film de Minia Biabiany, Toli Toli (2018) : « Les papillons provoquent la cécité quand ils soufflent dans vos oreilles ». Échapper à cet état de cécité comme seule alternative pour appréhender l’histoire, en interrogeant les mécanismes d’intériorisation d’un passé commun, colonial et esclavagiste, c’est ce que fait Minia Biabiany, artiste caribéenne née à Basse-Terre. Elle soulève ces questions au MAGASIN des horizons dans une expérience du corps et de l’espace, où l’exposition devient le terrain d’explorations physiques nous plaçant dans une réalité en interconnexion avec le territoire guadeloupéen et le lieu de production des œuvres. L’usage des pratiques artisanales caribéennes rencontre ici des savoir-faire locaux, et en particulier la vannerie, avec la participation de Coralie Beltrame et de la Vannerie de Villaines. Ces traditions reposent sur la transmission, sur la répétition des gestes, dans une pratique intrinsèquement méditative. Et il rend la révolution possible. Ki valé tousa ki owa mwen1. C’est dans une relation à l’histoire, et à ses zones d’ombre, que se situe l’exposition, conçue comme un espace en conscientisation, où la physicalité joue un rôle émancipateur pour les visiteur·euse·s. Il·elle·s traversent et enjambent un système de motifs géométriques faits de terre, matérialisant la trame de tissage de nasses, filets de pêche utilisés notamment dans les Caraïbes. La toile au sol redéfinit la circulation dans l’espace pour mieux approcher les éléments de sculpture, films, tressages en osier blanc, cire, cercles d’eau. La non-linéarité de nos déplacements interroge notre impact sur le sol et la terre, où chaque pas prend une dimension politique prégnante. Minia Biabiany pointe en particulier l’usage abusif de la chlordécone, insecticide employé dans les Antilles françaises durant plus de vingt ans, jusqu’en 1992, en vue de lutter contre le charançon du bananier, et ce en dépit des écosystèmes locaux et de la santé des populations. La contamination des sols a ainsi engendré une multiplication des maladies cancéreuses, des cas de prénatalité, ou encore de stérilité, tout en favorisant largement la production alimentaire métropolitaine ainsi que son marché. Les yeux ouverts croient voir1. Le son insufflé par la conque de lambi, coquillage qui, transformé en moyen naturel de communication audible à des kilomètres de distance, transmet différents signaux dans l’exposition : la présence du feu, de la mort, de la rébellion. La conque est aussi la partie dénommée d’une zone située à l’intérieur du pavillon de notre oreille, caisse de résonance qui amène les ondes jusqu’à notre tympan, pour en amplifier certaines fréquences. Du minéral au corps, que faire aujourd’hui, si ce n’est ne pas oublier, se raccorder à la nature, lui revenir, actes infimes pour contrer les nuisances faites par l’homme et son utilisation à outrance de la chimie, sur ses propres terres, résultats d’importations de cultures sur des sols finalement si peu propices à leur développement.
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Les corps réclament l’écho, jusqu’à la guérison de la honte1. Pensée dans le prolongement d’une œuvre réalisée au CRAC Alsace en 2019, Qui vivra verra, Qui mourra saura, l’installation au MAGASIN des horizons manifeste un espace-jardin dans lequel le corps des visiteur·euse·s se projette dans une expérience du temps et de l’espace en transformation. Qui vivra verra, Qui mourra saura se basait sur un ouvrage anthropologique du jardin guadeloupéen2, permettant d’associer la symbolique des plantes et leur situation dans le jardin selon les passages de vie, dans un espace dessiné de lignes de sel. Le traçage au sol, tout comme pour l’exposition « J’ai tué le papillon dans mon oreille », porte à focaliser l’attention sur nos pas, ralentissant notre expérience spatiale, marquant des temps d’arrêt, pour mieux voir et écouter ce qui nous entoure. Le souffle du papillon doit cesser pour rendre la révolution possible. 1 — Les textes en italique sont extraits de la vidéo Pawòl sé van (en créole « les mots sont le vent ») présente au sein de l’exposition « J’ai tué le papillon dans mon oreille ». 2 — Catherine Benoît, Corps, jardins, mémoires. Anthropologie du corps et de l’espace à la Guadeloupe, Paris, CNRS Éditions/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000.
Vues de l’exposition, Minia Biabiany, « J’ai tué le papillon dans mon oreille », 2020, MAGASIN des Horizons, Grenoble. Courtesy de l’artiste et du MAGASIN des Horizons © Camille Olivieri
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Minia Biabiany « J’ai tué le papillon dans mon oreille » MAGASIN des horizons, Grenoble 30 janvier – 26 juillet 2020
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B E RT R A N D D E Z O T E U X « O N C R O Y A I T B I E N F A I R E » PA R TA N C R È D E R I V I È R E
Bertrand Dezoteux, En attendant Mars, 2020, « On croyait bien faire », 2020, Centre d’art contemporain de Lacoux, Lacoux. Courtesy de l’artiste et du Centre d’art contemporain de Lacoux © Guillaume Robert
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À Lacoux, dans l’ancienne mairie-école très Troisième République où la feuille de salle le compare à Rimbaud, Bertrand Dezoteux s’élance pourtant moins vers le déboulonnage des mœurs et de l’alexandrin hugolien qu’à la rencontre d’une intimité dans laquelle il conjure une image d’« artiste-3D » qui aurait pu devenir collante. Indice du déplacement, le « cœur » de l’exposition n’est pas placé au centre. L’œuvre En attendant Mars, souvent vue et commentée, occupe la grande salle. Elle comprend à la fois l’installation physique, avec ses marionnettes léthargiques dans leur monde en carton, et le film où ces êtres moitié objets (parce que) moitié post-humains, se voient insuffler une vie précaire grâce au recours à des ficelles. Relégué dans un coin, sur son moniteur rétro, le film produit l’impression d’être finalement moins vivant que les « vraies » marionnettes, avec les pulsions ludiques refoulées qu’elles suscitent. Il devient partie prenante de ce décor factice, et s’en trouve presque inanimé, comme le reste, par cette mise en abyme. C’est au sous-sol qu’on trouve le « cœur » de la proposition : sa substance, et sa part intime, voire lyrique. Sur grand écran et dans le noir, le « Prologue » à La Prison des Poètes signale une volonté de rupture. Exit l’animation : on y retrouve l’artiste en filmeur compulsif, errant, caméscope au poing, dans la nuit régressive d’un confinement au quartier natal. Chats, chiens, chauve-souris, pitoyable végétation d’interstices urbains et contours de parkings mal éclairés se superposent, « à l’arrache », sous le rayon de la torche. Parfois, une main apparaît contre une grille, une voix nomme un animal, une plante : autant de discrets, mais nets soulignements d’un retour de subjectivité dans l’exploration visuelle, entre le FPS1 et l’apprentissage de la langue. Calques enfouis sous l’image, ou enregistrements traversant la bande-son, ce sont, au hasard, un profil amoureux, des voix familières, une anecdote sur le diable et la constipation. « Prison » ou pas, il y a une volonté de ne pas fermer le cadre, ni visuellement, ni thématiquement. Lo-fi dans la prise de vue et la surimpression – comme l’étaient certaines animations des films précédents – l’image de ce Prologue est dense, parfois jusqu’à l’opaque, onirique, et toute à la fascination de l’œil digital pour sa propre existence. Quoique sombres, les plans ont la fraîcheur de clips DV tournés le jour de l’an 2000 par un adolescent qui étrenne le cadeau de sa grand-mère. Et de rimbaldien, in fine, cette façon d’étreindre une réalité bien rugueuse. La solitude de ces images est juvénile, mélancolique, bien différente de celle des espaces infinis de la modélisation. Frappante et inattendue, une culbute nous fait repasser de l’autre côté du miroir : revoilà l’univers logiciel, le ciel d’observatoire collé au fond d’un paysage où vivotent des créatures à l’apparence hybride. C’est moins pop que le Jésus Perez d’Harmonie et plus « historique ». À défaut de Rimbaud, on trouve Dalí, Tanguy et le souci d’arracher l’animation à la fable plaisante et scénarisée pour la tirer du côté du pictural, du sculptural, donc du cinéma expérimental. Comme si le retour assidu au caméscope avait permis à Dezoteux de poser à nouveau la question des rapports d’inclusion entre narration et images, pour redonner la priorité à celles-ci, les images « mentales », dans le caractère organique de
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leur existence telle que l’avait décrite Simondon2. Certes, Dezoteux nous rappelle que dans Corso ou Animal glisse, ce sont les contraintes d’animation des objets 3D qui conditionnaient le déroulement des séquences (souvent des boucles) narratives3. Ici, la démarche est plus surréaliste : le surgissement des images, leurs interactions paraissent obéir à des lois intérieures, comme celles des « organes » justement, ou à la non-loi de l’association libre, et de cela le récit naît ou ne naît pas. Souvent, il ne naît pas – ou mieux, il est, comme dans tout cinéma plasticien, sur le point de naître, toujours en retrait de l’image qui l’appelle. C’est peut-être ça, d’ailleurs, la « prison des poètes ». En remontant dans la petite salle annexe, l’artiste a ménagé un contrepoint qui chercherait presque à nous perdre : des aquarelles bleu-roses accompagnent l’édition d’une fable illustrée, Le Boudin et la pomme. Enfantine, intimiste, scatologique et libertine, cette petite aventure rimée est d’abord surprenante. Mais, dans le chauvinisme ironique et les références culinaires, on retrouve aussi l’esprit dérisoire de l’auteur. Et avec ce retour à une pratique élémentaire du pinceau et ludique du récit, comme avec le geste psychanalytique d’ouvrir grand les portes d’une imagerie inconsciente faite des choses de l’enfance, de la tripe et du sexe, on finit par identifier la même intention que dans La Prison des poètes : ne pas être un prestataire de divertissement en 3D, mais bien poursuivre une individuation d’artiste, de poète. 1 — Pour « First-Person Shooter », jeux dans lesquels le joueur est en vue subjective et dont seules les mains apparaissent parfois à l’écran. 2 — Sur l’organicité de l’image chez Gilbert Simondon, voir Gilbert Simondon, Imagination et invention, PUF, 2014. 3 — Voir Bertrand Dezoteux, « L’animation comme exploration d’environnements numériques », LINKs no 4 – Espace habité, 2019
Bertrand Dezoteux, En attendant Mars ~ Diego, 2017, marionnette, « On croyait bien faire », 2020, Centre d’art contemporain de Lacoux, Lacoux. Courtesy de l’artiste et du Centre d’art contemporain de Lacoux © Guillaume Robert
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Bertrand Dezoteux, La prison des poètes ~ Prologue, 2020, vidéo et animation, 15 min, « On croyait bien faire », 2020, Centre d’art contemporain de Lacoux, Lacoux. Courtesy de l’artiste © Guillaume Robert
Bertrand Dezoteux « On croyait bien faire » Commissaire de l’exposition : Jean-Xavier Renaud Centre d’art contemporain de Lacoux, Lacoux 1er août – 25 octobre 2020
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« CARBONE 20 » PA R E L O Ï S E L A B I E
Julie Kieffer, Dribblers 291020, 2020, paraffine, pigments, coquilles d’huître, chaînes de vélo, dimensions variables, « 50Hz », 2020, invitation de Carbone 20 à l’Atelier Sumo, Saint-Étienne. Courtesy de l’artiste et de l’Atelier Sumo, Lyon © Carbone 20
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Le 29 octobre 2020 s’ouvrait à Saint-Étienne Carbone 20, deuxième édition de cette « biennale de collectifs et lieux d’artistes ». Le parcours commençait sous l’enseigne défraîchie d’une boutique de prêt-à-porter, « Miss Mode », où étaient installés l’accueil et la librairie, avant de se poursuivre dans différents espaces vacants de l’ancienne cité industrielle promise à sa reconversion en capitale du design. Ce parti pris fait la singularité de cet événement et en assure sa pertinence : loin de se présenter comme un bienfaiteur social et économique venu de l’extérieur, le projet artistique initié depuis un maillage local (projet porté par Les Limbes, Saint-Étienne) consiste à installer l’art, temporairement, là où il y a de l’espace vide. De l’espace, c’est bien ce qui manque aux artistes dans les villes, et ce que Saint-Étienne a à offrir. Autre particularité, cette biennale de lieux d’artistes n’est pas issue d’un commissariat commun et ne défend donc aucun discours sur l’art ou sur l’état du monde contemporain. À la lumière des œuvres présentées, les structures et les travailleur·euse·s qui rendent possible la création contemporaine sont valorisé·e·s – une réalité trop souvent mise en second plan dans les récentes biennales1. Carbone réunit une grande diversité de projets et de structures, artist-run spaces, ateliers, résidences, revues ou ondes radiophoniques, situés dans la région, mais aussi, pour cette seconde édition, élargi au niveau national et international (Suisse, Portugal, Maroc, Russie). Il s’agit alors d’une opportunité rare pour les artistes et les acteur·rice·s du monde de l’art associatif de se rencontrer. Des lieux orientés vers la jeune création et implantés dans un réseau régional, comme l’atelier Sumo à Lyon, voisinent avec des project spaces internationaux exposant des artistes plus confirmé·e·s comme Issmag à Moscou, des lieux historiques comme Circuit à Lausanne, et partagent le trottoir avec des espaces tout jeunes comme Sissi Club à Marseille, fondé en 2019 par les historiennes de l’art Elise Poitevin et Anne Vimeux. Chaque structure invitée traduit ou transpose pour Carbone son identité et ses modes de travail, souvent liés à des espaces ou des économies particulières. home alonE (Clermont-Ferrand), qui organise des expositions dans une colocation, recrée un espace domestique au sein d’un local en déshérence. D’autres structures produisent une image inversée de leur activité, comme cONcErn qui accueille sur son site de Cosne-d’Allier des œuvres volumineuses n’ayant pas trouvé de solution de stockage. En collaboration avec La Société des Nouveaux Mondes (Chloé Devanne Langlais), cette infrastructure artistique présente le projet RE-produce : des œuvres mises en dépôt sont répliquées en miniature à l’aide d’une imprimante 3D, comme une tentative de sauvegarde de celles-ci. L’indépendance de ces lieux se manifeste aussi par la liberté critique et les positionnements politiques tenus. L’appartement 22 à Rabat choisit de présenter le projet « Help » mené par le curateur Abdellah Karroum et l’artiste Georgia Kotretsos dans le bassin méditerranéen, dont l’archive se présente sous la forme d’une série de photographies d’appels à l’aide, tels des messages de naufragé·e·s, dessinés par des rangées de parasols sur des plages touristiques. Plus loin, le centre d’art marocain convie les visiteur·euse·s à se réunir et prendre soin de plantes d’intérieur, rejouant une séquence de résistance et de transition au
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cours de laquelle l’appartement 22 s’est structuré en coopérative pour faire face à la crise. Le motif de la communauté se retrouve sous plusieurs enseignes et prend les traits d’une organisation secrète dans le projet radiophonique mobile S.C.A.L.A.R.S.T.A.T.I.O.N. dont les ondes influent sur les images d’Antoine Palmier-Reynaud. C’est cette communauté qu’évoque Olivier Marboeuf, fondateur de Khiasma aux Lilas, qui revient sur l’histoire du lieu fermé en 2018 en évoquant « quelque chose qui résulte d’une expérience partagée, d’un temps passé à veiller ensemble, avec des artistes, des gens de passage ou des résidents, des proches et des lointains, autour d’œuvres en train de prendre forme ». Après un premier report du printemps à l’automne, Carbone 20 a assuré une « ouverture éclair avant confinement », ajournant hélas certaines expositions, performances ainsi que la journée d’étude sur les communautés artistiques temporaires et l’auto-organisation2. Elle aura existé intensément le temps d’une journée qui a suffi à démontrer le dynamisme de l’équipe bénévole et l’enthousiasme des structures invitées, jusqu’à la prochaine édition. 1 — Voir Nathalie Quintane, « L’art en temps de panique », Switch (on paper), 10 décembre 2020 et Aurélie Cavanna, « Manifesta 13, l’art à tout faire ? », artpress n°483-484, décembre 2020 – janvier 2021. 2 — Cette journée d’étude intitulée « Constellations : pratiques collégiales dans le champ de l’art » était organisée par Idoine, le CIEREC et Carbone 20. À la suite de son annulation, une édition invitant chaque structure à faire une proposition adaptée à l’espace du livre sera publiée.
Vue de l’exposition « Un climat, un terrain, une conversation », 2020, invitation de Carbone 20 à Khiasma, Saint-Étienne. Avec Romana Schmalisch et Robert Schlicht, Louis Henderson, Filipa César, Marie Bouts et Till Roeskens, Ismaïl Bahri, Pierre Michelon, Christian Barani, François Daireaux, Ana Vaz, The Living and The Dead Ensemble, Estefania Penafiel Loaiza, Sabine Massenet, Alex Pou. Courtesy des artistes et de Khiasma, Les Lilas © Carbone 20
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« Carbone 20 » Biennale de collectifs et lieux d’artistes Luísa Abreu, Sadik Alfraji, Miguel Angelo, Gonçalo Araújo, Luisa Ardila, Francisco Babo, Ismaïl Bahri, Christian Barani, Yto Barrada, Alain Barthélémy, Laura Ben Haïba, Vitaly Bezpalov, Marie Bouts, Olaf Breunig, Thomas Cap de Ville, Tom Castinel, Filipa César, Stéphanie Cherpin, Collectif Circuit, Collectif somme toute, Louis Cyprien Rials, François Daireaux, Rémi Dal Negro, Rémi De Chiara, Valentin Defaux, Chloé Devanne Langlais, Inès Di Folco, Cécile Di Giovanni, Fanny Durand, Dymanche, Badr El Hammami, Fadma Kaddouri & Isabelle, Laurent Faulon, Juliette Feck, Film Base & Kodok AF, Thomas Fontaine, Gaëlle Foray, Ian Ginsburg, Matthieu Haberard, Ségolène Haehnsen Kan, Jennifer Hardel, Louis Henderson, Noémie Huard, Idoine & Pierre Courtin, Vítor Israel, Karim Kal, Raili Keiv, Julie Kieffer, Georgia Kotretsos, Sebastien Lacroix, Nadine Lahoz Quilez, Maxime Lamarche, Francisco Laranjeira, Lou-Maria Le Brusq, Marie L’Hours, Fiona Lindron, Lauren Luloff, Sébastien Maloberti, Franck Mas, Corentin Massaux, Sabine Massenet, Pierre Michelon, Anita Molinero, Nicolas Momein, Mondial Poets Big Band, Norman Nedellec, Olivier Neden, Sara O’Haddou, José Oliveira, Johan Parent, Nicolas Pegon, Estefania Penafiel Loaiza, Johanna Perret, archive materials from Jill Posener, Alex Pou, Sophie Pouille, Laurent Quin, Karim Rafi, Annelise Ragno, Frank Rambert, Théo Releven Bernard, Jean-Xavier Renaud, Joana Ribeiro, Till Roeskens, Tom Rubnitz, Summer Santana, S.C.A.L.A.R.S.T.A.T.I.O.N — feat Antoine Palmier Reynaud, Robert Schlicht, Romana Schmalisch, Anna Škodenko, Vahan Soghomonian, Ruiz Stephinson, Daniel Sygit, The Living and The Dead Ensemble, Viktor Timofeev, Ana Vaz, Fadma Kaddouri & Isabelle Stragliati Structures invitées : L’appartement 22 (Rabat, Maroc), Circuit (Lausanne, Suisse), Issmag (Moscou, Russie), Rua Do Sol (Porto, Portugal), Les Ateliers Vortex (Dijon), Sissi Club (Marseille), La Tannerie (Bretagne), Exo Exo (Paris), Goswell Road (Paris), Khiasma (Les Lilas), S.C.A.L.A.R.S.T.A.T.I.O.N. (radio), Sumo (Lyon), Super F97 (Lyon), home alonE (Clermont-Ferrand), Somme Toute (ClermontFerrand), Showcase (Grenoble), La Montagne Magique (Hauteville), cONcErn (Cosne-d’Allier), Relief (Savoie), Idoine (Paris, Lyon, Grenoble, Saint-Étienne), R22 (radio), Galerie Ceysson & Bénétière (Saint-Étienne, Paris, New York, Luxembourg), Greenhouse (Saint-Étienne), Surface (Saint-Étienne), Gran Lux (Saint-Étienne), Galerie Giardi (Saint-Étienne), Poing de vue (Saint-Étienne), Béluga (Saint-Étienne) Saint-Étienne 29 octobre 2020
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« R » E N T R E T I E N AV E C SERGIO VERASTEGUI PA R S M A R A N D A O L C È S E
Vue de l’exposition, Sergio Verastegui, « R », 2021, Espace d’Art Contemporain de Privas, Privas. Courtesy de l’artiste © Tristan Zilberman
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Smaranda Olcèse L’exposition que vous présentez au Centre d’art de Privas est le 3e volet d’une recherche au long cours marquée par votre voyage au Mexique en 2015. Pouvez-vous revenir sur les processus à l’œuvre ainsi que sur les deux volets antérieurs, « (S)CRYPTE » et « Transpoème » ? Sergio Verastegui Le projet de recherche au Mexique consistait à suivre la trace de trois personnages un peu fantomatiques, entre réalité et fiction : Ulises Lima, protagoniste du roman Les détectives sauvages de Roberto Bolaño, Robert Smithson, notamment lors de son passage à l’Hôtel Palenque, et Xipe Totec, l’écorché, dieu précolombien représenté vêtu d’une peau humaine portée à l’envers. Cela impliquait d’explorer les matières qui allaient se dégager de cette enquête très personnelle. Ces matières, dans un premier temps narratives, se sont cristallisées dans plusieurs pièces et compositions que j’ai ensuite organisées sous forme d’expositions. J’avais conçu le projet comme un film en plusieurs chapitres. Les deux premiers volets ont eu lieu au même moment, en 2018 : « (S)CRYPTE » à la galerie Thomas Bernard – Cortex Athletico et « Transpoème » aux Ateliers Vortex à Dijon. Cela a été intéressant de faire communiquer les formes, les propositions et les situations entre ces deux espaces. SO Une seule lettre, majuscule, à la sonorité évocatrice, « R ». Comment avez-vous choisi le titre de ce troisième volet ? SV J’éprouve depuis quelque temps le désir de noms très courts. Ainsi mon exposition « How » (Galerie Thomas Bernard – Cortex Athletico, 2019) initie un questionnement, lance une adresse, avec l’idée que le volet qui suivra celui du centre d’art de Privas s’intitulera « U », pour que ces trois titres forment une phrase How R U, une espèce de « message subliminal ». « R », première lettre du mot « retable », appelle par ailleurs, par sa sonorité, l’idée d’errer, de flâner, de se promener. D’une certaine manière, cette exposition se situe au croisement de deux recherches : d’un côté, le voyage mexicain et de l’autre, le versant poésie concrète, toujours présent dans mon travail. SO De quelle manière le rapport entre le texte et la matérialité des objets et des situations sculpturales se décline-t-il dans « R » ? SV J’essaie toujours d’allier la question du langage à la matérialité de la sculpture : forcer de différentes manières le langage à devenir matière et la matière à devenir quelque chose qui cherche à signifier. Dans « (S)CRYPTE », les notes accumulées lors du voyage au Mexique ont acquis un statut matériel proche de la forme du palimpseste, alors que « Transpoème » jouait à prélever des mots de poèmes de Mario Santiago Papasquiaro, pour construire des pyramides graphiques qui fragmentaient les mots. « R » avance une proposition un peu plus austère, moins bavarde que ces deux volets précédents. J’essaie de coller aux formes en présence. Il y a beaucoup moins de discours. La matérialité supplémentaire du langage et de la narration, d’une forme de fiction, est certes présente, inhérente à ces objets mêmes, sans pour autant constituer mon centre d’intérêt. Je souhaite que le·la visiteur·euse puisse voir les choses pour ce qu’elles sont. J’imagine une situation proche des sculptures minimales : des objets apparemment simples qui présentent des complications à l’intérieur de leur complicité.
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SO Vous placez au cœur de l’exposition du centre d’art de Privas les anti-retables. D’où vient cette notion et comment l’appréhendez-vous ? SV La manière de nommer ces propositions sculpturales détermine pour moi d’entrée de jeu leur statut, anti-retables. Ils font référence à toute une tradition religieuse de l’art occidental, qui a donné lieu à de mini autels, à mi-chemin entre l’objet et la peinture. Ces anti-retables sont apparus dès le début de la recherche mexicaine et fonctionnent comme un point de fuite, à distance du projet, tout en y étant liés. Grâce à ma rencontre avec ce mot dans un poème de Mario Santiago Papasquiaro, la machine s’est mise en route : il me fallait matérialiser l’anti-retable, l’imaginer. C’est un module spéculatif, certes, une sculpture, mais c’est, avant tout, un outil qui permet une expérience différente : il faut le manipuler, et, par ses articulations, il n’a pas une forme figée – on peut le bouger, et lui-même peut faire bouger les différentes manières que nous avons de parcourir et de nous projeter dans l’espace. L’anti-retable met ainsi en échec le rapport entre l’intérieur et l’extérieur. SO Vous avez construit ces anti-retables à partir des mesures des articulations de votre propre corps. Que dit cette démarche anthropométrique de votre relation aux objets ? SV J’étais intéressé par cette analogie entre l’articulation du corps et l’articulation du langage, en mots ou phrases. J’ai donc procédé avec cette logique dans l’espace. Qu’est-ce qu’un corps ? Qu’est-ce qu’un objet ? D’où toute la problématique des anthropométries. Ilya Prigogine, chercheur en physique quantique et prix Nobel, souligne que les protocoles de mesure ne rendent finalement compte que d’eux-mêmes, la réalité étant très complexe, impossible à mesurer. Cela nous renvoie à une conscience de la fragilité au moment même où nous pensons savoir quelque chose. SO De quelle manière définiriez-vous votre rapport au fragment et à la temporalité d’une œuvre ? SV Le fragment est certes une clé pour entrer dans le travail. Je suis intéressé par ce rapport fragmenté au corps et, en même temps, à l’écriture. Par conséquent, j’entretiens un rapport fragmenté à la sculpture et à l’expérience de l’espace, et donc à l’expérience du temps. Je comprends la temporalité non pas de manière linéaire, mais éclatée, avec des sauts du passé vers le futur, des interruptions, des circulations improbables, à l’image d’un cristal apériodique1 impliquant tous les devenirs possibles. SO La feuille d’or recouvrant partiellement le mobile monumental que vous avez réalisé pour les espaces du Centre d’art de Privas côtoie des matières « pauvres », du quotidien. Quel est le statut des matériaux dans votre travail ? SV L’or qui recouvre ce mobile me permet de revenir sur une tradition picturale religieuse, renforcer la référence aux retables qui participent du narratif colonial, et évoquer le processus d’effacement par lequel une religion occulte l’ancestralité d’une autre. La feuille d’or véhicule quelque chose de magique. Elle arrive comme une peau qui recouvre les objets, une peau qui est en train de tomber. Par ailleurs, c’est naturel pour moi de travailler avec des formes « pauvres » en ayant grandi dans un environnement pas spécialement riche.
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Je situe davantage mon travail dans une proximité avec ceux de Roberto Bolaño et de Mario Sergio Papasquiaro, qui se sont appelés « infra-réalistes ». Il s’agit de rendre fragiles ces sculptures, non protégées, dans une situation de potentiel danger, un peu misérables. Les matériaux ou les situations sont à mi-chemin entre le débris (quelque chose qui ne devrait pas être là, dans un espace d’exposition) et le négligé. Attirer l’attention sur ces situations implique pour moi une forme de poésie. Je cherche du côté d’une ancestralité que je ne peux pas comprendre, qui n’existe plus, qui est enterrée. Tout ce que l’on a, ce sont des vestiges, des fragments de mythes déconnectés et des choses refoulées. Je parle de quelque chose dont je fais partie tout en en étant expulsé. 1 — Quasi-cristal, intervention à La Tôlerie, Clermont-Ferrand, 2018
Vue de l’exposition, Sergio Verastegui, « R », 2021, Espace d’Art Contemporain de Privas, Privas. Courtesy de l’artiste © Tristan Zilberman
Sergio Verastegui « R » Commissaire de l’exposition : Julia Cistiakova Centre d’art de Privas, Privas 5 janvier – 10 avril 2021
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HOME ALONE PA R É M I L I E D ’ O R N A N O
Vue de l’exposition, Louise Porte, « Juste une illusion – acte 1 », 2019, chez Romane, home alonE – 6 place Saint-Pierre, Clermont-Ferrand © home alonE
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C’est en 2014 que Romane Domas, étudiante en école d’architecture, et Bruno Silva, jeune artiste, décident d’emménager ensemble. Leur appartement, basé à Clermont-Ferrand, devait répondre à un critère essentiel : la possibilité d’y monter des expositions. Cette recherche résultait principalement d’une envie forte de cohabiter avec des œuvres. L’appartement, situé 6, place Saint-Pierre, avec son double salon et ses deux greniers, allait donc devenir le point de départ d’un projet protéiforme et collectif. Romane et Bruno ont pris le parti d’offrir aux artistes invité·e·s leur propre lieu de vie comme espace d’expérimentation. home alonE s’inscrit dans cette multitude de projets alternatifs qui s’affranchissent du carcan muséal pour expérimenter l’espace domestique comme lieu d’exposition. En 1986, l’historien de l’art et commissaire belge Jan Hoet conçoit, dans la ville de Gand, l’exposition-manifeste « Chambres d’Amis1 ». Une cinquantaine de gantois·e·s accueillent des artistes et leurs œuvres au sein même de leurs habitations. Les contours de ce projet curatorial ont également été repris lors de la Biennale de Lyon en 2013 avec le programme Chez moi impulsé par Veduta2. Ce sont soixante-dix appartements et maisons qui ouvrent leurs portes aux artistes présenté·e·s lors de cette biennale. Les amateur·rice·s qui acceptent d’y participer cohabitent pendant plusieurs mois avec une œuvre et sont invité·e·s à partager leurs expériences. Pour ces différentes initiatives, il ne s’agit pas de reconstruire une salle d’exposition mais bien de conserver le caractère originel du lieu d’habitation servant ainsi de contexte et de support aux artistes invité·e·s. home alonE fait écho au titre original du film de 1990 Maman, j’ai raté l’avion ! Aucun vol ne sera pris vers une quelconque destination pour implanter ce projet : contrairement à certain·e·s artistes diplômé·e·s qui déménagent dans des villes comme Paris ou Marseille, Romane et Bruno ont souhaité s’installer durablement à Clermont-Ferrand. home alonE rejoint alors une dynamique plus générale impulsée par un écosystème de lieux et de projets clermontois qui se sont créés depuis les années 2000 : le lieu d’art In extenso (2002), La Tôlerie (2003), La belle revue (2009), Artistes en Résidence (2011) ou encore Les Ateliers (2012). C’est au milieu de cette énergie contagieuse que l’essence même de ce projet expérimental s’est dessinée : donner de la visibilité aux artistes qui évoluent sur le territoire. Ne souhaitant avoir aucune ligne artistique prédéfinie, la programmation d’home alonE se veut libre et mouvante. Dès la première année d’activité, Romane et Bruno organisent des événements éclectiques dans leur appartement, comme les « ciné-mystère » puis les « ciné-resto-mystère ». Les films projetés, comme les repas associés, ne sont jamais annoncés en amont. home alonE déjouant une fois encore les règles de diffusion classique. Les expositions et les événements se programment au gré des rencontres, comme en 2015, où Bruno et Romane sont contacté·e·s par Clawson & Ward, deux artistes anglaises qui souhaitent exposer dans le lieu. Les discussions mènent vers un échange d’appartement et d’atelier. Les artistes viennent occuper home alonE tandis que Romane et Bruno s’envolent pour Bristol. De cette expérience est née la volonté de créer KITE3, plateforme ayant pour vocation de mettre en relation des espaces
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gérés par des artistes en vue d’établir des échanges entre lieux. Astucieuse manière de coopérer, de faire du commun et de susciter des rencontres entre artist-run spaces. En 2018, l’artiste Clara Puleio rejoint le projet et ouvre les portes de son logement rue du Port. Romane conserve l’appartement place Saint-Pierre et Bruno emménage rue Drelon, toujours à Clermont-Ferrand. Plus récemment, l’artiste Hervé Bréhier s’installe comme nouveau « franchisé » home alonE dans son village de Saint-Pierre-le-Chastel. Le concept de la « franchise » est ici détourné et adapté aux enjeux développés par home alonE. Il passe de main en main, personne ne souhaitant se l’approprier, mais chacun voulant développer un projet pluriel. En commençant dans un seul appartement, le projet comprend aujourd’hui quatre lieux apposant avec facétie un logo distinct : une maison retournée, un porche, un cornichon et un potiron. Ce projet est collectif, mais chaque espace dispose de sa propre liberté et sa manière d’expérimenter l’espace d’exposition habité. Par exemple, Bruno choisit volontairement le couloir de son appartement – un lieu de passage – pour proposer à Marion Chambinaud en juillet 2020 d’exposer ses sculptures. Il souhaite également créer de nouvelles formes d’archivages et est animé par l’envie de dessiner et d’exprimer sa relation contextuelle avec les œuvres. Depuis sa création en 2014, trente-neuf expositions, événements ou projets ont déjà émergé. Romane, Bruno, Clara et Hervé entendent systématiquement donner carte blanche aux artistes qui éprouvent le désir d’expérimenter dans leurs espaces d’exposition-logements. home alonE est une démonstration d’un projet multiforme qui, en perméabilisant les sphères publiques et privées, permet l’éclosion d’une myriade de rencontres. 1 — Altshuler Bruce, Biennals and Beyond – Exhibitions That Made Art History 1962-2002, Phaidon, 2013, p.229-238 2 — Veduta est un programme de la biennale d’art contemporain de Lyon qui se consacre à la médiation culturelle sur les différents territoires de la Métropole. 3 — La plateforme KITE est actuellement en phase de développement mais les membres d’home alonE espèrent pouvoir la mettre en ligne dans un futur proche.
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Vue de l’exposition, Marion Chambinaud, « La bête aride », 2020, chez Bruno, home alonE – 53 Rue Drelon, Clermont-Ferrand. © home alonE
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D E S U T O P I E S R É A L I S É E S : HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE DES ARTOTHÈQUES AUJOURD’HUI PA R C A M I L L E PA U L H A N
Vue de l’exposition, Abdelkader Benchamma, « Islands », 2016, Maison du livre, de l’image et du son/artothèque, Villeurbanne. Courtesy de l’artiste et de la Maison du livre, de l’image et du son © Aldo Parades
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Pour beaucoup, les artothèques seraient de « belles endormies » : on en a certes entendu parler, on en connaît généralement le principe, mais elles demeurent quelque peu mystérieuses. Réparties très inégalement sur le territoire national, très présentes dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, par exemple, mais quasi inexistantes dans le Grand-Est, les artothèques ne sont pas des inconnues. En tout cas, si elles le sont en grande partie du milieu dit « spécialisé », c’est que leur vocation première est ailleurs. Les artothèques, en effet, ont été pensées en France sous le premier mandat de François Mitterrand, sous l’impulsion de Jack Lang, comme une énième tentative de décentralisation. Dans leur forme initiale, leur création avait été encouragée par André Malraux une vingtaine d’années auparavant, mais c’est bien le septennat mitterrandien qui a donné un coup d’accélérateur à un tel projet. Les artothèques se développent dans des municipalités très majoritairement socialistes de villes de tailles variées, au gré de l’investissement culturel des maires et des élu·e·s. Les collections se constituent au fil des années, avec un important principe directeur, parfois légèrement dévié : toutes celles des artothèques se sont fondées sur l’achat d’œuvres multiples, et de manière plus marginale pour certaines de quelques œuvres originales, essentiellement du dessin. On retrouve donc dans les artothèques en grande majorité de l’estampe, mais aussi très souvent de la photographie. Certaines choisissent également d’orienter leur collection sur d’autres formes, comme à la BM de Lyon où l’on peut repartir avec des vidéos d’art ou des livres d’artistes, ou à la MLIS de Villeurbanne qui possède des sculptures éditées en multiples. Le rôle prioritaire des artothèques n’est pas celui de l’exposition, mais bien d’une diffusion directe : au sein de celles-ci, les œuvres se touchent, se comparent, se jaugent, avant d’être emportées chez soi. Si les collectivités – écoles, associations, hôpitaux, services municipaux, parfois entreprises… – représentent dans la majorité des artothèques une proportion non négligeable des emprunteur·euse·s (souvent entre 20 et 30 %), c’est bien le public individuel qui est ciblé. Pour une somme relativement modique, voire une gratuité totale pour certains publics dans quelques artothèques, tout·e usager·ère peut repartir avec une œuvre pour l’accrocher dans son intérieur, selon les modalités qui lui plaisent : que l’on choisisse d’emporter celle-ci pour décorer ses water-closets en fonction de la couleur de son papier peint ou pour se former à l’histoire de l’art conceptuel angeleno des années 1970, peu importe. Toutes les œuvres présentes dans la collection ont une légitimité, et tout choix de celles-ci par les futur·e·s emprunteur·euse·s en ont une également. C’est ce qui fait d’ailleurs toute la beauté du système des artothèques : là où l’institution muséale élit, supprime, met en avant ou exclut, elles se présentent d’abord comme des lieux où les goûts se forment différemment, où des œuvres d’artistes peu connu·e·s côtoient sur les mêmes étagères ou dans les mêmes bacs d’autres de créateur·rice·s particulièrement célébré·e·s. De manière générale, tout est présenté conjointement au public, sans désir de patrimonialiser des œuvres (et donc d’arrêter de les prêter) ou de constamment rajeunir la collection de façon à coller à une actualité de l’art. Dans ce cadre, les artothèques apparaissent comme des lieux émancipateurs, où le discours n’est pas asséné, mais où les désirs esthétiques se forment par la manipulation, le choix et le côtoiement quotidien, au court ou moyen terme, d’œuvres d’art dans un contexte
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domestique. Tou·te·s les responsables d’artothèques interrogé·e·s le confirment : leur collection n’a pas vocation à circuler en France ou à l’international, à être prêtée dans de grandes institutions ou à être « reconnue » par le milieu de l’art. Elle est d’abord pensée en fonction d’une ville, d’un département ou d’une région, sans pour autant succomber aux sirènes du localisme. La situation des artothèques disséminées sur le territoire que couvre La belle revue est particulièrement hétérogène ; il serait quasiment impossible d’en dresser un portrait-robot. Certaines ont pris place au sein de médiathèques ou de bibliothèques (Villeurbanne, Lyon, Annecy), d’autres dans des musées (Chambéry) ou dans des centres d’art (Saint-Fons). D’autres encore ont connu des parcours plus complexes, « patates chaudes » circulant de service en service avant de trouver des lieux définitifs. Les financements varient, avec des budgets d’acquisition parfois gelés, parfois restreints, jusqu’à des sommes avoisinant environ 30 000 euros par année. Dans des musées ou même des FRAC, de telles sommes servent à peine à acheter quelques œuvres uniques, alors que le marché du multiple permet des acquisitions d’œuvres de qualité réalisées par des artistes renommé·e·s à des prix relativement bas. De ce fait, la plupart des artothèques achètent aux artistes vivant·e·s, à des éditeur·rice·s engagé·e·s ou à des galeries spécialisées (Galerie de multiples, Florence Loewy, Semiose, pour n’en citer que quelques-unes), mais aussi à des lieux réputés dans le domaine de l’estampe, comme la villeurbannaise URDLA. Certaines collections se sont constituées au fil des ans selon des orientations spécifiques, comme celle d’Annecy sur le jeune public (et plus récemment avec différentes grandes lignes comme le bestiaire ou l’écriture), celle de Chambéry, qui a ouvert il y a quelques années son fonds à l’illustration et à la bande dessinée, ou encore la MLIS dont de nombreuses œuvres acquises récemment sont en lien avec le son et la musique. Mais de manière générale les artothèques se pensent généralistes, et accueillent en leur sein des œuvres d’artistes aussi bien régionaux·ales, que nationaux·ales ou internationaux·ales, sans préférence marquée. Certain·e·s artistes phares des années Jack Lang sont surreprésenté·e·s dans les collections : parmi les inévitables, citons évidemment la figuration narrative (Jacques Monory, Valerio Adami, Erró, Henri Cueco, Vladimir Veličkovič, Gérard Fromanger…), la figuration libre (Hervé di Rosa, Robert Combas, François Boisrond…), Supports/Surfaces (Claude Viallat, Louis Cane, Jean-Pierre Pincemin…) et les rescapé·e·s du restanysme (Arman, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Daniel Spoerri…) et de l’abstraction lyrique (Hans Hartung, Zao Wou-Ki…). Tou·te·s ces artistes aujourd’hui entré·e·s dans l’histoire de l’art ont été soutenu·e·s, acheté·e·s, et constituent aujourd’hui un patrimoine inestimable de l’art contemporain de ces quarante dernières années. Mais cela vaut d’abord pour les acquisitions contemporaines de la création des artothèques, lesquelles ont par la suite cherché à s’ouvrir non seulement à d’autres provenances géographiques, mais également à différentes esthétiques. Les collections se sont internationalisées, féminisées, rajeunies en même temps qu’elles cherchaient à continuer à acquérir de grands noms de l’histoire de l’art. C’est ainsi qu’à la MLIS des estampes de Flora Moscovici, Romain Gandolphe ou Claire Tabouret côtoient des multiples de Lars Fredrikson, Dorothy Iannone, Sister Corita Kent ou Piero Gilardi. À Saint-Priest, Lucie Chaumont, Frédérique Loutz et Françoise Pétrovitch ont
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Décrochage de la collection, 2021, Artothèque de Saint-Priest, Saint-Priest © Artothèque de Saint-Priest
Vue de l’artothèque-médiathèque Bonlieu, Annecy, 2014. Courtesy de l’artothèque-médiathèque Bonlieu © Marie Pontoire
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Vue de l’accrochage, « Play it again », 2021, Maison du livre, de l’image et du son/artothèque, Villeurbanne. Avec Eija-Liisa Ahtila, John Armleder, Yto Barrada, Cécile Bart, Eva Barto, Mohamed Bourouissa, Stéphane Calais, Isabelle Cornaro, Johan Creten, Peter Downsbrough, Tracey Emin, Laurent Fievet, Sylvie Fleury, Peter Friedl, Mark Geffriaud, General Idea, Jef Geys, Raymond Hains, Dorothy Iannone, Ann Veronica Janssens, Véronique Joumard, Regine Kolle, Babette Mangolte, Yoshitomo Nara, Eva Nielsen, Richard Prince, Gabriel Rico, Roman Signer, Veit Stramann, Vincent Szarek, Claire Tabouret, Laurent Tixador, Ida Tursic & Wilfried Mille, Iris Van Dongen. Courtesy des artistes et de la Maison du livre, de l’image et du son © Ilenia Cavallo
Vue de l’animation Renc’Art dédiée à l’artiste Bruce Wrighton, 2018, Artothèque-médiathèque Bonlieu, Annecy. Courtesy de l’artothèque-médiathèque Bonlieu © Séverine Conesa
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été collectionnées quelques années après Erik Dietman, Jean Le Gac ou Jean-Michel Alberola. Le patrimoine des artothèques est éminemment précieux, même s’il demeure mal connu : ces dernières, soutenues très souvent par un public fervent et fidèle d’habitué·e·s ancré·e·s dans leur territoire (qu’il s’agisse d’individuels ou de personnes-ressources dans les collectivités, notamment les enseignant·e·s), sont néanmoins fragiles en raison de leur relative discrétion. Pourtant, elles constituent pour les municipalités et les régions une richesse incroyable, tant du point de vue de la qualité des collections, que de celui de la diffusion si singulière de celles-ci, destinées à circuler le plus possible, mais à chaque fois pour un cercle très restreint de regardeur·euse·s. La grande majorité des artothèques se veulent, de ce point de vue, exemplaires : elles consacrent une partie non négligeable de leur budget de fonctionnement à la médiation, accueillent les scolaires, éduquent à l’art sans l’aura surplombante du musée, disposent souvent d’un lieu pour exposer leur collection et n’hésitent pas pour certaines à organiser des présentations thématiques pour des collectivités. Dans la plupart de ces lieux, on peut venir farfouiller librement dans des bacs, se décider seul·e ou accompagné·e d’un·e médiateur·rice, prendre le temps de revenir, de découvrir les nouveautés, d’adopter une œuvre qui ne nous plaisait pas la première fois qu’on l’avait croisée. Contrairement à la plupart des expériences esthétiques actuelles, surtout depuis les bouleversements récents, les artothèques se mettent très heureusement en marge du « tout virtuel », puisqu’elles reposent sur une appréhension directe des œuvres. Autrement dit par les temps qui courent : un engagement essentiel.
Je souhaite remercier vivement tou·te·s les interlocuteur·rice·s qui m’ont accordé leur temps en m’accueillant au sein de leurs établissements, ou, quand cela n’a pas été possible, en répondant à mes nombreuses questions : Aurélie Carrier et Thaïva Ouaki (Bibliothèque municipale de Lyon), Romain Gandolphe et Valérie Sandoz (Maison du Livre, de l’Image et du Son de Villeurbanne), Valentin Godard (Artothèque de Saint-Priest), Marie Pontoire (Artothèque d’Annecy), Alessandra Prandin (Centre d’arts plastiques de Saint-Fons), Didier Venturini (Artothèque de Chambéry).
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@ R AV I S I U S T E X T O R OU R AV I S I U S T E X T O R PA R C A R I N K L O N O W S K I
Vue de l’exposition « Pas le choix », 2020, Ravisius Textor, Nevers. Avec Valentijn Goethals & Thomas Lootens, Corbin Mahieu, Ine Meganck & Chloé D’Hauwe. Courtesy des artistes et de Ravisius Textor © Corbin Mahieu
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7 novembre 2020, j’arrive @ravisius_textor1 pour assister au vernissage de « Ce que savent nos mains », exposition de restitution de la résidence de Yoan Sorin au sein du DnMade Espace de l’École Supérieure d’Arts Appliqués de Bourgogne, sur une proposition de Franck Balland. La connexion internet n’est pas au top, mais il y a du monde, et l’artiste est masqué, portant sur son visage les sculptures réalisées avec les étudiant·e·s pendant les dix jours de résidence. 2 Il·elle·s sont là aussi, je peux lire leurs réactions Quelques semaines plus tôt, en allant dans « Téléchargements : 2020_OFFICINA_ CORNU_WEB-.pdf », je découvrais Ravisius Textor, librairie-galerie-atelier dans le centre de Nevers. Ce qui m’arrêtait dans un premier temps, c’était de constater page 2 le nombre remarquable de participant·e·s que le projet compte et a compté (j’allais découvrir que la liste se prolongeait page 152). En avançant de la page 6 à 43, j’apprenais l’histoire du lieu, ouvert en 2017 et fondé par l’association Tombolo Presses3, aménagé et géré en collaboration avec des étudiant·e·s de l’ÉSAAB. Le lieu se constitue donc d’une librairie spécialisée dans le graphisme, l’art contemporain et le design, d’un espace d’expositions et d’événements – certains s’étendant même sur la rue devant le local – et d’un atelier de risographie. Je revenais sur mes pas, pages 28-29 : Ravisius Textor, alias Jean Tixier de Ravisi, était un humaniste nivernais du XIV e siècle, l’un des premiers compilateurs et inventeur de la forme anthologique de la cornucopiae, ou corne d’abondance. RT n’a pas volé son nom : en scrollant les deux ans et demi d’existence du lieu, je voyais qu’il avait accueilli des expositions de jeunes artistes et d’artistes plus confirmé·e·s, de diplômé·e·s et d’étudiant·e·s de l’ÉSAAB, permettant par là des rencontres, s’offrant comme « galerie d’essai », un espace ouvert sur un extérieur à l’école. C’est également un lieu de création in progress, proposant workshops, ateliers, summer schools, temps de recherche. S’y sont aussi déroulés des conférences, des performances, des concerts, des lancements de publications… Les récentes restrictions sanitaires n’ont pas découragé RT d’organiser des expositions, à l’image de la version en ligne de celle consacrée à Jean Tixier de Ravisi, sur la forme de la compilation (présentant des ouvrages renaissants et contemporains en une série de vidéos réalisées avec des étudiant·e·s du DnMade Graphisme). La summer school Never(s) have I ever a également été adaptée en l’exposition « Pas le choix », exposition d’affiches de Valentijn Goethals & Thomas Lootens, Corbin Mahieu, Ine Meganck & Chloé D’Hauwe, jeunes graphistes issu·e·s de l’école Sint-Lucas de Gant, dont la visibilité n’était garantie que pour une personne à la fois. De Ctrl + Tab en Ctrl + Tab, d’onglet en onglet, entre .pdf, @RT et url4, je parcourais la riche documentation de toutes leurs activités, restant frappée par la tenue du projet. Tout est pensé de bout en bout, de l’aménagement intérieur (dessiné et en partie réalisé par David des Moutis, avec l’aide d’étudiant·e·s actuel·le·s et ancien·ne·s) à la communication (réalisée par le studio de création graphique Syndicat, Ninon Chaboud et Jimmy Cintero, graphistes indépendant·e·s, issu·e·s de l’école), à l’implication et la mise en relation des acteur·rice·s.
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De cette visite, il ressortait donc une image prégnante : celle d’une somme, de multiples strates d’activités et de protagonistes, de mises en lien entre celles et ceux-ci, et de forte implication dans la transmission et la pédagogie. C’est ce que me confirmaient Thierry Chancogne et Florence Aknin peu avant la restitution de la résidence susmentionnée. Tou·te·s deux membres de Tombolo presses, co-fondateur·rice·s de RT et enseignant·e·s à l’ÉSAAB, il·elle·s m’accueillaient sur leur 06. Tout comme la revue Tombolo, sorte de socle de Ravisius Textor, l’ambition première du projet est celle d’un espace pédagogique, offrant un partage de connaissances, de dynamiques, et faisant du lieu une ouverture hors école autant que sur un réseau international, chose essentielle dans une petite ville au cœur de la diagonale du vide (qui a par ailleurs vu récemment annoncer la fermeture d’un centre d’art voisin, le Parc Saint Léger de Pougues-les-Eaux). Le projet, comptant de nombreux·ses bénévoles, est par ailleurs soutenu à l’échelle locale et nationale : Tombolo Presses et RT bénéficient du soutien de la DRAC Bourgogne-Franche-Comté et du Centre National des Arts Plastiques, coéditent avec des centres d’art, des fondations d’art contemporain et établissent des partenariats avec des écoles d’art et de design. Au cours de cette riche discussion, Thierry et Florence insistaient sur la conception de l’espace et de ses activités comme une pratique éditoriale, idée plus que stimulante si l’on considère les notions d’ouvrage, d’édition, de publication comme des champs plus larges que l’édition papier, devenant alors des problématiques de présentations, d’itérations et d’identités visuelles. C’est en cela que Ravisius Textor affirme le graphisme d’auteur·rice comme une pratique artistique à part entière, non subordonnée à une autre discipline artistique. Il·elle·s concluaient notre échange sur l’espace physique – dont je bénéficiai d’une visite exhaustive quoique distancielle –, sur les récents travaux de l’atelier de risographie, de la librairie, de l’espace d’exposition, ce qui confirmait mon envie de rencontrer RT « IRL », au plus vite. 1 — www.instagram.com/ravisius_textor 2 — L’exposition a, après des génériques d’annonce en ligne, finalement ouvert hors ligne grâce à l’activité de libraire de Ravisius Textor. 3 — Tombolo presses est une maison d’édition associative fondée en 2013 : www.presses.t-o-m-b-o-l-o.eu, liée à la revue pédagogique et critique en ligne Tombolo, publiant depuis 2008 des articles sur le graphisme et ses affinités : www.t-o-m-b-o-l-o.eu 4 — www.ravisiustextor.eu
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Finissage de l’exposition « Ce que savent nos mains », 2020, Ravisius Textor, Nevers. Avec Yoan Sorin, Rita (la chatte), les etudiant·e·s de l’ÉSAAB. Courtesy des artistes et de Ravisius Textor
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G A L E R I E S N O M A D E S 2020 ÉDITO
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Jeune création en Auvergne-Rhône-Alpes
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Depuis 2007 et sur un rythme biennal, Galeries Nomades offre la possibilité à cinq artistes issu·e·s des cinq écoles supérieures d’art d’Auvergne-Rhône-Alpes (Annecy, Clermont-Ferrand, Grenoble/Valence, Lyon, Saint-Étienne) de bénéficier d’une première exposition personnelle. Celle-ci est conçue et réalisée avec l’accompagnement de l’IAC et en coproduction avec différents lieux de création et de diffusion pour l’art contemporain, répartis sur le territoire régional. En 2020, sont partenaires de Galeries Nomades : l’EAC (Espace d’art contemporain) Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon ; le PIC (Parc International Cévenol), Le Chambon-sur-Lignon ; le Musée départemental de la Céramique, Lezoux ; le Creux de l’enfer à l’Usine du May, Thiers. Chaque exposition est précédée d’une résidence de production à Moly-Sabata/Fondation Albert Gleizes et suivie d’une publication en partenariat avec l’ADÉRA, réseau des écoles supérieures d’art d’Auvergne-Rhône-Alpes. Le Prix des Amis de l’IAC/Jeune création – Galeries Nomades est ensuite décerné à un·e artiste. Inscrit dans l’engagement de l’IAC en faveur de la jeune création, Galeries Nomades constitue pour les artistes une expérience véritablement formatrice et une relation instaurée dans la durée avec l’IAC. Il favorise également leur rencontre avec des auteur·rice·s (critiques d’art, curators, etc.) pour un dialogue approfondi sur leur pratique et un premier projet éditorial, ici accueilli et soutenu pour la deuxième fois par La belle revue. Camille Azaïs, Raphaël Brunel, Henri Guette, Pauline Lisowski et Romain Noël ont écrit pour Galeries Nomades2020. Galeries Nomades2020 est significatif de la diversité et du dynamisme de la jeune création en Auvergne-Rhône-Alpes. La qualité artistique des projets présentés, leur adéquation respective avec les différents espaces d’expositions et la pertinence des textes qu’ils ont générés affirment Galeries Nomades2020 comme un moment à ne pas manquer de la scène artistique actuelle et en devenir. IAC Galeries Nomades est particulièrement soutenu par la Région Auvergne-Rhône-Alpes.
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DAMIEN FRAGNON U N L A B O R AT O I R E PEUT EN CACHER UN AUTRE PA R R O M A I N N O Ë L
Vue de l’exposition, Damien Fragnon, « Les falaises traversent nos mains », 2020-2021, Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon. Courtesy de l’artiste
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Il y a quelques mois, j’ai pris la route pour aller voir l’exposition de Damien Fragnon, « Les falaises traversent nos mains ». Quelques minutes après mon arrivée, un inconnu s’est approché de moi et m’a dit que l’exposition était un véritable laboratoire. Mais il m’est très vite apparu que derrière le laboratoire scientifique se cachait un autre laboratoire, formel et affectif, c’est-à-dire le laboratoire de la plasticité elle-même. il y a beaucoup de choses dans cet autre laboratoire il y a des plantes, du sel et des mues de cigales La plasticité, c’est la capacité à donner et à recevoir forme. C’est-à-dire la capacité à agir et à pâtir, à se savoir puissant·e et à se reconnaître souffrant·e. Dans le fait plastique, la puissance formelle de l’affect s’entrelace à la puissance affective de la forme. Si l’on va jusqu’au bout de cette définition, la plasticité apparaît finalement comme une affaire de passion. il y a des fils d’or, du grès rouge et une corde en lin il y a un paysage imprimé sur un sac plastique Un poêle était allumé dans l’espace d’exposition ; ce n’était pas une œuvre de Damien Fragnon, mais il était là et il me faisait signe. Le laboratoire de Damien Fragnon est aussi une maison dans laquelle brûle un feu : lieu de vie, nœud de liens, foyer d’affects. il y a de la colle et du sable et de la pierre de talc il y a des coquillages et des pierres qui parlent des langues oubliées Il n’y avait pas de casseroles dans l’exposition, mais chaque œuvre formait une sorte de récipient ou de chaudron où des choses sombres1 allaient pouvoir se passer, et des liens se nouer, comme dans une cuisine où quelque chose mijote sur le feu. il y a un nid de cacahuètes dans lequel vivent des bêtes sans nom il y a des céramiques qui ressemblent à des rivières La manière dont tous ces éléments sont agencés laisse croire qu’un tas d’expériences plus ou moins scientifiques sont en cours. Mais rien n’est attendu dans ce laboratoire alien2. Les expériences qui s’y font sont d’abord des propositions. Il s’agit moins de découvrir quoi que ce soit que de laisser le possible – c’est-à-dire le monde – faire son travail. il y a une bruyère qui boit de l’huile essentielle de citron il y a un tronc qui rêve de champignons en suçant des comprimés de vitamine C La pratique plastique de Damien Fragnon emprunte un autre chemin que celui du savoir scientifique et de sa progression. Si le jeune plasticien s’empare de données scientifiques captées au hasard de ses lectures, il les détourne, au sens le plus pirate du terme. Les œuvres ici ne sont alors pas tant des expériences au sens scientifique du terme que des nœuds de possibilités, sortes d’incubateurs où les formes fermentent et racontent des histoires de liens que Damien Fragnon pressent et qu’il aimerait colporter. À l’affût de connexions invisibles entre l’humain et le non-humain, l’artiste les laisse se déployer et leur permet d’advenir. il y a une branche de ronce, du brouillard et de la laine de mouton il y a de la poussière et de la rouille, du magnésium et du vinaigre Le laboratoire scientifique est aseptisé, surprotégé, désaffecté. L’autre laboratoire au contraire est hyperaffecté, comme un corps ou un tas de compost.
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il y a des teintures de plantes et de légumes comme dans la potion du conte il y a des métaux, des lampes, du soufre, des pierres volcaniques Damien Fragnon a fait de l’errance sa méthode et de la porosité le fondement de son geste. Cela nous renseigne sur une autre spécificité de son laboratoire intuitif : contrairement au laboratoire scientifique en tant que tel, il privilégie l’observation à l’activité. Œuvrer dans un tel laboratoire, c’est faire l’expérience de ce que j’appellerais volontiers la puissance passive, que je tiens pour l’une des qualités les plus précieuses à l’heure de l’extinction3. il y a du millepertuis qui infuse car il y aura des brûlures il y a des émaux qui disent des secrets Ces derniers temps, je repense souvent à ce que Keats nommait « capacité négative » (negative capability), et qu’il définissait comme « la capacité à demeurer au sein des incertitudes, des Mystères, des doutes, sans s’acharner à chercher le fait & la raison ». C’est la promesse d’une véritable écologie qui se formule ici. Et c’est en me remémorant cette promesse que j’ai traversé l’exposition de Damien Fragnon, y découvrant finalement un anti-laboratoire, ou un laboratoire en négatif, au sein duquel le monde allait pouvoir se déployer. il y a des choses que je ne vois pas, que je ne sais pas, et dont Damien lui-même ne connaît pas le nom il y a le reste aussi qui n’en finit pas et l’infini tempo de la passion 1 — Dans mes recherches, j’insiste beaucoup sur la nécessité contemporaine de déconstruire l’héritage des Lumières. Pour cela, avec l’aide d’une armée de poètes romantiques et de féministes radicales, je propose un antidote : l’obscurité. À la dialectique des Lumières (Enlightenment), j’oppose le pullulement de l’ombre (Endarkenment). Comme Timothy Morton, je plaide donc pour une écologie sombre (dark ecology). 2 — Aujourd’hui, les affects sont de retour. Parce qu’ils passent à travers nos corps, je les nomme aliens. Comme le dit Donna Haraway dans le Manifeste des espèces compagnes, « aucun être ne préexiste à sa mise en relation ». Ce faisant, il ne s’agit surtout pas de dire que l’humain est un animal social, mais que nous appartenons tou·te·s à une sorte d’Internationale Alien avant d’appartenir à l’humanité. 3 — L’Anthropocène a été décrit par Deborah Bird Rose comme « l’ère de la perte ». Les espèces disparaissent et laissent le monde en deuil. Une des manières de résister à ces processus d’extinction consiste à renverser le système de valeurs de l’humanisme occidental, et donc à aider des choses jugées « négatives » à faire retour : l’ombre, l’affect, la vulnérabilité, la passivité. Derrière ces choses, le paysage de la passion se déploie, où l’humain n’est plus qu’un·e jardinier·ère parmi d’autres.
Damien Fragnon, La variation bleue, 2020, cristallisation de sulfate de cuivre, porcelaine blanche de Valencia, émail secret, roche, bac en aluminium, 55 × 60 × 32 cm, La variation jaune, 2020, cristallisation de soufre, porcelaine blanche de Valencia, émail secret, roche, bac en aluminium, 55 × 60 × 32 cm, « Les falaises traversent nos mains », 2020-2021, Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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Vue de l’exposition, Damien Fragnon, « Les falaises traversent nos mains », 2020-2021, Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Damien Fragnon « Les falaises traversent nos mains » Espace d’art contemporain Les Roches, Le Chambon-sur-Lignon 11 octobre 2020 – 7 mars 2021 Né en 1987 à Clermont-Ferrand, Damien Fragnon vit et travaille à Sète. Il a obtenu son DNSEP à l’ESAAA (École Supérieure d’Art Annecy Alpes, Annecy) en 2015. Il a été accueilli dans plusieurs résidences : les Ateliers du Grand Large, Décines-Charpieu – résidence d’artistes dirigée par l’ADÉRA – de 2015 à 2018 ; SAC Art Lab à Chiang Mai (Thaïlande) en 2019 ; Les Ateliers, Clermont-Ferrand en 2020. Damien Fragnon a déjà montré son travail dans plusieurs expositions collectives, dont « Stone » à la BF15, Lyon, en 2018. Il collabore régulièrement avec Naomi Maury comme dans l’exposition « L’odeur du ciel » à l’Attrape-Couleurs, Lyon, en 2018. En 2020, il présente l’exposition personnelle « Un mirage irisé » à KOMMET, Lieu d’art contemporain, Lyon.
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« INNSMOUTH » DE PIERRE UNAL-BRUNET LA TÉNÉBREUSE LISIÈRE DES BOIS PA R C A M I L L E A Z A Ï S
Pierre Unal-Brunet, Innsmouth, 2020, toile de jute, acrylique, gesso, papier kraft, acrylique vinylique, glycéro, 25 × 9 m, « Innsmouth », 2020-2021, Parc International Cévenol (PIC), Le Chambon-sur-Lignon. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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« La civilisation occidentale a défriché son espace au cœur des forêts », écrit Robert Harrison. « La ténébreuse lisière des bois marquait les limites de ses cultures, les frontières de ses cités, les bornes de son domaine institutionnel ; et, au-delà, l’extravagance de son imagination1. » Au Chambon-sur-Lignon, commune auvergnate de quelque 2500 habitant·e·s, cette image de la frontière est particulièrement sensible. C’est au hasard des chemins, à l’intérieur même du dense tissu de la forêt – écarté pour un temps qui semble désormais compté – que l’immense site de l’ancien collège Cévenol, reconverti en 2015 en « Parc International Cévenol », déploie ses bâtiments, pelouses et stades ; ainsi que la grange aux murs épais et rudes qui héberge l’exposition « Innsmouth » de Pierre Unal-Brunet. Avec cette exposition, Pierre Unal-Brunet affirme son appartenance à la communauté des artistes fans de Lovecraft. Dans Le Cauchemar d’Innsmouth (1931), nouvelle à laquelle l’exposition emprunte son titre, un narrateur un peu trop curieux évolue dans le décor grandiose et crépusculaire d’une ville peuplée d’habitant·e·s étrangement déformé·e·s. C’est ce décor qui sert littéralement de toile de fond à l’exposition, brossé à grands coups de peinture vert anis sur une toile de jute déployée dans la longueur de l’espace. Vers cet horizon incertain se dirige un ensemble de sculptures en bois et toile aux formes organiques et tortueuses, sorte d’êtres hybrides qui semblent répondre à l’appel de cette ville aux relents de poisson et à la réputation de soufre. « Innsmouth », auberge-bouche qui avale les corps, est aussi un mot-valise qui résume à lui seul l’expérience du lieu faite par Pierre Unal-Brunet lors de sa première résidence de création sur place. Lors de la nuit qu’il passe seul avec son chien dans le dortoir de l’ancien collège, il appréhende le lieu d’une manière nouvelle, éprouvant soudain l’oppressante présence des objets qui l’entourent : matériel, machines, détritus, caisses encore pleines, costumes de dragons chinois… « Une orgie de matières, de textures et d’odeurs » qui le projette dans les histoires qui hantent ce lieu et au milieu de laquelle Pierre Unal-Brunet fait du réel une expérience lovecraftienne, prouvant s’il était encore besoin que la réalité est écrite par les récits qui nous habitent. L’exposition qui en résulte est peuplée de créatures marines échouées sur le sol qui semblent déposées là par quelque fantastique remontée d’eau, comme dans un autre récit de Lovecraft2. Conçues à partir de morceaux de bois rehaussés de couleurs vives et de lambeaux de toile aux airs de peaux mortes, elles témoignent d’un lent travail de rencontre. Longuement brossé « pour en faire sortir les larves », comme l’explique Pierre Unal-Brunet, le bois ne garde que ses zones les plus dures, révélant une architecture secrète, comme cette souche rose recouverte de pustules vertes qui évoque la peau d’un reptile excentrique. Au sol rampe une forme verte, la matière du bois grande ouverte en une gueule jaune d’or, tandis que son autre extrémité se termine en une collerette de peau nervurée de rose. Pierre Unal-Brunet travaille uniquement les matériaux simples de la peinture – bois, toile, gesso, couleurs – en se laissant guider par la logique des formes animales et végétales, dont il est un grand amoureux. Il avoue avoir ses favorites, comme l’anguille électrique qui lui a déjà inspiré plusieurs versions d’une grande peinture sur toile de jute aux couleurs survoltées. Beaucoup des matériaux qu’il emploie sont trouvés lors de ses résidences,
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comme ce morceau de bois arrondi aperçu à Moly-Sabata dans une écluse, pris dans un mouvement perpétuel. Mais c’est surtout à La Feyssine, un parc villeurbannais en bordure du Rhône, dans une zone inondable et polluée où les bidonvilles côtoient les joggeur·euse·s et les adeptes du « cruising », que Pierre s’est laissé inspirer les images d’un monde hybride en devenir. Et il me semble que c’est là que l’exposition échappe aux tentations faciles de la dystopie, c’est-à-dire à l’imaginaire d’un monde mutant résultant de la destruction des écosystèmes. Les œuvres de Pierre Unal-Brunet s’ancrent dans une expérience intime des marges et des frontières ; de cette zone « provinciale », dirait Robert Harrison, c’est-à-dire de la frontière opaque « où l’habitat humain atteint sa limite3 ». Là, il est encore possible de se souvenir que la forêt est notre origine, notre fondement, sans céder à la nostalgie. Là, la pensée peut encore être radicale. 1 — Robert Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental. Paris : Flammarion, 1992, p. 9 2 — Dans le récit Chuchotements dans la nuit (1930), une inondation violente ravage les zones les plus reculées du Vermont, couvertes de denses forêts. On voit alors dériver sur les rivières en crue d’étranges êtres marins qui ressemblent à des crevettes. On peut d’ailleurs s’interroger sur cette image étonnante – des profondeurs de la forêt remonte la mer – comme s’il existait une affinité secrète entre les abominations des abysses et celles des forêts sauvages. Howard Philips Lovecraft, Chuchotements dans la nuit. Paris : Points, 2017 3 — Robert Harrison, op. cit., p. 345
Pierre Unal-Brunet, Speculativ Biology 5 (electricEel), 2019, toile de jute, papier kraft, gesso, acrylique, peinture à l’huile, peinture aérosol, encre, 260 × 640 cm, « Innsmouth », 2020-2021, Parc International Cévenol (PIC), Le Chambon-sur-Lignon. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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Pierre Unal-Brunet, Kyrule VINYTOR, 2020, bois mort, xylophène, gesso, encre, acrylique, peinture aérosol, 117 × 56 × 70 cm, « Innsmouth », 2020-2021, Parc International Cévenol (PIC), Le Chambon-sur-Lignon. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Pierre Unal-Brunet « Innsmouth » Parc International Cévenol (PIC), Le Chambon-sur-Lignon 11 octobre 2020 – 7 mars 2021 Né en 1993 à Lyon, Pierre Unal-Brunet vit et travaille à Sète. Il a obtenu son DNSEP à l’ESADSE (École Supérieure d’Art et Design de Saint-Étienne) en 2019. Auparavant, il a réalisé en 2016 une résidence et une exposition personnelle, « Bundle Process », à Galeria V9, Varsovie (Pologne). Pierre Unal-Brunet a participé à différentes expositions collectives, notamment à la Galerie Municipale Jean-Collet, Vitry-sur-Seine, « Une année en peinture acte 5 / Novembre à Vitry 2019 – Prix de peinture » en 2019, à Mécènes du Sud, Montpellier, « Vallauris morghulis » en 2020. Il a été retenu dans la sélection 2020 du Salon de Montrouge.
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MARGOT PIETRI L’ É M O T I O N D E R E M E T T R E L A M A I N SUR LA TECHNIQUE PA R H E N R I G U E T T E
Vue de l’exposition, Margot Pietri, « l’mfascia », 2020-2021, Musée départemental de la Céramique, Lezoux. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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Au-delà d’une possible signature, les graffitis témoignent d’une adresse. Une indication géographique ou temporelle à destination d’un·e lecteur·rice. Une information minimale vouée à faire corps avec le temps. Au Musée de la Céramique de Lezoux, les signes et symboles laissés par les potier·ère·s romain·e·s entrent en écho avec le travail de Margot Pietri et induisent une réflexion sur l’archéologie présente et à venir et les traces auxquelles parviennent les sociétés. Une croix, une ligne, une figure géométrique, n’ont pas de sens hors d’un plan, hors d’un référentiel commun. Ils peuvent, dans le code Hobo, prévenir le·la vagabond·e d’éventuels dangers mais pour d’autres communautés, leurs significations seront radicalement différentes. Les indices que laisse l’artiste ne s’éclairent que lorsqu’on les considère dans un milieu, que lorsque les œuvres s’établissent en réseau. Produits en série, mais faits à la main, les objets en terre cuite conservés dans les galeries répondent aux mêmes formes, mais avec des imperfections, des singularités. Les sculptures de bois, de résine et d’acier de Margot Pietri reprennent elles aussi des formes génériques, mais sans utilisation de moules, avec la trace de chaque geste. Ces détails nous révèlent des systèmes de production qui se réfèrent à des standards, mais sans avoir les moyens ou la volonté de les appliquer. Comme le rappelle l’architecte Philippe Rahm, c’est l’étude des infrastructures qui révèle le plus de connaissances sur une civilisation, ses savoir-faire technologiques, son organisation politique, sa gestion économique, voire ses principes philosophiques. Les réseaux de canalisation ou les fondations des bâtiments romains nous font regarder nos propres réseaux électriques et communicationnels, la façon dont nos bornes traduisent une emprise sur le territoire. Les horodateurs, compteurs de gaz, boîtiers Télécom et boîtes postales, dont Margot Pietri s’inspire, font partie du paysage : ils révèlent un pays enterré loin des interfaces auxquelles nous sommes habitué·e·s. De plus en plus technicien, le monde moderne tel que l’avait analysé Radovan Richta ne considère plus l’humain comme facteur de production principal mais l’invention scientifique et l’innovation technique. Nous sommes ainsi entouré·e·s de machines que nous ne comprenons pas individuellement, mais qui s’assistent mutuellement pour garantir les conditions de la vie moderne et les plateformes de communication qu’elle implique. L’artiste, au travers de la fiction, imagine ce que pourraient nous enseigner ces objets techniques, que le design cherche toujours plus aujourd’hui à rendre discrets. Les sculptures au sol de Margot Pietri reposent sur un équilibre des matériaux, même l’assemblage des pièces au mur crée une tension. Des réglettes métalliques dont les curseurs sont des mains nous invitent à retrouver un sens de la mesure, à s’impliquer émotionnellement auprès de ces bornes dont les titres établissent une forme de dialogue : 0 notifs, tout va bien, oubli d’actualiser, inadéquat… Au-delà du rappel des fonctions symboliques, l’artiste insiste sur les variants, les degrés entre la lune et le soleil, le on et le off, la tristesse et la joie. Toute sa proposition repose en vérité sur les humeurs que véhiculent ses sculptures-totems, tant par leurs couleurs du bleu de l’eau au jaune de l’avertissement, que par leur aspect vieilli ou mouillé et leurs formes. Le néologisme formé par l’artiste d’mfascia, contraction des termes « empathie », « face » et « fascia », ces membranes qui agissent comme des liants à l’échelle des corps, permet
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d’évoquer un faisceau de relations complexes entre l’humain et la technique sans nier la part d’affect qui est associée. Les sculptures appellent à une interaction avec les corps, les courbes, les angles ergonomiques, elles ont quelque chose de préhensible. À la limite de l’objet transitionnel, ces bornes investies de croyances, d’émotions, définissent de nouvelles écritures, de nouvelles limites à même de traduire le contemporain.
Margot Pietri, l’mfascia, 2020, fibre de verre, résine époxy, pigments, peintures, crayons de couleur, 200 × 125 × 30 cm, « l’mfascia », 2020-2021, Musée départemental de la Céramique, Lezoux. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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Margot Pietri, après demain, 2020 [sculpture jaune au premier plan], contreplaqué, résine époxy, acier, pigments, peintures, 102,5 × 53,5 × 9,5 cm ; oubli d’actualiser, 2020 [sculpture blanche au deuxième plan], acier, fibre de verre, résine époxy pigments, peintures, crayons de couleur, 143 × 20,5 × 10 cm ; toutes les données II, 2020 [au mur], acier, fibre de verre, résine époxy, pâte de finition, peintures, pigments, 54 × 45 × 10 cm, « l’mfascia », 2020-2021, Musée départemental de la Céramique, Lezoux. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Margot Pietri « l’mfascia » Musée départemental de la Céramique, Lezoux 31 octobre 2020 – 14 mars 2021 Margot Pietri est née en 1990 à Drancy, elle vit et travaille à Paris-Saint-Denis. Diplômée d’un DNSEP à l’ENSBA (École nationale supérieure des beaux-arts) de Lyon en 2014, elle a eu l’occasion de présenter son travail à travers plusieurs expositions collectives, par exemple au Canada durant ses études au Oboro Art Center, Montréal (2013), au Palais de Tokyo, Paris, dans l’exposition « Night of the Tumblr on Fire » en 2014 ou à Glassbox Espace d’Art, Paris, dans « Narrative Background », en 2016. Margot Pietri a également été invitée dans différentes résidences d’artistes, notamment à Mains d’Œuvres, Saint-Ouen, en 2017 et à la Cité internationale des Arts, Paris, en 2020. Margot Pietri a une pratique d’écriture et de publication régulière, en autoédition ou pour différentes revues telles que La Tribune du Printemps des Laboratoires des Laboratoires d’Aubervilliers (2014) et Multitudes (2016).
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A N N A H O LV E C K LA MUSIQUE DU MILIEU PA R R A P H A Ë L B R U N E L
Anna Holveck, Quio quio (le dialogue), 2020, installation vidéo couleur, son, 15 min en boucle, « Des fourmis aux lèvres », 2020-2021, Creux de l’enfer à l’Usine du May, Thiers. [Réalisation Anna Holveck ; Les siffleurs Théo Peyrusque, Bernard Miqueu ; Ingénieur du son Jean-Christophe Schmidt ; Chef opérateur Bernard Sanderre ; Régie générale Michel Sydor ; Assistant·e·s régie Simon Holveck, Blaise Pruvost, Yaël Uzan ; Texte Anna Holveck ; Matériel La Cumamovi, Pau]. Production Institut d’art contemporain, Villeurbanne, avec le soutien du Creux de l’enfer. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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Début décembre, Thiers. Devant l’Usine du May, bruit assourdissant de cascade. Formée aux arts plastiques, au chant et à la composition électro-acoustique, Anna Holveck entonne l’amour à la Demy tout en ouvrant (fade in) et fermant (fade out) une porte, susurre une mélodie dans une bouche d’égout ou demande à un groupe de générer un drone en reproduisant différentes tonalités de frigidaires. Sensible aux phénomènes vibratoires, elle accorde, dans ses (vidéo)performances et œuvres sonores, une place centrale au corps et à la voix en tant qu’instrument résonnant et vecteur de communication. L’organique comme organum. « Des fourmis aux lèvres » est sa première exposition personnelle. Images flottant dans l’espace. Écran 1 : un homme, chemise jaune, béret noir, est assis dans l’herbe, un bâton à la main. Devant lui, un script. Tout autour, les Pyrénées. En contrebas, un chemin – ligne de fuite. Écran 2 : un second bout de montagne. À l’horizon, un minuscule point révèle bientôt une silhouette humaine, qui se fait plus distincte à mesure qu’elle approche. Les deux personnages finissent par se rejoindre dans le même plan. De l’autre côté, le bruit blanc des grillons. Dans l’intervalle et malgré l’espace qui les sépare, ils ne cessent d’entretenir une discussion. Sans cris ni 5G – zone blanche. Théo Peyrusque et Bernard Miqueu sont parmi les dernier·ère·s dans la région à maîtriser le langage sifflé. En vigueur dans différents endroits du globe, cette pratique est indexée sur une langue locale (le béarnais, dans notre cas) et un territoire contraignant les déplacements. Les berger·ère·s des Pyrénées l’utilisent pour se parler d’un pâturage à l’autre, jouant avec l’écho de la montagne pour se faire entendre sur plusieurs kilomètres. Performance buccale et sonore, le sifflement pourrait être ici envisagé, au même titre que la voix chantée ou parlée, sous l’angle de l’oralité. Il dessine plus précisément une oralité médiatisée, amplifiée par l’usage des doigts qui permet au souffle et au message qu’il véhicule de dépasser, de déplacer, les limites visuelles et acoustiques du corps. Un tel dispositif de discours, dans lequel le langage ne cesse d’être investi par la musicalité, rappelle de manière frappante la nature relationnelle du son. Dans le dialogue écrit par Anna Holveck, il s’agit principalement pour les deux hommes de se localiser et d’effectuer une reconnaissance de terrain. La séquence laisse filtrer un humour absurde et renvoie un écho ironique au « t’es où ? » généralisé par la téléphonie mobile. Mais elle traduit avant tout les réalités d’usage d’un langage dans lequel se cristallise l’expérience individuelle et sociale d’un milieu spécifique. Sur le Pont de l’épée, on va et vient. Pull rouge. Pêche sonore dans le ventre de la cascade. Bruits gastriques ? Tout paraît curieusement artificiel. Dans cette vidéo-performance, Anna Holveck filme un enregistrement. Elle sonde les courants de la rivière à l’aide d’un hydrophone, rendant ainsi audible l’inaudible. L’écoute est affaire d’attention. Elle révèle une réalité enfouie et permet de s’approprier un espace. On pense à John Travolta et la scène
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de field recording dans Blow Out de De Palma, mais surtout à R. Murray Schafer et ses acolytes du World Soundscape Project partant à la découverte de nos paysages sonores. Un décalage persiste : l’événement sonore est suspendu lorsque le micro sort de l’eau. L’image continue à défiler, muette. Vague rumeur grésillant dans l’espace. Down by the River… Une pelote d’écouteurs diffuse des chansons contenant le mot river réinterprétées par les proches de l’artiste. Comment se relier au son, se lier avec le son ? semble s’interroger Anna Holveck. L’écoute se fait tour à tour intime et collective. Rideau découpé. Fin de boucle. Une fenêtre ouverte pendant deux minutes. Le son de la cascade emplit l’espace. Percée du réel. Dans l’orchestration subtile que constitue la combinaison sonore de ces différentes pièces, l’artiste ne manque pas de ménager sa place à la vaste composition du monde.
Anna Holveck, La sonde, 2020, vidéo-performance sur le Pont de l’épée de George Trakas, 12 min en boucle, « Des fourmis aux lèvres », 2020-2021, Creux de l’enfer à l’Usine du May, Thiers. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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Anna Holveck, Quio quio (le dialogue), 2020, installation vidéo couleur, son, 15 min en boucle, « Des fourmis aux lèvres », 2020-2021, Creux de l’enfer à l’Usine du May, Thiers. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
Anna Holveck « Des fourmis aux lèvres » Le Creux de l’enfer à l’Usine du May, Thiers 1er novembre 2020 – 21 février 2021 Née en 1993 à Toulouse, Anna Holveck vit et travaille à Paris. Elle a obtenu son DNSEP à l’ENSBA (École nationale supérieure des beaux-arts) de Lyon en 2017. Anna Holveck a également une formation de chant lyrique/expérimental et de composition électro-acoustique. Dès 2015, elle a réalisé différents workshops, ainsi que de nombreuses performances et interventions publiques, par exemple aux Subsistances, Lyon (2016, 2017), à l’ENSBA de Bourges (2016), au Palais de Tokyo, Paris (2016), à l’ENS Lyon (2017, 2018) ou au Centre Pompidou, Paris (2017, 2020). Ses pièces sonores sont régulièrement diffusées sur *DUUU Radio (À son muet, 2018 ; I will make it, Flûtées, 2019). Depuis 2017, Anna Holveck a participé à plusieurs expositions collectives, comme « Les Enfants du Sabbat » au Creux de l’enfer, Thiers (2018) ou « Survivre ne suffit pas » au FRAC Franche-Comté, Besançon (2019).
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CÉNOZOÉ, I N S T A L L A T I O N D E M A R I E D E C H A VA N N E PA R PA U L I N E L I S O W S K I
Vue de l’exposition, Marie Dechavanne, « Cénozoé », 2020-2021, Le Creux de l’enfer à l’Usine du May, Thiers. Courtesy de l’artiste et Thorrenc in-situ (2017), festival d’art contemporain, Thorrenc © Blaise Adilon
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La rencontre avec un site, parfois en transition, entre ville et nature, guide Marie Dechavanne dans son processus de création. La découverte de matériaux et son intérêt pour l’histoire des lieux sont pour elle sources d’expériences. Elle prend soin de mesurer l’espace, de l’appréhender par son corps et attache une grande importance au temps de la nature et du déplacement. Son voyage en Australie l’a amenée à s’intéresser au feu et à un paysage marqué par des cendres. La sculpture est pour l’artiste envisagée comme une architecture. Au sol, un pavage et des colonnes, réalisés à partir de matériaux liés à la calcination (chaux, cendres), font écho à l’architecture du lieu. Des résidus de terres cuites témoignent d’un passage, d’un événement, d’un flux de matières qui se seraient déposées et rappellent un geste pictural. Ces traces composent un paysage vu d’en haut, un site découvert. Une ruine serait-elle déjà là, composée de fragments issus d’une déconstruction ? Des fondations annoncent-elles une construction ? Un paysage entre déclin et édification se donne ici à voir. Marie Dechavanne tente d’explorer des techniques les plus artisanales possible pour être au plus près de matières durables ou qui se modifieraient avec le temps et se disperseraient afin de se fondre ensuite dans un milieu. L’utilisation de la chaux renvoie aux origines des premières constructions. L’artiste prend la posture d’une archéologue ou d’une géologue et laisse place au hasard. Des craquements, des irrégularités font allusion à la nature, à des phénomènes qui se produisent et fragilisent les terrains. Si Cénozoé forme un tout, elle est composée de plusieurs entités, chacune avec une particularité qui lui est propre. Cette installation implique un rapport au sol qui rappelle notre position d’observateur face aux détails présents dans l’environnement. Avec le recul, cette installation fait apparaître une carte géologique, une vue aérienne. Sur les colonnes, les couches de poudre créent une topographie miniature. Différents territoires se découvrent alors au fur et à mesure de notre déplacement. L’artiste a conçu une soucoupe en bronze à partir d’un procédé d’empreintes de différentes roches puisées à divers endroits. Posée sur le dallage, celle-ci apparaît comme un objet provenant d’une époque ancienne. À l’intérieur, des baies d’églantier – plante mystique – nous font surgir des souvenirs de cet arbrisseau à la couleur qui résiste à l’hiver. Une performance, un rituel convivial, sont en germe dans cette œuvre in situ. Cette installation appelle également une possible présence d’éléments vivants à venir. La fragilité intéresse l’artiste tout comme les manières dont l’œuvre peut évoluer. Nous pouvons prendre conscience d’un sentiment de préciosité des éléments trouvés, récoltés, que l’on collectionne parfois, comme le fait Marie Dechavanne. Ainsi, l’œuvre condense de multiples territoires et mémoires de sites anciens. Elle fait appel à une ère lointaine, ou à un futur à venir, tel un territoire qui serait déjà là. Nous nous faisons chercheur·euse ou ravivons notre âme d’enfant en observant les multiples qualités graphiques des éléments qui la constituent. Le vide qui marque cette installation nous invite à prendre conscience de l’environnement qui nous entoure. En déambulant dans l’espace d’exposition, nous nous mesurons à lui. Cette œuvre crée un territoire à elle seule. Elle redessine, restructure une salle de l’ancienne usine du May et répond
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à l’environnement marqué par la Durolle qui s’écoule en contrebas. Les éléments calcinés dialoguent paradoxalement avec l’eau produisant un son d’une grande puissance. Deux phénomènes physiques sont ici en jeu, ceux de l’eau et du feu qui se regardent et s’opposent entre extérieur et intérieur. Cénozoé évoque le processus de transformation de la matière, le flux et la métamorphose des éléments ainsi qu’un espace-temps entre deux. Par son titre notamment, cette installation in situ convoque un paysage d’une époque géologique contemporaine. Elle propose deux expériences qui définissent notre relation au paysage, une vue à la fois de loin et de haut tout comme un parcours qui permet d’observer la picturalité de l’ensemble.
Marie Dechavanne, Cénozoé, 2020 (détail), ciment, cendre, terre, bronze, baies d’églantier, dimensions variables, « Cénozoé », 2020-2021, Le Creux de l’enfer à l’Usine du May, Thiers. Courtesy de l’artiste © Blaise Adilon
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Marie Dechavanne « Cénozoé » Le Creux de l’enfer à l’Usine du May, Thiers 1er novembre 2020 – 21 février 2021 Née en 1991 à Annonay, Marie Dechavanne vit et travaille à Thorrenc (Ardèche). Elle a obtenu son DNSEP à l’ESAD (École Supérieure d’Art et de Design) de Valence, en 2015. Elle a participé à différentes expositions collectives, telles que « Vient de sortir » à la Bourse du Travail de Valence (2015), « De passage, Matière à rêver » au Château des Adhémar, Centre d’art contemporain, Chapelle Saint-Pierre, Montélimar (2016) ou encore « Hantise » à la Galerie Ceysson & Bénétière, Saint-Étienne (2018). Marie Dechavanne a aussi été invitée dans le cadre de festivals comme le Festival Oohlal’art avec la Maison de la Poésie de la Drôme, Mirmande, en 2015, et Thorrenc in-situ, festival d’art contemporain, Thorrenc, en 2017.
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INTRODUCTION PA R J U L I E P O RT I E R
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Resituons : quand le comité de La belle revue s’est réuni l’été dernier, après le confinement que l’on s’accordait déjà à nommer, dans un curieux mélange de dérision et de lucidité, « le premier confinement », le nombre de décès dus à la Covid-19 annoncé chaque matin à la radio était en baisse. Les terrasses des cafés avaient rouvert ; on pouvait de nouveau y débattre du sens de la vie à moins de six personnes et on ignorait que cela nous laisserait le souvenir de « jours heureux ». Le sujet qui s’est présenté alors pour notre futur dossier thématique n’était pas la survie, ni la résilience – terme dont tout le monde avait compris qu’il réclamerait encore les efforts des perdant·e·s de l’économie capitaliste. Nous n’étions pas non plus inspiré·e·s par la promesse des grandes retrouvailles avec l’art par-delà les barrières sociales qu’ont prêchée de nombreuses institutions dans cette période de frénésie communicationnelle. Non, le sujet sur lequel nous somme tombé·e·s d’accord est la mort. Ou plutôt les mort·e·s, tant il·elle·s s’additionnent jusqu’à former une population de droit, mettant à l’épreuve les autorités en charge de réglementer les funérailles, de canaliser l’affluence dans les morgues, d’éditer les chiffres ou de choisir de les dissimuler aux populations vivantes, avant que leur vérité ne remonte inévitablement, et avec elle la colère. Songer à la colère des mort·e·s fait revenir la figure du zombie, c’est évident. Mais imaginer un large mouvement social des mort·e·s du virus, victimes de la défaillance des politiques de santé publique avant d’être discriminé·e·s au cimetière, pourrait-on dire – car privé·e·s d’hommage –, c’est envisager le zombie sous l’angle de l’activisme, par opposition à la passivité qui le caractérise jusque dans son acception contemporaine. Car la définition du zombie, telle que la donne l’anthropologue haïtien Laënnec Hurbon, est bien celle d’un être vidé de sa volonté, ce qui vaut autant pour le·la travailleur·euse forcé·e sous l’emprise de la magie vaudou que pour son avatar des temps modernes asservi par ses propres outils technologiques. Par ailleurs, Hurbon observe le rôle qu’a pu jouer le vaudou et le culte du zombie dans l’insurrection en Haïti, en l’articulant à la contestation de l’esclavage dans les Amériques1. Dans ce cas, se pourrait-il trouver aujourd’hui une puissance mobilisatrice du zombie cachée sous ses traits de mascotte de l’apocalypse et autres récits effondristes qui uniformisent une bonne partie des visions dépressives offertes dans le champ de l’art contemporain ? C’est l’hypothèse, développée dans son texte ci-après, que nous soumettait Benoît Lamy de La Chapelle pour ce dossier, ou comment du refoulé d’une économie de l’exploitation pourrait émerger une figure contestataire, autrement dit : l’empowerment du zombie. Du même coup, il proposa ce titre en référence à l’organisation pacifiste Universal Zulu Nation, qui œuvra pour en finir avec la guerre des gangs de New York et faire place aux battles de hip-hop. Notons avant toutes choses que, contrairement aux maniaques de la survie, les zombies (dans les films), eux·elles, jouent collectif. Et dans un contexte de pandémie, ça peut faire du monde, sans compter le possible ralliement des vivant·e·s à la cause dans une période qui les défait d’une partie de leur liberté d’agir : « on est tou·te·s un peu zombie », nous dit plus loin l’artiste Josèfa Ntjam, quand Donna Haraway suggère que nous sommes tou·te·s du compost et non des post-humain·e·s2… Le zombie s’avère être un motif clé pour une approche de l’Histoire et du futur dans une perspective écologique, féministe et bien-sûr décoloniale. À ce titre, la précieuse contribution du sociologue
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Joseph Tonda à ce dossier, grâce à Sophie Lapalu, insiste sur l’intrication des manifestations du zombie sur le continent africain avec la formation d’un « non-sujet » par le système néolibéral prenant sa source dans l’esclavage. Quand il fait le lien entre « afrodystopie » et « eurodystopie » par le biais du zombie, l’auteur nous inspire l’idée d’un « devenir zombie » comme une variation du « devenir nègre » qu’annonce Achille Mbembe à l’aune d’une précarisation généralisée de la terre et des hommes par une économie mondiale qui repose sur leur épuisement. Ajoutons à cela qu’il n’y a pas d’être moins binaire que celui qui n’est ni vivant ni mort. Aussi son apparition (dans les films), oblige à considérer la coexistence de mondes a priori séparés autant qu’à faire avec une nouvelle définition ontologique sur le mode du « et » (mort et vivant) comme nous invitent à les penser Bruno Latour ou Vinciane Despret3. Mais cette idée du zombie comme modèle d’émancipation ne nous est pas seulement venue avec le virus. Signalons plusieurs œuvres récentes qui renouvellent le motif à distance de la série B en restituant au zombie ses origines culturelles d’une part, et d’autre part en lui donnant l’épaisseur d’un personnage. C’est le cas dans Zombi Child de Bertrand Bonello (2019), plusieurs fois cité dans ce dossier, dans lequel un zombie affranchi recouvre sa place dans la généalogie familiale. Le personnage principal pourrait être l’égérie d’une humanité future : écolière dans une institution d’élite, elle appartient à une troisième génération de zombie et a connu l’exode après une catastrophe naturelle qui a plongé son pays dans le chaos (le séisme de 2010 en Haïti) et marqué l’irruption de l’imaginaire apocalyptique dans des scenarii environnementaux réalistes. Tout aussi marquant est l’usage de la caméra subjective pour décrire les tribulations du zombie s’échappant des plantations afin de rejoindre l’être aimé. C’est également par les yeux d’un zombie qu’Éric Chauvier décrit une traversée de Paris effroyable dans son texte Le revenant (Allia, 2018). L’anthropologue y réincarne Baudelaire en macchabé errant dans la capitale, dont il révèle la folie à ses dépens, tour à tour adulé pour son style dépravé, visé par la vindicte populaire, émasculé sur la place publique pour finir dans l’indifférence. C’est là que le poète de la modernité en quête d’un sentiment à jamais perdu rejoint les damné·e·s de la ville contemporaine, drogué·e·s au crack et prostituées sans papiers. Il y a aussi le film de Mati Diop, Atlantique (2019), abordé dans les textes qui suivent, où les morts recherchent eux aussi l’être aimé et reviennent pour réclamer leur dû à leurs exploiteur·euse·s, dans une figure inversée du vaudou. Ces fictions n’étaient pas dans la liste de films de zombies que m’a adressée Laurent Le Deunff telle une ordonnance pendant le confinement, non pour me préparer à l’apocalypse (quoique), mais à notre discussion sur ce thème si cher à l’artiste. C’est au cœur de la série B que notre bavardage met à jour la plupart des composantes critiques colportées par le zombie, et cela dans un genre dont le caractère inépuisable tient en partie à son autophagie. Autrement dit, le film de zombies est souvent un film zombie. L’artiste Josèfa Ntjam, interviewée par Marie Bechetoille, s’intéresse moins aux mort·e·s vivant·e·s qu’elle ne fait vivre les mort·e·s. Ou plutôt, elle les fait parler à travers elle et les un·e·s à travers les autres dans un travail qui entretient un rapport fort à l’histoire et opère par superpositions de récits, mythes, symboles et personnages multiples. Dans cette transmigration s’articule
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une langue non-dominante et adressée au futur, autrement plus complexe que le script du zombie (« grrrrr, grrrr »). Le système d’extraction sonore de la technologie ECHO fait lui aussi « parler les morts comme les vivants ne parleront jamais ». Il a été imaginé par le collectif ALMARE pour une fiction sonore, Life Chronicles of Dorothea Ïesj S.P.U., au sujet de laquelle les a rencontré·e·s Pietro Della Giustina. Comme la précédente, cette discussion témoigne qu’il existe une production de science-fiction dans le champ de l’art au-delà de l’illustration ou de la paraphrase. Elle est aussi d’une immense richesse culturelle, tissant des relations entre l’histoire des technologies et des pulsions irrationnelles, l’archive, les fantômes, la surveillance, les épidémies et la musique. C’est bien l’une des surprises de ce dossier que la multiplication des références musicales : alors que Michael Jackson est presque passé à la trappe, il sera fait mention de Sun Ra, du hip-hop, de la techno de Détroit, des groupes de Mike Kelley ou encore de Lady Gaga… De quoi conclure avec un refrain d’Afrika Bambaataa, lui aussi (auto)zombifié dans des remix eurodance, que l’on dédiera à tou·te·s les mort·e·s : Ya’ll just get up and dance You got to get up and dance Ya’ll just get up and dance Yeah 1 — Laënnec Hurbon, « Le vodou et la révolution haïtienne », Tumultes, 2018/1 (no 50), p. 59-72 [DOI : www.cairn.info/ revue-tumultes-2018-1-page-59.htm, consulté le 17 mars 2021] 2 — Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin : Les Éditions des mondes à faire, 2020 [2016] 3 — Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris : La Découverte, 2012 ; Vinciane Despret, Au bonheur des morts, Paris : La Découverte, 2015
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H O L LY W O O D Z O M B I E S E N T R E T I E N AV E C L A U R E N T L E D E U N F F PA R J U L I E P O RT I E R
J’ai immédiatement pensé à Laurent Le Deunff pour aborder la figure du zombie au cinéma. Je sais qu’il est un fan et je l’ai souvent vu faire référence aux films de zombies pour parler de sculpture et plus largement du monde contemporain aux étudiant·e·s de l’école d’art d’Annecy où nous sommes collègues. La période étant propice au visionnage intensif, j’ai reçu de Laurent une liste assez variée de films de zombies classés par ordre de préférence1.
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Julie Portier Le film qui est en tête de ta liste est Zombies de George Romero, sorti en 1978, qui est une critique directe de la culture occidentale finissante. Les zombies y errent dans la galerie marchande, comme ils le faisaient de leur vivant ; sous-entendu : leur vie ressemblait déjà à leur mort. Laurent Le Deunff Ce qui est génial avec l’idée de situer le film dans un centre commercial, c’est que cela permet de représenter toutes les classes sociales… Un portrait de l’Amérique moyenne en version cadavre. Ce film installe le standard des films de zombies américains, bien qu’en trente ans le fond politique ait souvent disparu. Le centre commercial, ça peut représenter le fantasme de tout le monde (qui n’a pas rêvé d’y rester enfermé·e une nuit ?), mais après la lune de miel, ça devient leur prison. La scène que je trouve la plus incroyable est celle où ils enterrent l’un des leurs dans la jardinière de plantes exotiques du hall principal. JP Oui ! C’est le signe qu’ils ont définitivement accepté que leur monde serait cet univers artificiel façonné pour la consommation (un monde auquel nos dirigeant·e·s ne nous laissent pas d’alternative en ce moment, pendant la pandémie, d’ailleurs, avec la fermeture de tous les espaces hormis ceux dédiés à la consommation). Une autre scène totalement décadente c’est quand les motards assiègent le centre commercial et font un manège autour de cet îlot tropical. Tu penses que ce décor fait référence aux Caraïbes et à l’origine du zombie ? LLD C’est possible ! Cela annonce L’Enfer des zombies de Fulci qui devait s’intituler « Zombies 2 ». D’ailleurs les deux films se terminent de la même manière : les survivant·e·s repartent sans savoir où aller, puisque le monde est entièrement contaminé. La construction en boucle revient souvent dans ces films, de même, c’est souvent un huis-clos où il y a une perte totale de la notion du temps, comme dans ce supermarché. JP Où seule la grossesse du personnage féminin donne un indice du temps qui passe… Il n’y a pas de dimension comique chez Fulci. Seule l’hyper-érotisation des actrices apporte de la légèreté avec des scènes totalement gratuites de plongées sous-marine en string ou de douche interminable. LLD La douche ce n’est pas gratuit, c’est un code depuis Psychose. Le lien entre érotisme (voire pornographie) et horreur en général se retrouve souvent. Mais tu oublies le plus important, c’est le décor. Sans les zombies ce film pourrait être un film d’aventure fantastique façon L’île du docteur Moreau… JP Dans ta liste, c’est le seul film après le Tourneur à faire référence au vaudou : « un mythe inventé avec l’arrivée des colons », précise même un des personnages, débarqué avec sa chemise à fleur et sa blondeur de faux américain. LLD Mais rappelle-toi, dans le Romero de 1978, le héros y fait référence. JP Mais oui ! « Quand il n’y a plus de place en enfer… ». En effet, il évoque un grand-père vaudou dans le supermarché. LLD C’est la seule explication que donne Romero et ça vaut pour tous ses films.
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JP Pour revenir au Fulci, il contient tout de même pas mal d’ingrédients qui font le ferment critique du film de zombies : opposition entre science moderne incarnée par le missionnaire et croyances occultes entretenues par les villageois, beaucoup de références directes au colonialisme, avec le cimetière de conquistadors, l’hôpital aménagé dans un église qui sera incendiée, et aussi une allusion à la domination masculine dont la femme du médecin porte les stigmates en hystérique sexy. Car la masculinité est mise en crise dans plusieurs de ces films – c’est évident dans La nuit des morts-vivants où on ne sait pas si le père de famille souhaite survivre ou conserver sa place de chef. L’emprise du mari sur son épouse est aussi la source du mal dans le Jacques Tourneur. LLD L’enfer des zombies pourrait même être vu comme une version gore de I Walked With a Zombie. Pour le côté érotique, Fulci vient du Giallo. Il entretient ce rapport entre érotisme et horreur, ainsi l’une des scènes les plus mémorables est celle de l’écharde dans l’œil, après la douche. JP Et tu crois que le pied de table en guise de jambe de bois que Rose McGowan plante dans l’œil de Quentin Tarantino dans Planète terreur y fait référence ? LLD Joli ! Je n’y avais pas pensé. J’ai aussi une interprétation pour ce film : Harvey Weinstein en est l’un des producteurs et elle fait partie des actrices qui ont porté plainte contre lui. Dans la scène d’ouverture, elle fait un numéro dans une boîte de strip-tease et on voit une larme couler sur son visage. Je pense que la jambe coupée remplacée par un pieu puis une mitrailleuse est clairement le symbole pré #MeToo d’une revanche contre la domination masculine… Une des choses qui m’intéresse aussi c’est cette notion de sédimentation : bien qu’ils aient été tournés sur cinquante ans, ces films ne cessent de renvoyer les uns aux autres. JP Ce serait dans la nature de ces films où la mort ne meurt pas : ils sont toujours de deuxième main ? LLD Le meilleur exemple c’est The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch. La voiture dans le film est celle de la première scène de La nuit des morts-vivants, en gros les personnages circulent à bord d’un anachronisme. Le casting est fait lui-même de revenants : il y a beaucoup d’acteur·rice·s que l’on croyait mort·e·s. JP Et il y installe tout ce qui constitue désormais la tradition du film de zombies : un shérif, un adjoint, une petite ville résidentielle et même son croque-mort pour nous dire que tout cela, ce sont aussi les ingrédients du Western… Le décor du film, ce serait les ruines de la culture populaire occidentale… LLD C’est plus sentimental que ça. Il y a tout un tas de références nostalgiques d’un certain cinéma bricolé, d’une culture analogique. C’est incarné par le type qui tient la boutique où on trouve des VHS, des CD, dont celui qu’il offre à Selena Gomez, qui est la musique du film. Enfin, son meilleur film de zombies pour moi c’est Dead Man : le personnage joué par Johnny Depp s’appelle William Blake, mais ne connaît
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Laurent Le Deunff dans son atelier à l’École supérieure des Beaux-Arts de Bordeaux, 1998 ou 1999 © Hélène Leflaive
Vue de l’exposition, Laurent Le Deunff, « Stalactites et stalagmites », 2018, Le Carré, Scène nationale – Centre d’Art Contemporain, Château-Gontier. Courtesy de la galerie Semiose, Paris © Marc Domage
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George A. Romero, La nuit des morts-vivants, 1968, film, 96 min, captures tirées du film.
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pas le poète, il se fait tuer dans les premières scènes et passe le reste du film à errer dans la forêt… C’est un récit initiatique mais c’est tout de même l’histoire d’un homme mort qui porte un héritage dont il n’a pas conscience et tout cela se finit dans une scène qui évoque la traversée du Styx. JP Cela me fait penser qu’il y a aussi une évocation du symbolisme chez Tourneur, via une copie de L’île des morts (1880) d’Arnöld Böcklin accrochée dans la chambre de la femme de l’exploitant zombifiée. Peut-être un rapprochement entre le moment historique qui voit l’apparition du zombie à l’écran et celui de la résurgence des mythes anciens et de l’occultisme pendant la révolution industrielle. LLD Par rapport à l’occultisme, tu sais que Michael Jackson, qui était témoin de Jéhovah, a fait mettre un carton en introduction de Thriller qui se défend de faire l’apologie de l’occultisme. Eh oui, le film de zombies c’est un retour du refoulé. JP Le culte du zombie lui-même serait l’expression d’un refoulé de l’esclavage après l’indépendance d’Haïti. Mais à ton avis, quel est le refoulé du cinéma de zombies ? LLD Le film de zombies représente ce que l’on ne voit pas ou ce que l’on ne veut pas voir. Si les scènes gores se sont mises à contaminer le cinéma américain à la fin des années 1970, c’est la conséquence de plusieurs choses : le fait que l’on ne voyait pas d’images des mort·e·s pendant la guerre du Vietnam et que l’assassinat de Kennedy avait eu lieu en direct à la TV2. Le meurtre de Sharon Tate par Charles Manson a aussi eu une influence sur le cinéma de ces années-là. JP Mais le refoulé de la société occidentale, c’est bien la mort, qui n’est plus visible ! Il y a aussi l’échec du projet fondé sur la croissance – auquel ont servi la colonisation et l’esclavage –, la possibilité de la finitude de la civilisation, l’obsolescence de l’homme blanc, mais aussi de l’humanité en général, tout ce que les films de zombies font ressurgir de manière exagérée et cathartique, avec une certaine dose d’immoralité. LLD Jusqu’au retour de la morale dans The Walking Dead… JP Oui, c’est affligeant ! Il se passe la chose la plus transgressive qui soit dans l’histoire de l’humanité – la fin de la mort – et le scénario est tenu par des valeurs conservatrices et chrétiennes ! Le temps de la série permet tout de même d’observer la déliquescence de leurs valeurs jusqu’à ce que le leader proclame la fin de la démocratie… LLD Pour en revenir au refoulé, on peut l’analyser selon les époques, par exemple : White Zombie de Victor Halperin (1932), I Walked With a Zombie et donc pourquoi pas L’enfer des zombies, c’est l’esclavage, le colonialisme. Romero en 1968-78, c’est la guerre du Vietnam, mais aussi le lynchage des noir·e·s auquel la dernière image fait clairement référence. The Walking Dead et les films et séries hollywoodiens des dix dernières années pour moi ce sont les sans-papiers, les sdf, ceux et celles qui n’ont pas de voitures et les habitant·e·s de certains quartiers notamment à Los Angeles.
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JP Le zombie ce serait la figure de l’exclu qui se venge ? LDD Exactement ! En réapparaissant dans le paysage, en masse. Dans Homecoming de Joe Dante, ce sont les soldats morts de la guerre en Irak qui réapparaissent au moment des élections pour aller voter démocrate. JP Dingue ! Ce sont toujours des institutions qui sont confrontées aux zombies : l’armée, la police, l’hôpital, la presse. LLD Les figures d’autorité en fait. Il y a aussi toujours un·e scientifique en cause. Et c’est souvent dans un laboratoire que ça commence. JP Quand la cause du réveil des mort·e·s est donnée, c’est souvent dû à un excès de la science : armes bactériologiques utilisées en Irak, satellite dans La nuit des morts-vivants ou une opération de chirurgie esthétique dans Rage de David Cronenberg que tu as mis dans ta liste. Là c’est encore le mythe de Prométhée qui est rappelé, conjugué avec le thème du corps augmenté. LLD Le personnage principal contamine ses victimes avec un dard qui pousse sous son aisselle. Cronenberg a fait des études scientifiques, et ses premiers producteurs travaillent dans le porno, d’où la présence de Marilyn Chambers dans le premier rôle. JP Et elle est très bien filmée. Le fait qu’elle doive emprunter des vêtements, puisqu’elle s’est échappée de l’hôpital, suffit à en faire un animal en chasse, qui pendant tout le film se déguise en humain. C’est un film à petit budget. Est-ce que c’est propre au film de zombies ? Ce qui fait que l’on y trouve beaucoup d’astuces ? LLD C’est plutôt une caractéristique de la série Z. Le trucage au cinéma date de Méliès, mais le film d’horreur, généralement, utilise énormément de trucages et de subterfuges en suggérant beaucoup de choses par le décor, comme dans Massacre à la tronçonneuse où on voit assez peu de sang avant la séquence finale. JP C’est aussi cet aspect qui t’intéresse dans les films de zombies depuis les Beaux-arts ? LLD En partie. J’aime le cinéma de genre et le cinéma d’horreur depuis le collège et je pense que c’est aux Beaux-arts que j’ai dû en voir le plus. À l’époque d’ailleurs, je souhaitais travailler dans les effets spéciaux pour le cinéma. Adolescent déjà, je lisais régulièrement le magazine Mad Movies ; à la fin de chaque numéro il y avait une rubrique que j’adorais, des ancêtres de tutoriels où l’on pouvait recréer chez soi des décors de Star Wars ou justement des masques de zombies avec du plâtre, de la farine ou du latex. C’est comme cela que j’ai abordé la sculpture à mes débuts ; je voulais faire des personnages et leur créer des décors. C’est ainsi que je me suis intéressé au travail des Kienholz, ou de McCarthy qui travaillait d’ailleurs pour le cinéma. JP Les maquilleur·euse·s et leurs inventions de recettes pour imiter le sang ou la chair en décomposition font vraiment partie de l’histoire du cinéma de zombies n’est-ce pas ? LDD La réussite du film est indissociable du travail des maquilleur·euse·s et de ceux·celles qui signent les décors, la musique. Pour Zombie, le maquillage
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est de Tom Savini, un des maîtres du genre. Dans The Walking Dead c’est Gregg Nicotero qui fait les maquillages, mais il est aussi le réalisateur de certains épisodes qui sont généralement les meilleurs et les plus gores. Les fans de la série les attendent et il·elle·s savent que ça va être un épisode important – généralement il y a un personnage principal qui est tué. JP Est-ce que tu te sers pour tes sculptures de ces procédés utilisés pour réaliser des effets spéciaux analogiques ? LLD Oui bien sûr, par exemple pour ma série de nœuds de trompes et de coquillages surdimensionnés en papier mâché et carton-pâte ou plus récemment dans ma collection de faux rochers, certaines des recettes venaient de blogs de vidéastes amateur·rice·s. Mais mes premières sculptures étaient plus référencées aux films de genre, en effet j’utilisais tout l’attirail de l’apprenti·e maquilleur·euse : bandes plâtrées, latex, vernis, etc. JP Revenons aux échanges entre les arts plastiques et le cinéma de zombies. Je sais que tu as de nombreuses hypothèses personnelles à ce sujet. LLD Si je faisais une exposition d’œuvres zombies, il y aurait Portrait Zéro de Richard Artschwager : un tas de planches clouées entre elles et suspendues par une corde. La sculpture date de 1963 – il était alors restaurateur de meubles – et il l’aurait réalisée après avoir vu un cartoon avec ses enfants. Mais j’aurais adoré qu’il la réalise à cause de La nuit des morts-vivants, où le personnage principal passe un quart du film à barricader les fenêtres. Après il y a plein d’exemples plus objectifs. Les sculptures d’Huma Bhabha sont clairement des œuvres zombies dans les figures, les formes et les matériaux utilisés. En plus elle ne se cache pas d’être influencée par le cinéma de Cronenberg notamment. Mais je pense que ces échanges entre les imaginaires du film gore et les arts plastiques ont été le plus évidents à partir de l’exposition « Sensation » à la Royale Academy à Londres en 1997 avec les créatures des frères Chapman ou le requin de Hirst, qui faisait plus référence à Jaws il me semble qu’à un reportage du National Geographic. Mais surtout, il y avait Ron Mueck qui travaillait avant pour le studio de Jim Henson (notamment sur le film Labyrinth, 1986) et qui présentait l’une de ses premières sculptures, une réduction hyper réaliste du corps de son père mort. Ces choses-là nous ont vraiment donné envie de travailler à l’époque ! C’est alors que Paul Thek, Kiki Smith, Kienholz, Charles Ray, etc. sont devenu·e·s super en vogue dans les écoles d’art. Mais on pourrait aussi remonter à la renaissance avec les figures anatomiques et les écorchés. JP Car autre chose que le film de zombies nous montre, c’est notre intérieur, avec beaucoup de détails et de bruitages, de sorte que les scènes les plus gores sont aussi celles qui mènent à l’identification. LLD Alors que de manière générale, il est difficile de s’identifier ou d’avoir de l’empathie pour les personnages, car ils sont souvent crétins. Je te rappelle que dans Walking Dead, la majorité des personnages se réfugie sous l’autorité d’un adjoint du shérif qui était dans le coma quand les événements se sont produits ! JP Ah je n’avais pas vu ça ! Mais c’est vrai que dans l’épisode des Simpson que tu m’as envoyé, Homer fait montre d’un héroïsme
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Laurent Le Deunff, Os, 2010, albâtre Tiger eyes, 14 × 1,2 × 4,5 cm. Courtesy de la galerie Semiose, Paris et Musée d’art moderne de Paris, Paris © Claire Soubrier
Laurent Le Deunff, vue d’atelier à l’École supérieure des Beaux-Arts de Bordeaux, 1998 © Raphaël Fanelli
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improbable pour tuer les zombies qui cherchent à manger des cerveaux, et donc ne s’intéressent pas à sa boîte cranienne. LDD Groening a toujours tout compris avant tout le monde. Il avait même prédit l’élection de Trump dès 2000. Tu vas me prendre pour un fou, mais ce qui m’émeut le plus, c’est souvent quand les animaux se font tuer dans ces films, comme lorsque le cheval est mangé par les zombies dans The Walking Dead. JP C’est logique : on assiste dans ces films à une fin de l’humanité causée par ses propres excès, ce qui la ramène au stade animal de la survie, mais les animaux n’ont rien demandé ! D’ailleurs la thèse de la nécessité de l’extinction de la race humaine est formulée par un scientifique dans Zombie. LLD Les passages télévisés sont très importants dans les Romero, ce qui est encore une critique de l’époque et de la place des médias. Ce n’est pas pour rien que Zombies commence dans les studios d’une chaîne de télé. C’est le chaos, mais les intervenants paraissent très calmes. JP Ce qui est assez réaliste. Moi j’ai aimé les interventions du premier ministre dans Rage, qui ne peut rien dire d’autre que : « eh bien… ne vous faites pas mordre ! », puis il·elle·s installent des portiques pour contrôler les personnes vaccinées… Il y a des parallèles avec ce que l’on vit depuis le Covid. La première réponse à la catastrophe dans les films est un durcissement politique. En parlant de virus, la grande invention du zombie cinématographique, c’est qu’il est contagieux ! À ce titre, la meilleure idée dans The Walking Dead est que tout le monde est déjà contaminé ! LLD Oui. Mais c’est déjà le cas dans La nuit des morts-vivants : tou·te·s les mort·e·s deviennent zombies. Avec Romero, le zombie qui était un être envoûté devient contagieux, agressif et surtout cannibale. Il mange sa propre famille ! D’ailleurs dans La nuit des morts-vivants la petite fille qui mange sa mère dans la cave était vraiment la fille de l’actrice ! Romero a aussi eu l’idée de les tuer d’une balle dans la tête, ce qui est resté, d’ailleurs, c’est ce que chacun ferait si ça arrivait vraiment ! Ce qui est drôle dans le Jarmusch c’est que les personnages le savent déjà, grâce à leur culture des films de zombies et des jeux vidéo. JP : Oui, ce serait un film post-zombie ! 1 — George Romero, Zombies (Dawn of the dead) (1978), Lucio Fulci, L’Enfer des zombies (Zombi 2) (1979), David Cronenberg, Rage (Rabid) (1977), George Romero, La nuit des morts-vivants (Night of The Living Dead) (1968), Jacques Tourneur, Vaudou (I Walked With a Zombie) (1943), John Landis, Thriller (1983), Robert Rodriguez, Planète terreur (Planet Terror)(2007), Stuart Gordon, Re-Animator (1985), Jim Jarmusch, The Dead Don’t Die (2019), Joe Dante, Homecoming – Master of Horrors (2005), Frank Darabont, Robert Kirkman, The Walking Dead (2010-), Matt Groening, The Simpsons saison 4 épisode 5 : Dial “Z” for Zombies (Simpson Horror Show III) (1992) 2 — Voir Jean Baptiste Thoret, 26 secondes : L’Amérique éclaboussée. L’assassinat de JFK et le cinéma américain, Fond rouge, 2003
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L E Z O M B I E E S T L A T R A N S F I G U R AT I O N D E L’ E X P É R I E N C E H U M A I N E D E L A D É S H U M A N I S AT I O N E N T R E T I E N AV E C J O S E P H T O N DA PA R S O P H I E L A PA L U
Joseph Tonda est sociologue et anthropologue ; il enseigne à l’université Omar Bongo de Libreville et intervient régulièrement à l’EHESS à Paris. Si ses recherches portent sur l’Afrique centrale, il s’intéresse aussi aux travaux réalisés par des chercheur·euse·s africain·e·s et occidentaux·ales en Afrique du Sud. C’est avec ce large champ de vision qu’il a répondu à nos questions sur les origines et développements contemporains de la figure du zombie sur le continent africain. Il publie cette année Afrodystopie. La vie dans le rêve d’Autrui, aux éditions Karthala à Paris.
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Sophie Lapalu La figure du zombie est devenue omniprésente dans la société occidentale, du cinéma en passant par des parades d’Halloween. Pour aborder cette figure et sa réappropriation par la culture occidentale, il nous semble qu’il faille remonter à certaines cultures d’Afrique, notamment centrale. « L’origine du mot lui-même est incertaine. Si certains ont pu y voir les traces du français “les ombres”, d’autres insistent plutôt sur l’origine africaine du terme comme de la figure. Le mvumbi, au Congo, renvoie à un individu cataleptique, le nvumbi, en Angola, à un corps sans esprit, le zan bibi au Ghana, au Togo et au Bénin, à une “créature de la nuit1” ». À Haïti, le zombie est une personne en état de mort apparente. Quelle est la place de figures similaires, fantômes ou revenants, dans les religions d’Afrique de l’ouest ou centrale ? Joseph Tonda Ma réponse va sortir du cadre strict des religions et des « origines africaines » de ce terme et de la figure qu’il décrit, pour l’envisager dans deux directions qui se complètent : la première est celle de ce que l’on pourrait considérer comme « magies » de fabrication des « figures similaires » aux zombies, dans leurs rapports à la sorcellerie, la witchcraft2, alors que ce que j’appelle ici les « magies » seraient plutôt du registre de la sorcery. La deuxième direction est celle des rapports entre zombies et économie capitaliste marchande ou néolibérale. Deux raisons justifient cette option. La première est de suggérer l’idée selon laquelle la figure symbolique du zombie peut exister et être décrite dans la littérature occidentale sans que le terme soit énoncé ou connu, alors même que d’autres termes, à l’exemple de vampire ou de monstre existent dans la littérature produite dans un contexte socio-historique occidental où les mécanismes et logiques du système capitaliste en vigueur fabriquent des êtres réels que l’on qualifierait de zombies. La deuxième raison est que l’origine supposée africaine du terme fonctionne, en réalité, comme un miroir grossissant de ce que les logiques et mécanismes du capitalisme produisent en Occident. La question des « origines », comme c’est généralement le cas, est ici comme ailleurs très liée à celle des mythes et des rites qui les actualisent. C’est pourquoi je considère que les magies africaines ou haïtiennes de fabrication des zombies sont des rites (ou des pratiques) dont la fonction est la réalisation des mythes qui racontent en la transfigurant la violence fondatrice des « sociétés africaines », c’est-à-dire des sociétés ainsi qualifiées par l’Occident. Car les « Africains », les « Noirs » ou les « Nègres » n’ont été produits comme tels que du fait de la violence de la « rencontre » avec le « Blanc », c’est-à-dire le « sujet mâle-occidental-blanc3 », produit de la « rationalité triomphante » qui a expulsé en lui « ses propres pulsions irrationnelles » qui lui sont devenues menaçantes, informes, obscures et qui ont été attribuées à un « autre ». Cet autre étant le « non-sujet », ou le « sujet mineur ». Anselm Jappe, que je viens de paraphraser, écrit précisément à ce propos : « Ainsi, le sujet bourgeois blanc et masculin a projeté une sensualité débridée tour à tour sur les classes populaires, les gens de couleur, les femmes, les gitans et les juifs4 ». Il faut ajouter que ce bourgeois blanc et masculin est un libéral5. Le « Blanc » est donc celui qui s’est « vidé » de ses « propres pulsions irrationnelles », s’imposant ainsi comme une figure positive du zombie, tandis que le zombie « repoussant » symboliserait le « non-sujet », c’est-à-dire l’« homme de couleur ». Selon moi, l’inconscient du zombie est celui de cette relation en miroir entre, d’une part, le « Sujet mâle-occidental-blanc »,
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qu’on appelle le « Blanc » qui s’est arrogé le pouvoir et le privilège de nommer les autres6, qui les a fait circuler de force entre continents, générant ainsi la transfiguration des récits de la violence physique subie dans les langages et symboliques de la violence de l’imaginaire du zombie ; et d’autre part le « non-sujet » « Noir » ou « Africain », l’« homme de couleur ». Le zombie est de ce point de vue un terme et une figure de cette violence de l’imaginaire constitutive de ce que j’appelle l’Afrodystopie, la « dystopie africaine », qui n’est pensable qu’en relation avec l’Eurodystopie. En d’autres termes, la violence de l’imaginaire du zombie s’origine dans la dynamique des interprétations des réalités matérielles, qui traduisent des rapports de force physique de domination, d’assujettissement, de déshumanisation. Ce qui implique de considérer les appropriations de cette figure par des artistes contemporain·e·s en Occident, ainsi que ses usages dans l’industrie du cinéma et sa spectacularisation lors des parades d’Halloween, comme des équivalents des pratiques magiques de mise en scène des mêmes sentiments ou subjectivités créés en Afrique dans l’épreuve de la déshumanisation qui a produit les « Noirs » et les « Africains ». Les mêmes peurs de l’avenir, les mêmes pratiques de déshumanisation produisant les mêmes effets sur le plan de l’imaginaire et du symbolique. Le zombie, en définitive, est la transfiguration de l’expérience humaine de la déshumanisation. Commençons donc par les « magies » de fabrication des zombies qui, dès lors, mettent en scène cette déshumanisation. La magie du Konhg concerne trois pays : le Cameroun, le Gabon et la Guinée équatoriale. Celle de l’Andzimba concerne le Congo Brazzaville et celle du Moyeke les deux Congos. Ces magies ont toutes pour principe la production ou la fabrication des sujets vidés de leur conscience et de leur volonté, pour en faire des gens « sans tête », obéissant aveuglément aux ordres de leurs propriétaires qui s’enrichissent de leur travail. La magie du Konhg se retrouve aussi bien au Cameroun ou au Gabon qu’en Guinée équatoriale. Elle sert à la fabrication de personnes censées vivre après leur mort et qui travailleraient, notamment dans les plantations de café ou de cacaoyers au profit de leurs propriétaires, après qu’elles ont été capturées par des procédés magiques. Elle s’inscrit ainsi dans les imaginaires ou dans l’inconscient de la traite, de l’esclavage et de l’économie des plantations. Elle est une réponse à la question de l’inégalité et de la différence dans l’acquisition des richesses. L’on sait, sur le plan historique, que les hommes ou les femmes qui s’enrichissaient de la vente des hommes et des femmes capturé·e·s à l’intérieur des terres, et qui étaient dans leur écrasante majorité des côtier·ère·s, disposaient de réseaux de fournisseurs des « hommes-marchandises ». Ce faisant, la magie qui s’est élaborée pour traduire en actes symboliques des pratiques réelles relève des logiques de la puissance et de la force indispensables à la capture de ces « hommes-marchandises ». Dans le cadre de cette magie, comme dans la réalité historique, la personne puissante est celle censée disposer d’un « supplément » de force ou de puissance dans son corps. Ce « supplément » est pensé comme une « excroissance » biologique, un organe en « plus », « supplémentaire ». Cette conception est ancrée dans l’historicité des sociétés d’avant le violent épisode de la traite et de l’esclavage. Le chasseur émérite, le pêcheur le plus performant, le lutteur imbattable d’avant cet épisode ont leurs
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Portrait de Joseph Tonda, Libreville, Gabon, 2021 © Filipa Duarte de Almeida
Couverture de Joseph Tonda, Afrodystopie. La vie dans le rêve d’Autrui, Paris, Karthala, 2021.
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équivalents aujourd’hui : le·la juge le·la plus « compétent·e », l’élève le·la plus « intelligent·e », le·la professeur·e le·la plus reconnu·e ; bref, tous ceux ou toutes celles qui dépassent la moyenne, sont doté·e·s de ce « supplément » de « force » ou de « puissance ». Ce qui veut dire que l’imaginaire du Konhg est l’imaginaire du dépassement, qui est synonyme d’« excroissance », de « surplus » ou de « supplément ». La magie du Konhg est la technique de fabrication des êtres vidés de leur substance vitale pour servir comme force supplémentaire nécessaire à la constitution et à la reproduction de la puissance des autres, c’est-à-dire les propriétaires de ces « morts-vivants », qui sont précisément l’équivalent des zombies. Nous avons donc affaire ici à un imaginaire qui entretient des affinités symboliques avec l’imaginaire du « profit » qui se réalise par l’exploitation d’autrui. Car la magie du konhg, produit des travailleur·euse·s invisibles, qui sont des « êtres-forces » de travail exploité·e·s dans leur mort, pour que leurs propriétaires puissent jouir du produit de leur travail. En République du Congo (Brazzaville), une magie « similaire » au Konhg existe sur les marchés occultes (invisibles) constitués le long du fleuve Congo et de ses affluents. C’est la magie des Andzimba que l’on dit spécialisés dans l’enlèvement des personnes destinées à la vente sur les marchés en aval du fleuve. Les personnes censées être enlevées peuvent réapparaître, mortes, flottant sur les eaux du fleuve, mais l’on dit tout de suite qu’il s’agit de « dépouilles » apparentes car les personnes vendues et réduites en esclavage travaillent toujours pour leurs propriétaires. À Brazzaville ? En Occident ? Quoi qu’il en soit, le schème général est ici celui de la traite et de l’esclavage. Retenons donc que toutes ces magies ont pour principe le travail des morts, ou des personnes vidées de leur substance vitale, autrement dit, des figures extrêmes des « non-sujets ». Leur travail est à la fois censé se faire dans l’invisible et censé expliquer le soudain enrichissement de certaines personnes. Ce qui nous permet de reprendre et de compléter une formule célèbre de Birago Diop dans les Contes d’Amadou Koumba : en Afrique, « les morts ne sont pas morts », en faisant valoir que non seulement les mort·e·s ne sont pas mort·e·s, mais aussi qu’ils sont, sous la forme de zombies (car le zombi est une forme vidée de son « fond », de son « contenu », de sa « substance »), des travailleur·euse·s d’une économie capitaliste occulte, c’est-à-dire invisible. À ce propos, les travaux de Jean et John Comaroff7 ont montré comment, dans le cadre d’une Afrique du sud post-apartheid, postrévolutionnaire et néolibérale, une véritable « épidémie » des zombies éclata au cours des années 1990, c’est-à-dire après 1989, l’année où le monde bascula dans l’économie capitaliste néolibérale. Les zombies, dans ce contexte sud-africain, c’était des êtres humains réels, des étranger·ère·s clandestin·e·s africain·e·s, accusé·e·s par les Sud-Africain·e·s de voler leurs emplois, et donc de les priver de la possibilité de fonder des familles. On racontait alors que les « propriétaires » des zombies avaient un sperme toxique. Tout un imaginaire du zombie décrit comme force de travail captive que les propriétaires stockaient dans des tonneaux le jour pour les libérer la nuit et ainsi les mettre au travail « au noir », rendait compte des problèmes réels de l’ère néolibérale et de sa violence structurale où des individus entreprenants tiraient profit des nouvelles opportunités d’enrichissement. L’énigme de l’enrichissement sans travail ou de travailleur·euse·s visibles invisibles fut à l’origine de cette flambée de violence contre celles·ceux qui étaient censé·e·s ne pas
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avoir de langue, parce qu’il·elle·s ne répondaient pas à la parole qui leur était adressée, l’on disait qu’il·elle·s avaient la langue coupée et qui disparaissaient dès qu’il·elle·s étaient identifié·e·s : les zombies. La question de l’absence de langue, qu’il faut comprendre aussi comme absence d’organe langue, nous disent les Comaroff, s’explique par l’accent étranger des travailleur·euse·s qui les trahissait. Celle de la disparition subite s’expliquait par la fuite devant le danger de mort qu’encouraient les travailleur·euse·s clandestin·e·s étranger·ère·s dès qu’il·elle·s étaient identifié·é·s par les Sud-Africain·e·s noir·e·s. Bien sûr, nous disent les Comarroff, la violence de l’imaginaire8 des zombies (ils parlent de violence de l’abstraction) qui est au fondement de leur sociologie imaginative, reposait sur des représentations anciennes de corps sans substance, parce qu’ils sont « vidés », la nuit, par les sorciers, les witch. Cet imaginaire est présent, en Afrique centrale, où ce que j’appelle la hantise de la disparition est prégnante9. Cette hantise s’exprime dans l’idée que les sujets sont exposés à l’action de dévoration de leur substance vitale dans l’invisible. Les personnes ainsi « mangées » la nuit, en sorcellerie, et qui, le jour, « cherchent » des gens qu’ils rendraient responsables de leur mort, par des « provocations », portent le nom de ehongo en ikota, langue dont les locuteur·rice·s sont aussi bien au Congo qu’au Gabon. Ehongo, cet individu qui a été « mangé » la nuit, et qui doit mourir le jour, procède à des « provocations » susceptibles de conduire à des bagarres où il doit trouver la mort. C’est ainsi que fonctionne la violence de l’imaginaire de la sorcellerie, c’est-à-dire, la violence de l’imaginaire du vampire, puissamment documentée par Florence Bernault au Gabon10. Dans ce sens, le phénomène des zombies est inséparable du phénomène général de sorcellerie dont le principe est la violence de l’imaginaire du « sang sucé » ou de la chair dévorée. Marx lui-même n’avait-il pas pensé la violence du capitalisme avec la figure du vampire ? Ce que je viens de dire montre que l’Afrodystopie, la dystopie africaine, ne peut se comprendre qu’en relation avec ce que j’appelle l’Eurodystopie. Vous dites que la figure du zombie est devenue omniprésente dans la société occidentale, du cinéma en passant par des parades d’Halloween, autrement dit, dans le monde du spectacle. Selon moi, la figure du zombie, même si elle ne fut pas décrite forcément comme telle, est au cœur même des logiques de fonctionnement du capitalisme et de l’État moderne, comme l’attestent les travaux littéraires décrivant les mondes dystopiques, dont l’exemple paradigmatique est 1984 de George Orwell, mais aussi les travaux scientifiques ou philosophiques sur la figure du sujet, prolétaire ou bourgeois, portant sur les sociétés occidentales. En Utopie, Thomas More nous dit que les infâmes, c’est-à-dire des gens de la classe inférieure sont couverts d’or et de luxe. Il s’agit donc d’une critique de la société anglaise du capitalisme naissant au XVIe siècle. Or, en Eurodystopie, le·la prolétaire idéal·e à Londres, à Paris ou à Berlin, « c’est quelqu’un dont on a vidé et réduit la tête et dont on a spécialisé certains organes, notamment la main – mais, à l’occasion, ce peut être les pieds, les yeux, les oreilles… La finalité de ces opérations a été parfaitement identifiée par Marx : le vidage de la tête et l’accaparement de la main, cela permettait l’extraction de la plus-value par le maître, c’est-à-dire par le capitaliste11. » Trois siècles après la publication de l’Utopie de More, les prolétaires qui peuplent la dystopie européenne sont des gens vidés de leur tête, des gens « sans tête », c’est-à-dire
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des « zombies ». En même temps, ces gens sont ceux qui produisent la plus-value capitaliste et le plus-de-jouir lacanien. Lacan « explique en effet que le marché économique qui s’est créé entre celui qui a vendu sa force de travail contre de la subsistance et le capitaliste est aussi un marché de la jouissance puisqu’un “plus-de-jouir s’y établit, qui est capté par l’autre”, le maître […] obtenu par la renonciation [du prolétaire] à la jouissance12 ». Produire des sujets sans conscience ni volonté, dont les « organes », principalement la main, telle une machine, travaillent à l’extraction de la plus-value, tel est, nous semble-t-il, le non-sujet produit et promu par le néolibéralisme. De manière fort diabolique, celui-ci se présente comme une machine qui décervelle les prolétaires, en en faisant les êtres-pour-la-jouissance que Lyotard avait perçus. Voici ce qu’il écrit, s’agissant de la terre natale de la dystopie orwellienne : « […] les sans-travail anglais ne se sont pas faits ouvriers pour survivre, ils ont – accrochez-vous ferme et crachez-moi dessus – joui de l’épuisement hystérique, masochiste, je ne sais quoi, de tenir dans les mines, dans les fonderies, dans les ateliers, dans l’enfer, ils ont joui dans et de la folle destruction de leur corps organique qui leur était certes imposée, ils ont joui qu’elle leur soit imposée, ils ont joui de la décomposition de leur identité personnelle, de celle que la tradition paysanne leur avait construite, joui de la dissolution des familles et des villages, et joui du nouvel anonymat monstrueux des banlieues et des pubs du matin au soir13. » La jouissance s’impose comme une composante structurelle des gens « sans tête » en dystopie néolibérale de nos jours. Une dystopie que préfigurait 1984, sous le régime de Big Brother. En effet, malgré le « puritanisme sexuel » prôné par les fonctionnaires de l’État-Big Brother, la jouissance est au programme de cet État et se traduit par l’orgasme collectif que produit la semaine de la Haine14 et qui entraîne des gens sans conscience ni volonté, parce qu’ils ont perdu la « tête », à « aimer » Big Brother. Ces gens sont des zombies. Car, dans l’État-Big Brother, nous dit O’Brien : « Nous sommes des morts. Notre seule vie réelle est dans l’avenir. Nous prendrons part à cet avenir sous forme de poignée de poussière et d’esquilles d’os15. » 1 — Maxime Coulombe, « Zombies, symptôme d’une époque terrifiée », dans Socio-anthropologie, Mortels ! Imaginaires de la mort au début du XXIe siècle, 2015, p. 49-60 2 — Voir le travail d’Edwards Evan Evans-Pritchard, Witchcraft, Oracles and Magic among the Azande, Oxford : Clarendon Press, 1937 3 — Robert Kurz, La substance du capital. Préface d’Anselm Jappe, Paris : Éditions l’Échappée, 2019, p. 269 4 — Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, Paris : La Découverte, 2017, p. 47 5 — Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, Paris : La Découverte, 2014 [première édition italienne 2006] 6 — On peut lire sur ces considérations générales, Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciale, Paris : Grasset, 2020 ; Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris : La Découverte, 2015 [2013] ; Domenico Losurdo, op. cit. 7 — Jean & John Comaroff, « Nations étrangères, zombies, immigrants et capitalisme millénaire », Bulletin du Codesria, 3 et 4, 1999, p. 19-32 ; Zombies et frontières à l’ère néolibérale. Le cas de l’Afrique du Sud postapartheid. Paris : Les Prairies ordinaires, 2010 8 — La notion de violence de l’imaginaire est une notion que Joseph Tonda a créée et développée dans Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris : Karthala, 2005 9 — Joseph Tonda, L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris : Karthala, 2015 10 — Florence Bernault, Colonial Transactions. Imaginaries, Bodies, and Histories in Gabon, Duke University Press, 2019, p. 183-187 11 — Dany-Robert Dufour, L’individu qui vient… après le libéralisme, Paris : Denoël, 2011, p. 187 12 — Dany-Robert Dufour, Baise ton prochain, Actes Sud, 2019, p. 85 13 — Jean-François Lyotard, Economie libidinale, Paris : Minuit, 1974, p. 136 14 — George Orwell, 1984, Gallimard, 1972 [1949], p. 240 15 — Ibid. p. 235
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V I R A L I T É E T C O N T R E -V I R A L I T É D E L A Z O M B I F I C AT I O N PA R B E N O Î T L A M Y D E L A C H A P E L L E
Vue de l’exposition de Christophe de Rohan Chabot, « BRITNEY/SKULL », 2020, Gaudel de Stampa, Paris. Courtesy de l’artiste et de Gaudel de Stampa ©Aurélien Mole
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« La pensée d’un monde où l’organisation artificielle assurerait la prolongation de la vie humaine évoque la possibilité d’un cauchemar1. » Lors de la dernière Biennale de Lyon (2019), une membre du comité éditorial me faisait remarquer son exaspération face à la fascination actuelle pour les zombies dans l’art contemporain. Cette atmosphère de zombification généralisée revenait selon elle à une mortelle acceptation de l’état social d’un capitalisme en fin de vie et d’une certaine délectation esthético-romantique au lieu d’y réagir artistiquement. Je soutenais cependant que la figure de zombie est plutôt équivoque et ambiguë dans son traitement par les artistes, les zombies pouvant aussi être vus comme des mort·e·s revenant se venger d’une « vie » qui leur a été volée. À l’heure où la menace de la contamination plane et continue de hanter le monde, il est temps de discuter de l’ambivalence de cette figure dans le cadre de notre société globalisée. Désormais, nous sommes environné·e·s par une grande variété de ce que l’on appelle communément « zombie », ou mort-vivant, tel que l’imaginaire culturel occidental a bien voulu nous le transmettre à travers la littérature, le cinéma, les clips et les séries. Pourtant, les zombies existent par-delà ces récits populaires et, bien que s’éternisant dans cet état intermédiaire entre la vie et la mort, c’est davantage entre la vie et l’exploitation, la manipulation ou l’esclavage, bien réels, que ces derniers rôdent : « suivant les origines haïtiennes de cette figure maudite, le zombie désigne le corps d’un individu sans âme, placée en état de mort artificielle par le sorcier vaudou, le “boko”. En ce cas l’individu est exhumé quelques jours après son inhumation par le boko, qui lui administre une drogue annihilant toute volonté, afin de transformer ce faux mort vivant en esclave docile. La figure du cadavre zombie est intimement liée à la religion vaudou (et à ses racines africaines) dont elle réfléchit de l’intérieur la hantise de l’esclavage2. » Convoquant explicitement cette pratique, Zombi Child (2018), réalisé par Bertrand Bonello, vient replacer celle-ci dans l’histoire récente et contemporaine. Le cinéaste établit un lien étroit entre cette tradition haïtienne (dont le rendu visuel pourrait lui donner une apparence un peu désuète), et notre présent globalisé dans lequel de jeunes filles de différentes nationalités peuvent se côtoyer à la Légion d’honneur, entre sororité, smartphones et fascination pour l’occulte : s’il ne s’agit pas nécessairement du constat principal de ce film, celui-ci nous rappelle que la zombification est un mal qui ne se limite ni dans le temps, ni dans l’espace. Car il serait erroné de s’imaginer cet état de dépossession de soi comme une lointaine et exotique curiosité, dont les démocraties occidentales seraient exemptées. Des phénomènes tels que l’hypnose ou le somnambulisme, en vogue à la fin du XIXe, en passant par toutes les manœuvres médiatiques visant à faire des masses des « cerveaux disponibles » et téléguidés pour alimenter une société économique fondée sur la consommation de tout, la zombification depuis les années 1930-1940 trouve de multiples avatars dans les sociétés régies par le spectacle et le contrôle. La culture occidentale a progressivement construit un maillage de stratagèmes et de méthodes scientifiques visant à un contrôle total des êtres humains dont les révélations des lanceur·euse·s d’alertes ou de #MeToo sur Hollywood ne seraient que la partie émergée d’un sordide iceberg.
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La vague de prises de parole dans le sillage de #MeToo a également dévoilé certaines pratiques obscures ayant possiblement nui à la santé mentale de nombreuses superstars du show-business, en cela proche de la zombification : usage de drogues ou persuasions psychologiques à des fins de contrôle sur des enfants, de jeunes femmes et hommes, aussi affaibli·e·s par des expériences traumatisantes (viols, incestes, humiliations, emprisonnements précoces...) qu’ayant soif de succès, et considéré·e·s comme pouvant avoir une grande influence sur la jeunesse globale. Aussi, les sorties récentes de chanteuses ou hit-girls telles que Britney Spears, Paris Hilton ou encore Lady Gaga laissent entrevoir, à qui veut bien lire entre les lignes, un processus de zombification classique ayant pour but la propagation, via les canaux des médias de masse, d’une substance de contrôle des populations : « au même titre que la zombification d’un sujet auquel le boko subtilise son âme afin de soumettre son corps à sa volonté et en faire un esclave docile et économiquement rentable, l’état de somnambulisme artificiel est provoqué au cours d’une mise en scène qui implique un rapport de domination et de contrainte, pouvant aller jusqu’à la mort ou à la possession érotique3. » Probablement issues du projet MK Ultra, secrètement mené par la CIA entre 1953 et 19734 et dont le but initial était d’expérimenter des méthodes de modification comportementale à des fins d’espionnage dans le cadre de la guerre froide (usant de drogues, harcèlements psychologiques, abus physiques…), ces pratiques et connaissances se seraient étendues par la suite dans le civil, et plus précisément dans la nébuleuse du show-business, afin d’utiliser la personnalité des stars comme support de diffusion efficace et massive de contenus idéologiques, d’archétypes reproductibles et d’injonctions subliminales. Le pacte faustien s’avère alors toujours aussi opérant lorsqu’il s’agit de pousser des enfants, des hommes ou des femmes aux actes les plus ignobles, et à vendre leur âme à des fins de reconnaissances suprêmes, pendant que des entités telles que l’industrie de la mode et du spectacle restent toujours à l’affût de ce type de cas. De nombreux récits dans la littérature ou le cinéma relatent ces manœuvres comme dans Glamorama (1998) de Bret Easton Ellis, Lost Highway (1997) de David Lynch ou encore L.A. Confidential (1990) de James Ellroy, faisant le lien direct entre show-business et esclavage humain, abus sexuel, contrôle et destructions mentales. Encore très débattues, ces pratiques nous intéressent dans la mesure où de nombreux·euses artistes intègrent la figure du zombie dans leurs œuvres de manière assez flagrante pour constater qu’il ne peut s’agir d’une coïncidence, l’art ayant de tout temps réfléchi l’atmosphère politique, économique et sociale d’une époque. Or, le zeitgeist actuel d’un indéniable néo-gothique5, la fascination pour la mort, les rituels occultes et les imaginaires apocalypticoromantiques d’une génération d’artistes marquée par le star-system et la culture mainstream – bien que consciente du mal que ces médias peuvent générer sur leur audimat – nous semble refléter cette possible réalité de l’état du monde demeurant encore trop ambiguë et gênante pour sortir totalement de l’ombre. Dans son exposition intitulée « Britney/Skull » (2020), Christophe de Rohan Chabot revenait sur le thème de la dépossession de soi à travers un ensemble d’images type gif, extirpées du visage de la pop star, et de crânes synthétisés alors que de tristes perruques blondes, rappelant la couleur de ses cheveux, gisaient sur des socles au ras du sol. Cette présentation sans équivoque quant à l’exploitation des données des célébrités ou demi-célébrités sur internet,
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Jimmy Beauquesne, Starstruck, 2017, broderie sur sweatshirt, bronze, plastique, maquillage, parfum Radiance ®, 163 × 30 cm. Courtesy de l’artiste
Vue de la performance, Eliza Douglas, Living Dead, 2019, Galerie Francesca Pia, Zurich, Suisse. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Francesca Pia
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Vue de la performance, Anne Imhof, SEX, 2019, Tate Modern, Londres, Royaume-Uni. Courtesy de l’artiste et de la galerie Buchholz, Cologne, Berlin, New York
Mati Diop, Atlantique, 2019. Courtesy Ad Vitam
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l’image de la chanteuse réduite à une surface quasi robotique – peut-être retouchée bien qu’encore réaliste –, pénètre dans la zone obscure de nos relations aux images, celles que nous consommons sans nécessairement prendre conscience de la zombification à l’œuvre dans leur production. Nous trouvions déjà Britney dans Starstruck (2017) de Jimmy Beauquesne, une tête sculptée et maquillée à l’image de la chanteuse après qu’elle s’était rasée le crâne, pensant pouvoir par ce geste symbolique, mais vain, se réapproprier son image en détruisant celle, sexualisée, exploitée par les médias. L’artiste ayant eu par le passé une expérience de mannequin, il est intéressant de constater combien ce type de zombification à l’occidentale apparaît dans les œuvres d’artistes ayant pratiqué ou pratiquant encore ce métier dans lequel l’exploitation est une règle bien connue (les séances photo sont rarement rémunérées par exemple). Certainement le mannequin le plus célèbre du monde de l’art, l’artiste Eliza Douglas s’est récemment travestie en zombie à l’occasion d’une exposition en duo avec Puppies Puppies (Jade Kuriki Olivo) à la galerie Francesca Pia à Zurich (2019). Performant devant un écran diffusant des extraits de la série The Walking Dead dans lesquels n’apparaissent plus que les zombies, elle s’expose comme une des leurs, tombée de l’écran. Mais il s’agit d’Eliza Douglas – avec ses attributs (elle porte un t-shirt Balanciaga) et son style bien reconnaissable – en zombie, se traînant par terre, reproduisant leur gestuelle codifiée par l’industrie du spectacle : profitant d’une présentation personnelle, l’artiste se pose à la fois comme sujet et objet de cette performance, en usant d’auto-réflexivité pour signifier la zombification à l’œuvre sur sa personne. D’abord en tant qu’objet de consommation rentable pour l’industrie de la mode, puis en tant que performeuse-star d’Anne Imhof, l’artiste primée à Venise au profit de laquelle Eliza Douglas s’est dépossédée de son image pour devenir la marque de ses performances wagnériennes. De même que les pop stars, les artistes doiventil·elle·s vendre leur âme au diable et devenir des zombies pour accéder (rapidement) au succès ? Lors des différentes performances présentées par Anne Imhof depuis 2014, se trouvent rassemblés les corps impassibles de jeunes créatif·ive·s errant et ne semblant plus vouloir accéder à quoique ce soit. Durant sa dernière performance intitulée SEX (2019), il·elle·s adoptaient également les codes du déplacement groupé des zombies ; et si l’artiste ne tient pas à y limiter son œuvre, elle reconnaît « qu’il y a certainement un peu du zombie dedans, quand ils dansent la valse comme des morts-vivants, mais de même que nous sommes environnés d’actes décérébrés, alors pourquoi ne pas s’en servir comme toile de fond et venir s’y placer6 ». Le statut du zombie demeure cependant ambigu dans ces mises en scène puisque sans cesse les performeur·euse·s d’Anne Imhof donnent l’impression de résister à leur condition, de s’insurger, bien que l’on ne sache jamais vraiment contre quoi. Il·elle·s révèlent en cela l’équivocité du zombie qui, s’il symbolise communément l’aliénation et la manipulation, peut aussi agir – grâce à son apparence abjecte et la frayeur qu’il provoque – sur le pouvoir en place : parce que le pouvoir issu de la modernité se pense immortel et rejette vers les périphéries tout corps putride, étranger ou mourant, après l’avoir utilisé économiquement, le retour du zombie au centre incarne une forme effective de refus du statu quo, l’exigence d’un contre-don social. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’autres artistes utilisant les mêmes codes ne voient plus chez le zombie la manifestation de l’exploitation humaine mais celle de l’affranchissement. C’est le parti-pris de Mati Diop pour
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Atlantique (2019), dans lequel la cinéaste franco-sénégalaise s’inspire de la légende islamique des djinns, ces esprits prenant possession des vivant·e·s afin de les influencer spirituellement et mentalement. Sur fond de crise des migrant·e·s, de spéculation immobilière et d’une jeunesse africaine globalisée, le film met en scène de jeunes ouvriers du bâtiment ayant vainement tenté d’émigrer vers l’Europe. Après leur disparition en mer, ils habitent les corps de leurs petites amies pour récupérer leur salaire auprès de leur exploiteur, qui se retrouve chaque nuit envahi par ces jeunes femmes-zombies le sommant de rendre l’argent. Deux registres d’émancipation apparaissent alors : celui des jeunes hommes pauvres s’appuyant sur leurs petites amies pour reprendre ce qui leur appartient, à savoir le résultat de leur force de travail ; celui de jeunes femmes victimes de règles traditionnelles archaïques (mariage arrangé) venant prendre au patriarcat traditionnel africain cette part de liberté qui leur revient de droit. Dans un autre genre, le purgatoire mis en scène par Wu Tsang et Tosh Basco dans The Show Is Over (2020) ne se préoccupe plus de la division binaire des genres et concentre des êtres androgynes errant dans l’obscurité. Psalmodiant un texte dans lequel il est question d’aliénation des corps et d’émancipation, c’est notamment grâce au mouvement fluidique du corps dansant, exécutant une chorégraphie et glissant sur la viscosité des surfaces de territoires encore partagés, que ces zombies comptent sur l’imagination et la création pour s’extraire de leur condition. En clamant que « le spectacle est terminé », l’œuvre affirme dans un sens qu’il est dorénavant temps de dépasser cette forme de diffusion culturelle ayant jusqu’à maintenant fait tant de mal aux êtres vivants. La figure du mort-vivant est autrement centrale dans Ditch Plains (2013) de Loretta Fahrenholz, un pseudo film de science-fiction reprenant les codes du récit post-apocalyptique (l’œuvre a été filmée dans le quartier dévasté de Far Rockaway, New York, peu de temps après le passage du cyclone Sandy). On y suit des membres du Ringmasters Crew, un groupe de danse hip-hop ayant la particularité de se contorsionner comme s’il·elle·s se déboîtaient les os, interprétant d’étranges chorégraphies dans un cadre urbain sombre et désertique. Ces dernier·ère·s errent sans but apparent, tel·le·s des zombies, tout en affichant une forte appartenance communautaire résistant aux effets du cataclysme ambiant, celui de la surveillance technologique globale, de la violence du quotidien, de l’individualisme normalisé, de l’affaiblissement des êtres. La forte présence esthétique du Ringmasters Crew au cœur de ce récit ténébreux, rappelle que « le maintien de la communauté, faite d’un assemblage de différences, est un tampon qui protège des effets déshumanisants du dispositif techno-social de plus en plus présent7 », comme le faisait remarquer la critique Annie Godfrey Larmon dans une très bonne analyse du film. Aussi, le zombie est-il ici encore admis tel une entité socialement résistante, parce qu’effrayante, parce qu’inexpugnable ; et si certain·e·s se permettent de jouer avec les faiblesses et la vulnérabilité propres à la condition humaine, on ne peut en revanche rien contre un zombie. La période actuelle, particulièrement sombre à tout point de vue, qui semble engager les artistes à renverser la sémiotique traditionnelle du zombie pour en faire une figure de lutte. Alors que toute notre société humaine se serait peu à peu zombifiée, à mesure que la révolution industrielle a versé dans la société du spectacle, elle-même dans la société de contrôle maintenant société de surveillance mondiale, reste à tous ces zombies que nous sommes de choisir laquelle de ces deux options nous souhaitons voir proliférer.
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1 — Georges Bataille, L’érotisme, Paris : Éditions de Minuit, 1957 2 — Olivier Schefer, « Fabrique du zombie ou l’errance des morts vivants » dans le dossier « Le cinéma surpris par les arts », in Les cahiers du Musée national d’art moderne, no 112/113, été-automne, Paris, 2010, p. 108 3 — Ibid., p. 111 4 — Lire à ce propos les résultats de la commission d’enquête du Congrès des États-Unis du 3 août 1977, Project MKUltra, the CIA’s Program of Research in Behavioral Modification [DOI : https ://babel.hathitrust.org/cgi/ pt ?id=mdp.39015013739290&view=1up&seq=33] 5 — Lire par exemple le dossier « GOTHIC REDUX », in Kaleidoscope, no 35, automne-hiver 2019-2020, p. 106 -185. 6 — Elizabeth Fullerton, « Zombie Expressionism : A Conversation with Anne Imhof », in Art in America, 19 avril 2019 [DOI : https ://www.artnews.com/art-in-america/features/zombie-expressionism-a-conversation-with-anneimhof-60165] 7 — Annie Godfrey Larmon, « Sur Loretta Fahrenholz, Ditch Plains à Reena Spaulings Fine Art, New York », in MAY, no 12, Paris, avril 2014
Vue de l’exposition, Wu Tsang « Visionary Company », Lafayette Anticipations, Fondation d’entreprise Galeries Lafayette, Paris, 2020. Courtesy de l’artiste, de la Galerie Isabella Bortolozzi, Berlin et de Cabinet, Londres © Pierre Antoine
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MÉLANCOLIE ZOMBIE L E Z O M B I E N ’ O U B L I E PA S , C’EST UNE FORME DE MÉMOIRE E N T R E T I E N AV E C J O S È FA N T J A M PA R M A R I E B E C H E T O I L L E
Josèfa Ntjam & Sean Hart, Mélas de Saturne, 2020, film couleur, son, 11 min 32 s. Courtesy de l’artiste et de Nicolas Pirus
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Marie Bechetoille Les zombies ont pris une grande place dans les fictions occidentales actuelles, en particulier le cinéma, les séries, mais aussi les arts visuels. Les artistes s’en emparent pour incarner des désirs de vengeance et de violence, mais aussi des possibilités de résilience et de réparation. Que signifie pour toi ce retour du zombie ? Quelle place l’imaginaire du·de la « revenant·e » occupe dans ta pratique ? Josèfa Ntjam J’ai commencé hier soir à regarder le film Zombi Child de Bertrand Bonello. J’aime la manière dont il est filmé, mais il faut vraiment le voir au cinéma et non sur un ordinateur ! J’ai vu aussi Atlantique de Mati Diop : les zombies viennent dire au revoir aux personnes qu’il·elle·s ont aimées plus que se venger. Ce sont des « âmes errantes » car leur mort n’a pas eu lieu correctement. J’ai beaucoup utilisé dans mon travail le concept de « sans-barque » qui vient de l’Égypte antique et par lequel on est voué à l’immobilité. Le fait de ne pas avoir de barque t’empêche de passer le Styx correctement, et donc tu seras voué·e à errer au-dessus du fleuve de la mort et à venir hanter les autres. Dans l’arborescence que j’ai constitué du « sans-barque », j’ai accroché le Spaceship de Sun Ra qui récupèrerait les âmes errantes pour les emmener sur une autre planète vivre pleinement leur mort. Une image d’une de mes vidéos pourrait faire écho à cela. On y voit la rencontre du tableau du XVIe siècle Charon traversant le Styx de Joachim Patinir et d’un vaisseau spatial futuriste. C’est un extrait de mon projet Liqueurs de sable, une lecture performée autour d’un voyage sur les eaux et leurs parcours migratoires. MB Les personnes zombifiées sont exclues du monde des vivant·e·s en étant mises au ban de la société. À la suite de cette mort symbolique, elles sont considérées comme subalternes et sont dominées, invisibilisées et exploitées… JN Le fait d’ostraciser de la société et de considérer certain·e·s comme zombies existe encore. Des zombies il y en a plein, même aujourd’hui à Paris. Les personnes qui prennent du crack sont exclues de la société. Il·elle·s vivent en dehors de leur corps, sont déconnecté·e·s. J’ai aimé le livre Ceux qui sortent la nuit de l’auteur camerounais Mutt-Lon, autour de la communauté des exwusus, considéré·e·s comme des sorcier·ère·s qui s’échappent de leurs corps pendant la nuit. Il·elle·s commettent des méfaits dans les villages, tuent des personnes ou influencent certaines décisions importantes de l’ordre d’un partage de territoire ou d’un mariage, etc. Le récit est celui d’un homme qui raconte comment sa sœur est morte en pratiquant le voyage astral auquel sa grand-mère l’avait initiée. Il y a cette idée que si ton âme sort trop longtemps de ton corps, elle ne pourra plus le rejoindre et qu’il va commencer à se nécroser… MB En 2018, l’expression « les zombies du métro » avait été utilisée dans la presse1 pour parler des personnes consommant du crack dans le métro parisien. L’utilisation péjorative de ce terme pour stigmatiser des personnes marginalisées avait soulevé une polémique. JN Il est vrai que le zombie est rattaché à une connotation négative. D’un point de vue philosophique, cela amène pourtant d’autres réflexions. Pour moi, ces personnes sont entre la vie et la non-vie, ce sont des morts-vivants à cause de leur situation.
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MB Au sein de tes textes, installations, sculptures, vidéos et performances, tu travailles par collages et superpositions. L’accumulation de différentes strates historiques et iconographiques joue avec les systèmes de représentations. Je pense notamment à ton utilisation d’allégories pour évoquer d’autres espaces-temps Par exemple, la sirène Mami Wata revient dans tes œuvres comme allégorie du pouvoir et de la violence coloniale. JN Les allégories sont passionnantes car elles se démultiplient, se transforment. Je fais en effet beaucoup de recherches étymologiques et sémiologiques. Cela me permet de recroiser des symboliques et de créer des figures hybrides importantes pour la narration. La manière dont j’écris et je parle dans mes films passe par une diction parfois incantatoire, de l’ordre de la déclamation ou du manifeste. Au-delà de l’allégorie, la forme de la voix donne aussi un autre corps aux textes que l’on vient raconter. Et c’est amusant si on repense au zombie étant donné qu’il ne parle pas, mais s’exprime par grognements. Si le zombie existait et que l’on enregistrait les sons qu’il émet, je me demande ce que donnerait cette matière, les nappes sonores produites avec des jeux de ralentissements ou d’accélérations… MB Dans ton dernier film Mélas de Saturne, le nom du personnage est Persona, utilisé dans sa multiplicité de sens, évoquant le moment où Ulysse déclare avec ruse « je suis Personne » dans l’Odyssée, mais également son étymologie liée aux masques mortuaires. Quelle importance accordes-tu aux mots et à leurs histoires ? JN Le terme latin persona est multiple comme le terme grec mélas, la matière noire de la mélancolie dont le mot « mélanine » découle. Je trouve intéressant ce chemin discursif et étymologique des mots à partir de mes recherches. En me concentrant sur ces mots persona et mélas je définis un contexte avant d’écrire le texte. Persona c’est d’ailleurs aussi un logiciel Firefox. J’aime regarder comment les mots traversent les temporalités et de quelles manières on les utilise, de leur origine mythologique à leur devenir numérique. MB La notion d’isolement est omniprésente dans ce projet Mélas de Saturne, tout comme la puissance des connexions avec les abysses, des mondes inversés et infinis… JN Quand tu es isolé·e, tu es dans un entre-deux, tu es à la fois dans le monde et à côté, mais tu n’es pas forcément connecté·e. Mon personnage Persona est isolé du fait d’être hyper connecté et cela le perd dans les multi-mondes des internets. Il sera toujours à la recherche de ses origines mais elles sont impossibles à retrouver car son adresse IP est cryptée et en mouvement constant. Mélas de Saturne parle de la mélancolie et de cet isolement comme forces créatrices tel un réel courant de pensée et non de la mélancolie du drame, du poète suicidaire. Les abysses et les endroits obscurs sont des forces de regroupement et de création qui permettent de créer la dissidence avant même qu’elle sorte au jour et qu’elle se fasse arrêter au moment où elle arrive. Les zombies n’arrivent pas tout de suite sur terre, il·elle·s étaient avant dans un endroit dont on ne connaît pas les tenants ni les aboutissants. Pourtant, une énergie très sombre est liée à ce lieu. Il·elle·s s’y organisent et quand il·elle·s en sortent, c’est tou·te·s ensemble. Le zombie n’est jamais seul.
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Josèfa Ntjam, Shapes of Mami Wata, 2019, photomontage, impression sur textile, 400 × 260 cm, « Sous la mangrove », La Mostra, Givors, Veduta 15e Biennale de Lyon © Blaise Adilon
Josèfa Ntjam & Sean Hart, Mélas de Saturne, 2020, film couleur, son, 11 min 32 s. Courtesy de l’artiste et de Nicolas Pirus
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Vue de la performance, Josèfa Ntjam, Aquatic Invasion, 2020, « La Manutention », 2020, Palais de Tokyo, Paris.
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MB En effet, même s’il est rejeté par la société, le zombie retrouve d’autres zombies. Et en groupe, il·elle·s peuvent créer un contre-pouvoir et se révolter collectivement, se venger des personnes qui les ont exclu·e·s. JN Dans le film Atlantique de Mati Diop, je l’ai perçu autrement. Quand il·elle·s reviennent sur terre, les zombies le font là où sont leurs amours. C’est le premier endroit où il·elle·s se rendent. Et même dans Zombi Child, il y a ce zombie qui se souvient de la femme qu’il aime encore et revient la voir. Le zombie n’oublie pas, c’est une forme de mémoire. MB L’Histoire s’écrit subjectivement et continuellement avec des oublis, des trous, des ellipses, qui reviennent la hanter. Par ta série de photomontages le Musée des inter-net-s, tu mets en avant les mécaniques de construction des récits historiques en évoquant l’historien, anthropologue et égyptologue Cheikh Anta Diop qui, dans son ouvrage Nations Nègres et Cultures publié en 1954, revendiquait l’origine subsaharienne de la civilisation égyptienne. JN Cheikh Anta Diop est une figure importante. Quand il a déposé sa thèse à la Sorbonne, elle a tout de suite été refusée et ce fut un tollé académique. Il paraissait impossible qu’un certain empire égyptien ait pu être noir. Si tu regardes une carte, la Nubie et l’Afrique subsaharienne sont pourtant collées. C’est comme dire que l’Afrique du Nord ne fait pas partie du continent africain… Beaucoup d’idées doivent être remises en question dans l’ouvrage et c’est le propre de l’Histoire d’être retravaillée avec de nouvelles informations. Mais politiquement cette perspective historique a tellement apporté. Notamment au moment de Harlem Renaissance, mouvement de renouveau de la culture afro-américaine dans l’entre-deux-guerres. La Blackness est devenue un symbole repris plus tard par les penseur·euse·s francophones de la négritude : Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas, etc. J’ai créé une iconographie intitulée People in Egypt avec tou·te·s les artistes qui se sont référé·e·s à l’Égypte, beaucoup issu·e·s de la diaspora africaine : Mohamed Ali, Malcolm X, Alice Coltrane, Nina Simone, Beyoncé ou encore Barack Obama que je fais apparaître sur une tête de Toutânkhamon. Je trouve que ce rapprochement a une puissance incroyable et donne à voir un pan de ce qui s’est passé avant la traite négrière. Il y a vraiment eu un trou historique pour cette communauté et pour moi le lien c’est l’Atlantique. Et par l’Atlantique, on revient aux nombreux morts-vivants présents dans l’océan. Cette histoire ressurgit du fond des abysses. De Mami Wata, la sirène des côtes africaines de l’Ouest à Drexciya, groupe de techno de Detroit dans les années 1990, il existe toute une mythologie des enfants né·e·s des femmes esclaves, jeté·e·s par-dessus bord pendant la traite négrière et la traversée de l’Atlantique. Ces afro-descendant·e·s mi-humains mi-poissons vivent grâce aux sorcières de l’école d’Atlantis, de l’empire drexciyan. Il·elle·s sont né·e·s de la mort finalement… MB Je pense en t’écoutant à des autrices contemporaines comme Zadie Smith, Chimamanda Ngozi Adichie, Fatou Diome ou Léonora Miano qui ont écrit des textes puissants au sujet de l’immigration, ses illusions et ses tragédies. JN En 2018, j’ai eu la chance de voir la mise en scène du texte Révélation,
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premier volet du texte Red in Blue trilogie de Léonora Miano, par Satochi Nyagi au Théâtre de la Colline. Le texte raconte ces âmes qui errent dans l’univers et qui décident de ne pas naître, de ne pas devenir des nouveau-nés car c’est le chaos sur terre. Le mort-vivant est inversé, c’est le né qui n’est pas encore vivant. MB Il est vrai que l’on pose souvent la question de la mort après la vie mais moins de la vie avant la naissance ! C’est perturbant de penser la marginalité à travers l’image d’un nouveau-né, avec cette dualité d’être à la fois en-dehors et au-dedans… JN Dans les penseur·euse·s important·e·s pour moi, il y a aussi Aimé Césaire. Il a écrit une série de textes pour d’autres auteur·rice·s, notamment Cérémonie vaudou pour Saint-John Perse. Je t’en lis un extrait : « (…) celui pour qui les burseras de la sierra suant sang et eau plus de sang que d’eau et pelés n’en finissent pas de se tordre les bras grotesques dans leur parade de damnés celui qui contemple chaque jour la première lettre génétique qu’il est superflu de nommer jusqu’à parfait rougeoiement avec à recueillir le surplus de forces hors du vide historique le chercheur de sources perdues le démêleur de laves cordées celui qui calcule l’étiage de la colère dans les terres de labour et de mainbour celui qui du sang rencontre la roue du temps et du contretemps mille fois plus gémissante que norias sur l’Oronte2 (…) » MB Quand tu performes au sein de tes installations, tu es à la fois autrice, actrice et réalisatrice en activant en direct la superposition de sons et de ta voix. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ces allers-retours entre personnage et narratrice ? JN Je me pose souvent la question. Je n’ai pas résolu cette place de l’énonciation. C’est moi qui suis sur scène, toutefois la dissolution des pronoms dans les textes crée un trouble. On ne sait pas si c’est moi ou le personnage qui parle. Je lis mes textes et c’est ma voix qui peut ainsi être entendue dans des espaces institutionnels à travers la duplicité des personnages. Dernièrement, au Palais de Tokyo pour le projet Aquatic Invasion3, j’ai été accompagnée sur le son et la vidéo, mais non sur l’interprétation du texte que je continue de travailler. Je peux être pleinement moi par l’oralité, la performance, l’écriture plus que par les objets. Je n’ai pas lâché prise sur le texte car le point d’incarnation passe par l’oralité et j’ai besoin de déclamer les mots. MB Tu préfères travailler en collectif ou seule ? JN J’ai toujours travaillé dans une dynamique de groupe, surtout en vidéo. Avec des ami·e·s artistes et curateur·rice·s, on a créé un collectif Black(s) to the future 4, un lieu d’échanges et de recherches tentaculaire autour de références communes. L’écriture est de fait un exercice dans lequel tu produis en te confrontant aux autres, en reprenant des figures de style que tu as pu lire chez certaines personnes pour les déformer... MB Il y a la présence d’autres voix à travers sa propre voix. En effet, on ne peut éviter la citation car on est pétri de tout ce que l’on absorbe, ce que l’on traverse, ce dont on hérite… Cela me fait penser à un
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Vue de la performance, Josèfa Ntjam, Aquatic Invasion, 2020, « La Manutention », 2020, Palais de Tokyo, Paris. Sur la photo Fallon Mayanja.
Josèfa Ntjam, Arche de résilience, 2020, céramique émaillée, métal, 146 × 60 × 120 cm, « To Thomas », 2020, galerie YGREC, Aubervilliers. Courtesy de l’artiste © Studio Objets pointus
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magnifique texte de Clara Schulmann intitulé Zizanies dans lequel elle raconte des paroles de femmes – scientifiques, chercheuses, journalistes, blogueuses, comédiennes – qui ont été importantes pour elle dans sa vie personnelle comme dans sa pratique de l’écriture. Elle écrit dans l’introduction : « Autour de ces “moments”, je rassemble une communauté imaginaire de personnages féminins, vivants ou morts, réels ou fictifs qui, d’une certaine manière, se parlent à travers ces pages5. » JN Une de mes sculptures, L’arche de résilience, évoque cela à travers un corps qui devient monstrueux par une accumulation de déceptions. Il est nécessaire d’accepter la monstruosité de son corps et de son esprit pour en arriver à une sorte de résilience. On a tou·te·s de la monstruosité en nous. On est tou·te·s un peu zombie. Le terme est si péjoratif qu’on ne l’assimile pas à soi-même et qu’il nous laisse penser que c’est toujours l’autre. Pour moi le zombie, c’est aussi la figure de l’alien·e et de l’étranger·ère qui est systématiquement mis·e de côté, comme sur la colline du crack ou dans les camps de migrant·e·s, des espaces où les gens vivent à moitié. La bien-pensance nous fait penser que ce sont toujours les autres. MB Il y a une invisibilisation de tou·te·s ces mort·e·s et de ces vivant·e·s qui survivent. Cela nous arrange de ne pas les voir, de ne pas en parler et donc de ne pas agir. On est en effet tou·te·s un peu zombie. JN Ma pièce Unknown Aquazone parle de ces zones non aquatiques et de leur potentiel historique. Il faut bien regarder car on peut découvrir plein d’indices dans la pièce. Sur soixante-dix superpositions de calques sont présents plusieurs personnages historiques morts pour l’indépendance du Cameroun : Ruben Um Nyobè, Marthe Ekemeyong Moumié et d’autres figures de révolte apparaissent… MB Tu mêles l’histoire politique à des formes végétales et colorées. Par ce « trop », tu affirmes un éclectisme de références et évites la frontalité. JN Quand tu vas chez l’antiquaire, tu tombes sur un million d’objets et d’histoires, il faut que tu reviennes plusieurs fois. J’aime la rigueur de la recherche pour démêler et comprendre. Par la superposition d’images, de personnages et de mythologies, je choisis de détourner pour éviter les discours didactiques. Si je dois parler du corps humain, je préfère utiliser le monstrueux ou le végétal et pour les questions politiques, évoquer des personnes qui ont une pensée très précise et les faire apparaître. Quand je propose des ateliers et des workshops, j’apporte des banques d’images sur lesquelles figurent des symboles importants. Je demande les histoires que cela raconte et je vais partager à mon tour les miennes. L’interprétation n’est pas figée. Les mort·e·s ont encore beaucoup à nous dire ! 1 — Geoffroy Tomasovitch et Jila Varoquier, « Quand les fumeurs de crack squattent des stations de métro parisiennes », Le Parisien, 19 janvier 2018 [DOI : www.leparisien.fr/faits-divers/paris-quand-les-fumeurs-de-cracksquattent-des-stations-de-metro-18-01-2018-7509147.php] 2 — Aimé Césaire, Cent poèmes d’Aimé Césaire, édition Omnibus, 2009, p. 180 3 — www.palaisdetokyo.com/fr/evenement/josefa-ntjam-aquatic-invasion 4 — www.blackstothefuture.com 5 — Clara Schulmann, Zizanies, 2020, Paraguay press, Coll « Essais », p.13
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Josèfa Ntjam, Unknown Aquazone, 2020, photomontage, plexiglass imprimé, argile, « Anticorps », 2020-21, Palais de Tokyo, Paris. Courtesy de l’artiste © Aurélien Mole
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UNE NÉCROMANCIE SONORE, E N T R E T I E N AV E C LE COLLECTIF ALMARE PA R P I E T R O D E L L A G I U S T I N A
Vue de la performance, Federico Chiari, Silent Set, 2019, commissariat ALMARE, Festival Musica in Prossimità, Pignerol, Italie. Courtesy de l’artiste et du Festival Musica in Prossimità © Silvia Mangosio et Luca Vianello
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Pietro Della Giustina Dans la tradition mythologique et religieuse du vaudou haïtien, l’esprit d’une personne décédée pouvait être convoqué du royaume des morts par un·e nécromancien·enne, par le biais de la magie noire, afin de l’asservir dans des plantations. C’est après l’occupation américaine d’Haïti au début du XXe siècle que le mot zombie entre dans la culture occidentale. Divers films, séries et jeux vidéo ont alimenté la fascination pour ce sujet, le déconstruisant et le réadaptant pour créer des scénarios apocalyptiques provoquant l’effondrement de la société humaine, dans lesquels des hordes de morts-vivants, dépourvus de voix, de conscience et d’opinion, errent à la recherche des humain·e·s survivant·e·s pour s’en nourrir. En tant que collectif d’artistes et de commissaires, ALMARE1 utilise le son comme un champ de réflexion et d’investigation ; comment le domaine du son et de la musique a été influencé par cette imagerie ? ALMARE Comme les religions syncrétiques de la Santeria cubaine et du Candomblé brésilien, le Vodou haïtien descend des cérémonies de l’Afrique Occidentale. Dès le XVIIe siècle, elles ont traversé l’océan Atlantique en même temps que les esclaves. Ce système religieux pose les bases d’une culture musicale qui va se développer en même temps que celle des Créoles, en particulier à la Nouvelle-Orléans. Les rythmes qui résonnent ici à Congo Square passent ensuite dans le blues et le jazz, qui sont le résultat d’une hybridation avec d’autres formes d’expressions minoritaires, comme celles des immigré·e·s italien·enne·s, des irlandais·e·s et des juif·ive·s. Bien que nous ne soyons pas musicologues, il nous paraît utile de parcourir brièvement la généalogie de cette contagion sonore, qui se rapporte à l’histoire de la diaspora africaine, mais aussi à des formes de résistance qui seront conduites justement par la création musicale et sonore. Qui peut dire ce qui a mené à ce procédé d’appropriation culturelle, initié par les médias dominants blancs, que tu cites à raison, pour que l’industrie du spectacle transforme le zombie en cette vague de zombies qui a déferlé sur les écrans ? En ce qui concerne ALMARE, nous nous intéressons avant tout au son, et nous aimons tout particulièrement spéculer sur les différentes techniques d’enregistrement sonore. C’est pourquoi nous voudrions faire un grand saut dans le temps et citer ici le critique musical anglais Simon Reynolds, qui parle de « zombie music » pour décrire la diffusion contagieuse de la pratique du sampling : « Des rythmes, des licks, des cris et des riffs désincarnés – nés du souffle et de la sueur humains – sont vivisectés de leur contexte musical d’origine puis littéralement galvanisés, dans leur sens premier. Sampledelia est une musique de zombie : un son mort réanimé comme le cadavre haïtien ramené à une demi-vie robotisée par un sorcier vaudou, puis utilisé comme esclave2. » Gilbert Rouget, dans ses études sur la pratique de la transe dans la culture occidentale depuis le monde grec jusqu’à la Renaissance3, explique par exemple que le mélodrame italien entretient des liens forts avec les rituels de possession, au cours desquels on faisait chanter des cadavres. Le mot opéra dérive d’ailleurs de l’expression « opération (anatomique) en musique ». Rouget met ainsi en évidence la tension inextricable entre anatomie du corps mort et anatomie du corps chantant. PDG Pour l’exposition « Waves Between Us » (2020, Fondazione Sandretto Re Rebaudengo, Turin) vous avez présenté l’œuvre On the
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morning of the Fifth Anniversary, premier épisode d’une sound fiction intitulée Life Chronicles of Dorothea Ïesj S.P.U. Dans un futur imaginaire et dystopique, la protagoniste de l’histoire, l’archéoacoustologue Dorothea Ïesj, parvient à obtenir des traces sonores d’objets et de lieux grâce à la plateforme d’extraction ECHO (Equalized Control of Hierarchic Oscillation). L’univers de Dorothea est un monde dans lequel le son a pris le dessus sur les images, l’ouïe sur la vue. ECHO et son fonctionnement rappellent une branche de l’archéologie appelée archéo-acoustique. En quoi consiste cette discipline ? Peut-on la définir comme une forme de nécromancie contemporaine ? Comme un concept d’enregistrement en tant que memento mori pour l’être humain ? AL L’archéo-acoustique désigne aujourd’hui une nouvelle branche de l’archéologie qui étudie les phénomènes acoustiques liés à des sites ou à des artefacts de l’antiquité. Elle s’intéresse tout particulièrement à la manière dont le rapport entre son et architecture peut nous aider à mieux comprendre les fonctions rituelles et sociales de ces lieux. Le terme archéo-acoustique renvoyait déjà au début du siècle dernier à une multitude de pseudo-disciplines qui théorisent la possibilité de récupérer à la lettre des sons du passé inscrits accidentellement dans la matière (spécialement dans des poteries en argile et céramique). Le philosophe américain Charles Sanders Peirce écrivait en 1902 « [...] qu’il n’est que question de temps pour que les progrès technologiques arrivent à déchiffrer la voix d’Aristote qui se serait auto-enregistrée d’elle-même4 ». Une hypothèse jamais démontrée scientifiquement, mais qui a généré toute une série de légendes qui abreuvent la culture populaire : on la retrouve dans des séries télévisées, dans des films et des jeux vidéo5. Dans notre récit, ECHO est la technologie qui permet de donner vie à cette théorie et ainsi, comme le dit Dorothea, elle « [...] fait parler les morts comme les vivants ne parleront jamais ». L’archéo-acoustique devient alors un véritable instrument de nécromancie contemporaine. Mais il faut relever que cette capacité à « relire », littéralement, le passé est aussi un instrument de pouvoir. Dans un monde où chaque discours est enregistré, et peut être rejoué, ces voix exhumées participent à la construction, sinon à la fabrication, de nos souvenirs. Un effet interprétatif qui ne saurait être neutre ou impartial. La technologie, la mémoire et la représentation de soi se fondent alors dans un même geste-objet – l’enregistrement – entendu au sens large, comme n’importe quel acte qui, au-delà même de la dimension sonore, génère une trace. À l’ère de l’information, ces traces de nous-même sont la fois un memento mori, comme tu dis, et aussi un memento vivere. Non seulement un avertissement, mais une consigne forcée, parce qu’enregistrer et s’enregistrer sont des conditions nécessaires de l’existence, un diktat imposé par une économie de la présence. Souviens-toi que l’on se souviendra de toi, enregistre que tu seras enregistré·e. PDG Le 12 juin 1959, le cinéaste et chanteur d’opéra suédois Friedrich Jürgenson enregistre des chants d’oiseaux à l’aide d’un magnétophone. En les réécoutant, il perçoit des voix humaines indistinctes en fond, alors qu’il était seul au moment de la prise de son. À partir de ce moment, Jürgenson poursuit ses expérimentations,
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ALMARE, Life Chronicles of Dorothea Ïesj S.P.U. – Episode 1 : On The Morning of The 5th Anniversary, 2020, bande son avec surtitrage, captures tirées de la vidéo. Courtesy des artistes
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ALMARE, Life Chronicles of Dorothea Ïesj S.P.U. – Episode 1: On The Morning of The 5th Anniversary, 2020, bande son avec surtitrage, captures tirées de la vidéo. Courtesy des artistes
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échantillonnant différents contextes sonores et trouvant dans les enregistrements des voix humaines qui n’étaient pas audibles au moment de la captation. Il prétend aussi entendre la voix de sa mère décédée, qui essaierait de rentrer en contact avec lui. C’est le début du phénomène controversé des voix électroniques, aussi appelé PVE, qui permettrait aux vivant·e·s d’entendre les voix « non mortes » des défunt·e·s. Comment expliquez-vous le succès que cette pseudo-science a rencontré au fil du temps ? Comment le PVE a-t-il influencé l’écriture de Life Chronicles of Dorothea Ïesj S.P.U. ? AL Jürgenson travaillait avec le psychologue Konstantin Raudive, dont le livre Breakthrough6 répertorie une collection de plus de dix mille interférences spectrales : voix de philosophes, d’écrivain·e·s, et d’autres personnages célèbres. Ces défunt·e·s se transforment en voix de synthèse et parlent le langage des machines : celui de « l’automation7 », qui permet de rompre avec l’en-fance8 de la mort et de se réincarner dans une forme de post-vie constituée d’oralité inorganique. Les PVE ramènent à la vie des êtres désincarnés dont la voix ressemble à des librairies autotune, à des apparitions-software de vocaloids qui évoquent aussi les voix deep-fake générées par des IAs. En 2002, Mike Kelley et le musicien Robin Rimbaud (aka Scanner) « re-enactent » les expérimentations de Raudive à travers une série d’installations audio pour l’exposition « Sonic Process », au Centre Pompidou9. Pour Mike Kelley, ces enregistrements spectraux sont le fruit d’une expérimentation électro-acoustique DIY (les PVE sont d’ailleurs des auto-enregistrements) qui s’inspirent de l’occultisme pour mettre au point une nouvelle méthode créative. Les PVE, en tant que style ou en tant que genre musical, sont paradoxalement quelque chose de très pop. Ce paradigme, qui renvoie à l’idée d’un au-delà retransmis technologiquement – la soi-disant « Instrumental Trans-Communication » – est aussi une autre forme d’archéo-acoustique. À son tour, ECHO peut être considérée comme un générateur de PVE, et qui, comme on l’écrit dans notre récit : « n’extrait pas [...] des sons de la matière, mais en propose un rendu, une simulation ». Il s’agit ici d’un thème central dans notre recherche : le rapport entre la technologie – considérée, selon la célèbre définition de Ursula K. Le Guin10, comme une interface entre l’homme et la matière – et la reconstitution d’un passé mémoriel. Il est intéressant de relever que pour Raudive, et dans l’univers PVE en général, le paranormal se manifeste avant tout comme une « interférence ». Ce terme, originaire du jargon équestre, désignait un accident entre deux chevaux qui se blessent en entremêlant leurs fers – en s’inter-férant. L’enregistrement, comme chaque technologie, est donc une interface-interférence, inter-visage et inter-blessure, qui met en contact les humain·e·s et la réalité qui les entoure. Un acte accidentel de perception et de perforation de la présence dans l’absence, de la mémoire dans la perte. PDG Souvent considérée comme le facteur déclencheur d’une épidémie de zombies, comme dans la série de jeux vidéo à grand succès Resident Evil, la contagion devient partie intégrante des stratégies militaires dans lesquelles le son est utilisé comme une arme et un instrument de contrôle. Steve Goodman, dans son livre Sonic Warfare, écrit à ce sujet : « Une “machine de guerre sonique” [...]
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se définirait par sa cohérence rythmique, ne prendrait pas la violence ou le bruit comme objet premier, mais concentrerait plutôt ses forces sur la mobilisation et la contagion affective. Sa politique de fréquence impliquerait la manière dont la force vibratoire serait capturée, monopolisée et redéployée11. » Aussi, dans Life Chronicles of Dorothea Ïesj S.P.U., la protagoniste évoque des « enregistrements qui ont un poids militaire », des « détonateurs à ondes utilisés comme armes d’oppression », et dit également « le son ne tue pas, c’est donc, de facto, une arme ». Le son peut-il agir comme un élément infectieux ? Serait-il vraiment capable de modifier les perceptions humaines, de stimuler certaines impulsions, au point de contrôler l’esprit des gens ? AL Étant donné la période historique que nous traversons, il faut bien sûr faire preuve de prudence quand on évoque les notions de contagion et de viralité. Il y a pourtant peu de phénomènes qui aient autant de potentiel épidémique qu’un hit musical. En tapant le mot « earworm » dans YouTube, on tombe facilement sur un grand nombre de mashups de ritournelles à la fois insupportables et irrésistibles. Un « earworm », c’est une chanson – ou un bout de chanson – qui s’invite dans notre tête et qui se transforme immédiatement en une boucle qui continue à tourner une fois l’écoute terminée. Précisément dans son livre Sonic Warfare, Goodman met au point le concept d’earworm à partir du film Decoder12, dont les protagonistes mènent une guérilla anti-système jouant sur les potentialités « contagieuses » de certaines technologies d’enregistrement (tape-terrorism). Dans le film, ces audio-militant·e·s s’opposent au régime capitaliste et à la Muzak – à la fois instrument pour captiver l’attention et dispositif de musique « de fond » –, qui symbolise une forme de rapport inconscient à la consommation. Au-delà de cet exemple, les modalités d’écoute au sein du régime capitaliste contemporain reflètent aussi la logique opérationnelle du pouvoir. Depuis les années quatrevingt, la production musicale se met au service du capitalisme tardif, ce qui est rendu possible grâce aux conditions d’écoute continue dans lesquelles nous sommes désormais plongé·e·s : « la virologie sonore part du principe d’un “mode-écoute” [mode of audition] actif en permanence [...] c’est ainsi que le corps devient vulnérable à la contagion virale13 ». Aujourd’hui, l’écoute est inévitablement une « écoute-ubiquité », au point que nous ne soyons souvent plus en mesure de discerner l’origine des sons qui émergent au sein d’un terrain médiatique saturé. C’est une question que nous abordons aussi dans notre fiction sonore : « l’oreille est un territoire en permanence envahi […] on ne peut pas la fermer […] moduler le son signifie moduler l’oreille, moduler les comportements sociaux […] moduler le réel ». La nécromancie que nous évoquions plus haut est donc aussi résolument biopolitique. À ce propos, Eldritch Priest, expert de culture sonique, aborde la question de l’earworm à l’aune d’un présupposé différent, en suggérant que certes, elle est indéniablement une composante du capitalisme, mais qu’elle n’en demeure pas moins une forme de résistance. Le vacarme incessant causé par la technologie « extermine14 » le son qui nous entoure qui n’a alors plus de raison d’être écouté. Tout se mue en un bruit de fond étale et omniprésent. Avec les earworms qui résonnent dans nos tympans, perception et pensée coïncident. L’earworm est un bug, une métastase du système. Elle nous restitue l’expérience de l’écoute dans l’absence paradoxale d’ondes ou de fréquences.
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Vues de la performance, Marina Rosenfeld, Production, 2018, commissariat ALMARE, projet organisé en collaboration avec Standards, Milan, Italie. Courtesy de l’artiste et de Standards © Roberto Casti
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PDG Dans le film Ghost Dance (1983) du réalisateur britannique Ken McMullen, le philosophe Jacques Derrida, invité à jouer son propre rôle, affirme : « […] on pourrait penser que la science et la technique laissent derrière [elles] l’époque des fantômes qui était l’époque des manoirs, d’une certaine technologie fruste, d’une certaine époque périmée. Je crois au contraire que l’avenir est aux fantômes et que la technologie moderne de l’image, de la cinématographie, de la télécommunication décuple le pouvoir des fantômes et le retour des fantômes15. » Depuis l’invention du premier phonographe par Thomas Edison – également connu sous le nom de « magicien de Menlo Park » –, la technologie a joué un rôle primordial dans la tentative de l’homme d’accéder au monde de l’au-delà et de réveiller les esprits des mort·e·s. Comment le développement technologique a-t-il historiquement contribué à élargir les scénarios des sciences occultes ? AL Essayons plutôt d’inverser cette perspective, en soulignant à quel point la fascination à l’égard de l’occultisme et du paranormal a influencé le développement des principales technologies de communication. Parmi les différentes fonctions du phonographe qu’il avait inventé, Thomas Edison incluait la possibilité de préserver la voix des défunt·e·s. À la même époque, Alexander Graham Bell et Francis Blake construisent une machine en utilisant une véritable oreille humaine coupée et un châssis de bois pour inscrire des voix sur une plaque de verre fumé. Bell a détenu le brevet du téléphone jusqu’en 2002, quand on a enfin accordé la paternité de cet instrument révolutionnaire à l’italien Antonio Meucci. Cet instrument a aussi été inventé par le biais d’expérimentations controversées sur l’utilisation thérapeutique de la galvanisation. Pendant ces séances d’électrothérapie, les « patient·e·s » de Meucci criaient si fort qu’il s’aperçut que leurs hurlements résonnaient à l’intérieur d’un câble en cuivre (et à propos d’expérimentations médico-paranormales, c’est aussi une séance de galvanisation qui donnera naissance au Frankenstein de Mary Shelley). Technologies, expérimentations occultes et cérémonies nécromantielles ne font donc qu’une dans le zeitgeist de cette époque de grandes inventions. C’est du même câble électrique que naissent à la fois le téléphone et le monstre mort-vivant. Médiumnique et médiatique : le mot « médium », que nous utilisons aujourd’hui pour désigner les différents moyens de communication, « [...] serait inconcevable sans prendre en compte sa signification première de “médium spiritique”, liée aux pratiques de communication avec les morts entre le XIXe et le XXe siècles16 ». Après Derrida, et tous ceux qui ont repris sa conception de l’hantologie17, il nous semble presque impossible de penser le fantôme sans le lier à la condition d’être habité par une technologie qui altère notre existence en redonnant la vie à des spectres (fantasmes) du passé. C’est peut-être justement ce qui nous a poussé à écrire une science-fiction, pour essayer de transmettre, à travers une histoire projetée dans l’avenir, mais qui se tourne vers le passé, notre rapport à la mort, aux souvenirs, et à l’organisation politique de la vie. Tout en spéculant sur les possibilités infinies des technologies encore à venir – ou des technologies qui auraient pu être.
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1 — Fondé à Turin en 2017 par Amos Cappuccio, Giulia Mengozzi, Luca Morino et Gabriele Rendina Cattani, ALMARE est investi depuis 2019 dans le projet All Signs Point To Rome, Diane, autour de la notion d’auto-enregistrement comme pratique de monitoring de soi et d’auto-détermination. Le projet se compose d’une série de lectures performances et de la série audio Life Chronicles of Dorothea Ïesj S.P.U.. ALMARE a collaboré avec des institutions internationales telles que la Fondazione Baruchello (Rome), la Cité internationale des arts (Paris), MACAO (Milan), PAV – Parco Arte Vivente (Turin), la Fondazione Sandretto Re Rebaudengo (Turin). 2 — Simon Reynolds, Generation Ecstasy : Into the World of Techno and Rave Culture, New York : Routledge, 1999 3 — Gilbert Rouget, La musique et la transe. Esquisse d’une théorie générale des relations de la musique et de la possession, Paris : Gallimard, 1980 4 — Charles Sanders Peirce, Reason’s Rules, Collected Papers vol. 5, 1934 5 — Voir par exemple le téléfilm britannique Tape Stone (1972), l’épisode Hollywood A.D. de la série The X-Files (2000), l’épisode Committed de la série CSI : Crime Scene Investigation (2005), ou encore des jeux vidéo comme Amber : Journeys Beyond (1996) ou Tacoma (2018) 6 — Konstantin Raudive, Breakthrough : An amazing experiment in electronic communication with the dead, 1971 7 — Luciana Parisi, « Machine Sirens and Vocal Intelligence », dans le volume AUDIT unsound :undead, Urbanomic, 2019 8 — Le mot « enfance » indique littéralement l’âge où l’on ne sait pas parler. 9 — Mike Kelley, « An Academic Cut-Up, in Easily Digestible Paragraph-Size Chunks ; Or, the New King of Pop: Dr. Konstantin Raudive », Grey Room no. 11 (automne 2003), p. 22-43 10 — Ursula K. Le Guin, « A rant about « technology » », E-flux conversations, juillet 2016 11 — Steve Goodman, Sonic Warfare : Sound, Affect, and the Ecology, Massachusetts Institute of Technology Press, 2010, p. 11 12 — Muscha, Decoder, 1984 13 — Steve Goodman, op. cit. 14 — Eldritch Priest, « Earworms, Daydreams and Cognitive Capitalism », dans Theory, Culture & Society, Vol. 35, 2018 15 — Ken McMullen, Ghost Dance, 1983 16 — Erhard Schüttpelz, Trance Mediums and New Media : The Heritage of a European Term, dans Trance Mediums and New Media. Spirit Possession in the Age of Technical Reproduction, Fordham University Press, 2015 17 — « Hantologie » est un néologisme créé par Jacques Derrida (Spectres de Marx, 1993) qui exprime une « logique de la hantise » typique des télé-technologies qui « divisent le présent-vivant, qui ne survit qu’en tant qu’image ou archive spectralisée » (Echographies de la télévision, entretiens filmés avec B. Stiegler, Editions Galilée-INA, 1996). Cette notion joue un rôle majeur dans le débat philosophique international et a notamment influencé des penseurs tels que Mark Fisher, Simon Reynolds et Adam Harper.
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INTRODUCTION PA R P I E T R O D E L L A G I U S T I N A
À la suite du « Global terroir » de La belle revue #8, dédié au Cap en Afrique du Sud, nous poursuivons notre enquête sur le continent africain avec la ville majeure du Nigéria : Lagos. Grâce aux échanges avec deux personnalités du milieu culturel français au Nigéria, Christelle Folly, attachée culturelle à l’Ambassade de France de Abuja, et Maurice Chapot, coordinateur des activités culturelles au sein de l’Alliance Française de Lagos, nous avons bénéficié d’un accompagnement local dans la conception de cette rubrique, qui sera imprimée et diffusée en version anglaise à Lagos en octobre 2021. Nous avons fait appel à trois connaisseur·euse·s de la scène lagotienne, profondément engagé·e·s et contribuant activement à sa résonance internationale : Iheanyi Onwuegbucha, critique d’art, commissaire d’exposition et ancien directeur du Centre d’art contemporain de Lagos, Roli O’tsemaye, critique d’art, curatrice et rédactrice de TSA Art Magazine, et Ayodeji Rotinwa, essayiste, critique d’art et rédacteur en chef adjoint de la plateforme d’information African Arguments. Leurs témoignages révèlent la ferveur urbaine, la présence de nombreuses communautés d’artistes, la multiplication récente de lieux et de projets d’art qui font de Lagos un terrain propice à la création sous toutes ses formes.
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Le texte d’Iheanyi Onwuegbucha présente l’hétérogénéité des lieux d’art et le dynamisme des acteur·rice·s à la base de ces initiatives. Avec plus de vingt millions d’habitant·e·s, Lagos manifeste de grandes disparités sociales, dont l’une des causes se trouve dans l’exportation du pétrole sur laquelle se fonde l’économie du Nigéria. Un secteur privé avec d’importantes ressources financières prêt à investir dans l’art et la culture a ainsi pallié la quasi-absence de financements publics. Si le système, que l’auteur qualifie de « mainstream », se concentre dans les activités de plusieurs galeries et dans des institutions plus établies, telles que l’African Artists Foundation, le Centre d’Art Contemporain, le Lagos Photo Festival ou plus récemment la Biennale de Lagos, le milieu alternatif a vécu un essor depuis cinq ans grâce à des initiatives menées par des artistes : le Museum of Contemporary Art Lagos, le Junkyard Museum of Awkward Things ou encore la Treehouse, fondés respectivement par Uchay Joel Chima, Thejunkmanfromafrika Dilomprizulike et Wura-Natasha Ogunji, sont parmi les lieux qui animent l’expérimentation « underground », symboles du succès commercial de ces artistes qui leur a permis de les financer. Roli O’tsemaye décrit Lagos par le biais d’une série d’œuvres qui mènent une réflexion sur l’effervescence de la ville, sur des problématiques sociales et économiques, et plus généralement sur le récent passé du Nigéria. Les teintes vives et clinquantes de Lagos sont effacées par Logo Oluwamuyiwa, qui, avec sa série de photographies en noir et blanc Monochrome Lagos (2013 – en cours), montre sous de nouvelles perspectives cette mégapole, en mettant l’accent sur des individus et des lieux qui seraient autrement passés inaperçus. La série Lagos Soundscape (2008 – en cours), de l’artiste Emeka Ogboh, se concentre sur les nuances sonores de cette ville en ébullition permanente où le son devient l’expression du système hyper-capitaliste qui la régit. L’artiste britannique Polly Alakija, installée au Nigéria depuis 1989, produit une fresque pour les piliers du Falomo Bridge, choisissant de rendre hommage aux 276 jeunes filles kidnappées en 2014 afin que la population n’oublie pas cet épisode tragique. Enfin, l’exposition « Power Show I » (Omenka Gallery, 2018), d’Ay Akínwándé, souligne l’une des grandes contradictions de Lagos et du Nigéria, un pays riche de ressources naturelles, mais qui voit une carence systémique d’essence et d’énergie électrique. L’article d’Ayodeji Rotinwa se concentre sur la résurgence de la portraiture noire peignant des sujets de la vie ordinaire. Ce genre pictural, déjà présent dans l’histoire de l’art nigérian a gagné en importance chez les jeunes peintres tel·le·s que Chiderah Bosah, Tosin Kalejaye, Collins Obijiaku, Marcellina Akpojotor ou David Otaru, et a aussi récemment suscité l’intérêt des institutions locales et internationales et du marché de l’art, donnant lieu à plusieurs expositions thématiques, à l’image de « Liminality in Infinite Space », à l’African Artist Foundation de Lagos en 2020. Les artistes de cette génération, souvent autodidactes, qui utilisent internet et les réseaux sociaux comme un cadre de formation et de confrontation vis-à-vis du monde, réalisent des peintures aussi bien de leurs ami·e·s que de leurs familles, ou de personnes croisées dans la rue, percevant la représentation de la vie ordinaire comme un outil d’expression politique et un moyen d’identification.
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L’ A R T M O S P H È R E U N D E R G R O U N D L A G O T I E N N E : D E S A R T I S T E S NIGÉRIAN·E·S QUI RELÈVENT LE DÉFI PA R I H E A N Y I O N W U E G B U C H A
Vue de l’exposition, Rahima Gambo, « Tatsuniya », 2018, Treehouse, Lagos, Nigéria. Courtesy de l’artiste et de Treehouse
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Lagos est la ville la plus peuplée du Nigéria, où elle occupe une place centrale dans le secteur artistique et culturel. Avec une population dépassant les vingt millions d’habitant·e·s, elle est la capitale économique et le principal hub culturel du pays. Même si Lagos est pleine d’une réserve presque illimitée d’artistes, de producteur·rice·s et de consommateur·rice·s d’art et de culture, on y trouve très peu d’infrastructures ou de financements publics pour soutenir ces activités, un paradoxe pour la ville qui avait accueilli en 1977 le célèbre Festival of Black Art and Culture (FESTAC). Le secteur privé, qui englobe sans distinction entreprises commerciales et organisations à but non lucratif, se retrouve donc au premier plan pour le financement de la production artistique. Depuis le début des années 2000, un certain nombre d’initiatives privées ont émergé, venant redéfinir l’économie culturelle de la ville et son écosystème artistique. Plusieurs de ces initiatives nées dans l’underground contribuent à alimenter le système mainstream. En retour, cette industrie culturelle mainstream engage le milieu alternatif, à l’occasion de grands rendez-vous du calendrier culturel de la ville. Cet article entend explorer les relations qu’entretiennent ces pôles antagonistes. Au moment de l’Indépendance, dans les années 1950-1960, le développement de l’art au Nigéria a été promu par des artistes, qui ont pu bénéficier d’un soutien occasionnel, quoique limité, de l’État. Ces personnalités ont commencé à ouvrir des galeries d’art et des centres d’art en parallèle de leurs propres ateliers, pour créer des espaces d’échange et de partage avec les autres membres de la communauté artistique, une pratique qui reste encore largement répandue aujourd’hui. On pourra noter par exemple l’initiative d’Aina Onabolu à Lagos, qui a conçu une galerie d’art à l’intérieur de sa résidence d’Ebute Metta en 1954. Ou évoquer le studio de Bruce Onobrakpeya, devenu l’Ovuomaroro Gallery, établie à Palmgrove en 1962. De la même manière, Afi Ekong, qui a dirigé la Gallery Labac, créée sous l’impulsion des autorités nigérianes, et a fondé en 1964 The Bronze Gallery1. Dans d’autres régions du pays, citons Felix Idubor et sa Idubor Gallery for Arts and Culture, désormais Idubor Arts Gallery2 (Benin City, 1958), Uche Okeke et son Asele Art Institute3 (Nimo), Demas Nwoko et ses New Culture Foundation4 et New Culture Studios and Gallery6 (Ibadan), ou encore Bona Ezeudu et la Bona Gallery (Enugu). Bien sûr, cette liste est loin d’être exhaustive. Plusieurs galeries ont ouvert à Lagos depuis la tenue du FESTAC 77, qui a déclenché une véritable expansion de l’activité culturelle de la ville. D’autres sont apparues à partir du milieu des années 2000. Notons par exemple le Centre for Contemporary Art, né en 2007, dont le lancement a considérablement transformé la direction de la création contemporaine à Lagos. Grâce à une programmation orientée vers la médiation et l’expérimentation, le CCA a établi une nouvelle tendance : il est désormais rare de trouver des expositions n’intégrant aucun programme envers les publics. L’African Artist Foundation, avec le lancement de la National Art Competition et du Lagos Photo Festival, sont venus soutenir une scène photographique en plein essor. Plus près de nous, ces cinq dernières années, de nouvelles initiatives très convaincantes ont été lancées, faisant souffler un vent nouveau sur la scène artistique. Parmi les nouveaux venus dans le paysage, on compte des collectifs d’artistes, des galeries commerciales, un musée d’art contemporain, des foires
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et des festivals, une biennale et plusieurs espaces gérés par des artistes. Ces dernier·ère·s ont relevé le défi et décidé de combler eux·elles-mêmes le vide laissé par des institutions culturelles publiques inexistantes, encouragé·e·s par le récent intérêt manifesté sur le marché de l’art pour les œuvres africaines. Alors que les prix des œuvres des artistes contemporain·e·s nigérian·e·s explosent sur un marché de l’art globalisé, certain·e·s d’entre eux·elles donnent en retour, mu·e·s par un sentiment de responsabilité envers la communauté artistique qui les a fait grandir, et désireux·euses de rendre à cette ville qui a fait d’eux·elles ce qu’il·elle·s sont devenu·e·s. D’autres « artpreneur·euse·s », décident eux·elles de fonder des espaces de travail incluant lieux d’habitation, services de bar et de restauration et galerie à destination des artistes et des producteur·rice·s, initiatives financièrement rentables pour soutenir leur art. Musées Comme dans d’autres régions d’Afrique, de nouveaux musées sortent de terre pour répondre au besoin pressant d’une communauté artistique en expansion constante et proposer un lieu d’accueil, dans la perspective d’un retour prochain des œuvres africaines volées pendant la colonisation. Des artistes en prennent parfois eux·elles-mêmes l’initiative, décidé·e·s à créer des musées. C’est le cas de l’underground Junkyard Museum of Awkward Things et du Museum of Contemporary Art. Le Junkyard Museum, dirigé par l’artiste nigérian Thejunkmanfromafrika Dilomprizulike désormais installé en Allemagne, fait partie du JCC (Junkmania Creative Concepts) Worldwide. Pour Junkman, le musée, qui se double d’un atelier, « héberge des œuvres et concepts anthropologiques du junkmanfromafrica produites pendant près de trente ans » aux côtés d’œuvres d’autres « important·e·s et respectables artistes et collectionneur·euse·s d’art du Nigéria et d’ailleurs6 ». Le Museum of Contemporary Art Lagos (MoCa), caché au cœur d’Anthony Village, un quartier résidentiel de Lagos, abrite quant à lui le studio de l’artiste et fondateur Uchay Joel Chima. Incluant un petit espace d’exposition, le musée offre un lieu de travail et d’expérimentation, bien différent des rutilantes galeries et centres d’art des îles. L’existence de cet espace et sa localisation offrent un écrin idéal pour l’accueil d’expositions off, de résidences et autres événements organisés en marge des grandes manifestations de Lagos. Avec une autre direction artistique, le MoCA aurait véritablement le potentiel de révolutionner la pratique muséale contemporaine à Lagos à travers ses expositions et ses programmes. À l’image du Studio Museum d’Harlem à ses débuts, il aurait la possibilité d’offrir un espace aux artistes émergent·e·s, refoulé·e·s des musées et des centres culturels mainstream de la ville, et de s’engager auprès de la communauté du quartier en incluant des écolier·ère·s dans ses activités de médiation dédiées au public. À côté du MoCA, un autre espace récemment apparu dans le paysage lagotien suscite également l’intérêt : la Treehouse de la performeuse Wura-Natasha Ogunji. Auparavant son propre appartement, niché au dixième étage d’une tour d’immeuble avec une épicerie au premier étage, la Treehouse organise des événements hebdomadaires. Chaque jeudi soir, des artistes et passionné·e·s d’art se réunissent pour discuter et se détendre dans une atmosphère très informelle, où les participant·e·s partagent boissons et nourriture autour d’une
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Ndidi Dike, A History of a City in a Box, 2019, photographies d’archives, documents, terre trouvée, papier et boîtes de classement en bois, dimensions variables, Biennale de Lagos 2019, Lagos, Nigéria. Courtesy de l’artiste et de La Biennale de Lagos
Vue de l’exposition, Kelani Abass, « [Re:]Entanglements – Contemporary Art & Colonial Archives », 2019, Musée national du Nigéria, Lagos, Nigéria. Courtesy de l’artiste et du Musée national du Nigéria
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projection, d’une installation ou d’une performance. Le lieu a accueilli, entre autres, des installations d’artistes tels que Rahima Gambo, des dessins mis en mouvements par Phoebe Boswell et un salon de dessin par Kadara Enyeasi. L’atmosphère cosy et intime de la Treehouse offre une opportunité unique d’entrer en relation avec les œuvres, loin de la pression d’autres événements publics formels du milieu de l’art – peut-être est-ce là d’ailleurs précisément l’idée de cette « cabane dans les arbres7 ». À moins de cinq minutes de voiture de la Treehouse se trouve l’espace de l’artiste Victor Ehikhamenor : Angels and Muse. Ce lieu illustre la tendance actuelle de mise à disposition d’espaces de travail alternatifs et bon marché à des privés et des petites entreprises ; une réponse au coût élevé de l’immobilier dans les grandes villes comme Lagos. Ehikhamenor a cependant franchi une étape supplémentaire en y ajoutant un espace de coworking : Angels and Muse intègre un lieu d’exposition, des espaces de travail individuels, d’autres permettant d’accueillir des séminaires, formations, rendez-vous, séances de lecture, etc. Le projet met également à disposition un « refuge d’artiste » unique en son genre : deux chambres (la chambre bleue, et la chambre blanche) où s’isoler du chaos ambiant pour faire l’expérience d’un processus créatif en immersion. Si la chambre blanche est relativement traditionnelle, la chambre bleue est recouverte du sol au plafond par des lignes bleues dans le pur style d’Ehikhamenor. Une occasion unique pour les hôte·esse·s de vivre et travailler à l’intérieur même d’une œuvre d’art. 16 by 16, tout comme Angels and Muse, est un espace de création situé au cœur d’un immeuble résidentiel de Victoria Island. 16/16, de son vrai nom, est dirigé par Tushar Hathiramani. Il propose sept chambres, un bar, un restaurant et une galerie. Bien que le lieu n’ait pas encore de programme propre, il a accueilli plusieurs événements en collaboration avec d’autres organisations de la ville, comme le Lagos Photo Festival et ArtHouse Foundation (dirigée par propriétaires de la salle des vente ArtHouse Contemporary). Avec leurs espaces d’hébergement, Angels and Muse et 16 by 16 sont des lieux en vogue pour les artistes et curateur·rice·s de passage à Lagos. La Biennale de Lagos : des marges au centre À l’automne 2017, Lagos a assisté à une nouvelle vague d’événements artistiques : une foire d’art contemporain, des festivals et une biennale. La première édition de la Biennale de Lagos intitulée Living on the Edge8 (« Vivre au bord du gouffre ») s’est ouverte dans un climat sceptique et a compté nombre d’intrigues, d’improvisations, en dépit d’une utilisation inventive de l’espace. L’investissement des hangars abandonnés de la Nigerian Railway Corporation de la gare de Lagos, transformés le temps de la biennale en espace d’exposition pour y présenter vidéo, photographies et installations, a certainement été son coup le plus audacieux, témoignant du volontarisme des lagotien·ne·s, et des nigérian·e·s en général. L’utilisation innovante de l’espace a permis aux commissaires de déconstruire le concept du White Cube et de créer un dialogue inattendu et très concret avec les populations marginalisées qui vivaient sur place. La Biennale, une initiative de l’artiste et curateur Folakunle Oshun, a
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cherché dès sa première édition à ouvrir un dialogue autour des enjeux culturels, artistiques et politiques entre Lagos et le reste du monde. La seconde édition s’est tenue au sein du tout aussi abandonné, mais néanmoins plus « prestigieux » Independence Building de Lagos Island. Née (littéralement) à la marge, à l’initiative d’un artiste-curateur, d’un projet underground, la Biennale de Lagos s’est désormais transformée en une institution de référence. L’Iwaya Community Art Festival, organisé par l’artiste Aderemi Adegbite via la plateforme du Vernacular Art-space Laboratory (VAL), est une autre initiative tout aussi remarquable. Le festival a lieu à Iwaya, un quartier populaire de Lagos. Par sa localisation, le festival recherche l’inclusion, en rendant l’art accessible à un public qui, autrement, ne pourrait pas visiter les expositions des galeries des quartiers huppés de la ville, rapprochant ainsi l’art des lagotien·enne·s ordinaires. Ici aussi, comme pour la biennale, ce rendez-vous annuel de trois jours investit des lieux alternatifs ou abandonnés pour déployer des propositions artistiques in situ, prenant d’assaut les rues de la communauté d’Iwaya pour présenter des initiatives originales : performances, photographies, projections de vidéos, workshops ou conférences. Pour Adegbite, « le festival est né du besoin de reconquérir la jeunesse et remettre en question la réputation du quartier, considéré comme un haut lieu de la criminalité. Il est fait pour canaliser les énergies des jeunes d’Iwaya, pour les détourner des activités négatives, et les encourager à explorer leur sensibilité à travers l’art et à œuvrer dans cet état d’esprit pour la communauté9 ». Le festival lui semble une opportunité de remettre en cause le classicisme du milieu artistique et sa limitation dans la mégapole au concept du White Cube, il doit rapprocher l’art des gens sans que cela ne leur coûte quoi que ce soit10. Compter sur soi-même n’est pas une tendance nouvelle chez les artistes au Nigéria. Les nigérian·e·s de tous milieux sociaux sont d’ailleurs habitué·e·s à subvenir eux·elles-mêmes à leurs besoins essentiels – en logement, en électricité, en eau potable, en sécurité, et même parfois en routes, lassé·e·s d’attendre que l’État en prenne la charge. Il n’est donc pas surprenant que des artistes créent des centres culturels afin de développer leur activité. La prolifération d’espaces dirigés par des artistes est d’ailleurs l’un des facteurs de cette effervescence qui caractérise l’écosystème culturel lagotien. L’existence de tels espaces, disséminés à travers la ville et à disposition des artistes pour créer et présenter leur travail contribue positivement au développement d’un sentiment d’appartenance communautaire. Ces espaces leur permettent également de conserver un certain contrôle sur leurs œuvres, un privilège rare dans un contexte de grande méfiance entre artistes et marchand·e·s d’art. Une relation symbiotique Interrogé par Jess Castellote (le nouveau directeur du Yemisi Shyllon Museum of Art, abrité au sein de la Pan Atlantic University de Lagos), pour son blog A View From my Corner, sur la concurrence que pouvait représenter Art X, la nouvelle foire d’art contemporain, pour la Biennale de Lagos, Folakunle Oshun, le fondateur de cette dernière, répondait : « Art X complète la Biennale et vice versa11. » Pour lui, Art X montre au public que l’art est un marché financier
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Rita GT, Oyinbo, 2017, performance, Iwaya Community Art Festival 2017, Lagos, Nigéria. Courtesy de l’artiste et de Iwaya Community Art Festival
Olufela Omokeko, Reconnecting Deep Within, 2018, performance, Iwaya Community Art Festival 2018, Lagos, Nigéria. Courtesy de l’artiste et de Iwaya Community Art Festival
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important, quand la Biennale de Lagos « ouvre de nouveaux espaces d’expressions artistiques et de discussion12 ». Un bon résumé des liens qui unissent les initiatives marginales aux projets plus connus de Lagos. Après une première édition réussie en 2016, placée sous la direction de Bisi Silva, Art X Lagos est devenu un marqueur du calendrier culturel lagotien, programmée la première semaine de novembre, quelques jours après la Biennale et l’ouverture du Lagos Photo Festival. La popularité de la manifestation a incité d’autres initiatives parallèles à programmer leurs événements à la même période. L’Art Summit a lieu au même moment que la foire. L’underground bénéficie ainsi de la présence à Lagos des professionnel·le·s du milieu de l’art et des acteur·rice·s du secteur. En retour c’est l’occasion pour les événements grand public d’organiser des visites pour leurs invité·e·s et de nouer des relations avec certains espaces pour produire des projets « off ». Ces espaces marginaux, qu’il s’agisse du MoCA Lagos, du Junkyard Museum ou de lieux plus établis comme le CCA ou le plus récent Yemisi Shyllon Museum of Art, se situent tous à l’extérieur des îles. Des visites spéciales doivent donc être organisées pour permettre aux étranger·ère·s de visiter les expositions présentées dans ces espaces en un temps très limité. La relation symbiotique qui lie l’underground au mainstream est mise en évidence avec la programmation parallèle d’Art X qui propose conférences, installations publiques et performances : la Treehouse de Wura-Natasha a présenté plusieurs performances à l’occasion de l’édition 2019 de la foire, et, en 2018, A WhiteSpace Creative Agency de Papa Omotayo avait présenté une installation d’Olalekan Jeyifous à l’entrée de la foire. Autre exemple de cette relation, la location par le Musée national du Nigéria (un musée ethnographique) de l’un de ses espaces d’exposition à d’autres organisations et particulier·ère·s pour y présenter leurs projets. Le musée profite de ces expositions temporaires venues de l’extérieur pour attirer de nouveaux·elles visiteur·euse·s, qui ne se seraient pas déplacé·e·s autrement pour visiter l’institution, depuis longtemps tombée en désuétude. Des espaces comme la Rele Gallery, qui a débuté de manière relativement modeste avant de devenir la référence qu’elle est aujourd’hui, profite de son voisinage avec le musée pour organiser des expositions de plus grande ampleur. Au début de l’année 2020, Rele a organisé au musée un événement dédié à ses jeunes talents, une exposition importante qui n’aurait pu être présentée dans le petit espace de la galerie. D’autres artistes, frustré·e·s par les tarifs exorbitants demandés par les galeries pour accueillir des expositions ont également recours au Musée pour y présenter leurs propres travaux. Comme le National Museum, la National Gallery of Art aurait besoin de développer ses relations avec les espaces artistiques existants et nouveaux de Lagos pour y présenter ses collections. La National Gallery of Art in Lagos, qui occupe actuellement un local au sein du National Theatre, construit à l’occasion de FESTAC 77, n’offre que des conditions de conservation précaires pour la quasi-totalité de ses collections. Qu’empêche alors la galerie de prêter une partie de celles-ci aux nouveaux musées de Lagos ? Elle devrait également surfer sur le calendrier culturel de la ville pour organiser sa propre programmation et, si nécessaire, collaborer avec d’autres espaces pour bénéficier d’un accompagnement dans le processus de commissariat d’exposition.
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Malgré l’engagement – louable – des artistes nigérian·e·s en faveur du développement de la scène lagotienne et nigériane en général, le manque d’organisation de la plupart des structures pose problème. Parce que ces espaces sont souvent gérés par des individus isolés, les établissements finissent par être brisés dans leur élan lorsque la personnalité qui les avait fait naître disparaît ou n’est plus capable d’en gérer les affaires courantes. C’est le constat évident que l’on peut tirer lorsque l’on pense aux projets initiés par Afi Ekong avec sa Bronze Gallery, Uche Okeke avec l’Asele Institute ou Demas Nwoko avec le New Culture Studios (qui publiait feu la revue New Cultural Journal). La Bronze Gallery d’Afi Ekong, déplacée à Calabar dans le sud-est du Nigéria à sa retraite, est restée porte close depuis son décès. Les initiatives portées par les artistes disparaissent avec eux lorsqu’aucune structure n’est conçue pour assurer la relève : cette liberté dont jouissent ces espaces, hors de tout contrôle gouvernemental, a un prix et implique une dépendance exacerbée aux guichets des institutions étrangères, qui sont loin de permettre un financement pérenne. On peut noter également comme corollaire le défaut d’une pratique de commissariat sérieuse, qui se traduit au sein de l’écosystème lagotien par un excès de bruit pour finalement bien peu de chose. Les problématiques d’ordre socio-politique sont aussi nombreuses que les sujets figuratifs. Étonnamment, seulement quelques-uns des lieux de l’underground lagotien se saisissent des questions politiques en jeu dans le pays. Les discriminations contre la communauté LGBT, l’intolérance religieuse, le terrorisme, la xénophobie sont pourtant autant de sujets brûlants qui n’attendent que d’être explorés. J’aurais attendu de ces lieux underground qu’ils profitent de leur indépendance pour explorer ces sujets sensibles, mais essentiels. La programmation des évènements culturels entre le mois d’octobre et de novembre a ses avantages, comme mis en évidence plus haut. Pourtant, cela pose également problème pour la structure du calendrier culturel de la ville : la ruée sur la semaine d’Art X prive les espaces culturels, et en particulier aux espaces les plus marginalisés, de la chance de pouvoir organiser des projets à même de bénéficier d’une audience plus importante. Visiter une exposition ou assister à une conférence pendant quelques instants n’offre pas le temps de digérer le projet artistique ou la vision du·de la curateur·rice. De même, les visiteur·euse·s qui se rendent à Lagos hors de cette période passent finalement un peu à côté de la célèbre artmosphère de la ville. En conclusion, la scène artistique de Lagos continue de défier les pronostics avec ses circonvolutions inattendues alimentées par son énergie impétueuse. Pourtant, alors que des initiatives nouvelles se développent, la question se pose de savoir ce qui est fait au niveau collectif par les grand·e·s acteur·rice·s du monde de l’art pour exploiter au maximum ces potentiels et développer une solide économie de la culture et un marché de l’art capable de se mesurer à celui de Johannesburg, Londres ou New York. Avec le projet de musée de stature internationale John K. Randle Centre for Yoruba Culture and History, actuellement en cours de construction à Onikan, à Lagos Island, au voisinage du National Museum, de la Rele Gallery et de Freedom Park, il sera intéressant de voir quelles nouvelles relations se développeront au sein de cet écosystème en mutation. Par exemple, d’assister davantage à l’émergence de relations horizontales entre les espaces artistiques marginaux plutôt qu’entre le marginal et le mainstream.
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1 — thebronzegallery.org 2 — iduborartsgallery.com.ng 3 — www.facebook.com/aseleinstitutepage 4 — newculturefoundation.org 5 — newculturestu.business.site 6 — Entretien privé avec l’artiste (7 juin 2018) 7 — En anglais, une cabane dans les arbres se dit « tree house » [ndt] 8 — Voir la page consacrée à l’édition 2017 de la Biennale de Lagos : www.lagos-biennial.org/lagos-biennial-2017 9 — Adefoyeke Ajao, « Iwaya Community Unites for its Annual Art Festival », Art365, 8 décembre 2017 [DOI : art635. gallery/art-history/iwaya-community-unites-for-its-annual-art-festival, consulté le 13 décembre 2021] 10 — Entretien privé avec Aderemi Adegbite, 1er mars 2021 11 — Jess Catelotte, « Lagos Biennial 2017 », A View from My Corner, 17 avril 2017 [DOI : jesscastellote.wordpress.com/2017/04/17/lagos-biennial-2017/, consulté le 13 décembre 2020] 12 — Ibid. Iheanyi Onwuegbucha est doctorant au sein du Département d’Arts et d’Archéologie de l’Université de Princeton. Il a assuré la direction du Centre for Contemporary Art Lagos. Il s’intéresse à l’art de l’après-guerre au Nigéria, et en particulier à l’émergence de la Nsukka Art School après la guerre du Biafra. Son projet curatorial actuel, « Archiving the Archive » se base sur une recherche longue et un travail de documentation des archives curatoriales en Afrique. Il a obtenu la bourse Chevening en 2016.
Vue de l’exposition, Ngozi Schommers, « the way we mask », 2019, Musée national du Nigéria, Lagos, Nigéria. Courtesy de l’artiste et du Musée national du Nigéria © Ayo Akínwándé
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C O N T E M P L E R L A G O S PA R L E S Y E U X ET LES MAINS DE SES ARTISTES PA R R O L I O ’ T S E M AY E
Logo Oluwamuyiwa, Solace Under the Third Mainland Bridge, 2014, photographie, série Monochrome Lagos, 2013 – en cours. Courtesy de l’artiste
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Si vous avez jamais eu l’occasion de vivre à Lagos, vous conviendrez avec moi que le rythme auquel pulse la ville, son incroyable densité de population, la diversité des parcours de ses habitant·e·s et la démesure de leurs rêves comptent parmi ses traits les plus emblématiques. Pour un·e nouvel·le arrivant·e, Lagos est souvent épuisante au premier abord, à cause de son ébullition permanente, qui laisse craindre un nouveau débordement à chaque coin de rue. Pourtant, il y a quelque chose dans l’exubérance et le désordre de cette ville qui exerce une irrésistible fascination chez tou·te·s ceux·celles qui se plaisent à évoluer dans les environnements urbains. Avec ses bus jaunes Danfos, son réseau de ponts, ses vues sur la lagune et ses marchés ouverts, la ville est un être vivant. Un mystère que beaucoup cherchent à percer. Elle égrène ses histoires, dévoilant sans cesse de nouvelles facettes de son identité à ses habitant·e·s et à ses visiteur·euse·s. Quelques pans de ces récits, capturés par des artistes qui sont à Lagos chez eux·elles, ont réussi à faire leur chemin jusque sur les murs des galeries et des espaces d’exposition. Des photographies et peintures de bâtiments historiques aux sons des petits combats quotidiens des communautés de passage, sans oublier les effets de la censure sur l’esprit des jeunes, contrastant avec la beauté des motifs et des formes de nos environnements naturels et architecturaux : Logo Oluwamuyiwa, Emeka Ogboh, Polly Alakija, Ay Akínwándé, Patrick Akpojotor et Tosin Oshinowo, via différents médiums touchent à cette complexité de la vie lagotienne, tout en nous invitant à nous interroger plus honnêtement sur ce qui doit changer. Logo Oluwamuyiwa Monochrome Lagos (2013 – en cours) L’un des traits qui distingue Lagos réside dans l’intensité et la vivacité de ses couleurs. Elles vous sautent au visage, que ce soit les Danfos, les énormes panneaux publicitaires lumineux dont les couleurs clignotent comme des stroboscopes, les grandes marques déterminées à ne pas passer inaperçues, les flots de travailleur·euse·s plus ou moins apprêté·e·s. Si ces couleurs comptent pour beaucoup dans la charge énergétique de la ville, Logo Oluwamuyiwa – Logo comme on le connaît ici – porte avec sa série Monochrome Lagos une réflexion sur ce à quoi Lagos pourrait ressembler si elle s’en trouvait dépourvue. Ce projet, débuté en 2013 et principalement documenté en ligne, est toujours en cours. Il constitue pour l’artiste une opportunité d’explorer des perspectives nouvelles en recherchant la beauté dans les formes, les lignes, les motifs et les textures, plutôt que dans les tons. Et il réussit : on découvre ainsi des visages familiers, figés dans des émotions si subtiles qu’elles seraient aisément passées inaperçues autrement et des lieux connus transfigurés en une réalité nouvelle. Sur l’une des photos de sa série intitulée Solace Under the Third Mainland Bridge (2014), on peut voir un homme en train de lire un livre au pied du célèbre Third Mainland Bridge, longtemps connu comme le plus long pont d’Afrique. Quelle est la probabilité de trouver un homme en train de lire sous un pont enjambant une lagune et traversé chaque jour par des millions de travailleur·euse·s ? Quelle est son histoire ? J’en reste encore songeuse. Le lecteur pourrait-il être en train de rêver à emprunter lui-même un jour ce pont pour
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aller travailler ? Parfois aussi, je viens à penser que la plus belle chose dans la photographie réside précisément dans des hasards improbables comme celui-là. Je n’ai aucun doute que, dans les années à venir, ce projet devienne une archive porteuse des traces de cette réalité qui a été, à un moment, celle de cette mégapole en perpétuelle évolution. Emeka Ogboh Lagos Soundscapes (2008 – en cours) Emeka Ogboh collecte des sons environnants pour raconter Lagos, sa ville natale. Basé à Berlin depuis plusieurs années désormais, il est assez parlant de réaliser que sa série Lagos Soundscape, toujours en cours, pourrait bien être le résultat de son besoin de conserver un contact permanent avec son pays. Je me rappelle à peine l’endroit où j’ai découvert le travail d’Ogboh pour la première fois. Peut-être était-ce à la Biennale Dak’Art en 2018, ou quelque part ailleurs, hors du Nigéria, ma mémoire me fait défaut. Je me souviens, en revanche, m’être trouvée dans un espace dédié à son installation face à un écran diffusant des vagues colorées, oscillant au rythme du son qui me parvenait depuis le casque posé sur mes oreilles. Ces bruits étaient par trop familiers : des appels du chauffeur de bus Danfo, des bribes de conversations entre passant·e·s en dialecte Yoruba ou en Pidgin, la rumeur des embouteillages aux heures de pointe, les coups de klaxons bruyants de conducteur·rice·s impatient·e·s. J’avais été instantanément transportée à Lagos. On peut entendre ces sons dans presque tous ses travaux. Ces sons qu’il collecte, Ogboh les modifie à peine, il les accentue juste assez pour susciter l’intérêt, la curiosité ou la nostalgie, selon qui prête l’oreille. En explorant les différentes strates de son travail, on peut ressentir très clairement les divisions socioéconomiques et les autres variables culturelles qui font l’identité de l’ultra capitaliste Lagos. En janvier 2021, Ogboh a publié un EP de cinq morceaux, intitulé Beyond the Yellow Haze, compilant et mixant ensemble des enregistrements de paysages sonores lagotiens. Cherchant un genre à la frontière entre le hip-hop, le jazz et l’afrobeats, ces derniers faisaient partie de l’installation qu’il avait présentée à Paris chez Imane Farès en 2018 dans le cadre de sa première exposition solo, « No Condition Is Permanent ». Avec Ogboh, on ne peut qu’imaginer jusqu’où l’artiste serait capable de pousser son exploration de l’ébullition lagotienne. J’ai toujours été inquiète de l’accessibilité d’une œuvre aussi importante que la sienne. Aussi, découvrir son travail hors des espaces d’exposition et dans une forme plus décentralisée, à travers une simple écoute via une application de musique comme Deezer, a été quelque chose de très rafraîchissant. Ici encore, on pourrait bien voir une de ses tentatives discrètes de faire un pied de nez à ce système capitaliste qui pèse lourd sur Lagos comme sur la scène artistique internationale. Polly Alakija The Falomo Bridge Project (2017) On trouve à Lagos Island le petit quartier de Falomo. Là-bas, un pont important – Le Falomo Bridge – relie différentes parties des îles. Le dessous du pont est une zone de passage : point d’arrivée et de départ, ou espace d’attente où s’abriter du soleil ou simplement laisser passer les heures.
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Vue de l’exposition, Emeka Ogboh, « No Condition is Permanent », 2018, Galerie Imane Farès, Paris. Courtesy de l’artiste et Imane Farès © Tadzio
Emeka Ogboh, Àlà, 2014, installation vidéo à deux écrans, couleur, son, 4 min, « No Condition is Permanent », 2018, Galerie Imane Farès, Paris. Courtesy de l’artiste et Imane Farès © Tadzio
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Polly Alakija, The Falomo Bridge Project, 2017, fresque. Courtesy de l’artiste © Mujib Waziri
Ay Akínwándé, Power Show I, 2018, performance, techniques mixtes, Omenka Gallery, Lagos, Nigéria. Courtesy de l’artiste
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En 2017, la peintre muraliste britannique Polly Alakija a été missionnée pour en habiller les piliers par le gouvernement de l’État de Lagos, dans le cadre d’un projet d’embellissement. Arrivée avec feu son époux au Nigéria en 1989, Polly Alakija s’y est depuis établie définitivement et y a été progressivement reconnue pour ses fresques caractéristiques peintes sur les Danfos, la Coccinelle Volkswagen ou les célèbres keke – autant de marqueurs emblématiques de la vie urbaine lagotienne. La fresque commandée à Polly sous le Falomo Bridge représente des jeunes filles du nord du Nigéria, arborant sur leurs visages différentes émotions : peur, tristesse, choc, inquiétude. Un sujet qui prend tout son sens lorsque l’on comprend qu’il s’agit d’un hommage aux 276 jeunes filles kidnappées à Chibok en avril 2014. Leur enlèvement avait conduit à l’émergence du mouvement Bring Back Our Girls, qui s’indignait de la quasi-absence de réaction du Gouvernement Fédéral face à cet événement. Les manifestations ont duré pendant des années, à Abuja comme à Lagos. Au cours d’une interview, publiée en 2019 sur le site internet de Visual Collaborative, dans laquelle elle était interrogée sur ce projet, Alakija déclarait : « Avec le kidnapping des filles de Chibok, ce lieu est devenu intimement lié au mouvement Bring Back Our Girls. Il était très clair pour moi que de peindre à cet endroit des images qui n’auraient pas reflété la souffrance de ces filles et celle de beaucoup d’autres et de leurs familles aurait été une profonde marque d’irrespect1. » Dans un pareil espace, où la vie va trop vite, où les gens sont trop occupés avec leurs propres problèmes pour s’inquiéter de ceux des autres, la peinture de ces visages était une réponse idéale à cet événement, dont le souvenir ne doit jamais être effacé. Ay Akínwándé « Power Show I » (2018) Ay Akínwándé a débuté sa carrière comme photographe. Il a désormais abandonné son appareil pour faire corps avec son art. « J’avais besoin de quelque chose de tridimensionnel, qui puisse m’offrir une palette d’expérimentation plus large. La photographie n’était plus suffisante. Je n’aime pas vraiment imprimer des images pour les placarder sur les murs, ça alimente l’idée d’une transaction. Donc comment dépasser cela ? », me déclarait-il au détour d’une conversation, il y a quelques mois. Le ton plus politique que l’on retrouve dans son installation Power Show I, présentée à Omenka Gallery à Ikoyi, Lagos, en 2018, semble provenir du besoin d’Akínwándé de s’engager dans une approche plus consciente socialement. Cette œuvre interroge les différentes significations du mot « power2 » dans le contexte du Nigéria, un pays dont le pétrole brut est la première source d’exportation, mais dans lequel les coupures de courant sont quotidiennes et les pénuries d’essence une réalité. Dans n’importe quelle rue de Lagos, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, on est certain·e de croiser une meute de générateurs vrombissants, suppléant le gouvernement dans ce qui relève de sa responsabilité. Et ce risible constat peut être fait partout, jusque dans les quartiers les plus chics du pays.
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Dans le cadre de « Power Show I », Akínwándé avait intégré une performance dans laquelle il portait une chemise constituée de factures électriques et un compteur électrique en guise de masque. Poussant devant lui un générateur à travers Ikoyi, un quartier résidentiel opulent où résident élites et classes supérieures, sa démarche – peu importe son intensité où sa pénibilité – incarnait l’expression de la douleur et de la souffrance des masses privées d’un service indispensable. Le besoin d’Akínwándé de prendre à bras-le-corps ce sujet n’était pas seulement un appel lancé au gouvernement mais également un signal d’alarme à destination d’une population qui semble s’être engourdie dans une souffrance désespérément normalisée. Patrick Akpojotor There Was A Time (2019) En 2017, Patrick Akpojotor, un talentueux artiste multimédia, a été profondément affecté par l’expulsion violente des habitant·e·s du bidonville d’Otodo Gbame, sur le front de mer de Lekki, décrétée et organisée par l’État de Lagos. Avec le style cubiste qui le caractérise, il a canalisé sa frustration pour réaliser des œuvres anthropomorphiques, conférant aux bâtiments qu’il représentait formes humaines et émotions. Ces peintures, dessins ou sculptures sur bois créées à la suite du choc lié à cet événement ont donné naissance à son exposition « If Walls Could Talk », présentée au Wheatbaker Hotel d’Ikoyi en 2019. L’un des dessins, intitulé There was a Time (2019), représentait une forme indistincte, noyée dans la nostalgie, presque fragile, tentant de noter ou de se rappeler quelque chose. Une œuvre qui traduisait bien la rudesse de l’expérience des expulsé·e·s. Durant son enfance dans la mégapole lagotienne, Patrick Akpojotor était fasciné par les noms de rues et d’immeubles, et s’était amusé à prêter une vie aux bâtiments abandonnés, abritant les mémoires discrètes de personnes et d’événements historiques oubliés. Un jeu qu’il reproduit aujourd’hui dans de nombreuses œuvres de cette série. L’artiste prend désormais en compte les objectifs de développement durable, mettant en évidence le défi que représente la création d’espaces de vie « inclusifs, sûrs, soutenables et résilients », et montrant comment l’architecture et notre environnement influencent la formation des identités individuelles et collectives. Tosin Oshinowo Ilé Ilà (2017 – en cours) Sur la route d’Ikorodu, à proximité d’Anthony Village, à Lagos, on ne peut manquer ce bâtiment en forme de boîte noire qui abrite un centre commercial. Bien que sa taille ne soit pas aussi imposante qu’on pourrait l’attendre d’un lieu pareil, son attrait réside dans le design de sa structure. Sans équivalent à Lagos, il est le fruit du travail de la célèbre architecte et designeuse Tosin Oshinowo. Disposant de solides connexions avec la scène artistique, Oshinowo oscille entre les rôles : parfois artiste, parfois designeuse pour le studio d’artiste de Victor Ehikhamenor, l’un des plus emblématiques de la ville, elle a été aussi l’une des trois curatrices de la Biennale de Lagos en 2019.
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Patrick Akpojotor, There Was A Time, 2019, fusain sur papier, 71 × 51 cm. Courtesy de l’artiste
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Tosin Oshinowo, Adunni Osan, 2017, mobilier, techniques mixtes, collection « Adunni ». Courtesy de l’artiste
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Mais c’est dans le design qu’Oshinowo brille le plus. Au-delà du fonctionnalisme de ses créations, elle conçoit ces dernières en s’inspirant d’éléments issus de sa culture et de son environnement, faisant des clins d’œil permanents à la culture Yoruba (sa culture d’origine) ou à Lagos, où elle a laissé sa marque au fil des années. Dans le cadre d’une collaboration avec Lexus, à l’occasion de Design Miami/ 2020, elle a travaillé avec l’artiste et designer ghanéen Chrissa Amuah pour créer des pièces et des dessins d’influence africaine. Dans sa ligne de mobilier Ilé Ilà, Oshinowo incorpore l’Aso-Oke yoruba3 à ses designs pour un effet et un relief des plus saisissants. Ses fauteuils en particulier sont de toute évidence conçus pour séduire, comme en témoigne l’intention des lignes, des motifs et l’utilisation des couleurs vives. Oshinowo continue de pousser ses intérêts pour les arts, brouillant les lignes entre les étiquettes et les titres, aussi haut que la porte son talent. Il existe en Pidgin cette expression à propos de Lagos qui dit « Lagos na wa ! ». Cette exclamation d’admiration traduirait les infinies possibilités dont regorge la ville – pour le meilleur ou pour le pire. Et je crois que c’est là l’une des choses les plus gratifiantes dans la relation qu’entretient la ville avec ses habitant·e·s : Lagos est tout aussi permissive qu’elle ne pardonne la moindre erreur. Pour tous ceux·celles qui verront un jour ces œuvres, il·elle·s y découvriront ses merveilles cachées ou laissées en évidence, et l’engagement de tous les instants de ces artistes qui cherchent non seulement à capturer ces moments fugaces et fascinants, mais aussi pour promouvoir une vision potentielle de Lagos comme ville idéale. 1 — www.visualcollaborative.com/polly_alakija_lagos 2 — Un jeu de mot, le mot power désignant à la fois le pouvoir politique et le courant électrique [ndt]. 3 — Un tissu utilisé dans le cadre des cérémonies traditionnelles, omniprésent dans les réceptions et les grands événements lagotiens [ndt].
Roli O’tsemaye est écrivaine, critique d’art et commissaire d’exposition. Elle s’intéresse en particulier au design, à l’art expérimental et à l’archivage culturel. Par le passé, elle a travaillé dans le domaine de la communication, de la recherche et de l’acquisition de contenus pour plusieurs entreprises télévisuelles et cinématographiques à Lagos, au Nigéria. Elle a été co-commissaire de l’exposition collective de photographie « What Lies Beneath » à l’occasion de l’édition 2019 du Aké Arts and Book Festival. Ses écrits sur l’art contemporain ont été publiés pour la première fois en 2016 dans le magazine en ligne The Sole Adventurer. Elle a contribué à plusieurs publications en collaborant avec des magazines d’art aussi bien locaux qu’internationaux, tels qu’Art Dependence, Visi Magazine et Sugarcane Magazine, entre autres. Elle est actuellement rédactrice, et coordinatrice éditoriale et iconographique pour TSA Art Magazine.
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L’ O R D I N A I R E E S T R A D I C A L . POUR LES JEUNES ARTISTES ÉMERGENT·E·S DE LAGOS, PEINTRES RÉALISTES D’UNE EXISTENCE NOIRE PA R AYO D E J I R O T I N WA
David Otaru, THE PLAYGROUND, 2020, acrylique et fusain sur toile, 89 × 112 cm. Courtesy de l’artiste
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Par une chaude soirée de la fin du mois de novembre 2020, Lagos revendiquait sa place dans une révolution en marche. Dans le même temps, le reste du monde (artistique) continuait de chanceler sur ses bases, comme il n’avait cessé de le faire depuis bientôt un an. Les foires d’art contemporain, les expositions, les galeries, les biennales, les musées, tous ont suspendu leurs activités à la suite de la pandémie de COVID-19. Des milliards de personnes sont restées confinées chez elles, retenues prisonnières par un invisible ennemi. Les pronostics des économistes laissaient d’ailleurs peu d’espoir. Nous avions tou·te·s commencé à vivre par procuration sur internet. Un homme noir, pour la énième fois, a été lynché par la police américaine. La scène a été immortalisée par un passant, qui a capturé ses derniers instants avec son téléphone. Les manifestations contre les injustices raciales ont enflammé la planète, des milliers de gens sont descendus dans les rues, avec leurs masques et une légitime indignation, exigeant que cesse l’oppression des corps noirs. De nombreuses institutions culturelles ont été passées au crible et interrogées sur les raisons qui les avaient poussées à ignorer si longtemps les œuvres des artistes noir·e·s. Des salles des ventes ont organisé sur le tas des enchères « d’art noir », surfant à n’en pas douter sur une conjoncture opportune. Des artistes qui peignaient des corps noirs, en particulier ceux·celles adoptant un style figuratif, ont acquis une visibilité considérable. Des collectionneur·euse·s blanc·he·s ont constaté soudainement qu’il·elle·s ne comptaient aucune œuvre d’artistes noir·e·s dans leurs collections. Plus près de chez nous, on a assisté également – bien que dans un contexte sensiblement différent – à des manifestations contre la brutalité policière, qui ont cessé lorsque l’état-major de l’armée nigériane a donné l’ordre à ses hommes de tirer dans la foule, parfois pour tuer. Le 28 novembre 2020, au paroxysme de cette crise, l’African Artist Foundation (AAF) inaugurait l’exposition « Liminality in Infinite Space ». Exposant les œuvres de jeunes artistes nigérian·e·s, âgé·e·s de moins de trente ans pour la plupart, elle a présenté et célébré la résurgence de la portraiture noire, ajoutant sa pierre à l’édifice de cette mise à jour tardive de l’histoire de l’art mondiale. À l’huile, à l’acrylique, au charbon, au fusain, en utilisant des textiles, ces dernier·ère·s peignent Lagos et le quotidien de la vie nigériane : des gens isolés, en train de s’amuser, perdus dans leurs pensées, vulnérables. Le moment était idéal, et l’exposition constituait un écho parfait au contexte socio-politique. Mais la place occupée par Lagos dans ce mouvement global, sa contribution à cette révolution, est bien plus complexe et représente davantage que ce qu’il s’est passé aux États-Unis à 13000 kilomètres d’ici. Cette exposition n’était rien d’autre que l’apogée d’une révolution artistique qui avait grandi dans l’ombre pendant des années, avant de trouver le parfait moment pour éclore. *** « Je ne pense pas que nous fassions suffisamment pour mettre en lumière ce que signifie être noir·e aujourd’hui. Et c’est précisément ce qu’il·elle·s sont en train de faire. Il·elle·s font quelque chose d’assez radical et d’important », explique Azu Nwagbogu, commissaire de l’exposition, au cours d’une interview Zoom.
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Il est évident, dans l’histoire de l’art nigérian et dans sa ville principale, Lagos, que le quotidien, l’ordinaire, sont des sujets qui ont été abondamment traités pendant des années, et qu’il ne s’agit en aucun cas d’une tendance nouvelle, bien que l’attention soudaine portée aujourd’hui à cette mouvance et aux artistes qui l’incarnent puisse le laisser penser. Cependant, comme l’explique Nwagbogu, cela n’a pas toujours été le cas. Les œuvres réalistes représentant des scènes de la vie quotidienne noire n’ont pas toujours reçu un accueil aussi chaleureux, considérées jusqu’à récemment comme des sujets trop simples, trop ordinaires, artistiquement inférieurs, peu dignes de la considération sourcilleuse des commissaires, des galeristes et des critiques. Celles qui attirent habituellement l’attention s’ancrent plutôt ostensiblement dans une posture socio-politique, mettant en évidence des problèmes et des tensions : l’argent et la cupidité qu’il inspire, les conflits, le féminisme, les violences sexistes, le théâtre des élections, les dérives de la démocratie, la pauvreté, les inégalités de richesse. Des œuvres qui proposaient une échappatoire à ces sujets – « l’afrofuturisme » – ont également été en vogue pendant un moment, dépeignant la « Black Excellence » et cherchant à remédier au négatif en l’évacuant complètement. Les œuvres qui se tenaient dans l’entre-deux, représentant la vie ordinaire, sans chercher à l’enjoliver ni à la rendre plus dramatique encore, sont restées ignorées jusqu’à ce jour. Elles n’ont fait l’objet d’aucune exposition dans d’importantes galeries d’art, n’ont pas été particulièrement saluées par la critique, ni n’ont suscité un intérêt commercial marqué. Elles ont pu faire parfois l’objet d’une vogue éphémère, comme en 2016, lorsque le peintre Olumide Oresegun a fait une entrée fracassante sur le marché de l’art avec la vente de sa peinture réaliste Quiet Moments of Childhood1, représentant des enfants jouant à s’éclabousser dans une flaque. Son tableau a déclenché un véritable emballement, alimenté par la vente aux enchères en ligne de ses œuvres organisée en hâte par l’incontournable salle des ventes lagotienne Arthouse Contemporary. Depuis 2016 cependant, ce type d’œuvre n’a plus fait l’objet d’une telle attention. Elles continuent pourtant à être produites à grande échelle. Si vous ratissez l’internet à la recherche d’artistes nigérian·e·s ou marchez dans n’importe quelle artère un peu animée de Lagos, vous trouverez des tableaux et/ou des dessins (hyper)réalistes à vendre dans tous les coins de rues bondés : autoportraits, portraits de famille, de parents, d’ami·e·s, scènes de la vie quotidienne, à la maison, devant la télévision, en plein jeu, les yeux perdus dans le lointain… on les trouve partout. Elles sont si incontournables et si populaires, que lorsqu’Emmanuel Macron a effectué sa visite officielle au Nigéria à l’été 2018, Kareem Waris Olalekan, un jeune artiste de onze ans, a été choisi pour réaliser un portrait hyperréaliste du président2, qu’il a terminé en deux heures. « Ces artistes autodidactes font de la résistance, il·elle·s font quelque chose d’assez radical. Il·elle·s sont en train de se faire leur place dans l’histoire. En matière de peinture, il·elle·s ont été clairement exclu·e·s et n’ont pas été canonisé·e·s. La plupart des commissaires n’ont pas eu le courage de prendre au sérieux leur travail parce que ce dernier apparaissait trop “commercial”,
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Collins Obijiaku, Ajire, 2020, acrylique, huile et fusain sur papier, 100 cm × 80 cm. Courtesy de l’artiste
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Tosin Kalejaye, Untitled, 2021, acrylique et fusain sur toile, 127 × 107 cm. Courtesy de l’artiste
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trop “facile”, ou ne semblait pas être le fruit d’une réflexion critique. Mais je pense que c’est au contraire la forme la plus radicale de rébellion que l’on puisse trouver », poursuit Nwagbogu. Ce qu’il semble être en train de se passer, c’est que ces artistes évoluent, innovent, expérimentent en recourant à différents médiums : il·elle·s associent la longue tradition artistique du Nigéria aux tendances qui nourrissent la peinture contemporaine et sont en train d’arriver à maturité au moment même où le monde se découvre une appétence pour leur travail. « Beaucoup de jeunes artistes nigérian·e·s apprennent énormément sur internet, se forment en ligne et s’adaptent. Il y a aussi une sorte de fierté de leur blackness. Le sujet n’est pas traité de la même manière avec les minorités afro-américaines », explique Wunika Mukan dans une interview téléphonique. Mukan est une commissaire et galeriste qui a présenté en septembre 2020, à la galerie lagotienne Pacers, une exposition sur le thème de la portraiture noire intitulée « Locality and the Status Quo ». Elle s’emploie à faire évoluer les préjugés autour de l’art réaliste et à avancer à contre-courant au sein d’une industrie qui n’a pas toujours donné leur chance à ce type de toiles. « Il·elle·s peignent la vie ordinaire, qui n’est pas toujours le reflet de la “Black Excellence”. Il·elle·s comprennent les nuances, ce qui se joue en creux. Ces artistes sont malin·igne·s et talentueux·euses. Il·elle·s se dépassent. » Loin en effet, jusqu’à obtenir une reconnaissance internationale. Certain·e·s d’entre eux·elles s’épaulent d’ailleurs au sein du collectif The Kolony, partageant des opportunités professionnelles, de bonnes pratiques et toutes les informations permettant d’éviter les embûches et les pièges de l’industrie de l’art. « Rien ni personne ne m’a dit quoi peindre, ça s’est fait très naturellement. Des éléments de mon quotidien, de mon vécu que je peux mettre sur toile, ça me suffit à continuer de faire des portraits », raconte Chiderah Bosah, un peintre autodidacte de vingt ans, passé du dessin réaliste à la peinture à l’huile. Bosah peint des portraits étonnamment simples, sur fonds monochromes. Une figure est généralement dans le cadre, avec une expression soit mutique ou soit animée, le corps peint en noir et or. Ses portraits sont des miroirs, remplis de chaque homme et de chaque femme, les reflets de la société qui les a inspirés. Tosin Kalejaye, pour sa part, préfère peindre des enfants, capturant en même temps l’innocence et le drame à travers l’utilisation de lignes évoquant des marques de scarification. Pour lui, l’ordinaire est politique (ou du moins a le potentiel de l’être), lorsqu’il permet d’immortaliser des enfants qui vivent dans des conditions socio-économiques difficiles. « J’ai constaté qu’il était pour moi indispensable d’insuffler dans ma pratique le fruit de mes études d’histoire. Mon art est pour moi un travail de documentation historique, un récit très personnel de ce qui se passe dans la société que je connais, des luttes et des expériences de mes concitoyen·ne·s », explique-t-il.
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Bien entendu, la liste est longue de ces artistes qui excellent dans le figuratif, l’ordinaire, dans cette résistance radicale à ce qui est mainstream, et l’on ne saurait ici prétendre à l’exhaustivité, mais si vous vous intéressez au travail de Collins Obijiaku, Marcellina Akpojotor, Barry Yusufu, Tonia Nneji, Ekene Emeka-Maduka, Eniafe Oluwaseyi, Emma Odumade, David Otaru ou encore Jacqueline Suowari, vous pourrez vous faire une bonne idée de ce à quoi ressemble cette montée en puissance. *** On a l’impression d’un effet de mode et de plus en plus d’artistes pratiquent la peinture réaliste en raison de son succès commercial actuel. L’artiste ghanéen Amoako Boafo, dont les portraits attirent l’attention et réalisent des chiffres de ventes aux enchères largement supérieurs aux estimations3, a ainsi fait de la portraiture noire et du figuratif un produit à la mode. Dans le même temps, le mouvement de contestation #BlackLivesMatter, qui a gagné l’Amérique et l’Europe, a conduit les institutions à porter une attention particulière aux artistes noir·e·s, les incitant à inclure davantage d’artistes africain·e·s – en particulier nigérian·e·s – dans leurs expositions, alors que certain·e·s d’entre eux·elles n’avaient jamais exposé dans leur propre pays. Il reste le débat selon lequel cette révolution a créé un effet domino de ce que la scène lagotienne produit sur la demande du marché : la portraiture noire Kalejaye désapprouve énergiquement. « Mon travail ne se limite pas ni n’est centré sur le mouvement Black Lives Matter. Je suis noir, je vis au Nigéria, un pays majoritairement noir, quels autres sujets que des corps noirs serais-je censé prendre pour modèles ? », s’interroge-t-il. Il serait également possible d’attribuer ce changement à l’époque que nous traversons. Ceux·celles qui en sont le fer de lance sont de jeunes autodidactes de la génération Z, qui ont grandi à l’époque de la politisation des questions d’identité, d’appartenance, de représentation, de l’affirmation des racines, et ont été constamment amené·e·s dans leur quotidien à se questionner sur ces sujets et à les confronter au reste du monde, via internet. Cette génération d’artistes n’a pas eu besoin d’être convaincue par le slogan Black is King. Il·elle·s ont été marqués par la politique outrancière de l’époque : accablé·e·s par le conflit, les tensions politiques, les dégradations environnementales et autres mauvaises nouvelles du genre que l’on peut entendre à propos du Nigéria ou de l’Afrique en général. Leurs préoccupations ne sont pas (toujours) de l’ordre du survivalisme. Il·elle·s ont envie de se représenter dans leurs œuvres et n’ont pas besoin qu’on leur en donne la permission. Donc il·elle·s peignent des ami·e·s, des inconnu·e·s, des amant·e·s. En fin de compte, le sens et la puissance des œuvres de ces artistes sont aussi locales que globales, bien que ce dernier aspect puisse être considéré comme accessoire. La scène artistique nigériane, comme la société dont elle est le
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Chiderah Bosah, Leah, 2021, huile sur toile, 114 × 114 cm. Courtesy de l’artiste
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David Otaru, MOOD #1, 2020, acrylique et fusain sur toile, 81 × 81 cm. Courtesy de l’artiste
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reflet, est survivaliste par nature et traversée en permanence par des tensions existentielles. « Pendant très longtemps, les artistes africain·e·s, les commissaires, ont souffert de ce poids ou de cette insécurité, qui nous laissait penser que notre art avait besoin d’être amélioré, qu’il devait être un art didactique, qu’il devait proposer un contexte sociopolitique fort, que c’était ce qui comptait, et c’est ce que je n’ai cessé de faire tout au long de ma carrière », se livre Nwagbogu. Mais il insiste cependant sur le fait que ce mouvement démontre qu’il peut y avoir, et qu’il devrait y avoir, dans l’art africain, de la place pour les représentations de la vie quotidienne, que les gens puissent se voir eux-mêmes dans les œuvres, libérés pour un instant de leur fardeau quotidien. Que ces artistes doivent créer une représentation palpable de la blackness à laquelle chacun·e doit pouvoir s’identifier. Et si ce moment ou cette tendance devait prendre fin ? Mukan est convaincu que cela n’arrivera pas. « Ces artistes constituent la vague elle-même. Je ne crois pas qu’elle s’arrête jamais. Le noir est là pour durer. » 1 — « Arthouse Contemporary Holds Online Auction for Olumide Oresegun », The Luxury Reporter, mai 2016 [DOI en anglais : luxuryreporter.ng/2016/05/arthouse-contemporary-holds-online-auction-for-olumide-oresegun, consulté le 25 février 2021] 2 — Segun Ackland, « The 11-year-old Nigerian artist who moved President Macron », CNN, 5 juillet 2018 [DOI en anglais : edition.cnn.com/2018/07/04/africa/nigerian-boy-paints-french-president/index.html, consulté le 25 février 2021] 3 — Nate Freeman, « The Swift, Cruel, Incredible Rise of Amoako Boafo: How Feverish Selling and Infighting Built the Buzziest Artist of 2020 », Art net news, 28 septembre 2020 [DOI en anglais : news.artnet.com/art-world/ amoako-boafo-1910883, consulté le 25 février 2021]
Ayodeji Rotinwa est essayiste, critique d’art et rédacteur en chef adjoint d’African Arguments, une plateforme panafricaine majeure mêlant information, enquêtes et réflexion. Basé entre Accra, Abuja et Lagos, il écrit sur les pratiques culturelles et artistiques et sur les croisements entre art visuel, culture, justice sociale et développement durable à travers l’Afrique de l’Ouest. Son travail a été publié dans de nombreux organes de presse tels que le New York Times, le Financial Times, Art Forum, The Art Newspaper ou encore VOGUE.
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L A C O O P É R AT I V E D E R E C H E R C H E D E L’ É S A C M Créée en 2012, la Coopérative de recherche est la plateforme à partir de laquelle s’organisent les activités de recherche à l’École supérieure d’art de Clermont Métropole. Elle réunit aujourd’hui des artistes-chercheur·euse·s, des enseignant·e·s-chercheur·euse·s, des étudiant·e·s de master et des chercheur·euse·s-associé·e·s à des groupes de recherche. Ont contribué à cette publication : — Les chercheur·euse·s Crys Aslanian, Marion Balac, Leticia Chanliau, Enrico Floriddia, Constantin Jopeck, Carin Klonowski, Gérald Kurdian, Stéphanie Lagarde, Sarah Netter, Melis Tezkan. — Les chercheur·euse·s associé·e·s Fabrice Gallis, Sarah Ritter, Camille Varenne, Dao Sada, Antoine Barrot. — Le groupe de recherche « Des Exils » (Jeanne Chopy, Jérôme de Vienne, Fabrice Gallis, Jan Kopp, David Lennon, Jade Lièvre, Michèle Martel, Ghita Skali, Melis Tezkan, Malak Yahfoufi). — Le groupe de recherche « Figures de transitions » (Enrico Floriddia, Camille Varenne, Dao Sada, J. Emil Sennewald). — Le groupe de recherche « Léviathan » (Salomé Aurat, Antoine Barrot, Charlie Jeffery, Constantin Jopeck, Cédric Loire, Sarah Ritter). — Le groupe « Narration partagée » (Crys Aslanian, Marion Balac, Leticia Chanliau, Carin Klonowski, Sarah Netter). La présente publication est augmentée d’une version en ligne visible à l’adresse suivante : http ://cooperativederecherche.esacm.fr
Prises de vues : Marion Balac, Leticia Chanliau, Philippe Eydieu, Fabrice Gallis, Carin Klonowski, Melis Tezkan. Remerciements : Alice Antunes, Alice Corizzani, Brigitte Belin, Serge Lhermitte.
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La belle revue #11 Revue d’art contemporain en Centre-France-Rhône-Alpes en ligne : www.labellerevue.org et à parution papier annuelle Tirage : 4500 exemplaires Revue gratuite La belle revue est éditée par In extenso 12 rue Gault de Saint-Germain 63000 Clermont-Ferrand 09 81 84 26 52 contact@inextensoasso.com www.inextenso-asso.com
In extenso et toute l’équipe de La belle revue tiennent à remercier : — Christelle Folly, attachée culturelle à l’Ambassade de France au Nigéria et Maurice Chapot, chargé de mission culturelle à l’Alliance Française de Lagos, pour l’accompagnement et la disponibilité — Marie Muzerelle, assistante chez In extenso — Les lieux partenaires des événements de lancement de La belle revue : Alliance Française de Lagos (Lagos) ; École Normale Supérieure (Lyon) ; le Creux de l’Enfer (Thiers) ; Treignac Projet (Treignac) ; Glassbox (Paris) — Les représentant·e·s des collectivités qui soutiennent le projet : Olivier Bianchi, Président de Clermont Auvergne Métropole et Maire de Clermont-Ferrand. Isabelle Lavest, Vice-Présidente en charge de la culture à Clermont Auvergne Métropole et Adjointe en charge de la politique culturelle à la ville de Clermont-Ferrand ; Marc Drouet, Directeur régional des affaires culturelles de la région AuvergneRhône-Alpes/Ministère de la Culture ; Laurent Wauquiez, Président du Conseil régional Auvergne-RhôneAlpes, Florence Verney-Carron, Vice-présidente déléguée à la culture et au patrimoine — L’Ambassade de France au Nigéria et l’Alliance Française de Lagos pour le partenariat dans le cadre du Global terroir dédié à Lagos — L’Institut d’art contemporain – IAC, Villeurbanne et l’association des écoles supérieures d’art et de design de la région Auvergne-Rhône-Alpes — L’ADÉRA pour le partenariat dans le cadre de Galeries Nomades2020 — Ainsi que toutes les personnes qui ont contribué à ce numéro
COLOPHON
Direction de publication : Clélia Barthelon, Sophie Lapalu, Christophe Scarpa Président·e·s d’In extenso Direction éditoriale : Pietro Della Giustina Comité éditorial : Marie Bechetoille, Benoît Lamy de La Chapelle, Sophie Lapalu, Julie Portier Coordination éditoriale et relecture : Juliette Tixier Conception graphique : Syndicat, s-y-n-d-i-c-a-t.eu Traduction : Anna Knight (Version anglaise uniquement sur www.labellerevue.org) Traduction anglais-français : Pietro Della Giustina, Maurice Chapot Contributrices et contributeurs : Camille Azaïs, Marie Bechetoille, Louise Bernatowiez, Raphaël Brunel, Amos Cappuccio, Emilie D’Ornano, Pietro Della Giustina, Henri Guette, Carin Klonowski, Eloïse Labie, Benoît Lamy de La Chapelle, Sophie Lapalu, Laurent Le Deunff, Pauline Lisowski, Pierre-Alexandre Mateos, Giulia Mengozzi, Luca Morino, Richard Neyroud, Romain Noël, Josèfa Ntjam, Roli O’tsemaye, Smaranda Olcèse, Iheanyi Onwuegbucha, Camille Paulhan, Julie Portier, Gabriele Rendina Cattani, Tancrède Rivière, Ayodeji Rotinwa, Joseph Tonda, Sergio Verastegui Artistes Création In situ : La Coopérative de recherche de l’ÉSACM ISSN : 2114-5598 Parution et dépôt légal : mai 2021 Impression : Standart Impressa Imprimée en Lituanie
L’ENVERS DES PENTES VÉRANDA
PARC MONTESSUIT 74100 ANNEMASSE FR WWW.VILLADUPARC.ORG
L’envers des pentes propose des résidences de courte durée pour de jeunes artistes dans des refuges de haute montagne situés dans le parc National des Ecrins.
EXPOSITIONS 4.09 – 19.12.21 SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
EXPOSITION COLLECTIVE
ERIC TABUCHI 179 ET NELLY MONNIER RÉSIDENCE ET EXPOSITION AUTOUR DE L’ATLAS DES RÉGIONS NATURELLES Eric Tabuchi et Nelly Monnier documentent par une archive photographique le bâti vernaculaire français et les paysages qu’ils traversent au gré de leurs pérégrinations sur le territoire.
©Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Samoëns, Faucigny, Atlas des Régions Naturelles, janvier 2021
CENTRE D’ART CONTEMPORAIN D’INTÉRÊT NATIONAL
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www.cnap.fr Des ressources pour les artistes et les professionnels Offres d’emplois, appels à candidatures, aides, prix, bourses, résidences, guides pratiques, informations professionnelles sur l’activité artistique.
Plus de 87.000 œuvres en ligne 105.000 œuvres du Fonds national d’art contemporain géré par le Cnap susceptibles d’être prêtées et déposées auprès d’institutions culturelles.
Centre national des arts plastiques
Le Centre national des arts plastiques est l’un des principaux opérateurs du ministère de la Culture dans le domaine de l’art contemporain.
design graphique : God save the screen
Des dispositifs de soutien à la création Des soutiens destinés aux artistes, aux théoriciens et critiques d’art, aux restaurateurs ainsi qu’aux structures privées (galeristes, éditeurs, producteurs audiovisuels).