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N°2
•• Comment transformer une marque en icône ? •• Comment certaines marques acquièrent-elles le statut d’icône ou de mythe en réussissant à faire partie intégrante de la culture populaire ? Quelques constats, quelques règles et le cas Mountain Dew aux USA pour vous démontrer tout cela.
Certaines marques ont acquis le statut d’icônes. Pensez à des marques comme Nike, Harley-Davidson, Apple ou Absolut… Elles sont toutes estimées par le monde du marketing.
Ces marques ont remporté des batailles sur les marchés, mais pas seulement parce qu’elles bénéficiaient d’un avantage compétitif, d’un service fiable ou d’une innovation majeure. Elles ont surtout réussi car elles ont forgé une connexion profonde avec la culture de l’époque. En résumé, elles se sont battues pour incarner une part de la culture. Il existe un type de concurrence particulièrement féroce dans ce que les marketeurs appellent les marchés « lifestyle » comme l’alimentaire, l’habillement, l’alcool ou l’automobile : le « symbolisme ». Dans ce contexte, la stratégie consiste à définir ce sur quoi la marque s’appuie, et non comment elle performe. C’est la seule forme de concurrence sur laquelle les icônes se créent. Leur impressionnante puissance marketing leur vient de l’appui qu’elles prennent à partir d’une vraie valeur, de mythes puissants partagés par tous. Il m’est arrivé d’étudier les grandes marques icônes américaines pour comprendre comment elles ont été créées et marketées. Les principes sous-jacents que j’ai découverts sont cohérents à l’ensemble d’entre-elles. Comme nous allons le voir, un produit apparemment aussi banal que « Mountain Dew » - de l’eau, du sucre, du colorant et des bulles - peut acquérir un « iconic power » et le conserver. A - Construire une icône Les icônes sont des « mythes encapsulés ». Elles sont très puissantes puisqu’elles nous apportent des mythes sous une forme tangible, les rendant ainsi plus accessibles. Les icônes ne sont pas que des marques. Le plus souvent, il s’agit de personnes que l’on rencontre parmi les hommes politiques, les artistes, les activistes ou les célébrités. Le public est poussé à faire de ces icônes des acteurs de sa vie car à travers eux, il peut expérimenter sans cesse de puissants mythes. Les marques icônes opèrent de la même façon. Quand une marque crée un mythe - la plupart du temps par la publicité les consommateurs le perçoivent à travers le produit qui l’incarne. Ainsi, ils acquièrent le produit pour consommer le mythe et pour construire une relation avec son auteur : la marque. Les anthropologues appellent cela une « action rituelle ». Quand les premiers clients de Nike laçaient leur Air Jordan au début des années 90, ils se branchaient sur le mythe de l’accomplissement personnel à force de persévérance. Quand les clients de Apple tapaient sur leur clavier à la fin de la même décennie, ils communiaient avec le mythe de rébellion, de créativité, de liberté que l’on associait à la nouvelle économie.
Comme ces exemples le montrent, les marques-icônes n’incarnent pas n’importe quels types de mythes, mais ceux qui ont pour vocation à résoudre les tensions aiguës que les gens ressentent entre leur vie personnelle et l’idéologie dominante de la société. De telles tensions sont très répandues. Une idéologie impose donc par nature des impératifs moraux, elle expose la vision vers laquelle la communauté doit tendre. Mais inévitablement, de nombreuses personnes vivent à une distance considérable de cette vision. Une idéologie nationale peut, par exemple, prôner la famille avec deux enfants même si de plus en plus de citoyens se disputent des foyers éclatés. La contradiction entre l’idéologie et l’expérience individuelle produit de forts désirs et de lourdes anxiétés, générant une demande pour les mythes. Cette demande, en retour, donne naissance à ce que j’appelle des « myth markets » à l’intérieur desquels les marques luttent pour devenir des icônes. Pour bien comprendre, il faut imaginer ces mythes comme une sorte de grande conversation implicite à l’échelle de la nation, dans laquelle une grande variété de produits culturels lutte pour aboutir au mythe le plus attirant. Les icônes les plus réussies reposent sur une relation intime et crédible avec le monde rebelle : Nike avec la communauté noire américaine, HarleyDavidson avec les « outlaw bikers », VW avec les artistes bohèmes, Apple avec les cyberpunks. B - Le cas Mountain Dew
Mais avant eux, il y a eu Mountain Dew. Voyons comment, il y a 50 ans, un petit producteur de boisson du Tennessee connut le succès en partant d’un mythe rebelle qui apporta la plus importante contradiction idéologique du jour. Les inventeurs de Mountain Dew baptisèrent leur breuvage d’après une vieille chanson de la région des Appalaches qui exprimait le plaisir de la « rosée du matin » (dew en anglais). Ils ajoutèrent de la caféine à la boisson d’origine pour qu’elle provoque un « emballement du cœur » et la
rendirent moins gazeuse que les autres sodas présents sur le marché. Puis, ils créèrent un personnage très « plouc » – Willy – qui buvait Mountain Dew afin de « get high ». L’étiquette présentait Willy, toujours pieds nus, pointant son fusil vers un voisin.
Quand Pepsico racheta la marque en 1964, le personnage de Willy fut conservé, mais rebaptisé Clem, et fut utilisé dans les premiers films publicitaires. Il apparut ainsi dans un film publicitaire nommé Beautiful Sal, mettant en scène un groupe de ploucs allant toujours nus pieds. Film à voir sur : http://youtu.be/Lr_RjXRch0Q Deux rustauds font la cour à Sal, une rousse à la poitrine opulente, habillée d’une robe en loque. Elle refuse obstinément les fleurs des deux prétendants et reste insensible à leurs assauts. Survient Clem, un petit homme lui arrivant juste à la poitrine. Mais, sous son haut chapeau de cow-boy à larges bords, il cache une longue bouteille de Mountain Dew. Sal chipe la bouteille et avale quelques gorgées du breuvage. Alors que Clem l’observe lascivement, elle lève une jambe et se met à crier « Yahoo, Mountain Dew ». Ses longs cheveux se replient pour former des boucles autour de sa tête. Elle enlace Clem passionnément et lui donne un fougueux baiser en poussant des grognements de panthère. Le spot est alors coupé et laisse voir un vieil homme édenté, qui montre de son doigt un trou au milieu de son chapeau perforé d’une balle, déclarant « Mountain Dew tickles yore innards, cuz thar’s a bang in ever’ bottle » (argot campagnard américain que l’on pourrait traduire par : « Mountain Dew vous chatouille les entrailles ‘cqu’il y a un bang dans chacune des bouteilles ».)
Suite à ce film, les ventes retentirent comme un coup de feu : Mountain Dew avait réussi. En 1978, une nouvelle série TV, Duke of Hazards (connue en France sous le nom de Cours après moi Shérif) rencontra un énorme succès hors des grandes agglomérations. Mountain Dew déchiffra ce signal en transformant son personnage en un « redneck » réfutant totalement Wall Street comme l’incarnation du mythe de la « Nouvelle Frontière ». Quand on regarde les spots Rope Swing de Mountain Dew datant de 1981, on voit tout de suite comment la marque s’est déplacée vers ce nouveau territoire mythique sans toutefois trahir les constituants de son rôle initial. Film à voir sur : http://youtu.be/IlnhyBg7ovg Le film nous présente un ado décontracté au milieu d’un paysage luxuriant et montagneux. Ce jeune, très musclé et habillé seulement d’un short et de tennis, se tient debout avec sa bande de potes sur une corniche vertigineuse dominant une rivière. Il attend le bon moment pour se lancer au bout d’une corde. Sur la corniche opposée, quatre filles sont prêtes à s’élancer aussi pour rencontrer les garçons au milieu de la rivière. Filmé au ralenti, il exécute son saut parfaitement, le corps tendu, quand il lâche la corde pour attraper la seconde qui l’amène de l’autre coté. Les filles acclament cette traversée et le félicitent. Notre héros apparaît ensuite en gros plan en train de s’envoyer une bouteille fraîche de Mountain Dew sans prendre le temps de respirer. Secouant sa tête pour s’ébrouer, il fait face à la caméra les yeux fermés, la bouche ouverte. Le film se fige tout comme lui et il lâche un grand « AHHHH !! ».
Alors qu’au milieu des années 80, les dirigeants d’entreprise avaient endossé les fringues de cow-boys, Mountain Dew répondit avec beaucoup d’assurance par une campagne appelée Doin’It Country Cool. Une douzaine de portraits met en scène nos cascadeurs redneck, cette fois parés des plus beaux atours de cow-boys. Une fois encore, ils dévoilent leurs talents athlétiques et leur corps brillants afin de séduire un tas de jeunes filles en fleur. A travers cette campagne, Mountain Dew soutient que des gars virils aiment vivre dangereusement mais certainement pas suer sang et eau pour un patron, enfermés dans un bureau. La marque sut à ce moment-là conserver son pouvoir iconique en réinterprétant l’« homme sauvage » pour l’adapter à la nouvelle réalité idéologique. Elle le décrivit comme l’antithèse du cadre de bureau émasculé par sa passion laborieuse, en revendiquant sa dureté physique et sa bravoure face aux cow-boys de carnaval de Wall Street.
Un spot appelé Done That - faisant partie de la saga « Do the Dew », consacra la percée de l’entreprise dans ce nouveau territoire mythique. Film à voir sur : http://youtu.be/QMJKko0YXxc Le film commence par un plan effrayant d’un type qui plonge d’une falaise dans un torrent étroit. La scène est accompagnée d’une musique heavy-metal, le son s’arrête subitement et la caméra zoome sur quatre jeunes debout dans le désert du Mojave. Chacun d’eux est filmé, disant une phrase : « Done That », « Did That », « Been There », « Tried That ». La
caméra revient à l’action, montrant un athlète plongeant d’une cascade de plus de 10 mètres sur un « boogie board » et surfant sur le courant. Retour sur les 4 gars, toujours au milieu des cactus du Mojave, qui annoncent vite leur ennui quant à ces activités à risque. Le son revient aussi brutalement qu’il avait été coupé et un distributeur automatique de Mountain Dew apparaît dans un décor de jungle. Les canettes sortent du distributeur comme des obus. Chacun des gars attrape une cannette et la boit sous le soleil du désert. Rassasiés, ils déclarent en une rapide succession « Did It », « Done It », « Liked It », « Loved It ». Dans les trois suites de cette saga, nos cascadeurs deviennent fantastiques et absurdes à la fois : faisant du ski nautique, tirés par un hélico au milieu des icebergs de l’Arctique, faisant du roller sur le Sphinx en Egypte, se battant contre un crocodile en pleine Amazonie… Nos copains deviennent de plus en plus difficiles à impressionner, on les retrouve devant une dune de sable où ils concluent : « Blasé », « Passé », « Okay », « Cliché » (en français dans la pub).
C - Comment construire une icône ? Aujourd’hui, Mountain Dew est une marque qui réalise chaque année plus de 5 milliards de dollars de ventes, juste après Coke et Pepsi. Au cours des 20 dernières années, son taux de progression a été deux fois plus rapide que celui de ses concurrents. La clé de ce phénomène a été la capacité de Pepsi Co et de son agence BBDO à réinventer le mythe Mountain Dew, chaque fois que l’idéologie américaine connaissait une rupture. Mais le cas Mountain Dew n’est pas unique, les mêmes principes s’appliquent à toutes les marques icônes que j’ai pu étudier. En résumé une marque devient une icône quand elle est capable de suivre six commandements : 1. Cibler les contradictions de la nation Les icônes ne ciblent pas un segment de consommateurs ou un type psychographique. Elles se lancent à la poursuite des anxiétés intenses et
des désirs qui circulent dans la société, qui sont les conséquences psychologiques de l’idéologie nationale. Alors que la fragmentation est la règle dans beaucoup de marchés, les icônes doivent au contraire parler à une audience de masse. 2. Créer des mythes qui conduisent la culture Contrairement à la gestion traditionnelle de la marque, les icônes n’imitent pas la culture populaire : elles la génèrent en créant des visions charismatiques du monde qui donnent un sens aux changement sociétaux. Marilyn, Elvis, Kennedy, Luther King, Reagan, Rambo, Steve Jobs ou Bart Simpson l’ont fait. Les icônes détiennent un pouvoir extraordinaire car elles fournissent des mythes qui « réparent » la culture quand elle est en situation de dessoudage. Elles donnent à des éléments culturels préexistants un nouveau but qui va permettre au public de penser différemment. Mountain Dew a ainsi rencontré un fort succès dans les années 90 car, au milieu des chamboulements du marché du travail, la marque apportait une solution symbolique aux jeunes qui n’étaient pas les « stars » de la nouvelle nation. 3. Parler comme un rebelle Les icônes ne doivent pas refléter les pensées et émotions des consommateurs. Elles sont des rebelles, qui ne volent pas les styles de vie des rebelles déjà déclarés en singeant leur look ou leur langage. Elles comprennent si bien leur point de vue qu’elles peuvent parler à leur place, avant eux. 4. S’appuyer sur l’autorité politique pour reconstruire un mythe Contrairement aux marques conventionnelles, les icônes ne se comportent pas comme si elles avaient une sorte d’ADN, une vérité immuable. Les icônes doivent en effet être réinventées lorsque l’idéologie se rompt, car la valeur de leur mythe s’érode. La seule chose restant intacte est l’autorité politique. Parce que la marque a été un avocat impliqué et fiable, les consommateurs pensent qu’elle leur parlera de nouveau. La campagne Do the Dew par exemple, semble être à des années lumières des campagnes Ploucs ou Jeunes cascadeurs. Pourtant, le remake de la marque fut bien accueilli parce que celle-ci se basait sur un gros réservoir d’autorité politique. Elle se faisait le champion des jeunes qui se sentaient exclus de la convention définie par l’idéologie nationale. 5. S’appuyer sur la connaissance culturelle Cette connaissance est cruciale pour bâtir des icônes. Pourtant, elle fait cruellement défaut à la plupart des marketeurs. La campagne Do The Dew fut une réussite parce que ses créateurs avaient compris l’insatisfaction des jeunes salariés lorsqu’ils contemplaient les nouveaux héros du marché. Une tension invisible aux yeux de tous les dirigeants, qui n’avaient vu en la « Génération X » qu’un bric-à-brac d’attitudes et
d’émotions. La campagne réussit car ses créateurs étaient tellement imprégnés de la sous-culture « slacker » qu’ils l’utilisèrent d’une nouvelle façon, au lieu de suivre le chemin communément emprunté par l’ensemble du marché. 6. Être proche de la culture Quand l’idéologie nationale s’effondre, puis se réinvente, de nouvelles contradictions apparaissent. C’est une fenêtre de tir propice pour lancer une future icône. Mais les marques semblables à d’immuables monolithes ressentent une peur panique dans ce genre de situation. Même les marques les plus « iconiques » font des faux-pas, dus à la routine. Par exemple, VW est sorti du jeu pendant plus de 20 ans, et Budweiser connut le même sort dans les années 90 avant de retrouver son attrait. Pour les marketeurs, le problème central est de deviner comment réinventer le mieux possible un mythe quand une rupture culturelle se produit. Le faire demande des connaissances et une adresse que beaucoup n’ont pas.