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L’architecture

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Mébôn occidental

Mébôn occidental

tuaire central. L’axe est-ouest s’accusait de plus en plus, devenait une enfi lade presque ininterrompue de salles et de vestibules, voie sacrée vers le cœur du monument. Dans les derniers grands ensembles tels que Prah Khan et Ta Prohm, un foisonnement de constructions annexes venait encore compliquer le plan, qui ne gardait plus rien de sa belle simplicité primitive : mus par un véritable sentiment d’« horreur du vide », les Khmers accumulaient les rajouts et ne savaient plus voir grand.

L’ARCHITECTURE

Tandis qu’au Cambodge les descendants directs des bâtisseurs d’Angkor, stupéfi és par la grandeur de l’effort accompli par leurs ancêtres, donnaient aux monuments une origine divine et en attribuaient la construction à Indra et à son fi ls Viçvakarman, l’architecte céleste, il était de bon ton en Occident, à la suite des révélations d’un Mouhot découvrant Angkor Vat en 1860, d’affecter un certain mépris pour cet art étrange dont on appréciait surtout le charme romantique de mines aux prises avec la forêt. Longtemps, les manuels d’histoire de l’art le passaient sous silence, et ceci en cette seconde moitié du XIXe siècle qui s’est révélée comme l’une des périodes les plus pauvres en réalisations architecturales de qualité. Dans les milieux cultivés, on admirait davantage l’effort ornemental et d’incontestables réussites de détail que la valeur des ensembles, et l’art khmer était tenu pour un art mineur, à la remorque de celui de l’Inde ; un grand poète comme Paul Claudel ne voyait dans les tours d’Angkor Vat que « cinq ananas de pierre frangés de fl ammes ». Cette incompréhension venait à la fois d’une connaissance insuffi sante des grands monuments d’Angkor et de l’habitude bien occidentale de rapporter toute chose à ses propres sentiments. L’esprit français pour sa part est épris de raison, de logique et de vérité, soucieux de la technique et de la valeur intrinsèque de chaque forme : il tend d’autre part à instituer une sorte de hiérarchie de l’art. En Orient, au contraire, la perfection importe peu. Le corps architectural est à base d’expression spirituelle, et le temple angkorien, fait de conventions et de symboles, n’est que la traduction d’une idée, d’une force supérieure aux simples préoccupations de l’esthétique. C’est, matérialisé dans la pierre, le panégyrique du dieu-roi sous forme de cantate à trois voix – mage, architecte et sculpteur : c’est une oblation. Si nous nous plaçons au point de vue de l’architecte, fort de l’inexorable épreuve du temps, nous sommes fondé à reconnaître que les Khmers, en bâtissant Angkor Vat, en aménageant la Place Royale d’Angkor Thom et l’admirable perspective de Prah Khan, de son allée de bornes et du lac de Néak Péan, en creusant les deux Baraï et le Srah Srang, ont prouvé qu’ils connaissaient l’art des belles ordonnances et réalisé un ensemble unique dans le monde entier. C’est une suite de « bonheurs » préludant aux conceptions d’un Le Nôtre et des grands urbanistes des temps modernes. Angkor Vat, comparable aux plus vastes compositions des temps passés, répondant à toutes les exigences d’un « parti » de plan mûrement établi, atteint à la perfection classique par la sobriété monumentale de ses éléments dûment équilibrés, et la conscience exacte des proportions ; c’est une œuvre de puissance, d’unité et de goût. Le conformisme de l’art khmer est indéniable : l’Inde est à l’origine, mais son action est plus fécondante que créatrice. Par elle se sont imposés l’idée directrice et le cadre, des traditions, des contraintes ; mais en faisant siennes toutes ces « recettes », le Khmer y a mêlé sa propre substance et, dans l’exécution, a gardé un rôle capital. Le constructeur des temples hindous n’a pas le respect du schéma architectural et se laissant emporter par la fi èvre plastique, empâte sa composition, déconcerte par l’outrance du décor. Le sculpteur khmer, au contraire, garde le sentiment de la mesure, et, travaillant toujours en taille directe sur des pans de murs préalablement bâtis, se soumet à la discipline imposée par l’architecture, accuse l’idée maîtresse et souligne les formes par le réseau de ses moulures et de l’ornementation au lieu de nuire à leur pureté ; il ne donne libre cours à sa fantaisie et à sa verve que dans le détail, souvent infi me. Par l’Inde sont venus aussi quelques thèmes de la Grèce et de Rome, d’Égypte et d’Assyrie, des réminiscences d’art arabe ou français du Moyen Âge ; ailleurs, ce sont des inspirations venues de Chine, et, par une sorte de prescience, jusqu’à certains éléments que l’on retrouve dans les styles Renaissance, baroque ou rococo. Malgré les infl uences subies, l’art khmer n’en garde pas moins, nous l’avons dit, une forte personnalité ; elle apparaît jusqu’en ses insuffi sances, ses pauvretés ou ses défauts, ou ce que nous jugeons comme tels en notre mentalité d’Occidentaux. S’il serait injuste de lui tenir grief d’un manque de spaciosité intérieure qui nous choque mais reste inhérent à la nature même des bâtiments, nous ne pouvons nous empêcher d’être rebutés par l’absence de vérité d’édifi ces qui, répondant à de pures spéculations de l’esprit, dépassent rarement le stade de l’apparence et de l’impression ressentie. Le plus souvent, l’extérieur ne donne qu’une idée imparfaite, sinon mensongère, de la structure interne : étages fi ctifs – proportions truquées – notion de la nécessité de l’arc, mais appareillé comme un mur et défi ant les lois

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de la pesanteur – envolées d’ogives barrées par des plafonds de bois à hauteur de corniche – débauche d’escaliers trop raides qu’il faut gravir à quatre pattes, les pieds posés de biais – discordances entre le plan et la façade – simili voûtes, fausses portes et baies murées – assemblages et coupes de pierres relevant de la technique du charpentier… Ce manque de sincérité dans les moyens d’expression, l’Asiatique ne s’y arrête pas, n’en souffre pas ; nous aurions mauvaise grâce à nous montrer plus exigeants que lui et à troubler par ces misères notre juste appréciation de l’ensemble.

Les éléments constitutifs

Toute l’architecture khmère repose sur les notions d’axe et de symétrie, impliquant nécessairement la répétition des éléments.

Le prasat L’élément fondamental est la tour-sanctuaire ou « prasat », abritant l’idole en sa cella de plan carré. Dûment orientée, elle communique avec l’extérieur parfois par deux ou quatre portes, plus souvent par une seule baie ouvrant à l’est, les autres faces étant murées de fausses portes. Le plan peut devenir cruciforme par l’adjonction d’avant-corps formant vestibules, qui apparaissent vers la fi n du Xe siècle. Des perrons d’axe, généralement précédés d’une marche décorative dite « en accolade », accèdent au prasat, édifi é sur un socle pouvant reposer lui-même sur un terrasson. L’étage principal, couronné d’une corniche, a ses piles d’angle à simple ou double redent sculptées ou non de divinités dans des niches. Chaque porte est cantonnée de colonnettes portant linteau, bordées elles-mêmes de pilastres surmontés d’un fronton. Au-dessus, des étages fi ctifs, presque toujours au nombre de quatre, reprennent le principe de réduction proportionnelle des temples à gradins, avec répétition des mêmes éléments qu’à la base, tandis qu’à l’intérieur les assises de pierre disposées en encorbellement constituent une sorte de cheminée à ressauts, que cachait d’ailleurs un velum ou plafond de bois. Un motif de couronnement à pétales de lotus ferme le tout, d’où saillissait une hampe de métal (trident ?). À chacun des ressauts d’étage, la silhouette extérieure s’anime d’antéfi xes qui sont souvent aux angles des maquettes de prasat ; ainsi la tour-sanctuaire trouve-t-elle en elle-même son propre décor, affi rmant son caractère de temple en réduction. Les tours à quatre visages de l’époque du Bayon (fi n du XIIIe siècle) sont une simple variante du prasat.

Les galeries Les galeries pourtournantes réunissant les prasats constituent les enceintes successives, que l’on a coutume de numéroter en partant du centre du monument. Simples, elles sont bordées de deux murs dont l’un peut être plein, et éclairées par des baies libres ou garnies de balustres tournés, toujours en nombre impair. Au-dessus de la corniche, elles sont couvertes en forme de voûte à section ogivale plus ou moins surbaissée, masquée intérieurement par un plafond de bois. L’extrados, crêté d’une ligne d’épis ou de petites niches décoratives, imite fréquemment les bombements parallèles de la toiture en tuiles à canaux, terminés par un rang de pétales de lotus. Formant cloître, les galeries peuvent aussi s’ouvrir plus largement sur une face en remplaçant le mur par un alignement de piliers ; ce dispositif, qui n’apparaît guère qu’au début du XIIe siècle, s’adjoint bientôt une seconde rangée de piliers formant bas-côté, couvert en demi-voûte, avec poutre (étrésillon) joignant les points d’appui. Dans les galeries axiales, tout mur disparaît, et le passage central est à double bas-côté.

Les enceintes et gopura Lorsqu’elles ne sont pas limitées par des galeries, les différentes enceintes sont marquées par de simples murs à chaperon. Dans tous les cas, il existe sur chaque axe un pavillon d’entrée ou « gopura » dont le corps central, de plan généralement cruciforme, s’accompagne fréquemment de vestibules, de porches, d’ailes latérales et d’entrées secondaires, prenant dans certains cas un développement considérable, surtout sur la face réservée au passage principal. Extérieurement, ces gopuras se silhouettent sous forme d’une ou de trois tours comparables à celles des sanctuaires, ou d’une croisée de nefs à quatre pignons traités en frontons.

Bâtiments annexes Quelques temples présentent, reliés au sanctuaire central par un vestibule de jonction, une salle longue voûtée avec avant-corps à l’est, les parois latérales étant elles-mêmes percées d’une porte encadrée par des fenêtres ; ce dispositif se retrouve dans les monuments de l’Inde. Dans la partie orientale de la première enceinte, de part et d’autre de l’axe principal, deux bâtiments de même nature, ouvrant seulement à l’ouest à l’inverse des sanctuaires et faiblement éclairés par des fenêtres gisantes, reçoivent le nom de « bibliothèques ». Bien qu’une inscription, trouvée au Prasat Khna, semble justifi er cette appellation, ces bâtiments, dont l’implantation est certainement rituelle, doivent plutôt, à notre avis, représenter des sortes de sacristies où se trouvaient enfermés, outre les livres sacrés, les divers objets du culte. Lorsqu’il n’existe qu’une de ces bibliothèques, elle se trouve du côté sud. Bien que le plan intérieur soit simplement rectangulaire, l’extérieur donne l’impression d’une nef à double bascôté, une fausse demi-voûte recouvrant la majeure partie de l’épaisseur des murs, surmontée d’un étage d’attique fi ctif. Le berceau de la voûte se termine par des frontons. À l’intérieur de la dernière enceinte des temples importants de la fi n du XIIe siècle, du côté de l’est – on en voit un au nord de l’axe principal à Prah Khan et à Ta Prohm –, des bâtiments, plus larges que de coutume grâce à un système audacieux de voûtes à double courbure, servaient de « gîtes d’étape avec du feu ». Longtemps appelés « dharmaçâlâ », ils sont mentionnés par Tcheou Ta-Kouan : « sur les grandes routes, il y a des lieux de repos analogues

Fig. 3. Type de prasat khmer.

Fig. 4. Voûte et galerie voûtée.

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