Casablanca Chandigarh Bilans d’une modernisation
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L’exploration d’un site : Chandigarh avant Chandigarh Le 20 février 1951, Le Corbusier et Pierre Jeanneret embarquent sur le vol d’Air India, sur la ligne qui assure la liaison entre Genève et Bombay (connue aujourd’hui sous le nom de Mumbai). C’est leur premier voyage dans le sous-continent indien. Après une escale à New Delhi, ils se rendent à Simla, localité de montagne où siégeait le gouvernement pendant les mois d’été, sous le régime britannique. De là, ils se rendent en train jusqu’à Kalka et, après un court trajet en jeep, parviennent, le 23 février, au site retenu pour édifier la nouvelle capitale du Pendjab indien. Dès leur première visite sur les lieux, les deux architectes sont touchés par la douceur de la campagne avec ses champs cultivés et la simplicité majestueuse du cadre naturel. Le Corbusier écrit d’ailleurs deux jours plus tard à son épouse Yvonne : « Nous sommes sur le terrain de notre ville, sous un ciel admirable au milieu d’une campagne de tous les temps1 […]. » Cette « campagne de tous les temps » est une plaine en pente douce que bordent au loin les monts Shiwalik, la partie la plus méridionale de la chaîne de l’Himalaya. À l’est et à l’ouest, deux fleuves délimitent la zone destinée à recevoir la ville nouvelle, tandis qu’un torrent saisonnier a creusé au centre de la plaine une vallée tortueuse que Le Corbusier qualifie de « vallée d’érosion2 ». La région est ponctuée de petits villages ruraux reliés entre eux par un entrelacs de sentiers qui passent à travers champs. Sur les photos que prend Pierre Jeanneret de ce microcosme bucolique, on distingue les petites maisons de torchis et d’adobe avec leur décoration sans apprêt et leur mobilier rustique; les habitants industrieux engagés dans leurs travaux; les buffles à longues cornes; les chariots à roues de bois; les grands manguiers; et les fossés de drainage bordés d’arbres, qui acheminent l’eau à travers la campagne. Les deux architectes sont fascinés par la paix qui émane de cette campagne pourtant le théâtre d’une intense activité. Sur la première page d’un des carnets qu’il porte sur lui et qui sera 74
Lettre de Le Corbusier à sa femme Yvonne Gallis, Chandigarh, le 25 février 1951, Fondation Le Corbusier, Paris, R1-12-96, cité dans Nicholas Fox Weber, C’était Le Corbusier, traduit de l’anglais par Odile Demange et Marie-France de Paloméra, Paris, Éditions Fayard, 2009, p. 623. 2 On trouve une esquisse de la vallée d’érosion telle qu’elle se présentait au début des travaux de transformation dans Willy Boesiger (dir.), Œuvre complète, 1946-1952, vol. 5, Zurich, Éditions Girsberger, 1953, p. 132. 1
Le Corbusier en route vers le site de la future Chandigarh, v. 1951. Photo足 graphie de Pierre Jeanneret. Fonds Pierre Jeanneret, CCA, ARCH264657
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La vie quotidienne dans un village à proximité du site choisi pour la nouvelle capitale, 1951. Photographie de Pierre Jeanneret. Fonds Pierre Jeanneret, CCA, ARCH264682
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Le Corbusier (1887-1965) Carnet R63, f° 688, 690 (3 mars 1961) dans Le Corbusier, Le Corbusier Carnets, Volume 4, 1957-1964, Paris, Herscher/Dessain et Tolra, 1982. 2 Carnet E23, f° 628, 629 dans Le Corbusier Carnets, Volume 2, 1950-1954. 3 Lettre de Le Corbusier à sa femme Yvonne Gallis, 26 février 1951, Fondation Le Corbusier, R1-12-87, citée dans Nicholas Fox Weber, C’était Le Corbusier, traduit par Odile Demange et Marie-France de Paloméra, Paris, Fayard, 2009, p. 626. 4 Lettre de Le Corbusier à sa femme Yvonne Gallis, 4 mars 1951, Fondation Le Corbusier, R1-12-89, citée dans Nicholas Fox Weber, C’était Le Corbusier, traduit par Odile Demange et Marie-France de Paloméra, Paris, Fayard, 2009, p. 627. 1
Le Corbusier lors d’une visite en Inde. Aga Khan Trust for Culture
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En février 1951, après avoir reçu de Nehru le mandat de planifier la construction de la nouvelle capitale du Pendjab, Le Corbusier entreprend le voyage qui l’amènera, un quart de siècle après avoir publié son Urbanisme, à bâtir une ville à partir de zéro. Le Corbusier fait de l’Inde son nouveau domicile, et de l’avion sa résidence secondaire. « On décolle dans AIR INDIA place traditionnelle N° 5 = immense espace dans “ Super Constellation ” …J’ai refusé le Boeing parce que c’est American taste, même tenu par les Indiens !! Constellation = 550 Km au lieu de 1100. Mais ici je suis chez moi, aux indes aériennes… Cet avion asile de salut1… ». Le Corbusier se rend en Inde deux fois par an et y reste chaque fois environ un mois. Pendant les 14 années suivantes et jusqu’à sa mort en 1965, il y fera 23 voyages, pour un séjour total de 104 semaines. Chandigarh est sa principale destination, mais pas la seule. Le sous-continent indien offre la possibilité de réaliser plus d’un chef-d’œuvre, comme le Millowners’ Association Building et la villa construite pour Madame Manorama Sarabhai, deux ouvrages destinés à l’élite fortunée et cultivée d’Ahmedabad.
Lors de son deuxième voyage, en novembre 1951, Le Corbusier note dans son carnet : « Avion 2 ½ heures Paris – Rome, 4 ½ [heures] Rome – Le Caire, 9 [heures] Caire – Bombay, 3 ¼ [heures] Bombay – Delhi. Je suis dans l’avion depuis samedi 2 heures. C’est lundi midi, j’arrive à Delhi. Je n’ai jamais été si tranquille et solitaire. » Il est clair que pour lui, l’avion est le produit par excellence de l’âge de la machine; mais son appareil préféré reste le Super Constellation (de la compagnie Air India, bien sûr) : « Je suis installé sur mon siège désormais acquis N° 5, − seul, siège mono-homme admirable. Total Confort2 […] » Les vols qui font survoler à Le Corbusier les plaines de l’Inde septentrionale deviennent pour lui de véritables instruments au service du projet. Ses carnets regorgent d’observations sur la régularité du territoire agricole, le tracé des cours d’eau et des canaux, la permanence des structures monumentales comme les jardins et les villes de la période moghole, la puissance qui se dégage de la ligne d’horizon aux différentes heures du jour. Les voyages en Inde ont lieu tous les six mois environ, Le Corbusier évitant ainsi la saison plus chaude de la fin du printemps et celle des moussons estivales. Les lettres à sa mère et à son épouse nous permettent de mesurer l’enthousiasme qu’il éprouve pour le projet. « Von, je te le dis, je vais faire ici, enfin l’œuvre de ma vie, chez les gens, les Indiens, qui sont des gens civilisés, extraordinairement3 » et, dans une autre lettre : « Nous avons écrasé l’Américain qui importait aux Indes des idées américaines que je réprouve4. » L’« Américain » en question est nul autre qu’Albert Mayer, dont Le Corbusier qualifie le plan d’aménagement initial d’erreur pure et
simple. On s’aperçoit que jusqu’aux pieds de l’Himalaya, Le Corbusier ne parvient pas à oublier la déception de certains échecs récents (tel l’épisode du siège de l’ONU) et qu’il n’accepte pas de se voir négligé par l’opinion mondiale. Étrangement, les voyages en Inde seront révélateurs de ses états d’âme : états de grâce, ou amertume… Deux épisodes sont particulièrement évocateurs de ses continuels changements de registre émotionnel : l’entrevue avec Nehru, lors de son deuxième voyage en 1951, et une lettre envoyée de Chandigarh à Siegfried Giedion, en décembre 1952. Dans l’« Album Nivola », Le Corbusier rapporte avoir déclaré au pandit : « Je présente mes respects. Déclare que j’apporte et j’apporterai toute mon intelligence et aussi toute ma sensibilité et mon cœur et cette tâche qui me ravit au couronnement d’une carrière : dans l’humilité, voire la pauvreté [libérer] l’architecture de sa croûte morte, l’exprimer et lui donner la grandeur de la jeunesse5. » Des mots trahissant indubitablement un état de grâce… et la flatterie; ou d’autres, exprimant l’orgueil blessé et la colère : « Mr Le Corbusier, vous êtes prié de vous taire/de ne jamais vous montrer/d’être désormais inexistant! / Dès que vous êtes présent les poudres/se mettent à fumer! […] Les Américains ne vous admettent pas. / Tout le monde des amis est gentil/mais je suis le danger public6. » À l’occasion de l’inauguration officielle de la nouvelle capitale fixée au 7 octobre 1953 et à laquelle il refuse d’assister, Le Corbusier envoie à Nehru une épitre enflammée : « Excellence et ami, il faut que vous sachiez qu’en cette journée d’inauguration de Chandigarh – journée d’allé gresse et d’optimisme – votre architecte, votre urbaniste,
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l’inventeur de la ville se trouve dans la plus angoissante situation financière, avec des millions de dettes, parce que : / 1°) le Gouvernement du Pendjab ne l’a pas encore payé… Depuis 2 années et 10 mois j’ai consacré la presque totalité de ma vie, à l’Inde, me privant ainsi d’entreprendre des travaux normalement lucratifs… C’est la première fois de ma vie – à 66 ans – qu’une telle effroyable situation financière m’accable. / Pendant ce temps, dans tous les continents l’opinion publique parle avec louange de Chandigarh, de l’Inde et des Indiens […] Mon chagrin est immense7 […]. » Le Corbusier se rend pour la dernière fois à Chandigarh en avril 1964 pour l’inauguration du Palais de l’Assemblée. La construction est achevée depuis environ deux ans, mais on attendait que soit posée la monumentale porte émaillée que l’architecte avait dessinée et dont il a lui-même supervisé la réalisation. À cette occasion, Le Corbusier et le premier ministre Nehru ont un autre bref entretien durant lequel l’architecte demande avec une insistance accrue que soit enfin installé sur la place du Capitole le monument de la Main ouverte. Pour l’architecte, cette main ouverte exprime un message de fraternité d’autant plus impératif que l’on est, à l’époque, en pleine guerre froide; il affirme d’ailleurs, dans une note précédente au pandit, que « Le monde moderne se déchire entre U.S.A. [et] U.R.S.S. L’est Asiatique se rassemble … Il n’a pas de lieu plus significatif en ce momentci8 ». Autre preuve de ce que Chandigarh et sa construction représentent pour Le Corbusier : la manifestation des valeurs que, toute sa vie durant, il tient pour universelles, tout à la fois aussi anciennes que le Parthénon, et absolument modernes.
Notes d’une rencontre entre Le Corbusier et le premier ministre Nehru, 22 novembre 1951, dans “Album Nivola”, Fondation Le Corbusier, W1-8-123-001. 6 Lettre à Giedion, 9 décembre 1952, gta Archives, ETH Zurich. 7 Lettre à Nehru, 22 septembre 1953, Fondation Le Corbusier, E2-176-177, citée dans Nicholas Fox Weber, C’était Le Corbusier, traduit de l’anglais par Odile Demange et Marie-France de Paloméra, Paris, Fayard, 2009, p. 695. 8 Lettre à Nehru, 26 juin 1963, Fondation Le Corbusier, G3-3-397-398, citée dans Nicholas Fox Weber, C’était Le Corbusier, traduit de l’anglais par Odile Demange et Marie-France de Paloméra, Paris, Fayard, 2009, p. 852. 5
Le site de la future Chandigarh, avec un des arbres indigènes ponctuant la plaine, 1951. Photographie de Pierre Jeanneret. Fonds Pierre Jeanneret, CCA, ARCH264635 Les arbres les plus communs étaient le manguier (Mangifera indica), le mûrier blanc (Morus alba), l’acacia d’Arabie (Acacia arabica), le jujubier (Zyzyphus jujuba), le farash (Tamarix aphylla) et le shisham (Dalbergia sissoo).
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connu plus tard sous le titre d’Album Punjab, Le Corbusier note : « aller jusqu’à détruire les villages? » et, tout de suite après, « rétablir les conditions de nature », « conserver les chemins des paysans3 [sic]. » Plus tard, le même jour, il exprime son désir de « maintenir les routes de campagne avec les arbres et sa largeur à travers la ville4 [sic]. » Ces mots traduisent non seulement l’émotion d’un Européen qui découvre un monde archaïque et presque mythique, palpitant de vie, mais aussi la ferme volonté d’établir les éléments de conception architecturale de la nouvelle ville en se laissant guider par le site et le mode de vie proche de la nature de ses habitants. Aussi cette conviction se manifeste-t-elle par la décision d’intégrer le système de hameaux et de sentiers existants au plan de la ville moderne, plutôt que de les éliminer. Les deux architectes ne sont pas moins captivés par les qualités scénographiques du site. Toujours le 23 février, Le Corbusier écrit, à côté d’un croquis qui représente le rapport d’orthogonalité entre la petite vallée d’érosion et les montagnes dans le lointain : « le paysage (les montagnes) est très beau5 [sic]. » Et le lendemain, d’ajouter : « la Côte Montaine doit être un élément essentiel
Le Corbusier, Album Punjab, feuillet 1, 1951, Fondation Le Corbusier, W1-5-3-001. 4 Ibid., feuillet 7, W1-5-6-001. 5 Ibid., feuillet 17v, W1-5-15-001. 3
Le Corbusier, complexe du Capitole et monts Shiwalik à l’arrière-plan (en haut); habitations villageoises (au centre); femme tenant un bébé dans ses bras (en bas), 25 février 1951. Fondation Le Corbusier L’esquisse apparaît au folio 17 de l’Album Punjab, carnet de 55 pages, daté du 3 février au 11 mars 1951. Les pages de cet album, densément annotées d’observations et de calculs, constituent en quelque sorte le b.a.-ba de Chandigarh.
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Habitations rurales. Le charpai traditionnel, un lit léger, est bien visible, v. 1951. Photographie de Pierre Jeanneret. Fonds Pierre Jeanneret, CCA, ARCH265254
Habitations rurales en adobe dans un village situé dans la plaine de la future capitale, 1951. Photographie de Pierre Jeanneret. Fonds Pierre Jeanneret, CCA, ARCH264683
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Maquette topographique de Chandigarh révélant la montagne et le quadrillage du plan directeur, ainsi que la plaine parsemée de villages, v. 1952. Photographie de Pierre Jeanneret. Fonds Pierre Jeanneret, CCA, ARCH264677 Deux systèmes de confinement hydraulique sont représentés. Celui qui est plus près de la ville a donné naissance au lac Sukhna, le grand réservoir adjacent au complexe du Capitole.
« Sketch map of Punjab », dans Marg, «The Heritage of Punjab», vol. 10, no 2, mars 1957. CCA, PER W.M364
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Plan d’étude du site proposé pour Chandigarh avec le réseau des routes existantes et nouvelles. Le plan montre l’organisation des villages ruraux et la commune de Manimajra, v. 1950. Government Museum and Art Gallery, Chandigarh, Inde. Le trait rouge représentant le plan de la nouvelle capitale révèle l’in tention de préserver plusieurs de ces villages.
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dans la ville6 [sic] »; sous la proposition apparaissent les premières esquisses du futur Capitole, encadré dans le lointain par les monts Shiwalik. Le Corbusier dégage de l’angle droit que forment le tracé de la vallée d’érosion qui traverse la plaine et la chaîne de montagnes, la matrice naturelle sur laquelle il fonde l’orientation générale de la future structure urbaine, ainsi que l’emplacement du Capitole. D’autres propositions conceptuelles découleront d’une excursion faite le lendemain après-midi. Dans un autre carnet de Le Corbusier se trouve l’esquisse d’un des pavillons du jardin de style moghol que possède à Pinjore le maharadjah de Patiala 7; et à la date du 26 février, apparaît dans les pages de l’Album Punjab un croquis du plan de masse du même jardin, avec l’inscription « jardin du maharadjah de Patiala ». Le Corbusier y décrit les principales caractéristiques du jardin – deux espaces rectangu laires divisés en quadrants, et tous deux traversés d’un axe central –, et note des éléments bien précis, comme la mesure du côté du carré le plus grand, soit 350 mètres8. L’organisation générale et un ordre de grandeur comparables se retrouvent le même jour dans la première ébauche du plan de masse du Capitole. Le rythme lent et la douceur de la campagne, l’orientation naturelle du paysage déterminée par la vallée d’érosion et la chaîne de montagnes, le jardin de Pinjore : tels sont les éléments qui président à la conception de Chandigarh par les deux architectes, dès les premiers jours de leur voyage au Pendjab. Le Corbusier et Jeanneret ne feront que confirmer et affiner par la suite leurs intuitions initiales dans le projet de construction de la nouvelle ville, s’efforçant tout au long d’intégrer la ville moderne aux qualités intemporelles de ce paysage rural indien.
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Ibid., feuillet 9, W1-5-16-001. Carnet « E18 », feuillet 23, Le Corbusier, Le Corbusier Sketchbooks, vol. 2, 1950-1954, Cambridge, Massachusetts, The Architectural History Foundation/ The MIT Press, 1981, no 331. 8 Id., Album Punjab, 1951, Fondation Le Corbusier, W1-5-28-001. 6
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Le Corbusier, croquis de son hébérgement temporaire intitulé Le Moulin // à Chandigarh // Rest House, dans le carnet « E19 », folio 388, mars-avril 1951. Fondation Le Corbusier
La vie quotidienne dans un village à proximité du site choisi pour accueillir la nouvelle capitale, 1951. Photographie de Pierre Jeanneret. Fonds Pierre Jeanneret, CCA, ARCH265227
Le Corbusier, croquis et notes dans l’Album Punjab, folio 43, 1-2 mars 1951. Fondation Le Corbusier Détails d’habitations rurales à proximité de la Rest House (en haut); notes sur le voyage entre Paris et l’Inde (au centre); une note de rappel pour envoyer Manière de penser l’urbanisme (1946) à Pierre Jeanneret; croquis du cachet tampon pour le Projet de la capitale du Pendjab.
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La chaîne méridionale des monts Shiwalik s’élève en une éminence qui forme un arrière-plan spectaculaire. Le site s’étend en une pente douce orientée sud, dont le terrain est constitué d’un sol fertile particulièrement adapté à la culture des arbres. Le site portait la promesse d’une beauté panoramique et d’un aménagement paysager imaginatif. M. S. Randhawa, Chandigarh, Chandigarh Government Press, 1968. [Traduction libre]
La main de Le Corbusier tenant une figure du Modulor tout en regardant la plaine de Chandigarh et la chaîne de montagnes, v. 1952. Photographie de Pierre Jeanneret. Fonds Pierre Jeanneret, CCA, ARCH264675
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Faire l’étude économique d’un pays neuf, retracer son histoire, montrer son évolution, mesurer l’ampleur des résultats obtenus en peu de temps, sont des tâches passionnantes et relativement faciles … Il n’en va pas de même quand on s’intéresse à un autre aspect du problème marocain. Ce pays aussi grand que la France, ce pays en pleine transformation matérielle, que pense-t-il? Charles Penz, « Les nouveaux courants de pensée du Maroc moderne », Réalités Marocaines, n° 3, décembre 1951.
Service de l’urbanisme, « Répartition de l’accroissement naturel de la population rurale » au Maroc entre 1936 et 1952, v. 1952. Photothèque, École Nationale d’Architecture de Rabat
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L’exploration de Casablanca
Bien que Michel Écochard soit un fervent partisan des Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM) et de la Charte d’Athènes, il se démarque de ses pairs modernistes du fait qu’il ne considère jamais le chantier comme une page vierge. De par sa formation en archéologie et en tant que témoin privilégié de la montée des mouvements de libération dans les pays engagés dans le processus de décolonisation durant la période d’aprèsguerre, Écochard voit les sites traditionnels et modernes qu’il planifie comme des géographies sociales, culturelles et politiques très chargées, des terrains qui ne sont pas immédiatement accessibles pour l’architecte, mais qui doivent d’abord être soigneusement explorés, relevés et cartographiés. Pour Écochard, lancer une expédition pour explorer et analyser un futur site de construction est une étape incontournable du modus operandi de l’architecte et de l’urbaniste compétents1. Écochard met au point sa propre méthode d’explo ration après 1946, quand il est nommé directeur du Service de l’urbanisme du Maroc par le résident général de France Eirik Labonne, qui l’encourage à concevoir une politique d’aménagement urbain uniformisée pour un projet qui sera financé à hauteur de 1,1 milliard de dollars dans le cadre du plan Marshall2. La perception politique selon laquelle des villes comme Casablanca sont des centres potentiels d’agitation nationaliste donne à Écochard les coudées franches pour concevoir de nouvelles approches en matière d’urbanisme3. De 1952 à 1960, la population de Casablanca augmente de 41 % 4. L’industrialisation, couplée au refus des autorités françaises d’améliorer les conditions de vie dans les campagnes, transforme l’exode rural en un phénomène de masse5. En 1952, les migrants de l’intérieur constituent 75 % de la population de la ville, ce qui engendre toute une gamme de problèmes connexes tels que surpopulation dans certains quartiers, infrastructures insuffisantes et réseau public d’assainissement des eaux déficient. 88
Voir Michel Écochard, Casablanca : le roman d’une ville, Paris, Éditions de Paris, 1955. 2 Les colonies françaises en Afrique du Nord sont admissibles à l’octroi de financement en vertu du plan Marshall. Pour une analyse du sujet, voir A. Waterston, Planning in Morocco: Organization and Implementation, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1962, p. 7. Écochard a planifié des projets dans plusieurs villes, dont Casablanca, Rabat, Meknès, Ouezzane, Port-Lyautey (aujourd’hui Kenitra), Sefrou, Settat et Taza. 3 Katherine Marshall Johnson, Urbanization in Morocco, New York, Ford Foundation, 1972, p. 39. 4 Hassan Awad, « Morocco’s Expanding Towns », The Geographical Journal, no 130, 1967, p. 51. 5 Le rejet du développement rural par le gouvernement est motivé par sa crainte de la décentralisation du pouvoir : « Le fouillis administratif qui permettait auparavant aux Français d’exercer une forte emprise s’est toutefois avéré difficile à transposer dans un nouvel appareil administratif, particulièrement parce que la formation de représentations régionales et locales se traduisait par plus de pouvoir et d’autorité pour les Marocains. » [Traduction libre] Elaine C. Hagopian, « Conceptual Stability, the Monarchy, and Modernization in Morocco », The Journal of Developing Areas, no 1, 1967, p. 205. 1
Michel Écochard, pilote expérimenté et photographe de talent survolant le territoire pour l’étudier « vu du ciel », 1949. Écochard Collection/Aga Khan Trust for Culture
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Cartographie des caractéristiques typologiques des maisons traditionnelles avec cours dans la médina, 1949. Photographie de Michel Écochard. Photothèque, École Nationale d’Architecture de Rabat
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Michel Écochard (1905-1985) Michel Écochard, Articles et mémoires : Hommage à Michel Écochard, Paris, Geuthner, 1990. 2 Id., « Consolidation et restauration du portail du temple de Bêl à Palmyre », Syria, vol. 18, no 3, 1937, p. 298-307. 3 Id., Filiation de monuments grecs, byzantins et isla miques : une question de géométrie, Paris, Geuthner, 1977; Michel Écochard et Jean Sauvaget, Les monuments ayyoubides de Damas, Livraison II, Paris, E. de Boccard, 1940. 4 Michel Écochard et Claude Le Cœur, Les bains de Damas : monographies architecturales, Beyrouth, Impr. catholique, 1942-1943. 1
À droite et page suivante : Images des bureaux du Service de l’urbanisme, tirées de Salut Casa!, un film de Jean Vidal, produit par Les Films du Matin, 1952. Présenté par le ministère de la Culture et Les archives du film du Centre national de la cinématographie
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La biographie de Michel Écochard est une suite fascinante d’événements, de rencontres et de lieux1. Écochard a une formation d’archéologue, d’architecte et d’urbaniste. Après ses études à l’École des beaux-arts de Paris, il est détaché en Syrie alors sous mandat français (19322). Il y réalise plusieurs projets de restauration, plus particulièrement celui du alais Azem dans le Vieux-Damas, p pour le compte du Service des antiquités français3. Au cours des dix années qui suivent, Écochard signe la conception d’un nouveau musée pour la ville d’Antioche, en Turquie (1931), de la résidence du directeur de l’Institut français de Damas (1936) et du Musée national de la ville (1940). Avec des archéologues et des architectes français comme Claude Le Cœur, Écochard étudie les monuments romains et l’architecture islamique, s’intéressant plus particulièrement aux vestiges des réseaux hydrauliques de l’Antiquité4. De 1932 à 1934, il fait partie
de l’équipe qui dessine le plan d’aménagement de Damas. En 1938, il prend la tête du Service d’urbanisme de Syrie, qu’il réorganise en totalité durant son mandat. Il est envoyé à Beyrouth en 1940, où il conçoit un plan directeur ambitieux qui met nettement en exergue la protection des monuments historiques. L’opposition des promoteurs de plusieurs projets privés dans la ville empêche la concrétisation de la vision d’Écochard pour Beyrouth. Après la Seconde Guerre mondiale, Écochard prend part à la légendaire mission d’architecture et d’urbanisme aux États-Unis, de septembre 1945 à avril 1946, se joignant, entre autres, à Le Corbusier, Eugène Claudius-Petit, André Sive et Vladimir Bodiansky. À cette occasion, il participe personnellement aux activités et au travail de la Tennessee Valley Authority, expérience formatrice qui se révélera utile ultérieurement dans sa carrière. Il devient membre des CIAM et est chargé en 1946 par l’Organisation des Nations Unies d’une étude sur l’habitat
au Pakistan. Il est ensuite nommé directeur du Service de l’urbanisme par le résident général de France au Maroc, du rant le protectorat français5. Sous sa gouverne (jusqu’en 1953), le Service aura une incidence énorme sur l’aména gement urbain de Casablanca, ainsi que sur celui de nom breuses autres villes dans le pays6. Après la présentation qu’il fait de son expérience au Maroc, lors du CIAM IX à Aix en-Provence en 1953, Écochard voit croître sa renommée, ainsi que les sollicitations prestigieuses. Il travaille pour les Nations Unies à titre de consultant. Le gouvernement du Pakistan lui commande la conception de l’Université de Karachi (1958). Plusieurs pays d’Afrique font aussi appel à son expertise : il dessine le plan d’urbanisme de Conakry (1959), conçoit des universités à Abidjan (1962-1978) et à Yaoundé (1963) et contribue à l’aménagement urbain de Dakar (19637). En 1955, Écochard et son compatriote Claude Le Cœur dessinent, à Beyrouth, les plans du Collège protestant
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français, ceux du Grand lycée franco-libanais (1960) et ceux de l’hôpital Sacré-Cœur d’Hazmieh (1961). Les projets architecturaux les plus ambitieux de la dernière partie de sa carrière sont ceux concernant le Musée national du Koweït (1960) et un nouveau plan d’aménagement pour la ville de Beyrouth, qui se concentre cette fois-ci sur les infrastructures (19618). Au cours des années 1960 et 1970, Écochard est l’une des figures de proue françaises en matière d’aménagement urbain dans les pays du tiers-monde. Lors de conférences ou dans ses articles publiés dans des périodiques spécialisés, il parle de sa longue expérience d’un monde en pleine émancipation (la décolonisation). Son ancien partenaire syrien, Samir Abdulac, le qualifie d’ailleurs amicalement d’« urbaniste tiers-mondiste9 ». En 1967, il devient professeur d’urbanisme à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris et continue de travailler sur des projets en France et dans les pays en développement jusqu’au début des années 198010.
Michel Écochard, Urbanisme et construction pour le plus grand nombre. Conférence donnée le 10 février 1950 à la Chambre de commerce et de l’industrie de Casablanca à l’occasion de l’inauguration de l’Institut technique français du bâtiment et des travaux publics du Maroc, Casablanca, Annales de l’Institut technique du bâtiment et des travaux publics, 1950; voir http:// ouezab.files.wordpress. com/2010/02/ecochard-m-urbanisme-et-constructionpp-1-61.pdf. 6 Id., Casablanca, le roman d’une ville, Paris, Éditions de Paris, 1955. 7 Id., Le problème des plans directeurs d’urbanisme au Sénégal, Documents présentés au Conseil national de l’urbanisme, Dakar, le 7 octobre 1963, Secrétariat d’État au plan et au développement, Aménagement du territoire, 1963. 8 Peter G. Rowe et Hashim Sarkis, Projecting Beirut: Episodes in the Construction and Reconstruction of A Modern City, Munich/New York, Prestel, 1998. 9 Samir Abdulac, « Damas : les années Écochard (1932-1982) », Cahiers de la recherche architecturale, n° 11, 1982, p. 32-44. 10 Henri Lefebvre, Jean Balladur et Michel Écochard, L’urbanisme aujourd’hui, mythes et réalités, Paris, Centre d’études socialistes, 1967. 5
Structure des cours intérieures des maisons traditionnelles marocaines, comme elles sont reproduites dans les bidonvilles, 1949. Photographie de Michel Écochard. Photothèque, École Nationale d’Architecture de Rabat
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C’est dans ce contexte de mutation rapide du territoire et de tentatives politiques de la contrôler que le Service de l’urbanisme d’Écochard conçoit l’étude systématique et normalisée du terrain, ou enquête6. À terme, celle-ci doit servir d’instrument de planification permettant à qui voudrait « analyser le problème dans son ensemble, de connaître dans le détail les questions industrielles et les questions sociales qu’ils [les quartiers industriels] soulèvent7 ». Typique de la méthode d’Écochard, l’enquête, très méthodique, définit des étapes d’analyse successives. Dans la première, l’environnement urbain fait l’objet d’une analyse quantitative : évaluation de la distribution des bidonvilles, des degrés d’urbanisation, des densités de population, des tendances démographiques et des logiques de la migration interne. Des diagrammes, qui portent souvent sur des domaines (ou problématiques) spécifiques sur lesquels enquête le Service, jouent un rôle important dans l’examen des phénomènes susmentionnés. Ils ne servent pas seulement à les quantifier de façon comparative, mais exposent visuellement leur logique sous-jacente. Dans le travail d’Écochard, les diagrammes sont également utilisés pour leur côté pratique, facilitant la communication avec les acteurs locaux, politiciens, planificateurs et architectes. La seconde étape de l’enquête d’Écochard, consistant en une description précise du terrain réel, est une analyse qualitative, puisqu’elle s’attache à des problématiques de nature plus fugace, comme les modes d’appropriation de l’espace public et les effets du symbolisme collectif et individuel sur l’environnement bâti. Pour cette étape, l’étude du Service s’appuie plutôt sur la photographie. Écochard, fervent automobiliste et aviateur chevronné, relie ces deux perspectives dans son exploration de l’espace urbain. À de nombreuses photographies prises depuis le sol, qui offrent une vue de l’environnement urbain et de son appropriation quotidienne, s’ajoutent des prises de vue aériennes qui, pour Écochard, jouent un rôle essentiel dans la détection des formes urbaines qui se dessinent, et leurs délimitations8. Le contenu textuel de ces enquêtes permet non seulement de commenter les documents visuels, mais également et surtout, de les situer, ainsi que les conclusions qui en sont tirées, dans le contexte
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Pour une brève introduction aux principes de l’enquête, voir Michel Écochard, « Les quartiers industriels des villes du Maroc », Urbanisme, nos 11-12, 1951, p. 28. 7 Loc. cit. 8 Dans ce domaine, l’approche d’Écochard reflète de près les études internationales contemporaines, comme celles d’Erwin Anton Gutkind. Voir Erwin Anton Gutkind, Our World from the Air: An International Survey of Man and His Environment, Londres, Chatto & Windus, 1952. 6
De vastes bidonvilles à la périphérie de Casablanca accueillant plus de 150 000 migrants venus des régions rurales, 1949. Photographie de Michel Écochard. Photothèque, École Nationale d’Architecture de Rabat
Michel Écochard parcourant le territoire à motocyclette pour l’étudier « vu du sol », 1949. Écochard Collection/ Aga Khan Trust for Culture
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c ulturel, social et politique qui permet de les interpréter de manière pertinente. Combinaison de méthodes quantitatives et qualitatives, l’enquête est une tentative de définition d’un cadre de référence méthodologique pour l’expert en planification transnationale et son équipe, ainsi qu’une base théorique sur laquelle élaborer des stratégies, des modèles et des projets de planification urbaine. Selon les paroles mêmes d’Écochard, les éléments visuels de son enquête sont d’une importance particulière : « Il convient donc d’interpréter ces documents avec prudence et de confronter leurs données statistiques avec des plans ou des photos aériennes de différentes dates. Ainsi, nous pouvons nous faire une idée assez exacte du développement [des industries de cette ville]. Elles nous donneront même un ordre de grandeur pour les prévisions9. » Écochard considère l’enquête comme un outil de médiation entre l’urbaniste, les experts et décideurs locaux. En effet, grâce aux dessins, aux photographies et au texte, l’étude de Casablanca définit une base conceptuelle commune, une lingua franca, qui permet aux différents acteurs de se comprendre afin de discuter des problèmes urbains et des projets futurs dans un même langage : « Le résultat de cette enquête sera utilisé pour améliorer les efforts des ingénieurs, architectes, constructeurs10... »
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Michel Écochard, op. cit. p. 28. Id., note explicative inédite de la grille GAMMA, p. 2.
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Ci-contre : Service de l’urbanisme, collage d’images de diverses structures résidentielles légères et temporaires au Maroc, 1954. Photothèque, École Nationale d’Architecture de Rabat Page 98 : Service de l’urbanisme, collage des divers types d’infrastructures et les transformations qu’elles opèrent dans le territoire marocain, 1954. Photo thèque, École Nationale d’Architecture de Rabat
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Service de l’urbanisme, zone d’exode rural et leur évolution entre 1936 et 1952, v. 1952 (en haut); analyse de la croissance rapide des populations urbaines du Maroc entre 1936 et 1952, en raison de l’exode rural, v. 1952 (centre); inventaire des différentes origines ethniques des migrants ruraux dans les diverses régions urbaines du Maroc, v. 1950 (en bas). Photothèque, École Nationale d’Architecture de Rabat
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Service de l’urbanisme, la croissance de la population urbaine au Maroc entre 1917 et 1947, Bulletin économique et social du Maroc (en haut); répartition des plus importantes activités économiques au M aroc (centre); répartition des usines le long de l’axe Casablanca-Rabat-Port Lyautey, (en bas), v. 1950. Photothèque, École Nationale d’Architecture de Rabat
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Service de l’urbanisme, densité de population dans les différents quartiers de Casablanca (en haut); répartition des espaces verts et des carrières dans la région de Casablanca (centre); population des bidonvilles à la périphérie de Casablanca en 1949 (en bas), v. 1950. Photothèque, École Nationale d’Architecture de Rabat
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