EN imparfaite santE
La médicalisation de l’architecture
EN imparfaite santé Centre Canadien D’Architecture Lars Müller Publishers
La médicalisation de l’architecture Contamination des sols, sécurité alimentaire, allergie au pollen, smog, asthme, cancer, obésité, épidémies et vieillissement : les sujets de préoccupation ne manquent pas. Percevant notre environnement comme une source possible de maladies, nous sommes devenus obsédés par notre état de santé. Les disciplines du design traitent de ces peurs et de ces inquiétudes en intégrant les paradigmes médicaux à leurs projets et en en faisant parfois leurs principes mêmes de conception d’environnements thérapeutiques. En imparfaite santé explore les liens historiques entre ces disciplines, la santé et l’environnement. Mettant en lumière les incertitudes et les contradictions associées à la notion de santé telles qu’elles sont actualisées dans la médecine occidentale, cet ouvrage insiste sur la nécessité d’une méthodologie autre par laquelle l’urbanisme, l’architecture et le paysagisme, au lieu de viser à guérir, pourraient s’attacher à prendre soin des « habitants » et de leur environnement.
Sous la direction de Giovanna Borasi Mirko Zardini
Centre Canadien D’Architecture Lars Müller Publishers
1 Karl Friedrich Schinkel Pégase au-dessus de la ville 1837 Aquarelle, rehauts de blanc, 37,4 × 35,9 cm Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin, Allemagne, SM 54.12
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Architecture : une théorie de la pollution David Gissen
L’architecture moderne est souvent représentée comme empêtrée dans la pollution urbaine 1. Qu’il s’agisse d’un dessin britannique datant du xixe siècle et montrant une ville disparaissant derrière les fumées industrielles, ou d’une photographie du XXe siècle de bâtiments couverts de poussière urbaine, la pollution imprègne les bâtiments, les dessins, les textes et les photographies qui figurent l’architecture des deux derniers siècles. En fait, on peut soutenir que l’exposition aux formes urbaines de pollution ( fumée, poussière, eaux usées, gaz d’échappement, ou tout autre type d’émissions industrielles et urbaines ) est l’un des composants clés qui confère modernité à l’architecture moderne. Si les historiens expliquent qu’une certaine sensibilité et l’éveil aux concepts d’espace, de structure, de forme, de technologie et de médias définissent la modernité en architecture, on peut également avancer que cette qualité insaisissable est aussi déterminée par des considérations relatives à la pollution 2. La réflexion sur la pollution est si intrinsèque à la modernité, qu’on peut dire qu’elle naquit en même temps que la pensée architecturale moderne elle-même. L’une des toutes premières fois où l’on prit en considération la pollution fut dans les Midlands, en Angleterre, dans la première région au monde touchée par l’industrialisation. Là, les architectes commencèrent à étudier la relation entre leur discipline et cette nouvelle réalité. Tous ceux qui se rendirent alors dans la région, comme l’architecte allemand Karl Friedrich Schinkel ou les Britanniques A.W.N. Pugin et John Ruskin émirent des commentaires sur la sublimité et la brutalité inhérente de la fumée, de la suie et de la poussière dans la ville industrielle 3. Tous comprirent que le nouvel environnement ainsi créé contrasterait inévitablement avec les structures et les paysages de la ville préindustrielle. Dans leurs dessins, la ville est recouverte d’un manteau de fumée sous lequel elle semble disparaître. Les observations des architectes britanniques au sujet des Midlands donnèrent naissance à une architecture moderne en ce qui a trait aux matériaux utilisés, mais dont la grammaire restait celle de l’époque préindustrielle. Par la suite, l’examen des villes industrielles, surtout européennes et américaines du XXe siècle, inspira des relations plus pragmatiques entre l’architecture et la pollution, jusqu’à aboutir à une vision où l’architecture devenait un refuge contre la pollution 4. Les tendances prémodernes de l’architecture, ainsi que la notion d’architecture comme refuge contre la pollution persistent dans l’idéologie du mouvement environnementaliste contemporain et sa grammaire de protection et de préservation de la nature. Bien que l’on puisse reconnaître une relation historique essentielle entre l’avènement de l’architecture moderne et la notion de pollution, aucune théorie architecturale de la pollution n’a encore été entièrement échafaudée, à la 117
Kirill Kuletski Speleotherapy: Breathing In Mine de sel de Solotvyno, Ukraine, 2009
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En 1843, Feliks Bochkowsky, un médecin polonais soignant des mineurs, fut le premier à proposer la spéléothérapie comme traitement alternatif de l’asthme et d’autres troubles des voies respiratoires déclenchés par des allergènes aériens et des substances irritantes dans les environnements urbains surpeuplés. Il avait remarqué que ceux qui travaillaient dans les mines de sel souffraient rarement du cancer des poumons, probablement grâce aux effets médicinaux de la poussière de sel qui en saturait l’air. Aujourd’hui, on estime à 235 millions le nombre de personnes souffrant d’asthme dans le monde, et les mines de sel d’Ukraine, d’Autriche, de Russie,
de Roumanie, d’Allemagne, de Hongrie, d’Azerbaïdjan ou du Kirghizstan sont très prisées pour leurs vertus thérapeutiques. Cas unique, la clinique Solotvyno en Ukraine, photographiée par Kirill Kuletski, possède des tunnels situés à 300 m sous terre, dont la température se maintient en permanence à 22 °C. Chaque année, 3 000 à 5 000 patients y suivent un traitement d’une durée moyenne de 24 jours, descendant dans les puits de la mine par un ascenseur pour des séances d’après-midi ou de nuit.
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Alison et Peter Smithson House of the Future Exposition Daily Mail Ideal Homes, Londres, Angleterre, 1956 Esquisse de tubes verticaux et horizontaux contenant de l’air non respiré et vue de la porte d’entrée avec grille au plancher servant à recueillir la saleté des chaussures, 1955-1956 Épreuves argentiques à la gélatine, 29,6 × 21,1 cm; 20,3 × 15,5 cm Frances Loeb Library, Harvard University Graduate School of Design
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L’environnement contrôlé de la House of the Future constitue un espace intérieur parfaitement hygiénique, comme si l’objectif était de couper du monde extérieur ses occupants en les plaçant en quarantaine. On y pénètre par une porte d’entrée à commande électronique, où une bourrasque d’air chaud provenant de la grille du plancher débarrasse les chaussures de toute saleté qui y serait logée. Les surfaces intérieures continues, en plastique, facilitent le nettoyage, tandis qu’un collecteur de poussière électrostatique portable capte le restant de poussière. Les lieux jouissent d’un système de climatisation garantissant un air entièrement pur, sans odeur et sans poussière. Chaque occupant y a été automatiquement douché et séché mécaniquement avant d’être revêtu d’une tenue en nylon. La nourriture a été emballée hermétiquement dans des contenants en plastique et bombardée de rayons gamma pour en éliminer toutes les bactéries. Mais l’espace le plus singulier de la maison est le patio, décrit par les architectes Peter et Alison Smithson comme « un tube vertical privé contenant de l’air non respiré ». Dans une ville imaginaire peuplée de « maisons du futur », chaque résident possèderait une parcelle de ciel et l’air encore vierge qu’il contient.
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David Garcia Studio Instantly Quarantinable Farm 2010 En haut : Ferme verticale avec cinq niveaux de stalles de traite À droite : Vue des pâturages extérieurs et des stalles de traite
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Le projet Instantly Quarantinable Farm explore les moyens de concilier les mesures d’enrayement des épidémies et les méthodes d’élevage ultraperformantes en milieu densément occupé. Les installations de ce projet, qui comportent 5 étages de stalles de traite et un pâturage, peuvent contenir un maximum de 50 vaches par étage. Une douve désinfectante les ceinture pour empêcher que les éléments pathogènes ne s’y introduisent ou ne s’en échappent. Les liquides déversés durant la journée sont récupérés et stérilisés grâce à des systèmes autoclaves. En cas de déclaration de maladie, chaque étage peut être isolé hermétiquement au moyen de rideaux imperméables; les accès étant reconfigurés et la circulation déviée, la situation est alors contrôlée par l’application des normes de niveau 4 en matière de biosécurité, qui désignent la mise en quarantaine liée à des virus aérogènes hautement infectieux, pour lesquels il n’existe pas de traitement. Rejetant le concept de protection intégrale dans les divers scénarios surréalistes de maîtrise de la propagation qu’il envisage, David Garcia remet en question dans ce projet la viabilité, voire l’absurdité des pratiques actuelles de l’industrie agroalimentaire.
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SANAA
Rabbit Chair, 2946-23, 2005 et Rabbit Chair, 2996-20 conçue pour le New Museum, New York, 2007 Modèles en hêtre et acier et dessins techniques Fabriquées par Maruni, Japon
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L’ergonomie est une discipline dont l’objectif est d’instaurer une relation optimale entre le corps humain et les machines qu’il utilise. Principalement fondée sur la collecte de données et les statistiques de performance, elle définit les normes et conventions devant servir à la conception d’objets. Cependant, l’évolution constante des proportions physiques des différentes populations du monde bouleverse la notion de mensurations universelles. Il devient de plus en plus problématique de penser en termes d’usager « moyen ». La Rabbit Chair, composée d’une coque en contreplaqué soutenue par des pieds en acier inoxydable, fut conçue en 2005 par Sanaa (Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa). Le dossier est fendu en son centre (d’où la forme en oreilles de lapin) pour libérer la colonne vertébrale de tout contact avec une surface dure. Sa conception respecte soigneusement les postures assises habituelles au Japon et les tailles variées des Japonais. En 2007, les architectes ont élaboré une nouvelle version de la même chaise, destinée cette fois à la vente dans d’autres pays : avec ses dimensions plus généreuses, elle s’adapte mieux aux mensurations des nouveaux usagers ciblés.
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Le célèbre designer industriel américain, Henry Dreyfuss, a grandement contribué au développement de l’ergonomie et de l’anthropométrie, se concentrant particulièrement sur les habitudes, les mensurations et la psychologie des utilisateurs potentiels d’objets. La première édition de son ouvrage intitulé The Measure of Man and Woman: Human Factors parut en 1959. Parmi les 200 dessins anthropométriques qu’il y présente, on peut voir ses célèbres prototypes humains « Joe et Josephine », qu’il décrit comme étant « [l]a représentation graphique d’un homme et d’une femme dont le regard froid est rivé sur le monde, au centre d’un bourdonnement d’illustrations et de mensurations flottant autour d’eux comme des mouches. Ils représentent les millions Collection CCA, TA166.D5 1974 de consommateurs auxquels nous pensons en concevant nos produits et dictent chacun Modèles humains et des traits que nous dessinons. Il était nécessaire de déterminer les dimensions leurs dimensions, planche extrêmes, d’envisager les variations chez l’homme et la femme, du plus petit au plus tirée de Henry Dreyfuss, grand. Après tout, les individus sont de tailles très variées, et non de tailles The Measure of Man: Human standards. Notre mission consiste à rendre Joe et Josephine compatibles avec leur Factors in Design, New York, environnement ». Whitney Library of Design, Mensurations du corps humain, planche tirée de Henry Dreyfuss Associates et Niels Diffrient, Alvin R. Tilley et Joan C. Bardagjy, Humanscale 1/2 /3: A Portfolio of Information, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 1974, diagramme 1a.
1960. Collection CCA, NK44.D778 M4 1960
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En haut, à gauche et à droite et pages 324-325 : Stephen Smith Sun City, Arizona 1981-1982 Épreuves couleur chromogène, 40,6 × 50,8 cm Collection CCA, PH1983:0006, PH1983:0007, PH1983:0009
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En haut, à gauche et à droite : Alfred Stieglitz Equivalent 1930 ; 1925 Épreuves argentiques à la gélatine, 9,3 × 11,8 cm; 9,3 × 11,9 cm George Eastman House, International Museum of Photography and Film, 1974:0052:0003, 1974:0052:0089
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Publication Sous la direction de Giovanna Borasi Mirko Zardini Assistance éditoriale et coordination Daria Der Kaloustian Recherche Alessandro Martinelli (i2A), Vico Morcote, Switzerland Mariana Siracusa Mauricio Quieros Pacheco Révision Nargisse Rafik Traduction Marie-Josée Arcand Albert Beaudry Frédéric Dupuy Correction d’épreuves Isabelle Canarelli Design Integral Lars Müller / Lars Müller, Nadine Unterharrer Composition typographique Esther Butterworth Droits d’auteur et reproductions Marc Pitre
Cette publication est préparée en partie grâce à l’appui financier d’Hydro-Québec et de la Graham Foundation for Advanced Studies in the Fine Arts. Le CCA tient à remercier de leur appui continu le ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, le Conseil des Arts du Canada, le Conseil des arts de Montréal et le ministère du Patrimoine canadien. La phase de recherche du projet a été développée en collaboration avec i2a : Institut International d’Architecture à Vico Morcote, en Suisse. Publié par le Centre Canadien d’Architecture et Lars Müller Publishers à l’occasion de l’exposition En imparfaite santé : la médicalisation de l’architecture présentée au CCA du 25 octobre 2011 au 1er avril 2012. Publié aussi en anglais sous le titre de Imperfect Health : The Medicalization of Architecture. © 2012 Centre Canadien d’Architecture © 2012 Lars Müller Publishers Tous droits réservés, dans les conditions générales internationales de propriété intellectuelle. Aucune partie de ce livre ne pourra être reproduite ou diffusée sous aucune forme ni par aucun moyen électronique, mécanique ou d’autre nature, sans l’autorisation écrite de l’éditeur, ou au Canada, une licence de la Canadian Copyright Licensing Agency. Pour obtenir cette licence, voir www.accesscopyright.ca ou appeler au 800-893-5777.
Lithographie Photolitho AG, Gossau, Suisse
Dépôt légal : février 2012
Impression et reliure Kösel, Altusried-Krugzell, Allemagne Première édition
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Imprimé sur papier sans acide LuxoArt Samt, 150g / m2 978-1-927071-00-7
Centre Canadien d’Architecture 1920 rue Baile Montréal, Québec Canada H3H 2S6 www.cca.qc.ca 978-3-03778-284-2 (Livre relié)
Lars Müller Publishers 8005 Zurich, Suisse www.lars-mueller-publishers.com 978-3-03778-288-0
e-book
Vedette principale au titre : En imparfaite santé : la médicalisation de l’architecture Catalogue d’une exposition tenue au Centre canadien d’architecture, Montréal, Québec, du 25 oct. 2011 au 1er avril 2012. Publ. aussi en anglais sous le titre: Imperfect health. Publ. en collab. avec Lars Müller. Comprend des réf. bibliogr. et un index. ISBN 978-1-927071-00-7 (Centre canadien d’architecture) ISBN 978-3-03778-284-2 (Lars Müller) 1. Architecture – Aspect sanitaire – Expositions. 2. Architecture – Aspect de l’environnement – Expositions. 3. Santé publique – Expositions. 4. Architecture – Innovations – Expositions. I. Borasi, Giovanna, 1971- . II. Zardini, Mirko. III. Campbell, Margaret, 1938 28 juin- . IV. Centre canadien d’architecture.
Imprimé en Allemagne NA2543.H42I4614 2012 720.1’03 C2011-942618-8