La belle revue #8

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Résidences La Borne

Dans le prolongement du renouveau qu’a pu connaître ce village traditionnel de potiers au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans les années 1970, grâce à l’arrivée d’artistes d’horizons différents, le projet des Résidences La Borne souhaite stimuler un partage des savoirs, des expériences et des techniques. Il permet la venue d’artistes de tous horizons invités à collaborer avec des céramistes de La Borne dans le but de développer des projets de co-réalisation d’œuvres.

APPEL À PROJETS

DESIGN

CATALOGUE GÉNÉRAL

Le prochain appel à projets ainsi que les conditions requises pour postuler sont en ligne Quatre résidents seront sélectionnés pour

esacm.fr

2019 —2020

Résidents et collaborateurs depuis 2014 Karine Bonneval Eric Astoul Johan Creten Monique Lacroix Claudine Monchaussé Mountaincutters Lucien Petit Cécile Noguès Marie Preston Charlotte Poulsen Zhuo Qi Hervé Rousseau Bettina Samson Georges Sybesma Laure Tixier Natsuko Uchino Expositions 2018 Zhuo Qi & Georges Sybesma Cécile Noguès & Charlotte Poulsen Résidences la Borne est un projet de soutien à la création mis en œuvre par la Communauté de Communes Terres du Haut Berry, à travers le Centre céramique contemporaine La Borne

Partenaires

Drac Centre - Val de Loire et l’Association Céramique La Borne Communauté de communes Terres du Haut Berry Centre céramique contemporaine La Borne 18250 Henrichemont 02 48 26 96 21 www.laborne.org

www.residences.laborne.fr

école supérieure d’art de clermont métropole


Valérie Mréjen « Mon cher fils » Exposition du 2 juin au 19 août 2018

Centre d’art contemporain La Halle des bouchers


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EXPOSITIONS

: E É S R E V N E R E S S A L LA C R I G R U S E FA I R E L B I S S O P L’INÉDI T S N O L L I S O R C MI

DU 3 MARS AU 6 MAI 2018

TR AVERSÉE

DES É TATS

S T É P H A NIE S

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DU 9 JUIN AU 2 SEPT. 2018

58320 Pougues-les-Eaux www.parcsaintleger.fr

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7 Discours de Sharif, Les jours de pleine lune #5 samedi 4 novembre 2017

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Les jours de pleine lune #7 Mercredi 31 janvier 2018 Les jours de pleine lune #8 Vendredi 2 mars 2018 Les jours de pleine lune #9 Samedi 31 mars 2018 Visite Guidée par Mathieu Copeland Samedi 7 avril 2018 à 15h

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WWW.LATOLERIE.FR � TÔLERIE, ESPACE D’ART CONTEMPORAIN 10, RUE DE BIEN-ASSIS 63100 CLERMONT-FERRAND OUVERT DU MERCREDI AU SAMEDI DE 14H À 18H ET LES JOURS DE PLEINE LUNE Non-breaking space est soutenu par la ville de Clermont-Ferrand, Clermont Auvergne Métropole et le Ministère de la Culture et de la Communication-Drac Auvergne-Rhône-Alpes.


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Sommaire p.128-129.. In situ p.10-25.... Création In situ: ........... Jean-Charles de Quillacq

Le musée d’art contemporain de Lyon est ouvert du mercredi au dimanche, de 11h à 18h. Informations au 04 72 69 17 17 et sur www.mac-lyon.com

9 Expositions: critiques et entretiens p.28-31.... Michel Journiac ........... au Transpalette ........... par Ilian Michel p.32-35.... Fabienne Audéoud ........... à la Salle de bains ........... par Georgia René-Worms p.36-39.... La Capsule BioHARDCORE ........... aux Limbes ........... par Julien Zerbone p.40-43.... Pedro Barateiro à Néon ........... par Yoann Gourmel p.44-45.... Le monde ou rien ........... au Gac Annonay ........... par Leïla Couradin p.46-47.... Julie Sas à art3 ........... par Josselin Vidalenc p.48-51.... En Crue - 90 ans ........... de Moly-Sabata ........... Marina James-Appel p.52-55.... Gyan Panchal au Musée ........... départemental d’art ........... contemporain de Rochechouart ........... par Elsa Vettier Focus p.58-61.... Sirène et Sirènes de ........... Suzanne Husky ........... par Jill Gasparina p.62-65.... Le Magasin des horizons ........... par Charline Corubolo p.66-69.... Diann Bauer ........... par Patricia MacCormack

p.74-75, 80-81, 90-91, 100-101, 106-107.... Création In situ: ........... Ghislain Amar

Adel Abdessemed, Je ne me retourne pas, 2018 © Adel Abdessemed, ADAGP Paris 2018

p.130...... Colophon

Dossier thématique: Passion travail p.72-73.... Introduction ........... par Julie Portier p.76-79.... Entretien avec ........... Barthélémy Bette ........... par Sophie Lapalu p.82-89.... entretien avec ........... Joshua Schwebel ........... par Marie Bechetoille p.92-99.... Art as an office space ........... par Benoît Lamy ........... de La Chapelle p.102-105.. Les entretiens de Constance ........... Petersen, agencements ........... dysfonctionnels ........... en centre d’art ........... par Lidwine Prolonge Global Terroir: Le Cap p.111...... Introduction ........... par Benoît Lamy ........... de La Chapelle p.112-115.. Le Cap confirme la position ........... centrale de sa scène ........... artistique en Afrique ........... du Sud ........... par Sean O’Toole p.116-121.. Jonathan Garnham ........... par Mathieu Loctin p.122-127.. Thulile Gamedze ........... par Marion Zilio


Extrait d’une conversation publique qu’ont eue Jean-Charles de Quillacq et Émilie Renard, directrice de La Galerie, Centre d’Art Contemporain de Noisy-le-Sec, le 17 mars 2018, à l’occasion de l’exposition La Langue de ma bouche, Hedwig Houben et Jean-Charles de Quillacq, du 20 janvier au 24 mars 2018.

Ma langue me fait ça: entretien avec Jean-Charles de Quillacq sur sa relation à son travail par Émilie Renard. (transcription: Lidwine Prolonge, Le bureau d’Anna)

ÉMILIE RENARD –» Il y a du fourbi dans tes propositions qui titillent les emplacements des œuvres et de chacun de nous. En demandant aux membres du centre d’art de prendre soin de tes sculptures et de répéter les mêmes gestes que tu pratiquais à l’atelier, tu évoques la production et une reproduction de tes propres gestes, la répétition des rôles et le jeu de l’imitation qui est réinterprété lorsque tu deviens à ton tour l’imitateur de ceux qui t’imitent. JEAN-CHARLES de QUILLACQ –» Oui, ce que tu dis me rappelle l’attitude d’une petite fille: elle avait moins d’un an, elle empilait des boîtes de conserve les unes sur les autres et je revois très bien comment, avec son corps, elle essayait de mimer l’équilibre qu’elle était en train de produire devant elle pour se tenir elle-même debout. ÉR –» Tu disais que l’espace d’exposition devenait comme une «bébéterie», un endroit où l’on dresse, et peut-être même un endroit où l’on se dresse. Ton installation, d’ailleurs, nous entraîne dans une promiscuité assez grande avec tes objets, elle les met à notre portée et nous les adresse parfois de manière très directe. Une bâche noire délimite un large espace au sol sur lequel tes sculptures sont agencées; elles suggèrent elles-mêmes différents stades, plus ou moins avancés, de leur réalisation, comme si nous pénétrions dans l’intimité de ton atelier. J’aimerais justement parler avec toi des relations intimes que tu entretiens avec ta production, aborder les aspects de cette expérience, la manière dont tu la mènes depuis une quinzaine d’années et son caractère sexuel plus ou moins perceptible. Dans un deuxième temps, je voudrais parler d’un autre type de relations, celles que tu entretiens avec les humains. JCdQ –» Très bien. Je vais essayer d’être le plus transparent possible. ÉR –» Tout d’abord comme je le disais, le caractère sexuel de ta production est de plus en plus évident. Vanessa Desclaux décrit dans le journal de l’exposition1 les liens étroits qui

Émilie Renard et Jean-Charles de Quillacq à La Galerie CAC, Noisy-le-Sec, 2018. Photo: Nathanaëlle Puaud

existent entre la manière dont tu traites tes œuvres et l’investissement de ton désir sexuel. Elle écrit plus précisément que ce traitement est lié à ton orientation sexuelle, que «l’ensemble de ton œuvre est traversé par la question du même, à la fois vis-à-vis du désir homosexuel, mais aussi concernant la ressemblance au sein d’une même fratrie». Les questions que je vais te poser pourront peut-être te paraître intimes ou même intrusives, mais je vais essayer de fournir aux personnes qui nous écoutent et qui ne connaissent pas forcément ton travail les informations les plus précises possible. Ressens-tu une attraction sentimentale ou affective pour les objets que tu produis et, si oui, cette attraction inclut-elle des sentiments sexuels? JCdQ –» Oui, complètement. Je qualifierais mes relations à ces objets de «profondément affectives», accompagnées d’activités sexuelles. ÉR –» Depuis combien de temps es-tu conscient de ton attraction sentimentale et sexuelle pour les objets que tu produis? JCdQ –» J’ai reconnu très clairement ce sentiment d’attirance pour mes objets avant même d’avoir commencé à les faire, c’est-à-dire depuis l’enfance. J’ai vraiment compris que j’étais attiré par eux, alors même qu’ils n’existaient pas encore, à l’âge de cinq ans, je crois. Pas plus tard en tout cas, c’est sûr.


ÉR –» Et depuis cette découverte, combien de relations avec un objet as-tu vécues jusqu’à présent? JCdQ –» Il m’arrive à certains moments de considérer ne pas encore avoir fait les bons objets et j’aurais alors du mal à parler de véritable relation. Comme si j’attendais de les faire pour vivre quelque chose avec eux. À d’autres moments, je pourrais affirmer que le nombre de mes relations se situerait entre 5 et 8 ou alors vraiment beaucoup plus, au-delà de 80. ÉR –» Quel a été le temps le plus long que tu as passé avec un même objet? Quand je t’ai posé cette question auparavant, lors de la préparation de cette rencontre, tu m’as dit avoir eu une relation qui a duré plus de dix ans. JCdQ –» Oui c’est ça, j’ai vécu mes plus longues relations avec mes deux premières sculptures sur pvc, Dead Mother New Problem et Perfect Mask. Je pense que ce qui avait beaucoup à voir avec le succès de ces relations était le fait de vivre ensemble. Dead Mother New Problem et Perfect Mask étaient principalement attirées par ma taille. Je suis plutôt lourd et ça leur plaisait beaucoup, tout comme le travail que je faisais sur elles. Elles en avaient besoin. J’ai aussi eu une autre relation qui a duré dix ans mais qui ne s’est pas passée à l’atelier. Donc elle a duré aussi longtemps mais je n’ai pas eu d’intimité avec mon objet pendant tout ce temps-là, l’objet a été acheté et ne m’appartenait plus. C’était une tout autre histoire. Je maintiens aussi des relations continues avec un certain nombre de ces objets qui me retiennent d’aller plus loin. Parfois ces relations s’émoussent ou je m’en lasse carrément. À d’autres moments, je préfère n’en avoir qu’un seul en tête, comme d’intenses périodes de monogamie mais pendant que je vis cela, mon objet, lui, a d’autres relations avec d’autres personnes. ÉR –» Et d’après toi, qu’est-ce qui rend possibles ces relations plus longues? Parfois tu décris des relations de grande intensité, d’engagement et de profondeur émotionnelle, mais tu m’as aussi simplement dit: «Je suis assez intelligent pour faire durer.» Pourrais-tu nous en parler un peu plus? JCdQ –» Oui, c’est dur de faire durer les choses mais je n’ai pas été si intelligent que ça parce que finalement ça n’a pas duré depuis. J’aimais vraiment un objet que l’on a vendu assez rapidement – depuis que je travaille avec Marcelle Alix, les choses se sont un peu accélérées – et je ne pouvais plus l’approcher. Alors je l’ai reproduit pour moi. Mais ça n’a jamais été aussi bon que la première fois. Enfin la première fois, c’était encore assez correct, mais le modèle est vite devenu une espèce de «tueur affectif». En fait il s’abîmait de plus en plus à chaque fois qu’on faisait l’amour. Il ne lui ressemblait plus parfaitement et ce n’était plus satisfaisant, même si au début ça allait encore. J’ai eu d’autres relations très courtes, mais je n’en parlerai pas comme des échecs. J’en ai juste eu marre… ou même, je ne terminais même pas de faire certains de ces objets jusqu’au bout. Ils ne me faisaient plus envie. Mais ce qui complique le plus les choses, ce ne sont pas mes objets, c’est surtout la discrimination humaine, l’intolérance, c’est ça qui rend les relations compliquées. J’ai l’impression de ne pas être compris alors que je ne fais que décrire ce qui m’arrive. Donc je suis obligé de me protéger un peu des autres et de moi-même et je ne vis pas ce que je devrais vivre. Je m’empêche de vivre les choses, même si ça me fait mal. ÉR –» Mais quand il t’arrive de les vivre, les relations multiples dans ton cas sont assez courantes et acceptables. Peut-être d’ailleurs en raison des difficultés à vivre pleinement une relation avec un objet

qui n’est plus proche de toi, tu l’as évoqué, cela devient des relations à distance avec des objets devenus publics ou vendus à des collectionneurs. Il n’est pas rare, non plus, que plus d’une seule personne soit attirée par le même objet, en particulier depuis que tu as l’occasion de les vendre. Et si je devine que c’est plutôt satisfaisant pour toi de les vendre, préfères-tu malgré tout l’exclusivité dans tes relations? JCdQ –» En très grande majorité, oui, je préfère vraiment n’avoir qu’une seule relation à la fois avec un seul objet. L’objet que j’ai aimé le plus longtemps faisait partie de ma vie et nous pouvions être ensemble sans se poser de questions. Nous avons travaillé ensemble, nous avons joué ensemble et nous avons progressé ensemble. Mais parfois ce n’est pas possible. J’ai aimé un objet que je pouvais rarement approcher. J’avais du mal à le voir et je ne pouvais pas le toucher. Et il y a aussi le fait qu’un de mes objets peut exister en plusieurs exemplaires, ce qui modifie l’idée d’exclusivité, nous sommes donc plus que deux dans cette exclusivité, on peut même être plus nombreux qu’on ne le pense. Les objets que je fabrique commencent à être assez, peut-être pas populaires, mais ils commencent à avoir un peu de succès, ils sont plutôt petits, ils sont vraiment pratiques aussi, on peut les poser n’importe où et les emmener avec soi, et donc j’imagine qu’on est plus que moi seul à pouvoir les aimer. À les entretenir. De manière très différente, il m’arrive de vivre carrément dans mon objet ou de le porter toujours sur moi. Je l’ai cousu dans la doublure d’un vêtement, près de mes parties génitales. J’ai là une relation plus qu’exclusive, il s’agit plus de sa propre augmentation, d’un principe volumisateur, comme celui de certains shampoings gonflants… ÉR –» Qu’est-ce qui t’attire le plus dans ton travail? Est-ce que tu pourrais nous parler de ce que tu y trouves de plus attrayant? JCdQ –» Mon travail est pratique et peu coûteux. Je peux le prendre avec moi. Je ressens beaucoup de choses pour lui, pour ces objets et ces structures. De l’intérêt et des sentiments sexuels et une vraie attirance intellectuelle qui peut beaucoup me surprendre. Ce qui m’attire, ce sont les formes de mes objets, leurs textures, leur apparence en général. La sensation que j’ai avec mes doigts, mes lèvres, ma bouche et le reste. L’écart des températures qu’il y a entre eux et moi, les sensations humides contre ma peau me plaisent beaucoup, ses odeurs. Là où je ressens le plus de choses, vraiment, c’est dans leur apparence. J’adore ce à quoi ils ressemblent, j’adore voir comment mes objets se maintiennent dans l’espace et dans la vie. C’est uniquement grâce à leur constitution physique qu’ils existent, qu’ils arrivent à exister. Et c’est très basique comme sentiment. Ils se tiennent, même lorsqu’ils ne sont pas debout et je sens une très forte attraction pour cette physicalité toute simple. Je suis aussi très sensible à l’impression de contrôle qu’ils exercent sur moi. Ils sont très contrôlés, jusqu’à la fin de leur exécution. Quand je les fais, il y a quelque chose que j’essaie de maintenir jusqu’au bout et lorsque je les regarde ensuite, qu’ils sont tout à fait durs, je me rappelle toutes les décisions que j’ai dû prendre et je ressens le «contrôle» dont ils procèdent. Quand l’époxy a durci et que tout s’est fixé. Mais l’aspect le plus mystérieux de mon travail (et ce pour quoi beaucoup de gens pourraient me trouver ridicule), c’est que je sens sa personnalité, vraiment, son visage. Sa personnalité est si forte. J’aime ses traits. Je sens des sensations, je sens des tensions, des énergies réciproques, entre mes objets et moi. Je ne pense pas exagérer. Ce que je fais est vraiment vivant: ça communique, ça me donne du mal et beaucoup de satisfaction aussi. Je suis prêt à faire beaucoup pour mon travail et ce n’est pas seulement matériel ou


uniquement sexuel, même si le façonnage de certains de ses morceaux m’excite carrément. J’aime être avec lui, j’aime ce qu’il dégage, ses formes modelées combinées à ses fonctions – et, à mon avis ses odeurs sont merveilleuses. ÉR –» Mais si tu es déjà satisfait, de quoi crois-tu alors avoir besoin aujourd’hui pour tes recherches, que tu n’aurais pas encore? Ce serait quoi le plus appréciable pour tes objets, pour ton travail? JCdQ –» Ah rien du tout! Rien ne serait appréciable pour mes objets, ils n’apprécient pas, ce sont des objets. Non je ne sais pas, le plus appréciable pour eux serait que je les continue. Voilà ce qu’ils veulent, que je continue à les faire et à les aimer. Peut-être qu’ils se satisfont juste du fait d’être aimés, mais, même alors, il faudrait toujours continuer à les faire. On ne m’a pas encore vraiment dit de quoi mon travail pourrait le plus profiter, c’est difficile d’obtenir une conversation sérieuse à son sujet. Mais en tout cas, il ne faudrait jamais que je m’arrête, que je m’arrête de m’occuper de lui et d’en prendre soin. Mes objets ont besoin de mon affection, j’en suis certain. Moi, j’ai besoin de leur force et du soutien qu’ils peuvent me donner. Finalement, eux et moi, on veut les mêmes choses, donc on tend vers la même direction, nos besoins sont les mêmes. Mais si j’aime leur forme, je ne suis pas certain que de leur côté, je les attire aussi. Seulement, si je me mets à leur place, je pense que j’apprécierais toute forme d’attention, du moment que celui ou celle qui leur apporte est intelligent ou intelligente, quelle que soit la forme que prend cette attention, ça me suffirait. En tout cas, je suis sûr qu’ils ne peuvent ni se passer de mes sentiments, ni de mon système nerveux, ni de la façon dont mon cerveau fonctionne. ÉR –» Tu parles de réciprocité, vraiment? Comment communiques-tu avec tes objets alors et comment s’adressent-ils à toi? JCdQ –» La plupart du temps, je sens qu’ils me remarquent. Ils ne me regardent pas mais ils me voient. Quand je leur parle, ils ont l’air d’être au courant mais on parle rarement. Contrairement d’humain à humain, la communication vocale n’est pas ma méthode préférée. Je communique plutôt par la tête. Une communication fondée sur les vibrations et les sensations ressenties par nos différents sens et par le toucher. Il y a des points spéciaux que je cherche avec les doigts à leur surface, que j’appellerais des «oreilles», là, je ne sais pas comment je pourrais m’exprimer plus correctement pour dire les choses. Mais à d’autres moments, je pense qu’il y a beaucoup de projections mentales de ma part et je suis pleinement conscient que mes objets ne communiquent en aucune façon et qu’il s’agit uniquement d’une relation unilatérale. ÉR –» Tes réponses peuvent varier, apparemment, de la non-communication à une communication bidirectionnelle? JCdQ –» Pour être tout à fait honnête, la communication avec mes objets n’est pas possible. C’est un rêve ou un vœu profond que je suis plusieurs à avoir, mais, franchement, la réalité de notre contact dépend surtout de la qualité de ma communication avec les gens qui, d’une manière ou d’une autre, ont affaire à eux, comme toi par exemple en ce moment à La Galerie. Ou comme l’année dernière quand tu prenais soin de Charles Charles Charles2. Enfin, c’est vraiment difficile de décrire ce qui se passe avec mes objets quand ça arrive! Ce qui m’arrive en fait, c’est que ce sont eux qui m’arrivent, seulement eux. C’est comme si, malgré tout, on communiquait, par contact visuel et, quand je peux être près d’eux, en les touchant, en nous masturbant aussi, quand je les tiens. Et puis par

d’autres moyens comme la pensée, les souvenirs ou mes rêveries. Je pense beaucoup à mes objets, je regarde des photos, alors je leur parle. ÉR –» Verbalement? JCdQ –» Oui, oui, quand je suis seul avec eux, je leur parle à voix haute. Mais sinon, c’est surtout dans ma tête, c’est-à-dire que la plupart du temps, on communique principalement par télépathie alors qu’en même temps, je parle beaucoup à d’autres gens, comme à vous en ce moment, de ce que je leur dis et puis j’écris aussi ce que je voudrais leur dire, ou sur ce que je leur dis. Je rédige des textes, courts pour la plupart, comme des articles. J’ai créé un site web, Marcelle Alix a aussi le sien. Je les filme, j’ai fait des petites vidéos. Je les prends beaucoup en photo. Quand on est loin, à travers ces photos, c’est un peu comme si on était au téléphone. Enfin voilà, tout ça pour dire que je pense à eux continuellement. Peu importe où je suis, je me sens tout le temps lié à eux par un fil invisible. ÉR –» En plus de leurs œuvres, beaucoup de gens comme toi créent tout un apanage de représentations de ce qu’ils produisent. Ces créations peuvent être d’inspiration romantique mais toi, tu les considères aussi comme des supports érotiques, bien que beaucoup de personnes pourraient ne pas les reconnaître comme tels. Des représentations, comme tu viens de le dire, qui t’aideraient par exemple à pallier la distance qui te sépare de tes objets que tu aimes vraiment. Parfois, ces représentations font office de prolongements, mais elles peuvent aussi être différemment associées à tes objets, comme par un lien familial, peut-être affectif. À propos de certains objets, tu disais faire des modèles réduits de sections qui n’existaient pas encore et qui pourraient s’y greffer ultérieurement, comme des prothèses. Et toujours dans cette même conversation que nous avons eue pour préparer cette rencontre, tu me disais que tu les considérais plutôt comme des «enfants», entre guillemets, des enfants issus de votre relation. JCdQ –» Oui, c’est tout à fait ça. Différents raccords sont possibles, qui peuvent être filiaux et très profonds. Par ailleurs, si je regarde mon objet préféré, ou même rien qu’en y pensant, il y a quelque chose qui me désarçonne complètement. Et là, bien au contraire, même s’il est humanoïde, s’il ressemble à un humain, je ne m’imagine jamais ses organes internes. Je n’ai jamais imaginé à quoi il ressemblerait en dessous, à l’intérieur plutôt, si je l’ouvrais à nouveau. Donc je le vois toujours depuis l’extérieur, même dans mes fantasmes, je le regarde toujours à la surface. ÉR –» Quels sont les problèmes les plus pressants auxquels tu dois faire face, à la fois en tant qu’individu mais aussi dans tes relations avec ton travail? JCdQ –» Le manque de compréhension pour mes préférences de la part des membres de ma famille, au moins de certains d’entre eux. Mes difficultés à être social ou affectueux en public avec mes objets. Et souhaiter une compagnie humaine non sexuelle en plus de mes relations amoureuses à mes objets, c’est assez compliqué.


ÉR –» Le manque d’acceptation par les autres semble être une assez grande difficulté, est-ce que tu te sens… JCdQ –» J’aimerais que ma famille et le public m’acceptent, comme on le fait pour la majorité des homosexuels. ÉR –» Pour qu’on te comprenne bien, quelle est la chose la plus importante que tu dirais à quelqu’un sur tes relations avec tes objets? JCdQ –» Qu’ils sont réels. Qu’ils sont complexes. Qu’ils sont indépendants et qu’ils ne sont jamais là à la place d’autre chose. Qu’ils ne sont jamais le remplaçant de quelque chose d’autre. C’est un amour indépendant, pas une façon d’éviter les difficultés qui viendraient dans une relation entre-humaine. Cet amour-là a ses propres difficultés! ÉR –» Chacun a besoin d’une place dans la société humaine et même si tu ne veux pas avoir de relations sexuelles avec les humains, tu veux bien d’autres types de relations humaines. Peux-tu nous en dire plus sur la nature de ces relations et leur différence avec le type de relations que tu as avec tes objets? JCdQ –» Oui, oui, c’est important de clarifier les choses, j’aime bien les humains, j’ai besoin d’amis et d’un réseau social mais c’est juste que je ne les aime pas sexuellement. Alors que ma relation à mon travail comprend du sexe. Il faut qu’il y ait du sexe. ÉR –» Très bien. Si tu es d’accord, que tu es suffisamment à l’aise maintenant pour en parler, j’aimerais bien que l’on revienne sur ton intimité avec tes objets en explorant davantage son caractère sexuel et aborder la question du genre de tes objets. JCdQ –» Oui, je pense que l’on peut essayer.

JCdQ –» Je perçois Parfois, même sans transmettre. Quand à en développer un

ÉR –» Très bien. Est-ce que tu sens l’impression d’un genre particulier dans les objets qui t’attirent? le genre que l’objet veut que je ressente, en général. le sentir du tout, je détecte quel sexe l’objet veut me il ne communique rien, je pense qu’il me pousse, moi, spécifiquement pour lui.

ÉR –» D’accord. Et toi-même, as-tu une préférence de genre dans les objets? JCdQ –» Non, en très grande majorité, pas du tout. ÉR –» Votre intimité peut-elle inclure des comportements particuliers, à la place de ou en plus de désirs et de pratiques sexuelles? JCdQ –» Tu parles de sentiments spirituels? ÉR –» Par exemple, oui. JCdQ –» D’accord. Parfois, je ne suis pas satisfait sensuellement parlant, mais, pour moi, l’intimité n’est pas seulement limitée aux contacts sexuels au sens d’«activité». Elle comprend aussi des moments beaucoup plus passifs, ou même oisifs, que je passe simplement avec mes objets ou en leur présence. Rester avec eux, dans la même salle qu’eux, c’est déjà assez intense en termes d’énergie.

Ça consiste en une connexion spirituelle et corporelle très forte, très tendue, parfois perverse et très stimulante. On est très intimes, on passe beaucoup de temps ensemble mais je garde habituellement mon pantalon. On se limite à la bouche, je les embrasse, je les lèche, je les respire comme avec des cigarettes. Mais même en ayant ces habitudes, je me définirais quand même comme un «homme gay» qui, en plus de son partenaire sexuel humain, a des relations avec son travail. ÉR –» À quelle fréquence as-tu des rapports intimes avec tes objets de prédilection? JCdQ –» Dans les premiers jours, plusieurs fois par jour, à l’atelier et, quand je n’y suis pas, je me masturbe en dehors, c’est-à-dire sans la présence de mon travail. Mais à vrai dire, quand je l’ai avec moi, c’est tout le temps. ÉR –» Et avec tes autres objets, publics ou vendus? JCdQ –» C’est beaucoup plus rare et parfois c’est plus jamais. Avec certains objets, notre intimité a changé avec le temps, ou ce sont les conditions qui ont changé. Je dirais qu’on est intime au début sur une échelle de deux fois par semaine à une fois toutes les trois semaines, jusqu’à environ une fois par an. ÉR –» Il existe ainsi des limites à votre intimité telles que la distance, le manque de confidentialité ou de proximité… JCdQ –» Mon objet favori vit dans un musée, ce qui rend les choses plutôt difficiles. Il y a d’autres limites à ma vie privée, je ne vis pas seul à la maison et tous mes objets n’y rentreraient pas. À quelques occasions, j’ai accès au garage où, pendant la journée, je peux relativement être sûr d’être tranquille avec eux. ÉR –» Donc c’est là qu’il t’arrive de te masturber. JCdQ –» Oui. Quand il est à bonne distance de moi, je peux le faire, s’il ne l’est pas, en utilisant des photos, des reproductions… ÉR –» Oui mais tu m’as aussi répondu que cela ne t’arrivait jamais, justement. Cependant, il est difficile de dire si ce «jamais» signifiait aucune auto-stimulation sexuelle du tout, avec ou sans objet, ou simplement pas de stimulation sans objet ou ses images. JCdQ –» Oui, c’est parce que la façon dont tu formules cette question n’est pas très adéquate pour moi. Ce n’est pas pertinent. Elle biaise ma réalité, ce que tu prendrais le plus souvent pour de la masturbation équivaut pour moi à de réels rapports avec mes objets. Et donc, en effet, mes gestes sont ceux de la masturbation, au sens technique, mais pour moi, ce n’est pas du tout de l’auto-stimulation, on est plus nombreux que ça. Je ne fais jamais rien sans eux ou au moins sans l’une de leurs parties. ÉR –» Pour conclure, si elle existe, j’aimerais parler de ta sexualité avec les humains. As-tu des relations sexuelles avec d’autres êtres humains? JCdQ –» Je n’ai jamais considéré avoir une relation sexuelle avec des humains. Peut-être que je pourrais l’envisager un jour? Je n’en sais rien. Je n’ai eu de relations qu’avec des objets. J’ai essayé avec des humains, mais pas par choix, plutôt par conformisme et ça a été plutôt navrant. J’ai aussi essayé de tout rassembler, de le faire avec mon partenaire et mes objets ensemble, mais là aussi, ça a finalement échoué, puisque l’humain s’est rendu compte que mon plaisir venait beaucoup plus de mes objets que de lui. Mais mes réponses peuvent varier,


je pourrais me sentir assez à l’aise avec cette idée, jusqu’à être sexuellement intime avec un humain environ trois fois par mois. À un autre moment, j’éprouve des problèmes d’intégration, sensoriels et d’anxiété. Je suis conscient de mon attirance pour les objets, et je n’ai jamais envisagé d’avoir une relation sexuelle humaine, et je ne pense pas l’envisager un jour. ÉR –» Veux-tu ajouter une dernière chose? JCdQ –» Cela ne m’empêche pas d’avoir une vie heureuse, au contraire. Je suis indépendant et je peux passer tout le temps que je veux avec mon travail… C’est un avantage d’avoir quelque chose comme ça, toujours à ma disposition et qui m’attire autant, intellectuellement et physiquement.

1. Cf. Vanessa Desclaux, «Désirs, orientations, objets» in La Langue de ma bouche, journal de l’exposition, La Galerie CAC, Noisy-le-Sec, janvier 2018. 2. Dans l’exposition «Tes mains dans mes chaussures» en 2016 à La Galerie CAC, Noisy-le-Sec, Jean-Charles de Quillacq avait introduit des objets avec l’intention de les mettre en relation avec l’équipe du centre d’art et les curatrices, Émilie Renard et Vanessa Desclaux. Elles étaient invitées à reproduire les gestes de l’artiste en prenant soin de ses œuvres à travers l’action simple d’enduire quotidiennement et de cirer les trois sculptures tubulaires constituant l’œuvre Charles, Charles, Charles (2016).





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Ilan Michel

Michel Journiac «Rituel de transmutation» & Contaminations au présent

Michel Journiac, vue d’expo «Rituel de transmutation» & Contaminations au présent, Le Transpalette, Bourges © Pascal Vanneau

Michel Journiac, vue d’expo «Rituel de transmutation» & Contaminations au présent, Le Transpalette, Bourges © Pascal Vanneau

L’exposition du Transpalette est la seconde grande rétrospective de Michel Journiac depuis sa disparition en 1995. L’actualité de cet artiste tient à la fois à la galerie Christophe Gaillard, représentant l’estate depuis 2017, qui mène une campagne de documentation et de restauration de l’Œuvre, et à la nostalgie d’une époque marquée par un fort engagement politique1. Non chronologique, l’exposition observe 25 ans de pratique et invite à reconsidérer l’ensemble du travail à l’aune de ses ultimes formulations. Le parcours s’ouvre sur les 12 étapes du Rituel de transmutation du corps souffrant au corps transfiguré, effectuées par Michel Journiac de 1993 à 19952, constituant le cœur du projet d’exposition. Le premier étage accueille une sélection d’œuvres emblématiques des années 1970 tandis que le second réunit des documents inédits exhumés de l’atelier parisien, venant éclairer des facettes méconnues du travail de l’artiste: recueils de poésie, photomontages originaux, supports pédagogiques, projet de colloque «Les créateurs face au Sida» élaboré dans le cadre de ses activités d’enseignant3. Plusieurs ouvrages issus de sa bibliothèque sont présentés sous vitrine. Photocopies de couvertures et de pages annotées sont collées au mur, juxtaposées comme des indices sondant les sources intellectuelles de l’artiste. Ce parcours ascensionnel est accentué par les affiches du Référendum Journiac (1970), formant une frise dans la cour de la friche, scande l’espace jusqu’au sommet de l’ancienne usine où le dispositif électoral originel est «réactivé». En écho à la situation actuelle – très différente car l’artiste n’est plus un inconnu –, l’œuvre souligne la fonction des rituels dans le sentiment d’appartenance à un groupe. L’apparition du Sida le conduit à s’intéresser à l’exclusion de la communauté homosexuelle. L’essai de Susan Sontag, La Maladie comme métaphore/Le Sida et ses métaphores4,

29 présent dans l’exposition, analyse les fantasmes d’une maladie perçue comme le châtiment d’une sexualité déviante et d’une identité souillée. C’est l’affaire du sang contaminé révélée en 1992 qui le décide à accomplir ce Rituel de transmutation, hommage aux amis disparus, rétablissement du sacré face au libéralisme déréalisant. À la dispersion du fluide infecté, Journiac réagit par l’utilisation démultipliée de son propre sang. Les Billets de sang (1993) sont adressés à ses amis par voie postale avant d’être reproduits sous forme de planches (1995) recouvrant ici le mur d’entrée du rez-de-chaussée. Matérialisation de l’argent sale, c’est la reproduction mécanique des billets souillés qui est ici mise en avant. Lors de la Messe pour un Corps (Galerie Templon, 1969; Galerie Stadler, 1975), l’artiste communiait déjà avec le public sous la forme d’hosties de boudin réalisées avec son propre sang, rite communautaire parodique. Ses actions cherchent à atteindre chacun directement, sans intermédiaire. Les valeurs de partage et de fraternité, héritées de mai 68, s’opposent à l’individualisme dans lequel la consommation et la désinformation nous ont plongés. La 5e étape du Rituel de Transmutation occupe le revers de la cimaise d’ouverture, comme si la trace écarlate des billets de 100 francs frappait désormais le corps. Lors du Marquage, action de corps exclu (Centre Pompidou, 1983), l’artiste marque son bras d’un triangle au fer rouge. Le constat photographique (documentation de l’action) présente un gros plan sur la cicatrice dont la peau se dérobe, évoquant le triangle rose concentrationnaire. Le visage horschamp souligne la dimension générique d’un corps auquel chacun peut s’identifier. Esclavage consenti, l’action rappelle que «sans cesse la loi s’écrit sur les corps5». En 1993, il réitère le marquage en public à la galerie du collège Marcel Duchamp de Châteauroux. La mise en scène photographique d’Action de marquage au présent figure un buste de profil, comme celui d’un criminel. Le noir et blanc accentue la déréalisation de la blessure devenue signe. Un polaroid est aligné sur les deux autres clichés. Marqué au fer, il agit comme une image non faite de main d’homme. Cette propriété du médium intéresse Journiac


30 à cette époque, postulant une équivalence entre corps et support6. L’image développée instantanément manifeste le stigmate. Aussi la question de l’icône traverse-t-elle le travail de cet ancien séminariste. Face à la mort, la série du Rituel de transmutation fait évoluer la représentation vers un processus alchimique. Dispersant le sang sur de grands panneaux dorés à la feuille, convoquant l’iconographie byzantine, l’artiste met en scène une présence abstraite dont la plasticité relève de formes aléatoires qui cherchent à se cristalliser en signes. Neuf lingots de plomb et de cendres humaines, réalisés avec la poussière d’amis disparus, sont ici présentés sur une table, sous cloche en plexiglas. étrangement perdus dans le vaste rez-de-chaussée, les reliquaires procèdent de la série, de la série d’objets standardisés, marqués d’un triangle, sceau de l’exclusion. Dominant l’espace, un triptyque constitué de trois panneaux à la feuille d’or substitue au Christ une aura écarlate sous laquelle on croit deviner l’estompe d’un visage7. Deux silhouettes repliées sur elles-mêmes, photographies transférées sur toile, occupent les panneaux latéraux – trinité mise sur un plan d’égalité. Le travail trouve ici sa force quand l’officiant s’efface, que l’identification se brouille, pour que la rencontre advienne dans l’empreinte déposée par l’autre.

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Ilan Michel

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1. Les expositions concomitantes, Contre-cultures 1969-1989, l’esprit français, La maison rouge, Paris, ainsi que Michel Journiac, L’Action Photographique, Maison Européenne de la Photographie, Paris, sont à cet égard significatives. 2. Seule la Carte du sang, 1994, (Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg) n’a pu être présentée. 3. Michel Journiac enseigne à l’UFR d’arts plastiques de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, de 1972 à 1995. Il y fonde l’association Actes de Recherche sur l’Image du Corps (A.R.I.C.) en 1983 avec le critique F. Pluchard.

Michel Journiac, vue d’expo «Rituel de transmutation» & Contaminations au présent, Le Transpalette, Bourges © Pascal Vanneau

4. Susan Sontag, La maladie comme métaphore/Le sida et ses métaphores [«Illness as Metaphor & AIDS and Its Metaphors»], New York, Picador, 1989. Vincent Labaume, co-commissaire de l’exposition, a hérité d’une partie de la bibliothèque de l’artiste. 5. Michel De Certeau, «Des outils pour écrire le corps», Traverses, Paris, n° 14-15, avril 1979, p.3.

«Rituel de transmutation» & Contaminations au présent Michel Journiac Commissaires: Damien Sausset et Vincent Labaume Transpalette, Bourges 31 mars – 27 mai 2017

6. Propos tenus par l’artiste le 19 avril 1994. Michel Journiac, étape 3, interrogatoire du jeu d’échec de l’art et de la mort, étape 5, action de marquage au présent: août 1993, étape 9, géographie des errances, du vivre, du mourir et de la transmutation, Nantes, École régionale des beaux-arts de Nantes,Interlope, 1995, n.p. 7. Icône d’alliance, 1991-1993, douzième et dernière étape du Rituel de transmutation.

Michel Journiac, vue d’expo «Rituel de transmutation» & Contaminations au présent, Le Transpalette, Bourges © Pascal Vanneau


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Georgia René-Worms

Entretien avec Fabienne Audéoud Dans le cadre de sa nouvelle programmation La Salle de bains à Lyon a invité Fabienne Audéoud pour une exposition en trois «salles» successives, de décembre 2016 à mars 2017, sous le titre Le bien. Georgia René-Worms échange avec l‘artiste à propos du projet.

Fabienne Audéoud, Le bien exposition présentée à La Salle de bains, Lyon décembre 2016 – mars 2017

Vue d'exposition, Fabienne Audéoud, Le bien, salle 1, 2016, La Salle de bains © La Salle de bains

Georgia René-Worms –» Fabienne, j‘aimerais qu’ensemble nous revenions sur cette exposition que tu as présentée à La Salle de bains, une descente dans ce qu’étaient ces trois salles: Le bien, Le bien… ou pas, Le bien, voir(e) le très bien… Partant d’une réflexion sur le langage, tu y as envisagé le mot comme un virus autant moral que visuel, une injonction sociale positiviste qui s‘immisce jusque dans nos garde-robes. Il me semble que toi, tu te situes davantage dans cet interstice pour explorer un certain plaisir lié au goût et aux objets, tentant de te tenir le plus loin possible du jugement. Dans tes dernières pièces, on rencontre une communauté de femmes fantomatiques qui habite l’exposition où le vêtement et l‘accessoire de mode deviennent un énoncé, une sorte de parole incarnée. Peux-tu me parler de cette idée de faire chair? Fabienne Audéoud –» Envisager le mot comme virus implique l’idée que celui-ci «colonise» tout. Des boîtes alimentaires aux bouteilles de vin, des pulls aux sacs à main, tout parle. «Ça» s’adresse à ceux qui lisent, qui consomment et à ceux qui portent ces mots, ces phrases. Le bien fonctionne comme une sorte de condensé de ce type d’énoncé (sur les habits, sur la nourriture, la pub…) alors que le «No To Crucifixions», qui est brodé sur certaines des pièces, inverse la morale des pendentifs représentant une croix, instrument de torture. On peut y lire une référence à la fois aux notions bibliques du «mot fait chair» de la Genèse et de la «marque de la bête» de l’Apocalypse s’inscrivant sur ce qui se porte, comme le font beaucoup de marques de vêtements ou d’objets contemporains. Ce que j’essaie de faire, comme pour toutes mes créations, consiste à interpréter un «possible», un peu

33 comme un musicien jouerait une musique, parfois écrite, parfois improvisée. Il ne s’agit donc ni de questionner ni de montrer (qu’on sait)… GR-W —» Ça sent comment le bien? FA —» Cela devrait sentir bon… Bien bon… La collection des Parfums de pauvres que j’ai présentée dans la première salle regroupe environ quatre-vingt bouteilles de parfums bas de gamme achetées à moins de cinq euros dans des magasins des quartiers populaires du 18e arrondissement à Paris où j‘habite ou lors de voyages à l’étranger. Je les choisis pour leurs noms et en fonction de leurs prix. Si les parfums ont eu dans l’histoire des connotations religieuses et culturelles différentes, c’est surtout leur rôle contemporain qui est mis en exergue ici. Les parfums dits de «grandes marques» (souvent de designers de mode mais aussi de parfumeurs spécialisés) symbolisent une forme de luxe, de plaisir et de bien-être. Par les noms qu’ils affichent, ils fonctionnent comme des marqueurs sociaux et expriment, pour les créations récentes, soit un certain air du temps soit des notions sociologiques que le marketing considère comme fortes, signifiantes ou porteuses. Dans cette collection, les noms sont parfois tristes, ridicules, prétentieux, inadaptés, violents. Ici encore, c’est le mot «virus» qui est mis en scène, celui choisi par le marketing. Bien qu’il soit difficile de ne pas y lire une triste interprétation du marché du luxe pour celui des pauvres, on peut aussi y voir une sorte de poésie contemporaine, en relief et au mur. Je ne crois pas qu’un seul de ces parfums sente bon… Malheureusement. Ce sont des parfums de pauvres. GR-W —» Ça se porte comment? FA —» Comme on porte une charge (to carry) un vêtement ou un parfum (to wear), un message (to convey) ou un personnage à la scène ou à l’écran (to perform). Pour la première salle, j’ai présenté douze tenues, sur un triptyque qui a changé quatre fois pendant l’exposition, avec une série de vêtements retravaillés, constituée de costumes de performances, de tailleurs réalisés sur mesure à Dakar et de pièces vintages très spécifiques, que j’ai mises de côté depuis longtemps, sur lesquelles sont brodés des mots ou des énoncés: «Le bien», «No To Crucifixions».


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Expositions: critiques et entretiens

GR-W —» Les vidéos, sculptures et peintures que tu produis portent toutes en elles cette notion de performativité, récurrente dans ton travail. Peux-tu revenir là-dessus? FA —» Oui, je préfère penser en termes de situation de ce qui se joue (what is performed), plutôt qu’en termes de critique, de didactique ou d’illustration et ma recherche s’articule autour de la notion du «performatif» (au contraire de la performance et de la façon de faire exister certaines prises de positions féministes, politiques, sociologiques…) C’est toujours plus clownesque que dénonciateur. Il s‘agit d‘une approche très anglo-saxonne: je suis plus intéressée par ce qu’une oœuvre fait (autant au spectateur qu’à un contexte plus étendu) que par ce que l’artiste veut dire. Dans le cadre du projet avec La Salle de bains, j’ai aussi pris un grand plaisir à développer mon goût. J’ai choisi les vêtements pour leurs styles, leurs coupes, la qualité de leurs tissus et non pour symboliser des classes ou des tendances, même pour l’ensemble «Chanel» fait main et trouvé aux puces pour quelques euros. J’adore mon goût… et j’aime beaucoup percevoir chez les autres qu’ils aiment également le leur.

que d’un côté je n’arrivais pas à y croire sans y croire et que d’un autre côté, j’ai quand même fait en sorte de ne pas totalement haïr ma famille. Il s’agit de dire non aux idées et pas aux gens. Je me suis par la suite beaucoup intéressée à l’Islam, au texte du Coran et à la manière dont il «se porte», et plus récemment, aux théories du «care».

GR-W —» Dans la conférenceperformance que tu as donnée ppour la salle 2 sous le titre Le bien ou pas, tu explores la trahison du langage, quand il semble s’adresser à nous ouvertement alors qu’il s’agit plutôt de diriger l’interlocuteur vers un discours fermé-moraliste. À ce propos, la religion est une des thématiques récurrentes dans ton travail. Peux-tu me parler de ce rapport intransigeant à la croyance? FA —» J’espère que ce n’est pas intransigeant. Je suis née dans une secte protestante et j’ai dû dire «non»… Non à la façon dont on m’expliquait comment les hommes avaient été créés. Non, en tant que femme, je n’étais pas inférieure aux hommes parce qu’un dieu – qui avait écrit un livre où tout était dit, pour tout le monde et pour toujours, «le livre», «le texte», un dieu donc, m’avait faite sortir de la côte d’un homme pour lui tenir compagnie. Enfin, c’est plus compliqué que ça, mais mon «non» a dû être intransigeant, parce

GR-W —» Nous sommes chaque fois amenés à réfléchir sur la manière de porter et donc, de donner à voir. Dans Le bien, voir(e) le très bien…, tu as présenté deux pièces dont une série de foulards qui reprend en partie tes peintures et des images d‘archives d‘André Morain, des vues de vernissages des années 1970; et plus loin ce slideshow The Biggest Paintings Show-Ever, un millier de peintures depuis 1900… Plus une des tiennes. Peux-tu me parler de ton rapport à l‘exposition? FA —» Ma position d’artiste est souvent celle d’une musicienne: je joue quelque chose, un geste, une action. Je prends la responsabilité de ce que je «joue». Porter ce n’est pas donner à voir, c’est prendre la responsabilité de son discours. Nous n’étions pas toujours d’accord sur ce point avec La Salle de bains… Je ne sais pas ce qu’il y a à voir, je ne peux donc proposer que ma prise de position (comme pour la religion). Je n’ai surtout pas envie de montrer que «je sais». J’ai plutôt envie de créer un effet, celui d’un plaisir visuel qui correspond à la vulnérabilité, la tentative (qui se solde souvent par un échec chez moi) de comprendre, de parler, de peindre, de danser ou de rire.

Georgia René-Worms

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Vue d’exposition, Fabienne Audéoud, Le bien, salle 1, 2016, La Salle de bains © La Salle de bains

Vue d’exposition, Fabienne Audéoud, Le bien, voir(e) le très bien…, 2017, La Salle de bains © La Salle de bains


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Julien Zerbone

Capsule BioHARDCORE La Capsule BioHARDCORE, qui s’est posée du 13 mars au 1er avril 2017 à l’espace des Limbes de Saint-Étienne, s’incarne d’abord en un imaginaire mystique et païen, ensuite une voix, celle convulsive d’Antoine Boute, poète expérimental et «pornolettriste», enfin des corps, ceux de Chloé Schuiten, dessinatrice et sculptrice et de Clément Thiry, bricoleur et dormeur. Depuis deux ans, ceux-ci développent une pratique performative, volontiers festive, qui prend corps dans les marges et interstices que sont les bords des routes ou les forêts, pratique qu’ils qualifient de «BioHARDCORE».

Capsule bioHARDCORE, 26 mars 2017. Antoine Boute, Chloé Schuiten et Clément Thiry. photo Stéphane Degoutin

Capsule bioHARDCORE, 26 mars 2017. Antoine Boute, Chloé Schuiten et Clément Thiry. photo Stéphane Degoutin

Le concept est né de l’imagination d’Antoine Boute, qui évoque dans une lecture de 2016 le manifeste «En avant pour la révolution bioHARDCORE, manuel pratique pour, au niveau macropolitique, sauver la planète, en transformant toutes ces forêts et ces terrains vagues en états indépendants non anthropocentrés, et, au niveau micropolitique, faire tendre la vie humaine vers son niveau hardcore dur, animal, végétal, matériel, nucléaire1». «Révolution» est ici moins à entendre comme changement radical de régime politique que dans son sens originaire, revolutio, à savoir «retour du temps»: la Révolution BioHARDCORE c’est une involution, une régression spontanée ou provoquée de l’organisme à un état antérieur, un retour à l’état végétatif que revendique Chloé Schuiten: «le summum serait de ne plus rien faire, plus rien d’utile et de productif mais de me consacrer uniquement et totalement à n’être plus qu’un corps en ultra, juste et précise connexion avec son milieu2». À Saint-Étienne, le trio a tenté, deux semaines durant, de vivre et de se nourrir uniquement de ce que la ville recelait, de ce dont personne n’avait usage, des déchets entassés dans les terrains vagues, des mauvaises herbes, des feuilles mortes et des restes d’élagages, des rebuts alimentaires et des composts. Ils ont fait de l’espace des Limbes leur «camp de base» où ils dorment, produisent, cuisinent, un espace qu’ils aménagent au gré de leurs trouvailles, besoins, envies. Au centre de la première salle

37 s’élève une tornade de cartons, branchages, papiers et bouteilles en plastique; aux murs, on peut apprécier douze horoscopes «BioHARDCORE» écrits par Antoine Boute et illustrés par Chloé Schuiten, agrémentés d’étranges statuettes zodiacales que la jeune artiste réalise en miettes de pain cuites au four. Au fond, une salle est aménagée en «grotte», avec au sol des matelas en fagots de branchages; la troisième salle est dédiée aux activités vitales que sont le dessin, le récit des rêves et la cuisine. Au sol, on trouve une plaque électrique à côté de laquelle des déchets alimentaires découpés sont rangés soigneusement par nature, par couleur, par finesse, formant une palette d’un genre original; en face, Clément Thiry et Chloé Schuiten transcrivent et illustrent au moyen d’une encre noire faite de charbons glanés sur les crassiers de Couriot, leurs rêves de la nuit. On retrouve dans la Capsule BioHARDCORE ce que John Cage a qualifié d’expérimental, «non pas un acte destiné à être jugé en termes de succès ou d’échec, mais simplement un acte dont l’issue est inconnue3»: ici, il n’est pas d’autre objectif que l’expérience comprise comme processus, comme modification radicale des conditions et du mode de vie, tout y est subordonné, de l’aménagement de l’espace d’exposition à la production de nourriture, en passant par les pérégrinations dans la ville et les rencontres de fortune. Il est aussi expérimental puisque l’on ne saurait, pendant le temps de la résidence, discerner ce qui est de l’ordre du projet et ce qui ne l’est pas, ce qui est de l’ordre de la pratique artistique et ce qui est de l’ordre du projet de vie, du fonctionnement quotidien: «ce qui constitue l’expérience (…) c’est de ne savoir à aucun moment comment qualifier ce que l’on fait. Aujourd’hui, nous pouvons dire que l’art expérimental est cet acte ou cette idée dont le statut artistique doit toujours être mis en doute. Et cela vaut non seulement pour tout compagnon de jeu de «l’artiste» mais plus encore pour «l’artiste» lui-même.4» Comment qualifier cette expérience? Elle nous semble d’abord être une fuite à l’intérieur même des interstices du tissu urbain, des lois, des normes et du capitalisme, avec


38 pour armes, entre autres, la récupération et l’usage des déchets, le bricolage de vêtements, d’abris de fortune ou de recettes de cuisine. Elle est aussi une forme d’ensauvagement dont on retrouve les marques dans le rapport des artistes au sol, au végétal, omniprésent dans l’exposition, dans l’importance qu’ils accordent à la forêt – le soir du vernissage, les artistes ont convié les derniers éveillés à marcher sur des braises dans le jardin des plantes de Saint-Étienne – et à l’animalité. C’est enfin une expérience que nous qualifierions de romantique: en témoignent l’importance qu’accorde Clément Thiry au rêve et au sommeil, l’intérêt marqué de Chloé Schuiten pour les gloses mystiques et les symboles, le caractère volontiers insurrectionnel de la poésie d’Antoine Boute, l’omniprésence dans leurs discours d’une nature chaotique toute puissante, remède à la civilisation. La révolution BioHARDCORE est avant tout une fête: Antoine Boute, Chloé Schuiten et Clément Thiry s’engouffrent et se baignent allégrement dans la merde dont le monde abonde, font corps avec cette masse – ce peuple – qui déborde et submerge le capitalisme lui-même, font corps avec l’insurrection permanente qui gronde en son sein. On en regrette cependant le caractère localisé, temporaire et partiel – aux Limbes, l’eau, l’électricité, Internet, la lumière n’ont jamais été coupés –, le caractère symbolique aussi. Dans l’ambiguïté entretenue entre poétique et politique, entre discours et pratique réside tout à la fois le danger et la richesse de la démarche du collectif: on aime à imaginer cette fiction en acte, cette poétique de l’excès coloniser progressivement le réel, à chercher dans le monde même les signes de la révolution BioHARDCORE; on craint cependant d’en voir le périmètre strictement limité à la sphère artistique. Quoiqu’il en soit, la Capsule BioHARDCORE, expérimentale et générale, n’est qu’une phase d’un processus dont nous suivrons attentivement les prochaines expérimentations.

Expositions: critiques et entretiens

Julien Zerbone

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Capsule BioHARDCORE Antoine Boute, Chloé Schuiten et Clément Thiry Les Limbes, Saint-Étienne 13 mars – 1 avril 2017

1. Lecture réalisée dans le cadre du festival Transport/ e-festival au Mutualab de Lille le 19 mars 2016: https://www.youtube.com/ watch?v=ix8Af3moTGw 2. Chloé Schuiten, «Il y a des territoires interdits aux humains. Enfin rien n’est vraiment interdit dans les faits les humains n’osent pas y aller», http://www.64page. com/2017/01/28/ chloe-schuiten-il-y-ades-territoiresinterdit-aux-humainsenfin-rien-nestvraiment-interdit-maisdans-les-faits-aucunhumain-nose-y-aller/ 3. John Cage, Silence, conférences et écrits, Hors limite, Paris, 2003, p.95. 4. Allan Kapprow, «Just doing», in Proteus n.0, avril 2010, p.56

Capsule bioHARDCORE, 24 mars 2017. Antoine Boute, Chloé Schuiten et Clément Thiry. photo: Chloé Schuiten et Clément Thiry


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Yoann Gourmel

Entretien avec Pedro Barateiro

Dancing in the Studio Pedro Barateiro Néon, Lyon 10 février – 15 avril 2017

Vue de l’exposition, Pedro Barateiro, Dancing in the Studio, 2017, Néon, Lyon Photo: Anne Simonnot/Néon.

Le travail de Pedro Barateiro (né en 1979 à Almada, Portugal, vit et travaille à Lisbonne) offre une vision de l’état de la culture occidentale à l’ère du capitalisme tardif: il aborde notamment la façon dont les structures économiques façonnent et se nourrissent de notre vie quotidienne, nos comportements, notre vocabulaire et nos imaginaires. À partir d’images tirées de la culture populaire, de faits historiques, de textes littéraires et théoriques ou encore d’objets glanés dans différents contextes, Pedro Barateiro sonde les relations et la circulation entre la politique et la fiction, l’oralité et l’écriture, le corps et le corps politique, inscrivant ses œuvres dans une lecture critique des récits néocoloniaux et des effets de la globalisation. Il revient dans cet entretien sur son exposition Dancing in the Studio qui s’est tenue à l’espace d’art contemporain Néon, à Lyon, du 10 février au 15 avril 2017. Yoann Gourmel –» Pourrais-tu, pour commencer, revenir sur le titre de cette exposition? Pedro Barateiro –» Dancing in the studio est le titre d’une œuvre de 2015 que j’ai par la suite intégrée à un groupe de sept panneaux photographiques intitulé Dancing in the Studio (Protest) présenté dans une exposition réalisée avec l’auteure et poétesse Quinn Latimer en 2016 à REDCAT à Los Angeles. Les images ont été prises il y a quelques années lorsque je travaillais dans un atelier situé sur l’Avenida da Liberdade à Lisbonne. De grandes bandes de linoléum noir recouvraient le sol de l’une des pièces et un jour, sans trop y penser, j’ai commencé à les peindre avec de la peinture acrylique blanche. Après avoir recouvert toute la surface, environ quatre mètres par cinq, j’ai ressenti le besoin de marcher dessus et j’ai commencé à effectuer des mouvements de danse désordonnés sur la surface peinte. Cela n’a duré que deux minutes mais c’était vraiment intense. J’avais un peu le tournis. Mes baskets étaient recouvertes de peinture. Je me suis écarté et j’ai regardé ce sol tandis que la peinture séchait. J’ai alors pris mon téléphone et fait quelques photos de l’ensemble et de quelques

41 détails. Les sept photographies de détails sont celles qui sont utilisées dans Dancing in the Studio (Protest). Elles témoignent d’une action réalisée autour de novembre 2013. À ce moment-là, à Lisbonne, les manifestations contre l’austérité étaient fréquentes et certaines d’entre elles passaient par l’Avenida da Liberdade. YG —» Cette œuvre souligne la relation entre un individu, un corps menant une action dans un espace privé (peindre/danser dans l’atelier) et le corps politique ou l’action collective dans l’espace public (les manifestations dans la rue). Comment entrait-elle en dialogue avec les autres pièces présentées à Néon? PB —» Cette pièce occupait l’espace central de l’exposition du fait de ses dimensions, mais c’était délibéré. La relation avec les fenêtres était importante à souligner. Mon idée consistait à présenter une grande œuvre dans un espace assez réduit pour donner la sensation de tester les limites physiques de l’espace. Dancing in the Studio (Protest) adresse ce besoin d’agir au sein d’un espace défini et la nécessité d’aller au-delà. Les tirages au mur contrastaient avec le parquet en bois et en même temps, celui-ci donnait l’impression au visiteur d’être dans une salle de répétition, un studio de danse. La mise en relation de la pratique d’un corps individuel avec le collectif ou le groupe était primordiale dans cette pièce et cette exposition. C’était le cas dans d’autres œuvres présentées comme Prova de Resistência (Endurance Test) (2012), mais aussi dans une nouvelle pièce intitulée Relaxed Systems (2017), qui est une des premières œuvres d’un nouvel ensemble dans lequel j’utilise des découpes de lettres peintes sur de la toile que j’accroche à différents objets ou à des structures métalliques. À Néon, j’ai utilisé un cintre en métal que j’ai trouvé sur place. YG —» De quelle façon ce nouvel ensemble s’articule-t-il à la question de l’individu face au collectif? PB —» Décider quel mot utiliser dans ces nouvelles pièces a été très compliqué. J’ai employé des termes comme Data, Systems, Economy, Algorithm qui représentent une sorte de structure immatérielle qui fait


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Expositions: critiques et entretiens

Yoann Gourmel

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partie de notre vie quotidienne. Ces mots incarnent quelque chose de structurel et d’invisible auquel nous sommes forcés de nous ajuster. Ces œuvres reflètent également l’importance grandissante des mots dans nos systèmes communicationnels, c’est-à-dire, dans la façon dont le capital et les grandes entreprises tirent profit de nos échanges en ligne. Je pense souvent à la vie et au travail d’Aaron Swartz et à son combat pour un accès libre à l’information. Son travail et sa façon d’envisager la production de la connaissance aujourd’hui m’ont inspiré.

Pedro Barateiro, Rumour Workers Hat et Change the Algorithm, images issue du tumblr The Sad Savages, 2012-..., impression numérique, photo: Anne Simonnot / Néon, 2017.


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Expositions: critiques et entretiens

Leïla Couradin

Le monde ou rien Le monde ou rien, présenté au GAC Annonay, est le troisième volet d’une série d’expositions collectives éponyme. Les deux premières occurrences de celle-ci ont été présentées à l’espace Madoura de Vallauris, puis à la galerie Circonstance de Nice. Le slogan/titre Le monde ou rien, aussi évocateur que poétique, scandé pendant les manifestations «nuit debout» – rassemblement citoyen symbolique d’une convergence des luttes sociales – donne le ton. Le texte d’intention commun à chacun des chapitres de cette exposition se présente comme un véritable manifeste révolutionnaire. L’art s’y voit recouvrer une valeur d’usage, dans une société dite «fragmentée», où il serait à même de «recréer du lien». Pourtant, au GAC Annonay, les œuvres encadrées trônent au-dessus des cheminées d’un intérieur archétypal d’une élite culturelle, un appartement bourgeois.

Vue d'exposition, Le monde ou rien, 2017, Gac Annonay, Photo: GAC Annonay

Au sein du texte des commissaires, la référence aux situationnistes étonne, quand le caractère éminemment formel de certaines productions plastiques exposées contredit l’objet même de leur projet: la disparition des œuvres et des artistes et donc l’effacement de la frontière entre l’art et la vie. Aussi, tout au long de l’exposition, faudra-t-il mettre à distance pour un temps le discours afin d’appréhender sensiblement ce parcours jalonné de portraits et d’autoportraits qui positionnent sans cesse le visiteur dans de troublants face-à-face. Avant même la référence politique parfois littérale [les portraits de Marine Le Pen et de Jacques Chirac en marqueterie de Karim Ghelloussi notamment (Sans-titre, 2017)], l’omniprésence du corps s’impose comme l’un des points de convergence des œuvres exposées.

Karim Ghelloussi Sans-titre, 2017, chutes de bois. Photo: GAC Annonay

Dès la première salle, un portrait issu de la série des Poussières de Florent Mattei réserve au visiteur un accueil théâtral. La pose est frontale, figée, indifférente à la fine pellicule de poussière blanche qui recouvre le visage comme le corps du sujet. On connait de Mattei les mises en scène photographiques inspirées d’images journalistiques de guerre, mais dans cette série,

45 pas de poussière sur les corps d’enfants extirpés de supposés décombres ni sur les visages tordus de douleur des mères en pleurs. La poussière s’est déposée à retardement sur d’autres victimes. Les dessins de Jean-Luc Blanc qui empruntent leurs sujets au cinéma de série B s’adressent d’une autre manière à notre inconscient collectif. Ces images familières qui nous atteignent sans discours ni message prescrit laissent un peu de place à la polysémie. Le texte dans la peinture de Sandra Lecoq (H de guerre, 2008), déchiffré syllabe après syllabe, se révèle être un flot discontinu d’insultes dont les caractères typographiques minutieusement tracés ont été coloriés dans un souci de précision que l’on prête non sans misogynie aux petites filles. Féministe engagée, l’artiste investit le champ de l’art comme un champ de bataille à l’aide d’armes qualifiées de féminines: étoffes cousues, fourrures ou crochets. Si Sandra Lecoq comme Noël Dolla avec ses portraits des Sales cons (2016) et Valentina Traianova avec sa pièce sonore UOOOOooooOO (2015) utilisent le texte comme mode d’adresse frontal, une lecture politique ne saurait faire oublier la complexité de leur poésie. Celle-ci fait à nouveau surface dans les maquettes en papier de Mengzhi Zheng, aussi méticuleusement réalisées que potentiellement éphémères, qui nous invitent à questionner notre rapport à l’espace comme lieu de projection mental (série des Maquettes abandonnées, 2017). Cette exposition collective se place donc dans le sillage de nombreuses propositions se voulant «engagées» mais ne parvenant toutefois pas à dépasser leur cadre et qui deviennent, dans le contexte actuel et à leur insu, politiquement correctes. Les productions plastiques, d’une grande diversité, sont parfois écrasées par ce propos théorique qui tend vers une politisation systématique du regard, quand ces dernières portent déjà en elles-mêmes critique, réflexion et subversion: elles détiennent toutes ces qualités poétiques n’ayant que faire d’un apport discursif pour surgir.

Le monde ou rien Commissaire: Florence Farrugia GAC Annonay 16 juin – 6 août 2017


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Expositions: critiques et entretiens

Josselin Vidalenc

Parleurs du ventre et autres ventriloques

Cas de Figures Julie Sas Art3, Valence 14 septembre – 11 novembre 2017

Cas de figures de Julie Sas, c’est une scène qui prend place à art3. On y accède après avoir traversé un premier espace d’accueil et en descendant trois marches. Les murs y sont blancs, le sol est recouvert de carrelage également blanc. La scène se compose de quatre rideaux suspendus en forme de cylindres de soixante centimètres de diamètre. Ces rideaux, accrochés au plafond, tombent jusqu’au sol en formant de larges plis. Sur ces rideaux, d’autres rideaux sont peints, tombant eux aussi jusqu’au sol en formant des plis aussi larges, dessinant des jeux d’ombres portées. À intervalles irréguliers, des sons, dont les sources sont cachées à l’intérieur des rideaux circulaires, résonnent dans l’espace pendant quelques secondes. Ce sont quatre voix relatives à chaque rideau qui énoncent parfois seules, parfois de concert, des semblants de mots anglais dont on ne distingue pas précisément le sens, ni une quelconque construction de phrase. Des témoignages rapportent depuis l’antiquité que pour prédire l’avenir ou faire entendre les voix d’entités insaisissables, des personnes appelées engastrimythes ou ventriloques parlent avec leur ventre. Il y a des ventres qui parlent. Et il y a des ventres qui dialoguent. Et il y a des ventres qui articulent. Et il y a des ventres qui énoncent. Et il y a des ventres qui prononcent. Et il y a des ventres qui dictent. Et il y a des ventres qui clament. Et il y a des ventres qui radotent. Et il y a des ventres qui bavardent. Et il y a des ventres qui baratinent. On ne sait jamais d’où vient le son de la voix. ? Qui? parle? Quoi? parle? Qui? est? parlé? Par? qui? Qui? fait? dire? quoi? Pourquoi?

Vue d'exposition, Julie Sas, Cas de figures, 2017, installation sonore composée de rideaux peints, de sons, dimensions variables. Photo Thierry Chassepoux

Julie Sas interroge depuis quelques années, les pratiques de l’anonymat, les formes d’invisibilité, de secret, de discrétion ou encore de silence, dans les sphères artistique, littéraire, musicale et politique. Ces pratiques soulèvent autant les questions d’identité, de mode d’énonciation, d’oralité et semblent

47 être la matière principale de cette exposition. Mais quelle est l’origine des voix? Une autre voix, celle de la médiation de cette exposition, mais aussi un livret remis au visiteur à sa sortie l’informe qu’elles sont celles d’une communauté d’individus basée en Irlande, qui se réunit via un chat crypté sur internet, pour tenter de retranscrire le langage du monologue intérieur (le fait de se parler à soi-même). Julie Sas me révèle cependant lors d’un rendez-vous pris quelques jours après ma visite, qu’elle a construit l’exposition en différents niveaux de duperie. Premier niveau: les trompel’œil de rideaux peints sur les rideaux. Les deux autres niveaux, plus difficiles à déceler, sont l’artificialité des voix entendues et le caractère fictionnel de la communauté d’individus irlandais. Cette fiction a été inventée en soumettant les fichiers sonores à quelques personnes sans leur en indiquer la nature ni l’origine et en leur demandant de les imaginer. Elle masque ainsi la véritable provenance des voix issues d’une série de très courts fichiers sonores disponibles sur internet et produits par l’entreprise Google Deepmind qui développe une intelligence artificielle capable de prononcer des mots qu’elle invente et qui ressemblent à de vrais mots. Julie use des procédés des ventriloques puisqu’elle dissocie de sa source l’information reçue par le spectateur. Elle interroge ainsi les modalités d’existence d’un simulacre tout comme l’énonciation d’une soi-disant vérité et sa proposition revêt alors une dimension hautement politique. On sait les apparences parfois pernicieuses qui servent tel discours ou projet de domination. La ventriloquie apparaît alors être un outil paradoxal, capable de révéler autant que cacher ce qui existe.


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Expositions: critiques et entretiens

Marina James-Appel

En Crue – 90 ans de Moly-Sabata

vue d'exposition, En crue, 2017, Moly-Sabata-Fondation Albert Gleizes, Sablons. Photo: Moly-Sabata.

Sous les fenêtres de Moly-Sabata, le Rhône sort parfois de son lit, il recouvre les quais, pousse les portes des maisons et s’aventure jusqu’aux champs qu’il irrigue. Puis se retire, laissant des terrains humides et des vestiges terreux, marquant durablement les lieux comme en témoignent les échelles de mesure, encore clouées ici et là, en bord de rive. En écho à ces mouvements fertiles se tient à l’automne 2017, l’exposition anniversaire des 90 ans de la plus ancienne résidence d’artistes en activité en France, En crue. Douze anciens résidents y tracent les contours mouvants d’un espace de transmission et de création dont l’histoire explore la porosité des frontières qui séparent les œuvres d’art des objets usuels. Robert Pouyaud, Anne Dangar et Lucie Deveyle prennent part à un premier palier, Jean-Claude Libert, Geneviève de Cissey, Claude Famechon et Gilka Beclu-Geoffray à un second, Thomas Bayrle, Joséphine Halvorson, Caroline Achaintre, Charlotte Denamur et Romain Vicari au plus récent. Moly-Sabata serait-elle une de ces résidences-implantation1 où un «genius loci», esprit du lieu, influencerait la création? Très vite, on croit volontiers qu’il puise sa force dans les sols de la vallée et règle ses apparitions au rythme de l’eau. Loin de toute visée rétrospective, didactique ou exhaustive, les commissaires Joël Riff et Patrice Béghain font en effet le choix judicieux d’une sélection vivante déployée selon un schéma narratif né du relief alentour, filant la métaphore fluviale. Chaque salle explore ainsi une tonalité différente de l’histoire du lieu. Moly-Sabata la flamboyante ouvre la marche, viennent ensuite la fertile, la rustique, la domestique, la solennelle et la sereine. Maintenues néanmoins en arrière-plan de la scénographie, ces tonalités n’impliquent pas vraiment de thématiques, convoquant bien plus des ambiances que des unités d’enjeux. Mieux encore, elles ne cessent de déborder, coulant insidieusement d’un espace à un autre.

vue d'exposition, En crue, 2017, Moly-Sabata-Fondation Albert Gleizes, Sablons. Photo: Moly-Sabata.

À peine entrés, nous sommes ainsi pris dans les couleurs vibrantes de Lunatique (2017) de Charlotte Denamur,

49 peinture suspendue qui occupe l’espace et le perturbe. En résidence l’été dernier, l'artiste a déployé ses toiles dans l’architecture comme sur un châssis, masquant une fenêtre ou signalant sa présence à des kilomètres lorsqu’elle est intervenue en extérieur, interférant avec l’ordre des choses comme l’aurait fait l’irruption d’un fleuve coloré. Moins flamboyants, de petits objets aux nuances de bleu, brun ou rose sont signés de l’acronyme MSD: Moly-Sabata Dangar… Ces poteries utilitaires, créées entre 1930 et 1951 par Anne Dangar, pilier de l’esprit du lieu, illustrent le cubisme rustique2, synthèse des avant-gardes et de la vie rurale, qu’elle y développe. Les enseignements formels et théoriques d’Albert Gleizes, co-fondateur de la résidence, s’inscrivent ici sur plusieurs ustensiles domestiques. Plus loin, les couleurs vives ont débordé, piégées dans les résines de Romain Vicari. Invité à concevoir les supports de présentation de l’exposition, l’artiste réalise des structures qui en sont le «liant». Moly-Sabata la fertile voit ainsi se déployer une installation imposante, à la fois œuvre et dispositif scénographique, allant parfois jusqu’à l’enlisement tant elles colonisent l’espace et imposent des distances. Moly-Sabata la rustique y échappe à son tour. Tissée en 1950, une robe de Lucie Deveyle, autre figure déterminante de l’esprit du lieu, y avoisine l’impressionnant Brutus (2016) de Caroline Achaintre. Plus loin, ses chasubles de laine sont trois vêtements au statut oscillant. Déployés sur les lignes et les courbes métalliques des Dancing Days (2017) de Romain Vicari, ils révèlent leur beauté simple. Ces tissages, tantôt mis en valeur par des structures-œuvres, tantôt déposés sur un coin de table comme cette robe tout juste ôtée, interrogent l’ampleur de ces oscillations. Le paysage d’évènements3 que nous visitons révèle ses reliefs les plus saillants avec les œuvres de Caroline Achaintre. Mises en regard des poteries sombres de Jean-Claude Libert et des vases de Geneviève de Cissey dans la pièce majeure de l’exposition, les «monstres sympathiques» qu’elle convoque accentuent les ruptures esthétiques de l’histoire récente de


50 la céramique. Mollon, Shelleybag ou Susisue (2017) apparaissent ici comme des présences informes, renversant le concept de vase et la fonction du contenant. Les embouchures deviennent des socles et la matière-même se dérobe: coupée en franges, elle s’affaisse en une pieuvre de papier ou miroite comme une mue de serpent. Le tout est posé sur le mobilier de jeune fille de Juliette Roche, savamment rassemblé au centre de la pièce comme pour échapper à une lente montée des eaux fictive, rappelant s’il le faut, combien la céramique contemporaine s’est émancipée de la dimension utilitaire.

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Marina James-Appel

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En crue Commissaires: Patrice Béghain et Joël Riff Moly-Sabata – Fondation Albert Gleizes, Sablons 16 septembre – 29 octobre 2017

Au fil de notre parcours, nous croisons plusieurs réinterprétations d’œuvres d’Albert Gleizes, sous forme de pochoir, avec Robert Pouyaud, ou de canevas, avec Gilka Beclu-Geoffray. En 2017, lorsque Joséphine Halvorson se tourne, pour sa part, vers la grille de l’atelier d’Anne Dangar et les échelles de mesure du Rhône pour en reproduire des détails en peinture, nous ne pouvons qu’être sensibles aux processus de transmission, d’imitation et de réappropriation toujours à l’œuvre à Moly-Sabata. Échelle Rhône (2017) est sans doute, à ce titre, une des œuvres les plus représentatives de l’exposition, où cohabitent le passé et le présent de la résidence. Le geste rapide et le cadrage serré y induisent une fragmentation à la fois sensible et quasi-photographique du motif, interrogeant ici l’emprise exercée par notre société actuelle, une société de l’image, sur le regard porté aujourd’hui vers les objets usuels.

vue d'exposition, En crue, 2017, Moly-Sabata-Fondation Albert Gleizes, Sablons. Photo: Moly-Sabata.

En te souhaitant, genius loci, de nombreuses crues à venir.

1. Sylvie Le Clech «Un panorama des résidences d’artistes: le point de vue ministériel», in La résidence d’artiste, PUFR, Tours, 2016 2. Bruce Adams, Rustic Cubism: Anne Dangar and the Art Colony at Moly-Sabata, UCP, Chicago, 2004 3. Paul Virilio, Un paysage d’évènements, Galilée, Paris, 1996.

vue d'exposition, En crue, 2017, Moly-Sabata-Fondation Albert Gleizes, Sablons. Photo: Moly-Sabata.


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Elsa Vettier

Gyan Panchal Rompre l’orbe Dans une heure c’est fini, on ne verra plus rien. Trois heures de l’après-midi seulement, mais la nuit tombe tôt sur la vallée de la Graine et il n’y a pas d’éclairage électrique à cet étage du château. Déjà les sculptures deviennent des ombres suspendues à la charpente, prêtes à s’enfoncer dans l’obscurité. Dans une heure on fermera la salle et elles iront se coucher avec les poules. C’est comme une partition; dans la nef, une portée où se succèdent des notes ou des temps dont la hauteur et la position dans l’espace semblent avoir été réglées pour produire un son particulier ou un silence plus ou moins appuyé. Elles s’intitulent la robe, le berceau, le cœur, le frai, la gelée, la lie et le noyau. La lie, c’est aussi une image qu’elles pourraient composer ensemble, comme un dépôt de matière au fond d’un verre de vin, un rebut qui resterait en suspension. Les éléments qui composent les sculptures, pendus en différents endroits de la charpente, reposant en d’autres points du plancher ou des poutres, on les identifie progressivement. Habituellement, ils gisent aux abords des exploitations agricoles, sur le bas-côté de la route, dans le lit des rivières. Il y a notamment un silo, dont on n’aperçoit d’abord qu’une moitié béante, un vêtement de travail agricole retroussé et pendu par la jambe ou encore un casque de vélo dont il ne reste que la couche de polystyrène. On parvient à reconnaître ces choses malgré leur apparence légèrement transformée, morcelée. Après quelques actions de ponçage et de découpe, elles sont en réalité devenues des peaux. Une membrane plastique translucide légèrement jaunie pour les morceaux de silo vide, un derme plus épais et rose qui fait ressembler cette bouée découpée à un cœur ouvert traversé par une épaisse artère caoutchouteuse. Comme les mues de couleuvre que l’on trouve au bord des chemins, lorsqu’on les regarde à la lumière, on peut presque voir au travers.

Vue d’exposition, Gyan Panchal, Rompre l'orbe, 2017, Musée d'art contemporain de Rochechouart. Photo: Aurélien Mole. Courtesy Gyan Panchal et Galerie Marcelle Alix.

Autrefois, selon qu’ils servaient de réservoir à grains ou de combinaison de protection, ces objets habitaient l’interface entre ce que l’on appelle nature et ceux qui l’ensemencent, la traitent, la composent. Ces outils

53 agricoles, finalement délaissés, ont été recomposés à leur tour et ils ne subsistent dans l’exposition qu’au contact d’une faune et d’une flore d’imitation. Ainsi le poisson qui pique la mousse de la planche est factice, la pomme qui repose au fond du silo est en plastique, le poussin en peluche. Comme si l’artiste, qui, avant d’installer son atelier dans la campagne limousine, utilisait davantage de matériaux prélevés dans la nature (bois, pistil, coquilles), n’avait découvert dans la région que des faux. Au sein de ces nouvelles pièces en tout cas, Gyan Panchal semble avoir inversé les proportions entre matières naturelles et plastiques que l’on observait dans ses précédents travaux et permuté les rôles de contenant et de contenu. On se souvient de sculptures où la nature se faisait plus volontiers support, comme cette huître qui servait de contenant à des billes de polymère (Sans Titre, 2008). À Rochechouart, contre une poutre, ce sont quelques graines de maïs qui se serrent au creux d’une fausse fourrure jaune. Sans que je ne sache immédiatement pourquoi, cette réunion silencieuse d’objets parmi lesquels on rencontre assez rapidement une sculpture intitulée le berceau m’évoque un souvenir du musée des arts et traditions populaires, une vitrine conçue par Georges-Henri Rivière intitulée Du berceau à la tombe. Reposant sur les écrits de l’ethnologue Arnold Van Gennep au sujet des rites de passage, la vitrine présentait une série d’objets en leur qualité d’adjuvants et de symboles du passage d’un âge à un autre. Le bonnet de nourrisson tricoté, les assiettes et les cuillères suspendues par des fils de nylon dessinaient alors la parabole d’une existence rurale ordinaire. Le folklore de ces objets n’est évidemment pas ce qui me fait les mentionner ici, tant il est absent du travail de l'artiste. Mais je repense à l’idée d’un cycle dans lequel les choses sont enchâssées. Quittant une chaîne de production, les objets glanés par l’artiste semblent évoluer dans un temps scandé non pas par des rites mais par des rythmes de passage. Ramassés, laissés un temps à l’indifférence de l’atelier avant d’être touchés, découpés ou agencés, ils passent lentement d’un statut à un autre. La solidité de leur nom glisse, ils deviennent des états


54 météorologiques, des organes reliés à un tout. Ainsi, le silo ganté devient le cœur, la bouée la gelée, la chose oubliée une œuvre.

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Elsa Vettier

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Rompre l’orbe Gyan Panchal Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart 7 octobre – 17 décembre 2017

Et la course du soleil qui l’amène à traverser pendant quelques heures les vitraux de la salle et à modifier les couleurs et les surfaces des sculptures leur imprimera à son tour un autre rythme, des transitions cycliques. Dans une heure on ne verra plus rien et demain lorsqu’il fera jour il faudra tenter de rompre l’orbe à nouveau, frayer dans l’atelier, retrousser les fossés.

Vue d’exposition, Gyan Panchal, Rompre l'orbe, 2017, Musée d'art contemporain de Rochechouart. Photo: Aurélien Mole. Courtesy Gyan Panchal et Galerie Marcelle Alix.


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Jill Gasparina

Sirène et Sirènes de Suzanne Husky Il est difficile de ne pas être interloqué à la découverte du monde des sirènes professionnelles. Pour ma part, l’idée même qu’il existe une activité de ce genre est susceptible de me redonner foi en l’espèce humaine. Pas parce que que les sirènes sont tellement belles que nous devrions absolument les célébrer, mais parce que leur existence est le signe que la fiction continue de jouer un rôle puissant dans la vie de certains, et ce, en dépit de toutes les injonctions à plus de pragmatisme, plus de rationalité et plus d’esprit de sérieux, qui pleuvent en continu sur nos têtes comme une cascade radioactive, ou un flux RSS.

Suzanne Husky, Sirène et Sirènes, 2017, vidéo, 27 min, production du Centre international d’art et du paysage de Vassivière. Courtesy Suzanne Husky

Souvenons-nous d’Ursula le Guin, qui se demandait en 1974 pourquoi les américains avaient peur des dragons et plus largement du genre littéraire de la fantasy1, et qui remarquait qu’il s’agissait en fait d’une position anti-fiction, le plus souvent doublée de sexisme. Transposant sa question au film Sirène et Sirènes de Suzanne Husky, nous pourrions nous demander aujourd’hui: «Qui a peur des sirènes?». La réponse serait cependant la même. Il est toujours possible de balayer d’un revers de la main le mermaiding, cette pratique qui se développe un peu partout dans le monde (même en France2) et qui consiste à se déguiser en sirène, soit professionnellement, soit de manière récréative, en décrétant que l’on préfère vivre dans «le monde réel»3 (en passant, il faudra que quelqu’un songe un jour à nous expliquer ce que c’est que «le monde réel»). Mais à la vision du film, et à l’écoute de Rachel, une sirène professionnelle sur laquelle le film se concentre, on voit se développer un ensemble de questions passionnantes sur l’articulation de la fiction et du politique, sur les performances exacerbées de la féminité et ce qu’elles disent de l’acceptation sociale du corps féminin (notamment la menace qu’il incarne dans l’imaginaire masculin), et enfin sur l’instauration de nouveaux modes de collaboration entre espèces (dont Donna Haraway, notamment, s’est fait le relais théorique4).

Suzanne Husky, Sirène et Sirènes, 2017, vidéo, 27 min, production du Centre international d’art et du paysage de Vassivière. Courtesy Suzanne Husky

Parallèlement aux scènes d’entretiens, où l’on observe Rachel se préparer en

59 vue d’une performance (elle se produit dans un aquarium à Sacramento), sont montés des extraits de tutoriels de maquillage pour les apprenti(e)s sirènes, des images d’actualité montrant des sirènes activistes engagées dans la protection de la faune et de la flore sous-marine et des documents iconographiques, assez anciens pour certains, élaborant en image une mythologie de la sirène dangereuse et vengeresse couplée à une critique du capitalisme. Rachel explique que son compagnon est un pirate professionnel et que sa vie privée est peut-être l’endroit où les limites entre fiction et réalité sont les plus floues. Et c’est cette limite ténue que le film explore, en mettant en évidence différentes manières dont une figure fictionnelle peut avoir des effets bien vérifiables. Incarner une sirène, la créature chimérique par excellence et dont le corps est impossible, l’a aidée à accepter son corps, explique ainsi Rachel. Certaines séquences qui montrent des vlogueuses livrer leurs secrets de beauté vont dans le même sens: essayer de s’extirper d’une vision normative de la beauté féminine pour accepter, voire exacerber cette monstruosité qui est consubstantielle à tous les corps. Dans d’autres séquences, les femmes jouent de manière plus littérale la carte d’un sexy exotico-aquatique. Mais il s’agit, dans le meilleur des cas, de retourner à l’envoyeur l’image d’un corps empêché, pour en faire l’expression d’un pouvoir par la séduction et l’affirmation de soi. À un niveau plus collectif, la sirène représente une nouvelle forme d’alliance entre l’humanité et le règne animal. Ce n’est donc pas un hasard si certains activistes l’utilisent. Il n’y a pas si longtemps, le web était encore envisagé sous l’angle de la métaphore aquatique, un espace que l’on pouvait explorer en profondeur, sur lequel on pouvait surfer ou se livrer à des actes de piraterie. À présent, Pirate Bay est fermé, nous sommes priés de stocker nos données dans les nuages et le web ressemble davantage à un réseau d’autoroutes à six voies dont il est réputé dangereux de sortir, qu’à un océan infini de connaissances. En se focalisant sur ces créatures, le film met ainsi en évidence la manière dont internet a permis le développement de niches culturelles, dont l’apparition du mouvement seapunk fut une manifestation frappante5. Il faudrait


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d’ailleurs décrire plus longuement le bestiaire fantastique qui existe en ligne, ses licornes, dauphins arc-en-ciel et autres pandas roux. Les dernières images sont glaçantes. On voit Rachel évoluer gracieusement dans son aquarium, puis le cadrage change et on réalise que l’aquarium, suspendu en hauteur à la manière d’un écran de télévision géant, se situe dans une espèce de pub américain. Celle qui se décrivait un instant plus tôt comme une icône de la liberté, est en fait en cage. Si les sirènes contribuent à maintenir l’utopie d’un web océanique, le réel est définitivement un désert où l’on meurt de soif.

1. Ursula K. Le Guin, «Why are Americans afraid of dragons», in The Language of the night, Harper Collins, New York, 1993 2. https://www.vice.com/ fr/article/3bgjay/ la-premiere-sireneprofessionnellefrancaise-832 3. Ursula K. Le Guin, op.cit., p. 36 «Nous avons tendance à regarder de haut les œuvres de l’imagination, en les considérant comme suspectes ou méprisables. Ma femme lit des romans. Je n’ai pas le temps.’ - Je lisais ces trucs de science-fiction quand j’étais adolescent, mais plus maintenant, bien sûr. Les histoires de fées, c’est pour les enfants. Je vis dans le monde réel. Qui parle ainsi? (…) C’est, j’en ai peur, l’homme de la rue — le mâle blanc trentenaire qui travaille dur — les hommes qui dirigent notre pays. Un tel rejet de l’art de la fiction dans son intégralité doit être mis en relation avec différentes caractéristiques américaines: notre puritanisme, notre éthique du travail, notre obsession pour le profit, et même nos normes sexuelles». 4. Voir Donna Haraway, The Companion Species Manifesto, University of Chicago Press, 2003 5. http://knowyourmeme. com/memes/cultures/ seapunk

Vue d’exposition, Des Mondes aquatiques #1, Centre international d'art et du paysage de Vassivière, 2017. Photo: Aurélien Mole


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Focus

Charline Corubolo

Le Magasin des horizons Un jour, le Magasin a changé de nom. Qualifier les dernières années du Magasin, le Centre National d’Art Contemporain de Grenoble, d’agitées est un doux euphémisme: mouvements de grève menant au licenciement de l’ancien directeur Yves Aupetitallot après vingt ans de règne, nomination de Béatrice Josse réputée pour sa poigne, changement de nom qui proclame une nouvelle ère: «Le Magasin des horizons»… Pour le meilleur ou pour le pire? La relance d’une programmation artistique digne des grandes heures du Magasin et la reprise en main de son école curatoriale, tant attendues, sont différées au profit de ce nouveau projet. Mais ce dernier peine à se définir dans les annonces homéopathiques de la direction. Tandis que l’on assiste déjà à des levées de boucliers dans le monde de l’art, le service de communication du Magasin ne laisse filtrer que peu d’information.

Vue du Centre National d’Art Contemporain, le Magasin, Grenoble, 2018. Photo: Charline Corubolo

Pourtant, la genèse du projet de Béatrice Josse, précédemment directrice du Frac Lorraine et arrivée à la tête du CNAC courant 2016, demeure pertinente et salvatrice. Une sorte d’antidote par le collectif pour rendre sa grandeur au centre d’art et surtout, le sortir de la paralysie dans laquelle l’avait laissé la précédente direction croulant sous les procès aux prud'hommes. Dans ses premières déclarations, la nouvelle directrice souhaite apporter un regard nouveau et «poser la question de l’art dans la société (…), la force émancipatrice de l’art»1. Ainsi rebaptisé, le Magasin des horizons augure d’une sortie de l’entre-soi et des schèmes nihilistes hérités des pensées postmodernes. Ainsi, sont avancées les promesses d’un élargissement du «champ des possibles» et d’une ligne politique alternative par une programmation davantage pluridisciplinaire qui mette en avant «les invisibles de l’art». Si ces orientations signent le renouveau, elles sont tissées par endroits d’un fil consensuel. En effet, derrière ces effets d’annonce, l’enchainement des manifestations s’avère assez policé dans la forme comme dans le fond et assez peu novateur. Et si l’on peut donner raison aux propos de la directrice sur le fait qu’«on ne s’inscrit plus dans le

63 champ de l’art contemporain des années 1980»2, il y a comme un goût de revival des utopies fin 1960 dans cette programmation, la radicalité en moins, tandis qu’on assiste au retour en force de l’idée providentielle dans les années 1990 de l’interdisciplinarité. En novembre 2016, nous découvrions la première proposition de Béatrice Josse, Hausser le ton avec laquelle l’équipe ouvrait les portes de l’institution au public pour une plongée intéressante. En dévoilant les réserves et les archives, en racontant des anecdotes sur le lieu, l’exposition se présentait comme un manifeste pour une nouvelle ère sans renier le passé. C’était en réalité les prémices d’un programme tabula rasa. Décembre de la même année, Horizon (2016) remplaçait l’exposition de Noël et proposait un panel pertinent de la jeune création, en accord avec le projet de faire écho à de nouvelles voix. Mais depuis un an, plus une seule exposition, les projets plastiques ont déserté l’espace au profit d’ateliers participatifs, de colloques sur l’écologie ou le bien-être et de rassemblements en tout genre dans lesquels le sujet de l’art s’est éloigné tandis qu’ils n’y a plus beaucoup d’artistes à l’horizon. En octobre dernier avait lieu la manifestation Un jour, le monde sera réparé: un week-end centré sur l’action collective avec le travail d’Ibrahim Mahama et Gaëtan Rusquet, ainsi qu’une conférence performée d’Émilie Notéris. Ces deux jours de performances, avec un propos somme toute assez conventionnel et bienpensant (récupérant de manière approximative la notion politique de care), n’ont pas vraiment enclenché de mouvement émancipateur et, pire, maintenu une forme de séparation propre au spectacle. Gaëtan Rusquet et deux autres performeurs construisaient pendant des heures un mur de briques en mousse laissant le spectateur dans sa position de regardeur tandis qu’il pouvait songer aux excès bâtisseurs de «l’homme occidental» et à la «possibilité de nos corps fédérés de faire barrage à l’effondrement?», parmi les méditations que proposent ces derniers temps les communiqués de presse du centre d’art. Parallèlement, le Labored Forms de l’artiste ghanéen Ibrahim Mahama, dont les installations à la Biennale de Venise en 2015 puis à la Documenta en 2017 lui ont valu un fort succès commercial, invitait le public à coudre


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Focus

des sacs en toile de jute comme acte de résistance et de réparation des blessures de la mondialisation. La prescription de la symbolique étant, après tout, le propre d’une cérémonie, il était difficile de saisir la qualité expérimentale de la proposition. Les gestes étaient effectués par chaque participant dans son coin, ce qui ne bouleversait pas les habitudes individualistes et était plutôt inoffensif à l’égard du capitalisme. Même si certains événements passés tels que la Nuit des idées ou les Sororales ont fonctionné comme des «incubateurs» d’idées stimulantes sur le vivre ensemble et l’actualisation de la pensée féministe, rien ne présage que ces chantiers de réflexion donnent lieu à des formes d’expositions. Aussi, faut-il s’enthousiasmer à l’idée que le centre d’art, à défaut de proposition artistique, absorbe les formes de débats publics et de démocratie participative; n’est-ce pas, paradoxalement, anticiper leur disparition dans l’espace social, hors du centre d’art?

au danseur). Le programme se présente comme une plateforme de réflexion et de formation collaborative, ouverte à tous, avec notamment du training physique, de la lecture, des visionnages de films, des échanges théoriques et pratiques… Une sorte de stage non diplômant mais qui délivre tout de même une attestation. Sur le papier, l’on hésite entre l’utopie et la description d’un camp de vacances élitiste, ce qui, nous l’espérons encore, ne revient pas au même. Pendant ce temps, les anciens responsables et étudiants de l’Ecole du Magasin fédérés autour de l’association Ecole du Magasin Alumni alertent la presse au sujet des archives de l’école dont le centre d’art serait en train de se débarrasser sans que l’on comprenne l’intérêt d’un tel sabotage de son patrimoine. Le Conseil d’administration du Magasin qui refuserait tout dialogue avec Ecole du Magasin Alumni, aurait acté le transfert des archives de l’école aux Archives Départementales, lesquelles n’ont pas les compétences pour traiter une documentation de ce type selon l’association qui souhaite les voir intégrer les Archives de la Critique d’Art à Rennes ou la Bibliothèque Kandinsky à Paris.

Aussi paradoxale est la réduction des horizons du Magasin qui ne tisse des liens qu’avec des structures du spectacle vivant, renonçant visiblement à toute volonté de s’intégrer au réseau grenoblois ou régional de l’art contemporain. Les autres structures artistiques n’auraient, à ce jour, eu aucun contact avec la nouvelle équipe, qui prône pourtant le décloisonnement et la collégialité, le partage des compétences, dans une langue pratiquée par l’art du double discours. En attendant, Béatrice Josse refuse de s’exprimer sur cette absence de connexion du Magasin avec les autres lieux, un silence seulement justifié par le fait que les «espaces ne peuvent pas être utilisés pour montrer des œuvres»3, ce qui explique une mise entre parenthèse du programme d’exposition, mais laisse planer le mystère sur cet isolement manifeste avec le monde de l’art, le programme hors les murs du Magasin étant lui aussi en jachère. La rupture frappe également l’École du Magasin, formation curatoriale installée dans le centre depuis 1987 et dont le prestige s’est effrité lors des dernières années. Elle aussi est remplacée par une nouveauté: les «Ateliers des horizons», une formation professionnelle pluridisciplinaire liant arts et société, fondée sur l’échange des savoir-faire (du plombier

Cette affaire obscurcit encore la stratégie du nouveau Magasin. À peine entamée, sa renaissance tombe déjà au cœur des polémiques. L’on sait que la directrice a obtenu de ses partenaires un engagement pour la restauration du bâtiment qu’elle a trouvé dans un état de délabrement avancé. Dans ce cas, le programme socio-culturel qu’affiche le Centre National d’Art contemporain est-il un moyen de gagner du temps ou de faire pression sur les financeurs? En l’absence d’informations claires sur la politique à venir, il est trop tôt pour crier à l’éradication de l’art, comme certains s’en indignent déjà dans la presse artistique et les réseaux sociaux4; et scrutons l’horizon 2018.

Charline Corubolo

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1. http://www. petit-bulletin.fr/ grenoble/infos-article53839-Beatrice+ zJosse++le+Magasin+ et++les+invisibles+ de+l+art+.html 2. http://www. petit-bulletin.fr/ grenoble/infos-article58997-Beatrice+Josse+++ ++L+art+contemporain+ +c+est+autre+chose+que+ des+expositions++.html 3. Op. cit. 4. Voir Nicolas Bourriaud, «L’exposition, cette ringardise» chronique dans Beaux-Arts Magazine, janvier 2018


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Focus

Patricia MacCormack

Diann Bauer – Scalar Xenobodies

Vue d’exposition, XenoGenesis, 2017, Treignac Projet. Photo: Treignac Projet

Diann Bauer, XF No.5, 2017. Courtesy Diann Bauer

Diann Bauer se rattache à une veine du posthumanisme qui s’oppose aux pensées anthropocentrées et essentialistes les plus persistantes, tout en se souciant des problématiques relatives aux corps minoritaires. Appelé xénoféminisme, ce courant se veut, selon son manifeste, «abolitionniste du genre, antinaturaliste, une forme technomatérialiste du posthumanisme initiée par le groupe de travail Laboria Cuboniks. Il s’agit d’un projet de construction mondial partant de l’hypothèse que toute société digne de ce nom prendrait le féminisme comme principe fondateur. Il tend à contaminer un large éventail de domaines et stipule que chaque changement significatif devra avoir lieu à tous les niveaux et dans toutes les disciplines»1. Les travaux de Diann Bauer incluant les principes posthumains et féministes nous incitent à nuancer, avec une certaine éthique, les idées abstraites autour de l’intimité des corps de chacun des organismes confrontés à des échelles d’espace distendues et déformées, et les exigences qu’elles imposent à leur agissement sur une Terre qui semblent toujours plus déconsidérée. Son travail était récemment présenté lors de l’exposition XenoGenesis à Treignac Projet en juillet 2017. À la fois exposition et projet de recherche, XenoGenesis explorait l’hypothèse d’une aliénation émancipatrice proposée par Diann Bauer et le groupe Laboria Cuboniks (créé en 2014), un collectif xénoféministe polymorphe dont les membres incluent Amy Ireland, Diann Bauer, Helen Hester, Katrina Burch, Lucca Fraser et Patricia Reed. Partant des récits de science-fiction d’Octavia E. Butler (1947-2006), l’exposition tissait des liens entre les dilemmes des personnages principaux de ses romans et la créature xénomorphe de la série de films Alien. À Treignac Projet les modèles esthétiques de l’aspiration humaine présents dans les œuvres précédentes de Diann Bauer (tels qu’Icare, l’enlèvement des Sabines et le motif de la main dans ses dessins, évoquant celle de la Création d’Adam de Michel-Ange) étaient associés avec la dynamique du manifeste pour l’aliénation ainsi que l’abstraction politique présente dans ses installations, notamment celles réalisées avec le collectif A.S.T2, ou dans ses œuvres plutôt pop comme

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NRAF (2011). Dans XenoGenesis, cette énergie se manifestait au travers d’images représentant des formes abstraites, de monolithes et d’aliens fusionnant avec des humains, afin d’amorcer de nouveaux questionnements quant aux concepts d’«alien» et d’aliénation. Des images sélectionnées par le commissaire Sam Basu représentait l’acteur Bolaji Badejo (qui endossait le costume d’alien dans le film de Ridley Scott en 1979) à moitié costumé, comme une personne de couleur semblant exténuée par sa condition de spécimen ou d’objet, reléguée aux marges, exclue du centre et des organes décisionnels, malgré la fascination suscitée par son hybridité. En outre, la créature alien appréhende douloureusement la confrontation avec l’humain, chacune des images exprimant que leur rencontre est toujours fondée sur un rapport de pouvoir dissymétrique et non sur des bases sûres et agréables. Des mots désincarnés, des vidéos de futurs «aliens» habitées seulement par des voix apaisantes mais injonctives, des formes abstraites et d’infinis monolithes noirs dépeignent le futur de l’homme comme dénué de toute enveloppe corporelle, débarrassé du désir de la chair, peut-être aussi de la matérialité de l’organisme, ou exigeant une nouvelle compréhension des formes et des échelles. La démarche de Diann Bauer parvient ainsi à présenter les concepts d’aliénation et d’altérité comme antagonistes et non comme des notions réflexives, ouvrant un espace de rencontres éthiques avec l’autre aussi étrange qu’enrichissant, tout en soulignant que les politiques monolithiques à venir représentent une réelle menace pour les individus. Si son travail tend à dépasser les notions de genre et d’identité, avec Xenofeminism par exemple, il s’éloigne de la veine hyper-futuriste et douteuse du posthumanisme ou pire, des pulsions transhumanistes qui fétichisent le posthumain comme être humain éternel – c’est à dire éternellement dominant. Diann Bauer donne forme à de nouvelles géographies, à la fois dans ses œuvres et pour le commissariat de XenoGenesis, nous invitant à errer parmi des chemins «aliens», à rencontrer des corps étrangers hybrides, afin d’établir des connexions avec une altérité absolue, au lieu d’évaluer les valeurs morales d’autrui à partir de vraisemblances. Par-delà le genre, nous sommes tous autres et chacun des organismes, avec


68 leurs multiples facettes, apporte un nouvel engagement créatif et matériel. Cela rend sa conception de l’altérité profondément écologique et éthique. Patricia MacCormack –» XenoGenesis virtualise le temps et ces rapports avec l’évolution en associant l’avenir «alien», l’abstraction (présent par l’intermédiaire du monolithe triangulaire), les corps minoritaires (femmes, populations d’origines étrangères…) et les aliens. Comment parvenez-vous à ce type de relations? Diann Bauer –» Ma pratique s’oriente actuellement dans deux directions: un travail réalisé dans le cadre du xénoféminisme et un autre avec the Alliance of the Southern Triangle. J’essaie de mieux comprendre les liens existant entre ces projets et mon intuition du moment m’indique que ces connexions résultent de l’oscillation multidimensionnelle. J’entends par là qu’il existe actuellement un grand nombre de demandes faites aux humains nécessitant une grande agilité face aux changements d’échelles auxquels ils sont constamment confrontés. Nous devons être capable d’agir, être, penser en fonction de notre environnement immédiat, en tant que corps particulier dans un environnement particulier, mais nous devons nous comporter de même envers les structures systémiques globales. Il faut être capable de penser à différents niveaux d’échelle à la fois. Il s’agit d’une habilité qui n’était pas nécessaire du point de vue évolutionniste. Nous sommes davantage faits pour fonctionner dans un contexte local et bien que personne ne puisse l’ignorer, cela ne suffit plus lorsque l’espèce doit se mesurer à des phénomènes globaux. L’idée selon laquelle les humains représentent désormais une force géologique, par exemple, est une abstraction de même qu’une ramification très concrète et nous devons être capables de penser les deux à la fois. Le fait que le changement climatique affectera inégalement les populations durant des temporalités malheureusement prévisibles illustre bien quel sera l’impact des forces globales sur les réalités locales telles que le racisme et les problèmes économiques. Si le changement climatique est bien évidemment mondial, prétendre que ses effets seront équitables est une chimère. Lorsqu’on essaie de penser la construction d’un

Focus futur dans ce contexte, il nous faut disposer de cette agilité de pensée multidimensionnelle. PM —» Les lettres et les mots semblent importants dans ce projet. Comment expliquez-vous leur relation avec les images et l’art que vous créez, et l’impact visuel des mots entre eux? Comment les mots opèrent-il de manière autonome en tant que formes artistiques? DB —» Le texte était pour moi un moyen de clarifier ce qui m’intéressait ou ce dont je parlais à haute voix, même si j’ai compris au fil du temps que le langage parlé n’est pas nécessairement plus clair que l’écrit, bien qu’il m’ait quand même permis d’expliquer les choses d’une manière particulière. L’œuvre intitulée XF no. 5 (2017) que l’on pouvait visionner dans l’exposition a d’abord été réalisée pour la Gerrit Rietveld Academie afin de présenter le xénoféminisme aux étudiants. Je voulais une pièce plutôt didactique, expliquant mon implication dans ce mouvement. Bien entendu, il en émane aussi une esthétique et des choix ont été faits par rapport à l’impression générée par l’œuvre, ce qui a son importance. Mais dans ce cas précis, le texte prend la forme d’un message intentionnel, précisant aux regardeurs ce dont je suis en train de parler. À dire vrai, j’essaye maintenant de m’écarter du texte (ce qui pour être honnête n’est pas toujours facile), je recherche le moyen de clarifier ma pensée sans passer par ce biais. PM —» Votre attitude vis-à-vis du posthumanisme semble à la fois abstraite, critique et réjouissante. Quels rapports votre art entretient-il avec le posthumain, la technologie, le transhumanisme et le rôle de l’humain dans ces domaines? DB —» J’hésite à rentrer dans les débats concernant le post/transhumanisme, car je sais qu’il s’agit de domaines séparés entretenant d’importantes différences et animosités entre eux. Je pense que les humains sont en train d’évoluer vers autre chose et l’accès à cette «autre chose» n’est pas aisé, ce qui pose problème: pas seulement à court terme mais aussi à long terme, puisque les règles sont en train d’être écrites. Il existe un risque substantiel d’intégration de normes culturelles racistes et sexistes

Patricia MacCormack

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au sein de ces règles qui seront consolidées dans le futur. Tout aussi pressantes sont les questions concernant notre compréhension de l’intelligence, à savoir ce qu’elle est. Il est dorénavant reconnu que son ontologie est beaucoup plus vaste, ce qui semble une avancée essentielle. Beaucoup ont annoncé que nous serions au bord d’une révolution copernicienne au sujet de l’intelligence et je partage absolument cet avis. Ma démarche se positionne davantage là, en direction de ce que l’humain va devenir. PM —» Votre nivellement des corps minoritaires (femmes, personnes de couleur, collectifs et l’utilisation de costumes dans les performances pour devenir animal) et de ce futur «alien» me parait décisif dans votre travail. Je vois cela comme une manière très positive de défier les privilèges extrémistes du «superhumain» en tant qu’homme blanc hétérosexuel. Pourriez-vous parler de la place et du rôle des femmes, de l’altérité et des dominés dans votre art comme dans vos visions du futur? DB —» Je pense que cela concerne également les questions d’échelles et les engagements de chacun. Cela revient-il à l’humain? Cela revient-il à l’intelligence? Cela revient-il à la sagesse, à la sensibilité? Faudrait-il instaurer une hiérarchie? Bien évidemment, nous pénétrons ici des territoires sensibles et potentiellement dangereux, à savoir qui définit l’intelligence et à quel moment le pouvoir peut agir en tant qu’entité décisionnelle sur cette définition. Je pense qu’il importe de prendre du recul et de parler/penser à propos de l’«humain» et de ses capacités, de réfléchir à quel type d’intelligence il a accès au contraire de l’intelligence artificielle ou toute autre forme de vie. Mais bien entendu, en regardant de plus près, on trouve d’importantes différences de pouvoir entre les formes de vie connue et entre les humains, il existe donc un besoin constant d’osciller entre ces différentes échelles. Chacune des deux est essentielle pour penser/construire un futur. 1. http://www. laboriacuboniks.net/ #firstPage 2. the Alliance of the Southern Triangle: http://a-s-t.co/#Home


Dossier thĂŠmatique: Passion travail


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Passion Travail Passion Les plus censés des économistes le disent, et ce, depuis la fin du XIXe siècle: les sociétés capitalistes évoluent vers une diminution croissante du travail, diminution du temps qui lui sera consacré dans l’activité quotidienne des individus, proportionnelle à la diminution de sa valeur symbolique. En attendant, on n’a jamais donné autant de place au travail dans le débat politique, dans l’actualité des idées et dans notre environnement visuel où l’action de travailler fait l’objet d’une esthétisation suspecte. Le travail s’expose carrément, de manière impudique, dans des bureaux partagés donnant sur la rue ou dans des salons de thé designés pour les co-workers de l’économie créative, comme si travailler était une sorte de lifestyle à la mode tandis que l’oisiveté serait redevenue un trope de has been. Avant même que soit lancée l’idée de ce dossier, aucun des membres du comité de rédaction de La belle revue ne pouvait croiser le sourire d’un intérimaire en quatre par trois sur un panneau publicitaire ou être assailli par d’autres images positives du travail sans y voir le signe d’une névrose collective, et ce, malgré la satisfaction qu’il trouve dans ses multiples activités bénévoles. Ne tournons pas autour du pot: pour nous, cette passion est louche, surtout quand elle s’exprime dans le monde de l’art. D’abord, les auteurs, artistes et contributeurs de La belle revue savent bien qu’un «travail passion» est affligé des mêmes maux que toute activité professionnelle, à la différence que la souffrance au travail serait rendue tolérable par la passion. Malgré ce lexique éloquent, notre engagement dans l’art a peu à voir avec une vocation religieuse et nous nous obstinons à penser que tout travail mérite salaire même dans un revue gratuite, et pas seulement quand la commande concerne la précarité du travail artistique. Sous ces conditions, Ghislain Amar fait jouer dans son atelier des situations types où quiconque ayant eu une expérience dans le milieu professionnel de l’art reconnaîtra son propre syndrome bipolaire. La partition qui indexe les images en font un répertoire d’émotions prêtes à l’emploi,

Julie Portier

Dossier thématique: Passion travail

transposables dans divers contextes où elles sont vouées à se répéter, comme la tragédie classique a ses thèmes invariants. Le texte de Lidwine Prolonge résulte d’un travail de «remédiation» à partir d’entretiens réalisés auprès de travailleurs de l’art ayant vécu des pressions hiérarchiques plus ou moins dissimulées par un cadre amical, clause intégrée, semble-t-il, à tout contrat de travail signé dans une structure culturelle. L’écriture du «déjà entendu» renvoie aussi à une forme dramaturgique et, au-delà de la performance, à un théâtre cathartique qui tente de déjouer l’oppression quotidienne par le mimétisme collectif et plus précisément la répétition des mots des autres.

horizontalité). Si des modèles de travail ont pu être renouvelés grâce à des réflexions transversales (entre les domaines de l’entreprise, de l’art, du militantisme), n’est-il pas stupéfiant d’attendre de l’art qu’il nous offre une vision providentielle du travail, alors que le secteur des arts plastiques est le plus en retard sur le plan juridique et la protection sociale? Ces fantasmes occultent la nécessité de normaliser les cadres de travail dans l’art, où l’urgence est encore de se demander «comment travailler mieux», pour citer le statment en dix points de Fischli & Weiss (How To Work Better, 1991) qui propose ironiquement des solutions pour améliorer l’efficacité et le bien être des travailleurs, dans un langage transposable de la philosophie zen au néolibéralisme2. Le chercheur Barthélémy Bette décrypte la relation complexe qu’entretient la société au travail artistique dans une conversation avec Sophie Lapalu. Y est à nouveau posée la question de l’efficacité critique dont disposent les artistes. Le point de vue qu’offre le texte de Benoît Lamy de La Chapelle sur le motif du bureau dans la création contemporaine, où il observe les manifestations lisses d’une esthétique corporate, est plutôt pessimiste en ce sens, à moins que cette adhérence aux images génériques du nouvel esprit du capitalisme ne présente une stratégie. «6. Accept change as inevitable. 7. Admit mistakes. 8. say it simple. 9. Be calm. 10. Smile».

Joshua Schwebel ausculte des agissements du pouvoir dans le champ de l’art. Ses œuvres opèrent en mettant à jour les dysfonctionnements managériaux et éthiques d’une structure artistique, comme il l’explique à Marie Bechetoille à la lumière d’un exemple français. Dans cet entretien, il pointe sans détour l’hypocrisie qui fait loi dans les institutions pérennisant des formes d’aliénation même quand leur programmation fait démonstration de son intérêt pour l’émancipation des classes laborieuses. L’artiste réclame la sanction définitive de ces abus. C’est salvateur. Certains lecteurs fidèles se diront peut-être – avec surprise – que La belle revue a un train de retard, car le travail s’est imposé comme thématique et comme motif dans l’art contemporain depuis les années 2000. Plus alarmant est de constater que le monde de l’art n’en a pas fini avec la «problématique du travail» – bien qu’elle ait donné lieu à quantité d’œuvres et d’expositions pour partie ennuyeuses. Les mutations actuelles du travail insufflent de nouvelles expériences curatoriales comme d’intégrer à l’exposition des «tiers-lieux»1 ou autres manifestations contemporaines d’autonomisation, quitte à les réduire à un dispositif spectaculaire aliénant. Cela éveille chez nous une certaine méfiance, car il n’y a pas de moyen plus efficace pour maintenir l’ordre établi que de faire de l’entertainment avec les promesses d’un monde meilleur; de même, nous doutons de l’usage public par les institutions culturelles hyper hiérarchisées d’une sémantique relative à l’intelligence collective (collégialité,

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1. La section intitulée «L’Expérience tierslieux, Fork the world» en donnait un exemple dans la 10e Biennale du Design de Saint-Étienne, Work in promesse, en 2017, qui donnait dans l’ensemble une vision dystopique de la fin du travail. Plus réjouissante, l’exposition Index Makers organisée par Fabien Pinaroli au 19, CRAC de Montbéliard en 2017, a accueilli des Fab Lab dans les rendez-vous autour de l’exposition. 2. Adressant un pied de nez à ses pères conceptuels, How To Work Better est un statement ready-made qui n’aurait pas été repris dans le langage d’un manageur adepte du teambulding mais sur un panneau trouvé à l’entrée d’un atelier de poterie en Thaïlande pour motiver les ouvriers, le plus souvent étrangers, quand de nombreux locaux sont partis chercher un meilleur travail en occident.


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Dossier thématique: Passion travail

Sophie Lapalu

Entretien avec Barthélémy Bette

Martin Le Chevallier, L’audit, 2008, photographie et processus de consulting. Courtesy galerie Jousse Entreprise, Paris

Sociologue, Barthelemy Bette prépare depuis quelques années une thèse intitulée L’art contemporain au travail, enquête sur des pratiques artistiques à la frontière de deux mondes sociaux. Celle-ci porte sur les rapports entre activité artistique et formes dominantes de travail. Nous l’interrogeons ici sur la précarité des travailleurs de l’art au sein d’un système qu’ils participent à entretenir. Sophie Lapalu –» Au croisement de la sociologie et de l’esthétique, ta recherche s’attache à éclairer les enjeux du statut de l’artiste et du rapport entre choix esthétiques et implication politique. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de discuter d’autres aspects de la notion de travail dans l’art contemporain, à savoir: pourquoi le champ de l’art s’intéresse-t-il particulièrement à la question du travail? Barthélémy Bette –» Tout d’abord le constat me semble vrai: travaillant sur le sujet, je pense pouvoir constater une multiplication d’expositions, de publications ou de catalogues sur cette thématique depuis – approximativement – le début des années 2000. J’analyse ce phénomène comme une conjonction entre des problématiques de longue portée historique et un contexte contemporain plus spécifique. Depuis la révolution romantique, le travail artistique est vu comme l’opposé du «travail» au sens courant du terme, c’est-à-dire très majoritairement (à 93% en France) le travail salarié. Tout dans les représentations communes oppose ces deux formes de travail: la liberté contre la subordination, l’excentricité contre la rigueur, le risque contre le calcul, etc. On pourrait multiplier les couples d’opposition. Or cette structure sociale fondamentale, le «travail» au sens de l’ensemble juridique et institutionnel qui organise le partage de la valeur économique et symbolique, est fortement remis en question. Les deux principales dynamiques sociales à l’œuvre dans ce changement de perspective me semblent être d’une part la phase actuelle

77 du capitalisme que certains dénomment néo-libéralisme et d’autre part l’augmentation générale du niveau d’instruction. Ces deux dynamiques sont contradictoires puisqu’une partie de plus en plus importante de la population est en mesure de comprendre les mécanismes qui aboutissent à des partages de valeurs de plus en plus arbitraires et inégalitaires tout en étant à même d’envisager d’autres types d’organisation de la production. Les artistes sont une catégorie sociale particulièrement en phase avec cette contradiction historique, puisqu’ils disposent à la fois d’un capital culturel important et d’une absence particulièrement marquée de statut et de protection. Cette population de «précaires» tend donc à témoigner de cette condition et ces œuvres trouvent un large écho au sein du public et des institutions parce qu’il s’agit aujourd’hui de questions prégnantes, pour ne pas dire pressantes. SL —» N’y a-t-il pas un paradoxe patent de la part de directeurs de structures ou curateurs à vouloir dénoncer les formes aliénantes du travail quand l’aliénation se trouve parfois, et souvent à leurs dépens, au sein des structures artistiques elles-mêmes? La précarité et l’oppression dénoncées dans certaines œuvres ne sont-elles pas malheureusement aussi celles subies par les travailleurs de l’art? BB —» C’est en effet un paradoxe patent mais le grand écart entre théorie et pratique existe dans le monde social: les sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot ont montré par exemple que les classes dominantes peuvent tout à la fois se revendiquer d’une idéologie hyper-individualiste tout en pratiquant un communisme pratique. Concernant le monde de l’art, je parlerais plutôt de paradoxe apparent puisqu’une de ses spécificités bien connue tient à sa faculté quasi-paradigmatique d’inverser la critique en norme institutionnelle. Il est donc plus facile pour les acteurs concernés de retirer des bénéfices symboliques d’expositions qui présentent des œuvres critiques tout en subissant ou prolongeant de façon plus ou moins consciente les contraintes structurelles de cet univers, car je crois qu’il s’agit moins d’un problème de personnes que


78 d’un problème de représentations sociales, dans lesquelles il est facilement admis que «l’art, ce n’est pas un travail» et qu’il n’a donc pas besoin d’être rémunéré comme les autres. Comme tu le dis effectivement, les artistes sont aussi des «travailleurs de l’art» et ils subissent la précarité assez généralisée des mondes culturels. Dans mon enquête j’ai souvent croisé des artistes qui, après la sortie de l’école et se trouvant confrontés aux dures réalités du marché du travail, ont fait œuvre de ce qu’ils vivaient. Ce sont des œuvres souvent particulièrement fortes, qui paradoxalement ont pu leur donner une visibilité artistique et j’en connais d’ailleurs qui ont du mal à sortir de ce label «d’artiste au travail»! L’activité artistique offre cette possibilité spécifique, bien que quantitativement limitée, de transformer le stigmate social en avantage. Par ailleurs les artistes actuels sont aussi les héritiers d’une formation qui a intégré les acquis des avant-gardes mêlant l’art et la vie. Si l’on met en rapport cette situation sociale et ces potentialités esthétiques devenues légitimes, on comprend que ces artistes aient fait de cette précarité un usage artistique leur permettant de parler d’un marché du travail dont la violence s’applique à (presque) tous. SL —» Pierre-Michel Menger, notamment dans son ouvrage Portrait de l’artiste en travailleur, métamorphoses du capitalisme 1, met en exergue l’individualisme prononcé des acteurs culturels. Est-ce tu penses que la concurrence entre artistes empêche une forme d’engagement collectif? Sans cet engagement, comment faire changer la situation du travail dans la sphère artistique? BB —» C’est un point fondamental car il est vrai que les deux activités, politiques et artistiques, reposent sur des principes théoriques fondamentalement contradictoires. Si l’art est substantiellement plurivoque, l’activité politique a pour but d’expliquer et de convaincre, et c’est sans doute pour cela que beaucoup d’artistes ont peur de voir leur œuvre assimilée à un travail militant. Réduire une œuvre à son message politique devient alors une façon de

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Sophie Lapalu

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la disqualifier esthétiquement. Le fonctionnement social du monde de l’art creuse le sillon de cette opposition car la valeur symbolique de la signature reste déterminante et engage les artistes à une forme de guerre de tous contre tous pouvant être conçue – je pousse un peu le propos – comme une forme de modèle réduit de l’utopie néolibérale. Si des alliances et des échanges reposant sur des principes généreux et progressistes sont omniprésents, c’est en dernière analyse ce principe de singularisation qui détermine les différentes positions sociales occupées par chacun.

plus autonome et le prix à payer est une grande précarité matérielle et psychologique. Aussi, selon eux, en récupérant la «critique artiste» – qui dénonçait l’aliénation de la vie quotidienne par l’alliance du capital et de la bureaucratie – le nouvel esprit du capitalisme a tué la critique dont il s’était emparé. Quelle critique les acteurs culturels sont-il encore capables de porter, étant eux-mêmes les acteurs de ce qu’ils dénoncent? BB —» Il est vrai en effet que la «critique artiste» telle que définie par ces auteurs, c’est-à-dire le manque d’authenticité du capitalisme entravant les aspirations de liberté et d’épanouissement des individus, est en grande partie récupérée par le capitalisme lui-même. De ce point de vue leur analyse de la littérature du management est convaincante, d’autant plus qu’il s’agit d’une véritable idéologie gestionnaire qui s’applique à l’ensemble de la société. Mais cela n’empêche pas de penser la possibilité d’une critique artiste convergeant avec une «critique sociale» issue du monde du travail et articulée autour de la notion d’exploitation, car la situation sociale n’est plus la même qu’en 1968. La condition des artistes peut être désormais étendue à l’ensemble d’une société qui se précarise: explosion du travail indépendant, des auto-entrepreneurs et des contrats courts, ou apparition de nouveautés juridiques comme le «contrat de chantier» actuellement en préparation. Une majorité de la population se trouve touchée par des «réformes» (c’est le mot consacré depuis quarante ans) qui constituent une véritable contre-révolution historique par leur ampleur et leur systématicité. Comme le montre l’émergence dans l’espace public de débats autour du revenu de base ou du salaire à vie, on assiste à une forme de renouveau de la critique sociale qui interroge non plus seulement les inégalités économiques mais la définition du travail lui-même. Je rejoindrais ici Bernard Friot, qui affirme que l’enjeu essentiel de la lutte sociale porte sur la définition de ce qui est considéré comme du travail ou non, c’est-à-dire sur ce que l’on considère comme générant de la valeur économique ou non. Contrairement à ce que répète une forme dominante d’économie établie en

véritable doxa, toute activité humaine est productrice de valeur économique, fait qui permet de réinterroger le fonctionnement des deux institutions essentielles du travail, c’est-à-dire le régime de propriété de l’outil de travail et le statut du producteur. C’est ainsi que le salaire devient un droit attaché à la personne et non plus à un poste de travail dont les modalités sont définies par les propriétaires des moyens de production.3 Il s’agit donc d’une extension du champ du travail à toutes les activités humaines, extension qui peut rejoindre d’une certaine façon la critique artiste que les avant-gardes ont portée contre le monde de l’art lui-même, affirmant que tout homme peut être «producteur de valeur artistique» si l’on exprime cette idée en termes économiques. Il y a peut-être là une chance de voir à nouveau ressurgir cette convergence des luttes si nécessaire à toute révolution réussie et qui n’a été effleurée qu’un court moment lors des événements de 1968.

Cette vision un peu désenchantée ne signifie pas que tous les discours politiques au sein du monde de l’art sont illusoires ou opportunistes. Bien au contraire ils témoignent, comme je l’ai dit, de la conscience des formidables inégalités présentes dans ce champ. Mais pour que ces réflexions puissent changer réellement les institutions de l’art, il faudrait que les artistes fassent comme font les autres groupes sociaux pour faire émerger des droits nouveaux: engager des luttes collectives. Pour sortir de l’impasse politique actuelle, il faut faire une distinction conceptuelle simple, mais qui n’est pas souvent admise, entre le travail de l’artiste et son statut. Ce n’est pas parce qu’il y aurait des luttes collectives exigeant des formes de redistribution des revenus artistiques (par exemple une taxe Tobin sur les transactions financières de l’art ou un droit de présentation dans les expositions, à l’image d’un droit de représentation pour la musique ou le théâtre), que cela aboutirait à une uniformisation artistique. Remettre en cause cette idée commune que «l’art, ce n’est pas du travail» ne veut pas dire que l’activité artistique est un travail comme un autre – il faut au contraire en préserver les spécificités – mais plutôt qu’être artiste est une fonction sociale comme une autre et qu’à ce titre elle peut prétendre aux mêmes droits politiques. SL —» Ève Chiapello et Luc Boltanski, dans Le Nouvel esprit du capitalisme2, montrent combien, dès le milieu des années 1970, le capitalisme a changé. Le principe fordiste de l’organisation du travail est mis à mal au profit du développement d’une organisation en réseau. Le travail est alors

1. Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, métamorphoses du capitalisme, Seuil, Paris, 2002. 2. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999. 3. Le dernier livre de Bernard Friot propose une synthèse de ses principales analyses. Voir Bernard Friot, Vaincre Macron, La Dispute, Paris, 2017.


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Entretien avec Joshua Schwebel

Joshua Schwebel, Médiation Culturelle, 2017. Vue d'exposition, Ressources humaines, 2017-2018, 49 Nord 6 Est – FRAC Lorraine, Metz. Photo : Valentin Wattier.

Joshua Schwebel, Médiation Culturelle, 2017, vue d’installation au FRAC Lorraine, Metz. Photo: courtesy de l’artiste

Statuts, contrats et rémunérations précaires, abus de pouvoir, auto-exploitation et hypocrisie… Le travail de Joshua Schwebel identifie et révèle les mauvaises pratiques récurrentes dans le milieu de l’art contemporain bien qu’elles y soient souvent invisibles, masquées ou tues. Par un processus d’infiltration, de dialogue, parmi les différentes formes que prennent ses projets, l’artiste met en évidence les paradoxes politiques, éthiques et artistiques au sein des structures institutionnelles dans lesquelles il est invité, tout en essayant de générer des prises de consciences afin que, collectivement et progressivement, il soit possible de «restructurer le système de manière à le rendre plus responsable». Marie Bechetoille –» Dernièrement tu as été invité à l’occasion de deux expositions collectives autour d’Alison Knowles présentées parallèlement au cneai= à Pantin et à La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec1. D’une part, avec l’œuvre Audience Engagement, tu rémunères des visiteurs afin qu’ils activent les œuvres des autres artistes et de l’autre, avec The Hostage tu convies des artistes à proposer des protocoles à performer chez les commissaires du projet. Ton travail opère par détournement (de l’invitation), par délégation (à d’autres artistes, visiteurs et à l’institution) et redistribution (de l’argent, des rôles, des hiérarchies). Tu te places à la fois dans un entre-deux et un dédoublement: artiste et commissaire, critique et collègue, visible et invisible, outsider et insider. Dépassant la frontalité de la critique institutionnelle, tu mènes pour chacun de tes projets un dialogue continu avec les lieux d’art et les personnes qui y prennent part: stagiaires (Subsidy, 2015), médiateurs.rices (Médiation Culturelle, 2017), directeurs. rices et commissaires (The Hostage, 2017), collectionneur.se.s (Privation, 2016). Que te permet ce mode opératoire de l’«infiltration»

83 Joshua Schwebel –» Mon travail se concentre sur les structures de pouvoir qui autorisent et légitiment l’art en tant qu’art. Je tente de construire des situations mettant en avant les types de personnes agissant dans l’ombre des institutions, par l’activation d’un conflit entre les systèmes de valeurs personnelles et institutionnelles dans lequel une personne doit agir en dehors de ses devoirs de représentation, ou du cadre bureaucratique fonctionnant normalement dans l’art institutionnalisé. Une institution est toujours marquée par les individus qui la dirigent. En même temps, une institution est un faire-valoir, ou un masque, permettant à ces individus de performer, d’activer des intérêts n’étant pas souvent les leurs ou de donner plus de «légitimité» à leurs intérêts personnels. L’institution est donc une représentation, mais aussi une infiltration, puisque les gens agissent en son nom plutôt que de faire jouer leurs propres intérêts. En tant qu’artiste invité et soutenu par une institution, l’équipe est tenue de défendre mon travail, comme elle est tenue de promouvoir l’art en général. Elle doit aussi veiller à l’image, la longévité financière et la réputation de l’institution. Dans mon travail, je produis des situations entraînant une déviation dans le protocole administratif que je considère comme œuvre. Avec Destinerrance (2010) par exemple, j’ai changé les adresses des envois postaux du Centre Skol de Montréal, contenant les brochures annonçant la programmation de la prochaine saison, pour une nouvelle liste d’adresses correspondant à un public inconnu, que l’on pourrait qualifier d’extérieur à l’art. En envoyant ces brochures à ce type de public, je prenais le risque de manquer complètement le but de ce type d’envoi, c’est-à-dire tenir au courant le public initié. Mais en touchant ceux qui autrement n’auraient pas accès à l’information, on peut aussi élargir le nombre de visiteurs. Comme dans beaucoup de mes travaux, les représentants des institutions doivent choisir entre le protocole de l’œuvre et leurs priorités artistiques. Je rends publique la procédure et les négociations accompagnant ma proposition. Si les représentants institutionnels choisissent de dire non, ils mettent au jour le pouvoir de l’institution consistant à déterminer ce qui est de l’art d’une manière très


84 négative. Le choix de l’institution, ou de ses représentants, révèle ensuite le caractère politique sousjacent de l’art institutionnalisé. Bien que les institutions puissent également évoluer, la motivation qu'implique une telle évolution reste lente et compliquée. En soi, l’institution est une structure sociale conservatrice: parce qu’elles dépendent des financeurs et des sponsors privés pour être soutenues, les institutions sont très conscientes de leur fragilité financière et cela les rend peu disposées à changer. Cette dépendance aux financements est politiquement et artistiquement régressive et fondamentalement contraire aux obligations artistiques. En tant qu’artiste, je peux montrer cette hypocrisie en désignant le moment où les décisions financières prévalent sur les promesses politiques, éthiques ou artistiques faites par l’institution. Mon travail consiste à mettre les personnes au pouvoir face à ces contradictions. En montrant ces disjonctions, j’espère pouvoir motiver des relations plus cohérentes, honnêtes et engagées. MB —» Dans l’œuvre Médiation Culturelle présentée au FRAC Lorraine dans l’exposition Ressources humaines2, tu t’adresses à la future directrice ou au futur directeur avec une lettre présentée sur un socle sous plexiglas à l’entrée de l’exposition. Tu mets en avant les conditions de travail des médiatrices qui ont un contrat de sous-traitance externe et demandes «un changement de leur statut et de leurs conditions de travail». La modification des contrats constituerait pour toi à la fois «une œuvre symbolique et une action politique». Peux-tu me parler de cette œuvre, de sa conception et réception au sein de l’équipe? JS —» L’exposition collective Ressources humaines dont ce travail faisait partie, a eu lieu parce que le FRAC Lorraine traversait une période particulière, sans direction. La directrice précédente, qui a marqué l’identité du lieu comme structure orientée vers des problématiques féministes, était partie pour un autre poste. Le FRAC n’ayant pas encore trouvé de nouveau directeur, on pouvait espérer que l’équipe parvienne

Dossier thématique: Passion travail à une plus grande autonomie, à une organisation structurelle plus horizontale, durant cette période sans hiérarchie établie. L’exposition, conçue en collaboration avec une commissaire invitée, offrait une opportunité de réfléchir sur les conditions de travail au sein de la structure en relation avec le contexte élargi du travail comme sujet dans l’art contemporain. J’ai commencé mon projet en discutant avec les médiatrices et la personne chargée des publics afin d‘en savoir plus sur leurs conditions de travail. J’ai découvert que, à l’exemple de beaucoup d’institutions en France, le FRAC Lorraine emploie ses médiateurs en sous-traitance: ils sont employés par des entreprises à but lucratif, qui fournissent des hôtesses et personnels d’accueil pour tout type de forums, allant des aéroports aux halls d’entrée d’hôtel. Cette stratégie de recrutement par soustraitance est pratique pour les lieux artistiques, de même que pour toutes structures touchant des aides publiques. La sous-traitance des médiateurs leur permet de faire figurer leurs coûts dans les lignes budgétaires des expositions, au lieu de les placer dans le budget de fonctionnement qui paraît ainsi moins élevé, puisqu’on y compte moins d’employés. Les relations du FRAC avec ces jeunes femmes se faisant par l’intermédiaire d’une entreprise tierce, il n’est pas responsable de leurs conditions de travail et ces obligations contractuelles incombent à cette entreprise tierce et aux médiatrices elles-mêmes. Cette décision de sous-traiter les médiatrices entrait en conflit avec les principes fondateurs du FRAC. Au même titre que les œuvres, elles sont la seule partie visible de l’institution pour le public. En l’absence des artistes et des commissaires, elles présentent les œuvres et leur contenu aux publics. Leur travail est également centré sur des relations émotionnelles et affectives: elles absorbent et détournent les réactions vers l’art et protègent le directeur, les artistes, les commissaires et autres de toute responsabilité vis-à-vis de leur travail. Leur activité module celle du lieu et leur précarité révèle une structure qui trahit les principes d’engagement politique ou féministe de par ses accointances avec les valeurs néo-libérales.

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En discutant avec les médiatrices et la chargée des publics du FRAC, j’ai appris que, non seulement les médiateurs sont employés en sous-traitance, mais aussi que leur statut officiel n’est pas médiateur mais «agent d’accueil». Et puisqu’ils ne sont pas officiellement employés, ils sont confrontés à de subtiles formes de manque de respect de la part des équipes en place au sein des établissements. Par exemple, ils n’avaient pas accès à la cuisine de l’équipe. J’ai donc proposé d’installer une machine à café à l’entrée pour leur usage personnel. J’ai aussi demandé à ce que des négociations aient lieu afin de changer leur statut d’«agent d’accueil» en une appellation de leur choix (après discussions, les médiatrices m’ont dit qu’elles préféraient être officiellement reconnues comme «médiatrices»).J’ai d’abord soumis ces propositions par email à la commissaire et, avec son accord, je les ai faites suivre à la chargée des expositions. Quand j’ai expliqué à cette dernière que les négociations pour parvenir à ces changements seraient ma proposition artistique, elle m’a répondu que cela n’était pas possible. Elle m’a ensuite expliqué que, sans directeur, de tels changements n’étaient pas permis. Or ma pièce ne pouvaient exister que dans cette crise d’arbitrage, il fallait donc qu’une personne en position de prendre ces décisions soit présente. Ma proposition devait donc s’étendre au-delà du temps de l’exposition pour pouvoir s’adresser à la prochaine direction. Quand j’ai proposé cette solution de rechange, la chargée des expositions a fermement résisté, expliquant qu’elle craignait de perdre son travail si le prochain directeur était forcé de faire face à une situation dont elle était partiellement responsable. Je réalise maintenant que cela venait d’une administration faisant face à une surcharge de travail causée par l’absence de direction, sans intérim. Mais cela n’explique pas en totalité la crainte exprimée dans sa réponse. Selon moi, la direction précédente a laissé dans son sillage des employés assez traumatisés, craignant plus de prendre des décisions par eux-mêmes que d’entraver le processus d’un artiste. Malgré les fortes réserves de la chargée des expositions, j’ai poursuivi mes propositions parmi lesquelles je demandais que le statut des médiatrices soit modifié dans leur

contrat, cela en tant qu’œuvre, par le biais d’une annonce publique et d’une lettre adressée à la prochaine direction. J’ai également fait une proposition quant à la manière d’installer ce travail. Conformément au statut des médiatrices considérées comme agents externes au FRAC, j’ai demandé à ce que le mobilier de réception soit déménagé hors du bâtiment et à ce que la vitrine contenant ma lettre au futur directeur et l’annonce publique soit installée à la place habituelle de la réception. On m’a répondu qu’il ne serait pas permis ou possible de déménager le mobilier. Plusieurs objections m’ont été faites comme les soucis de sécurité, le confort des médiatrices, etc., la principale étant que la table utilisée par les médiatrices était une commande passée à un artiste. Il est devenu évident que l’équipe était davantage concernée par la protection du mobilier que par un questionnement sur la possibilité de changer les conditions de travail de leurs pairs et collègues. Plusieurs membres de l’équipe m’ont proposé des solutions utiles afin de pallier à un véritable blocage de la part des autres employés contre le déménagement du mobilier. Une fois trouvé un accord peu satisfaisant, les régisseurs ont installé des meubles de jardin dans la cour et non du mobilier de bureau standard comme je leur avais demandé en compromis. J’étais confronté à un fonctionnement anarchique impliquant beaucoup de monde, tous apportant des suggestions contre ou en faveur de ma démarche, bien qu’en temps normal, des techniciens dans ce type de structure ne se seraient jamais permis d’imposer leurs opinions sur la manière de montrer une œuvre. J’ai perdu une grande partie de mon autonomie artistique en m’infiltrant dans le fonctionnement de l’équipe, alors qu’il s’agissait d’un travail qui se voulait à tout prix sensible aux conditions et besoins des travailleurs opérant au sein de l’institution. Mais cette position politique était également très déroutante en pratique. Mon travail introduisait des possibilités d’émancipations, mais sans directeur, l’équipe était politiquement récalcitrante, conceptuellement incohérente et restait aveugle à la nature artistique de ma proposition; elle rejetait tout changement susceptible de mettre en péril sa stabilité et la hiérarchie sociale


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Marie Bechetoille établie. Cette confrontation ne permettait en rien la production d’un travail cohérent.

Joshua Schwebel, Audience Engagement, 2017, performance. Vue d’exposition, The House of Dust by Alison Knowles, 2017, dans le cadre du programme de recherche Art by translation, Cneai, Pantin. Courtesy de l’artiste et Art by Translation.

Vue d’exposition, Joshua Schwebel, Subsidy, 2015, Künstlerhaus Bethanien, Berlin. Courtesy de l’artiste.

L’épisode qui brisa finalement ce travail se produisit le jour même du vernissage, quand une des médiatrices exprima son embarras et sa colère face à l’effet produit par mon œuvre qui accentuait sa condition de précarité en la rendant plus visible, et cela, au seul profit de mon art. Elle n’a pas compris la nécessité de cette visibilité puisqu’après tout, son travail était assuré alors que le mien menaçait la sécurité de son emploi. Mes négociations avec l’équipe me prenant trop de temps, j’ai perdu tout contact avec les médiatrices et n’ai pas pu instaurer un climat de confiance avec les personnes ciblées par mon projet afin de stabiliser leur situation. j’ai donc décidé de retourner la situation en plaçant la vitrine contenant l’annonce publique et la lettre cachetée adressée à la prochaine direction, en dehors du bâtiment, là où j’avais prévu de placer l’accueil, et d’installer un poste de travail adéquat dans l’entrée. Toutes ces luttes internes demeuraient inconnues du public et ne sont pas révélées dans le travail présenté. J’avais demandé aux médiatrices de tenir un cahier dans lequel seraient compilées les réactions des visiteurs, mais à ma connaissance rien n’a changé. J’attends la réponse de la prochaine directrice, mais tant qu’elle n’aura pas pris son poste, elle ne s’intéressera pas à mon travail. J’ai toutefois entendu que l’œuvre a initié quelques conversations et débats, en plus de ceux auxquels j’ai participé. Malgré cet échec et l’impossibilité d’atteindre les buts espérés (modifier le statut des médiatrices dans leur contrat, présenter une stratégie de résistance prenant la forme d’un déplacement de l’accueil), ces réactions montrent que, dans une certaine mesure, un aspect de la normalisation de l’art contemporain, normalement caché au public, a été rendu visible. MB —» Dans une édition autour de ton projet Subsidy, Amber Landgraff résume dans son texte avec beaucoup de justesse le processus d’«auto-exploitation» du milieu artistique: «Dans les champs de l’art et de la culture, les

87 stages non rémunérés sont considérés comme tremplins pour les jeunes travailleurs, le moyen de prouver leur détermination et leur amour de l’art. Il ne suffit pas de travailler gratuitement, le travailleur de l’art vraiment motivé doit en plus y prendre du plaisir. Le mythe voulant que travailler dans le domaine de l’art soit une vocation, quelque chose qui ne puisse se nier même si on le voulait, contribue à l’ intrusion du travail non rémunéré qui devient par conséquent le fondement de la communauté de l’art. Concomitamment, vient l’idée selon laquelle travailler dans le monde de l’art apporte plus de liberté, plus de temps libre et plus de travail intéressant. L’auto-exploitation dirige ces mythes. Afin de se donner la liberté de travailler en tant qu’artiste, beaucoup de travailleurs acceptent des emplois subalternes, mal rémunérés, pour financer le temps passé à travailler gratuitement. Rarement stables, ces emplois amènent les travailleurs à être constamment à la recherche d’un nouveau travail. En outre, participer à la vie artistique implique de nombreuses présences aux évènements et vernissages. Il est ainsi très difficile de distinguer le temps de travail des loisirs. De même que le rêve du capitalisme entraine de nombreuses populations à participer à un système d’exploitation dans l’espoir de faire partie du petit pourcentage de gens riches, le rêve d’être artiste en entraine beaucoup à participer à une auto-exploitation constante et exténuante»3. Tes projets mettent en évidence l’hypocrisie qui règne dans des institutions qui exploitent à diverses échelles tout en exposant des œuvres et recherches liées à des problématiques socio-politiques, féministes, post-coloniales, souvent intersectionnelles. Comment vois-tu ce paradoxe éthique? Quelles seraient les possibles formes de résistance? JS —» Je pense que les structures artistiques institutionnelles, tenues d’une part de présenter de l’art et devant, d’autre part, s’assurer de leur survie économique, sont


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intrinsèquement divisées. Plus une organisation a du succès, plus elle est impliquée dans les intérêts de ses financeurs. On peut dire la même chose des artistes (qui ne sont pas autonomes financièrement): tant que nous nous soucions de signes extérieurs tels que la carrière ou le succès, au sein du monde de l’art, nous devons des comptes à nos financeurs, nos commissaires, nos collectionneurs et nos mécènes. Un très grand nombre de personnes dotées d’un immense pouvoir, une grande réputation et beaucoup d’argent interagissent avec d’autres souvent inconnus, dans une profonde précarité et une situation instable. Ceci génère un déséquilibre des pouvoirs très problématique étant donné que les premiers peuvent agir en toute impunité. On remarque facilement que ce déséquilibre des pouvoirs entretient une culture de l’abus. Il y a peu de surveillance concernant les conditions de travail ou des politiques interpersonnelles. Comme l’écrit Amber, il existe une culture de l’auto-exploitation renforcée par des personnalités violentes haut placées. Cet état compétitif et polarisé permet le fonctionnement d’une institution artistique aux coûts de main-d’œuvre insignifiants, réduisant toute forme de solidarité parmi les employés. Nous croyons que notre manque de réussite ne tient qu’à nous et essayons de nous conformer plus facilement au système. Nous maintenons ainsi le prestige d’institutions bien connues parmi les travailleurs de l’art, pour abuser et sous-payer les équipes, parce que ces personnes ou les institutions qu’ils représentent sont «trop importantes» et «trop puissantes». Il nous faut changer ce pouvoir, car, collectivement, nous avons également la possibilité de rendre cette situation publique et de destituer ces personnes pensant que les expositions priment sur tout le reste. Il nous faut restructurer le système de manière à le rendre plus responsable. Pour ce faire, nous devons critiquer les personnes en cause par le biais d’un réseau public ayant des répercussions sur ceux qui ne rémunèrent pas leur équipe ou ne traitent pas les employés avec respect. La plateforme en ligne et fanzine ArtLeaks est une bonne initiative dans ce genre. Les scandales à propos du harcèlement sexuel et autres abus actuellement diffusés publiquement ne représentent que la partie émergée

de l’iceberg. Beaucoup reste à faire afin de dévoiler les abus de pouvoir endémiques et continus du monde de l’art. Pour répliquer, il nous faut soutenir ceux qui osent parler et nous exprimer nous-même plus fréquemment et plus fermement contre ces abus, même si cela doit compromettre nos perspectives de carrière à court terme. Il nous faut organiser des coalitions parmi les artistes et employés de la culture, afin d’établir des standards de travail appropriés pour ces derniers, tout en renforçant les sanctions contre ces structures qui ne respectent pas ces standards, à la manière de W.A.G.E4 aux États-Unis. Les gens s’opposent souvent à l’établissement de standards de peur qu’ils sclérosent concrètement le monde de l’art. Je pense que l’instauration de conditions par lesquelles les structures sont tenues responsables de leur politique interne, grâce auxquelles les gens sont payés équitablement, traités avec respect et ouverture, encouragés à poser des limites saines au temps qu’ils consacrent à leur travail, permettra de créer un monde de l’art plus politisé, plus engagé et plus sain. La situation éthique et politique qui s’observe dans les coulisses de l’art influe sur ce qui est montré et l’importance que cela a sur le monde. De même, le monde de l’art est complètement et obstinément aveugle à la persistance des privilèges: l’origine sociale en particulier influence majoritairement l’accès à tous les niveaux de l’art contemporain, bien que cela ne soit jamais pris en compte dans les mesures publiques des carrières. Il existe des exemples exceptionnels et marginaux d’institutions qui tentent de résister à ces conditionnements (dont certaines que j’ai personnellement rencontrées incluant le réseau des lieux autogérés au Canada, La Galerie CAC de Noisy-le-Sec, Künstlerhaus Bethanien et NGBK à Berlin), mais celles-ci restent rares et n’ont qu’une faible influence face aux grandes institutions internationales.

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1. The House of Dust by Alison Knowles, curateur.ice.s: Sylvie Boulanger, Maud Jacquin et Sébastien Pluot, Cneai, Pantin, 9 octobre – 19 novembre 2017 et Une maison de pierre dans une métropole utilisant tout type d’éclairage habitée par ceux qui invitent les autres, curateur.ice.s: Maud Jacquin, Sébastien Pluot avec Émilie Renard, dans le cadre du programme de recherche Art by translation, avec Émilie Renard, La Galerie ,CAC, Noisy-le-Sec, 22 octobre – 16 décembre 2017 2. Ressources humaines, curatrice: Virginie Jourdain, 49 Nord 6 Est – FRAC Lorraine, Metz, 23 juin 2017 – 28 janvier 2018 3. Amber Landgraff, «Paying Interns as an Act of Counterfeit, or Everyone Deserves to Get Paid», in Joshua Schwebel, Subsidy, Archive Books, Künstlerhaus Bethanien, 2016, p.11 4. Working Artists and the Greater Economy est une organisation activiste new-yorkaise fondée en 2008.


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Benoît Lamy de La Chapelle

Art as an office space: The actual work of the contemporary artist is his or her CV1.

Plamen Dejanoff, Collective Wishdreams of Upper Class Possibilities, 2000-2005 Courtesy: Gallery Emanuel Layr Vienne/Rome.

De tonalité grise et sobre, constitués d’un mobilier froid et métallique, compressant les employés s’y affairant, les espaces de bureau dépeints dans Playtime (1967) de Jacques Tati n’ont véritablement rien pour plaire, et apparaissent comme la caricature du monde du travail propre à la post-modernité. Considérés alors comme lieux inesthétiques qu’il fallait décorer d’œuvres d’art afin de les rendre chaleureux, c’est pourtant à la même époque que certains artistes conceptuels s’intéressent à la neutralité émanant de ces espaces comme fondement plastique de leur démarche, ce qui valut plus tard à Benjamin Buchloh de qualifier l’art conceptuel de cette période d’«esthétique de l’organisation administrative»2. Si les accessoires du bureau occupent une place centrale dans certaines œuvres3, d’autres rendent visible l’espace même du lieu de travail: l’intervention de Michel Asher à la galerie Claire Copley (1974) bien sûr, mais aussi l’exposition January 5-31, 1969 organisée par Seth Siegelaub, dont l’accrochage épuré laisse une large place à la présence du bureau dans l’espace. Témoins de la tertiarisation progressive de l’économie occidentale, comme de l’ascension de la société de services et de communication, de nombreux artistes s’inspirent de l’esthétique du bureau pour faire œuvre à l’instar de The Offices of Fend, Fitzgibbon, Holzer, Nadin, Prince & Winters (1979) singeant les compagnies de conseil, du Kippenberger Büro (1979) de Martin Kippenberger qui, pour vendre ses tableaux invendus, décida d’ouvrir son propre bureau de vente, ou de Cindy Sherman documentant les employés d’Artist Space au travail tout en s’y mettant en scène (Artists Space staff (1979) et Untitled (Secretary) (1978)). Les années 80, décennie de l’artiste-entrepreneur, de la haute finance, de la communication et de la publicité, apportent un contexte inédit ne laissant pas indifférent un artiste comme Philippe Thomas qui élabore Les ready-made appartiennent à tout le monde® (1987), une agence de communication et de production d’événements qui propose des services comme aider des collectionneurs à entrer dans l‘histoire de l‘art en signant une œuvre produite par

93 d‘autres. Cette agence était sobrement constituée d’un bureau et d’une salle d’attente installés dans un seul et même lieu, produisant un fort effet esthétique. Notons qu’une récente présentation de ce projet4 y associait le collectif DIS dans un dialogue intergénérationnel autour de la publicité et de la communication. DIS est dorénavant bien connu pour être le héraut de l’esthétique «corporate», ayant porté à plusieurs reprises5 toute une génération d’artistes dont les démarches témoignent aussi des conséquences du capitalisme avancé sur le monde du travail, désormais qualifié de «post-fordiste» ou d’«immatériel», tel que théorisé par Paolo Virno6, Maurizio Lazarato et Antonio Negri7. Ces artistes s’ajoutent à d’autres qui, depuis le début des années 2000 – décennie de la bulle internet et de l’ascension des start-ups –, entretiennent des rapports étroits avec l’environnement matériel spécifique à l’espace du bureau (feuilles A4 tapuscrites, emails, classeurs, ordinateurs portables, costumes cravates/tailleurs style working-girl, chaises et tables, organisation parcellaire, tons chromatiques neutres et froid…). Cet engouement actuel pour ce que nous nommerons, faute de mieux, «l’esthétique du bureau», n’est évidemment pas arrivé par hasard et nous nous demanderons alors de quoi sa présence dans les œuvres d’art récentes est le nom. Un des projets les plus emblématiques du bureau comme forme artistique pourrait être Collective Wishdream of Upper Class Possibilities mené par Plamen Dejanoff entre 2001 et 2003. L’artiste s’installa en janvier 2001 dans un duplex au troisième étage d’un bâtiment high-tech fraîchement bâti (dans lequel se trouvaient également des locaux d’Adidas, Sisley, Benetton et des start-ups comme Viva ou Wir design) localisé dans le quartier Mitte de Berlin. Au sein de ce duplex tour à tour appartement, atelier et lieu d’exposition présentant des projets aux formes multiples, une table de ping-pong – accessoire indispensable à toute start-up se respectant – servait de bureau, décorée de ses œuvres et de celles d’autres artistes, réalisées de manière à meubler fonctionnellement ce lieu de travail singulier. Parmi les projets présentés, nous évoquerons celui où l’artiste fut pendant un an l’employé de la firme suisse Tomato Financial-Treasury Services S.A.


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Dossier thématique: Passion travail

(2002): après avoir signé un contrat, il reçut un salaire contre lequel il fut chargé de représenter la firme à l’extérieur… Qu’il ait rempli cette tâche ou la manière dont il s’en est acquitté nous intéresse ici moins que le fait d’utiliser l’image (au sens communicationnel) de son lieu de travail qui, ressemblant davantage à une agence de pub ou à une start-up qu’à un atelier d’artiste dans l’acception classique du terme8, fournissait le cadre idéal pour effectuer ce genre de business. Grâce à l’adaptation des codes du travail post-fordiste à sa démarche – déjà très orientée vers le design –, Dejanoff relevait sans ambage les accointances entre art et économie néo-libérale, qui, si elles pouvaient choquer alors, semblent à peine gênantes aujourd’hui.

l’artiste, contribuent à esthétiser cet environnement de travail et, là où la démarche de Plamen Dejanoff pouvait rebuter, il semble désormais que cette esthétique du bureau soit de plus en plus acceptée comme forme artistique. On la trouve aujourd’hui telle quelle dans des propositions immersives comme Regression Toward the Mean (2014) de D’Ette Nogle, Bob’s Office (2016) d’Amalia Ulman, Office of Unreplied Emails (2016) de Camille Henrot ou encore dans les Relieviation Works (2017) d‘Aria McManus. Plus éloquent, une des images de la série Smiling at Art (2013) produite par DIS, représente une salle d’exposition type white cube, dans laquelle sont exposés des fauteuils ergonomiques à roulettes admirés par des visiteurs comme s‘il s’agissait de sculptures. Mais la problématique du ready-made n’est plus d’actualité ici: Duchamp n’a effectivement jamais tenu à ce que ceux-ci soient admirés pour leurs qualités propres alors que ce mobilier de bureau est réellement apprécié pour des critères d’ordre esthétique. Par-delà son statut fonctionnel et son design, il est présenté en tant qu’œuvre d’art (et non pas comme générateur d’une réflexion sur le statut d’œuvre d’art) et, contre toute attente, reconnu comme tel.

Paru approximativement à la même époque, le constat d’Eve Chiapello et Luc Boltanski comme quoi le «nouvel esprit du capitalisme» aurait absorbé la «critique artiste» (à savoir une critique exigeant plus de place pour la créativité, la liberté, l’autonomie et l’authenticité dans les sociétés industrielles modernes), apporte un élément de compréhension à l’incursion de l’esthétique du bureau dans les pratiques artistiques (mais aussi curatoriales9), de même qu’à notre manière toujours plus favorable de la recevoir. Selon les auteurs, les manageurs des grandes entreprises et administrations publiques, enfants de mai 68, auraient insufflé la critique artiste dans les techniques de management: ces derniers se seraient en effet appuyés sur le modèle de pensée et le style de vie des artistes pour réformer le capitalisme keynésien moribond dans les années 80 et 90, grâce à la généralisation de ce modèle à toute l’économie et à toutes les formes de travail10. En s’appropriant ainsi la critique artiste, le nouvel esprit du capitalisme l’aurait vidé de sa substance comme en témoigne I’m a Revolutionary (2001) une vidéo de Carey Young dans laquelle cette dernière se met en scène au travail avec un coach dans les bureaux d’une grande firme, lui répétant obstinément «I’m a revolutionary» dans le but de s’en convaincre. Se trouve ainsi imagée la manière dont de nombreux modes de critiques ont été insidieusement écartés par le capital, rendant caduque toute quête d’une position radicale dans la conjoncture actuelle. Ici encore, ce décorum, les vêtements portés par

Si l’artiste est le modèle de l’entrepreneur/manageur du capitalisme néo-libéral et de ses nouvelles modalités de travail (en réseau, auto-entrepreneur, co-working, flexibilité, déterritorialisation du lieu d’activité, pas d’horaires fixes) comme semble le suggérer Pierre-Michel Menger11, de manière encore plus explicite que Chiapello et Boltanski, c’est par un étrange retour des choses que ce nouvel ordre inspire et nourrit un large champ de la création actuelle. Car, si les artistes sont à l’origine de ce «nouvel esprit du capitalisme», ils en sont également les victimes, au même titre que les autres travailleurs comme le fait remarquer Marizio Lazarato en soulignant, contrairement aux trois auteurs évoqués ci-dessus, que le modèle de l’économie néo-libérale n’est pas l’artiste et sa pensée libératoire, mais «le capital humain» en tant qu’entrepreneur de lui-même. S’appuyant sur les thèses de Michel Foucault, période Naissance de la bio politique, l’auteur avance en effet que «le néo-libéralisme ne cherche pas son modèle de subjectivation dans la

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Plamen Dejanoff, Collective Wishdreams of Upper Class Possibilities, 2000-2005 Courtesy: Gallery Emanuel Layr Vienne/Rome.

DIS, Smiling at art, 2013


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Carey Young, I Am a Revolutionary, 2001, extrait vidéo, © Carey Young. Courtesy Paula Cooper Gallery, New York

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critique artiste puisqu’il a le sien: l’entrepreneur, qu’il veut d’ailleurs généraliser à tout le monde, artiste compris» et, plus loin, «La capitalisation est une des techniques qui doit contribuer à transformer le travailleur en “capital humain” qui doit assurer lui-même la formation, la croissance, l’accumulation, l’amélioration et la valorisation de “soi” en tant que “capital”»12. Si Lazzarato ne parvient pas selon nous, à démentir entièrement la thèse de Chiapello et Boltanski, il voit juste quant à l’absorption des artistes au sein de ce nouveau mode de subjectivisation. Il est évident que l’état de l’art actuel, son économie et la professionnalisation extrême de la carrière des artistes, l’industrialisation de la culture, la labellisation de l’art contemporain, sa médiatisation et la précarité dans laquelle évolue la grande majorité de ses acteurs, ne peuvent que corroborer ce constat.

esthétique du bureau qui, réifiée sous forme d’œuvre d’art, n’apparait plus comme quelque chose d’austère à fuir une fois sa journée de travail terminée, mais comme portant en soi sa propre beauté, son style et générant a fortiori un nouveau goût (à quand la déco d’intérieur dans le style openspace?) 15.

Dans un tel environnement où chaque humain est devenu entrepreneur de sa vie, l’artiste ne correspond plus à la figure romantique et libérée qui lui a longtemps été assignée, mais appartient désormais à la masse de travailleurs «obligés d’être libres»13 en régime démocratique. Malgré l’hypothèse de Joseph Beuys avançant que «si le concept élargi de l’art se réfère à chaque homme considéré comme un artiste («tout homme est un artiste»), alors il se résout dans le travail»14, il s’avère en réalité que les artistes sont soumis au même régime administratif que les travailleurs libres, patron d’eux-mêmes, s’autocontrôlant et gérant leur budget, déclarant leur ressources, s’auto-promouvant sur les réseaux sociaux, travaillant sur certaines périodes pour s’autofinancer et évoluant dans un milieu où créativité et liberté tendent à s’effacer au profit de la rentabilité. La présence évidente de l’esthétique du bureau et de ses accessoires dans de nombreuses démarches actuelles semble ainsi refléter ce changement de paradigme dans le mode de vie des artistes qui se trouvent désormais inclus dans un fonctionnement qui leur semblait extérieur. Par ce biais à la fois formel et conceptuel, l’artiste manifeste ce nouveau conditionnement à un régime toujours plus coercitif avec lequel il n’a de cesse de se débattre. Apparaît alors cette

À la fin de leur essai Chiapello et Boltanski remarquaient que, le capitalisme ayant vidé la critique artiste de son sens, cette dernière restait plus que jamais d’actualité16. Le problème qui se pose désormais, c’est de se demander si cette esthétique du bureau et l’incursion des attributs du travail post-fordiste dans les œuvres d’art, ne seraient pas le signe d’une lente résignation. Car à défaut d’approche critique, cette incursion rarement débattue et l’emprise qu’exerce l’image de cette nouvelle forme de travail sur nos vies, semblent davantage révéler une soumission volontaire au nouvel esprit du capitalisme que faire renaitre la critique artiste de ses cendres.


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Dossier thématique: Passion travail

3 Nous pensons ici, entre autres, à Working Drawings And Other Visible Things On Paper Not Necessarily Meant To Be Viewed As Art (1966) de Mel Bochner ou aux certificats de Ian Wilson tapés à la machine à la fin des années 60. 4. Philippe Thomas with Interventions by Bernadette Corporation, DIS and Emily Segal exposition organisée par Marta Fontolan à Project Native Informant, Londres, 2016. 5. Pour exemple, voir la programmation de la 9e Biennale de Berlin curatée par DIS en 2016. 6. Voir Paolo Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, Trad. Véronique Dassas, Edition de L’Eclat, Paris, 2002. 7. Voir Maurizio Lazzarato et Antonio Negri, «Travail immatériel et subjectivité» dans Futur antérieur, numéro 6, été 1991.

1. Boris Groys, “The Truth of Art”, dans E-flux Journal, n° 71, mars 2016. 2. Benjamin Buchloh, «De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’art conceptuel, 1962-1969)» dans Essais historiques II, Art éditions, Villeurbanne, 1992, p. 172.

8. Il serait intéressant à ce sujet de faire une étude sur l’évolution du type de mobilier dans les ateliers d’artistes ces trente dernières années et de mesurer à quel point ces derniers tendent à fusionner mobilier et ambiance de start-ups ou espaces de co-working avec l’ambiance chaotique d’un atelier de type «Francis Bacon»… Et du mobilier, trainant dans l’atelier, à l’œuvre, il n’y a qu’un pas. 9. Pour exemple, voir les expositions The Office curatée par Pierre-Alexandre Matéo et Charles Teyssou en 2016 dans les bureaux de l’entreprise ACL Partners et OpenOffice curatée par Nuno Patricio en 2017 sur le site Ofluxo.net.

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10. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Édition Gallimard, 1999 et 2011, p.313 11 Voir Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Coll. La République des idées, Édition du Seuil, Paris, 2003 12. Maurizio Lazzarato, Les malheurs de la «critique artiste» et de l’emploi culturel, Institut européen pour des politiques culturelles en devenir, 2007, en ligne: http://eipcp. net/transversal/0207/ lazzarato/fr 13. Voir Nikolas Rose, Governing the Soul: The Shaping of the Private Self, London: Routledge, 1989

Aria McManus, Relieviation Works, 2017, AA|LA Gallery, Los Angeles. Courtesy of AALA Gallery

14. Joseph Beuys, «Entrée dans un être vivant», Conférence prononcée le 6 août 1977 dans le cadre de l’Université libre internationale, «Documenta 6» à Kassel, dans Joseph Beuys. Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, L’Arche, Paris, 1988, p. 59 15. Nous partageons ici la thèse de Boris Groys quant aux manières dont l’art peut changer la société: «artists and their audience share the material world in which they live. […] Art changes the world in which these spectators actually live—and by trying to accommodate themselves to the new conditions of their environment, they change their sensibilities and attitudes. […] Indeed, if one is compelled to live in a new visual surrounding, one begins to accommodate one’s own sensibility to it and learn to like it.» dans Boris Groys, “The Truth of Art”, Op. Cit. 16. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Op. Cit., p.556

Amalia Ulman, Office of Bob, 2016, New Galerie Paris, commissaires: Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou


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Les entretiens de Constance Petersen, agencements dysfonctionnels en centre d'art

Lidwine Prolonge

pallier les absences soit des reproches, soit refaire l’inverse de ce que j’ai fait j’oublie et je tiens à oublier (ce qui se passe)

les mensonges suit les choses long mail alertes pour marquer les choses

signes

mémoire / non mémoire / occultation repousser refouler

cf. diagramme 1

des petits drapeaux perdus dans l’espace qui s’agitent gentiment loin les uns des autres signes comme ça que je n’arrive pas à lier dans la temporalité techniques (basiques) de manipulation les drapeaux de… incompétences / signes / marques que vraiment là… et tous les drapeaux sur l’aspect personnel dont je ne devrais pas avoir connaissance

parfois les drapeaux sont vus personne n’y fait rien

(image)

aucune envie de fuir on cherche à me faire fuir

je me suis souvent demandé… à quel moment ça a commencé?

et la possibilité de changer l’histoire

ou cet [autre moment clé]

discuter gentiment, discussion normale et programmation exposition un des premiers dossiers pourtant __ sont assez proches rencontre on s’entend bien je lui avais proposé une programmation ça aurait été tellement beau document je redis exactement la même chose «va travailler ailleurs» ……….. étonnant de toute façon on a un problème relationnel personnel? relationnel je crois

premier signe (prémuni·e)

je me suis pris ça

estomaquée la bouche ouverte

je n’ai pas compris d’où ça venait

discours extérieurs

marqueurs déconnectés notes du médecin du travail

j’ai répliqué parti·e dans mon bureau puistrèsviteallervoirmescollèguesmessage dès qu’il se passe un truc je le dis et ils sont là, l’équipe est présente imagine j’avais un rôle particulier dans l’équipe

plusieurs discours sur les collègues

première chose dans le temps

je ne me rappelle pas pourquoi

tout à coup

pouvait dire ça

, le lendemain un appel: «tu as un problème avec un·e ami·e qui connaît (quelqu’un·e de proche de moi revient vers moi sur une situation) (passer par quelqu’un·e de proche pour m’atteindre) ingénieux

me laissait seul·e à une réunion pour de très mauvaises raisons que je sais fausses

réunion importante,

dès le début confidence: les aspects adm et oui, la personnalité artistique la plus proche impression de protéger l’équipe a l’impression de savoir ce que je pense maintenant m’avait dit que j’étais transparent·e (j’ai pensé physique banal mais c’était) dans les émotions

cf. diagramme 2

stoïque dans son regard / jamais de gestes / pas de position / je vois / m’intègre m’intègre vraiment (situations je suis toujours présenté·e, physiquement, / conversations)

ne vient pas, je suis prévenu·e dix minutes avant

«ça arrive» la veille, sept heures du matin, directement m’être reprochée

situation délicate qui va

par rapport à l’artiste

j’ai fait j’ai pris des décisions

me demande de me rapprocher, pendant les accrochages, de regarder dans la même direction les accrochages et moi / même position dans l’espace / j’ai été prévenu·e dès le départ nous formons un troisième cerveau


Les entretiens de Constance Petersen, agencements dysfonctionnels en centre d'art

expositions = cadres espace budget période temps /

nouvelles méthodes nouvelles pensées collaboratives

cf. diagramme 3

système en —— et pas en pyramide

Lidwine Prolonge force je tiens pour ça structure mais je crois

cf. diagramme 4

je suis grain de sable dans l’engrenage étrange car mon métier est de faire que ça roule d’être ce rouage dans l’engrenage je ne peux pas mettre une image quelque chose de visqueux qui traîne un peu si je mets une image c’est que c’est foutu c’est que j’y crois pas c’est juste ça

(reconnaissance de formes) – et de cadres j’arrive très bien à dormir la nuit résistance-

personnel professionnel

je ne veux pas que ce soit personnel

faire comme si ça n’existait pas

contrat poste loi 1901 titre travaillé discuté fiche de poste administrative convention collective loi travail me battre pour respecter mon contrat très basiquement aujourd’hui on me demande de proposer des expos, co-signées pas dans mon cadre de travail j’ai décidé d’arrêter c’est un statut. «c’est gratifiant de signer une expo» «c’est une récompense pour le bon travail accompli»

je me suis rendu compte que c’était un travail

tu as un travail tu as une passion juste avant, je voulais dire l’oubli c’est fort résiste on tombe pas mais… jours pour ne pas oublier

tout va bien autour

conférence: chaises en ——: le public intégré à la personne qui parle

tout autour

mais demain

pas en la

décision le travail est un travail comme ça, je sens, un truc qui monte, je le sens partout résistance = insidieux, aussi insidieux que ce qu’on__ en ce moment même de moi

table ronde collaboration tout est espaces réunion- ——

je crois

je ne me rappelle plus

tu fais quelque chose tous les

il faut démontrer «des trucs» comme dans la magie

j’aimerais y croire encore

[contaminé]

on ne peut jamais s’arrêter


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Global terroir: Le Cap

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Global terroir: Le Cap

Benoît Lamy de La Chapelle

Introduction Nous avons fait la connaissance de Morné Visagie, artiste vivant et travaillant au Cap, lors de son passage durant l’hiver 2017 à Artistes en Résidence, Clermont-Ferrand. Éloignée de tous les clichés associés à l’art de son continent, sa pratique nous a donné envie d’en savoir plus sur la scène artistique de cette ville sud-africaine que nous connaissons finalement très peu. De plus, cette année a été celle de «l’Art africain» en France: après l’art de l’Europe de l’est, l’art contemporain chinois ou celui d’Amérique latine, tour à tour ces quinze dernières années, c’est au tour de la création africaine – et en particulier l’art contemporain d’Afrique du Sud – d’intéresser le monde de l’art occidental et de connaitre les honneurs des grandes institutions1. Or, dans un tel contexte, nous sommes tentés de suivre les conseils du théoricien Achille Mbembe déclarant récemment que «puisque l’art africain est à la mode, échappons-y et sachons en faire un projet qui ouvre sur un futur systématique»2, dans lequel l’art dit «africain» aurait toute sa place. En cours depuis la fin des années 80, cette légitimation toute occidentale nous laisse en effet songeur quant à ce que l’on considère comme «art africain» et nous nous sommes à notre tour demandés ce que pouvait être un tel art. Car le passage d’un art traditionnel, religieux et mystique, immuable au cours des siècles et ne comprenant pas la notion d’ «art» dans son acception occidentale, à un art muséal, intégrant l’économie de marché globalisée, fusionnant avec les formes occidentales bien que conservant ses caractéristiques culturelles, pose effectivement question. Sans oublier l’impact qu’a pu avoir la colonisation, puis le postcolonialisme et maintenant le néocolonialisme sur cet art, de même que les tabous, la honte et les rancunes engendrés par ces périodes successives et encore très sensibles comme en attestent, à certains égards, les propos recueillis dans ce dossier. Cet engouement n’est en soi pas une nouveauté. On lit depuis quelque temps maintenant, dans la presse artistique internationale, différents articles sur les artistes et scènes artistiques africaines, comme ceux de Sean O’Toole qui dresse ici le portrait historique

111 de celle du Cap. Mais l’enchaînement de ces manifestations et la présence exponentielle de ces artistes dans les musées, les galeries et les foires, comme le souligne le galeriste Jonathan Garnham, laissent transparaitre un nouvel élan dans les pratiques artistiques sud-africaines. Et l’artiste Thulile Gamedze rappelle dans son entretien que le web y joue un rôle sans précédent. L’ouverture en 2017 du Zeitz MOCAA au Cap, le premier musée d’art contemporain africain, n’est sans doute pas étranger à cet enthousiasme et montre que, quels qu’en soient les réels tenants et aboutissants (politiques, économiques, financiers?), quelque chose est en train de se passer en Afrique du Sud qui ne saurait se réduire à une reconnaissance institutionnelle.

1 L’Iris de Lucy au Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart en 2016; le projet «Art/ Afrique, le nouvel atelier» en 2017 rassemblant deux expositions, Les Initiés, un choix d’œuvres (1989-2009) de la collection d’art contemporain africain de Jean Pigozzi et Être là, Afrique du Sud, une scène contemporaine à La Fondation Louis Vuitton, Paris; Le Jour qui vient à la Galerie des Galeries, Fondation d’Entreprise Galerie Lafayette, Paris; Afriques Capitales, à la Villette, Paris et, plus international, le succès commercial depuis cinq ans de la Foire d’art contemporain africain 1-54 Contemporary African Art Fair à Londres, New York et Marrakech. 2. Voir l’intervention d’Achille Mbembe au colloque organisé lors de l’exposition Être là, Afrique du Sud, une scène contemporaine à La Fondation Louis Vuitton, le jeudi 27 avril 2017: http://www. fondationlouisvuitton. fr/evenements/ afrique_evenements/ rencontre-27avril2017. html


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Global terroir: Le Cap

Sean O’Toole

Le Cap confirme la position centrale de sa scène artistique en Afrique du Sud

Chuma Sopotela, Mwenya Kabwe et Kemang Wa Lehulere, performance U nyamo alunampumlo (Le pied n’a pas de nez) à Spier Contemporary, Le Cap, 2007.

Un jour sur deux, sur le chemin de Sir Lowry Road, l’adresse de choix pour qui veut visiter les galeries les plus progressistes du Cap représentant des talents locaux comme Kemang wa Lehulere et Igshaan Adams, je passe à côté d’une source naturelle alimentée par Table Mountain, un des plus anciens sommets au monde. De même que dans n’importe quelle partie de cette cité portuaire, qui traverse actuellement sa pire sècheresse depuis un siècle, les résidents remplissent leur jerricane en plastique en respectant le quota quotidien d’eau imposé par les autorités. En ville, dans l’hôtel de luxe perché en haut du Zeitz Museum of Contemporary Art Africa – un nouveau musée consacré à l’art africain d’après 2000, pensé par l’architecte Thomas Heatherwick – les baignoires en forme d’œuf sont actuellement hors service, leurs prises débranchées. La sécheresse est un sujet de discussion majeur chez les Captoniens: on s’attend à ce que les réserves d’eau soient taries en avril, avant les pluies d’hiver annuelles. Le Cap pourrait devenir la première grande métropole mondiale à se trouver à cour d’eau, selon un article du New York Times1. Une tête de pont pour l’installation des blancs sur le sous-continent depuis 1652, Le Cap est la plus ancienne des villes modernes d’Afrique du Sud. Dès le XIXe siècle, elle est devenue le centre d’une scène artistique florissante. Ce processus fut couronné par la fondation en 1895 de la South African National Gallery, le seul musée national d’art du pays. L’ouverture du Zeitz MoCAA, localisé dans le quartier commercial Victoria & Alfred Waterfront et présentant la collection de l’homme d’affaire allemand Jochen Zeitz, confirme l’hégémonie de longue date du Cap sur les arts visuels.

Le collectif iQhiya performant à l’occasion de Museum Night, Le Cap, août 2016.

Durant l’entre deux guerre (1918-39), Le Cap est resté le centre de l’innovation artistique en Afrique du Sud, notamment pour la peinture. Irma Stern, peintre expressionniste formée à Berlin, qui habitait une résidence somptueuse au Cap, était une artiste

113 incontournable à son époque. Habituée du pavillon national du pays à la Biennale de Venise, l’héritage de son style gestuel est visible dans le travail de peintres captoniennes telles que Penny Siopis, Georgina Gratrix et Mia Chaplin. Plus éloquent, Stern reste l’artiste sud-africaine la plus recherchée en maisons de vente, le prix de ses œuvres l’élevant parmi les dix femmes artistes les plus cotées durant les ventes mondiales entre 2005 et 2015. Pendant les décennies d’après 1945, tendues politiquement mais saines financièrement, c’est Johannesburg, et non Le Cap, qui devient le centre d’innovation en art. C’est là qu’est né le peintre abstrait Ernst Mancoba, membre du groupe CoBrA, et là que vivent des artistes tels que David Goldblatt, William Kentridge et Santu Mofokeng bien connus des amateurs d’art français. En 1995, Johannesburg tente de consolider sa première place avec le lancement de sa Biennale. David Bowie, qui ne faisait plus de musique à ce moment-là, écrit à propos de sa visite de la Biennale dans les pages de Modern Painters: «après les clôtures blanches, les pelouses vertes du Cap, Johannesburg est un cauchemar urbain. Brutale à la Blade Runner dans ses rues hostiles et grouillantes, et vraiment excitante»2. Malheureusement, le projet de la Biennale, qui n’a eu lieu qu’à deux reprises (1995 et 1997), fut un échec. Depuis et malgré sa propre tentative de relancer le format de Biennale avec CAPE07 et CAPE09, Le Cap a réaffirmé sa position de centre artistique d’Afrique du Sud. Ce renouveau allait de pair avec un intense activisme. En 2015, une sculpture en bronze représentant Cecil John Rhodes (magnat britannique de l’industrie minière et homme politique du Cap) à l’Université du Cap (UCT) est devenue le point central des guerres culturelles post-apartheid du pays. Interprétée par les étudiants comme un symbole répressif de la «suffocating whiteness»3, comme l’a remarqué le sociologiste Xolela Mangcu, elle fut enlevée par la suite. En 2016, un petit groupe d’étudiant d’UCT a brulé vingt-quatre œuvres exposées à l’université. On pouvait entendre crier «No time for white tears here»4. Les membres d’un collectif Trans – une coalition autoproclamée LGBTIAPQ+ – ont également vandalisé une exposition de photographies


114 commémorant le premier anniversaire du mouvement Fallist et, également en 2016, l’École d’art de l’UCT – où fut formée Marlene Dumas – a été occupée. Cet activisme a donné naissance à ses propres talents. Le collectif strictement féminin iQhiya, comprend onze femmes noires toutes diplômées de l’École d’art de l’UCT, qui ont réalisées des performances publiques autour du Cap et ont également participé à la Documenta 14. Membre d’iQhiya, le travail de Sethembile Msezane est également présenté dans les collections du Zeitz MoCAA. Les orientations du musée, avec des expositions personnelles du swazilandais Nandipha Mntambo et de l’artiste zimbabwéen Kudzanai Chiurai, divisent l’opinion. Mark Coetzee, le directeur artistique du Zeitz MoCAA a choisi le thème de la figuration comme leitmotiv de son exposition inaugurale. Ce dernier m’a confié que sa décision était influencée par deux facteurs clés: la valeur de fétiches des «selfies et images photographiques» chez la génération Y et le besoin toujours pressant, dans l’Afrique du Sud post-apartheid, d’offrir aux visiteurs noirs des œuvres auxquelles ils puissent s’identifier5. Les nouvelles pratiques d’artistes tels qu’Athi-Patra Ruga et Mary Sibande sont caractéristiques de la prospérité du baroque privilégié par le Zeitz MoCAA. Outre que l’actuelle crise de l’eau représente de véritables risques pour Le Cap, notamment concernant l’agitation civile, elle la confronte à de perpétuels défis. La ville est-elle viable à long terme? Pour le moment, les collectionneurs aisés semblent confiants. En 2017, la collectionneuse Wendy Fisher a inauguré A4 Arts Foundation, un espace tourné vers un esprit de dialogue qui pourrait venir compléter les lacunes du Zeitz MoCAA. Il s’ajoute à un réseau de nouveaux espaces, incluant le Maitland Institute, un espace dédié aux projets indépendants fondé par le collectionneur Tammi Glick qui présentera cette année Nicholas Hlobo et Donna Kukama. L’ouverture récente de la Norval Foundation, proposant également un parc de sculptures, apportera plus de diversité à l’art montré au Cap. Visiblement, la scène artistique du Cap se porte très bien. Notons cependant que toutes les institutions

Global terroir: Le Cap

Sean O’Toole

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mentionnées ci-dessus sont possédées par des blancs. Les jeunes artistes en particulier ne sont pas satisfaits et la «suffocating whiteness» perdure. Les nuages d’orage qui se profilent à l’horizon du Cap n’indiquent pas la pluie, mais de possibles protestations à venir.

Une sculpture et une bannière satirique présentées lors du blocage Umhlangano de l’École d’art Michaelis de l’Université du Cap, 2016.

1. Sarah Khan, «There Is a Water Crisis in Cape Town. Travelers Should Be Prepared (and Can Help)», in New York Times, 27 décembre 2017 2. David Bowie, «The Cleanest Work of All», in Modern Painters, Été 1995, p.44 3. Xolela Mangcu, «Shattering the myth that race doesn’t matter», in Sunday Times, 22 mars 2015, p.19 4. Hedley Twidle, Fire Pool, Cape Town: Kwela Books, 2017, p.256 5. Mark Coetzee, interview 7 juillet 2017, Le Cap


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Global terroir: Le Cap

Mathieu Loctin

Entretien avec Jonathan Garnham, Blank Projects Le 22 septembre dernier a été inauguré au Cap le plus grand musée d’art contemporain d’Afrique, le Zeitz Museum of Contemporary Art Africa (Zeitz MOCAA), une institution qui ambitionne d’être l’équivalent du MoMA ou de la Tate Modern pour l’art africain. Dans un monde de l’art toujours davantage globalisé, l’Afrique n’a malgré tout peu ou jamais le droit de cité à l’échelle internationale. Reste à savoir si son ouverture est à même de changer le regard occidental sur une scène artistique foisonnante et pourtant largement négligée. Nous avons donc décidé de demander à un des représentants de la scène artistique du Cap et de sa jeune génération, le galeriste Jonathan Garnham (Blank Projects), de décrire l’évolution et la situation actuelle du milieu de l’art sud-africain et africain, ses artistes et ses institutions.

Bronwyn Katz, vue d’exposition Grondskryf, 2017, Blank Projects, Cape Town. Courtesy blank projects

Turiya Magadlela, vue d’exposition Wabona lapho isifebe, wangena kuso, 2017, Blank Projects, Cape Town. Courtesy blank projects

Mathieu Loctin –» Vous avez ouvert Blank Projects en tant qu’artist run-space en 2005, deux années après être revenu de Berlin. Quelle était votre idée première? Cela répondait-il au contexte spécifique du Cap et peut-être à certains manques? Jonathan Garnham –» J’ai vécu à l’étranger pendant une longue période et notamment à Berlin pendant dix ans. Quand je suis revenu après avoir vécu dans la ville pendant les années 1990 et découvert de nombreux espaces artistiques, je me suis aperçu qu’il y avait très peu de choses ici en Afrique du Sud. Peu d’espaces pour les artistes pour faire des choses, exposer, expérimenter. J’ai donc décidé d’ouvrir un lieu. Un très petit espace, seulement dix-huit mètres carré, était disponible non loin de l’endroit où j’habitais. Je l’ai rénové et l’ai ouvert avec une exposition. Je pensais alors que c’était bon pour la ville et c’était également amusant de le faire. Cela partait d’une idée simple à l’origine: un espace qui soit gratuit, qui ne coûte rien aux artistes, ce qui était inhabituel en Afrique du Sud à cette époque. Les artistes n’avaient donc aucunement la pression de vendre ou d’orienter commercialement leurs expositions. Cela avait plus à voir avec l’idée de repousser certaines limites et de créer de nouveaux discours. Après seulement quelques

117 mois, de nombreux artistes ont commencé à nous proposer des idées et des expositions. Nous avons alors constaté qu’il y avait un besoin réel en Afrique du Sud pour ce genre de lieu. Les artistes n’attendaient que ça. ML —» Vous rappelez-vous à quoi ressemblait la scène artistique et son écosystème à cette période au Cap? JG —» Ce n’est toujours pas une grande scène mais c’était bien plus petit alors. Je me rappelle qu’il y avait deux ou trois galeries sérieuses. Elles ne travaillaient pas réellement internationalement et la scène était constituée majoritairement d’artistes blancs, de diplômés d’écoles d’art qui en sortaient pour faire carrière. Très peu d’artistes noirs. Maintenant nous avons plusieurs galeries professionnelles au Cap et en Afrique du Sud travaillant internationalement. Il y a bien entendu plus d’artistes désormais et d’une plus grande diversité, ce qui devrait être évident en Afrique du Sud étant donné que 80% de la population est noire. ML —» Quand avez-vous pris la décision de passer du modèle d’un project-space à celui d’une galerie commerciale? JG —» Au fur et à mesure que le lieu prenait de plus en plus de mon temps au fil des années. Nous l’avons dirigé comme un non-profit space pendant six ou sept années. J’étais professeur à côté pour gagner ma vie, nous recevions des aides pour l’espace mais il est difficile d’obtenir des fonds pour ce genre de projets en Afrique du Sud. Il était en effet très compliqué de maintenir le projet à cause du manque de subventions locales, les aides que j’arrivais à obtenir venaient d’ailleurs d’Europe. Je me suis lassé, je dois le dire, de devoir courir après des subventions en permanence. Donc, à un moment, je me suis dit que si cela devait devenir quelque chose de pérenne et viable, il fallait que nous devenions auto-suffisant, que nous devions générer nous-mêmes de l’argent. La seule manière de parvenir à faire cela, à mon sens, était de devenir un espace plus commercial, de représenter des artistes et de vendre leur travail. Je ne savais pas si cela allait prendre au début, c’était un saut dans l’inconnu, mais j’ai été agréablement surpris de voir que cela s’est bien passé et c’est toujours le cas. Nous sommes toujours jeunes, nous


118 n’avons que cinq années d’existence en tant que galerie commerciale. Nous avons commencé à faire la transition au cours de l’année 2012 et, au début de 2013, nous sommes devenus un commerce déclaré. Il semble que cela ait fonctionné jusque-là et nous allons encore grandir, ce qui est formidable. ML —» En tant que directeur de galerie, êtes-vous davantage intéressé par un type de pratique que vous mettez plus en avant que d’autres? JG —» Si vous êtes implanté dans une grande ville comme Paris ou New York, j’imagine qu’il est plus facile de se focaliser sur un type spécifique de pratique. Ici, en Afrique du Sud, parce qu’il y a peu de galeries, je pense que l’on se doit de tout regarder et, pour cette raison, nous travaillons avec des artistes très différents. D’où je viens, il y avait un intérêt fort pour une approche plus formaliste, une approche autour de l’abstraction et au tout début nous nous sommes intéressés à cela, ce qui n’était pas commun à l’époque en Afrique du Sud. Conceptuellement, ces travaux étaient assez rigoureux dans leur exploration formelle des matériaux. La notion de matérialité était aussi un aspect très important au début et l’est toujours. Nous avons récemment commencé à travailler avec Billie Zangewa et Cinga Samson, deux artistes travaillant dans une veine figurative, ce qui est un développement nouveau pour la galerie et j’aime que cela rentre en conversation avec le reste du programme. Au bout du compte, nous sommes intéressés par ce que nous considérons être du «bon art», un art porté par des artistes construits et sincères dans leur démarche si je peux m’exprimer ainsi. ML —» Pouvez-vous parler de la scène artistique du Cap et plus spécifiquement de la jeune génération? Comment le contexte politique et social actuel de l’Afrique du Sud, qui est l’héritage d’une histoire complexe et douloureuse, pénètre-t-il la sphère artistique? JG —» Il y a des artistes politiquement conscients et actifs mais cela a toujours été le cas en Afrique du Sud. Maintenant, nous avons une nouvelle génération qui est sans doute mieux informée et plus articulée. C’est un endroit très politisé.

Global terroir: Le Cap ML —» Il semble qu’il y ait, aujourd’hui au Cap, un retour du politique par le biais de nouvelles formes d’activisme au sein d’une jeune génération d’artistes. Je pense notamment à des groupes tels que iQhiya ou aux évènements se déroulant autour de l’Université du Cap (UCT)1. JG —» Il est difficile pour moi de m’exprimer sur un tel sujet. Je suis un homme blanc d’âge moyen, je ne peux m’exprimer pour des jeunes femmes noires comme iQhiya par exemple. Je ne peux m’exprimer à leur place. C’est à elles de parler davantage de leurs idées. Nous avons ici un lourd passé. Nous avons un passé colonial et nous avons connu l’apartheid. Cela se ressent encore très fortement aujourd’hui. Le Cap est une ville très divisée. L’Afrique du Sud est scindée en tout premier lieu par un système de classes et par un accès aux ressources élémentaires détenues très largement par une minorité blanche. En tant qu’homme blanc… je pense que nous avons assez parlé par le passé. Nous devons maintenant nous asseoir, être silencieux et écouter. ML —» Des figures importantes et internationalement reconnues telles que William Kentridge, Marlène Dumas ou David Goldblatt sont-elles influentes parmi la génération actuelle d’artistes sud-africains ou cette dernière regarde-t-elle davantage en direction de figures plus jeunes et moins connues en Europe? JG —» Je pense que quiconque se promène dans une exposition de William Kentridge pourrait probablement se sentir inspiré de quelques manières. Cela vaut également pour les autres artistes que vous avez mentionnés. Pour beaucoup de jeunes artistes, ces très grands noms sont bien moins influents que la génération suivante qui a désormais la trentaine ou la quarantaine. Ils regardent des artistes noirs, des personnes comme Dineo Sheshee Bopape, Moshekwa Langa, Donna Kukama, Tracy Rose ou encore Kemang wa Lehulere. Ces artistes sont maintenant relativement connus et travaillent internationalement. Ils constituent davantage une référence pour la jeune génération. ML —» D’un point de vue éducatif et également référentiel,

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les artistes puisent-ils dans l’histoire de l’art de leur pays ou envisagent-ils l’art de manière plus globale? JG —» Ils font les deux. Bien entendu, ils regardent de manière globale étant donné qu’avec Internet tout est à portée de clic. Ils regardent également l’histoire de l’art local, mais en tâchant de regarder au-delà de ce qu’on leur a traditionnellement enseigné parce que nous avons ce contexte historique lié au colonialisme et à l’apartheid. L’histoire de l’art que l’on nous a enseigné l’était selon une certaine perspective coloniale. Il y a beaucoup de discussions et d’actions nécessaires autour de la décolonisation de l’éducation. Je pense qu’il est fondamental de re-regarder notre propre histoire.

années, nous avons observé un regain d’intérêt à propos de ce qu’il se passe en Afrique et en Afrique du Sud. Les artistes sont en train d’être lentement intégrés, mais je ne peux pas dire qu’ils le sont «suffisamment». Je pense que nous avons également besoin de poser la question: intégrés à quoi?

ML —» Quelle relation entretient la scène artistique du Cap et plus généralement d’Afrique du Sud, avec le reste du continent? JG —» C’est quelque chose que nous devons davantage développer. Les artistes, institutions, galeries, toute la scène artistique en général essaie de se connecter plus au reste du continent. Cela ne va pas sans ses difficultés. L’aspect logistique et le manque d’infrastructures rendent cela souvent plus compliqué. Il y a très certainement de grands artistes et des cultures dont nous pouvons apprendre. En premier lieu dans les pays voisins de l’Afrique du Sud, ce qui fait davantage sens pour moi et ensuite plus en profondeur dans le continent. C’est assez difficile pour moi car j’ai besoin de connaître personnellement un artiste, de faire des visites d’ateliers. Si quelqu’un vit au Burkina Faso par exemple, ou dans un autre pays, il est compliqué de faire ce genre de choses. Il existe néanmoins des liens et une sorte de communauté répartie un peu partout dans le monde. Quand nous organisons des foires d’art contemporain en Afrique du Sud, cela s’apparente à un grand marché où tout le monde se réunit et discute. C’est bien évidemment quelque chose que nous voulons voir de plus en plus. ML —» Pensez-vous que les artistes sud-africains sont suffisamment intégrés à la scène internationale? JG —» Je ne sais pas s’ils le sont «suffisamment» mais il est évident que l’art du continent a été négligé internationalement. Ces dernières

ML —» Selon vous, que manque-t-il alors afin d’obtenir plus de visibilité et faire pleinement partie du monde de l’art? JG —» Je pense que la première chose est du temps. Les gens appartenant aux centres traditionnels du «monde de l’art» comme l’Europe ou l’Amérique du Nord ont besoin d’être plus critiques envers eux-mêmes et leurs positions. Ils ont besoin de discuter et de réfléchir à leur propre situation, peut-être que c’est cela qu’ils ont besoin d’intégrer. Je vois cela arriver, mais très lentement, c’est donc pour cela que ma première réponse est le temps. Nous avons besoin de plus de temps. ML —» L’art et les artistes d’Amérique Latine et d’Asie ont fait l’objet d’une reconsidération critique et commerciale ces dernières années. Même si le chemin paraît encore long, tout indique qu’il est temps pour les pays occidentaux de regarder avec attention l’art africain. JG —» Oui c’est certainement le cas. J’espère que ce n’est pas uniquement une bulle, une sorte de mode. J’espère que c’est un intérêt sincère, une véritable investigation sur ce qu’il est en train de se passer ici, sur ce qu’il peut être appris de l’Amérique Latine, de l’Asie et de l’Afrique, et voir comment cela peut mener à une reconsidération de la position et de la relation de l’occident avec le reste du monde. ML —» Dans ce sens, avez-vous déjà pu mesurer les effets de l’ouverture du Zeitz MOCAA au Cap il y a de cela quelques mois? JG —» Cela a très certainement généré plus d’attention envers le Cap. Ce n’est pas uniquement le Zeitz MOCAA, car nous avons d’autres initiatives comme la foire d’art contemporain et des fondations, comme A4 qui a ouvert récemment. Ces initiatives, couplées avec une communauté artistique florissante et un milieu des galeries


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relativement fort, peuvent faire du Cap une petite destination pour l’art contemporain sur le continent. Nous avons remarqué que de plus en plus de gens venaient, avec plus d’engagement et ils connaissent déjà quelque chose à propos de l’art ici ou du moins ils sont très curieux. ML —» Du fait que l’Afrique du Sud soit géographiquement isolée du reste des centres artistiques traditionnels, est-il difficile pour les artistes de se développer en dehors du pays et d’être vus internationalement? JG —» Les artistes doivent indubitablement travailler plus pour être reconnus, les galeries également. On peut ressentir un sentiment de lieu clos sur lui-même quand nous allons dans les autres centres artistiques. Les artistes veulent travailler avec d’autres artistes et institutions du monde entier. Ils veulent faire partie d’une conversation internationale. Je pense que nous avons beaucoup à offrir.

Igshaan Adams, vue d’exposition, Oorskot, 2016, Blank Projects, Cape Town. Courtesy blank projects

1. https://frieze.com/ article/postcard-capetown

Jared Ginsburg, vue ’exposition Interludes, 2017, Blank Projects, Cape Town. Courtesy blank projects


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Global terroir: Le Cap

Marion Zilio

Entretien avec Thulile Gamedze Thulile Gamedze est une artiste et écrivaine qui vit et travaille au Cap, en Afrique du Sud. Elle est aussi membre du collectif iQhiya, un réseau de jeunes femmes artistes noires unies pour la défense de leur art et la transformation des lignes institutionnelles privilégiant le travail des hommes. Activiste et consciente de sa position de sujet post-apartheid, elle entame un processus de «décolonisation des imaginaires» qui apprend à voir les images et les représentations différemment, afin qu’elles puissent devenir autres. Sa démarche tend, en cela, à remettre en question les discours hégémoniques en refusant les récits, les pratiques et les conditions imposées comme seule vérité. Thulile Gamedze, Tongues, 2013, vidéo en boucle

Thulile Gamedze, The revolution will not be televised, 2015, impression monotype

Marion Zilio –» Dans votre démarche, vous mettez en place des méthodologies d’apprentissage créatives et expérimentales, faisant de vos interventions artistiques des revendications politiques. Dans quelles mesures l’éducation procède-t-elle d’un acte de résistance? En quoi ce geste s’inscrit-il dans une filiation liée à l’histoire de l’Afrique du Sud? Thulile Gamedzé –» J’ai en effet le sentiment que mon travail se développe à partir d’un processus constant de «revendication politique»; que je produise une œuvre d’art, que j’enseigne ou que j’écrive, j’essaie toujours de lier intimement ma pratique au contexte. En réalité, la conclusion d’une idée est rarement plus importante que le processus collectif de réflexion et de partage de laquelle elle résulte – ceci est particulièrement vrai de l’éducation, où le fonds d’expériences et les échanges d’idées font partie intégrante du procédé. On considère souvent qu’une œuvre est le fait d’une individualité, je préfère de mon côté évoluer avec la pensée des autres, être concernée par le collectif. Ce geste est politique, car l’orientation de l’art par le capital privilégie un mode de pensée et de production individualiste. Cette dimension du collectif est importante, car elle me relie à une lignée historique sud-africaine de pratiques artistiques

123 interdisciplinaires et collectives, dont les formes ont contribué à la lutte et à la fin de l’apartheid. Je pense à des centres d’art tels que le Community Arts Project du Cap dans les années 70 et 80, l’Ensemble MEDU, un collectif anti-apartheid de travailleurs culturels opérant à Gabarone, le centre d’art FUNDA de Soweto, etc., mais aussi à des artistes comme Dumile Feni, Mongane Serote et Thamsanqa Mnyele, ou encore à des publications comme Staffrider et le magazine Upbeat de SACHED destiné à l’apprentissage des enfants, sous l’apartheid, de l’éducation «bantoue» qui a été sévèrement limitée… Bien que la situation politique du pays ait changé à certains égards, l’art doit toujours, selon moi, trouver ses ressources au sein de la collectivité, du partage et de l’activisme. Lire et discuter avec des personnes ayant participé à l’élaboration de notre héritage culturel est une manière d’ancrer ma propre vision et mon travail dans cette tradition de résistance créative. L’idée que les artistes puissent exister en tant qu’entités distinctes des systèmes oppressifs en place sur le continent est un mythe très dangereux. Il est trop facile de penser que les artistes sont simplement des observateurs et des interprètes du monde, parce qu’ils utilisent des images et font des «représentations». Nous participons tout autant que les autres à la construction des imaginaires, c’est pourquoi nous devrions être tenus pour responsables de la façon dont nous choisissons de faire. MZ —» Dans nombre de vos projets se trouve le «motif» du glitch. Quel sens a pour vous ce bug informatique? TG —» Oui! Cela fait longtemps que je m’intéresse au glitch. Je le suis toujours, mais davantage qu’un motif dont la vocation serait esthétique, il représente pour moi les innombrables possibilités d’affecter la structure d’une image, d’une vidéo ou d’une chose donnée. L’idée que nous pouvons modifier un fichier numérique directement par codage est passionnante: l’ajout d’un symbole ou d’une lettre dans un code numérique change la représentation entière d’une image. C’est une intervention systémique qui atteint la matrice même de l’image et non simplement sa surface. Les glitchs sont comme des métaphores, ils m’évoquent des univers


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parallèles. Travailler avec eux corrobore l’idée qu’il existe des millions de manières de reconfigurer une chose donnée. J’ai débuté cette pratique du glitch en explorant mes souvenirs d’enfance dans une église chrétienne à Johannesburg. Ces souvenirs étaient incertains, flous et chargés d’émotion. En photographiant l’église et en glitchant cette image en des centaines de versions différentes, tout aussi imparfaites, j’ai pris conscience de la complexité de la mémoire et de la manière dont nos réponses se modifiaient constamment au fil du temps. MZ —» En tant qu’artiste et critique, vous naviguez entre théorie et pratique, quelle place prend ici l’esthétique? Dans quelle mesure cela participe-t-il à décoloniser les imaginaires? TG —» Je suppose que cela revient à nouveau à penser la notion de processus. Dernièrement, mon écriture et ma pratique artistique sont devenues une seule et même chose. J’ai toujours réalisé des cartes mentales susceptibles de m’aider à organiser ma pensée et mon écriture en démêlant ce qui me semblait confus. Récemment, après les avoir utilisées pour l’écriture, j’ai commencé à retravailler ces cartes conceptuelles en les superposant à plus d’images et de pensée. Ce sont mes outils de pensée. Elles parlent d’incertitude et d’incomplétude, elles peuvent être réalisées en collaboration et comporter des lacunes en cas d’informations manquantes. Elles ne prétendent en cela à aucune forme conclusive. J’ai également réalisé des vidéos de cartes heuristiques, où j’«enseigne» sous mon avatar et alter ego «prof gamedze». Dans ces dernières, je joue avec l’esthétique dévolue à l’éducation en ligne, mais je la pousse à l’extrême en incorporant une multitude d’informations aboutissant à des représentations chaotiques du savoir. L’esthétique suit le processus, c’est pourquoi actuellement je trouve le mapping pertinent pour mon travail. Je pense, dans une certaine mesure, que notre imagination est l’un des seuls endroits où le récit de la décolonisation est pré-existant et c’est pourquoi les gens sont si

malheureux — rien de ce que nous imaginons n’est jamais le reflet que de soi-même. Pour moi, la décolonisation consiste à créer des espaces où notre imagination peut travailler en toute sécurité. Peut-être que la cartographie et la pensée collective sont de tels endroits? MZ —» Vous êtes née en 1992, soit deux ans avant l’élection de Nelson Mandela, premier président noir de la République d’Afrique du Sud. Cette époque signe-t-elle la fin de la conscience politique en art, si oui, pourquoi? TG —» C’est en effet mon hypothèse, bien que je pense que de nombreuses stratégies de démobilisation ont commencé à se produire un peu avant 1994. 1990 a été l’année où le règlement entre l’ANC et De Klerk (qui a mis fin à l’apartheid) a été finalisé. L’apartheid était officiellement terminé, ce qui signifiait également la fin des sanctions internationales et, dans de nombreux cas, la fin des financements des mouvements de résistance. Parmi ceux-ci, il y avait des mouvements d’art radicaux et des centres d’éducation artistiques dont le travail fut compris par la communauté internationale comme étant uniquement motivés par la fin de l’apartheid. Ceci n’était pas dénué de vérité, car il y avait encore beaucoup de travail à faire, tant que justice n’avait pas été rendue, tandis qu’économiquement, aucun changement significatif dans la propriété des ressources sud-africaines n’avait eu lieu. Vingt-trois ans plus tard, notre économie est en fait encore plus inégale sur le plan racial qu’elle ne l’était à l’époque. C’était un moment où nous avions besoin de pratiques artistiques collectives conduites par le peuple, car les problèmes de la nouvelle Afrique du Sud ne peuvent pas être compris de manière simple dès lors que notre nouvelle constitution prétend être démocratique. Au lieu de cela, notre économie de l’art s’est orientée vers le marché de l’art mondial et nous avons, je pense, beaucoup perdu en suivant cette voie. La plupart de nos centres d’art fondateurs — je dirais ceux à qui nous devons une grande partie de nos pratiques contemporaines, ont manqué de financement et ont fermé leurs portes dans les années qui ont précédé la démocratie, ou peu de temps après. L’ANC a été incroyablement sélectif

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Thulile Gamedze, I knew they were leaving, I just had no idea it would be so sudden, 2014, installation multimedia


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Global terroir: Le Cap

Marion Zilio concernant les espaces culturels qu’ils ont maintenus à flot (en plus de régner sur une nation qui avait été économiquement et psychologiquement détruite sans réforme), privilégiant ceux qui contribuaient à l’histoire de «The Rainbow Nation» véhiculé à partir de 1994 et excluant ceux considérant que la lutte n’était pas encore terminée. Les images sont d’une importance primordiale dans l’Afrique du Sud post-1994, mais — pour revenir au glitch — la structure et le codage de ces dernières ont désespérément besoin d’être réparés.

Thulile Gamedze, I Just Want You Around, 2016, installation vidéo multimedia

Thulile Gamedze, I Just Want You Around, 2016, installation vidéo multimedia

MZ —» L’apartheid fut une politique de séparation des espaces selon des critères raciaux ou ethniques dans des zones géographiques déterminées. Dans votre pratique artistique, il semble que vous cherchiez à sortir d’un certain quadrillage institutionnel. Quelles formes cela prend-il? TG —» Bien que les espaces physiques puissent représenter certaines idéologies, il me semble possible de réutiliser ces structures et ces infrastructures pour changer la façon dont nous percevons leurs limites. Je ne suis pas particulièrement contre l’utilisation de certains espaces, à moins que leur charge politique ne soit trop forte ou contraire à l’éthique. C’est pourquoi je suis partout: dans la salle de classe, dans les galeries, sur le web, dans les bars ou au hasard de projets d’exposition. MZ —» En France, les scènes artistiques africaines commencent progressivement à faire l’objet de focus sur des foires ou des expositions d’envergure. Comment imaginez-vous l’évolution de la condition des artistes africains sur le plan international, dans l’histoire et le marché de l’art, en général? TG —» C’est une question très difficile. Nous avons connu de multiples tendances sur le marché de l’art, l’Afrique n’est pas la première scène, issue des pays du Sud, à devenir une marchandise dans l’industrie mondiale. Bien sûr, il est important que notre travail soit reconnu sur la scène internationale, mais en même temps, il est important que nous soyons autosuffisants (en nous concentrant sur la création d’artist-run spaces, dont le travail éducatif et expérimental est axé sur

127 le contexte de l’Afrique du Sud) parce que le marché changera à nouveau, et quand cela se produira, nous aurons besoin d’infrastructures (psychologiques et matérielles) nous assurant que l’occident n’est pas notre seul moyen de revenu ni d’exposition.


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In situ

JeanCharles de Quillacq

JeanCharles de Quillacq

Ma langue me fait ça: entretien avec Jean-Charles de Quillacq sur sa relation à son travail par Émilie Renard (transcription : Lidwine Prolonge, Le bureau d’Anna). texte de la performance

It’s Not Easy Being Transitional, 2018 scanné et réassemblé par ordinateur pour La belle revue

Performance en collaboration avec Émilie Renard, 40 minutes, 17 Mars 2018, La Galerie, CAC Noisy-Le-Sec. Texte reprenant les questions que la sexologue américaine Amy Marsh a posées aux membres d’une communauté d’objectophiles, lors d’une enquête en 2009. Love Among The Objectum Sexuals visait à établir le profil de ce qui serait une préférence sexuelle, l’objectophilie, au même titre que l’homosexualité et non une pathologie psychologique ou affective. Les objectophiles ont des rapports sentimentaux et sexuels avec les objets dont ils sont amoureux. Ce qui les distingue des fétichistes est qu’ils pensent que leurs sentiments sont réciproques et donc partagés par les objets qu’ils aiment.

Pages d’un livre d’histoire de l’art lavées à l’acétone.   L’unique élément figuratif qui reste est le visage de Philippe IV dans une peinture de Diego Vélasquez, teint pâle, lèvres protubérantes, couleur rouge insistante.   Le titre, venant de la chanson Not Easy Being Green, chantée par Kermit the Frog, puis par Big Bird lors de la mort de Jim Henson, et par Ray Charles pour le vingtième anniversaire du Muppet Show, renvoie à une métaphore spatiale. La transition suggère un état de passage, ou de transformation. Jean-Charles de Quillacq est né en 1979 à Parthenay, il vit et travaille entre Paris et Sussac.

In situ

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Ghislain Amar Teddy et George au travail, 30 Janvier 2018, 13:30, Rotterdam Teddy et George interprètent dans mon atelier des émotions, situations et des actions généralement rencontrées dans le cadre du travail. Une vingtaine d’actions, 1 à 2 minutes par action. La tenue sera décontractée et/ou sportive pour l’un, un pull noir pour l’autre (finalement une chemise noire).

Quelques unes de ces instructions: • Un supérieur vous félicite pour votre travail. • Un supérieur vous reproche de travailler mal. • Vous êtes puni par votre supérieur. • Vous vous ennuyez au travail. • Vous ressentez un fort sentiment d’apathie avant de commencer une tâche que vous n’avez jamais réalisée auparavant. • Vous avez l'impression que personne n’apprécie votre travail • Une personne vous passe une commande pour un travail artistique dont le thème est notamment l’exploitation des artistes et ce travail est très mal payé. • Vous acceptez en pensant que c’est une bonne opportunité tout en réfléchissant à cette situation étonnante. Cette même personne finit par vous dire que le budget pour le projet a finalement triplé. • Vous préparez un meeting avec un client important • Vous aimez votre travail • Vous discutez un nouveau projet ensemble • Vous êtes heureux de votre travail • Vous enlacez votre collègue après la signature d’un contrat important. • Vous êtes gênés en présence de vos collègues parce que vous ne parlez pas correctement néerlandais alors que vous vivez aux Pays-Bas depuis 10 ans. • Vous êtes gênés vis-à-vis de vos collègues parce que vous faites mal votre travail. • Vous recevez une bourse pour développer votre travail. • Vous êtes assis à côté de votre collègue et vous le regardez avec empathie. • Même chose mais avec un regard apeuré. • Quelqu'un vous félicite pour le travail effectué. • Votre supérieur vous demande d’apprendre quelque chose de nouveau.

Les tâches ci-dessus peuvent être librement interprétées par les deux acteurs. Ghislain Amar est né en 1984, il vit et travaille à Rotterdam.


130 La belle revue #8 Revue d’art contemporain en Centre-France-Rhône-Alpes en ligne: www.labellerevue.org et parution papier annuelle Tirage: 4000 exemplaires Revue gratuite La belle revue est éditée par In extenso 12 rue Gault de Saint-Germain 63000 Clermont-Ferrand 09 81 84 26 52 contact@inextensoasso.com www.inextenso-asso.com Directeur de publication: Marc Geneix, Président d’In extenso Direction éditoriale: Benoît Lamy de La Chapelle Comité éditorial: Marie Bechetoille, Sophie Lapalu et Julie Portier Conception graphique: Syndicat avec Francisco Gazpart www.s-y-n-d-i-c-a-t.eu Traductrice: Anna Knight (Version anglaise uniquement sur www.labellerevue.org) Traductions anglais-français: Yoann Gourmel, Benoît Lamy de La Chapelle, Mathieu Loctin et Marion Zilio Relecture: Juliette Tixier Contributeurs et contributrices: Ghislain Amar, Fabienne Audéoud, Diann Bauer, Pedro Barateiro, Marie Bechetoille, Barthélémy Bette, Charline Corubolo, Leïla Couradin, Thulile Gamedze, Jonathan Garnham, Jill Gasparina, Yoann Gourmel, Marina James-Appel, Benoît Lamy de La Chapelle, Sophie Lapalu, Mathieu Loctin, Patricia MacCormack, Ilian Michel, Sean O’Toole, Julie Portier, Lidwine Prolonge, Jean-Charles de Quillacq, Émilie Renard, Georgia René-Worms, Joshua Schwebel, Elsa Vettier, Josselin Vidalenc, Julien Zerbone et Marion Zilio. ISSN: 2114-5598 Parution et dépôt légal: avril 2018 Impression: Média graphic, Rennes Imprimée en France

Colophon Remerciements In extenso et toute l’équipe de La belle revue tiennent à remercier: —»Marina James-Appel pour son engagement avec In extenso et La belle revue et Caroline Engel pour sa participation au comité éditorial.

—» Pierre-Olivier Arnaud, Plamen Dejanoff, Antoine Marchand, Pierre-Alexandre Mateos, Yannick Miloux et Morné Visagie. —»Les lieux partenaires des évènements de lancement de La belle revue: L’association &NBSP et la Tôlerie, ClermontFerrand; Les Limbes, Saint Étienne; l’association LAC & S – Lavitrine, Limoges; le DOC, Paris. —»Ainsi que toutes les personnes qui ont contribué à ce numéro

© photo —» Couverture: Igshaan Adams, vue d’exposition, Oorskot, 2016, Blank Projects, Cape Town. Courtesy blank projects —» p.26-27 Fabienne Audéoud, Parfums de pauvres, Collection de 80 bouteilles, 2011en cours, © La Salle de bains

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—» p.56-57 Vue d’exposition, XenoGenesis, 2017, Treignac-Projet. Photo: Treignac Projet —» p.70-71 Vue d’exposition, Joshua Schwebel, Subsidy, 2015, Künstlerhaus Bethanien, Berlin. Courtesy de l’artiste. —» p.108-109 Vue d’exposition, Furniture, 2015, œuvres de Dirk Bell, Cinga Samson et Kyle Morland Scheeprs, Blank Projects, Cape Town. Courtesy Blank Projects

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—»Les représentants des collectivités qui soutiennent le projet: Olivier Bianchi, Président de Clermont Auvergne Métropole et Maire de ClermontFerrand. Isabelle Lavest, Vice-Présidente en charge de la culture à Clermont Auvergne Métropole et Adjointe en charge de la politique culturelle à la ville de ClermontFerrand; Michel Prosic, directeur régional des affaires culturelles de la région AuvergneRhône-Alpes; Laurent Wauquiez, Président du Conseil Régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, Florence Verney-Carron, Vice-Présidente en charge de la culture, du patrimoine et du développement des usages numériques; Alain Rousset, Président du Conseil Régional de Nouvelle Aquitaine, Nathalie Lanzi, Vice-Présidente en charge de la jeunesse, du sport, de la culture et du patrimoine.

Les ateliers du

Grand Large

à Décines (69) : site de création des arts visuels Les ateliers du Grand Large sont portés par l’ADÉRA, association des 5 écoles supérieures d’art et de design de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui contribue à la scène artistique et à la professionnalisation des artistes plasticiens et designers diplômés.

Ateliers du Grand Large 15 rue Sully, 69150 Décines 04 78 80 60 57

www.adera-reseau.fr Adéra AuvergneRhône-Alpes

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40 artistes en résidence par an

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plus de 2500 m2 dédiés à la création et à l’innovation

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un lieu d’ouverture sur la vie professionnelle : rencontres, colloques, portes ouvertes

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un espace de co-working pour les acteurs des arts visuels : • AC//RA, Art contemporain Auvergne-Rhône-Alpes • DDA-RA, Documents d’artistes Auvergne-Rhône-Alpes • Rendez-vous Jeune Création / Biennale de Lyon


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UN PRINTEMPS MEXICAIN Les étudiants ne pouvaient plus attendre et ils sont passés à l'action. Arts graphiques et politique dans le Mexique post 68

LA BOX

du 17 mai au 30 juin 2018

Grammaire des absences. Exposition personnelle de Noe Martínez

Commissariat Annabela Tournon Itinérance de l'exposition "Grupo Mira. Una contrahistoria de los setenta en México", en partenariat avec le musée Amparo (Puebla, Mexique)

IN EXTENSO

du 7 juin au 30 juillet 2018

LA BOX - 9, rue Édouard Branly 18000 BOURGES +33(0) 2 48 24 78 70 www.ensa-bourges.fr

Ouvert du mardi au samedi de 14h à 18h fermé dimanches et jours fériés - Entrée libre

IN EXTENSO - 12 rue de la Coifferie 63000 Clermont-Ferrand +33 (0)9 81 84 26 52 www.inextenso-asso.com Ouvert du mercredi au samedi de 14h à 18h et sur rendez-vous - Entrée libre


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