ZONES GRISES Saison 2019-2020
12.10.19 — 18.01.20 On y marche avec l’oreille (L’appel du terrain) Sébastien Cabour et Pauline Delwaulle Nicolas Daubanes Cao Fei Joséphine Kaeppelin Florent Meng Sébastien Rémy Lauren Tortil
DATES SOUS RÉSERVE DE MODIFICATION
8.02 — 9.05 TAFAA The Century of the Snitch Chloé Delarue PROJECT ROOM
Corporate Poetry Ludovic Sauvage 13.06 — 26.09 Alexandra Leykauf PROJECT ROOM
Caroline Reveillaud
CONCEPTION GRAPHIQUE : CHARLES VILLA
Centre d’art contemporain Parc Montessuit, 12 rue de Genève 74100 Annemasse FR www.villaduparc.org
ROBERT MORRIS THE PERCEIVING BODY - LE CORPS PERCEPTIF
27 JUIN - 27 SEPT. 2020 Avec le soutien de la Terra Foundation for American Art.
Robert Morris, Mirror Cubes, 1965-1971, miroir et bois, chaque cube : 91,4 x 91,4 x 91,4 cm, collection Tate, Londres, © Adagp, Paris 2020
Cette exposition est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture.
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D A
R Les ateliers de l’ADÉRA site de création des arts visuels Les ateliers de l’ADÉRA, association des 5 écoles supérieures d’art et de design de la région AuvergneRhône-Alpes, contribuent au développement de la scène artistique et à la professionnalisation des artistes plasticiens et designers diplômés.
www.adera-reseau.fr Adéra Auvergne-Rhône-Alpes
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40 artistes en résidence par an
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des espaces dédiés à la création et à l’innovation
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un lieu d’ouverture sur la vie professionnelle : rencontres, colloques, portes ouvertes
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un espace de co-working pour les acteurs des arts visuels : • AC//RA, Art contemporain Auvergne-Rhône-Alpes • DDA-RA, Documents d’artistes Auvergne-Rhône-Alpes • Rendez-vous Jeune Création / Biennale de Lyon
AGNÈS GEOFFRAY Jusqu’au 6 septembre 2020
LE MAUVAIS ŒIL
Du 19 septembre 2020 au 10 janvier 2021 Caroline Achaintre Michel Aubry Marc Bauer Carole Benzaken Christian Boltanski Miriam Cahn Clément Cogitore Gregory Crewdson Agnès Geoffray Camille Henrot Fabian Marcaccio Seamus Murphy Gerald Petit Émilie Pitoiset Éric Poitevin Şerban Savu Loredana Sperini Nancy Spero Elly Strik Sandra Vásquez de la Horra avec la participation de P J Harvey
La Coopérative de recherche 9 chercheur.e.s 4 chercheur.e.s associé.e.s 5 enseignant.e.schercheur.e.s
2
jours de rencontre par mois
Espace de réflexion et de production, au cœur de l’École Supérieure d’Art de Clermont Métropole, qui réunit étudiant.e.s, enseignant.e.s, chercheur.e.s, dans une dynamique collective de recherche en art.
Un appel à candidature annuel Une allocation de recherche attribuée à chaque chercheur.e pendant 9 mois Possibilité de s’inscrire au DSRA - Diplôme Supérieur de Recherche en Art Des outils de diffusion pour partager la recherche en train de se faire : - Le Feuilleton de la recherche (une vidéo chaque mois) - Jacuzi (édition périodique d’entretiens) Consultables en ligne sur www.esacm.fr Des journées d’étude, colloques, séminaires, conférences, expositions. Tous les évènements sur www.esacm.fr
ÉCOLE SUPÉRIEURE D’ART DE CLERMONT MÉTROPOLE
3 PROGRAMMES DE RECHERCHE Figures de transition Léviathan Des exils
www.esacm.fr facebook / esacm.clermont instagram / esacm_clermont
Vue de l’ouverture d’atelier de Rita Senra, 2019
Merci aux résident•e•s de la saison 2019/2020 : Baptiste Audousset Karina Beumer Elia David José Figueroa Elodie Goupil Jordan Madlon Adrien Menu Emmy Ols Tatiana Karl Pez Pieter van der Schaaf Rita Senra Club Superette
Merci aux résidences partenaires :
AIR Antwerpen à Anvers, Maus Hábitos à Porto et Real Time & Space à Oakland.
www.artistesenresidence.fr contact@artistesenresidence.fr Clermont-Ferrand, France
Camille Bouaud Romain Blanck
Victor Villafagne
ÉCLATS #1
Étienne Mauroy
Clément Dupont Joëlle Forestier Lény Labeaume
Amy Matthews
Stanca Soare Chlöé Bedet
Le Creux de l’enfer · Agenda 2020 depuis le 21 février (prolongation) Éclats #1: Constellation provisoire à partir du 1er novembre Hélène Bertin: Cahin-Caha
Galeries Nomades: Anna Holveck et Marie Dechavanne
Vallée des usines — 85, avenue Joseph Claussat — Thiers — Tél: 04.73.80.26.56 Web: creuxdelenfer.fr — Facebook: le Creux de l’enfer — Instagram: @creuxdelenfer — Twitter: @leCreuxdelenfer Ouvert du mardi au dimanche de 14:00 à 18:00 — Entrée libre
Design: Catalogue Général
Amélie Sounalet
Emma Baffet
CONSTELLATION PROVISOIRE
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Sommaire p.14-23....Création In situ ...........Label Revue par Christophe ...........Scarpa (aka Ysbelia)
17 Dossier thématique: Educational Complex p.70-71....In Lieu of a ‘Statement ...........of Teaching Philosophy’ ...........par Thom Donovan
Expositions: critiques et entretiens p.26-29....«Garland» à Treignac Projet ...........par Benoît Lamy ...........de La Chapelle p.30-33....«Natura abitata» à La BF15 ...........par Claire Kueny p.34-37....«Entrer dans l’œuvre: ...........actions et processus dans ...........l’Arte Povera» au Musée ...........d’art moderne et ...........contemporain de ...........Saint-Étienne Métropole ...........par Angelo Careri Focus p.40-43....Centre d’Art Contemporain ...........de Meymac, ...........abbaye Saint-André ...........par Fabrice Gallis p.44-47....Ponctuations artistiques et ...........immersions cartographiques ...........au fil du Partage des Eaux ...........par Anne Favier
p.72-75....Introduction ...........par Julie Portier p.76-81....Comment faire vivre ...........une place comme une œuvre ...........d’art? entretien avec ...........Clovis Maillet par Marie ...........Bechetoille p.82-87....À propos de la Städelschule ...........de Francfort entretien avec ...........Anders Dickson par Benoît ...........Lamy de La Chapelle p.88-97....Tenter de nouvelles ...........pratiques d’imagination, ...........de résistance, de révolte, ...........de réparation, de guérison ...........entretien avec Alessandra ...........Pomarico par Sophie Lapalu p.98-107...Aprender caminando ...........entretien avec le Groupe ...........de Recherche en Art et ...........Politique par Pietro Della ...........Giustina Global terroir: Tirana
p.48-49....cONcErn ou le milieu de ...........l’art par Raphaël Brunel
p.110-111..Introduction par Pietro ...........Della Giustina
p.50-55....Ville morte ...........par Julie Portier
p.112-119..Art contemporain en Albanie ...........– Un bref panorama ...........par Adela Demetja
p.56-57....Du plateau de Millevaches à ...........Limoges: LAC & S – Lavitrine ...........par Victorine Grataloup p.58-67....Les dix ans de La belle ...........revue entretien avec ...........les directeur·rice·s ...........par Marina James-Appel
p.120-127..L’INAPTITUDE ET SES ...........POTENTIELS – Trois récits ...........et un final à Tirana – ...........par Valentina Bonizzi p.128-133..(Contre-)Patrimoine et Art ...........Contemporain à Tirana ...........par Raino Isto p.134-135..In situ p.136-145..Création In situ ...........La Société des Images ...........Secrètes par Julieta García ...........Vazquez et Javier Villa p.146......Colophon
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LABEL REVUE - Ysbelia.0
1. BIRDS - HAPAX (Ft. Carl Marion)
2. HERO’S BATTLE THEME, (Ft. Marie Mam Sai Bellier)
3. PARADE (Ft. Hilary Galbreaith)
4. BADDA (Ft. Kamel Makhloufi)
5. PARTITION POSTPOOR (Ft. Hugo Laporte)
6. I WISH TO BE THE SUBJECT OF MY OWN AROUSAL (Ft. Naomi Quashie)
7. UN PETIT TOUR ET PUIS S’EN VA (Ft. Quentin Lazzareschi)
8. CHER CHRIS, (Ft. Jean-Damien Charmoille)
9. PAYSAGE DE BOUCLES (Ft. Léo Baudy)
https://soundcloud.com/ysbelia0
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Expositions: critiques et entretiens
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Expositions: critiques et entretiens
Vue de l’exposition «Garland», 2019, Treignac Projet, Treignac. Avec Ericka Beckman, Scott Benzel, Andrew Cameron, Guendalina Cerruti, Alex Da Corte, Charlotte Houette, Karen Kilimnik, Sherrie Levine, Signe Rose, Adam Stamp, Michael Zahn. Courtesy des artistes et de Treignac Projet
Ericka Beckman, Cinderella, 1985, film 16mm transféré en fichier numérique HD, couleur, son, Treignac Projet, Treignac. Courtesy de l’artiste et de Treignac Projet
31 Benoît Lamy de La Chapelle
«Garland»
Depuis maintenant près d’une dizaine d’années, Treignac Projet poursuit sans relâche le développement de sa programmation entre expositions pointues, programmes de résidences estivales et invitations à des commissaires, artistes, critiques d’art, philosophes et autres théoricien·ne·s d’envergure internationale. Après quelques invitations à des commissaires étranger·ère·s afin de concevoir ce que nous comptons parmi les meilleures expositions présentées actuellement en France, il n’est pas étonnant que Sam Basu et Liz Murray, fondateur·rice·s en charge des lieux, aient proposé à la curatrice suédo-canadienne Sabrina Tarasoff (déjà bien familière des lieux1) de penser la suite du «programme de commissaires». C’est donc avec l’exposition «Garland» que cette dernière a choisi de débuter ce cycle. Bien que thématique, «Garland» n’est pas une exposition à thèse, et les travaux présentés ne cherchent pas nécessairement à soutenir un propos curatorial. Il s’agit plutôt d’une exposition «environnementale» dont l’association et la mise en dialogue des œuvres auront d’abord pour but de reproduire un esprit, une atmosphère. Aussi, cette manière d’exposer (en vogue ces derniers temps), se veut holistique, dans le sens où ce que les œuvres produisent ensemble prime sur leur singularité. Par conséquent, «Garland» se découvre tel un paysage que l’on contemple dans son ensemble avant de regarder plus en détail ce qui le constitue. «Garland», comme le présente la note d’intention, se veut polysémique: c’est évidemment le principe de la guirlande qui est dans un premier temps convoqué, ou plus précisément le fait d’assembler différents objets ou idées – une mise en abyme de l’exercice de l’exposition collective –, mais aussi différentes réalités, dans le but de les confronter. Le modèle du conte de fées devient donc un outil d’analyse adéquat, et qui dit [Judy] Garland, dit Le magicien d’Oz (1939), film-paysage par excellence. Produit uniquement en studio avec des décors de paysages peints, dont la planéité fait encore parfaitement illusion, ce film semble effectivement le modèle parfait de la structuration à la fois formelle et conceptuelle
de «Garland». La couleur jaune du sol d’origine de la salle d’exposition encore parcimonieusement présente, fait écho au chemin de brique jaune du film, et les quatre papiers peints d’Alex Da Corte reprennent très fidèlement le code couleur des paysages parcourus par les acteur·rice·s. L’ambiance très glitter du film scintille dans les œuvres de Karen Kilimnik, Guendalina Cerruti, Signe Rose ou encore Scott Benzel, alors que princesses et fées apparaissent au cours de la visite comme dans le Cinderella (1985) d’Ericka Beckmann dont on regrettera encore qu’il ne soit pas projeté à échelle humaine comme le recommande l’artiste2. Choix d’autant plus étonnant que toute l’exposition invite à une immersion corporelle totale dans un univers spécifique… L’illusion cinématographique se rappelle au·à la visiteur·euse avec une autre artiste de la Picture Generation, Sherrie Levine, dont la présence rappelle le principe du simulacre à l’œuvre dans la culture de la société de consommation, plus que jamais active à ce jour, et justement confirmée par la plupart des artefacts utilisés dans les œuvres exposées. Mais c’est aussi l’origine angelenos de la plupart des artistes listé·e·s qui vient boucler cette importance accordée ici à l’illusion cinématographique désormais à l’œuvre dans le réel: car si la sublimation ou la mystification du banal semble aujourd’hui aller de soi, il n’existe plus de différence entre réel et fiction, un état de fait que la culture pop a largement contribué à provoquer. Si «Garland» est une exposition raffinée dont les multiples champs sémantiques offrent autant de «chemin de briques jaunes» à parcourir, son propos laisse malgré tout planer un certain malaise. Selon le texte de salle, la présence de Judy Garland erre dans l’exposition telle un spectre, et sa figure est soi-disant «absente3». «Garland» serait alors «un hommage à Judy, une tentative pour saluer le fantasme, le fandom et le mirage des histoires, en gardant à distance le memento mori de la culture»… Pourtant, le personnage qu’elle incarne passe les trois quarts du film à chercher à rentrer chez elle, en répétant finalement à qui veut l’entendre «there is no place like home», morale incitant chacun·e à retourner chez soi et à rester gentiment à la place qui lui est attribuée, en évitant surtout toute
32 dérive susceptible de distordre le système d’une société américaine alors en passe de devenir société-monde, notamment grâce à l’industrie cinématographique. Les messages subliminaux hollywoodiens, dont Le magicien d’Oz est reconnu comme l’un des principaux porteurs, ne sauraient alors soutenir tout énoncé donnant libre cours aux fantasmes et aux rêves. Sans oublier Judy Garland elle-même, pur produit des studios d’Hollywood, adolescente ayant tendance à l’embonpoint, dopée pour rester mince jusqu’à sombrer dans la toxicomanie, dont le destin tragique est lui aussi devenu iconique. Si la culture pop produit consciemment ou inconsciemment des merveilles dont l’art actuel se repaît, il convient de rester vigilant·e quant à l’origine des paillettes recouvrant le réel.
Expositions: critiques et entretiens
1. Sabina Tarasoff y a organisé une petite exposition en 2016, avec Bel Ami, intitulée «Demimonde» et participé à plusieurs résidences d’écriture. 2. «Jim Hoberman: A lot of ‘70s performance artists made use of video. Why did you decide to work with Super 8 sound? Ericka Beckman: Because you could project a film life-size in a room, and I wanted to stress the presence of the performance in my image. […] I wanted to make films that were documents of a type of performance that could only exist on film. I was invested in making an active art form, an art that moved, and that movement was the telling.» in Jim Hoberman, «Cinema Gamer: Ericka Beckman», Mousse Magazine no 39, 2013 [DOI: www. moussemagazine. it/j-hoberman-erickabeckman-2013] 3. Ce qui se révèle faux puisqu’une boule à neige de Guendalina Cerruti intitullée Judy (2019) contient une image du visage juvénile de Judy Garland.
«Garland» Ericka Beckman, Scott Benzel, Andrew Cameron, Guendalina Cerruti, Alex da Corte, Charlotte Houette, Karen Kilimnik, Sherrie Levine, Signe Rose, Adam Stamp, Michael Zahn
Commissaire de l’exposition: Sabrina Tarasoff Treignac Projet, Treignac 13 juillet – 15 septembre 2019
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Guendalina Cerruti, Someonelse Elsewhere, 2019, série de boules à neige, serviettes en coton avec décorations de fleurs, dimensions variables, Treignac Projet, Treignac. Courtesy de l’artiste et de Treignac Projet
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Expositions: critiques et entretiens
Vue de l’exposition, Marion Baruch, «Natura Abitata», 2019, La BF15, Lyon. Courtesy de l’artiste et de la BF15 © Noah Stolz
35 Claire Kueny
Marion Baruch «Natura abitata»
Au cours de sa carrière, qu’elle mène depuis les années 1950 sans se soucier de faire dériver son travail, Marion Baruch a construit pendant près de quinze ans son habitat, pour elle et sa famille à Gallarate, en Italie. Ce chez-soi, elle l’a souhaité poreux entre l’intérieur et l’extérieur. Les baies vitrées y sont légion, les cloisons limitées, le sol se poursuit, semblable, au-delà des murs de la maison, à l’intérieur comme à l’extérieur. Les réflexions qu’elle y a engagées sur sa manière d’habiter se retrouvent dans l’exposition à la BF15 intitulée «Natura abitata». Ouverte sur la rue par une large vitrine et percée d’une verrière zénithale à l’arrière, la BF15 apparaît comme un lieu propice pour prolonger cette préoccupation existentielle qui apparaît en fait comme un fil directeur de son travail. Les œuvres qui y sont présentées ont toutes été réalisées à partir de chutes de textiles vestimentaires que l’artiste collecte depuis les années 2000 et conserve telles quelles; son geste consiste alors, à l’aide de ses assistant·e·s, à les sélectionner et à les agencer en révélant, avec de fines épingles, les vides, les mouvements et les dessins qu’ils créent. Seules deux photographies de la série Abitocontenitore datées de 1970 ponctuent l’ensemble contemporain. Présentant des corps enroulés de tissus construisant une enveloppe géométrique, elles désignent de manière explicite le textile comme premier habitat et révèlent l’importance de ce matériau et le sens métaphorique qu’il prend dans le travail de l’artiste. À la BF15, chaque mur qui n’est pas vitré est occupé par un rectangle de tissu ajouré. D’apparence très formelles, les œuvres (qu’on ne sait si l'on doit appeler peinture, sculpture ou du nom de leur texture: coton, flanelle, velours) apparaissent ainsi comme autant de fenêtres qui ouvrent les murs pleins sur un ailleurs. Déjà la première nous interpelle. Intitulée Un lieu clos où sous mes yeux s’exprime une autre nature, cette cascade de velours vert flottant à sa base et percée de deux formes en amande qui, comme deux yeux,
nous regardent, ressemble étrangement à un masque. Comme une seconde peau, elle invite le·la visiteur·rice à chercher cet ailleurs comme à l’intérieur de l’exposition; à se déplacer et à modifier sans cesse ses perspectives. C’est la condition nécessaire pour pouvoir dépasser l’apparence formelle et sensible de ses œuvres et y découvrir une dimension plus politique: écologique et sociale. La première salle, qui a des allures de serre tropicale, le confirme. Un pan de coton jaune traversé de fines vaguelettes bleues tachetées de blanc prend position «contre», contre les élites, contre l’exotisme, contre le colonialisme. Son titre, Contre les élites végétales, est emprunté au Manifeste anthropophage du brésilien Oswald de Andrade. L’œuvre est d’autant plus criante qu’elle est entourée d’autres aux couleurs claires et pastel plus fluides, plus joueuses, plus douces. Dans la salle du fond, les tissus sont épais, les couleurs sombres. Les cadres plus marqués, les traits plus dessinés aussi. Les œuvres organiques, végétales, animées, ont cédé le pas à des cartes, des plans, des réseaux. L’ouverture zénithale fait basculer notre regard d’un quart de tour et lui fait prendre de la distance: on voit de loin, on voit d’en haut. On passe de la nature domestiquée au monde urbain. Mais quel que soit le point de vue adopté, Marion Baruch nous confronte à des édifices en dentelle, dont les vides qui les composent ne sont autres que les négatifs de ce que l’on porte (poche, manche…). Des ruines? Non, des fantômes! Une œuvre qui n’a pas de nom – et pas d’existence sur le plan de salle – se cache, comme pour évaluer notre qualité d’attention. Sans trace de sa présence, elle affirme plus encore que les autres, sa nature fantomatique. C’est aussi la seule de l’exposition accrochée de biais. Elle induit encore un autre déplacement du corps et exige que l’on se positionne. Dedans? dehors? devant? derrière? en haut? en bas? «Peu importe», nous soufflent les deux chutes identiques en format et en couleur accrochées en face, l’une en portrait, l’autre en paysage, intitulées Due modi di dire la stessa cosa. Car en fait, il ne s’agit pas tant de savoir où l’on habite
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Expositions: critiques et entretiens
(la recherche d’une position fixe du·de la spectateur·rice devant le tableau est aujourd’hui largement dépassée), mais comment, où que l’on soit, on co-habite. Avec la nature, les vivant·e·s et les non-vivant·e·s; avec les visibles et les invisibles. Quand on sait que Marion Baruch a beaucoup travaillé avec certain·e·s invisibilisé·e·s de nos sociétés (femmes, migrant·e·s), on se dit que ses invitations à traverser les murs et briser les frontières sont aussi des appels à écouter leurs voix. Toutes les voix. La terre est habitée.
Marion Baruch «Natura abitata» Commissaire de l’exposition: Perrine Lacroix La BF15, Lyon 17 septembre – 16 novembre 2019
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Vues de l’exposition, Marion Baruch, «Natura Abitata», 2019, La BF15, Lyon. Courtesy de l’artiste et de la BF15 © Noah Stolz
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Expositions: critiques et entretiens
Giovanni Anselmo, Entrare nell’opera, 1971, tirage noir et blanc sur toile, 336 × 491 cm, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, Saint-Étienne. Collection Fundação de Serralves — Museu de Arte Contemporânea, Porto, Portugal. Courtesy de l’Archivio Anselmo © Aurélien Mole/MAMC+
Giulio Paolini, Apoteosi di Omero, 1970-71, trente-deux photographies en noir et blanc, trente-trois feuilles, plexiglas, pupitres, son, dimensions variables, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, Saint-Étienne. Collection privée. Courtesy de l’artiste et de la Fondazione Marconi, Milan, Italie © Aurélien Mole/MAMC+
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«Entrer dans l’œuvre: actions et processus dans l’Arte Povera»
«Entrer dans l’œuvre»: c’est ce que nous propose l’exposition du Musée d’Art Moderne et Contemporain de Saint-Étienne consacrée à l’Arte Povera. Un titre qui souligne la volonté de mettre en avant certains aspects méconnus du mouvement: la théâtralité, le processus collectif, l’interactivité. À cet égard, le travail du commissaire Alexandre Quoi se fait l’écho de l’exposition liminaire «Arte Povera + Azioni Povere», organisée en 1968 par le critique d’art Germano Celant, premier théoricien du mouvement. Un retour aux sources qui se révèle en fait une proposition assez originale, tant le travail des têtes d’affiches associées à l’Arte Povera (Jannis Kounellis, Giuseppe Penone, Mario Merz, entre autres) renvoie, dans l’esprit du public, à une esthétique de la matière brute, inanimée, plutôt qu’à des œuvres incarnées et en mouvement. Or, ici, c’est bien l’aspect performatif et collaboratif qui est mis à l’honneur. De ce point de vue, l’exposition est une réussite: dès la première salle, l’accrochage, qui associe des documents photographiques avec des pièces ludiques, voire malicieuses, surprend. En guise de préambule au parcours proposé, quatorze portraits photographiques, qui correspondent aux artistes exposés (dont une seule femme, Marisa Merz). Autant de mises en scène de soi très théâtrales qui démontrent que ce mouvement, que l’on a parfois résumé un peu hâtivement à un certain nombre de principes (nature, abstraction), a en fait de nombreuses connivences avec les arts de la scène, voire, de façon plus inattendue, avec le design graphique. En témoigne la salle consacrée au Piper Pluriclub, une discothèque turinoise ayant accueilli de nombreuses performances, un lieu exubérant à mille lieues des espaces dénudés et modestes associés au mouvement dans l’imaginaire collectif: on y trouve des photographies, des affiches et même des costumes. Parmi les œuvres représentatives de l’exposition, on notera, entre autres, Vers à soie (1968) de
Pino Pascali, où des brosses en plastique multicolores forment un vers géant – une pièce réjouissante et presque pop – ou Mettre au monde le monde (1973), deux grands dessins d’Alighiero Boetti, qui se présentent comme un code secret à déchiffrer à l’aide d’un alphabet, dont la solution est pourtant déjà donnée par le titre. Là aussi, il s’agit de dispositifs ouverts, qui nous poussent à jouer le jeu, et l’on se situe loin de l’idée de dénuement qui se dégage de l’adjectif «pauvre». Globalement, les œuvres sont ici bien choisies et bien montrées. Quand c’est possible, tout du moins: deux pièces de Jannis Kounellis – des photographies qui documentent une installation ayant fait appel à des chevaux vivants (Dodici cavalli vivi, 1969) et un tableau qui doit être activé par un musicien et une danseuse (Da inventare sul posto, 1972) – révèlent un contexte, mais ne peuvent pas ici être véritablement appréhendées comme des expériences. C’est le parti pris de l’exposition, qui fait le choix, dans sa première moitié, d’aller au plus près de l’instant historique et de son caractère nécessairement éclaté, confus et, bien souvent, étonnant. Les documents, soigneusement sélectionnés et présentés dans des caissons en verre, ont donc la part belle. On reste plus dubitatif en revanche face à la deuxième partie du parcours, composée de deux sections intitulées «Actions» et «Entrer dans l’œuvre». Ici, tout l’appareillage documentaire disparaît pour laisser la place à des œuvres que le public peut activer: cubes en toiles de Luciano Fabro, sous lesquels on peut se glisser, microphones qui pendouillent de Gilberto Zorio, avec lesquels on peut chanter en chœur, etc. Là où la première moitié de l’exposition nous révélait l’univers complexe de l’art italien des années soixante et soixante-dix – un milieu en pleine ébullition, friand d’expérimentations en tout genre – la seconde revient paradoxalement à une scénographie trop classique et peut-être un peu froide. Quelques œuvres d’artistes «étrangers» (non italiens) forment également une annexe qui est mal reliée à l’ensemble, et donc dispensable. Ce hiatus a le mérite d’être assumé, mais il me semble être en contradiction avec le pari originel et audacieux de
40 l’exposition, qui était de se situer du côté de la complexité et de la contextualisation. On retiendra cependant la générosité et la précision historique qui caractérise un ensemble en partie élaboré à partir d’un commissariat original de Christiane Meyer-Stoll pour le Kunstmuseum Liechtenstein. Parce qu’elle est fidèle à son parti pris, qui est de renouveler la lecture d’un mouvement pourtant déjà canonisé, on ne peut que conseiller «Entrare nell’opera – Entrer dans l’œuvre». De la même façon que l’on recommandera le catalogue édité pour l’occasion, une véritable mine d’informations de près de sixcents pages qui prolonge l’exposition et qui s’imposera certainement comme un outil indispensable pour les chercheurs et les chercheuses.
«Entrer dans l’œuvre: actions et processus dans l’Arte Povera» Giovanni Anselmo, Alighiero Boetti, Pier Paolo Calzolari, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Eliseo Mattiacci, Mario Merz, Marisa Merz, Giulio Paolini, Pino Pascali, Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto, Emilio Prini, Gilberto Zorio Commissaire de l’exposition: Alexandre Quoi Musée d’Art Moderne et Contemporain de Saint-Étienne, Saint-Étienne 30 novembre 2019 – 3 mai 2020
Expositions: critiques et entretiens
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Vues de l’exposition «Entrer dans l’œuvre: actions et processus dans l’Arte Povera», 2019-2020, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, Saint-Étienne. Avec Giovanni Anselmo, Alighiero Boetti, Pier Paolo Calzolari, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Eliseo Mattiacci, Mario Merz, Marisa Merz, Giulio Paolini, Pino Pascali, Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto, Emilio Prini, Gilberto Zorio © Aurélien Mole/MAMC+
Focus
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Focus
Proposition de Marie-Claire Mitout pour le Calendrier de l’Avent 2017, Centre d’Art Contemporain de Meymac, Meymac. Courtesy de l’artiste et du Centre d’Art Contemporain de Meymac © Aurélien Mole
Caroline Bissière et Jean-Paul Blanchet, 2019 © Fabrice Gallis
45 Fabrice Gallis
Centre d’Art Contemporain de Meymac, abbaye Saint-André
Meymac, 14 octobre 2019, 11h, cuisine de Caroline Bissière et Jean-Paul Blanchet. Un tas de pommes de terre trône sur la table. Fabrice Gallis: Je prépare un focus pour La belle revue sur le Centre d’Art Contemporain de Meymac, et je me demande comment est né le désir de monter ce projet? Caroline Bissière: Prends un économe. Jean-Paul Blanchet: Le désir? Lorsque nous nous sommes rencontré·e·s à la Biennale de Paris, nous faisions le constat commun que la province était un désert culturel. Alors, en 1975, nous avons rédigé un projet d’agence de projets culturels destinée aux villes dépourvues de Service de la Culture. Des communes de 1000 à 10 000 habitant·e·s. En 1978, par un jeu de hasard, nous avons rencontré un marquis à PierreBuffière, moutonnier de son état. Celui-ci a présenté notre projet lors d’un comice agricole à un maire tout récemment élu à Meymac, en Corrèze. Ce dernier aspirait à dynamiser sa ville, en particulier par l’animation culturelle. Nous avons alors découvert le patrimoine architectural exceptionnel du village, mais aussi un restaurant, l’Hôtel Moderne, dans lequel on mangeait délicieusement et qui avait à sa carte un château Taillefer absolument remarquable! On ne pouvait pas laisser passer ça! Nous avons commencé très vite, dès 1979, avec une exposition d’été. Dès le départ nous avons instauré une autonomie de programmation. En 1982, la mairie rachète l’Abbaye, qui était une colonie de vacances, propriété de la ville de Dieppe depuis les années soixante. C’est ainsi qu’a débuté l’histoire du Centre. CB: Cette histoire est importante. La manière dont nous avons envisagé la mission du Centre d’art, d’abord tourné vers le public, ici, à Meymac, trouve son origine dans ces
rencontres. Nous ne l’avons pas initialement pensé comme un travail d’accompagnement de l’artiste, mais plutôt comme un outil de sensibilisation d’une collectivité à des pratiques contemporaines. JPB: L’art peut être un instrument d’éveil. Cette communauté était en déclin. Le projet du Centre a, d’une certaine manière, été la démonstration qu’une petite commune pouvait capter l’intérêt du monde et ainsi retrouver une certaine dignité. Si c’était possible à Meymac, c’était possible partout. FG: Les patates, je les coupe en dés? Comment avez-vous choisi les artistes pour constituer les premières expositions? JPB: En dés. Nous avons commencé par une démarche relativement pédagogique. Les deux premières expositions étaient sur les thèmes de l’élevage puis de la forêt, deux constituantes de l’identité économique du plateau de Millevaches, avec des œuvres en lien avec ces activités. Nous avons ensuite développé un programme autour des principes fondamentaux présents dans l’art moderne et contemporain: le trompel’œil, l’hyperréalisme, le cinétisme. Puis nous avons jalonné l’histoire de l’art contemporain, d’exposition en exposition, par des synthèses des dominantes d’une période, avec à chaque fois des pièces majeures. CB: L’idée était de constituer un public et de lui donner des références, de manière à éduquer son regard. JPB: C’est aussi le cas avec le Calendrier de l’Avent, imaginé cette année par le peintre portugais Gabriel Garcia. Dès 2005 nous avons construit cette proposition sur la base d’un financement collaboratif apporté en grande partie par des gens de Meymac, des artisans, des commerçant·e·s, des particulier·ère·s et quelques personnes extérieures au village. C’est une manière collective de s’approprier une démarche artistique.
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Focus
CB: Les expositions sont majoritairement thématiques au Centre d’art. Elles sont conçues à la façon d’un livre qui se déploie en chapitres. À partir d’un corpus important d’œuvres, nous développons un propos pertinent et sensible qui facilite l’accès du public à la création d’aujourd’hui. Cette année, nous avons en quelque sorte fait le chemin inverse! Au fil des années, en accueillant à notre table les artistes qui exposaient au Centre, des liens particuliers se sont créés avec certain·e·s. Ce compagnonnage est le fil rouge de l’exposition «Le réel est une fiction, seule la fiction est réelle» qui vient de se terminer. Les invité·e·s, par exemple Claude Lévêque, Saverio Lucariello ou Daniel Firman, sont des artistes auxquel·le·s nous avons dédié des monographies, souvent leur première exposition personnelle. Des artistes dont le public a retrouvé les œuvres à plusieurs occasions dans des expositions thématiques ou pour la réalisation du calendrier de l’Avent. L’anniversaire des trente ans était une sorte de best of de trente ans d’activité, celui des quarante ans est plus affectif.
Pour revenir à la convivialité évoquée dans ta question, nous serions incapables de diriger une structure purement institutionnelle ou hiérarchique. L’équipe qui nous accompagne, de la conception à l’organisation des expositions, est un relais d’amitiés. C’est aussi je pense la raison de ta présence ici aujourd’hui!
FG: Ce que j’entends c’est que le Centre d’art est un lieu familial et hospitalier. Les artistes reviennent, rencontrent un temps long où la vie fait partie intégrante du fonctionnement. Vous accueillez aussi chaque année dans les mêmes conditions de très jeunes artistes. JPB: Depuis 1995, oui. Avec l’exposition «Première», le Centre présente une sélection de jeunes diplômé·e·s de l’année issu·e·s de l’École européenne supérieure de l’image Angoulême / Poitiers, de l’École nationale supérieure d’art de Bourges, de l’École supérieure d’art de Clermont Métropole et de l’École nationale supérieure d’art de Limoges. C’est la plupart du temps leur première exposition en dehors de l’école. Il·elle·s y côtoient des artistes plus expérimenté·e·s, c’est le cas cette année avec les quatre expositions qui sont en cours jusqu’au 12 janvier prochain («Vendange Tardive», «Gabriel Garcia», «Nuno Lopes Silva» et «Première»).
FG: C’est vrai, le Centre ne m’apparaît pas comme un espace de pouvoir, mais plutôt comme une zone de coopération où les relations s’exercent dans un sentiment de nécessité partagée. Lors des montages auxquels j’ai participé, les relations étaient conviviales et horizontales, l’équipe mangeait à la même table que les artistes, les monteur·euse·s étaient présenté·e·s selon leur compétence première (artistes, graphistes…), et non comme de simples employé·e·s. La rencontre était donc possible. CB: C’est une logique de mammifère, pas une logique purement sociale. Je fais souvent le parallèle entre le Centre et un navire; il faut que l’ensemble de l’équipe marche du même pas, sans quoi rien n’est possible, car si le moindre grain survient, c’est la catastrophe. Nous aimons à penser que des professionnel·le·s comme Solenn Morel, qui est passée par le Centre, dirige aujourd’hui le Centre d’art contemporain Les Capucins à Embruns et vient d’assumer le commissariat de la Résidence des Arques, ont hérité ici, à nos côtés, d’une forme d’empathie, de modestie, d’un rapport juste au service public. Vous avez terminé les pommes de terre? Je les passe au four. Tu peux couper les tomates? JPB: Le centre est suffisamment peu structuré pour que s’installe une confiance entre les acteur·rice·s qui le composent, gardant à distance les rapports de concurrence. CB: La relation avec les artistes Séverine Hubard ou Nicolas Guiet, présent·e·s dans l’exposition des quarante ans, s’est bien sûr construite sur la base d’un intérêt pour leurs œuvres, mais aussi par un goût partagé de cette situation familiale qui conditionne les relations de travail. Il faut
47 aimer vivre en communauté, passer du temps avec l’équipe. FG: Les tomates, c’est bon. Je passe à la vinaigrette! On observe aujourd’hui chez de jeunes artistes une volonté de renouer avec cette forme de convivialité en créant des espaces, des ateliers, des résidences autour d’un temps de vie en commun (résidences bi-1, De derrière les fagots2 ou Monstrare Camp3, par exemple). Dans cette continuité, comment vous projetez-vous pour les années à venir? CB: La transmission fait partie des choses qui commencent à nous préoccuper, évidemment! JPB: Il est clair que nous passerons la main, mais au préalable il va falloir nécessairement que les ressources du Centre d’art soient remises à niveau pour lui permettre de fonctionner avec une nouvelle équipe, sans l’apport logistique que constitue notre maison ici et notre gestion en partie bénévole. La suite pour nous s’inscrit aussi dans un projet de résidences que nous avions lancé en 1991. L’idée est de proposer cinq ou six résidences de longue durée dans des maisons du cœur de village à des artistes plasticien·ne·s en dominante, mais aussi des philosophes, des musicien·ne·s… Chaque résident·e ayant sa maison, la ville devient l’espace où les rencontres s’opèrent: dans la rue, au supermarché ou au bistrot. Notre préoccupation est de faire de l’art au quotidien, que cette petite collectivité ne s’étiole pas, retrouve une dynamique et donc un plaisir de vivre.
Proposition de Gabriel Garcia pour le Calendrier de l’Avent 2019, Centre d’Art Contemporain de Meymac, Meymac. Courtesy de l’artiste et du Centre d’Art Contemporain de Meymac
CB: Et si nous passions à table?
1. www.bi-residenci.es/ bi-/__catalogue_FRA.pdf 2. www.dederriere. cargo.site 3. www.labellerevue. org/fr/dossiersthematiques/desespaces-possibles/ monstare-campentretien-avec-maximebondu
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Focus
Gloria Friedmann, Le Phare, 2017, techniques mixtes, Partage des Eaux, Parc des Monts d’Ardèche, Jaujac. Courtesy de l’artiste et du Partage des Eaux © Nicolas Lelièvre
Gilles Clément, La tour à eau, 2017, phonolithes, Partage des Eaux, Parc des Monts d’Ardèche, Jaujac. Courtesy de l’artiste et du Partage des Eaux © Nicolas Lelièvre
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Ponctuations artistiques et immersions cartographiques au fil du Partage des Eaux
La ligne du partage des eaux n’est pas un mirage. Dans le Parc Naturel Régional des Monts d’Ardèche, c’est une ligne de crête bien réelle: là où les eaux se séparent et sculptent singulièrement le paysage en s’écoulant, versant méditerranéen ou versant atlantique. Mais comme toute ligne, elle relève d’une représentation mentale qui passe par l’abstraction. Ici le dessin topographique ou bien plutôt orographique (littéralement l’écriture de la montagne) oriente le dessein ambitieux du parcours artistique dirigé par David Moinard à partir des recherches du paysagiste Gilles Clément. Inauguré en 2017, le parcours artistique «Partage des Eaux», soutenu par des financements régionaux, nationaux et européens, se déploie sur une centaine de kilomètres1 le long de cette ligne géologique invisible à l’œil nu, rendue manifeste par l’inscription de six œuvres contemporaines conçues in situ et d’une collection de mobilier en châtaignier – une essence endogène. Ces créations ne sont pas les pièces rapportées d’un énième parc de sculptures; il ne s’agit pas non plus d’interventions relevant du Land art. Les productions artistiques commandées auprès de Gilles Clément, Gloria Friedmann, Kôichi Kurita, Olivier Leroi, Stéphane Thidet et Felice Varini sont pérennes, même si elles peuvent évoluer sur un modèle entropique (les inscriptions à la feuille d’or de Varini sur les ruines d’une abbaye du XIIe siècle s’effaceront au fil des ans). Avec empathie, l’ensemble des créations tisse des relations formelles, matériologiques, sémantiques, narratives ou encore poétiques avec chacun des sites historiques retenus, le long des chemins qui embrassent aussi le tracé du GR7. «Depuis que les hommes parlent et font des signes, ils fabriquent et suivent des lignes2», écrit Tim Ingold. Cette histoire de lignes fait en effet écho à celle qui animait les reliefs pariétaux pour figurer le vivant, il y a quelque 36 000 ans, dans une Ardèche
autrement plus fréquentée: celle de la grotte Chauvet. Les créations artistiques du parcours, en révélant ou réfléchissant ponctuellement le dessin du partage des eaux, font appel à des dispositifs spéculaires et optiques: télescopage de l’endroit et de l’envers du décor, désorientation de la perception avec des surfaces réfléchissantes inclinées dans lesquelles nous ne pouvons pas nous mirer (l’installation de Thidet), abstraction des plans en plongée (la Loire filmée vue du ciel par Leroi), panorama à 360° syncopé en une bobine de fenêtres à l’effet cinétique (Le Phare, Friedmann), condensation et diffraction visuelles par anamorphose (Varini)… Les pièces de mobilier offrent aussi des perspectives multiples pour appréhender le paysage. En jouant avec la plasticité des repères et des situations, les créations nous font éprouver la variabilité des points de vue et conduisent à des déplacements spatiaux – de part et d’autre de la ligne géologique –, mais aussi sensibles et métaphoriques. En parallèle, six stations de «Mires3» jalonnent l’itinéraire. Disposés dans des belvédères naturels, d’élégants mâts en bois biseautés sont autant d’index dressés à différentes hauteurs. Grâce à une échelle et un cadre de visée, nous pouvons ajuster le niveau de notre propre horizon pour mieux nous projeter dans le paysage et relier mentalement les pointes colorées. Par-delà les distances se dessine alors subrepticement un fragment de la ligne de crête qui se trame sous nos yeux, comme l’on suivrait du bout du doigt le tracé d’une carte. Via le parcours, nous remontons le fil de cette ligne et cheminons dans une cartographie à ciel ouvert et à notre échelle. La tour à eau imaginée par Gilles Clément rejoue d’ailleurs en miniature le Mont Gerbier de Jonc. Finalement, nous tournons autour de la superbe carte sensible4 de la Loire élaborée par Kôichi Kurita, réseau tellurique aussi précis qu’aveugle de toute indication géographique. Le parcours artistique est ainsi tissé d’échanges entretenus par les œuvres et autres dispositifs qui le composent. Ces récits partagés5 et trajectoires entrelacées animent le territoire et font sourdre son histoire sous-jacente.
50 1. Il faut compter environ cinq jours de randonnée pour apprécier la totalité du parcours artistique, par ailleurs intégralement accessible en voiture. 2. Tim Ingold, Une Brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones sensibles, 2011, p.10.
Focus 5. Le collectif Toplamak a imaginé un GPS «géopoétique» pour accompagner le·la voyageur·euse entre les œuvres avec des ponctuations sonores à activer – de petits récits qui racontent le paysage et multiplient encore les points de vue.
3. Conçues par Gilles Clément et le collectif IL Y A. 4. L’expression contemporaine «carte sensible» désigne des cartographies affranchies des codes classiques de la représentation cartographique, à l’instar de la carte de Kurita faite d’un maillage de lignes et d’échantillons de terre, sans aucune légende.
Felice Varini, Un Cercle et mille fragments, 2017, feuille d’or, Partage des Eaux, Parc des Monts d’Ardèche, Jaujac. Courtesy de l’artiste et du Partage des Eaux © André Morin
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Stéphane Thidet, De l’autre côté, 2017, miroirs, Partage des Eaux, Parc des Monts d’Ardèche, Jaujac. Courtesy de l’artiste et du Partage des Eaux © Nicolas Lelièvre
Eric Benqué, Abris, 2017, châtaigner, Partage des Eaux, Parc des Monts d’Ardèche, Jaujac. Courtesy de l’artiste et du Partage des Eaux © Nicolas Lelièvre
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Vue du voyage «Convoi exceptionnel quart Nord-Ouest», 2019, transport itinérant de l’œuvre Eleor, 2015, de Cécile Paris, du Centre d’art Passerelle, Brest, vers cONcErn, Cosne-d’Allier. Courtesy de l’artiste et de cONcErn © cONcErn
1. cONcErn est soutenue depuis 2016 par le Ministère de la culture et de la communication – DRAC Auvergne-RhôneAlpes et depuis 2020 par le Conseil départemental de l’Allier. 2. Installation produite pour la Salle des Pas Perdus du Palais de Justice de Poitiers dans le cadre de la programmation hors-les-murs du Confort Moderne. Commissariat: Jill Gasparina
Vue de la performance, Wesley Meuris, It’s Time to Move on, 2018, cONcErn, Cosne-d’Allier. La destruction orchestrée du Musée des futurs, 2016, avec la participation de Aidan Shiels, Bernard Bonnet, Cecile Colle}{Ralf Nuhn, Ewan Shiels, Kevin Donnelly, Ruby Shiels, Tracey Shiels. Courtesy de l’artiste et de cONcErn © Didier Ciancia
53 Raphaël Brunel
cONcErn ou le milieu de l’art
Itinéraire: Paris – Moulins-sur-Allier en train (2h25), puis compter quarante minutes en voiture pour rejoindre Cosne d’Allier. Les coordonnées (46° 28' 34" nord, 2° 49' 56" est) ne trompent pas: à peu de chose près, nous nous trouvons au milieu de la France. Un centre qui a aussi la particularité d’être une périphérie. C’est là, en 2013, que les artistes Cécile Colle et Ralf Nuhn achètent une ancienne manufacture à l’abandon pour y établir cONcErn1. Mobilisation sociale oblige, la visite du lieu a été annulée, laissant place au récit (une constituante essentielle de ce projet artistique) de ses deux instigateur·rice·s joint·e·s par téléphone. Avec en tête ces questions: que deviennent les œuvres une fois soustraites au regard du·de la visiteur·euse? Continuentelles à «exister» hors de ce moment d’apparition privilégié qu’est l’exposition? Leur «mise en veille» génère-t-elle de nouvelles situations de monstration et de réception? L’originalité de cONcErn est de s’emparer, de manière à la fois pragmatique et sensible, du versant logistique de l’art. «Tout est d’abord parti de notre propre pratique, confient Cécile Colle et Ralf Nuhn, des difficultés rencontrées à la fin d’une exposition concernant le stockage et le transport. Nous avons donc eu l’idée de proposer à d’autres artistes d’accueillir leurs œuvres lorsque leur devenir devenait incertain ou qu’elles étaient menacées de destruction.» La politique d’accueil de cONcErn repose sur une logique d’affinités électives et de besoins (de l’ordre de la survie) et non sur des critères esthétiques. «Nous ne cherchons pas à constituer une collection, nous effectuons plutôt une collecte.» En déposant leurs œuvres sous le toit de cette ancienne friche, les artistes trouvent ainsi une solution pour conserver leur intégrité, malgré des formats parfois monumentaux ou la profusion de leurs éléments constitutifs. Ce lieu leur permet de prendre le temps de réfléchir au sort de leur travail. La fragilité et la poésie du bâtiment, où la végétation reprend ici et là du terrain, rejoue
à l’échelle structurelle l’entre-deux et la précarité dans lesquels se retrouvent ses nouveaux habitants. En se présentant comme une «infrastructure artistique», cONcErn mobilise une terminologie qui désigne autant un équipement supportant un ensemble qu’un registre de visibilité sous-jacent et imperceptible. Elle suggère également les moyens et les outils qui permettent l’émergence d’une communauté – celle des œuvres recueillies comme celle qui se constitue autour de celles-ci. Différents événements croisant performance, régie et médiation rythment cette nouvelle vie à cONcErn. L’intégration de chaque pièce est marquée par une «réception» en présence de l’artiste et du public au cours de laquelle est évoquée son histoire, de sa production à son exposition en passant par les raisons de son arrivée à Cosne-d’Allier. Une fois déposée, elle reste accessible aux visiteur·euse·s, «à vue» comme on dit dans la conservation muséale. «Il se dégage quelque chose de très particulier à cONcErn. L’accès à aux œuvres stockées donne l’impression aux visiteur·euse·s de découvrir les coulisses d’un théâtre.» Autre temps fort, les «destructions orchestrées», sollicitées par l’artiste lorsqu’il·elle est prêt·e à se séparer de son œuvre, produisent de nouveaux gestes artistiques. Laurent Faulon a par exemple fait retirer la couche de boue qui enduisait les nombreux objets du quotidien de son exposition «Mon ciel» au Transpalette à Bourges en 2014, comme pour en soustraire l’aura artistique et leur redonner leur statut initial. Le démantèlement chorégraphié de l’imposant Musée des futurs2 (2016) de Wesley Meuris, quant à lui, a été accompagné par un groupe de musique. La question du transport est également investie. Cécile Paris organise ainsi le rapatriement en caravane de son œuvre Eleor (2015), du centre d’art Passerelle à Brest jusqu’à cONcErn. Chaque étape du périple devient l’occasion d’une rencontre autour de sa restauration. En décrivant leur initiative comme une «œuvre-milieu» et en privilégiant une politique de l’attention et du care qui pourrait résonner avec d’autres situations d’urgence contemporaines, Cécile Colle et Ralf Nuhn proposent une réflexion concrète sur les conditions d’existence de l’œuvre ainsi que sur les interactions qui définissent l’art en tant qu’écosystème singulier.
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Focus
Victor Yudaev, Porino, 2018, plâtre, objets trouvés, techniques mixtes, dimensions variables, Mini-Market 7/7, Lyon. Courtesy de l’artiste et de Mini-Market 7/7 © Lucas Zambon
Mathieu Le Breton, Mascarade, 2019, performance, Atelier VÀV, Lyon. Courtesy de l’artiste et de l’Atelier VÀV © Amandine Mohamed-Delaporte
55 Julie Portier
Ville morte 1
«Lyon: 273 800 visiteurs pour la 15e Biennale d’art contemporain» titre sur son site internet le magazine Lyon Capitale sous l’image d’une épicerie de nuit du quartier de la gare de Perrache. C’est dans ce Mini-Market 7/7 que Thily Vossier et Fanny Lallart ont mené un cycle d’expositions dont la dernière était recensée dans le programme Résonance (le off) de la biennale de Lyon, au même titre qu’un grand nombre de projets temporaires ou de très petite échelle et perdus dans la masse de toutes les propositions artistiques qui doivent se contenter de cette discrète mention tous les deux ans, dans une ville sans vision culturelle. «Les temps changent» En 2018, les deux étudiantes aux beauxarts à Lyon et à Cergy ont donc convaincu Nabil Boussetta, le gérant de la supérette, jusque là peu porté sur l’art contemporain, sur la question de l’exposition et de l’intérêt de la traiter hors de ses cadres conventionnels: d’accord à condition que ça ne lui coûte rien et que la vitrine garde sa fonction marchande! En posant ses conditions, il définissait les termes d’un partage entre l’art et la vie de son commerce, disons une éthique formulée comme un contrat de cession – d’un peu d’espace, de temps et d’attention accordés à l’art, sans frais. Pendant la durée de la Biennale, les œuvres présentées dans la vitrine y laissaient une place pour quelques articles d’épicerie (certains de forme cubique: briques de jus de fruit, cub’or), suggérant, avec une pincée d’humour, leur mise en valeur réciproque. Quant à Nabil Boussetta, son regard a changé en devenant malgré lui le médiateur de chaque exposition auprès des «publics très différents», habitué·e·s, client·e·s intrigué·e·s, ou visiteur·euse·s muni·e·s d’un plan qui lui demandent s’il sait où se trouve l’exposition; «Eh bien c’est ici, regardez plus attentivement, je leur dis!». «Cela ouvre plein de perspectives!», conclut-il, ravi, lors d’une visite avec des étudiant·e·s en art. Ses recettes n’ont pourtant pas augmenté, sauf peut-être le soir où les artistes, professionnel·le·s et amateur·rice·s d’art semblaient plus nombreux·ses à boire des cannettes sur le trottoir devant chez Nabil qu’au
vernissage officiel de la Biennale de Lyon (d’où peut-être la confusion de l’iconographe de Lyon Cap’). L’exposition «Quelqu’un d’autre t’aimera», organisée en collaboration avec des ami·e·s et des enseignant·e·s, réunissait une vingtaine d’artistes de différentes générations parmi des figures renommées telles que Joe Scanlan, Gabriel Kuri ou Victor Yudaev… D’abord étourdie par ce succès, Thily Vossier analyse son expérience d’un ton affirmé: «Je crois que tout le monde en a ras le bol de répéter sa participation à de grosses machines dont les projets se ressemblent tous». Alors qu’elle ne disposait que d’un très maigre budget de défraiement (grâce au soutien de son école et d’un amateur d’art), tou·te·s les artistes ont accepté l’invitation. La jeune femme se l’explique en partie en convoquant les liens d’amitié qui l’unissent à certain·e·s d’entre eux·elles, comme Kuri ou Scanlan pour lesquels elle a travaillé par le passé. La proposition de ce dernier pouvait évoquer cette ère des affects avec des images publicitaires proposant des fausses larmes à se coller sur les joues (Catalyst, 1999)– l’une d’elle était disposée au-dessus du frigo en libre-service où l’on peut venir chercher sa dose d’alcool jusque tard. C’est aussi la posture des artistes réuni·e·s dans l’exposition qui intéresse Thily Vossier, rappelant que Scanlan a pensé de nouveaux moyens de diffusion de son travail, en marge du marché et des institutions qui l’ont désavoué après la polémique déclenchée en 2014 lors la Biennale du Whitney Museum, autour de son projet mettant en scène une artiste noire fictive, Donelle Woolford. Dans la vitrine, les grandes épées de Matthieu Haberard (Gagna 3, 2019) sont siglées «You better run for your life»; un cri de guerre? «Oui, s’amuse Thily Vossier, il faut courir vite, mais dans la bonne direction!» Pour elle, la course à la reconnaissance par les systèmes promotionnels du monde de l’art n’a plus de sens, en premier lieu pour leur caractère exclusif. «Si l’on fonctionne autrement, il y aura de la place pour tout le monde, c’est ce que sousentend le titre de l’exposition […] Les temps changent, dit-elle avec un peu de gravité, notre génération ne peut plus compter sur les structures publiques: elle est convaincue de la nécessité de faire les choses soi-même.»
56 Micro-espaces et nomadisme «On peut attendre longtemps les invitations à exposer dans les structures existantes!» s’exclame à son tour Louise Porte, diplômée des beaux-arts de Clermont-Ferrand (ESACM) qui vit et travaille entre Lyon et Paris. Elle aussi a décidé de créer les opportunités en initiant le projet XM2, qui profite du temps de vacance d’espaces (appartement, chantier, chambre en attente de colocataire) où le projet d’exposition se construit en fonction du contexte et des dimensions disponibles. «9M2» réalisé en collaboration avec la graphiste Clémence Rivalier, réunissait les propositions d’une dizaine d’artistes basé·e·s à Lyon derrière un sous-titre évocateur avec la formule «On va partir». Le dispositif suggérait à la fois la maquette d’un grand parc de sculptures, un tapis de jeu ou l’étal d’un vide grenier. Et là aussi, le nombre de visiteur·euse·s, quatrevingts en trois jours, a surpris les organisatrices qui avaient principalement communiqué via des affichettes collées dans les rues. Caroline Saves, diplômée de Lyon et désormais basée à Marseille, se souvient aussi de l’audience inattendue des expositions organisées dans la poche arrière de son pantalon, un «microespace d’art contemporain» baptisé Jeu de reins/Jeu de vilains qui a fermé en 2018. «La poche était à la fois un espace d’exposition mobile, nomade, mais qui pouvait permettre aux artistes de se réapproprier la ville et aussi des lieux d’expositions déjà existants, raconte-t-elle: les vernissages des expositions se faisaient toujours lors d’un autre vernissage dans un espace d’art contemporain et sans prévenir les hôtes […] Le plus drôle c’est que, pour certains vernissages, il y avait plus de personnes qui venaient parce qu’elles avaient vu ma communication (sur internet) que de visiteur·euse·s pour l’inauguration officielle dans laquelle nous nous étions incrusté·e·s». La preuve qu’il y a une véritable attente de la part des artistes et du public lyonnais, et ce depuis plusieurs années, alors que le paysage des artist-run spaces semble identique depuis la fin des années 1990, dont ne subsistent guère que la BF15 ou la Salle de bains, Néon ayant dû quitter son espace et cesser son activité. Parmi les nombreuses tentatives d’ouvrir des lieux ces dix dernières années on ne
Focus pourra que noter la persistance de Bikini (cf. La belle revue 2019, rubrique Focus) et le tout récent et prometteur Kommet. Mais tou·te·s les artistes interrogé·e·s pour cette enquête déplorent l’absence de structures intermédiaires et de maillage associatif, ce qui procure à tou·te·s un réel ennui dans une ville pourtant dotée d’une biennale, d’un important musée d’art contemporain et d’une importante école. L’incruste C’est aussi à une stratégie de parasitage que renvoie la vieille Ford Escort reconvertie par Laura Ben Haïba et Rémi De Chiara en artist-run space: Super F-97. Depuis mai dernier, elle est accueillie sur le parking de l’URDLA à Villeurbanne, avant d’être remorquée vers d’autres lieux d’art pour de prochaines expositions. On pourra souligner que ces projets qui manifestent leurs conditions économiques dans leur forme même – une voiture qui n’a pas passé le contrôle technique, une poche de jean raccommodée – ont fait le choix de l’auto-financement. Ce choix, toutes les micro-structures que nous avons rencontrées le reconsidèrent périodiquement, car il est toujours à mettre en regard du temps et de l’énergie nécessaires aux demandes de financements et des gages qu’il faut fournir pour obtenir des sommes souvent insignifiantes. Ainsi, l’édition gratuite Broadcast Poster, diffusée jusqu’à dix mille exemplaires dans et hors de la région – on pouvait même la trouver à la librairie Printed Matter à New York – entre 2007 et 2017, a-t-elle vu décroître au fil des ans les maigres subventions accordées par la Région Rhône-Alpes et la Ville de Lyon. Le projet initié par Guillaume Perez et Amandine Rué était lui aussi né du constat d’une trop faible représentation des artistes lié·e·s à l’actualité de l’art internationale autant que des artistes de la scène émergente. «On s’est vite rendu compte que nous n’aurions jamais les moyens d’ouvrir un lieu» raconte Guillaume Perez, c’est ainsi qu’est venue l’idée du poster recto-verso (un·e artiste confirmé·e/un·e artiste émergent·e), peu coûteux à produire et largement diffusable au-delà de la région et des frontières du champ de l’art. Aussi, l’affirmation d’une autonomie que l’on perçoit chez les jeunes qui étendent leur pratique artistique à une dimension curatoriale
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Vue de l’exposition «9M2, On va partir, tout va partir, tout doit partir», 2019, XM2, Lyon. Avec Alain Barthélémy & Chloé Serre, Damien Fragnon, Etienne Mauroy, Naomi Maury, Laura Pardini, Jason Rouillot, Caroline Saves, Thily Vossier, Zohreh Zavareh. Courtesy des artistes et de XM2
Vue de l’exposition «Quelqu’un d’autre t’aimera», 2019-2020, Mini-Market 7/7, Lyon. Avec Armando Andrade Tudela, Antoine Bachmann, Eva Barto, Paul Bourdoncle, Elsa Boyer, Alexis Camille Chevalier, Nicolas Chardon, Héloïse Colrat, Bastien Cosson, Kevin Desbouis, Tatiana Defraine, Clara Degay, Inès Fontaine, Matthieu Haberard, Gabriel Kuri, Fanny Lallart, Jean Laniau, Élise Legal, Flore Mycek, Sophie Nys, Bede Robinson, Joe Scanlan, Thily Vossier, Victor Yudaev. Courtesy des artistes et de Mini-Market 7/7 © Lucas Zambon
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Focus
passe-t-elle également par une approche «raisonnée» (comme on le dit de l’agriculture) des échelles des projets, de leurs modes de diffusion et des modalités de travail. Ces questions sont au centre des projets diffusés sur le support curatorial et éditorial baptisé Exposé·e·s, que mène désormais Guillaume Perez en compagnie d’Alex Chevalier; leur revue Post est une édition sous forme de carte postale financée par ses abonné·e·s.
somme de travaux. Il·elle·s ont aussi mesuré l’importance d’en faire un espace pour montrer de l’art et depuis lequel initier des échanges avec d’autres artistes et avec les habitant·e·s du quartier. En 2019, le projet intitulé «petites annonces», a donné lieu à des expérimentations artistiques que raconte avec enthousiasme Mathieu Le Breton, l’un des fondateur·rice·s: «Plutôt que de projets curatoriaux il faudrait parler d’échanges, d’invitations, de rencontres. Comme celle d’Amandine Mohamed-Delaporte avec le quincailler Thollot qui lui a ouvert les portes de son arrière-boutique, de ses tiroirs. Il a même proposé en parallèle de l’installation de l’artiste un véritable petit musée-droguerie. De la même manière, l’épicerie russe ARBAT nous a livré ses meilleures recettes et s’est fait le relais du travail de Laura Pardini et Rémy Drouard, tandis qu’Émilie Saccoccio recueillait lors d’un micro-trottoir les impressions de tous et que le bar l’Annexe proposait un espace d’accrochage…» Il faudrait ajouter à ce panorama incomplet des ateliers associatifs, autonomes et excentrés La Mezz à Pierre-Bénite où Frédéric Houvert et Simon Feydieu invitent des artistes à intervenir dans leur ZZ studio, soit un coin d’atelier, ou encore Hôtel Triki, installé à La Soie, qui déploie sous son nom des expositions temporaires dont les formats réfèrent aux avantgardes historiques (labyrinthe ou parcours à la lampe de poche).
Où sont les artistes? Il est révélateur que la plupart des artistes à l’initiative de projets curatoriaux mettent en avant le terme d’«échanges» avant celui d’«exposition», ce qui témoigne d’un besoin de réengager les dynamiques collectives auxquelles croient fort les jeunes générations et qui est le ferment de toutes les scènes locales. «Pour qu’il y ait une scène, il faut que les artistes se rencontrent autour de projets», assure Alain Barthélémy qui partage l’atelier Sumo avec trois autres plasticien·ne·s. Conçu comme un lieu de vie, de travail et de fête au début des années 2000, il a vu se succéder plusieurs générations d’artistes et de musicien·ne·s en préservant l’esprit du collectif et de l’entraide. Pendant la Biennale y était présentée «Lichen, humus & tissus migrateurs», réunissant les propositions d’une vingtaine d’artistes ayant fait escale à Sumo ces dernières années et par lesquel·le·s a transité pendant l’été un colis, tel un atelier portatif à travers l’Europe. À l’image du projet en forme d’annonce de départ de Louise Porte, Lichen, qui donnera lieu à une édition rétrospective, offre une photographie d’une scène artistique plutôt fugitive. Thily Vossier, quant à elle, a déjà prévu de quitter la région après ses études. «Si tout le monde part, il ne se passera rien!» ironise Guillaume Perez. Mais, il en convient, le manque de dynamisme artistique de Lyon va de pair avec les difficultés à y trouver un atelier en l’absence de projets politique en ce sens, à l’exception des ateliers de l’ADERA, dédiés aux jeunes diplômé·e·s, régulièrement menacés de fermeture. Là aussi, les solutions se trouvent dans la mise en commun et la grâce de trouver un·e bailleur·eresse conciliant·e. Les artistes qui ont monté en 2017 l’atelier Vis À Vis (VAV) à Villeurbanne ont eu cette chance, qu’il·elle·s ont complétée par une
En somme, les artistes qui ne sont pas encore parti·e·s vers des villes plus accueillantes ne manquent pas d’énergie pour s’organiser ni de volonté de faire exister l’art dans l’espace public. Mais peut-on espérer que les élu·e·s à la culture des prochains mandats y prêtent attention pour accorder plus de place à l’art et faire confiance à ceux·elles qui le font, ne serait-ce qu’en agissant enfin pour faciliter l’accès à des ateliers à Lyon et dans sa périphérie? Il·elle·s pourront certainement compter sur les groupes d’artistes et d’auteur·rice·s qui s’organisent à Lyon aussi dans le sillage du mouvement Art en Grève pour les rappeler à leurs missions.
59 1. L’article emprunte son titre à l’agenda culturel: «Ville morte – la culture en sous-sol à Lyon et dans ses environs» né d’une volonté d’organisateur·rice·s de concerts. Ce dépliant, qui fait chaque mois l’objet d’une expérimentation graphique, est un symbole de la vivacité et du militantisme palpable dans les associations culturelles (surtout dans le champ de la musique) à Lyon.
Laura Ben Haïba et Rémi De Chiara, Super F-97, 2019, dessin. Courtesy des artistes
Vue de l’exposition, Amélie Berrodier, «Faces», 2017, Jeu de reins/Jeu de vilains, Lyon. Courtesy de l’artiste et de Jeu de reins/Jeu de vilains
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Vue de l’exposition «Playtime», 2019, LAC & S – Lavitrine, Limoges. Avec Hisae Ikenaga, Jean-François Leroy, Guillermo Mora, Miguel Angel Molina. Courtesy des artistes et de LAC & S – Lavitrine © Miguel Angel Molina
Vue de l’exposition «Et + si Affinité», 2019, Alliance Française de Guatemala, Guatemala. Avec Joao Alcatrao, Jean-Marc Berguel, Jean-Baptiste Clavé, Christian Couty, Guillaume Damry, Emmanuelle-Paule Darolles, Kristina Depaulis, Aurélie Gatet, Mathias Le Royer, Gilles Méraud, Guy Meynard, Marie-Laure Moity, Nadège Mouyssinat, Dominique Thébault. Courtesy des artistes et de LAC & S – Lavitrine © Antoine Gatet
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Du plateau de Millevaches à Limoges: LAC & S – Lavitrine
LAC & S – Lavitrine est un nom surprenant. C’est pourtant sur les bords d’un lac bien réel, celui de Vassivière, qu’est née cette structure d’art contemporain qui gère un espace d’exposition rue Raspail à Limoges. Nous sommes alors en 1983, et le Centre international d’art & du paysage de l’île de Vassivière n’existe pas encore. Sur l’île est organisé un symposium autour de la sculpture, à l’issue duquel Limousin art contemporain et sculptures – LAC & S naît à l’initiative d’artistes et de Marc Sautivet, professeur de mathématiques. Jusqu’en 2002, l’association va programmer chaque été des expositions au château de Nedde, en bordure du célèbre plateau de Millevaches. En 2003, tout change: de rurale qu’elle a toujours été, LAC & S devient urbaine en s’installant dans le centre-ville de Limoges et prend le nom de Lavitrine. Ce pas de côté de 50 km, Kristina Depaulis (artiste et actuellement trésorière de l’association) le décrit comme «une grande transformation. À Nedde, notre activité a pris fin: soit on arrêtait, soit on trouvait une nouvelle forme. C’est là qu’après de nombreuses recherches, nous avons trouvé un lieu à louer en plein centre-ville de Limoges. Ça a soudé une équipe, ça a vraiment transformé notre engagement.» Cette remarque m’a d’autant plus interpellée que le contexte d’écriture de ce texte – celui de la longue grève interprofessionnelle contre la réforme des retraites, lors de laquelle s’est notamment formé le mouvement Art en grève – appelle à se pencher sur les conditions matérielles de travail des artistes et des structures. LAC & S – Lavitrine est une association formée par un collectif d’artistes, tou·te·s bénévoles mise à part une artiste actuellement salariée à mi-temps, qui programme aujourd’hui sept expositions par an, dans et hors-les-murs. Dominique Thébault, le président, a été rejoint – en plus de Kristina
citée plus haut – par Jean-Marc Berguel, Antoine Gatet, Aurélie Gatet, Lidia Lelong, Mathias Le Royer et Martine Parcineau. Un collectif d’artistes ne travaille pas de la même manière ni ne programme les mêmes expositions qu’un centre d’art dirigé par un·e commissaire. LAC & S a significativement – me semble-til – toujours rémunéré les artistes exposé·e·s, ce qui était bien loin d’être la norme dans les années 1980 (et n’est toujours pas systématique aujourd’hui). «Même si la programmation est pluridisciplinaire, une sensibilité nous unit et fait perdurer une attention portée à la sculpture» souligne Kristina, «nous sommes nombreux·ses à être sculpteur·rice·s au sein du collectif. Toutes les décisions de programmation se prennent collectivement. On apporte une idée, puis tout est discuté.» La majorité des expositions sont collectives: «On a fait quelques monographies au début, mais on s’est vite rendu·e·s compte que ce qui nous intéressait c’était de croiser des pratiques.» Lavitrine est aujourd’hui pensée comme un lieu d’ouverture sur la jeune création, qui passe notamment par un partenariat avec la toute proche École nationale supérieure d’art de Limoges dont la pédagogie se veut attentive à la spécificité historique autour de la porcelaine et des céramiques. Lavitrine, tout aussi attentive à cet aspect de la création, développe depuis 2019 «Autres Multiples», un programme de production d’œuvres sérielles en volume réalisées par des artistes en collaboration avec des entreprises et des ateliers de porcelaine. La première édition, qui a mis en relation les artistes Bernard Calet, Florent Lamouroux, Eloïse Le Gallo et Bruno Peinado, mais aussi Kristina et Lidia, avec quatre entreprises installées en Limousin, vient de se terminer à Lavitrine et aura permis la création de trente éditions par artiste.
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Lancement de La belle revue n°5, 2015, Institut Suédois, Paris. À droite: Annabel Rioux.
Céline Ahond et Kevin Desbouis, Prendre langue d'un point d'attrait, 2017, lecture-performance donnée à l'occasion du lancement de La belle revue n°7, DOC, Paris © Marina James-Appel
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Les dix ans de La belle revue entretien avec les directeur·rice·s
Si depuis dix ans, La belle revue n’a cessé de diffuser, de confronter et d’interroger les pratiques artistiques d’un territoire dont les affinités courent jusqu’à l’international, elle est aussi le fruit de personnalités et de volontés croisées qui ont développé sa ligne éditoriale tout en traversant des conditions matérielles et politiques plus ou moins favorables. Cet entretien donne la parole à ces personnalités qui se sont succédées à la direction d’In extenso et de la revue éditée par le lieu d’art clermontois. Marina James-Appel: Marc, aujourd’hui président d’In extenso, tu as fait partie de l’équipe qui a créé le tout premier numéro en 2009. En 2002, Sébastien Maloberti et toi, tous deux artistes, aviez fondé ensemble l’association In extenso qui organise depuis des expositions et publie différents formats éditoriaux. Pour commencer, peux-tu nous parler des conditions d’émergence de La belle revue au sein d’In extenso: quels étaient les envies et les besoins? Comment ce projet a-t-il vu le jour? Marc Geneix: La création de La belle revue a fait suite à une série de tentatives initiées par Clermont Communauté qui souhaitait promouvoir les lauréat·e·s des bourses d’aides à la création. De notre côté, nous sortions d’une expérience éditoriale collective stimulante, Ici Même, pendant laquelle Martial Déflacieux avait rejoint In extenso. L’idée d’une revue a émergé à ce moment-là; nous avions fait une première tentative avec un projet de fanzine nommé Dazibao, en collaboration avec l’association le 13bis. Alors, quand Clermont Communauté a souhaité de nouveau trouver un moyen de promouvoir les artistes lauréat·e·s, nous avons proposé de créer une revue mixte dans laquelle il y aurait un espace pour eux·elles, en même temps que des comptes rendus d’expositions du territoire Centre-France…
Ça a marqué le début de l’aventure: nous voulions parler d’un territoire, de ses expositions, résidences, artistes, et faire émerger son activité globale par la compilation de chacune de ces initiatives. MJA: Martial, pour le premier numéro, tu réalises un entretien avec Gaël Charbau à propos de la revue Particules, qui a disparu un peu plus tard. En filigrane de vos échanges transparaissent des enjeux qui sont aujourd’hui encore ceux de La belle revue, dont celui de gratuité. «La gratuité, ça ne paye pas» dites-vous, avant de souligner qu’elle implique à la fois une fragilité structurelle et une liberté éditoriale. Pourquoi ce choix pour LBR? Quel regard portestu aujourd’hui sur les implications de cette gratuité? Martial Déflacieux: La gratuité est malheureusement le lot des initiatives peu plébiscitées. L’enjeu principal c’est la diffusion, son prix; un soutien public qui garantit l’existence d’une culture diversifiée et accessible sur l’ensemble du pays. Aujourd’hui, l’important à mon sens est de ne pas se laisser enfermer dans une vision économique uniquement financière. Inventer des modèles d’échange, de soutien, et mettre en commun devient nécessaire. Ce qui signifie, par exemple, pour une revue, de penser sa diffusion sur un mode collectif pour en réduire le coût et étendre son audience. MJA: L’édito de 2010 définit la revue comme «un outil de partage». On y trouve des portfolios, des focus sur des artistes, mais aussi des facsimilés et des critiques d’expositions. La direction éditoriale se fond souvent au fil des pages, et cesse même volontiers d’en être une, notamment grâce à des cartes blanches et à des appels à contribution. Dès 2012, apparaît la rubrique «In situ» qui présente des interventions artistiques inédites. Comment avez-vous conçu cette articulation entre diffusion et création? MG: Nous voulions d’abord éviter que la revue soit une compilation de portfolios d’artistes, ce n’était pas
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le but. Quelques mois plus tôt, le projet Ici Même avait été l’occasion d’inviter des artistes à produire des œuvres dans l’espace d’un livre. Nous avons réitéré cette expérience dans La belle revue en demandant aux artistes de nous proposer des projets spécifiques. Nous tenions aussi à ce que la revue soit une plateforme dans laquelle les rubriques servent les unes aux autres; ne pas nous limiter au panorama d’une scène artistique locale, mais ouvrir sur toutes les initiatives émanant d’un territoire pour éveiller l’intérêt au niveau national, et ainsi promouvoir l’ensemble du territoire: les artistes et les structures. Nous avons d’ailleurs tout de suite choisi d’en franchir les limites administratives pour penser les choses en termes d’enjeux et de problématiques communes, hors des grands axes de la médiatisation de l’art contemporain. La belle revue a aussi été conçue comme un réseau, et cette dimension est aujourd’hui affirmée dans la rubrique «Global terroir».
Benoît Lamy de La Chapelle: Les lancements hors-les-murs ont peu à peu été le moyen de faire connaître la revue au niveau national. La revue s’est rapidement intéressée à ce qu’il se passait autour de Clermont-Ferrand, en Limousin, à Saint-Étienne, à Pougues-les-Eaux ou à Bourges… Et si de nombreux·ses artistes basé·e·s en Auvergne étaient visibles dans ses pages, il convenait de distribuer la revue en dehors de ce périmètre, de la présenter à Paris, en Limousin d’abord, puis à Lyon par la suite. Il est certain que, petit à petit, à travers les comptes rendus d’expositions, les dossiers thématiques ou les créations in situ, de nombreux·ses artistes se sont vu·e·s soutenu·e·s par la revue, et les lancements offraient à beaucoup l’occasion de se retrouver, générant des rencontres et des échanges. Ils permettaient aussi de programmer les lancements suivants, soit parce que des lieux étaient intéressés par notre démarche et nous invitaient, soit parce que cela faisait sens vis-à-vis des choix éditoriaux. Ils sont aussi régulièrement l’occasion d’organiser des événements avec des performances ou des expositions (au MAC VAL, à DOC!, à la Salle de bains…): une autre manière de mettre en avant le travail des artistes présent·e·s dans la revue.
MD: Oui, il faut dire aussi que notre démarche n’a pas été entièrement prédéterminée. Nous avons appris par l’usage éditorial et fait des choix au fil de l’eau; choix qui ont d’ailleurs été différents au fil des directions. MJA: Depuis dix ans, des passerelles se sont parfois établies entre la programmation du lieu – qui bénéficie dès 2007 d’un petit local en centreville de Clermont-Ferrand –, l’espace éditorial de LBR – imprimé ou numérique –, et les lancements annuels hors-les-murs. Comment certain·e·s artistes ont-il·elle·s circulé entre ces espaces de différentes natures? MD: À vrai dire, nous n’avions pas vraiment pensé une articulation revue-galerie dans un premier temps. À cette époque, me semble-t-il, nous fonctionnions par projet, étape par étape, et pas forcément dans une cohérence globale. Nous avancions selon les expériences et, il faut le souligner, au fil des opportunités ouvertes par certaines aides fléchées, en particulier celle de l’agglomération. La belle revue est née parce que l’agglomération souhaitait ce type d’outil et pouvait en garantir le financement…
Pietro Della Giustina: Oui, ça a été le cas notamment à l’occasion du lancement du neuvième numéro en collaboration avec DUUU radio. Nous avons organisé une «illustration sonore» du numéro en demandant à tou·te·s les contributeur·rice·s de nous proposer des chansons, des pièces sonores, des morceaux musicaux, des enregistrements ou des lectures à diffuser lors de l’émission radio et en live pendant le lancement. Au-delà de l’animation de la soirée, notre objectif était de montrer la personnalité des gens qui se cachent derrière un texte ou une proposition artistique. En leur permettant de sortir des pages de la revue, il s’agissait de montrer, non seulement le contenu du numéro (accessible online ou en version imprimée), mais aussi l’écosystème des personnes ayant participé à sa réalisation. Presque tou·te·s ont accepté notre proposition avec intérêt, et nous avons collecté six heures de matériel sonore diffusé pendant l’émission, notamment grâce au DJ set de Marion
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Lancement de La belle revue n°8, 2018, La Tôlerie, Clermont-Ferrand.
Lancement de La belle revue no1, 2009, École Supérieure d’Art de Clermont-Métropole, Clermont-Ferrand. De gauche à droite: Sébastien Maloberti, Marc Geneix, Martial Déflacieux.
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Couverture de La belle revue no5, 2015.
Couverture de La belle revue n°1, 2009.
Couverture de La belle revue n°4, 2013.
67 Guillet inspiré par le dossier thématique «Avec ou sans engagements». MJA: Annabel, tu as assumé la direction éditoriale de LBR de 2013 à 2014. La revue interroge alors les relations que tisse le territoire couvert par LBR avec les problèmes soulevés dans les métropoles de l’art, soit pour commencer, celui de la nonreconnaissance des artistes femmes. Peux-tu revenir sur les raisons de ce choix? Annabel Rioux: En partant d’une conception de l’art comme irrémédiablement lié à ses contextes de production, il me semblait essentiel de soulever certaines problématiques telles que, effectivement, la place des artistes femmes et les relations centres / périphéries. Les acteur·rice·s de l’art, comme tou·te·s les agent·e·s sociaux·ales, sont condamné·e·s à reproduire les tendances dominantes s’il·elle·s ne les combattent pas activement au sein de leurs propres pratiques et modes de pensée. La période 2013/2014 a ainsi marqué un tournant où nous avons entrepris de favoriser une meilleure visibilité des artistes femmes, tant au sein de La belle revue que dans la programmation d’In extenso, tout en entamant une réflexion au long cours sur notre positionnement relativement marginal au sein du monde de l’art. Pour ce faire, il me semblait essentiel d’ouvrir la direction de la revue à des personnalités extérieures, via un comité éditorial qui réunissait alors Franck Balland, Marie Bechetoille, Caroline Engel et Julie Portier, afin d’éviter un entre-soi sclérosant pour la pensée, et d’aller explorer d’autres territoires avec la création de la rubrique «Global terroir» dans la nouvelle formule. MJA: C’est également sous ta direction que La belle revue change de forme et déploie dès le #5 une nouvelle identité graphique, conçue par le duo Syndicat. Pourquoi et comment celle-ci a-t-elle été définie? AR: Une revue dotée d’un seul numéro papier annuel se devait d’en faire un objet à part entière, et pas seulement une version imprimée du site internet actif toute l’année. L’approche de
Syndicat me paraissait à la hauteur de cet enjeu, tout en étant dotée d’un ton décalé bien rare dans un milieu artistique qui a tendance à se prendre un peu trop au sérieux. Ainsi le choix d’intégrer des vues de nos paysages ruraux à l’identité graphique de la revue nous a permis de revendiquer avec légèreté notre éloignement des centres urbains. MJA: Comment cette refonte a-t-elle été perçue? AR: Tout d’abord cette refonte n’aurait pu avoir lieu sans le soutien financier reçu via une campagne de crowdfunding menée à cet effet. Le succès de cette collecte a montré qu’un nombre suffisant de lecteur·rice·s étaient sensibles aux enjeux portés par La belle revue et souhaitaient la voir poursuivre son développement. La nouvelle formule a reçu un très bon accueil, même si on a parfois pu lui reprocher son côté un peu dense et touffu. MJA: Benoît, la double casquette de la direction In extenso/La belle revue te revient de 2016 à 2018. Ton arrivée est concomitante à l’évolution des politiques culturelles qui impactent la diffusion de la création contemporaine: réorganisation des régions et ombre portée par fermeture de plusieurs lieux d’art français subissant la lente diminution des subventions. Comme tu le soulignes dans l’éditorial du #6, la revue n’en célèbre pas moins «la dextérité et l’aptitude des structures à se réinventer au fil des difficultés». Comment ce contexte a-t-il traversé ton expérience et le contenu éditorial de La belle revue? BLdLC: La fusion des régions Auvergne et Rhône-Alpes a évidemment fait naître un débat au sein du comité éditorial. Fallait-il prendre en compte la fusion politique et ajouter cette dernière à la carte de La belle revue, ou fallait-il poursuivre le principe selon lequel la revue ne se calquait pas sur un territoire politique, mais sur un territoire artistique aux frontières souples et poreuses? Certains, comme Franck Balland, pensaient que la revue ne devait pas suivre le territoire politique, ce que
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je pouvais bien comprendre. Mais je me disais que faire l’impasse sur le territoire Rhône-Alpes, étant donné qu’il ne faisait plus qu’un avec l’Auvergne, n’était pas une bonne solution. Après avoir sondé ses acteurs et ses actrices, j’ai senti que l’envie d’avoir une revue couvrant leur actualité et leurs activités était bien présente suite à la fin de 04, quelques années avant. En outre, ce territoire comptait de très nombreux lieux, dont beaucoup de petites structures correspondant bien à l’identité d’In extenso. Nous avions donc très envie de contribuer à leur donner un appareil critique. Il est vrai que la suppression des emplois aidés quelques temps après a été très néfaste pour cet écosystème de petites structures. Nous y voyions une raison de plus de soutenir les activités de nos pairs. Avec le recul, je pense que cela a bien pris, et que nos collègues rhônalpins ont apprécié d’apparaître dans les pages de la revue. Notons à ce sujet le partenariat avec Galeries nomades porté par l’Adéra et l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne, qui nous ont demandé de faire figurer leur dernière édition dans nos pages: un «focus» leur a été consacré et témoigne de la confiance des structures rhônalpines dans la revue.
départements, mais cela a fonctionné. Nous sommes partis de l’analyse de notre propre territoire à ClermontFerrand et avons agrandi le cercle jusqu’à sentir que la réalité des territoires différait, sans nous préoccuper des frontières administratives. Nous avons dessiné une carte qui, en gros, reliait les territoires autour des villes de Limoges, Nevers, Bourges, Clermont-Ferrand, et SaintÉtienne. Nous avons ensuite affiné au fil des années, notamment en termes de structures participantes. Mais je peux dire que cette initiative a tout de suite rencontré l’enthousiasme tant au niveau des politiques publiques que des acteur·rice·s des territoires.
MJA: Comme tu le soulignes, le territoire que couvre LBR était d’abord étendu sur deux régions et trois départements avant de s’élargir vers la région Rhône-Alpes en 2017. Ce «Réseau Centre-Est-Ouest», parfois nommé aussi dans la revue «Territoire CentreFrance» ou «Grand-Centre-France», n’est pas sans rappeler le «Territoire Mimétique de la République Géniale» que Robert Filliou plaçait au-dessus du sol, suivant une cartographie subjective. Quelles affinités (dés)unissent LBR aux lieux de ce territoire mouvant? Comment les frontières se sont-elles définies et quelles ont été leurs évolutions en dix ans? MG: Sans qu’il s’agisse vraiment d’un territoire mouvant, nous nous sommes concentrés au début sur ce qui unissait les initiatives culturelles de territoires aux spécificités communes. En termes de financements, ce n’était pas forcément évident car nous étions à cheval entre plusieurs
BLdLC: Oui, bien que la revue ait finalement intégré la région Rhône-Alpes, elle est restée fidèle à son principe de base, à savoir penser et se développer hors d’un territoire administratif et représentatif d’un localisme. Les artistes de passage (en résidence ou exposant) pouvaient être présenté·e·s/ mentionné·e·s, et l’enjeu de la rubrique «Global terroir» est bien d’insister sur l’ouverture de la revue en pensant au-delà du concept de frontière (géographique, mais aussi de genre, de catégories diverses, etc.). Nous souhaitons aussi montrer à quel point les territoires décentrés peuvent être des lieux de passages, d’échanges et de vie artistique et intellectuelle. Je dirais qu’en dix ans La belle revue a bien appris à connaître artistes, acteur·rice·s et autres collègues du territoire et travaille à imaginer toujours plus de partenariats et d’échanges, donnant envie à de nombreuses personnes extérieures de venir voir ce qu’il s’y passe, et même parfois de venir s’y installer! MJA: Pietro, c’est justement ton cas. Toi qui es issu d’un parcours international, qui étudies et travailles à Milan, Copenhague, New York et Paris, avant d’arriver en 2018 à ClermontFerrand, pourquoi as-tu fait le choix de quitter une capitale et comment as-tu vécu ce déplacement? PDG: En quittant Paris, j’ai découvert la France et l’effervescence artistique de sa périphérie. L’hypercentralisation et son offre artistique – parfois effrénée et
69 boulimique – peut restreindre, voire empêcher beaucoup de gens de s’intéresser à ce qu’il se passe hors de la capitale, et qui n’est pas moins intéressant. Je sens un engagement particulier à diriger un lieu et une revue en région: un engagement spécial envers nos visiteur·euse·s, les étudiant·e·s de l’ESACM, les habitant·e·s du quartier d’In extenso et les lieux d’art de notre région qui souvent déplorent un manque d’intérêt pour les lieux émergents de la part de la presse nationale spécialisée. Un des projets qui m’a donné le plus de satisfaction cette année a été la fête de la musique du quartier organisée en collaboration par In extenso et les commerçant·e·s locaux·ales. Me retrouver avec les copain·ine·s du milieu artistique Bruno, Marie et Tom autour d’une table, avec Pierrick et Guillaume du magasin de vélo, les coiffeurs Nabin et Ahmed, Maryloo de la boutique vintage, Akim du Bric-à-brac, pour discuter de la logistique et des groupes de musique à inviter, montre comme l’art contemporain et ses acteur·rice·s représentent un outil pour connecter de gens de divers milieux et diverses cultures. MJA: Pietro, quels sont les projets pour le futur de LBR? PDG: Il y a des projets futurs… et des ambitions! Je suis très heureux car cette année, pour la première fois, nous avons mis en place un partenariat avec l’ambassade de France en Albanie, pays focus de la rubrique «Global terroir». Cela a permis d’organiser un voyage de recherche pour le comité éditorial afin de rencontrer les auteur·rice·s qui ont contribué au numéro de cette année, ainsi que certain·e·s artistes de la scène albanaise. Cette année, nous ferons aussi un lancement de la revue à Tirana, et la rubrique sera traduite en albanais. Je tiens beaucoup au développement de la rubrique «Global terroir» car nous permettons à nos lecteur·rice·s de se familiariser avec des scènes artistiques périphériques peu connues en France, comme celle de Cape Town, de Malmö, ou encore de Bangkok, en donnant la parole à des acteur·rice·s qui parlent de leur propre contexte. Je travaille déjà sur un nouveau
partenariat pour l’année prochaine et croise les doigts pour qu’il aboutisse! Pour ce qui concerne les ambitions – pas trop utopiques j’espère! –, il se trouve que depuis plusieurs années les différents directeur·rice·s cherchent à mieux structurer l’association, à trouver plus de moyens pour créer un poste de coordinateur·rice, afin d’alléger la masse de travail de la direction – parfois effrayante – et de mieux payer les contributeur·rice·s. Le milieu privé pourrait peut-être représenter un terrain exploitable pour lever des fonds supplémentaires. MJA: En dix ans, la revue a été une plateforme où se sont croisé·e·s bien des artistes, contributeur·rice·s et lecteur·rice·s. Quels ont été les rencontres, les frottements ou les anecdotes qui ont marqué selon vous cette première décennie? MD: Tu me demandes quelque chose d’un peu difficile pour moi! Je n’ai pas vraiment l’habitude de regarder hier (demain me semble si loin déjà)… J’ai tout de même une petite anecdote qui concerne le nom de la revue. L’agglomération nous avait mis sur la piste d’un projet éditorial et, dans le même temps, elle parlait beaucoup de labellisation. Pour être honnête, je n’ai jamais véritablement compris de quoi il s’agissait, l’idée a d’ailleurs progressivement disparu. En tout cas, à l’époque, ce terme n’arrêtait pas de revenir à mon esprit: «label, label, label» puis un jour je me suis dit: «La belle» et comme nous étions en train de créer une revue c’est devenu LBR. J’aime encore beaucoup ce titre, je trouve qu’il n’a pas mal résisté au temps. BLdLC: Pour moi, ce sera le fossé énorme entre l’image extérieure d’In extenso et La belle revue, quasiment impeccable dans la manière dont elle est véhiculée par Internet ou par la revue papier, et l’extrême précarité dans laquelle se trouve depuis toujours l’association. C’est bien sûr le même constat dans toutes les petites associations s’activant dans le milieu de l’art contemporain, mais il faut quand même bien rappeler que tout le travail qui ressort de ces activités coûte énormément d’énergie à ceux·elles qui s’y emploient, afin
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d’arriver à de tels résultats. Je me souviendrai toujours de la dose de stress et d’adrénaline que pouvait générer la distribution parisienne annuelle de la revue dans les différents lieux. Entre les embouteillages, les klaxons, les engueulades parce qu’on ne se garait pas au bon endroit, les refus de certaines galeries de prendre les revues, le temps et le kilométrage limité de l’utilitaire de location à ne pas dépasser, tout en s’assurant d’arriver à temps au lieu de lancement pour tout préparer avant l’arrivée du public, je crois pouvoir dire que j’y ai fait des cheveux blancs!
suivi et soutenu. Après deux semaines, on aurait pu croire qu’on travaillait ensemble depuis des années. Nous sommes des personnes très différentes mais complémentaires, et c’est notre force! La motivation et l’engagement envers les artistes et la recherche nous rassemblent et transcendent la précarité des conditions de l’association!
AR: Je garde un très bon souvenir du lancement de La belle revue 2013 au MAC VAL, qui fut une occasion assez unique de déployer véritablement les potentialités de la revue dans l’espace, grâce aux contributions in situ de nombreux·ses participant·e·s de ce numéro. Je tiens par ailleurs à saluer la ténacité et l’engagement du comité éditorial et des directions successives qui sont parvenues à maintenir une réelle exigence dans les contenus, malgré une fragilité économique grandissante. MG: En dix ans, nous avons rencontré et visité beaucoup d’artistes, de résidences, de lieux d’exposition associatifs ou institutionnels, de production, etc. Nous avons toujours reçu un accueil enthousiaste. Si le territoire commenté par la revue est circonscrit au Centre-France, sa diffusion est par ailleurs beaucoup plus étendue, notamment en région parisienne. Comme le souligne Benoît, nous assurions la livraison des exemplaires, et cela donnait lieu à des escapades de deux, trois jours en voiture où nous enchaînions les livraisons. C’était épique! Ressortir une anecdote ou une rencontre serait oublier toutes les autres. PDG: Plus qu’une anecdote, La belle revue cristallise pour moi un état d’esprit, une atmosphère consolidée d’intentions et de passion partagée pour ce que l’on fait. J’ai pris le poste très rapidement sans vraiment être formé mais Marie Bechetoille, Julie Portier, Sophie Lapalu et Benoît Lamy de La Chapelle, les formidables membres du comité éditorial, m’ont beaucoup aidé,
MJA: Un anniversaire est aussi l’occasion de formuler des souhaits! Quels vœux souffleriez-vous sur les bougies de ce numéro? MG: Je pense qu’un poste salarié dédié à la revue soulagerait grandement In extenso, ainsi qu’un vrai espace de travail et de stockage pour les revues et la documentation. C’est le seul projet que nous n’avons pas encore pu mettre en place, et il reste majeur dans l’avenir de l’association et de la revue. MD: Mettre des bougies sur la revue est une très bonne idée, cela pourrait faire quelque chose d’assez drôle… enfin il ne faudrait pas tout faire brûler tout de même! Plus sérieusement, une des particularités de la revue c’est son terrain de jeu, un territoire Centre-France occupé par des régions qui pourraient malheureusement se tourner le dos après la réforme territoriale. Si LBR pouvait continuer à enrichir les liens entre des acteur·rice·s géographiquement assez proches, mais malheureusement plutôt invité·e·s à se consacrer à leur propre région; ce serait déjà pas mal! La cerise sur le gâteau (d’anniversaire): un élargissement vers l’espace européen… BLdLC: Je lui souhaite de survivre dix ans de plus! Je trouve que c’est déjà un miracle qu’une telle revue, jouissant d’une telle liberté, puisse avoir existé aussi longtemps. Je pense que notre énergie doit se dépenser autant dans la qualité des contenus que dans le fait de convaincre nos partenaires politiques de son importance. Nous avons la chance d’avoir toujours été bien soutenu par Pierre PatureauMirand, Directeur de la Culture à Clermont Auvergne Métropole, et son équipe. Tant que de telles personnalités nous soutiendront, La belle revue aura une longue vie devant elle.
71 AR: Je souhaite à La belle revue d’avoir les moyens de continuer à se renouveler et se remettre en question tout en contribuant aux grands débats qui animent le monde de l’art. PDG: Shume urime revistes se re! Ce qui veut dire «bon anniversaire La belle revue!» en albanais. Je souhaite à In extenso et à LBR d’être plus écoutés par les partenaires politiques. Le bénévolat ne peut pas représenter une formule durable!
Réunion du comité éditorial, 2019, Lyon. De gauche à droite Pietro Della Giustina, Marie Bechetoille, Benoît Lamy de La Chapelle, Sophie Lapalu © Julie Portier
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Dossier thĂŠmatique:
Educational Complex
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Dossier thématique:
Love to the student who said “illness is a poem” And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love And love
to the student who is sick without a doctor’s note to the student who noticed my hat matched my coffee cup to the student who does not want to write political texts and would rather write about love and nature but feels that she has to write political texts for her people to the student who is sleep deprived to the student giving another student her number to the student announcing a call for submissions to her magazine to the student who lent me his book because it made him cry to the student who doesn’t know what to write her paper about and admits she doesn’t like anything we’ve read for class to the student who confesses they are having a mental breakdown to the student whose grandparents died in a plane crash to the student who writes a poem against gay bashing to the student who is discovering being gay to the student who wonders if the text by a Black author wasn’t written for white folks to the student who doesn’t know what a tercet is to the student who confesses she doesn’t know many of the words I use to the student who is confused by the prompt to the student who writes something completely different from what the prompt asks to the student who repeats what I say in a slightly different way to the student who doesn’t speak to the student who has left the classroom three times to the student who joins the striking workers and refuses to come to class to the student who writes Victorian poetry to the student who writes Symbolist poetry to the student who confesses all that matters to her is love to the student who has a breakthrough just in time to the student who complains about her other professors to the student who calls the poem “Afro-realist” to the student who says she’s happy not to have encountered a straight person in days to the student who is transitioning to the student who has to leave school for mental health issues to the student who has to leave school because her family can’t afford it to the student who has to take a semester off to the student who says my class last semester was “sick” to the student who says my class last semester “sucked” to the student who writes poems about helping others come out of the closet to the student who doesn’t get the reference to being closeted to the student who writes poems like Paul Celan to the student who makes discographies for her poems to the student who deconstructs chivalry in her poems to the student who writes poems as fan fiction to the student who writes poems about her dog
Educational Complex Thom Donovan
In Lieu of a ‘Statement of Teaching Philosophy’
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Dossier thématique:
Rencontre entre étudiant·e·s, atelier de Monika Baer, 2015, Städelschule, Francfort, Allemagne. De gauche à droite : Veronika Russell, Elif Saydam, Anders Dickson, Peter Brock, Shizuka Minamikawa.
Educational Complex Julie Portier
Introduction
Prenez deux sujets de société qui réveillent de manière chronique les passions dans l’opinion publique tout en suscitant le désintérêt de manière croissante des pouvoirs publics, deux sujets qui entretiennent des crispations et de la défiance du dehors comme à l’intérieur: l’éducation et l’art contemporain. Les grands débats sur les écoles d’arts soumises aux réformes visant à l’uniformisation des diplômes de l’enseignement supérieur se sont tenues, ces vingt dernières années, presque exclusivement depuis l’intérieur de ces institutions, dans une position défensive. En Europe, le processus de Bologne amorcé en 1998 a donné lieu à une puissante levée de bouclier corrélativement à un auto-examen de la crise que traversent les écoles d’art, crise qui semble n’avoir fait que s’aggraver depuis. En France, les écoles territoriales (au nombre de trente-trois contre neuf nationales) sont sujettes à une précarisation grandissante – qui s’est déjà soldée par des fermetures –, des insuffisances budgétaires qui contraignent chaque année à l’exploit la tenue des programmes pédagogiques, obligeant les équipes au sacrifice tandis que leurs salaires restent inférieurs à ceux de l’enseignement secondaire. Comptons, parmi les signes de mauvaise santé de ces écoles, leur faible attractivité internationale (à l’exception de la Chine et de la Corée du Sud où semble perdurer un idéal de l’excellence culturelle française) les laissant à la traîne du multiculturalisme. Aussi ont-elles échoué à accueillir une réelle mixité sociale et à intégrer les minorités, l’un des marqueurs étant l’extrême rareté des étudiant·e·s racisé·e·s dans ces cursus encore fortement ancrés dans des représentations sociales discriminantes. Ajoutons à cela le retard avec lequel s’y manifestent les réactions et se prennent les mesures contre les inégalités de genre – et même les agressions sexistes qui sont longtemps restées monnaie courante – pour dresser le portrait d’une institution fossilisée dans le XXe siècle. Pourtant les écoles d’art centralisent plus que jamais les volontés progressistes et les ambitions pour une société meilleure, quitte à infuser toutes les idées novatrices (et leur langage) plus ou moins
77 compatibles intellectuellement, quitte, au pire, à satisfaire aux images tronquées par lesquelles se justifient certaines de leurs tutelles politiques: en se présentant comme incubatrices d’entrepreneur·e·s créatif·ive·s, pourvoyeuses d’animateur·rice·s du territoire par des actions symboliques, conviviales, écologiques et inoffensives… D’une autre manière, tout aussi révélatrice des aspirations que cristallisent les écoles d’art malgré leur image trouble, l’«educational turn» observé dans l’actualité de l’art dès 2005. Ce phénomène curatorial s’est traduit par l’investissement du motif de l’école et du vocabulaire de la pédagogie par des projets artistiques voulant signifier leur caractère expérimental et leur volonté d’inscription dans l’espace social et politique1. À notre tour, au sein de La belle revue, nous espérons beaucoup des écoles d’art. Alors que la réduction, dans la vie contemporaine, de temps et d’espaces exempts des logiques capitalistes est accablante, nous pensons que ceux disponibles à l’exercice de l’esprit critique, étirables au besoin pour repenser toutes nos manières acquises de voir et de faire, distinguent les écoles d’art parmi les lieux refuges de la société. Ainsi voudrait-on les penser comme des lieux d’accueil pour toutes les pratiques et les pensées qui font disruption dans le règne du libéralisme destructeur, tel que le suggérait Geoffroy de Lagasnerie lors des assises nationales des écoles d’art en 2015 à Lyon, souhaitant que les école soient des «lieux de prise en charge de la manifestation du monde en train de s’inventer2». Le sujet des écoles d’art est favorable aux effets de discours et c’est derrière eux que La belle revue a souhaité élaborer ce modeste dossier dans un si vaste débat. Il se compose d’entretiens qui tentent de renseigner, par des cas concrets sur quelques expériences pédagogiques précises, sur quelques unes des réalités de l’enseignement de l’art, en marge ou dans l’institution, comme le rapport à l’efficacité dans la pédagogie, ou encore celui entre enseignant·e·s et étudiant·e·s. Ces dernier·ère·s sont étrangement absent·e·s des récits relatifs à la transmission de l’art, tant le mythe des pédagogies d’avantgarde s’est construit sur des textes programmatiques, faisant abstraction des individualités qui reçoivent ces
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Dossier thématique:
enseignements. C’est donc par le récit d’un ancien étudiant qu’est évoquée la mythique Städelschule de Francfort, un récit plein de ferveur où l’artiste Anders Dickson décrit néanmoins des méthodes et des enjeux qui nous semblent communs à n’importe quelle école d’art. Cette volonté de déplacer notre point de vue sur les écoles d’art aurait mérité de confier radicalement la direction éditoriale aux étudiant·e·s ou diplômé·e·s. En attendant, grâce (et disgrâce) leur est rendue en avant-propos via le poème de Thom Donovan3, une déclaration d’amour en forme de liste qui convie avec humour le goût aigre-doux si particulier de l’enseignement auprès de jeunes adultes et auteur·rice·s en devenir. Imaginé «en lieu et place d’une profession de foi» requise par les universités aux États-Unis, il ironise aussi sur l’écart entre la formulation des demandes académiques et les formes que prend la pédagogie dans sa pratique, nécessairement adaptable, forcément contingente. C’est ce qui ressort des exemples de situations pédagogiques relatées par Clovis Maillet dont la parole limpide énonce sa vision des spécificités des écoles d’art et d’une pédagogie cohérente avec une pensée féministe. Le modeste enjeu éditorial de ce dossier est donc de parler des écoles d’art depuis l’extérieur – même s’il nous faut convenir que La belle revue est reliée aux écoles d’arts de la région en se faisant écho du travail de ses diplômé·e·s, et que le comité de lecture compte des enseignantes en école d’art, de fait partie prenante. Aussi, deux entretiens déplacent-ils le regard un peu plus loin et même à rebours de l’institution, à l’exemple de la Free Home University racontée par l’une de ses fondatrices, la curatrice Alessandra Pomarico. Cet entretien captivant – mais qui nécessiterait encore d’interroger le rôle du récit dans l’histoire des pédagogies radicales –, explique comment l’autonomie est la condition pour l’analyse profonde des modes de production du savoir et la possibilité d’envisager en conséquence des reconfigurations sociétales, entre autres quant à la création et au partage de l’art. Encore plus loin, jusque sur des territoires extrêmes, nous conduit l’entretien avec Natalia Arcos et Alessandro Zagato, fondateur·rice·s du Groupe de Recherche en Art et Politique, qui collaborent avec des communautés zapatistes du Chiapas où s’est mis
en place un système éducatif autonome, dans une perspective de décolonisation des savoirs et de réappropriation de la culture identitaire. L’esprit critique du·de la lecteur·rice sera mis à l’épreuve autant que l’équivocité des discours tenus depuis l’espace institutionnel décontracté de nos société occidentales. Car les déclarations des révolutionnaires (armé·e·s) sont claires, comme celles des tenant·e·s d’une pédagogie alternative radicale; mais de toute évidence le paradigme à renverser est exactement celui contre lequel s’élèvent les enseignant·e·s ou directeur·rice·s d’établissement publics dans les symposiums professionnels, c’est à dire l’application aux domaines du savoir et de l’art des logiques capitalistes dont résultent homogénéisation et confiscation. C’est ici que refait surface notre «educational complex» emprunté au titre de Mike Kelley, dans une acception psychanalytique qui répugnait tant son auteur. Commencé en 1995, l’ensemble de sculptures comporte une maquette, réalisée de mémoire, d’un complexe éducatif rassemblant tous les bâtiments dans lesquels Kelley aurait été scolarisé et victime de la maltraitance institutionnelle. Le complexe que nous pointons relève plutôt des dissonances du double discours – dont les écoles d’arts sont championnes. À ce titre, il est frappant de retrouver le vocabulaire usuel des injonctions floues entendues dans les écoles d’art employé à bon escient dans le contexte révolutionnaire. En effet, il est plus vraisemblable de former une communauté d’apprenant·e·s avec les étudiant·e·s quand on vit dans une communauté loin de tout. De même, les figures de l’horizontalité et les notions de collégialité avec lesquelles on flatte les employé·e·s dans toutes les entreprises comme dans les écoles d’art sont réellement praticables dans une organisation qui a aboli la hiérarchie. Alors il faudrait se demander quelle est la fonction de cette «pulsion utopique» entretenue avec le mythe des avant-gardes au sein des écoles d’art et à quoi elle tient, une fois revenu·e·s du projet moderniste de façonner le monde par l’art (et des dérives politiques qui y sont liées) ainsi que des égarements psychédéliques associant l’éveil spirituel à la contestation politique (je me réfère à la «pulsion yogi» également observée sur le terrain). C’est vrai qu’il y a
Educational Complex de quoi céder à la mélancolie devant ce paradoxe cruel qui consiste à défendre la spécificité et l’autonomie menacée des écoles d’art tout en appuyant cette défense sur un projet de société qui supposerait de les y dissoudre – plus précisément: de ne pas y constituer un corps spécialiste, mais d’accentuer la transmission et l’hybridation entre l’art et les autres domaines de connaissance et d’activité. À cela s’ajoutent d’autres paradoxes plus ou moins consécutifs que connaissent bien celles et ceux qui enseignent l’art après qu’ait été formulé (par notre maître John Baldessari entre autres) que l’art ne s’enseigne pas, celles et ceux qui doivent faire entrer l’observation d’un esprit qui s’éclaire et d’autres choses non quantifiables dans des cases indexées de chiffres, sur vingt-six ou sur cent soixante-cinq, celles et ceux qui, dans un cadre institu-tionnel, tentent de procurer les outils pour s’émanciper des cadres à de jeunes personnes qui pour leur part souhaitent s’émanciper des enseignements. Car les écoles d’art sont le royaume du double bind et de la navigation à vue. Tout projet pédagogique est une supposition et, quand il a d’autres perspectives que de «susciter du désir» (autre injonction étourdissante qui risque de faire glisser l’enseignement dans l’entertainment), il lui faudrait faire un voyage dans le futur et revenir dans le présent déjà obsolète pour préparer ces auteur·rice·s en devenir au monde de l’art tel qu’il sera configuré. Cela à condition que le monde (de l’art) change, et que les écoles d’art s’y engagent sincèrement, ce à quoi elles ne semblent pas encore prêtes. Bien qu’elles accueillent ou fassent la publicité de leurs affinités avec les pensées de la rupture d’avec les système dominants (féministes, dé-coloniaux, décroissants), elles continuent en grande partie à promouvoir leurs diplomé·e·s dans des réseaux économiques et médiatiques prépondérants, et d’évaluer leur réussite (à grand renfort de communication) en fonction de leur intégration dans ces mêmes réseaux. Pourquoi cette propension à adopter de nouveaux vocabulaires ne vaudrait pas de se séparer de ceux liés à la marchandisation de l’art, comme le terme de «production» qui permet souvent de ne pas dire «œuvre» au sujet d’une expérimentation d’étudiant·e·s? Ce vocabulaire a été exclu, semble-t-il de ces écoles alternatives et en
79 opposition systématique avec le monde de l’art professionnel perçu comme l’apôtre du capitalisme. Restons donc attentif·ive·s aux types d’échanges qui s’élaborent entre ces écoles autonomes et nos institutions en mal de réinvention.
1. Irrit Rogoff, «Turning», dans e-flux Journal #00, novembre 2008 [DOI: www.e-flux. com/journal/00/68470/ turning, consulté le 29 février 2020]. 2. Demain l’école d’art, Actes des assises nationales des écoles d’art, 29 et 30 octobre 2015, Paris, ANdÉA, 2016 [DOI: www. journals.openedition. org/critiquedart/25700, consulté le 29 février 2020]. 3. In Lieu of a ‘Statement of Teaching Philosophy’ de l’écrivain américain Thom Donovan fait partie d’un projet littéraire au long cours nommé Left Melancoly.
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Dossier thématique:
Louise Hervé et Clovis Maillet, Nihil dictum quin prius dictum, 2018, performance, Centre d’art contemporain d’Ivry – Le Crédac. Courtesy des artistes et du Centre d’art contemporain d’Ivry – Le Crédac © DR
Moilesautresarts, Citrus maxima xparadisi, performance dans le cadre du projet «Sans titre, sans genre», 2019, École supérieure d’art et de design d’Angers, Angers. Courtesy des artistes et de l’École supérieure d’art et de design d’Angers
Educational Complex Marie Bechetoille
Comment faire vivre une place comme une œuvre d’art? 1 entretien avec Clovis Maillet
Marie Bechetoille: Clovis Maillet, tu travailles en tant qu’artiste en duo avec Louise Hervé depuis une quinzaine d’années et vous êtes présenté·e·s dans de nombreuses institutions en France et à l’étranger et représenté·e·s par la galerie Marcelle Alix. En parallèle, tu es chercheur: tu as écrit une thèse sur la parenté hagiographique médiévale, été post-doctorant au musée du quai Branly en 2015-2016 et tu publies régulièrement des articles dans des revues historiques et anthropologiques. Vous avez débuté votre binôme avec Louise Hervé pendant vos études: Louise suivait le cursus de l’École nationale supérieure d’arts de ParisCergy et toi un parcours universitaire en histoire et en histoire de l’art et certains cours à Cergy. Comment cela a-t-il nourri ta pratique artistique? Clovis Maillet: Aujourd’hui beaucoup d’artistes suivent des études supérieures. Certain·e·s collaborent avec des chercheur·euse·s académiques. Ce ne sont pas (tout à fait) les mêmes méthodes et surtout pas la même visée. Les cannibalismes disciplinaires, pour être féconds et permettre un travail émancipateur pour les deux camps, ont pour condition de considérer positivement cette altérité même. L’attrait pour l’université n’est pas récent et date au moins des années 1950 comme le montre le livre de Sandra Delacourt2. Mais les écoles d’art restent centrales dans le parcours des futur·e·s artistes. On y apprend par la pratique le métier d’artiste et la conception des expositions, ce qui est plus difficile à l’université par manque d’ateliers. J’ai mes diplômes universitaires mais aucun diplôme artistique. La question de l’artiste-chercheur·euse a tout de suite été évidente, parce que Louise et moi n’envisagions l’art que par les méthodes de recherche, que l’on voulait rigoureuses, appuyées sur des sources de première main (archives, documents historiques) et maniant l’humour comme un outil de travail.
81 MB: Tu enseignes à la fois l’histoire et la théorie des arts à l’École Supérieure d’Art et Design à Angers (TALM) et l’histoire médiévale à l’université Paris-Diderot d’abord et à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers ensuite. Comment travailles-tu avec les étudiant·e·s en école d’art? Que t’apporte ce poste de professeur? CM: J’ai un pied dans chaque institution. En école d’art, la pédagogie individuelle, fondée sur le projet de l’étudiant, permet un accompagnement très personnalisé. À l’université on enseigne avec rigueur sur la voie de recherches partagées, précises et informées. Ce sont les revers d’une même médaille, et les méthodes sont presque opposées. Je fais parfois la transition entre ces deux pédagogies, en encadrant par exemple cette année en master à l’EHESS avec PierreOlivier Dittmar une ancienne étudiante de l’école d’Angers. L’école d’art est censée être l’école de tous les possibles, qui tend parfois à être une non-école. Le rêve, c’est que ce soit comme dans News from Nowhere, l’utopie de l’artiste William Morris3 où les enfants apprennent seul·e·s, avec les outils qui leur sont mis à disposition. L’université est la reproduction d’outils éprouvés et cherche à apprendre l’honnêteté intellectuelle et l’exigence de l’exhaustivité. Personnellement, j’ai besoin des deux pour me sentir équilibré, mais les deux méthodes ne conviennent pas également à tou·te·s les étudiant·e·s. Lorsque je commence un cours, je pense à bell hooks4 et Paulo Freire5, à Donna Haraway6, à Jacotot et Jacques Rancière7. Je pense aussi à ma formidable professeure d’histoire-géo de 4e dans mon collège rural8, à ma prof de lettres d’hypokhâgne9, qui m’émouvait tellement en faisant des lectures d’Eschyle. Il y a aussi la découverte du séminaire à l’allemande à l’EHESS (enseignement par la recherche) où les (chevaliers) étudiant·e·s sont autour d’une table ronde à égalité d’intelligence avec les enseignant·e·s. La difficulté qui se pose est que, à l’université, on devient prof parce que l’on était déjà bon·ne élève à l’école (et c’est mon cas), avec le risque de ne pouvoir s’adresser qu’aux bon·ne·s élèves. Je suis conscient
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que pour moi le processus d’éducation par le savoir a marché (je n’étais pas très bien dans ma vie et dans mon corps, et un savoir désincarné me convenait). Il faut pouvoir penser que le savoir désincarné convient à certain·e·s qui veulent ne pas toujours être renvoyé·e·s à leur corps et à leur être, mais qu’il ne conviendra pas à d’autres qui n’adhéreront jamais à une pensée trop froide. La position de prof donne une capacité d’agir et un pouvoir dans ce domaine. Il n’est pas question d’interagir avec un groupe d’étudiant·e·s comme avec un groupe social au sein duquel on se regrouperait par affinités et questions communes, en excluant ceux·elles qui n’auraient pas ces affinités communes. Je ne souhaite pas cacher ma situation d’énonciation, mais veux que l’enseignement puisse être adressé aux «bon·ne·s» et «mauvais·es» élèves, aux féministes et aux autres, aux révolutionnaires et aux conservateur·rice·s, à des étudiant·e·s différent·e·s, qui peuvent mobiliser les spécificités de leurs savoirs et de leur capacité d’action. bell hooks écrivait: «Il est souvent productif que les professeur·e·s prennent le premier risque, en faisant le lien entre les récits d’expérience personnelle et les discussions universitaires, afin de montrer comment l’expérience peut éclairer et approfondir notre compréhension des contenus universitaires. Mais la plupart des professeur·e·s ont besoin de s’entraîner à être vulnérables en classe, à être pleinement présent·e·s, avec leur pensée, leur corps et leur esprit10.»
en histoire de l’art et propose aux étudiant·e·s à la fois des savoirs sur l’art et une pensée sur la manière dont s’élaborent les savoirs. La réflexion sur les pédagogies ne peut être que collective. Avec plusieurs enseignantes féministes nous échangeons sur nos pratiques, les cannibalisons les unes les autres. Nous proposons des workshops communs. Nous préparons un manuel d’histoire de l’art féministe intersectionnel. Les pédagogies qui m’intéressent viennent des mouvements autonomes et de l’histoire de l’anarchisme. La Commune avait institué l’école gratuite et mixte, Louise Michel était institutrice, l’École Nouvelle venait de la pensée d’auto-organisation11. Plus récemment, les expériences décrites et vécues par Joan Jordan et Isabelle Frémeaux ont aussi changé mon regard sur les capacités d’autonomie libertaire à tous les âges12. Aujourd’hui, les communautés liées aux ZAD organisent des écoles autonomes qui allient théorie, technique et art. L’école d’art est une institution régie par ses règles. Mais la pédagogie est une recherche par la pratique, en bouillonnement perpétuel, car ce que l’on apprend en enseignant c’est surtout que l’on ne peut jamais faire de leçons de la pédagogie.
MB: Ton engagement féministe est-il important dans ta pratique artistique et dans ta manière d’enseigner? Quelles pratiques pédagogiques te semblent intéressantes aujourd’hui? Quelles alternatives existent ou pourraient exister en dehors des écoles d’art? CM: Je suis habité par un féminisme intersectionnel et antispéciste, qui infuse ma vie personnelle comme professionnelle. Malheureusement, dans la société comme dans les écoles, il existe des systèmes d’oppression cissexistes, racistes, classistes, validistes. Je donne des cours d’histoire de l’art axés sur la pensée
MB: As-tu des exemples à donner de moments importants dans ton parcours de prof que tu as vécus avec les étudiant·e·s? CM: Mon enseignement combine moments de transmission de savoirs et ateliers expérimentaux. Dans le premier cas, l’évaluation se fait sur l’acquisition de savoirs et la méthode, dans l’autre je n’évalue pas le contenu des propositions, mais l’implication au sein du travail collectif. Sans aucune dimension prescriptive, je peux citer deux exemples récents qui ont été vécus par les étudiant·e·s comme très productifs, et m’ont mis dans une situation à la fois vulnérable et enthousiaste. Dans les deux cas, les propositions pédagogiques venaient directement des sollicitations des étudiant·e·s. En mars 2019, on lançait un programme commun sur les questions de genre avec l’université d’Angers (célèbre pour héberger les Archives du féminisme). Il était question de faire un programme auto-organisé, avec une personne invitée, une exposition et un
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Dessin de l’école de plein air de Suresnes, archives Eugène Beaudouin et Marcel Lods, archives communales de Suresnes.
Lectures © C. Maillet
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programme de performances. D’abord, je reçois des réactions positives, mais aucune proposition étudiante. Je m’inquiète, la date approche, un titre advient (proposé par une étudiante issue de pédagogie autogérée). Leurs aspirations vont vers la théorie queer, je propose d’inviter Sam Bourcier. Je leur envoie des documents et leur présente l’auteur. L’inquiétude revient car l’exposition ne se dessine pas, les étudiant·e·s étant pris·es pas leurs bilans de fin de semestre. Finalement, un collectif à dimensions variables envoie un appel à participation, trie les propositions, et des projets sont accrochés en autogestion. Après beaucoup d’inquiétude, j’ai vécu la semaine comme une parenthèse de grâce, les étudiant·e·s ont proposé des performances chaque soir et des activités qu’ils et elles avaient en dehors du cadre scolaire (le lip-sync, le drag, le maquillage…) sont devenues des mediums artistiques qu’ils et elles continuent d’investir et d’articuler à leurs autres projets. Des étudiant·e·s de la première à la cinquième année ont participé et testé des accrochages, des performances, avec des prolongements sur le plan personnel et professionnel. Deuxième exemple, lors d’un workshop avec mes collègues Vanina Géré (Villa Arson) et Martha Salimbeni (ISBA Besançon). On proposait la conception d’un «kit de survie féministe intersectionnel». Nous nous présentions nous-mêmes, en tant qu’enseignant·e·s comme vulnérables à des attaques. Le premier jour était enthousiasmant, la participation active, et les propositions fusaient. À partir du deuxième jour, les problèmes évoqués par le groupe nous accablaient, nous n’étions pas sûr·e·s d’être en capacité de donner quelque outil que ce soit pour survivre dans un monde peuplé de tant d’agressions. On a réagencé les méthodes, subdivisé le groupe, les étudiant·e·s se sont éparpillé·e·s et ne supportaient plus (pas davantage que nous) de réinvestir toute cette violence. Le dernier jour, un groupe plus modeste a travaillé d’arrache-pied, mobilisant ses connaissances, cherchant sans cesse à vérifier toutes les sources. Un livrejeu, bilan de ses aventures, est en préparation et sera distribué en open source. Ce type de projet est essentiel, mais périlleux, il révèle beaucoup. Ces projets sortent totalement de la dimension exercice/
réponse. Ce sont des espaces entre personnes humaines capables d’échanger qui sont essentiels et possibles au sein des écoles d’art. Postuler de l’«égalité des intelligences» comme Jacotot13 au sein d’un groupe est essentiel, même si au sein de celui-ci il y a des personnes qui enseignent, d’autres qui apprennent. Mais c’est forcer l’enseignant·e à quitter le confort de son domaine de compétences et exiger des étudiant·e·s l’honnêteté vis-à-vis de leur propre savoir et de leur désir d’apprendre et de faire.
1. Félix Guattari, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p.183 2. Sandra Delacourt, L’Artiste-chercheur, un rêve américain au prisme de Donald Judd, Paris, B42, 2019. 3. William Morris, Nouvelles de nulle part ou Une ère de repos, traduit de l’anglais par Victor Dupont, Paris, L’Altiplano, 2009. 4. bell hooks, Apprendre à transgresser, l’éducation comme pratique de la liberté, traduit de l’anglais par Margaux Portron, Paris, Syllepse, 2019. 5. Paolo Freire, Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et révolution [1969], Paris, Maspero, 1974. 6. Donna Haraway, «Savoirs situés. La question de la science dans le féminisme», dans Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, Paris, Exils, 2007.
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7. Jacques Rancière, Le maître ignorant, cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987. 8. Collège Joachim du Bellay, Loudun. 9. Mme Leroux, lycée Condorcet, Paris. 10. bell hooks, «Une pédagogie engagée», op. cit., chap. 1, aussi traduit dans: «La pédagogie engagée», Tracés. Revue de Sciences humaines no 25, 2013 [DOI: www. journals.openedition. org/traces/5852]. 11. Voir par exemple en France: Célestin Freinet, Les méthodes naturelles dans la pédagogie moderne, Paris, Bourrelier, 1956; Jean-Charles Pettier et Paulette Clad, Pédagogie Germaine Tortel. Un avenir possible pour l’école maternelle, Paris, Fabert, 2012. 12. Isabelle Frémeaux et John Jordan, Les sentiers de l’utopie, Paris, La Découverte, 2011. 13. Jacques Rancière, op. cit, p.77.
Portrait de C.Maillet et L.Hervé, 2019, Cahn Contemporary, Bâle, Suisse. Courtesy des artistes © L. Charrier
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Dossier thĂŠmatique:
Anders Dickson, Impaired judgment while driving home at night, 2019, techniques mixtes, Billytown, La Haye, Pays-Bas. Courtesy de l’artiste et de Billytown
Educational Complex Benoît Lamy de La Chapelle
À propos de la Städelschule de Francfort entretien avec Anders Dickson
La mise en place du processus de Bologne en 2010, visant à harmoniser les systèmes de qualification de l’enseignement supérieur au niveau européen, a profondément modifié le fonctionnement des écoles d’art, affectant leur autonomie comme la spécificité de ce type d’enseignement. Au cœur des débats qui agitent la pédagogie depuis cette réforme, la Hochschule für Bildende KünsteStädelschule de Francfort, dite la «Städelschule», apparaît régulièrement comme l’école libre ayant conservé un enseignement artistique digne de ce nom, suite à son refus d’appliquer les directives européennes: pas de frais d’inscription, pas de programme, pas de contrôle continu ou d’obligations académiques en général. Chaque étudiant·e dispose de son propre atelier et profite de l’enseignement de professeur·e·s ou intervenant·e·s de renommée internationale. Elle jouit par conséquent d’une réputation mondiale qui relève désormais du mythe. La belle revue s’entretient avec Anders Dickson (USA, 1988), artiste et ancien étudiant de la Städelschule, afin qu’il nous fasse part de son expérience. Benoît Lamy de La Chapelle: En tant qu’américain étudiant depuis un certain temps en Allemagne, quelles sont les raisons qui t’ont amené à poursuivre tes études à la Städelschule? Anders Dickson: J’étudiais en Allemagne depuis 2009. Au départ, j’avais le statut d’étudiant étranger au sein du département de philosophie de l’université de Fribourg, puis j’ai commencé le programme d’arts visuels de la Staatliche Akademie der Bildenden Künste de Karlsruhe en 2010. J’y suis resté quatre ans. C’est durant cette période que j’ai entendu parler de la Städelschule. De toute évidence, il planait un mythe intéressant autour de cette école et, depuis Karlsruhe, j’ai eu connaissance de sa réputation pour lancer des
87 carrières d’artistes et réunir d’excellent·e·s artistes-professeur·e·s. J’ai apprécié mes études à Karlsruhe, c’est une plus petite ville, moins connue, dans laquelle il est possible d’expérimenter et de développer des idées. Je sentais finalement que j’y avais passé trop de temps, qu’elle ne m’apportait pas les ressources et l’inspiration que je cherchais. Partir à Francfort semblait alors évident; sa configuration internationale était un avantage et je ne souhaitais pas m’éloigner de mon ancienne école. C’est finalement ma rencontre avec Monika Baer1 qui m’a convaincu d’aller à Francfort. En outre, et parce que j’étais étudiant étranger en Allemagne, je souhaitais aussi établir des contacts avec des artistes venant d’autres pays. Avec le recul, je me rends compte que mon choix de partir à Francfort découlait également d’un besoin de rétablir le lien et de me reconnecter avec les États-Unis. BLdLC: La Städelschule est souvent présentée comme l’école idéale, avec des enseignant·e·s de grande qualité et des périodes d’étude sur mesure. Selon ton expérience, qu’est-ce qui y rend les études si particulières et différentes des autres écoles européennes? AD: Je pense que cela correspond à ce que j’ai décrit plus haut d’une certaine manière. Selon moi, l’école mettait à disposition un environnement bien spécifique donnant l’opportunité à beaucoup d’étudiant·e·s internationaux·ales de s’y rendre. Chaque enseignant·e parle anglais et la majorité des cours – sinon tous – sont également donnés en anglais. Comme le montre l’usage, l’école permet de rencontrer de nombreux·ses artistes qui viennent y travailler en tant qu’enseignant·e·s, intervenant·e·s ou conférencier·ère·s. Le corps étudiant était lui aussi très divers: on y trouvait des étudiant·e·s tout juste sorti·e·s du lycée, mais aussi d’autres déjà diplômé·e·s d’écoles d’art. C’est ainsi que l’expérience, les connaissances et l’énergie des étudiant·e·s étaient très variables et, grâce à cela, je pense que chacun·e pouvait profiter des un·e·s et des autres. J’y suis resté de 2014 à 2016, ce qui correspond à sa période de transition du statut d’école privée à
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celui d’école publique. Il lui fallait donc se soumettre à certaines directives de l’État mais je pense que, malgré cela, l’école pouvait encore maintenir ses particularismes, à savoir l’absence d’examens ou la dispense pour les enseignant·e·s de parler allemand. Lors de mon passage, l’importance et la réputation des dix années passées se faisaient encore sentir: de nombreuses anecdotes d’ancien·ne·s étudiant·e·s, d’enseignant·e·s et de rencontres répandaient chez nous cette part de fun propre à l’école. Pour un·e étudiant·e de la Städelschule, il est possible d’accéder aux ateliers 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, quel que soit son rythme de travail, chacun·e pouvait vraiment être à l’école n’importe quand, nous avions souvent l’impression d’être dans une cabane alors que le reste de la ville aurait été l’aire de jeu. En fin de compte, j’ai été très influencé, ainsi que très touché par le nombre d’étudiant·e·s et d’enseignant·e·s brillant·e·s autour de moi pendant cette période. Nous nous rencontrions régulièrement dans nos classes pour des réflexions critiques, des groupes de lecture ou tout simplement pour poursuivre et approfondir des discussions entre nous.
Monika, nous lisions des livres et nous retrouvions périodiquement lors de groupes de lecture pour en discuter les derniers chapitres (comme avec Retour à Reims de Didier Eribon par exemple). Nous avions, de même, des sessions de lecture avec Amy, mais elle nous encourageait aussi à écrire et dessiner. Il arrivait donc qu’elle nous donne des devoirs qui, la plupart du temps, nous engageaient à écrire sur notre travail ou celui des autres. Mais cela se passait différemment dans d’autres classes; je me souviens d’un ami, étudiant de Michael Krebber, me disant qu’ils ne critiquaient jamais les travaux des un·e·s et des autres durant ses cours, et que Michael organisait continuellement des groupes de lecture, s’entretenait avec ses étudiant·e·s dans la «mensa» ou en dehors de l’école en soirée. Nous passions aussi beaucoup de temps hors de l’école avec nos professeur·e·s; nous allions voir des films, dîner, dans des bars… Et quand nous en avions la chance, nous partions ensemble en voyage. Il s’agit là d’un aspect agréable du système scolaire allemand en général. Occasionnellement, nous disposions de bourses pour nous rendre en voyage scolaire à des biennales ou d’autres endroits. Aussi, ces types de rapports avec les professeur·e·s avaient l’avantage de défaire certaines structures de pouvoir ou hiérarchiques et de fluidifier nos relations. Nous avions plutôt l’impression d’avoir affaire à des mentor·e·s desquel·le·s nous nous sentions proches et avec lesquel·le·s nous nous sentions personnellement impliqué·e·s vis-à-vis de leur propre engagement avec l’école.
BLdLC: Comment qualifierais-tu sa pédagogie? Vers quoi est-elle orientée? Comment se passent les cours et quels sont les échanges avec les professeur·e·s? AD: Il est difficile de définir une méthode globale spécifique à l’école. Il serait plus correct d’observer les méthodologies propres à chacun·e des professeur·e·s. En ce qui me concerne, j’ai eu la chance de suivre les cours d’Amy Sillman et Monika Baer qui enseignent chacune à leur manière. On peut dire grosso modo que chaque classe se structurait à partir des visites régulières des professeur·e·s à l’école. Lors de leur présence, il était possible d’organiser des discussions individuelles ou collectives à propos du travail de chacun·e (critiques individuelles ou collectives). Par ailleurs, les professeur·e·s organisaient des groupes de lecture ou des rassemblements avec leurs classes, afin d’encourager le travail en communauté, des modes de discours allant au-delà du simple partage d’ateliers. Avec
BLdLC: Dans son essai présentant le travail de l’artiste Jana Euler (également une ancienne étudiante de cette école), la critique d’art Isabelle Graw insiste sur la part importante du réseau dans la construction des carrières artistiques de nos jours2. Est-ce vrai qu’il faut être introduit·e par un·e enseignant·e afin d’être accepté·e dans cette école et qu’un subtil travail de réseau doit être réalisé en amont pour multiplier ses chances? AD: L’école accueille des étudiant·e·s de la même manière que n’importe quelle autre école d’art, selon la procédure standard du dépôt de dossier d’inscription, suivie d’un entretien
Educational Complex et d’un test pratique. Il est toutefois possible, ou du moins il l’était, si vous en aviez la chance, de rencontrer un·e enseignant·e en amont pour vous aider à vous orienter et voir si l’école peut vous convenir. Naturellement, beaucoup d’étudiant·e·s connaissent déjà quelqu’un de l’école comme un·e enseignant·e, ce qui permet d’avoir une rencontre privilégiée avec l’un·e d’eux·elles ou de passer un peu de temps avec ses étudiant·e·s. J’avais la chance d’avoir un ami étudiant à l’école, mais aussi d’avoir été présenté à un des enseignant·e·s par le biais d’un de mes ancien·ne·s professeur·e·s de Karlsruhe. J’ai donc pu m’y rendre et présenter mon portfolio. Régulièrement, les prétendant·e·s tentaient de participer aux rencontres de classes ou d’obtenir quelques minutes d’entretien. Lorsque j’y terminais mes études, leur politique changeait, les enseignant·e·s avaient décidé de mettre un terme à cette pratique pour procéder aux rencontres une fois la période d’inscription passée. J’ai trouvé que l’idée était bonne puisque cette pratique était discriminante pour ceux·elles n’ayant pas suffisamment de réseau ou ne pouvant pas, pour tout un tas de raisons, rencontrer les étudiant·e·s et les enseignant·e·s en personne. C’était plutôt amusant de voir des étudiant·e·s venir du Japon ou de New York juste une semaine, pour essayer de rencontrer nos enseignant·e·s, dans le but d’accéder aux classes et d’établir des liens. Quoi qu’il en soit, tout ce processus d’intégration et le temps passé là-bas m’ont beaucoup appris. J’entretenais une vision du monde de l’art très romantique, plutôt idéaliste, et prendre conscience de la manière dont le travail de réseau permettait à certain·e·s de tourner la situation à leur avantage m’a permis de me défaire de mes illusions. J’ai réalisé la façon dont les choses fonctionnent. Le travail de réseau n’est pas plus important dans le monde de l’art qu’ailleurs, n’est-ce pas? Il va de soi que connaître quelqu’un de bien placé pouvant rendre service est plutôt bienvenu. Il est néanmoins assez écœurant d’assister à ce que certain·e·s sont prêt·e·s à faire pour s’attirer les faveurs des bonnes personnes. BLdLC: À quels types de contraintes les étudiant·e·s peuvent-il·elle·s être
89 confronté·e·s dans cet établissement? Y est-on toujours aussi libre? AD: Cela a bien sûr été toute une histoire pour s’habituer à l’école. Sa réputation est bien connue, et pas seulement les nombreuses anecdotes à propos des ancien·e·s étudiant·e·s ou des enseignant·e·s, mais aussi parfois les intenses ou malfaisantes relations entre étudiant·e·s. Je pense qu’une part importante de l’identité de l’école repose sur la «mensa» en tant que lieu de rencontres et de partages d’idées entre les étudiant·e·s, et même de lieu de détente. Je ne peux pas vraiment dire que je correspondais à son esprit ou que je me sois particulièrement bien intégré. Ma position était plutôt marginale mais c’est certainement parce que mon atelier se trouvait tout au bout de l’école, au dernier étage, là où personne n’allait jamais, à l’exception de ceux·elles qui nous rendaient visite. J’ai donc pu ressentir une certaine pression au début. J’avais l’impression de devoir prouver ma légitimité ou de devoir correspondre à un style particulier, quelque chose qui me mettait mal à l’aise dans l’environnement de la Städelschule. Avec le recul, il n’y avait pas vraiment de «contraintes» qui auraient pu nous empêcher de travailler. Le problème venait davantage de ma manière de me sentir à l’aise ou non. Honnêtement, les 24 heures d’ouverture des espaces de travail étaient formidables pour passer de longs moments à l’atelier et travailler sur mes pièces. Comme dans de nombreuses écoles, il faut noter à quel point l’éducation se faisait beaucoup en dehors des ateliers, au travers des sorties dans les bars ou des vernissages, afin de déchiffrer certains codes. L’école comprenait plusieurs scènes, Daimler ou Dürer Strasse étant deux bâtiments séparés dans la ville, chacun produisant ses discours, ses styles et dans lesquels chacune des classes générait son identité propre. Pour répondre plus précisément à ta question, son aspect contraignant venait du regard que portait le monde extérieur sur l’école et des attentes vis-à-vis des artistes qui en sortaient. Les «rundgang», à savoir les ouvertures d’ateliers d’hiver, attiraient toujours beaucoup plus de visiteur·euse·s que mon école précédente. Je dirais que les moments de préparation pour ces derniers
90 étaient de loin les plus intenses, bien que drôles en même temps. Les élèves préparant leurs accrochages étaient vraiment très stressé·e·s. Peut-être que la pression extérieure n’était pas si forte mais je la ressentais avec intensité. BLdLC: J’ai lu que l’école avait rencontré ces dernières années des difficultés budgétaires, ne bénéficiait pas de bons ateliers, ni de bons équipements pour les étudiant·e·s, etc.3. Ce qui représente de grosses lacunes pour une école d’art… Ne serait-il pas plus juste de la qualifier de post-diplôme? Ou, comme me l’a glissé récemment un autre ancien étudiant, de «programme de résidence»? Tout cela pris en compte, est-il encore possible de qualifier la Städelschule d’école d’art et dès lors, d’exemple à suivre pour les autres écoles? Est-on vraiment dans la même catégorie? AD: Je ne saurais me prononcer à propos des pertes budgétaires. Lorsque j’y étais, les divers ateliers existaient et fonctionnaient, bien qu’étant provisoires et réduits au minimum. Je ne les utilisais pas vraiment sauf de temps en temps, pour souder ou imprimer quelque chose dans la salle informatique. Et je serais d’accord pour la considérer comme un postdiplôme ou une résidence, cela ne fait pas de doute. Ceci dit, je pense qu’une mutation est en cours, maintenant que l’école semble avoir limité le nombre d’étudiant·e·s invité·e·s pour des temps courts et qu’elle contrôle le nombre de semestres autorisés. Par conséquent, la moyenne d’âge des étudiant·e·s est moins élevée qu’avant et il·elle·s restent sur de plus longues périodes, pas seulement pour un rapide semestre. La Städelschule me paraissait toujours être un avant-poste pour les étudiant·e·s étranger·ère·s souhaitant venir en Europe ou en Allemagne, une sorte de tremplin, pour le dire autrement. Mais alors que l’école est entrée dans une phase de reconfiguration afin de se construire une véritable image d’école conventionnelle, le temps seul pourra nous dire ce qu’elle va devenir. J’imagine que c’est déjà bien assez difficile d’étiqueter une école d’art en tant qu’institution et d’évaluer quelles sont les qualités requises pour être considérée comme telle,
Dossier thématique: de mesurer ses valeurs ou de savoir à partir de quoi juger les travaux, etc. Cette école m’a véritablement permis de prendre conscience de la scène artistique et m’a préparé à y entrer. Elle m’a permis de me débarrasser de mes illusions romantiques, de m’exposer aux codes d’inclusion et d’exclusion, au marché et par-dessus tout, elle m’a appris à compter sur mes pairs et ma communauté. Sans ce réseau, on se retrouve vite à travailler dans son coin, pour soi-même dans son atelier. Avec ses ambiguïtés, la Städelschule est une école aux multiples facettes, mûre pour extraire d’elle ce dont on a besoin.
1. Artiste allemande et enseignante à la Städelschule. 2. Isabelle Graw, «Social Realism: the Art of Jana Euler», dans Artforum, novembre 2012. 3. Kirsty Bell, «Frankfurt’s Städelschule: Free Artistic Work and the Paradox of Introversion», dans Artandeducation.net, décembre 2014 [DOI: www.artandeducation. net/schoolwatch/58028/ frankfurt-sstdelschule-freeartistic-work-and-theparadox-ofintroversion].
Educational Complex
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Anders Dickson, Songs of Rain and Hobo Chili, 2019, techniques mixtes, dimensions variables, galerie Wschód, Varsovie, Pologne. Courtesy de la galerie Wschód
Anders Dickson, Once a Closely Guarded Secret, 2019, techniques mixtes, dimensions variables, De Ateliers Offspring, Amsterdam, Pays-Bas. Courtesy de l’artiste
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De gauche à droite: Michael Roberson et Elwood Jimmy lors de la conférence, What’s there to Learn: Self-Education for Self-Educators, 2018, sur le fond, Chto Delat/Nikolay Oleynikov, Love the Book = the Source of Knowledges, 2015, soie, coton, dimensions variables, Castiglione d’Otranto, Italie © Nikolay Oleynikov
Luigi Coppola, Fernando García-Dory, Emilio Fantin, Tasting the Landscape or 99 Varieties of Figs, 2017, Castiglione d’Otranto, Italie. Séance: Landscaping/Animalia Mundi, 2017, Fernando García-Dory de INLAND durant le learning walk à travers le Parco Comune dei Frutti Minori de la Casa delle Agriculture © Nikolay Oleynikov
Educational Complex Sophie Lapalu
Tenter de nouvelles pratiques d’imagination, de résistance, de révolte, de réparation, de guérison entretien avec Alessandra Pomarico
Sophie Lapalu: Alessandra Pomarico, vous vous présentez comme étant curatrice de «programmes de résidences d’artistes internationaux·ales et multidisciplinaires, en Italie et en Europe, à l’intersection des arts, de la pédagogie, des questions sociales, et de la poétique des relations dans la construction de communautés». Vous faites partie des fondateur·rice·s de la Free Home University (FHU), un espace d’expérimentation basé en Italie et créé par un groupe d’artistes et de penseur·euse·s en vue de redéfinir l’art et l’éducation. Comment ce projet s’inscrit-il dans votre parcours et vos recherches? Alessandra Pomarico: La FHU se veut tout à la fois un projet et un processus au sein desquels convergent nombre de mes centres d’intérêt, où se rencontrent différentes approches, et un vaste panel d’expériences portées par les personnes participant à cette cocréation, à commencer par l’artiste et désormais co-curateur Nikolay Oleynikov, qui a joué un rôle central dans cette initiative. Cette plateforme apporte tout à la fois une formidable continuité aux programmes que j’ai créés précédemment avec des artistes et des musicien·ne·s, mais est aussi une perspective de développement de mes recherches sociologiques autour de la migration, des récits d’appartenance et de déplacement, de ma prédilection pour la construction de «maisons communes», que ce soit chez moi ou dans une institution, et de mon désir d’impliquer différents acteur·rice·s sociaux·ales. J’ai toujours privilégié les positions marginales, ainsi que les espaces d’expérimentation informels et radicaux. J’ai développé une sorte
93 de méfiance à l’égard du monde de l’art, de l’attitude autoréférentielle et du mécanisme de marchandisation de la création artistique. Dans ma conception, l’art est plus spirituel, relationnel; il s’agit d’une pratique sociale. C’est un mode de vie et un mode de savoir. Ce que j’apprécie le plus, c’est de convier la sensibilité et les perspectives artistiques dans le quotidien des communautés, activer les processus ancrés dans la réalité des gens, dans le tissu social plutôt que dans des bulles isolées. J’ai toujours travaillé avec des artistes, et j’ai conscience du potentiel transformateur et de la dimension pédagogique intrinsèque de certaines pratiques, surtout celles qui concernent les sphères sociales et politiques et qui se fondent sur des approches collectives, collaboratives et participatives. Un art qui se veut politique et qui s’articule autour de formes d’attention à l’autre. La rencontre avec Musagetes, une organisation philanthropique canadienne défendant une vision dans laquelle l’art est au centre de la vie des communautés et qui s’est engagée dans un processus approfondi d’apprentissage en tant qu’institution, a contribué à concrétiser le rêve qu’était la création de Free Home University: une communauté d’apprenant·e·s, avec des artistes de différentes générations et des membres de la communauté locale et transnationale. Plus nous faisons ce travail et nous nous relions à d’autres, plus il devient évident qu’il existe un mouvement mondial cherchant à réimaginer l’enseignement supérieur: quantité de personnes à travers le monde qui se réapproprient l’apprentissage, de même que d’autres sphères de la vie, et se réorganisent de façon autonome. SL: En France, depuis 2010 notamment et les réformes du processus de Bologne, on observe une forme de sclérose dans l’enseignement supérieur artistique; ce dernier peine à se contraindre aux normes d’évaluation et aux difficultés structurelles engendrées par la réforme institutionnelle. L’expérimentation se trouve soumise aux normes qui permettent la délivrance des diplômes européens. De plus, une véritable discrimination se met en place suite à l’augmentation des frais d’inscription concernant les étudiant·e·s étranger·ère·s… Est-ce que la FHU est
94 née d’un constat d’échec de l’enseignement supérieur? AP: En effet, la FHU est un projet né de la réticence à s’adapter à ce système éducatif ou de la résistance à y participer. L’école peut être un lieu d’émancipation et de liberté (le savoir est un pouvoir!), mais elle reste un lieu d’exclusion, d’oppression et de reproduction de relations de pouvoir asymétriques. Un autre mode d’apprentissage est possible, nous pouvons tou·te·s partager ce que nous savons et apprendre les un·e·s des autres afin de continuer à développer nos connaissances sans avoir à nous endetter, et peut-être aussi afin de répondre avec plus de liberté et plus en profondeur à ce que nous avons besoin d’apprendre aujourd’hui, à notre époque et dans notre société. Nous devons identifier les défis auxquels nous sommes confronté·e·s, réfléchir aux façons différentes d’appréhender les problèmes, afin de cesser de les reproduire. Pour que de tels espaces existent véritablement, il est nécessaire de travailler sur un certain nombre d’éléments structurels. J’ai une grande admiration pour celles et ceux qui travaillent depuis l’intérieur du système, car je mesure pleinement les efforts que cela implique, et je sais à quel point il est nécessaire d’essayer de le changer de l’intérieur. Cependant, je crois qu’il est nécessaire aussi de travailler depuis l’extérieur du système, de chercher une alternative radicale, et non plus seulement une réforme, en essayant de construire les fondations de ce qui n’existe pas encore, en sachant que «les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître», pour reprendre le titre d’un essai d’Audre Lorde. La FHU représente cette tentative; elle naît d’une analyse et d’une critique profondes des modes de production du savoir et de la façon dont ceux-ci reproduisent structurellement le pouvoir et l’asymétrie. Elle propose une praxis dans laquelle nous sommes personnellement impliqué·e·s et avec laquelle tou·te·s nous advenons à mesure que nous la faisons advenir, plutôt que nous borner simplement à critiquer le fait que les choses entreprises ne suffisent pas. Une praxis dans laquelle nous souhaitons formuler non seulement les «contre», mais aussi mettre en œuvre les «pour».
Dossier thématique: D’après mon expérience personnelle, en Italie le système reste très népotiste, la méritocratie n’existe pas, et il s’agit d’un environnement extrêmement patriarcal et misogyne. Mon sentiment est que le travail effectué par les études postcoloniales, le féminisme intersectionnel, les recherches sur les rapports sociaux de race et de genre, la théorie queer et les autres approches décoloniales sont loin d’avoir pénétré ne serait-ce que la surface de la plupart des universités européennes en tant que prisme critique permettant de réfléchir sur la structure de notre système éducatif ainsi que sur son corpus de connaissances. Aux États-Unis, il faut avoir l’endurance et l’ambition nécessaires à une compétition acharnée, et être prêt·e à intégrer un système très néolibéral. Heureusement, de nos jours, il est possible de parler plus ouvertement de sexisme, de racisme, d’âgisme et de validisme, et les entreprises sont contraintes d’appliquer des politiques «d’égalité des chances», mais le fait est que, dans nos universités, les professeurs hommes, blancs et d’un certain âge restent prédominants et que leurs collègues femmes sont moins payées ou sont ostracisées. Je pense que notre tâche aujourd’hui, en tant que professeur·e·s et éducateur·rice·s, devrait être de promouvoir un apprentissage différent qui nous prépare à un avenir écologiquement durable et socialement juste. Ce qui, dans un premier temps, implique de réviser et de déconstruire de manière critique les fondements de la production, de la re-production et de la diffusion du savoir. De déconstruire nos discours et nos habitudes, de questionner l’écologie du savoir afin de tenter de décoloniser les structures d’apprentissage par une plus grande diversité épistémologique. Comment pouvons-nous résister au modèle de la marchandisation, de la compétitivité, des structures hiérarchiques et du discours hégémonique de l’institution éducative? La production du savoir est devenue une marchandise coûteuse, les universités élaborent principalement leurs programmes pour répondre au marché et sont devenues des lieux où se créent des dettes. Je pense que les réformes et les exigences posées par le processus de Bologne sont aussi un moyen d’aplanir le terrain afin de parvenir à instaurer
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Des toilettes sèches au milieu des champs communs de la Casa delle Agriculture, 2018, Castiglione d’Otranto, Italie. From Soil into Soil: A Monument to the Food Cycle, 2018, laboratoire dirigé par Carla Rangel et Benjamin Blachon de ConstructLab © Carla Rangel
Emilio Fantin de la Fondazione Lac o Le Mon, Alessandra Pomarico de la Free Home University, Johannes Pfister et Uta Gerolltes de Unavision, Cinzia di Meglio de la Waldorf School, Silvia Maglioni et Graeme Thomson du Centre for Language Unlearning, Nikolay Oleynikov de Chto Delat School of Engaged Art, Julien Boyer, Ecoversities Alliance, Gathering at the Threshold, 2019-2020, Lecce, Italie, exercice Sensing the Garden © Nikolay Oleynikov
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ce type de système éducatif en Europe. Il y a d’abord l’homologation des programmes, l’évaluation, les notes et les diplômes, de sorte à les rendre plus «exploitables» au niveau mondial, puis vient le processus de privatisation (même au sein des actifs publics).
communauté et par la vie en commun. Ce dernier aspect est véritablement au cœur de nos pédagogies: bien que temporairement, nous partageons une maison, et nous ne séparons pas la vie des études ou du travail en commun. La vie collective est très intense, avec du travail répétitif (ménage, cuisine, courses, achat de légumes auprès des producteur·rice·s que nous soutenons). Elle vise à induire, du moins nous l’espérons, une identification en tant que co-créateur·rice·s élaborant collectivement notre processus, ainsi qu’une intimité permettant d’aller plus en profondeur, de partager des récits et de déconstruire les schémas de patriarcat, de race, de privilège de classe ou de genre, de refuser l’anxiété «d’être hyperproductif·ive·s» et de lâcher prise sur le contrôle ou les attentes. Nous nous efforçons de mettre en œuvre l’horizontalité, ou du moins des dimensions non verticales du pouvoir, d’expérimenter des façons de faire circuler l’autorité entre nous tou·te·s. Nous cherchons à créer un sens du commun, de la rencontre et de l’action commune. Ce n’est pas toujours facile, car nous sommes habitué·e·s à des espaces et des temps très privatisés, à des relations verticales, à des habitudes intériorisées qui nous font valoriser les résultats plus que les processus, ou qui nous poussent à attendre que l’on nous dise quoi faire, au risque de nous sentir perdu·e·s si nous ne maîtrisons pas le calendrier ou ce que l’on attend de nous. Rien que de très compréhensible, dans la mesure où c’est ainsi que la socialisation s’est opérée. Nous essayons de renverser ces schémas et nous encourageons les participant·e·s à se montrer ouvert·e·s à l’inattendu et à l’émergent, seuls lieux où quelque chose de véritablement nouveau peut surgir. Nous tentons d’exercer notre capacité d’adaptation et d’improvisation, ainsi que notre boussole interne afin de naviguer au cœur de situations nouvelles. Un certain effort est nécessaire pour équilibrer attention au collectif et attention à soi, parvenir à une structure souple mais néanmoins fonctionnelle, combiner productivité et réflexivité, être capable d’exprimer et d’écouter, prendre et donner de l’espace et reconnaître nos limites. L’apprentissage est douloureux (autant qu’il est joyeux et libérateur), et c’est précisément dans ces moments difficiles
SL: Comment fonctionnent les sessions de la FHU? Comment choisissez-vous les personnes invitées? Qui sont les participant·e·s et comment impliquezvous les personnes locales? AP: Nous invitons des artistes qui correspondent à un thème particulier ou qui apportent une approche spécifique, la plupart du temps des collectifs ou quelques artistes de premier plan, de sorte à élaborer des sessions sous l’angle de pratiques multiples. Nous traitons les enjeux les plus prégnants localement, dans le contexte spécifique de notre région, liés à des problématiques globales, car tout est enchevêtré dans notre monde globalisé et numérisé. Le «groupe d’études» est généralement composé d’un ratio de personnes locales (que nous aidons à identifier) et de participant·e·s nationaux·ales ou internationaux·ales suggéré·e·s par les artistes dirigeant l’étude ou d’autres proches collaborateur·rice·s, voire des participant·e·s. Nous ne procédons pas par appels ouverts, car nous trouvons problématique l’idée d’évaluer ou de refuser quelqu’un. En outre, nous avons une collaboration bien établie avec des agriculteur·rice·s biologiques, des jeunes lgbtqi+, des demandeur·euse·s d’asile et les ONG qui les soutiennent. Des personnes issues de ces communautés participent désormais pleinement au travail en proposant activement des orientations à suivre. Nous travaillons autour de leur capacité à agir, et nous écoutons leurs besoins. Nous évitons cette opposition professeur·e/élève, car nous croyons que nous apprenons tou·te·s les un·e·s des autres, tout le temps et partout, ce qui implique aussi d’inventer un nouveau langage pour définir nos pratiques. Il existe naturellement une «tension pédagogique» qui se manifeste à la fois de façon formelle (par la recherche artistique, les lectures, parfois même les conférences), mais surtout informelle, par le biais de conversations, de sorties d’études, de visites aux membres de la
Educational Complex que l’on se développe, que l’on se transforme, et que l’on s’améliore le plus. Comme le formule Audre Lorde, «le processus d’apprentissage est une chose que l’on peut littéralement fomenter à la manière d’une émeute. Alors peut-être, avec un peu de chance, il atteint son but, ou se poursuit…». À ce stade, nous avons acquis une certaine expérience nous permettant de discerner ce qui fonctionne le mieux et ce qui aide le processus, par exemple la valeur ajoutée par le fait d’inclure la sagesse du corps, c’està-dire des pratiques somatiques qui nous aident à ne pas être toujours seulement dans nos «têtes» ou dans un espace discursif et rationalisé. Les dérivatifs sont aussi très importants, comme par exemple passer du temps dans la nature, se ressourcer, se promener, explorer par le biais de nos sens; nous employons des outils de recherche conviviaux, ainsi qu’une méthodologie de recherche en action: passer du temps avec les habitant·e·s, apprendre d’eux·elles, participer et contribuer à leurs initiatives. Nous visons et espérons une approche de type coalition pour la définition et l’élaboration de l’enquête, par le biais d’un partage des différents aspects de la vie et d’un approfondissement de la connaissance de la situation et des luttes de nos communautés locales. L’apprentissage collectif et celui de la collectivité acquièrent une urgence particulière à mesure que nous assistons à la segmentation de chaque sphère de la vie, à une atomisation individualiste de l’être humain, à la transformation de l’espace et du temps partagés en médias virtuels dits «sociaux». L’enseignement du XXIe siècle devra s’emparer de ces questionnements, nous vivons un changement anthropologique spectaculaire dans notre rapport aux autres et à la planète. Apprendre à être pleinement présent·e, à être dans l’instant présent, est devenu un véritable défi. SL: Durant l’été 2019, trois sessions ont été organisées par la FHU. En juin, l’activiste féministe Silvia Federici et la Plateforme féministe de Recherche sur les Violences contre les Femmes ont échangé autour des théories de Federici sur le capitalisme patriarcal et la violence systémique (The Time is Now. A time for the bodies. A time for care and reproduction of life); en juillet,
97 le collectif Chto Delat a produit un film avec un groupe de réfugié·e·s, d’artistes et de militant·e·s (People of Flour, Salt, and Water); en août, l’artiste Babi Badalov a imaginé un workshop de peinture murale avec des travailleur·euse·s sociaux·ales (Refugees Welcome. Refugees Will Come). Pouvez-vous décrire le travail réalisé en commun? AP: La session avec Silvia Federici s’est déroulée à Parme, d’où cette activiste est originaire, et, à bien des égards, cette session a vraiment eu tout à la fois des allures de retour au pays et de fêtes des anciennes… Nous étions un groupe de dix femmes de différents lieux et âges, impliquées de façons diverses, par notre vie et notre travail, dans ce prisme du féminisme, en résonance avec le travail de Silvia. Silvia travaillait à l’écriture d’un nouveau livre sur le corps, dont elle nous envoyait les chapitres pour lecture. Nous en parlions ensuite avec elle. Le matin, nous proposions chacune tour à tour un atelier, par exemple sur une approche somatique, la vidéo avec une caméra Super 8, l’art des mandalas, une séance de massage ou encore un atelier du rire. Nous regardions des documents sur l’art, nous cuisinions ensemble, il y avait énormément de partage entre nous sur nos familles, notre travail, notre parcours, notre organisation personnelle. Silvia nous a fait visiter la ville, ce qui nous a donné l’opportunité d’échanger sur son histoire politique. Nous avons été accueillies dans un bâtiment squatté, un centre social géré par des étudiant·e·s et des familles migrantes, et nous avons été conviées à leurs réunions afin d’y présenter notre travail. Ces participations étaient très importantes pour nous, car nous y échangions autour de différentes formes de luttes et de résistance politiques, autour de la solidarité et de la mise en commun, de ce qui aurait besoin d’être mis en œuvre pour réimpulser la vie au sein des communautés, de sorte que la session s’est transformée en véritable opportunité pour nous de prendre conscience de nos propres modes de reproduction sociale. Cela a été tout à la fois magique et vecteur d’autonomisation, ainsi qu’une formidable occasion d’échanger sur nos expériences, en équilibrant approche intellectuelle et savoir
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plus incarné, émotionnel, empathique et féministe. Le groupe Chto Delat (six membres, plus deux filles des membres) nous a rejoint·e·s pour la deuxième fois à Castiglione d’Otranto, un petit village du Sud où nous avons organisé nombre de nos sessions depuis 2014, lorsque nous nous sommes associé·e·s à Casa delle Agriculture, un étonnant groupe d’activistes et d’agriculteur·rice·s ayant réussi à créer une communauté solide autour de la protection de la biodiversité, de la souveraineté alimentaire, ainsi que des causes sociales et environnementales. L’idée était d’expérimenter l’ensemble des pédagogies conçues par Chto Delat (il·elle·s disposent depuis 2013 d’une plateforme d’apprentissage dénommée School of Engaged Art) et d’utiliser la vidéo comme outil d’analyse, d’exploration et d’apprentissage. Le groupe était composé d’activistes, de jeunes demandeur·euse·s d’asile et d’artistes internationaux·ales. Nous avons partagé lieux de vie et récits, à commencer par les récits du souscommandant Marcos traduits dans plusieurs langues mais surtout transposés à nos propres contextes. Ces traductions ne sont jamais seulement littérales, elles sont transculturelles et témoignent d’une recherche de nos propres compréhension et vérités, somme d’interprétations tout à la fois collectives et différentes. La première semaine a été consacrée au processus intense de rencontre; nous avons abondamment échangé autour de nos conceptions et positions et partagé par le biais de nombreuses approches: corps et mouvement, jeux théâtraux, exercices de respiration avec Nina Gasteva la chorégraphe du groupe, nous avons chanté et exploré des sons, des comptines et des berceuses de différentes origines; nous avons assisté à des séances «d’information politique», sortes de mise à jour des situations des pays dont sont originaires les participant·e·s du groupe (Gambie, Congo, Italie, Royaume-Uni, Russie, Nigeria, Iraq/ Kurdistan); nous avons confectionné des pâtes fraîches, que nous avons tout d’abord eu plaisir à cuisiner et à manger, avant d’utiliser plus tard la pâte pour faire naître d’étranges créatures, personnages de notre récit; nous avons dessiné un paysage qui deviendrait plus tard «notre mère patrie», nos communs avec ses
rivières, montagnes, semences et forêts. Nous avons appris à connaître le zapatisme avec un activiste qui avait fait partie des «caravanes» de soutien aux indigènes du Chiapas lors de la première insurrection de 1994. Tout le monde était fasciné par le courage et les stratégies des zapatistes et nous avons débattu de leurs lois et de leurs revendications. Chacun·e a réagi à partir de sa perspective et de son expérience personnelles. Inévitablement, nous avons parlé de déplacement, de dépossession, de colonialisme, d’appropriation des terres, de racisme, de formes d’oppression, capitalisme y compris. La deuxième semaine, nous avons démarré notre film d’apprentissage intitulé People of Flour, Salt and Water – c’est un récit de guerre, d’invasion et finalement de résolution qui a émergé à partir de nos séances d’improvisation et d’exercices guidés. Le film est un montage de moments de vie commune, il rend compte de notre processus créatif, de la création et de l’histoire, et comprend aussi quelques entretiens. La première édition du film sera présentée en Italie lors d’une série d’ateliers au cours desquels les artistes pourront échanger avec les participant·e·s et recueillir les retours du public. Chto Delat retravaillera les éditions suivantes ainsi que les nouvelles versions – une façon de prolonger le film en tant que processus d’apprentissage se poursuivant sous forme de débat dialectique avec le public impliqué, ce qui a pour effet de renverser la passivité habituelle du public qui d’ordinaire reçoit le film comme un objet définitif et finalisé. En parallèle, nous préparons une publication intitulée When the Roots Start Moving. Chto Delat and Free Home University between displacement and belonging. Avec Babi Badalov, artiste et réfugié originaire d’Azerbaïdjan, la session s’est articulée autour des thématiques du déplacement, du refuge, de la violence systémique des frontières, ainsi que de la construction de l’illégalité et des régimes de terreur. Son expérience personnelle a ouvert une réflexion intime sur le caractère jetable de certains corps, la mobilité limitée des êtres humains comparée au commerce illimité des marchandises, ainsi que sur les multiples traumas auxquels sont confrontés les demandeur·euse·s d’asile et les nouveaux·elles
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arrivant·e·s, y compris un traumatisme de nature linguistique. Nous avons pris acte et reconnu les conditions dans lesquelles, à l’heure actuelle, les personnes déplacées sont forcées de vivre presque partout en Europe, alors que de nouvelles idéologies racistes, fascistes et xénophobes se diffusent et se voient légitimées par des gouvernements de droite, et la façon dont nous en devenons complices si nous ne réagissons pas ou ne nous mobilisons pas contre par le biais d’actions civiques. En Italie, quand Salvini est devenu ministre de l’Intérieur, le gouvernement a voté des mesures anti-immigration et d’expulsion qui sont toujours en vigueur quand bien même un nouveau gouvernement a été formé. La situation de réfugié·e, que partage plus de la moitié de notre groupe de la FHU, a été analysée comme situation d’oppression, mais aussi comme état en devenir de résistance et d’autonomie, condition de sortie induisant et forgeant à la fois mise en mouvement et transformation. Partager l’espace et les récits, organiser des débats publics ardus contre les privilèges et la stigmatisation, réfléchir sur notre propre déshumanisation, autant d’actions qui s’avéraient importantes dans un village où la moitié de la population soutient ces politiques restrictives et exprime des fixations identitaires; le chômage fait naître une colère à l’égard de celles et ceux identifié·e·s comme «les autres». En suivant l’approche de Babi, sa vision politique et sa pratique artistique – une poésie visuelle dans laquelle le langage s’étire afin d’ouvrir de multiples significations et références –, le groupe en est arrivé à créer une peinture murale collective intitulée Refugees Welcome. Refugees Will Come, et a participé à l’exposition «Pane no Frontiere» («Pain sans frontières») apportant dessins, pancartes et drapeaux sur lesquels s’affichaient des slogans, fabriqués avec du tissu recyclé, des draps et des vieux t-shirts. Nous avons également lancé une campagne de solidarité en faveur des réfugié·e·s en détresse et créé à cette occasion une série limitée de t-shirts avec des œuvres d’artistes, que nous avons vendue afin de collecter de l’argent pour ces réfugié·e·s dans le besoin.
ensemble par l’intermédiaire du monde» (Paulo Freire, La Pédagogie des opprimés, 1974). Vous revendiquez-vous des méthodes de l’éducation populaire, soit l’éducation du peuple, par le peuple, pour le peuple?
SL: «Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent
AP: Je suis éducatrice, j’étais très jeune quand j’ai commencé à travailler dans l’éducation nationale et publique italienne, où pendant de nombreuses années, j’ai enseigné l’histoire et la littérature italienne, principalement dans des lycées professionnels et dans des zones défavorisées, auprès d’élèves issu·e·s de la classe ouvrière. Il me fallait sans cesse aménager et ajuster les programmes à leur vie, afin de leur montrer comment l’histoire ou la littérature pouvait changer notre compréhension du monde et notre façon d’y agir. Ces années ont été difficiles, c’était une période très frustrante, par la rigidité des programmes, le système d’évaluation, la bureaucratie, mais aussi très gratifiante, car un changement positif se produisait chaque fois qu’il était possible de faire de la place à la relation et d’introduire moins de rigidité et plus de souplesse dans la pédagogie. J’ai énormément appris avec mes élèves de lycée, notamment à remettre en question des hypothèses méthodologiques ainsi que la structure oppressive sur laquelle se fonde l’école (y compris sur le plan architectural). Nous nous trouvons véritablement à un point de non-retour, aussi est-il crucial d’inclure et de soutenir les jeunes générations auxquelles l’avenir a été volé. En cette ère de crises sociales, économiques et écologiques, je me demande, en tant qu’éducatrice, ce que nous devons apprendre et désapprendre, et comment, pour survivre à l’anthropocène, produire un changement et se dégager des paradigmes actuels, afin de résister et de s’épanouir en tant qu’êtres humains. Je crois que l’éducation est le lieu où cette «révolution» peut advenir. Freire, avec La Pédagogie des opprimés, ainsi qu’Illich, à qui l’on doit Une Société sans école, sont tous deux des penseurs visionnaires dont les idées résonnent encore à notre époque. Nous tirons aussi les enseignements des nombreux exemples de communautés de pratiques, ainsi que des plateformes d’apprentissage mises en œuvre par des artistes qui se multiplient de façon intéressante
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à notre époque. De notre point de vue, les processus d’apprentissage émancipateurs, ceux qui se centrent sur la vie, la liberté et la justice, constituent également des processus de guérison et de régénération. Même si le système éducatif, tel qu’il s’est conçu historiquement, peut être un instrument d’oppression et d’asservissement, les processus d’apprentissage, en revanche, s’inscrivent dans un cheminement de développement personnel et de transformation collective. Comme le formule Henry Giroux, cela implique aussi de «rejeter les modes d’éducation éloignés des préoccupations politiques ou sociales, et qui se sont détournés de l’histoire et des questions de préjudice et d’injustice».
en outre, par sa dimension politique, il est aussi un instrument pour repenser et réimaginer la politique. Comme le formulaient les féministes, la sphère personnelle est politique; de mon point de vue, nous sommes sans cesse confronté·e·s dans notre quotidien à des choix politiques, même quand ces décisions portent sur ce que nous mangeons et comment nous consommons. Nous ne pouvons pas uniquement reléguer les questions politiques aux périodes électorales, a fortiori alors que les «démocraties» représentatives actuelles sont devenues si insuffisantes et si exclusives. Le processus esthétique n’est pas le seul à être politique: pour ma part, je considère la pédagogie comme de la politique. Une pédagogie de l’harmonisation, de l’enchevêtrement, afin de se relier de nouveau les un·e·s aux autres dans un «bien-être multiespèces», comme le qualifierait Donna Haraway: retisser, depuis et par-delà nos différences, à partir d’une polyphonie de positions et avec une farouche humilité, sur le terrain, avec les éléments humains, non-humains et autres qu’humains, en s’essayant à de nouvelles pratiques en matière d’imagination, de résistance, de révolte, de réparation, de guérison. En prenant appui sur la capacité de réponse et la responsabilisation afin de restaurer les écosystèmes locaux partout dans le monde, ainsi que des zones autonomes de production culturelle.
SL: La FHU se réfère à Joseph Beuys, à la Free International University, lieu organisationnel de recherche, de travail et de communication créé en 1971 afin de réfléchir à l’avenir de la société, y compris l’économie politique, mais également à sa vision de «sculpture sociale». La FHU fait se croiser artistes, activistes, militant·e·s, réfugié·e·s. Pourquoi l’art y tient-il une place importante? Pensez-vous qu’il offre des outils pour la pensée politique? AP: Les artistes et les créateur·rice·s culturel·le·s sont impliqué·e·s dans tous les aspects des conditions, matérielles comme immatérielles, affectant les communautés; aussi, pour moi, l’art est également une façon de nous situer nous-mêmes et de prendre parti. D’où parlons-nous? Où nous situons-nous? Les réflexions artistiques ont toute leur utilité dans l’analyse du niveau macro, mais aussi pour opérer au niveau micro, voire nano, dans les fissures du système, dans les relations entre les personnes, les objets, les lieux, les histoires, entre l’humain et le non-humain. Beuys, un artiste qui, en son temps, a subverti et élargi ce qui était conçu comme art, fait assurément partie de nos références, dans la mesure où notre objet d’étude est la recherche artistique dans le domaine social. L’art est un outil servant à questionner, mais aussi à mobiliser notre énergie collective, à susciter des réflexions et à relier les gens;
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Publication: What’s There to Learn, PS Guelph, 2018. Éditeur·rice·s: Alessandra Pomarico, Nikolay Oleynikov.
LaToya Oloruntoyin Manly-Spain et Dani d’Emilia, exercice My Body Remembers, 2017, Lecce, Italie. Séance: Bodies Will Be Back, 2017 © Salah Zater
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Peinture collective présentée durant le Festival Comparte au Caracol de Morelia, Mexique, 2016 © Alessandro Zagato
Promoteur·rice·s de santé au Caracol de La Realidad, Mexique, 2014 © Alessandro Zagato
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Aprender caminando entretien avec le Groupe de Recherche en Art et Politique
Fondé par Natalia Arcos et Alessandro Zagato1, le Groupe de Recherche en art et Politique (GIAP) étudie et collabore avec les communautés zapatistes du Chiapas (Mexique) depuis plusieurs années; et s’interroge sur la naissance et l’évolution du mouvement zapatiste et notamment sur les spécificités de son système d’éducation autonome. Pietro Della Giustina: En 2013, vous avez créé ensemble GIAP, un projet collectif basé à San Cristóbal de las Casas (Mexique), qui questionne des concepts relatifs à l’art, à l’esthétique et à l’autonomie par le biais de publications, d’expositions, de présentations et d’activités culturelles. Vous avez également fondé CASA GIAP, un espace de travail et de vie où vous accueillez des universitaires et des chercheur·euse·s intéressé·e·s par le développement de recherches sur le Chiapas. Quels sont les enjeux à l’origine de la création de GIAP, et pourquoi avez-vous décidé d’implanter le projet à San Cristóbal de las Casas? GIAP: GIAP est un collectif indépendant né en 2013 sous l’impulsion de la nouvelle phase politique lancée à l’époque par l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) au moyen d’initiatives culturelles et politiques2 et de communiqués [intitulés Ellos y Nosotros («Eux et Nous»)] disponibles sur leur site officiel3. En tant que collectif, nous sommes investi·e·s dans l’art transformateur/engagé – et, en général, dans l’esthétique zapatiste comme élément «organique» de la politique de ce mouvement révolutionnaire. D’une part, notre expérience rend compte des enjeux pratiques que représente la collaboration avec un mouvement indigène centrant son activité sur le développement de sa propre autonomie, ce qui implique une très forte modération des influences
103 que nous pourrions qualifier d’«externes». Le zapatisme constitue également un mouvement radicalement collectiviste rejetant tout type d’individualisme et se montrant réticent à accorder de la visibilité aux opinions personnelles de ses militant·e·s (tant qu’elles ne sont pas le résultat d’un processus de discussion collective). D’autre part, notre intérêt politique pour l’art zapatiste et, plus généralement, paysan-indigène, est lié à notre engagement à promouvoir une intellectualité populaire diffuse dans un contexte social comme celui du Chiapas, où les formes d’oppression coloniales et post-coloniales ont limité l’épanouissement du peuple. Ainsi, notre activité vise à soutenir et à amplifier un mouvement artistique/ politique en pleine croissance qui, même au-delà du zapatisme, remet en question un modèle d’art contemporain complètement soumis aux logiques du capitalisme mondial. Les principales thématiques de ces enjeux portent sur la décentralisation, c’est-à-dire la construction de dispositifs microartistiques/politiques dans des lieux marginalisés, totalement éloignés et exclus des trajectoires de l’art contemporain — comme par exemple une exposition d’art dans un caracol zapatiste (centre politique et institutionnel), ou une galerie d’art dans une petite ville tseltale comme Tenejapa4 —, ainsi que sur la production de nouveaux concepts et de nouvelles esthétiques fondés sur des visions locales du monde rejetant toute forme d’identitarisme et s’inscrivant en opposition avec l’universalisme de l’art contemporain. PDG: Depuis le début de GIAP, vous côtoyez les communautés zapatistes de San Cristóbal de las Casas et collaborez avec elles. Vous avez récemment organisé «Un mundo donde quepan muchos mundos», une exposition consacrée à l’art zapatiste à La Havane, et en 2018 vous avez co-édité le livre Los latidos del corazón nunca callan. Poesías y canciones rebeldes zapatistas avec le COTRIC (Colectivo Transdisciplinario de Investigaciones Críticas). Comment avez-vous démarré votre dialogue avec le mouvement zapatiste, et quels liens établissezvous entre vos activités de recherche, la méthodologie et la fonction éducative de GIAP et celles de ce mouvement?
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GIAP: La collaboration avec le mouvement zapatiste ou la participation à des événements collectifs organisés par ses membres sont soumis principalement à des «appels à candidature» qu’il·elle·s lancent pour des activités comme les festivals artistiques, les forums scientifiques, les rencontres de femmes, les forums de théorie critique, etc. Pour le développement de projets spécifiques, la procédure habituelle consiste à prendre contact avec l’un de leurs Conseils de bon gouvernement («Juntas de buen gobierno») présents dans chacun des caracoles et de soumettre une proposition. C’est plus ou moins la façon dont nous avons procédé pour les deux initiatives mentionnées ci-dessus. Pour l’exposition, nous avons emprunté des œuvres d’art au mouvement, et nous avons donc travaillé en relation avec une personne chargée de la communication et de la coordination de la logistique. Nous avons eu des retours pendant tout le processus, mais nous avons été libres de mener à bien notre projet grâce aux accords et à une confiance mutuelle établis au fil du temps5. Avant toute chose, ce mouvement souhaite éviter qu’une personne ou un groupe externe ne donne l’impression de les «représenter» ou d’agir en leur nom. Comme nous l’avons expliqué précédemment, cette représentation ne se produit pas avec les membres de l’EZLN, puisque chaque communication officielle, intervention, position, etc. est le résultat d’un processus de consultation interne. Ainsi, dans chacune de nos productions en rapport avec l’EZLN, notre travail ne parle jamais en leur nom. Dans nos collaborations, nous nous efforçons, par l’utilisation d’espaces et de médias hétérogènes, de donner plus de visibilité à des processus ou des idées qui ont déjà été initiés par le mouvement lui-même.
municipalités de l’État du Chiapas. L’État fédéral a répondu par une contre-offensive violente et massive qui a entraîné des morts, aussi bien au sein de l’EZLN que dans les rangs de l’armée fédérale. Comment l’idéologie révolutionnaire marxiste et castro-guevariste a-t-elle convergé avec les cosmologies des peuples indigènes? À votre avis, quelles sont les principales tendances ayant contribué au développement de l’identité zapatiste, la faisant passer d’un mouvement reposant principalement sur une armée révolutionnaire à une société politique autonome visant à la pacification et à la création d’un système alternatif?
PDG: L’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a été fondée en 1983. Un groupe de six personnes, originaires de différents endroits du Mexique, s'est installé dans la forêt Lacandone, pour entamer un dialogue avec les populations indigènes de la région dans le but de lancer un mouvement révolutionnaire. Le 1er janvier 1994, l’EZLN a officiellement déclaré la guerre à l’État mexicain en occupant par la force sept
GIAP: D’après notre analyse, parmi les mouvements révolutionnaires contemporains, le zapatisme se distingue par sa capacité singulière à articuler le discours et la pratique politique avec une esthétique particulièrement développée. Cette inclination se manifeste tant dans l’être/paraître du mouvement – y compris de son armée, fréquemment présentée comme un outil performatif et communicationnel –, que dans sa production artistique. Dans des publications précédentes, nous avons souligné comment cette capacité s’est construite de façon «organique» dans le mouvement lui-même, et pas seulement comme un accessoire ou une caractéristique purement instrumentale6. Une des raisons historiques de cette articulation est liée à la «rencontre des cosmologies» qui marque l’évolution du zapatisme depuis ses origines. Nous faisons référence à la rencontre par les révolutionnaires arrivé·e·s dans la forêt Lacandone en 1983 avec des formes ancestrales de résistance, d’organisation et de connaissance des groupes indigènes habitant cette région. Cette rencontre a constitué un véritable événement, un bouleversement puissant des plans originaux, ainsi que l’ouverture de possibilités sans précédent autour desquelles une nouvelle subjectivité politique, sociale, idéologique – y compris une nouvelle esthétique – a commencé à prendre forme et à s’exprimer. C’était – et c’est toujours – un processus dynamique et multiforme ne pouvant être réduit à un élément spécifique, avec des implications holistiques sur le développement du mouvement. Ce chevauchement culturel pourrait être
Educational Complex analysé à partir des communiqués zapatistes, vaste corpus de littérature rompant véritablement avec les normes antérieures du discours politique. Le vocabulaire du mouvement est lui aussi révélateur. Pensez par exemple à l’idée de «gouverner en obéissant» («mandar obedeciendo»), un oxymore reflétant la nature ambivalente du pouvoir, que les zapatistes appliquent de façon stricte à la gestion de leurs structures gouvernementales autonomes. «Gouverner en obéissant» est un principe qui ne peut être coopté et appliqué aux structures hiérarchiques/bureaucratiques. En outre, il confronte sans cesse les efforts d’organisation collective du mouvement aux questions d’horizontalité et d’égalité. En songeant à la relation de l’EZLN avec l’État mexicain et au développement d’une attitude fondamentalement pacifique et non belligérante de l’EZLN, il serait possible d’affirmer que la rupture des Accords de San Andrés a constitué un événement crucial, et le développement pratique et théorique de «l’autonomie» une tendance essentielle. Après le soulèvement et la guerre de 1994, plusieurs tentatives de dialogue ont eu lieu entre le gouvernement mexicain – alors dirigé par le président Ernesto Zedillo – et l’EZLN7, à commencer par le processus de 1995 qui s’est déroulé à San Andrés Larráinzar, ville indigène tsotsil proche de San Cristóbal de Las Casas. Les discussions ont porté sur quatre grandes thématiques: les droits et la culture indigènes, la démocratie et la justice, le bien-être et le développement, et les droits des femmes. Cependant, la seule commission à fonctionner correctement a été la première et, à l’issue de ce débat, les deux parties ont signé en février 1996 les «Accords de San Andrés sur les droits et la culture indigènes» accordant l’autonomie, la reconnaissance et des droits aux populations indigènes du Mexique. Par la suite, ces accords ont été ignorés par le gouvernement fédéral, et les échanges entre les deux parties ont été brusquement interrompus. Le gouvernement fédéral mexicain a trahi les accords en élaborant et en présentant un projet de loi qui modifiait substantiellement les grands principes approuvés à San Andrés. Dès lors, l’EZLN a refusé de signer la proposition, affirmant qu’elle faisait passer les indigènes pour des
105 personnes non civilisées et non intéressées par le dialogue. Le gouvernement a alors lancé une campagne médiatique contre l’EZLN, donnant l’impulsion à une guerre anti-insurrectionnelle qui a culminé avec le massacre d’Acteal, où quarante-cinq indigènes, principalement des femmes et des enfants, ont été massacré·e·s par les paramilitaires à Acteal (Chenaló). La rupture était alors consommée, et les zapatistes ont commencé à développer de façon autonome chaque sphère de leur existence collective, parmi lesquelles le travail, la justice, la santé, l’éducation. PDG: Après l’échec des accords de San Andrés en 1996, les communautés zapatistes ont commencé à mener des expérimentations sur l’éducation, considérant celle-ci comme une étape cruciale vers l’autonomie. De 1996 à 2003, le mouvement a lancé plusieurs projets pédagogiques, tels que l’Éducation primaire autonome zapatiste (EPAZ), l’Organisation de la nouvelle éducation indigène autonome (ONEAI), l’Éducation secondaire autonome zapatiste (ESAZ), ainsi que d’autres initiatives collaboratives comme les Schools for Chiapas (Écoles pour le Chiapas), dans le but de promouvoir financièrement l’éducation et la formation des enseignant·e·s zapatistes. Comment ce système éducatif est-il structuré? Comment cette approche alternative à celle en place dans le pays contribue-t-elle, d’une part, à la décolonisation de la société zapatiste et, d’autre part, à la construction d’une émancipation culturelle des peuples indigènes? GIAP: L’éducation zapatiste est marquée par les idées d’autonomie indigène, de relations horizontales, d’égalité des sexes, de résistance, de démocratisation de la gestion du système scolaire et des relations de travail. Elle développe des contenus en rapport avec les identités sociales, ethniques et politiques des élèves. Il ne s’agit pas d’un modèle statique ou d’un ensemble de méthodes et d’outils acquis; au contraire, ces derniers sont en constante évolution et construction. Les connaissances et les exigences/besoins/stratégies d’apprentissage font l’objet de discussions collectives au sein des assemblées communautaires et
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municipales. Les relations dans la classe sont horizontales et participatives. Ce système éducatif met en œuvre une approche théoricopratique combinant l’école et le travail, ainsi que la participation à des processus organisationnels collectifs. Il est possible de considérer qu’un premier projet d’éducation autonome zapatiste a démarré dans la clandestinité dès 1983, répondant à une nécessité d’alphabétisation des membres initiaux·ales de l’EZLN. En fait, de nombreux·ses paysan·ne·s indigènes qui avaient rejoint l’organisation n’étaient pas scolarisé·e·s, certain·e·s étaient illettré·e·s et ne parlaient pas espagnol. En outre, il convient de remarquer que l’armée zapatiste clandestine a produit certaines des principales formes d’institutionnalité que le mouvement a ensuite développées, y compris la première clinique autonome qui répondait aux besoins et nécessités militaires. Le projet éducatif consiste par ailleurs à relier les connaissances ancestrales aux formes de pensée contemporaines. Il vise ainsi à préparer les jeunes générations à s’engager pleinement dans la vie autonome et l’autogestion du mouvement. Bien qu’il n’y ait pas d’idéologie spécifique forgeant la pédagogie autonome, les idées anticapitalistes et décoloniales constituent cependant, selon nous, des points de départ essentiels pour comprendre l’éducation zapatiste, qui n’est pas soumise aux logiques et aux contenus du marché. Au contraire, les jeunes sont éduqué·e·s pour servir leurs communautés et pour être des acteur·rice·s actif·ive·s du plus vaste projet révolutionnaire du mouvement. L’histoire est enseignée du point de vue des colonisé·e·s et non de celui des colonisateur·rice·s. L’un des principaux objectifs de l’éducation zapatiste est la reproduction du mouvement lui-même – en tenant compte du fait que les personnes nées après 1994 n’ont pas eu d’expérience directe du soulèvement armé et de sa planification –, mais aussi la mise en évidence de la condition d’oppression que les indigènes ont endurée. Le système éducatif comprend l’école primaire et secondaire (jusqu’à environ dix-huit ans). Ensuite, les étudiant·e·s peuvent se professionnaliser en tant qu’éducateur·rice·s,
promoteur·rice·s de santé, communicateur·rice·s, etc., au sein des institutions autonomes du mouvement. À côté d’initiatives comme les festivals artistiques et scientifiques, les zapatistes prévoient de créer une université autonome, qui n’existe pas encore. Il s’agit là d’un développement majeur, puisque les membres de l’EZLN ne sont pas autorisé·e·s à fréquenter les institutions publiques/ gouvernementales – à moins qu’il·elle·s ne quittent le mouvement. De nombreux·ses jeunes zapatistes manifestent des besoins éducatifs qui vont au-delà du lycée et auxquels le mouvement tente actuellement de répondre. Dès lors, selon nous, l’éducation zapatiste, par sa nature décoloniale et résistante, se doit nécessairement de prendre en considération les profondes transformations générationnelles traversant le mouvement. Y compris celles liées à l’expansion des télécommunications et à la disponibilité d’Internet, grâce auxquelles les habitant·e·s des zones rurales sont aujourd’hui exposé·e·s à des contenus et des imaginaires allant bien au-delà de leur réalité. PDG: Paulo Freire, dans une conversation sur l’éducation indigène, affirme qu’«il n’y a pas de pratique pédagogique qui ne commence par le contexte culturel et historique concret du groupe avec lequel nous avons travaillé8», soulignant l’importance des connaissances originales dans la conception du système éducatif, son administration et la formation des enseignant·e·s. Existe-t-il une coordination générale du système éducatif zapatiste? Comment les communautés autonomes affectentelles la formation des promoteur·rice·s éducatif·ive·s, la conception et l’évaluation du programme éducatif? GIAP: Le système éducatif est lié à d’autres formes d’institutionnalités autonomes, et il dépend directement des Conseils de bon gouvernement, les principales institutions politiques (civiles) du mouvement. Il s’agit d’un système à la fois centralisé (nécessairement dépendant du mouvement) et hétérogène qui adapte les contenus et les orientations pédagogiques aux spécificités des différentes régions et communautés qui composent la
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Sous-commandant Marcos au Caracol de La Realidad célébrant les funérailles de Galeano, Mexique, 2014 © Alessandro Zagato
Cuisine collective dans la municipalité de Chenaló, Mexique, 2016 © Alessandro Zagato
108 géographie physique et sociale zapatiste. Parmi ces spécificités figurent notamment les nombreuses langues9 (mayas et non mayas) parlées dans chaque région, qui correspondent à des particularités culturelles – y compris le fait que certaines régions sont plus religieuses que d’autres. Ces spécificités sont réellement multiples: différences de climat, de pratiques agricoles, situation géographique (près d’une ville ou dans une zone rurale très isolée); tous ces éléments nécessitent des approches éducatives distinctes. Les promoteur·rice·s de l’éducation sont majoritairement des enseignant·e·s formé·e·s par d’autres promoteur·rice·s «senior» – le terme «promoteur·rice» est employé en raison de sa connotation plus horizontale et pour rompre avec la conception unilatérale et traditionnelle de l’éducateur·rice comme «enseignant·e». Les systèmes éducatifs autonomes disposent de personnalités chargées de suivre et d’évaluer l’activité de chaque promoteur·rice en organisant des rencontres avec les élèves et leurs familles. Le choix de soumettre les fonctions éducatives autonomes à un contrôle communautaire et municipal (autonome) contribue à forger une toute nouvelle figure de l’enseignant·e – une figure dotée d’un fort engagement personnel avec la communauté et le mouvement et qui remet en question la normativité de la politique éducative nationale. De ce point de vue, il est possible d’affirmer que l’approche éducative des zapatistes tend vers l’horizontalité. Il est certain qu’elle se fonde sur des pratiques hétérogènes, notamment des «conférences» traditionnelles, des discussions collectives, des observations et des expériences fondées sur la pratique. Comme toute autre institution autonome, l’éducation est bilingue et suit les sept principes zapatistes du «gouverner en obéissant» qui orientent la conduite sociale et politique: 1 2 3 4 5 6
— Obéir et non commander/Obedecer y no mandar — Représenter et non supplanter/ Representar y no suplantar — Partir d’en bas et ne pas chercher à s’élever/Bajar y no subir — Servir et non se servir/Servir y no servirse — Convaincre et non vaincre/ Convencer y no vencer – Construire et non détruire/
Dossier thématique:
Construir y no destruir 7 – Proposer et non imposer/Proponer y no imponer PDG: La dualité entre l’organisation militaire et la société civile est un aspect crucial du zapatisme. Comment cela affecte-t-il l’éducation? Comment les nouvelles générations de zapatistes peuvent-elles continuer à choisir de devenir des membres civil·e·s de la communauté plutôt que des combattant·e·s? GIAP: L’EZLN a toujours consulté sa base avant de se mobiliser – même la décision de déclarer la guerre à l’État mexicain en 1994 a été le résultat d’un processus de consultation. L’idée de «gouverner en obéissant» n’est pas seulement une métaphore. Elle se concrétise dans la façon de faire les choses. Néanmoins, il faut considérer que la guerre n’est pas seulement un «détail» dans la vie quotidienne d’une communauté, mais qu’elle en détermine tous les aspects. Il en va de même pour la résistance et pour la nécessité de réagir aux attaques des groupes paramilitaires, aux provocations, à la contreinsurrection, etc. Dans un contexte d’extrême pauvreté et de conflit, les zapatistes ont réussi à constituer leurs propres institutions de société civile, qui représentent le cœur de leur projet d’autonomie. Au sein de l’EZLN, il existe différentes modalités d’implication pour les combattant·e·s: «miliciano» (milicien), qui est une sorte de soldat réserviste, le plus souvent paysan·ne dans sa communauté. Les milicien·ne·s participent aux appels ou aux opérations militaires lorsqu’on leur demande de le faire. Les «insurgentes» (insurgés) forment la composante professionnelle de l’EZLN. Il s’agit d’un groupe plus restreint employé à plein temps dans l’armée. PDG: En 2012, le mouvement a organisé la «Marche du silence», une performance urbaine collective avec près de quarante-cinq mille zapatistes qui ont occupé pacifiquement les municipalités dont il·elle·s avaient pris le contrôle en 1994. Cet acte hautement coordonné a mis en évidence une réémergence publique du mouvement avec l’objectif de montrer les progrès de leur autonomie. La même année, l’EZLN
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a lancé un nouveau programme pédagogique intitulé «la Liberté selon les zapatistes» invitant des universitaires, des militant·e·s et des sympathisant·e·s du monde entier à rejoindre les communautés pour une période donnée. Vous avez tou·te·s les deux participé au programme en passant une semaine dans une communauté. Pour quelle raison le mouvement a-t-il décidé d’accueillir des personnes extérieures après une si longue période de repli? À quel type d’activités avez-vous participé pendant votre formation?
PDG: «Dans la forme artistique, dans la forme de l’art des compañeros zapatistes, il·elle·s pratiquaient leur résistance et leur rébellion, leur gouvernement autonome […], leur système éducatif autonome, leurs stations de radio autonomes, leurs sept principes de «gouverner en obéissant» dans leur nouveau système de gouvernement autonome, leur démocratie en tant que communautés […] Tout cela sera la base sur laquelle se formeront les nouvelles générations de jeunes femmes et de jeunes hommes, la fondation de l’avenir zapatiste10.» Quel est le rôle de l’art dans le système éducatif et sa fonction dans le développement plus général du mouvement? Qu’est-ce qui alimente le langage visuel et l’imaginaire zapatistes?
GIAP: «L’École de la liberté» est l’une des initiatives que les zapatistes ont organisées dans la séquence inaugurée par la «Marche du silence» et dont le but principal était de souligner la construction de l’autonomie par le bas, par les bases du mouvement. Entre décembre 2012 et février 2013, l’EZLN a publié une série très dense de communiqués dans lesquels était notamment annoncée l’organisation d’un programme pédagogique, intitulé «La liberté selon les zapatistes», ouvert au public. Depuis août 2013, cette initiative a attiré des centaines d’invité·e·s, de militant·e·s et de sympathisant·e·s du Mexique et du monde entier dans les communautés autonomes du Chiapas. Le premier niveau de la «Escuelita» consistait à vivre et à partager la vie quotidienne d’une famille de paysan·ne·s indigènes affiliée à l’EZLN. Le devoir assigné était d’essayer de comprendre et de réfléchir à l’idée de «liberté» que le mouvement mettait en pratique, du point de vue de ses militant·e·s. Cette expérience éducative unique suit l’une des principales lignes conceptuelles proposées depuis la «Marche du silence», à savoir mettre l’accent sur les véritables colonnes porteuses du projet zapatiste, les «bases de soutien». Il s’agit de groupes et de communautés zapatistes anonymes qui, par leur effort quotidien et leur mode de vie, ont développé une société antagoniste indépendante, à distance de l’État mexicain. Les livres, produits collectivement par l’EZLN pour cet événement et distribués à chacun·e des participant·e·s, offrent un aperçu des principales lignes de développement de sa politique, notamment Gouvernement autonome (2 volumes), Résistance autonome et Participation des femmes au gouvernement autonome.
GIAP: Bien que le mouvement zapatiste contemporain soit, au niveau international, connu pour le soulèvement armé de 1994, sa trajectoire est marquée par une répudiation précoce de la guerre et le changement d’orientation vers la construction d’un mode de vie collectif et indépendant, égalitaire et libre, qu’il·elle·s définissent comme «autonomie». Dans une interview de 2001, le sous-commandant Marcos a affirmé que «l’objectif de l’EZLN [était] de perdre son E», c’est-à-dire «Ejercito», la dimension militaire – «c’est une armée qui veut disparaître» a-t-il soutenu. En effet, au cours des vingt-cinq dernières années, les zapatistes ont transformé la guerre révolutionnaire en un processus politique inventif et essentiellement pacifique. Non seulement les zapatistes ont développé leurs systèmes d’éducation, de santé et de justice indépendants, mais ils ont également accordé une place de plus en plus importante à la créativité et à l’art populaires. La production artistique du zapatisme, au-delà du dualisme esthétique/politique caractérisant ce mouvement, est marquée par de forts enjeux épistémologiques. Ceux-ci apparaissent à différents niveaux, invitant les spectateur·rice·s des arts visuels, scéniques, poétiques et musicaux zapatistes à interpréter leur production de manière radicalement différente, voire à renoncer à leurs attentes en matière de lecture critique. De plus, l’art se présente
110 comme un moyen de résister à la cooptation commerciale. La théorie qui l’intègre et la praxis curatoriale qui l’organise ne facilitent pas «l’hygiénisation» institutionnelle/ fonctionnelle de ces arts en rébellion. Se situant dans la ligne avant-gardiste de l’esthétique de la libération, l’art zapatiste propose une approche collective, anonyme, autodidacte, pédagogique, sporadique et spontanée. Dotées d’une identité forte, incarnées par des symboles et des icônes très reconnaissables, les œuvres d’art zapatistes ne répondent pas aux paramètres de l’histoire de l’art occidental ni aux tendances spectaculaires de l’art contemporain. C’est ici que réside l’un des principaux défis pour les théoricien·ne·s de l’art abordant ce mouvement. En tant que construction symbolique d’une confédération d’autonomies de paysan·ne·s indigènes en résistance contre le capitalisme, l’art zapatiste recourt constamment à l’axe thématique passé-futur pour mettre en évidence l’oppression du colonialisme, la contre-insurrection et le processus de libération. L’importance de l’art est due au fait que, pour les zapatistes, la construction d’une configuration sociale radicalement différente passe aussi par la production de nouvelles esthétiques et fonctions par rapport à celles imposées par les pouvoirs étatiques et corporatifs. Dans l’analyse de l’EZLN, l’art est ainsi envisagé comme un champ heuristique, imaginatif et productif inséparable du parcours collectif d’émancipation. Les expressions artistiques ont la propriété de dépasser le contexte historique social, les cultures, les complexités et, en général, les matérialités dans lesquelles elles se manifestent. Comme l’affirme le philosophe Alain Badiou11, l’art n’entretient pas une relation «homologique» avec le «réel de l’Histoire». Il a plutôt une «valeur transhistorique et prophétique». C’est-à-dire que la préfiguration des futurs lui est intrinsèque.
1. Chercheuse et curatrice chilienne basée au Mexique, Natalia Arcos est titulaire d’une licence en théorie et en histoire de l’art de l’université du Chili, ainsi que d’une maîtrise en art contemporain de l’université ParisSorbonne (Paris IV). Elle a organisé des expositions en Espagne, en France, au Chili, en Argentine et en Italie, et a travaillé comme directrice de la programmation d’ARTV, chaîne de télévision chilienne spécialisée dans l’art et la culture. L’un des représentant·e·s régionaux·ales pour l’Amérique latine du programme «Artists at Risk Connection» de PEN America, Alessandro Zagato est titulaire d’un doctorat en sociologie de l’université de Maynooth, en Irlande. Il a travaillé comme chercheur pour le projet du Conseil européen de la recherche intitulé «Egalitarianism: Forms, Processes, Comparisons» à l’université de Bergen, en Norvège. Il est l’auteur de After the Pink Tide. Corporate State Formation and New Egalitarianisms in Latin America (Berghahn Books, 2020) et de The Event of Charlie Hebdo: Imaginaries of Freedom and Control (Berghahn Books, 2015), entre autres publications. 2. Voir par exemple Alessandro Zagato et Natalia Arcos, «El Festival «Comparte por la Humanidad». Estéticas y Poéticas de la Rebeldía en el Movimiento Zapatista». Revista Páginas Vol.9, no21, 2017 [DOI: www. revistapaginas.unr.edu. ar/index.php/ RevPaginas/issue/ view/21]. 3. Voir le site de l’EZLN: www. enlacezapatista.ezln. org.mx 4. Cette galerie est Xojobal sitelawil [DOI: www. facebook.com/ xojobalsitelawil].
5. Site web créé pour l’exposition d’art zapatiste «Un mundo donde quepan muchos mundos» («Un monde où plusieurs mondes se ressemblent») [DOI: www.artezapatistaencuba. webnode.mx]. 6. Alessandro Zagato et Natalia Arcos, op. cit. 7. Ces négociations étaient une demande explicite de la société civile mexicaine qui, pendant la guerre de 1994, s’est massivement manifestée en faveur d’un processus de paix. 8. Paulo Freire, «Un diálogo con Paulo Freire sobre educación indígena», in Emanuele Amódio, Educación, escuelas y culturas indígenas de América Latina, Tome I, Ediciones Abya-Yala, 1989, p.143. 9. Il y a sept langues principales parlées dans les territoires zapatistes: le tseltal, le tsotsil, le tojolabal, le ch’ol, le zoque, le mame et l’espagnol. 10. Subcomandante Insurgente Moisés, «L’art qui n’est ni vu ni entendu», Mexique, 29 juillet 2016 [DOI: www.enlacezapatista. ezln.org.mx/2016/08/08/ the-art-that-isneither-seen-norheard]. 11. Alain Badiou, «L’autonomie du processus esthétique» (1965) in Radical Philosophy no178, p.30-39 [DOI: www.documents.tips/ documents/alain-badioulautonomie-duprocessus-esthetique. html].
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Peinture murale dans le Caracol de La Realidad, Mexique, 2014 © Alessandro Zagato
Femmes zapatistes durant l’École de la Liberté au Caracol La Garrucha, Mexique, 2013 © Natalia Arcos
Global terroir: Tirana
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Global terroir: Tirana
La marquise de Philippe Parreno installée à l’entrée du Centre for Openness and Dialogue – COD, 2019, bâtiment du Conseil des ministres, Tirana, Albanie © Valentina Bonizzi
1. En 2013, Anri Sala représente la France à la 55e édition de la Biennale de Venise. 2. La carrière politique albanaise d’Edi Rama (Tirana, 1964-) démarre avec sa nomination comme Ministre de la Culture, de la Jeunesse et des Sports de 1998 à 2000, puis par son élection comme Maire de Tirana de 2000 à 2004 et celle de Premier Ministre depuis 2013. En tant qu’artiste il a participé à plusieurs éditions de la Biennale de Venise et son travail a été montré dans des institutions majeures: le Centre Pompidou (Paris), la galerie Marian Goodman (New York), le New Museum (New York) ou encore l’Haus der Kunst (Munich).
3. Pour plus d’informations sur la question du statut d’artiste en Albanie, voir ces trois articles (en albanais): «Des discussions sur le statut de l’artiste ont commencé en Albanie, le ministère de la Culture dans la phase de rédaction de la loi », Kosova.info, 29 juin 2019 [DOI: www.kosova.info/ ne-shqiperi-kanefilluar-diskutimet-perstatusin-e-artistitministria-e-kulturesne-fazen-e-hartimit-teligjit, consulté le 26 février 2020] Julia Vrapi, «Artistes: les institutions vieillissent, nos demandes n’ont pas été examinées depuis 20 ans par le ministère de la Culture», Sot, 9 août 2019 [DOI: www.sot.com. al/kultura/artistetinstitucionet-poplaken-kerkesat-tonanuk-merren-parasyshprej-20-vitesh-nga, consulté le 26 février 2020] «Niada Saliasi: Difficile de vivre avec le salaire d’un acteur en Albanie, le statut d’artiste doit être requis», Shqiptarja, 22 février 2019 [DOI: www.shqiptarja.com/ lajm/niada-saliasi-eveshtire-te-jetoshme-rroge-aktori-neshqiperi-duhetpatjeter-statusi-iartistit, consulté le 26 février 2020]
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Introduction
Cette année, la rubrique Global terroir met à l’honneur la ville de Tirana qui, en 2020, célèbre son centième anniversaire en tant que capitale de l’Albanie. Plongé dans la région des Balkans, ce pays, longtemps tenu à l’écart du monde occidental, a su se faire connaître ces dernières années par son effervescence et ses nombreux·ses artistes reconnu·e·s sur la scène artistique internationale. Depuis la mort du dictateur Enver Hoxha en 1985 et la chute de la dictature communiste qui s’est ensuivie en 1991, le peuple albanais s’est engagé pour combler le retard que sa société avait accumulé durant le régime et pour s’intégrer au fur à mesure à l’idée d’une Europe qui, trop longtemps, avait représenté un lointain mirage. En France, plusieurs événements dédiés à l’art contemporain albanais ont eu lieu: il y a plus de trente ans, «L’Albanie, un réalisme socialiste» à la Galerie de l’Esplanade de la Défense ou plus récemment les monographies d’Anri Sala1 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris/ARC en 2004 et au Centre Pompidou en 2012, l’exposition personnelle d’Adrian Paci «Vies en transit» au Jeu de Paume en 2013 et, il y a trois ans, «Albanie, 1207 km est», une exposition consacrée à la scène artistique contemporaine albanaise mise en perspective avec l’histoire du pays et de ses collections nationales. L’une des spécificités de l’Albanie est la figure d’Edi Rama2, Premier Ministre depuis 2013 et artiste internationalement reconnu. Bien qu’il ait promu diverses initiatives artistiques – la création de la Biennale de Tirana de 2001 à 2009, le lancement d’un projet de revalorisation de l’espace public par la mise en couleur des façades des immeubles de la capitale ou encore l’établissement en 2015 du Center for Openness and Dialogue – COD, un centre d’art au sein du bâtiment du Conseil des ministres –, sa présence à la tête du pays a compliqué le rapport entre l’art, sa perception et la société civile albanaise, attirant d’âpres critiques de la scène artistique locale. La question de la règlementation du statut d’artiste3 représente notamment une revendication importante des créateur·rice·s adressée au Premier Ministre; celle-ci permettrait
aux nouvelles générations de bénéficier d’une reconnaissance juridique et d’un système spécial de retraite. Dans le cadre du voyage de recherche de La belle revue à Tirana, nous avons rencontré plusieurs artistes au profil international qui, en plus de leur pratique artistique, contribuent aujourd’hui de manière active au dynamisme de la scène culturelle locale, au travers de différentes initiatives. Genti Korini, cofondateur du lieu de diffusion Bazament, Endri Dani, Olson Lamaj et Remijon Pronja, cofondateurs de la galerie Miza, Donika Çina, impliquée dans la coordination du ZETA Center for Contemporary Art, et Driant Zeneli, cofondateur de Harabel Contemporary Art Platform. Grâce à ces rencontres, nous avons pu constater l’envie commune de rendre attractif le milieu artistique local qui, malgré le manque d’un dialogue suffisamment poussé entre les scènes indépendante et institutionnelle, bénéficie de l’énergie pulsante de la ville et de ses habitant·e·s. L’absence d’un système institutionnel solide dédié au soutien et à la promotion des artistes mène finalement à l’apparition de nouveaux lieux indépendants et de formes d’expérimentation caractérisées par une grande liberté d’expression. Pour mieux comprendre la scène artistique locale, nous avons fait appel à trois auteurs et autrices, albanais·es et étranger·ère·s, qui présentent une relation forte avec le territoire. Adela Demetja, curatrice et fondatrice du TAL – Tirana Art Lab, propose un bref panoramique sur le développement de l’art contemporain dans la capitale, de la chute du régime communiste à nos jours, en traçant les lieux historiques et contemporains qui ont fait l’histoire du milieu artistique albanais. L’artiste et chercheuse Valentina Bonizzi raconte par la suite les histoires de trois femmes albanaises de générations différentes et le développement de leurs carrières dans le contexte artistique local. Enfin, Raino Isto, historien de l’art, artiste et curateur, propose une réflexion sur les pratiques de certain·e·s artistes contemporain·e·s qui ont abordé la thématique, souvent très conflictuelle, du patrimoine et de sa conservation au sein de l’espace public de Tirana.
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Global terroir: Tirana
Armando Lulaj, NEVER (photogramme), vidéo HD, 22 min, 2012. Produite par Armando Lulaj et Paolo Maria Deanesi, avec le support du programme TICA-AIRLAB. Courtesy de l’artiste
Vue de l’exposition du prix Ardhje Award, 2019, ZETA Center for Contemporary Art, Tirana, Albanie. Avec Blerta Hoçia, Endri Dani, Elian Stefa, Matilda Odobashi. Courtesy des artistes et du ZETA Center for Contemporary Art
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Art contemporain en Albanie – Un bref panorama
Le contexte local et ses spécificités Lorsque l’on s’intéresse de plus près à la scène artistique contemporaine en Albanie, il convient de garder à l’esprit que nous avons affaire à une réalité à la fois très spécifique et très jeune. Jusqu’au début des années 1990, l’art en Albanie s’exposait principalement sous le contrôle du régime communiste, conformément aux préceptes du réalisme socialiste. L’Albanie n’a pas seulement manqué, dans le domaine artistique, la plupart des développements modernistes et post-modernistes, elle a aussi été le seul pays d’Europe à se retrouver isolé et inaccessible. La transition d’une dictature à parti unique vers un pluralisme centré autour d’un système économique libéral ne s’est pas faite sans heurts. En 1997, outre l’effondrement de toutes les propriétés étatiques, le pays a connu une quasiguerre civile, à la suite de la crise des pyramides1 qui entraîna, au cours de la même décennie, un deuxième effondrement et des troubles majeurs. Après les années 1990, l’Albanie, à la différence d’autres pays de la région cherchant à rebâtir des identités nationales, est avide de progresser, et s’ouvre en s’amarrant avec enthousiasme à l’Union Européenne. Boris Groys, philosophe et théoricien de la culture, formule l’observation critique que le communisme est appréhendé comme un retard dans le développement normal des sociétés esteuropéennes – «un retard après lequel il ne reste rien si ce n’est la nécessité avérée d’un rattrapage2». Selon Groys, la société post-communiste a connu simultanément une ouverture vers l’époque pré-communiste, en quête d’identité nationale, et une ouverture vers le monde globalisé et le système libéral démocratique occidental. Parallèlement, l’ouverture des anciens pays communistes constitue un élément favorable à l’esprit universel et contemporain de mondialisation qui se nourrit d’identités culturelles, d’hétérogénéité et de différence. Là encore, on ne peut qu’abonder dans le sens de Groys lorsqu’il interprète3 cette préférence pour l’hétérogénéité et la diversité culturelles comme un goût dicté par le marché.
Dans le domaine artistique, après la chute du mur de Berlin, un intérêt accru envers l’Europe de l’Est se manifeste à l’Ouest. Il se traduit par l’organisation de grandes expositions artistiques4 consacrées à la région. Comme le souligne Boris Buden5, écrivain et critique culturel, il serait naïf de penser que les pays occidentaux s’intéressent exclusivement au développement de la scène et du marché artistiques. La culture et la production artistique se sont toujours développées en parallèle des processus sociaux, économiques et politiques; elles en dépendent. Selon Buden, cet intérêt marqué pour l’art et la culture du Sud-Est de l’Europe après les années 1990 est à appréhender dans le contexte de la politique d’élargissement de l’Union Européenne: «Le secteur industriel privé – les banques, les compagnies d’assurance, les grandes entreprises, les médias, etc. –, ou ceux qui détiennent le pouvoir politique et qui servent leurs intérêts, sont plus que disposés, notamment au nom du sacro-saint dessein posé aujourd’hui par l’intégration européenne, à remplir les poches, si souvent vides, de l’élite culturelle et artistique6.» Dès lors, dans ce nouveau contexte historique albanais, le secteur artistique connaît une évolution dont certains éléments sont caractéristiques du post-communisme. Les débuts de l’art contemporain en Albanie et la Biennale de Tirana Pour les artistes qui forment la jeune génération des années 1990, la préoccupation principale porte sur la libération des formes traditionnelles de la peinture et de la sculpture, ainsi que sur l’exploration de nouveaux médias comme la photographie, la vidéo, l’installation et la performance. En 1997, des artistes comme Gentian Shkurti et Adrian Paci se mettent à utiliser la vidéo comme médium artistique, afin de documenter les expériences personnelles et collectives qui ont lieu lors de la crise des pyramides et à sa suite. La même année, Gëzim Qëndro, éminent historien et critique d’art albanais, est nommé directeur de la Galerie nationale des arts. Par le biais de la galerie, il commence à publier PamorArt, le premier magazine d’art institutionnel, qui devient une plateforme permettant d’analyser et de documenter les changements intervenant
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dans le secteur artistique, mais aussi d’analyser pour la première fois la spécificité de la situation postcommuniste. Le commissaire d’exposition Edi Muka, diplômé en 1991 de ce qui est aujourd’hui l’Université des Arts de Tirana, est l’un des premier·ère·s à interroger la relation entre forme et contenu, ainsi que le rôle de l’art dans le nouveau contexte social7. En 1998, il est le premier à organiser des expositions collectives regroupant des artistes albanais·es émergent·e·s, dont celle intitulée «Welcome to Wonderland» à la Galerie nationale des arts de Tirana. La même année, il organise le prix Onufri ‘98, concours artistique fondé par la même Galerie nationale pour soutenir les artistes albanais·es et qui, dès 1998, accueille aussi des artistes internationaux·ales. La 23e et dernière édition de ce prix a lieu en 2017. Lors de la première édition du concours, le prix8 est attribué à l’artiste albanais Alban Hajdinaj, qui le reçoit des mains d’Edi Rama, nommé ministre de la culture en 1998. Rama, installé en France avec l’artiste Anri Sala, était rentré en Albanie pour les obsèques de son père, le célèbre sculpteur du réalisme socialiste Kristaq Rama. Le Premier ministre de l’époque, Fatos Nano, lui a téléphoné pour lui proposer le poste de ministre de la Culture, de la Jeunesse et des Sports. Ceci a changé du tout au tout le cours de sa vie, comme le confie Rama9 – inaugurant une ère de relations étroites entre art et politique dans l’Albanie contemporaine. En 1999, Edi Muka est le curateur de la toute première participation de l’Albanie à la Biennale de Venise, alors dans sa 48e édition, avec les œuvres de Alban Hajdini, Edi Hila, Gazmend Muka, Adrian Paci, Flutura Preka & Besnik Haxhillari, Edi Rama, Anri Sala, Astrit Vatnikaj, Lala Meredith-Vula et Sislej Xhafa. Cette participation est co-organisée par Edi Rama et le magazine Flash Art10. En 2001, la première Biennale de Tirana, intitulée «Escape», se déroule à la Galerie nationale des arts et dans le hall d’exposition baptisé Pavillon chinois. Cet événement est dirigé par Giancarlo Politi et coordonné par Edi Muka et Gëzim Qëndro sous la présidence d’Edi Rama, devenu en 2000 maire de Tirana. Cette biennale, faisant la part belle à la jeune génération d’artistes albanais·es et internationaux·ales, vise également à offrir une alternative aux événements artistiques à gros
budget comme la Biennale de Venise. Vanessa Beecroft, Francesco Bonami, Nicolas Bourriaud, Maurizio Cattelan ou Hans Ulrich Obrist comptent parmi les trente-quatre curateur·rice·s et artistes chargé·e·s de sélectionner les quelque deux cents artistes, en proposant des groupes d’artistes soit internationaux·ales soit issu·e·s de pays spécifiques. Soudain, tout le monde de l’art, et au-delà, entend parler de Tirana. Bien que cette Biennale ait un fort impact en dehors de l’Albanie, son influence, sur le plan local, est plus complexe à déterminer. Il s’avère11 que Tirana est seulement mise à contribution en vue de produire à faible coût un événement artistique très médiatisé et de le lancer comme un produit, dans l’intention de le vendre ailleurs. La deuxième Biennale de Tirana est organisée sans l’implication de Politi, mais avec le soutien du conseil municipal. Parmi les curateur·rice·s de cette deuxième édition figurent Hans Ulrich Obrist et Anri Sala, qui invitent des artistes de renommée internationale à peindre les façades des bâtiments, sur le modèle de l’action mise en œuvre en 2000 par Edi Rama, alors maire de la ville. La troisième Biennale, baptisée «Sweet Taboos», se déroule en 2005; elle comprend cinq volets organisés par Edi Muka et Gëzim Qëndro, Roberto Pinto, Zdenka Badovinac, Joa Ljungberg et Hou Hanru. À cette époque-là, l’Institut d’Art contemporain de Tirana est déjà fondé et organise à son tour en 2009 la quatrième édition de la biennale, intitulée «The symbolic efficiency of the frame», avec pour curateur·rice·s Edi Muka et Joa Ljungberg. Malgré le succès de l’organisation des troisième et quatrième éditions et de leur inscription aussi bien au niveau local qu’international, aucune autre édition n’aura lieu. Financée par l’Union Européenne, par des fondations étrangères et par des parrainages privés, la quatrième édition ne bénéficie cependant pas de financement public, ce qui explique peut-être que la Biennale ne soit pas renouvelée. En 2007, Edi Muka et Joa Ljungberg organisent la Biennale de Göteborg en Suède, où ils vivent et travaillent depuis. La scène artistique contemporaine à Tirana Jusqu’au milieu des années 2000, le discours contemporain sur l’art en Albanie se développe majoritairement au sein des institutions sous la
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Vue de l’exposition, Ledia Kostandini, «Let Us Meet In Between», 2018, Bazament, Tirana, Albanie. Courtesy de l’artiste et de Bazament
Vue de l’exposition, Sokol Beqiri, «Neither a Friend nor an Enemy», 2019, Galerie Nationale des Arts, Tirana, Albanie. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Nationale des Arts © Majlinda Hoxha
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Maryam Ashrafi et Barbad Golshiri, The Last Ideological Revolution, 2019, techniques mixtes, installation in situ. Courtesy du DebatikCenter of Contemporary Art
Conversation entre Driant Zeneli et Hiwa K, 2018, Harabel Contemporary Art Platform, Tirana, Albanie. Courtesy de Harabel Contemporary Art Platform
121 tutelle de l’État. Des initiatives indépendantes commencent à émerger à partir du milieu de la décennie, pour devenir ensuite les principaux acteurs du développement de ce discours. Si, ces quinze dernières années, Tirana voit apparaître et disparaître plusieurs initiatives indépendantes, peu réussissent à se maintenir et à poursuivre leurs activités. Or, le T.I.C.A (Tirana Institute of Contemporary Art), le ZETA (Center for Contemporary Art) et le TAL (Tirana Art Lab – Center for Contemporary Art) perdurent et s’imposent comme piliers de la scène artistique. Le T.I.C.A.12 est le premier centre d’art contemporain fondé en 2006 par Edi Muka, Tina Finnäs, Joa Ljungberg, Monica Melin, Gëzim Qëndro et Stefano Romano. Dépourvu de lieu permanent, le T.I.C.A., outre l’organisation de la Biennale de Tirana, joue un rôle majeur dans le soutien continu à la scène artistique locale, par le biais d’un programme varié d’expositions, de projections de films, de performances et de collaborations avec d’autres initiatives artistiques à Tirana. Au centre de l’action du T.I.C.A. figure le programme international «Artist in Residency» soutenant la production d’œuvres artistiques pour les artistes émergent·e·s, tout en permettant les échanges interculturels. Le ZETA Center for Contemporary Art13 est un espace d’exposition à but non lucratif fondé en 2007 par Valentina Koça. Seule structure indépendante dotée d’un espace permanent, il accueille des expositions d’artistes établi·e·s comme Edi Hila, Franc Ashiku, Ali Oseku et Lumturi Blloshmi, et organise aussi des expositions personnelles et collectives de jeunes artistes émergent·e·s, albanais·es ou internationaux·ales. En 2018, le ZETA prend la direction du prix Ardhje, récompensant de jeunes artistes visuel·le·s contemporain·e·s de moins de trente-cinq ans; jusquelà, il en avait été le co-organisateur avec le T.I.C.A. Le TAL – Tirana Art Lab Center for Contemporary Art14 – est fondé en 2010 par l’autrice de cette présente contribution dans le but de soutenir les artistes contemporain·e·s émergent·e·s originaires d’Albanie et de la région par le biais de programmes de résidence, d’expositions, de conférences et de publications. Ce centre, concerné par les processus et la recherche, vise à résister à la politisation, à la polarisation
et aux pratiques néocoloniales qui se diffusent dans la scène culturelle locale aussi bien que mondiale. Grâce à des projets passés comme «Heroes we love» et le projet actuel «Beyond Matter», le TAL est la seule institution albanaise à bénéficier du soutien du programme Europe Créative comme partenaire de projets à long terme, réalisés en collaboration avec plusieurs institutions internationales15. Ces dernières années se caractérisent par un intérêt croissant pour l’art contemporain de la part des politiques étatiques, notamment depuis la nomination en 2013 d’Edi Rama au poste de Premier ministre. En 2015, un institut d’art et de recherche nommé Center for Openness and Dialogue a été créé au sein du cabinet du Premier ministre, à l’initiative de ce dernier. Ce centre, qui comprend une bibliothèque ainsi qu’un espace d’exposition, a été inauguré avec une sélection d’œuvres de Philippe Parreno, Carsten Höller et Thomas Demand. Le site web officiel16 explique que ce centre fonctionne selon un agenda (disponible sur le site), avec des expositions thématiques organisées et fondées sur des propositions ouvertes et des thèmes d’intérêt public. Néanmoins, le programme d’expositions présenté jusqu’à présent ne correspond à aucun concept clair, et le processus de sélection n’a pas été rendu transparent. En conséquence, la nature du centre, ainsi que son mode de fonctionnement, font l’objet de fortes critiques17. En 2018, le curateur Erzen Shkololli est nommé au poste de directeur de la Galerie nationale des arts18. Avec la revitalisation de cette institution et un programme articulé autour d’expositions qualitatives, la Galerie nationale retrouve son rôle dans l’élaboration du discours artistique en Albanie et au-delà. Courant 2019, les curateur·rice·s Nataša Ilić et Adam Szymczyk, accompagné·e·s d’un groupe d’artistes nationaux·ales et internationaux·ales, travaillent sur l’exposition intitulée «Tirana Patience» qui, élaborée dans un dialogue avec la collection existante, se veut une tentative de réflexion sur le sens de l’exposition aujourd’hui. Le climat sociopolitique actuel encourage l’émergence de nouvelles initiatives comme Harabel Contemporary Art Platform et Bazament, et la réémergence d’initiatives existantes comme le DebatikCenter for Contemporary Art.
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Le centre artistique Bazament , créé par l’artiste Genti Korini et la productrice Amantia Peza, est inauguré en mars 2018 comme nouvel espace d’exposition dédié à l’art contemporain. Son activité se déploie autour de la production de projets d’exposition, de conférences et de projections. Jusqu’à présent, elle s’est surtout centrée sur la programmation d’expositions personnelles d’artistes albanais·es émergent·e·s et établi·e·s vivant en Albanie ou à l’étranger. Harabel Contemporary Art Platform20 organise sa première conférence en avril 2018. Fondée par l’artiste Driant Zeneli et le promoteur culturel Ajola Xoxa, cette plateforme centre ses activités sur la promotion de l’art public. L’une des principales caractéristiques de cette plateforme est son archive de portfolios d’artistes comprenant plus de quatrevingt-dix artistes albanais·es contemporain·e·s. Le site web d’Harabel comprend aussi un blog documentant la scène artistique albanaise contemporaine par le biais de critiques d’exposition en albanais et en anglais avec documentation photographique. Le DebatikCenter of Contemporary Art21 (D.C.C.A.) est fondé en 2003 par un groupe de jeunes artistes contemporain·e·s albanais·es, conduit·e·s par l’artiste Armando Lulaj et lancé la même année avec une performance coïncidant avec l’ouverture de la deuxième Biennale de Tirana. Depuis lors, le D.C.C.A. a servi de structure pour la production d’œuvres des artistes impliqué·e·s dans ce groupe. Cette initiative auto-organisée réémerge en septembre 2018 avec un site web présentant ses actions, à savoir des interventions dans l’espace public et la production d’œuvres d’art et de théories critiques. Dans sa forme actuelle, le DebatikCenter of Contemporary Art rassemble artistes, universitaires, activistes, architectes, etc. désireux·ses de documenter la situation albanaise contemporaine, de développer des stratégies de résistance et de rendre visibles les mécanismes d’inclusion et d’exclusion au sein des structures d’art contemporain. 19
Le Tulla – Cultural Center22 et Tirana Ekspres23 sont des lieux interdisciplinaires qui ont accueilli des expositions et des événements d’art contemporain au cours des années tandis que d’autres initiatives qui n’existent plus aujourd’hui ont
grandement contribué dans le passé à façonner la scène artistique contemporaine de Tirana. Citons notamment: 1.60 Insurgent Space24 et la Galerie MIZA25. Le fait que ces initiatives indépendantes n’aient pas perduré constitue un rappel des obstacles auxquels la scène artistique indépendante est confrontée en permanence. Le financement public est limité, et certaines des initiatives existantes n’en perçoivent aucun, alors qu’il n’existe pas de cadre juridique encourageant le financement par le secteur privé. En outre, dans le secteur culturel, la plupart des personnes dirigeant les institutions indépendantes ne sont pas rémunérées pour ce travail et sont donc contraintes d’avoir des emplois à côté. Dans ces conditions difficiles où l’art peut aisément être subordonné au pouvoir, il convient donc de se poser la question suivante, centrale: qui résiste, et comment? Je pense que la réponse se trouve dans les priorités qui animent la formation et les pratiques des institutions indépendantes, leurs méthodes et les procédures de fonctionnement, le sens créé par leurs programmes et les discours auxquels elles choisissent de contribuer.
BIO: Adela Demetja est commissaire d’exposition, artiste et autrice, née en 1984 à Tirana, en Albanie. Elle est titulaire d’un master en «Curatorial and Critical Studies» de la Städelschule et de l’Université Goethe de Francfort-sur-le-Main. Elle a d’abord suivi une formation de peintre en étudiant de 2002 à 2006 à l’Académie des Arts de Tirana. Adela Demetja dirige le Tirana Art Lab – Centre for Contemporary Art, institution artistique indépendante, qu’elle a créée en 2010. En tant que curatrice indépendante, elle a organisé de nombreuses expositions dans des institutions internationales, notamment le Théâtre Maxime Gorki (Berlin), le Portland Institute for Contemporary Art, Lothringer 13 Kunsthalle (Munich),
123 Villa Romana (Florence), Haus am Lützowplatz (Berlin), ainsi que la troisième édition de la Project Biennial of Contemporary Art D-0 ARK Underground (Konjic) ou encore le festival Action Field Kodra (Kalamaria).
1. La crise albanaise s’est déroulée en Albanie du 16 janvier au 11 août 1997. Elle a eu pour principale cause l’effondrement de pyramides de Ponzi, faisant perdre au pays près de la moitié de son PIB. Elle s’est conclue par la chute du président et un changement de gouvernement. 2. Boris Groys, «Die postkommunistische Situation», in Boris Groys, Anna von der Heide et Peter Weibel (eds.), Zurück aus der Zukunft. Osteuropäische Kulturen im Zeitalter des Postkommunismus, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005, p.36. 3. Ibid., p.46. 4. «After the Wall», Moderna Museet Stockholm, 1999; «In Search of Balkania», Neue Galerie Graz, 2002; «Blut und Honig», Sammlung Essl Klosterneuburg, 2003; «Balkan Visions», ARGE Kunst Bolzano, 2003; «In den Schluchten des Balkan», Kunsthalle Fridericianum Kassel, 2003; «Privatizations – Contemporary Art from Eastern Europe», Kunst Werke Berlin, 2004. 5. Boris Buden, «Die Erfindung der BalkanKunst» in René Block et Marius Babias (eds.), Die BalkanTriologie, Munich, Schreiber Verlag, 2007, p.199-201. 6. Ibid., p.201. 7. Edi Muka, «Impas apo shprese», PamorArt, no1, mars 1998, p.25-27. 8. RTV Klan Arkiv, Shpallen fituesit e konkursit Onufri ‘98 (20 Dhjetor 1998), 1998, [DOI: www.youtube.com/ watch?v=o5kmTo32reo, consulté le 26 janvier 2020].
9. Voir la discussion d’Edi Rama avec Hans Ulrich Obrist et Anri Sala, «Edi Rama and Anri Sala», Artforum, vol. 52, no6, février 2014 [DOI: www.artforum. com/print/201402/ edi-rama-and-anrisala-45004, consulté le 26 janvier 2020]. 10. Voir Massimiliano Gioni, «Anri Sala», CURA. magazine [DOI: www.curamagazine.com/ anri-sala, consulté le 26 janvier 2020]. 11. Voir Jennifer Higgie, «Tirana Biennale 3», Frieze, 15 janvier 2006 [DOI: www.frieze.com/article/ tirana-biennale-3, consulté le 26 janvier 2020]; Charles Green et Anthony Garden, «Delegating Authority», in Biennials, triennials, and documenta: the exhibitions that created contemporary art, Chichester, Wiley-Blackwell, 2016, p.209-240. 12. Voir le site du T.I.C.A.: www.tica-albania.org/ new/en [consulté le 26 janvier 2020]. 13. Voir le site du ZETA Center for Contemporary Art: www.qendrazeta.com [consulté le 26 janvier 2020]. 14. Voir le site du T.A.L.: www.tiranaartlab.org [consulté le 26 janvier 2020]. 15. ZKM – Centre des arts et des médias de Karlsruhe, Centre Pompidou de Paris, Musée Ludwig de Budapest, Art Hall de Tallinn, UGM – Maribor Art Gallery et Musée de l’histoire bulgare de Belgrade.
16. Voir le site du Center for Openness and Dialogue: www.cod.al/ en/?page_id=1833 [consulté le 26 janvier 2020]. 17. Voir Jonida Gashi, «These are (not) the things we are fighting for!», DebatikCenter for Contemporary Art, décembre 2015 [DOI: www.debatikcenter.net/ texts/jonida_gashi, consulté le 26 janvier 2020]; Romeo Kodra, «The art from the Lascaux Caves to COD (Center for Openness and Dialogue). Discovering and discaverning’ Edi Rama. Part I», AKS Revista, octobre 2018 [www. aksrevista.wordpress. com/2018/10/31/__ trashed/]; Romeo Kodra, «The art from the Lascaux Caves to COD (Center for Openness and Dialogue). Discovering and «discaverning» Edi Rama. Part II», AKS Revista, novembre 2018 [DOI: www.aksrevista. wordpress. com/2018/11/02/ the-art-from-thelascaux-caves-to-codcenter-for-opennessand-dialoguediscovering-anddiscaverning-edi-ramapart-ii-romeo-kodra, consulté le 26 janvier 2020]; Vincent W.J. van Gerven Oei, «The Unofficial View of Tirana (92)», Berfrois, 12 juillet 2015 [DOI: www.berfrois.com/ 2015/07/vincent-w-jvan-gerven-oei-allthat-frustration, consulté le 26 janvier 2020]. 18. Voir le site de la Galerie nationale des arts: www. galeriakombetare.gov.al [consulté le 26 janvier 2020].
19. Voir le site de Bazarment: www.bazament.al [consulté le 26 janvier 2020]. 20. Voir le site d’Harabel Contemporary Art Platform: www.harabel.com.al [consulté le 26 janvier 2020]. 21. Voir le site du DebatikCenter of Contemporary Art: www.debatikcenter.net [consulté le 26 janvier 2020]. 22. Voir le site du Tulla - Culture Center: www.tulla.tv [consulté le 26 janvier 2020]. 23. Voir le site de Tirana Ekspres: www.tiranaekspres.com [consulté le 26 janvier 2020]. 24. Pour en savoir plus sur 1.60 Insurgent Space, voir le site: www.1995-2015.undo.net/ it/sede/9718 [consulté le 26 janvier 2020]. 25. Voir le site de la Galerie MIZA: www.performingtheeast. com/miza-gallery [consulté le 26 janvier 2020].
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Lumturi Blloshmi, Occupation of space, Altamoda with Vodafone and AMC cards, 2003, robe, performance. Courtesy de l’artiste
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L’INAPTITUDE ET SES POTENTIELS – Trois récits et un final à Tirana –
PARTIE I 1988-2017 LA CHAUX ET LE CORRIDOR Donika Çina et Bia Rruga Myslym Shyri est la principale artère commerciale du centre de Tirana. Portant le nom d’un héros national, cette rue vit au rythme de plus en plus trépidant d’une culture capitaliste, alors que son architecture alentour nous ramène à l’époque communiste. Tout autour, reflétant ces nouvelles économies émergentes, les couleurs de Tirana s’exposent: certaines voulues par ses habitant·e·s, d’autres par les institutions, d’autres encore par des artistes invité·e·s par ces dernières1. Au milieu de tout cela, il y a Bia, une femme qui veille à sa popularité en ville au moins autant qu’elle ne perd pas de temps à évoquer son histoire personnelle. Tout ce qu’elle fait, inlassablement et avec discipline, c’est d’enseigner à tout le monde et à toute chose une méthode: la sienne. Tous les jours, elle nettoie et peint à la chaux l’entrée de sa maison donnant sur la rue. Sans aide ni conseil extérieur, elle s’emploie à garder la façade de sa maison d’un blanc clinique, geste témoignant de son inaptitude aux changements autour d’elle. Elle n’autorise personne à interférer avec son travail ni à le gâcher d’une quelconque manière – stratégie de défense nécessitant avec les passant·e·s une bonne dose de communication directe, à défaut d’être douce. Nous sommes en 2017 au ZETA Center for Contemporary Art. Géré par Valentina Koça qui l’a ouvert en 2007, ZETA fut le premier espace indépendant et sans but lucratif à ouvrir dans la capitale. Nous sommes en plein vernissage, et l’artiste, cette fois, n’est pas présente, même si elle l’était un instant plus tôt. Nous savons que nous allons retrouver Donika Çina2 quelque part ici, mais pour le moment, nous sommes occupés à bavarder sur le balcon où tout le monde fume. À l’intérieur, une
installation vidéo murale suggère que quelque chose, ailleurs, se passe. Donika, en collaboration avec Katharina Stadler, une consœur artiste autrichienne, sans l’annoncer ni demander une quelconque autorisation, est sortie du lieu d’exposition pendant le vernissage de sa propre exposition afin de reproduire un geste, le geste de Bia. Née à Korça en 1988, Donika est diplômée de l’Université des Arts de Tirana en 2010 et fait depuis partie de la jeune scène artistique de Tirana. Quand Bia est décédée en 2014, Donika a réfléchi à la façon d’incorporer la méthode de Bia à sa pratique artistique, à l’espace d’exposition et aux interactions avec les spectateur·rice·s, dans une démarche visant à relier l’espace privé et public, le choix individuel et collectif, le quotidien et le temps inattendu de l’information numérique. Pendant ce vernissage, en regardant l’écran, nous nous demandons pourquoi nous ne sommes pas là-bas aussi, à nettoyer comme Bia. De l’autre côté du moniteur, les artistes se demandent si, dans la galerie, les invité·e·s du vernissage les regardent, alors qu’elles sont enregistrées par les caméras de sécurité installées à proximité de la maison de Bia. Tandis qu’un homme s’arrête pour les observer, l’air soupçonneux, Donika repense au temps passé dans des couloirs à l’époque où elle travaillait comme décoratrice indépendante pour une entreprise de construction. Tous les jours, Donika restait de nombreuses heures dans des espaces où les gens ne faisaient que passer, et s’exerçait à deviner leur personnalité à partir de ce qu’elle qualifiait de «création d’une routine par le biais d’un geste répétitif»: untel·unetelle qui laissait les poubelles dehors des jours durant, tel·le autre qui préférait que l’on dépose ses chaussures dans le couloir, ou encore ceux·elles dont le volume de la télé était trop fort pour rester contenu entre leurs quatre murs. Les images de ces heures de travail lui reviennent en flash-back, et elle repense à la façon dont l’idée de cette œuvre lui est venue, comme si, dans un sens, Bia pouvait être un concept susceptible de faire partie de nous tou·te·s (suite dans la quatrième partie).
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PARTIE II 1949-2001 MONUMENTS INTANGIBLES Eleni Laperi
Dans les années 1970, une fois ses études terminées, Eleni se vit attribuer un travail, comme tout le monde pendant le régime communiste. Elle travailla quelques années comme conceptrice pour le magazine de la Ligue des Femmes, Shqiptaria e Re. Au début des années 1980, les institutions d’État imposèrent un contrôle plus strict encore des travailleur·euse·s. Eleni ayant toujours pensé «en dehors du cadre», elle fut alors mutée dans une usine de fabrication d’étiquettes, le parti considérant qu’elle devait être «ré-éduquée».
Entre 1946 et 1991, l’Albanie fut un régime communiste dirigé par le dictateur Enver Hoxha et, après sa mort en 1985, par Ramiz Alia. L’institut Supérieur des Beaux-Arts fut fondé à Tirana, la capitale, en 1960, avant de se voir attribuer, en 1991, le statut d’université, raison pour laquelle son nom officiel est aujourd’hui «Université des Arts». Depuis sa fondation jusqu’à présent, l’Institut Supérieur des Beaux-Arts est hébergé dans un bâtiment à l’architecture rationaliste caractéristique de l’occupation italienne fasciste du pays (1939-1943). À son ouverture, c’est Erika Strazimiri qui occupait le poste de bibliothécaire au sein de l’institut. Italienne, elle resta cependant en Albanie pendant toute la période du régime communiste. Son époux, Gani Strazimiri, était architecte; il fut aussi le fondateur de l’Institut des Monuments et de la Culture d’Albanie. Erika, avec son raffinement et son attention méticuleuse de bibliothécaire, aux dires des ancien·ne·s étudiant·e·s, avait probablement compris que son rôle était peut-être de créer des monuments intangibles – et politiquement interdits à l’époque par le régime – du simple fait qu’elle partageait des livres avec des étudiant·e·s exceptionnel·le·s qui avaient envers le savoir une attitude proche de la sienne. Parmi ces étudiant·e·s, une jeune fille, Eleni Laperi, fut admise en 1967 à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts. Elle se rendait tous les jours à l’Institut, situé en centre-ville, depuis la campagne où elle habitait avec sa famille. Parlant plusieurs langues, elle se lia d’amitié avec Erika, afin d’avoir accès à des livres qui étaient souvent interdits à d’autres. Plus tard, elle prit conscience que l’enseignement dispensé à l’institut était partiel, mais en dépit de son jeune âge, et au risque de mettre en danger son amie Erika, elle se mit à partager des livres interdits avec ses camarades, traduisant en albanais des textes tels que le Manifeste surréaliste (1924).
En 1992, juste après la chute du régime, Eleni commença à travailler comme chercheuse à la galerie nationale de Tirana. Bien que n’ayant que quarante-cinq ans, elle fut considérée comme trop âgée pour diriger une institution nationale. Quoi qu’il en soit, elle fut très satisfaite et aussi très heureuse de collaborer avec l’ancien directeur Gëzim Qëndro et l’écrivaine et spécialiste des arts albanais Suzana Varvarica. Avec les possibilités offertes par Internet au milieu des années 1990, Eleni comprit qu’elle devait tout réapprendre de zéro. Avec l’équipe de la galerie, elle partit visiter des musées en Roumanie et en France, participa à des échanges avec le conseil d’administration du MOMA à New York, et ce faisant, découvrit les programmes éducatifs des musées et apprit comment organiser des expositions thématiques mettant en œuvre différents médiums. En 1994, Eleni, avec d’autres femmes artistes parmi lesquelles Suzana Varvarica, précédemment évoquée, et Lumturi Blloshmi, fonda à Tirana l’Association des Femmes Artistes. En 2000, elle eut l’opportunité d’ouvrir un lieu, baptisé LindArt, financé par la fondation suisse Pro Helvetia. Immédiatement après, en 2001, Eleni organisa une exposition de femmes artistes, intitulée «Oser être différente», présentant notamment les œuvres de Tanja Ostojič3, première artiste serbe à exposer son travail en Albanie, bien que ce fait soit peu reconnu encore aujourd’hui. Eleni créa donc un autre monument qui, jusqu’à aujourd’hui, reste intangible – peut-être aussi parce que cette exposition, selon moi, n’attira pas l’attention qu’elle méritait chez
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Donika Çina, Untitled Family Tree A-Side, 2010, installation vidéo 45 canaux, 66 min. Courtesy de l’artiste
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Affiche de l’exposition, «Dare to Be Different», 2001, curatée par Eleni Laperi, Fier, Albanie. Avec Esra Aliçavuşoğlu, Lumturi Blloshmi, Mira Brojka, Vesna Duni, Esra Ersen, Alla Georgieva, Šejla Kamerić, Gülsün Karamustafa, Merita Koci, Flutura Lace, Riketa Mamaj, Elsa Martini, Rudina Memaga, Diana Miziri, Aliki Moschis, Suela Muça, Tanja Ostojić, Tinkuta Parv, Irena Paskali, Renata Poljak, Adelina Popnedeleva, Marilena Preda Sânc, Zake Prelvukaj, Doris Sala, Zvonka Simčič, Merita Spahija, Eleni Theofilaktou, Suzana Varvarica, Rudina Xhaferi, Seçil Yersel.
129 les artistes albanais·es contemporain·e·s qui, dans les années qui suivraient, domineraient la scène artistique. Quoi qu’il en soit, Eleni devrait se voir attribuer le mérite d’avoir porté en Albanie, par le biais du travail d’Ostojič, la pratique de la performance et de l’avoir rendue plus accessible. L’œuvre présentée dans la première exposition dont elle assura le commissariat, à Fier, ville située à une centaine de kilomètres au SudOuest de Tirana4, était une création d’Ostojič intitulée Looking for a Husband with EU Passport (2000–2005), dont le titre s’affichait sous une photographie de l’artiste entièrement nue et rasée. Ostojič se souvient qu’Eleni dut batailler dur afin que l’œuvre ne soit pas censurée. Pour certains hommes, le problème n’était pas tant la nudité dans la photographie que le fait qu’à l’époque, à Fier, de même que dans de nombreuses autres parties de l’Albanie, les mariages arrangés pour les filles restaient une pratique usuelle; il arrivait même que les filles soient vendues. Eleni réussit à maintenir l’œuvre, même si, lors du vernissage, le Maire de la ville ferma les yeux pour ne pas avoir à la regarder. Un an plus tard seulement, en 2002, Ostojič revint, à Tirana cette fois, invitée de nouveau par Eleni. Au LindArt, le centre dédié aux femmes artistes, Ostojič conduisit pendant dix jours un atelier intense, de douze heures de travail par jour. Avec cet atelier, les objectifs d’Ostojič étaient multiples: présenter un condensé de l’histoire de la performance artistique, initier les participant·e·s à un travail impliquant leur corps, leurs histoires et leurs installations, puis organiser une exposition des œuvres réalisées pendant l’atelier, avec un dîner-débat public lors du vernissage de l’exposition d’Onufri à la galerie nationale. Parmi les participant·e·s figurait l’artiste Lumturi Blloshmi qui, à la suite de l’atelier, commença à organiser des performances. À ce jour, l’œuvre développée par Eleni Laperi ces années-là demeure un monument intangible qui, à mon sens, mériterait d’être visité plus souvent qu’il ne l’est aujourd’hui5.
PARTIE III 1944-2004 LE MENSONGE ET LA DÉCORATION Lumturi Blloshmi Le père de Lumturi Blloshmi était officier dans l’armée du roi Zogu; il fut exécuté par les communistes en 19446, alors que l’artiste était âgée de deux mois seulement. Après avoir perdu l’ouïe à la suite d’une méningite, Lumturi Blloshmi fut scolarisée à l’école primaire, et c’est là qu’elle prononça son premier mensonge. Son frère étant très doué en peinture, elle vola l’une de ses réalisations afin de montrer toute l’étendue de son propre talent à la classe. Ce fut le moment fondateur, celui où, pour la première fois, elle dut faire montre de son talent. Lorsqu’elle décida de s’inscrire à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts, Lumturi réalisa le meilleur dessin dont elle fut capable, mais cela ne suffit pas. Son passé familial, de même que le destin de son père, étaient contraires à l’idéologie du parti communiste au pouvoir. Sa nonadmission ne fut pas tant à mettre sur le compte de son manque de talent que sur celui de son «implication politique», comme le lui expliqua à l’époque le directeur de l’Institut, Vilson Kilica. Cette fois-là, elle réussit à se faire admettre en disant la vérité: Lumturi téléphona à Nexhmije Hoxha, l’épouse de l’ancien dictateur, afin de lui rappeler que pendant la guerre, tandis que Nexhmije soutenait le Parti Communiste Albanais – auquel elle adhéra en 1941 – la mère de Lumturi la protégea des Allemands en les accueillant chez elle. Comme Nexhmije avait bénéficié de l’aide de la famille de Lumturi, elle devait maintenant la soutenir à son tour, et c’est ainsi que Lumturi réussit finalement à intégrer l’Institut. Une fois ses études terminées, Lumturi fut affectée à l’usine Mihal Durri, une unité d’édition, afin d’y travailler comme retoucheuse, poste ne nécessitant pas d’avoir fait d’études, ce qui prouvait bien que Lumturi portait encore tout le poids de son passé familial. Pour être autorisée à peindre, Lumturi devait être membre de la Ligue des artistes dont, pendant un certain temps, elle fut exclue, là encore en raison de l’implication politique de sa famille. En 2004, Lumturi sollicita la retraite spéciale accordée par l’État aux artistes, et découvrit alors que son montant était
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sensiblement plus élevé que le montant normal de la pension. Précédemment, Abaz Hado, qui avait été directeur de la galerie nationale à l’époque communiste, lui avait refusé ses références pour recevoir la retraite au motif qu’elle ne s’était jamais vue accorder un titre ou une décoration. Lumturi décida alors d’emprunter pour une journée à la réalisatrice et scénariste albanaise Xhanfize Keko la décoration qui lui avait été accordée peu de temps auparavant. Elle rentra chez elle et se peignit nue, la médaille en guise de cache-sexe. Aujourd’hui encore, Lumturi est reconnaissante à l’ancien directeur Abaz Hado de lui avoir donné l’idée de ce tableau7. Depuis lors, Lumturi n’a jamais cessé de poursuivre ses recherches et d’expérimenter, en combinant actions performatives et peinture avec humour, engagement politique et résistance8.
de Donika se sont d’abord retrouvés copiés dans mon imagination, celle d’une artiste européenne vivant et travaillant en dehors des frontières économiques et politiques européennes. Après avoir vécu presque onze ans au Royaume-Uni, pendant mes presque quatre années passées à Tirana, j’ai tenté, en y défaisant mes valises, d’exposer une forme de vérité dont il était possible de tirer des enseignements, tout en m’efforçant de clarifier la position que mon œuvre et mes recherches prenaient de nouveau. Il faut du temps, du moins je le crois, pour trouver comment prendre position dans un lieu, une histoire, un contexte social qu’il n’est pas évident de décrire comme «à soi». Les couleurs, tout comme l’énergie dispersée et chaotique de la ville, m’aveuglent parfois. Et lorsque l’on se retrouve perdu·e, sans couleurs, sans sons, ni sens, il est alors possible de tailler un potentiel dans la masse des expériences de vie – Erika la bibliothécaire, les microarchitectures, Bia, les œuvres d’art, Donika et Lumturi, ou encore les laboratoires qui ont façonné l’histoire de l’art contemporaine, Eleni et Tanja en tant qu’artistes mais aussi en tant que femmes. Peut-être s’agit-il simplement de continuer à se battre pour être «inapte» au sein d’un certain système, tout en espérant avoir le droit, comme tout un chacun, d’échouer, mais aussi le devoir de crier avec élégance nos histoires singulières, afin qu’en s’agrégeant elles forment l’histoire, notre histoire, au-delà de l’héritage de tel ou tel système patriarcal.
PARTIE IV À UN MOMENT OU UN AUTRE DANS L’AVENIR THE HARD DRIVE Donika Çina Le lendemain du vernissage au ZETA Center for Contemporary Art, Donika était impatiente de visionner les enregistrements capturés par la caméra de sécurité qu’elle avait installée près de chez Bia. Pour sauvegarder les fichiers, elle avait acheté un disque dur tout neuf. Mais en l’ouvrant sur l’écran de son ordinateur, elle ne trouva pas un seul fichier, comme si Bia elle-même avait mystérieusement réussi à passer à la chaux l’intérieur du périphérique. Après avoir expliqué le problème à plusieurs techniciens, l’artiste découvrit que la seule façon de récupérer les informations contenues sur le disque consistait à faire appel à une procédure clinique méticuleuse dénommée «ricovero in camera bianca», c’est-à-dire restauration en salle blanche, qui ne pouvait pas être effectuée en Albanie. Pour autant, Bia trouva un foyer en voyageant dans différentes contrées et différentes histoires grâce au travail de Donika, que celle-ci décrit comme «un processus de stratification visant la prise de position». En outre, si une conversation peut être considérée comme une géographie alternative, peut-être intime, alors les fichiers contenus sur le disque dur
BIO: En fouillant dans des archives et dans l’histoire de communautés, le travail de Valentina Bonizzi met en lumière les questions de justice sociale dans des contextes spécifiques en relation avec la politique du temps. Bonizzi est titulaire d’une maîtrise de recherche en arts visuels de la Glasgow School of Art et d’un doctorat (soutenu par AHRC) de l’Université de Dundee (Centre de recherche visuelle). Elle a participé à des expositions dans des galeries et musées internationaux, et
131 elle est lauréate de la Biennale ainsi que du Prix Gjon Mili 2019, organisé par João Ribas à la Galerie nationale du Kosovo, à Pristina. Bonizzi a notamment publié dans le Journal for Flusser Studies, «What Legitimates Photography?» (2015) et dans le catalogue du Pavillon de l’île Maurice de la 56e Biennale de Venise: «Quand vous avez réalisé que vous étiez un: Blanc. Européen. Homme» (2016).
1. Quand Edi Rama, Premier ministre en titre d’Albanie, a été élu maire de Tirana en 2000, il lança un projet qui, sur la scène internationale, fut baptisé «les couleurs de Tirana». L’idée consistait à repeindre en couleur les bâtiments de la ville, gris pour la plupart. L’idée de Rama fut ensuite étendue, sous forme de projet de conservation, aux artistes locaux·ales et internationaux·ales qui furent invité·e·s à participer à la Biennale de Tirana en 2003, l’année où Rama fut réélu comme maire de la ville, cette fois en tant que membre du Parti socialiste.
2. Voir www.donikacina.com 3. Originaire de Totovo Uziče, une ville de l’Ouest de la Serbie, Tanja Ostojič est née en 1972 dans l’exYougoslavie et vit à Berlin. Travaillant principalement sous forme d’actions et de processus performatifs, Ostojič adopte la perspective des femmes migrantes; ses thèmes de prédilection sont les relations de pouvoir sociales et politiques. Pour plus d’informations: www.tanjaostojicshop. wordpress.com 4. Jusqu’au début des années 2000, il fallait environ quatre heures pour rejoindre Fier en voiture depuis Tirana. Aujourd’hui, avec la nouvelle route, le trajet est deux fois plus rapide et se fait en deux heures environ.
5. À ce jour, le travail réalisé en 2001 à Fier par Eleni Laperi au centre dédié aux femmes artistes avec l’exposition «Dare to be Different» («Oser être différente»), de même que le laboratoire «Confrontations» mené avec Tanja Ostojič à Tirana en 2002 reste peu connu. Ainsi, la seule venue mentionnée de l’artiste Ostojič à Tirana fut à l’occasion de la Biennale de 2003 – sur invitation du commissaire d’exposition Edi Muka –, au cours de laquelle, en définitive, son travail fut censuré. 6. Le roi Zogu (de son nom de naissance Ahmet Muhtar, 1895-1961) régna sur l’Albanie de 1922 à 1939, année où Mussolini lui proposa d’établir le protectorat militaire italien d’Albanie. Le roi ayant refusé, les troupes fascistes envahirent le pays, et le roi prit la fuite. 7. L’histoire de Lumturi Blloshmi pour La belle revue a été écrite en référence à l’interview réalisée avec Eleni Laperi en janvier 2020 dans le cadre de cet article. 8. Voir www.harabel.com .al/lumturi-blloshmi/
Donika Çina & Katharina Stadler, Bia, 2017, performance. Courtesy des artistes
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Stefano Romano et Eri Çobo, HISTŒRI removing, 2012, film HD couleur, son, 3 min 52 s. Courtesy des artistes
Nikolin Bujari, A Monument for a Monument, 2016, techniques mixtes, performance. Courtesy de l’artiste
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(Contre-)Patrimoine et Art Contemporain à Tirana
L’art contemporain mondial s’intéresse de plus en plus aux questions soulevées par le patrimoine architectural dans les espaces urbains, à mesure que les artistes cherchent à comprendre comment l’environnement bâti peut tout à la fois renforcer et saper les héritages de la répression impériale, de l’embrigadement autoritaire et de la privatisation néolibérale. Tirana ne fait pas exception à cette tendance culturelle. Depuis son instauration comme capitale administrative de l’Albanie dans les années 1920, son tissu urbain a fait l’objet de maintes transformations sous les régimes successifs. Entre les deux guerres, la monarchie de Zog 1er, puis l’occupation par l’Italie fasciste, la dictature communiste d’Enver Hoxha ainsi que la démocratie post-socialiste, ont toutes laissé leur empreinte sur Tirana en tant qu’ensemble culturel. Malgré l’absence de récits artistiques locaux solidement formulés, la question du «patrimoine» à Tirana est devenue cruciale pour les artistes contemporains travaillant dans la capitale albanaise. Les relations entre l’architecture et l’urbanisme des époques ottomane, fasciste, socialiste et capitaliste, dans une métropole à la densité de population en hausse, ont fourni un matériau riche en controverses, ainsi que des points d’intercession idéologique possibles pour les jeunes générations d’artistes. Cette contribution, sans prétention d’exhaustivité, s’intéresse aux œuvres d’artistes qui ont abordé Tirana et ses récits conflictuels par le biais d’interactions avec des objets sculpturaux et architecturaux allant du massif au marginal. Leurs œuvres révèlent la ville comme une constellation spatio-temporelle fragile oscillant entre structures narratives signifiantes et oubli ambigu. La conceptualisation, par le prisme de ce que l’historien de l’architecture Andrew Herscher nomme «contre-patrimoine1», de la façon dont les artistes contemporain·e·s se positionnent face aux structures architecturales et monumentales de Tirana s’avère extrêmement féconde. Le contre-patrimoine ne représente pas l’inverse dialectique immédiat
de la modernité, ces objets non modernes qui, en tant que «patrimoine» précieux, sont soumis à la muséification. Il est plutôt constitué par les vestiges du passé qui sont eux-mêmes précisément identifiés comme devant être éliminés ou relégués aux oubliettes, souvent parce qu’ils représentent des valeurs ou des récits entretenant un fort contraste avec les idéologies politiques dominantes actuelles. Dans le Sud-Est de l’Europe, les architectures de l’ère ottomane et de l’ère socialiste ont toutes deux fait office de contrepatrimoine à différents moments de l’histoire (et dans le cas de l’Albanie, l’urbanisme de l’époque fasciste joue un rôle similaire). L’approche de l’État albanais actuel au regard de l’architecture des époques précédentes semble être généralement celle de l’abandon, voire parfois de l’éradication pure et simple, traitant certaines zones de la capitale (y compris son centre historique) comme des rappels indésirables de la répression autoritaire qui, à ce titre, se doivent d’être supprimés ou radicalement transformés. La place Skanderbeg, la place centrale de Tirana, en est une excellente illustration. Cette place faisait initialement partie du plan italien de la capitale, et elle a continué à jouer un rôle majeur dans les manifestations publiques pendant la période socialiste. En 2008, lors du mandat de maire de Tirana d’Edi Rama, aujourd’hui Premier ministre, le cabinet d’architecture belge 51N4E a développé un projet de restructuration de la place. En collaboration avec l’artiste Anri Sala, 51N4E a proposé la création d’un vide au sein de la ville, dont la réalisation passait par la suppression d’aménagements paysagers et de structures afin de créer un vaste palimpseste carré (doté d’une légère élévation pyramidale) au cœur de la ville. Ce projet a été achevé en 2017, s’inscrivant dans la campagne nationale «Renaissance urbaine» de Rama; il peut être considéré comme emblématique de l’approche officielle en matière d’architecture et d’espace public dans le pays visant un recommencement ex nihilo à partir d’un vide urbain déshistorisé (ou post-historique). La structure pyramidale de la place Skanderbeg (une pente graduelle à 3% jusqu’à un sommet central) ne peut que rappeler – même si la référence n’est jamais explicite – la pyramide
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autrement plus célèbre de la ville, celle de l’ancien musée d’Enver Hoxha. Construit à la mort du dictateur communiste en 1985, ce musée fut inauguré en 1988 le long du boulevard central de Tirana, au Sud-Est de la place Skanderbeg. Après la chute du socialisme en Albanie en 1991, cette structure massive devint un symbole contesté du passé récent du pays, et fut vandalisée et vidée. Des projets visant à démolir ou transformer radicalement la «Pyramide» (comme elle est surnommée) ont circulé, notamment au début des années 2010. En réponse à ces projets, l’artiste Stefano Romano2 et l’architecte Eri Çobo ont imaginé en 2012 une performance intitulée HISTŒRI removing. Après être montés au sommet du bâtiment, ils ont déroulé sur l’une des façades inclinées de la pyramide une longue bannière sur laquelle était inscrit le mot HISTERI. Des prises vidéo de cette performance montrent la participation de plusieurs enfants Roms qui s’étaient intéressé·e·s au processus. Le titre de cette performance joue sur la similitude, à une lettre près, des mots albanais «histoire» (histori) et «hystérie» (histeri), illustrant bien la nature conflictuelle de la conscience historique (et la façon dont l’histoire albanaise elle-même est souvent traitée de pathologie dans les discours étatiques post-socialistes). Alors que Romano et Çobo ont choisi pour leur performance l’une des structures visuelles les plus imposantes de la ville, d’autres artistes se sont intéressé·e·s à des objets de contrepatrimoine situés dans des zones plus marginales. Ainsi, en mai 2016, l’artiste Nada Prlja a organisé un atelier intitulé Humane Communism dans le cadre d’une exposition se déroulant dans l’espace artistique indépendant Tirana Art Lab (TAL)3. Cet atelier s’inscrivait dans le projet plus vaste de l’artiste baptisé Subversion to Red, et invitait les participant·e·s à «montrer de l’amour et de l’attachement envers […] les vieux monuments socialistes […], en rêvant ensemble d’un système» qui constituerait une alternative à la «cruauté» du capitalisme néolibéral4. Cet atelier s’est déroulé derrière la Galerie nationale des Arts de Tirana, où – sur un parking en graviers – une collection de statues et de bustes en bronze remisés s’était progressivement constituée depuis 1991. Parmi ces sculptures figurent deux statues de Staline, une de Lénine, une de
l’héroïne communiste Liri Gero, ainsi qu’un buste en pierre d’Enver Hoxha recouvert d’une bâche. Disposées en partie loin des regards derrière le musée, ces statues occupent un curieux espace liminaire, quelque part entre abandon et intentionnalité d’un parc de sculptures. Lors de cet atelier-performance hybride, les participant·e·s ont embrassé les statues et se sont blotti·e·s contre elles, s’abritant sous leurs manteaux surdimensionnés, imitant leurs poses et intervenant dans leurs mouvements figés. Dans le cadre de la même exposition au TAL, l’artiste Nikolin Bujari a adopté une approche très différente de l’oubli entourant tant d’objets de l’époque socialiste. Bujari a créé la réplique d’un lapidar (terme albanais désignant les monuments architectoniques commémorant la résistance communiste) dédié au chef de file de la jeunesse communiste Qemal Stafa (l’un des fondateur·rice·s du parti communiste albanais en 1941), situé à côté d’un des marchés de plein air de Tirana. La copie de ce mémorial créée par Bujari, intitulée A Monument for a Monument, est réalisée en matériaux légers, clairement creux, et dépourvue de tout texte commémoratif. Ce vide manifeste constitue une sorte de position intermédiaire entre des actions comme celle de Prlja (cherchant activement à réhabiliter la culture socialiste en tant que patrimoine) et les projets iconoclastes de l’État visant à démanteler totalement ces monuments. Copie dépourvue de la richesse narrative de l’original, le lapidar de Bujari fait figure de tentative visant à appréhender l’histoire ouverte en tant que signe vide, à s’accrocher à l’avenir en ce qu’il est non écrit tout en pointant vers le passé comme source de possibilités5. L’une des plus importantes controverses récentes sur le patrimoine architectural concerne le projet de destruction du Théâtre national de Tirana. Le gouvernement albanais prévoit de démolir ce théâtre et de le remplacer par une nouvelle structure (conçue par le cabinet du célèbre architecte danois Bjarke Ingels). Construit à l’origine entre 1939 et 1943, pendant la période de l’occupation fasciste de l’Albanie, le bâtiment du théâtre (ainsi que les efforts de l’État pour le détruire) a supplanté la Pyramide comme lieu symbolique des préoccupations relatives à l’effacement de l’histoire
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Monument funéraire à Qemal Stafa, Tirana, Albanie, inauguré en 1969. Courtesy de Nikolin Bujari
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dans l’Albanie contemporaine. Alors que les dirigeant·e·s politiques albanais·es actuel·le·s (et la municipalité de Tirana) considèrent le bâtiment comme dépourvu de tout mérite esthétique ou historique sérieux, un ensemble d’activistes, d’artistes et de citoyen·ne·s concerné·e·s, regroupé sous le nom d’Alliance pour la protection du Théâtre national, a commencé à organiser des manifestations devant le bâtiment début 2018. Il·elle·s protestent non seulement contre la suppression d’une composante majeure du passé de la ville, mais aussi contre la privatisation, induite par le projet, d’une grande étendue d’espace public. L’incertitude entourant le sort du Théâtre national se trouve reflétée, de façon succincte, dans un tableau de l’artiste de Tirana Eros Dibra, The Fall of Monuments. Élément de la série Unlived Memories (inspirée par des photographies d’Albanie prises durant les décennies précédant la naissance du peintre6), ce tableau représentant le théâtre se fonde sur l’un des dessins originaux du projet réalisés par des architectes italiens à la fin des années 1930. À l’instar de Bujari, Dibra met l’accent sur le caractère vague du projet, en imaginant le théâtre à travers un revêtement d’indétermination qui suggère que la clarté historique ne peut jamais être pleinement atteinte. Les lignes floues du bâtiment, partiellement masquées par des nuances roses et chair, représentent le site comme un lieu où la mémoire se fige autour de l’absence autant que de la présence. Le 11 septembre 2018, les anthropologistes visuels Arba Bekteshi et Kailey Rocker ont abordé la destruction potentielle du théâtre d’une manière différente. Bekteshi7 et Rocker ont créé trois affichettes imitant le format des avis de décès publics apposés sur les murs des bâtiments et les poteaux électriques dans certaines parties de la ville, et qui permettent aux citoyen·ne·s de s’informer sur l’organisation des services commémoratifs pour les défunt·e·s. Ces affichettes apposées par les anthropologistes sur un certain nombre de murs de la ville (y compris sur les surfaces inclinées de la Pyramide), annonçaient la mort de trois structures – le stade Qemal Stafa, le château de Tirana et le Théâtre national – et mentionnaient comme date de service commémoratif celle du prochain débat parlementaire
concernant l’avenir du théâtre. Alors que le tableau de Dibra réfléchit sur le patrimoine architectural comme zone de doute épistémologique sur la portée de la mémoire et de la créativité artistique, l’action de Bekteshi et de Rocker cherche à mobiliser le deuil comme pratique sociale ramenant à la participation politique. Alors que Tirana, ses habitant·e·s et ses dirigeant·e·s politiques naviguent entre ce qui sera préservé en tant que patrimoine et ce qui sera rejeté comme contre-patrimoine, ces deux approches semblent nécessaires. BIO: Raino Isto est un historien de l’art, curateur et artiste basé à Ann Arbor, Michigan. Il est éditeur chez ARTMargins Online, professeur au Mott Community College et membre fondateur du Laboratoire pour l’Art et la Culture Albanais (LACA). Il a obtenu son doctorat à l’université du Maryland, College Park, en 2019. Ses écrits ont été publiés ou sont à paraître dans le Journal of Contemporary Chinese Art, Third Text, Science Fiction Studies, Extrapolation, International Labor and Working-Class History et The Getty Research Journal. Il travaille actuellement à un livre sur le Réalisme Socialiste albanais dans le contexte global de la Guerre Froide. 1. Andrew Herscher, «Counter-Heritage and Violence», Future Anterior 3:2 (hiver 2006), p.25-26. 2. Romano, qui travaille entre l’Italie et l’Albanie, a fréquemment abordé des questions liées à l’héritage de l’autoritarisme et à ses effets sur la subjectivité politique; voir le site web de l’artiste, www.stefanoromano.net [consulté le 28 janvier 2020]. 3. Pour en savoir plus sur la pratique multimédia de Prlja, qui traite des structures sociales de l’inégalité dans le contexte de la politique mondiale contemporaine, voir le site web de l’artiste, www.nadaprlja.com [consulté le 28 janvier 2020].
4. «Double Feature #4: Nikolin Bujari and Nada Prlja» [communiqué de presse], Tirana Art Lab, [DOI: www. tiranaartlab.org/en/ project-collection/ nikolin-bujari-andnada-prlja consulté le 28 janvier 2020]. 5. Pour en savoir plus sur le travail de Bujari, voir son site web, www.nikolinbujari. wordpress.com [consulté le 28 janvier 2020]. 6. D’autres œuvres de la série peuvent être trouvées sur le compte Instagram de Dibra, @eros.dibra.studio. 7. Bekteshi a réalisé un certain nombre de projets documentaires et d’interventions sur des sites spécifiques à Tirana; voir le site web de l’artiste, www.arbabekteshi.com [consulté le 28 janvier 2020].
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Arba Bekteshi et Kailey Rocker, Mourning Cultural, Heritage, 2018, intervention dans l’espace public, Tirana, Albanie. Courtesy des artistes
Nada Prlja, Subversion to Red, 2016, workshop organisé par le Tirana Art Lab (TAL), Galerie Nationale des Arts, Tirana, Albanie. Avec Ruzmira Beqiraj Bejaj, Aurora Kalemi, Mirjana Meçaj, Lucas Vogt. Courtesy de l’artiste © Nada Prlja et Tirana Art Lab
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In situ
Julieta García Vazquez et Javier Villa
La Société des Images Secrètes, 2019 La Société des Images Secrètes est une fiction sociale rassemblée autour d’une collection d’images. Celle-ci a été constituée par des artistes et des scientifiques à l’attention du quartier de Gerland à Lyon, à l’occasion de la dernière édition de la Biennale. Ces images se rapportent à des phénomènes non visibles; elles sont activées et transformées par la communauté en objets ordinaires ou en expériences extraordinaires. En explorant une écologie de l’image différente pour ce quartier, la Société expérimente une manière possible de redistribuer les outils avec lesquels la culture et la science détiennent le pouvoir sur le sensible. Julieta García Vazquez est une artiste basée à Buenos Aires où elle vit et travaille. Javier Villa est commissaire d’exposition. Il vit à Buenos Aires.
La Société des Images Secrètes a été développée dans le cadre de Veduta/15e Biennale de Lyon, 2019.
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Christophe Scarpa (aka Ysbelia)
Label Revue, 2020 Featuring: Léo Baudy, Jean-Damien Charmoille, Hilary Galbreaith, Hugo Laporte, Quentin Lazzareschi, Kamel Makhloufi, Carl Marion, Naomi Quashie, Marie Mam Sai Bellier Intéressé par la sonorisation d’œuvres plastiques, je profite de cette invitation pour réaliser mon premier album. La belle revue devient Label Revue.
Label Revue est un projet visuel et musical collectif, les neuf images sont produites par neuf ami·e·s invité·e·s, chacune devient une source d’inspiration à la réalisation de mes morceaux. L’ordre des images est une tentative de composer un récit avec des éléments provenant de sources différentes. À l’instar d’un cadavre exquis, la mise en page détermine la composition générale de l’album sonore. Cette méthodologie permet à la proposition de s’échapper du format papier et propose une expérience globale d’une lecture accompagnée de musique. Le QR code renvoie à mon compte SoundCloud et invite les lecteur·rice·s à lancer la bande son officielle de la revue. Christophe Scarpa vit à Clermont-Ferrand.
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150 La belle revue #10 Revue d’art contemporain en Centre-France-Rhône-Alpes en ligne: www.labellerevue.org et à parution papier annuelle Tirage: 4000 exemplaires Revue gratuite La belle revue est éditée par In extenso 12 rue Gault de Saint-Germain 63000 Clermont-Ferrand 09 81 84 26 52 contact@inextensoasso.com www.inextenso-asso.com Directeur de publication: Marc Geneix, Président d’In extenso Direction éditoriale: Pietro Della Giustina Comité éditorial: Marie Bechetoille, Benoît Lamy de La Chapelle, Sophie Lapalu, Julie Portier Conception graphique: Syndicat, Célestine Claudin, François Havegeer et Sacha Léopold www.s-y-n-d-i-c-a-t.eu Traductrice: Anna Knight (Version anglaise uniquement surwww.labellerevue.org) Traductions anglais-français: Pietro Della Giustina, Benoît Lamy de La Chapelle, Elsa Maggion Relecture: Juliette Tixier Contributrices et contributeurs: Natalia Arcos, Marie Bechetoille, Caroline Bissière, Jean-Paul Blanchet, Valentina Bonizzi, Raphaël Brunel, Angelo Careri, Martial Déflacieux, Pietro Della Giustina, Adela Demetja, Anders Dickson, Thom Donovan, Anne Favier, Fabrice Gallis, Marc Geneix, Victorine Grataloup, Marina JamesAppel, Raino Isto, Claire Kueny, Benoît Lamy de La Chapelle, Sophie Lapalu, Clovis Maillet, Alessandra Pomarico, Julie Portier, Annabel Rioux, Alessandro Zagato Artistes Créations In situ: Julieta García Vazquez et Javier Villa, Christophe Scarpa ISSN: 2114-5598 Parution et dépôt légal: mai 2020 Impression: Média graphic, Rennes Imprimée en France
Colophon In extenso et toute l’équipe de La belle revue tiennent à remercier:
—» Ainsi que toutes les personnes qui ont contribué à ce numéro © Photos:
—» François Terrier pour l’accompagnement et la disponibilité —» Les artistes rencontré·e·s à Tirana: Valentina Bonizzi, Donika Çina, Endri Dani, Genti Korini, Olson Lamaj, Remijon Pronja, Alketa Ramaj, Driant Zeneli —» Valentina Koça du ZETA Center for Contemporary Art de Tirana pour l’accueil généreux —» Hugo Bénazech, assistant chez In extenso —» Les lieux partenaires des événements de lancement de La belle revue #10: GLASSBOX (Paris), Harabel Contemporary Art Platform (Tirana), le Creux de l’Enfer (Thiers), Les Limbes (Saint-Etienne), Treignac Projet (Treignac) —» Les représentant·e·s des collectivités qui soutiennent le projet: Olivier Bianchi, Président de Clermont Auvergne Métropole et Maire de ClermontFerrand. Isabelle Lavest, Vice-Présidente en charge de la culture à Clermont Auvergne Métropole et Adjointe en charge de la politique culturelle à la ville de ClermontFerrand ; Laurent Wauquiez, Président du Conseil Régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, Florence Verney-Carron, Vice-Présidente en charge de la culture, du patrimoine et du développement des usages numériques, François Marie, directeur régional des affaires culturelles de la région AuvergneRhône-Alpes; Alain Rousset, Président du Conseil Régional de Nouvelle Aquitaine, Nathalie Lanzi, Vice-Présidente en charge de la jeunesse, du sport, de la culture et du patrimoine —» L’Ambassade de France en Albanie pour le partenariat dans le cadre de la rubrique Global terroir dédiée à Tirana
—» Couverture: Nicolas Guiet, giozbvljazbeo, 2019, œuvre in situ, acrylique sur PVC, dimensions variables, Centre d’Art Contemporain de Meymac, Meymac. Courtesy de l’artiste et du Centre d’Art Contemporain de Meymac © Aurélien Mole —» p.24 Giovanni Anselmo, Entrare nell’opera, 1971, tirage noir et blanc sur toile, 336 × 491 cm, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, SaintÉtienne. Collection Fundação de Serralves — Museu de Arte Contemporânea, Porto, Portugal. Courtesy de l’Archivio Anselmo © Aurélien Mole/MAMC+ —» p.38 Gilles Clément, Les Mires, 2017, châtaigner, Partage des Eaux, Parc des Monts d’Ardèche, Jaujac. Courtesy de l’artiste et du Partage des Eaux © Nicolas Lelièvre —» p.68 Nina Gasteva du collectif Chto Delat, Walking as Comrades, 2018, exercice durant la conférence What’s There to Learn: SelfEducation for Self-Educators, 2018, à l’occasion du 5e anniversaire de la Free Home University, Castiglione d’Otranto, Italie. De gauche à droite: Sepake Angiama, Sofía Olascoaga, Ayreen Anastas, Rene Gabri © Matilda Verbani —» p.108 La nouvelle place Skanderbeg à Tirana, Albanie, réalisée par l’agence d’architecture 51N4E et complétée en 2017 © Raino Isto
www.biennale—carbone.com art contemporain 151
biennale biennale de collectifs et lieux d’artistes
carbone 20 automne 2020 à St—Etienne entrée libre
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Suite
Expérimenter — Produire — Exposer ●
André Baldinger
Kanji, Kana, BLine La Fenêtre (Montpellier) 22 janvier → 25 avril 2020 ●
Rebecca Digne
La main heureuse La Halle (Pont-en-Royans) 31 mars → 6 juin 2020 ●
Raffard-Roussel
Machine Terrestrographique Octave Cowbell (Metz) 6 novembre → 12 décembre 2020 ●
aalliicceelleessccaannnnee&ssoonniiaaddeerrzzyyppoollsskkii Mmmh [Maison-musée michel houellebecq] Le Radar (Bayeux) 14 novembre 2020 → 3 janvier 2021
Pour la sixième année du programme Suite, Le Centre national des arts plastiques (Cnap) en partenariat avec l’ADAGP, souhaite donner une visibilité publique à une sélection de projets ayant bénéficié d’un soutien à un projet artistique du Cnap en les accompagnant dans le cadre d’une exposition. www.cnap.fr